Le conflit israélo-palestinien, qu’on disait oublié, mis de côté, ayant perdu sa centralité, vient de ressurgir au plus fort de l’actualité. Plus de 35 morts à Gaza, plusieurs centaines de blessés palestiniens sur l’Esplanade des Mosquées depuis plusieurs jours, 5 morts en Israël, un bilan déjà lourd en ce 12 mai au matin, qui pourrait encore s’aggraver.
Tout a commencé par des manifestations d’extrémistes israéliens criant « mort aux arabes » fin avril dans Jérusalem-Est dont les médias ont peu parlé. Ensuite, c’est dans le cadre de manifestations de soutien à des familles palestiniennes qui devaient être expulsées de leurs maisons à Jérusalem-Est au profit de colons juifs que les choses se sont aggravées. Mais il ne s’agit plus d’une querelle foncière, c’est le sort des Palestiniens qui est en jeu. Ces derniers estiment que les Israéliens veulent les expulser de Jérusalem-Est pour en faire une ville uniquement juive. Côté israélien, on estime qu’il s’agit d’un simple différend foncier qui peut être réglé par la justice. Sauf que la loi n’est pas la même pour tous. Des juifs qui peuvent établir qu’ils avaient des titres antérieurs à 1948 peuvent demander la restitution de leurs biens, ce qui est interdit aux Palestiniens.
Après les heurts sur l’Esplanade des Mosquées, le Hamas a posé un ultimatum à Israël en exigeant le retrait des forces israéliennes de l’Esplanade. Sans réaction d’Israël, le Hamas a déclenché des tirs de roquettes à partir de Gaza sur Jérusalem puis sur Tel-Aviv les 10 et 11 mai, faisant 5 morts côté israélien.
La réaction de la « communauté internationale » à ces évènements a été fort timide. Si le même type de violence intervenait dans d’autres lieux, la réaction, notamment des pays occidentaux, serait évidemment beaucoup plus déterminée.
Quelles leçons tirer de ces évènements dramatiques ? La paix signée par Israël avec certains pays arabes ne résout rien. Pourquoi ? Parce que ces accords n’ont pas réglé la question palestinienne. Israël peut faire la paix avec les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc, le Soudan, la question palestinienne n’a pas pour autant disparu de l’agenda. Tous ceux qui disaient qu’elle n’était plus un problème se sont trompés. D’ailleurs, on ne peut faire la paix qu’avec un pays avec lequel on est en conflit. Or Israël n’était pas en conflit avec Abu Dhabi ou Rabat, mais bien avec les Palestiniens.
La question palestinienne, que beaucoup, notamment les soutiens les plus inconditionnels d’Israël, présentaient comme réglée, ne l’est en rien. Si d’autres drames occupent bien entendu l’actualité, elle reste centrale. Récemment encore, Human Rights Watch, la grande ONG américaine de défense des droits de l’homme, plutôt proche du département d’État américain structurellement et idéologiquement et qu’on peut difficilement soupçonner d’islamogauchisme, évoquait une situation d’apartheid pour qualifier la situation des Palestiniens. Ce qui se passe n’est tout simplement pas défendable : il y a un peuple occupé par un autre et ce n’est pas possible que cela perdure au XXIe siècle. La seconde moitié du XXe siècle avait été marquée par la mise en œuvre du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en Afrique, en Asie. Dans ce cadre, la question palestinienne reste aujourd’hui une exception qui n’est ni acceptable ni durable.
Sur le plan politique, Netanyahou est contesté : après 4 élections, il n’arrive toujours pas à former un gouvernement. Le fait d’attiser les tensions peut être un moyen pour lui de protéger son pouvoir. Il est d’ailleurs en large partie responsable de la montée en puissance de l’extrême droite israélienne et de son entrée à la Knesset, du fait des accords électoraux qui lui ont permis de se maintenir au pouvoir. De ce fait, l’extrême droite se sent le vent en poupe et hésite de moins en moins à faire valoir son idéologie.
Côté palestinien, la situation politique n’est pas meilleure : Mahmoud Abas est au pouvoir depuis 2005, il repousse à nouveau les élections. Il coopère avec les Israéliens en en profitant personnellement et familialement, tout en protestant de temps en temps, pour la forme. Il n’est plus légitime aux yeux des Palestiniens. Ceux-ci n’ont pas non plus envie d’être représentés par le Hamas. Il y a donc une crise de représentativité côté palestinien. Mais ce n’est pas pour cette raison que les droits des Palestiniens doivent être niés. En tous les cas, ce ne doit pas être le radicalisme ou la corruption de leurs dirigeants qui doivent les priver du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Beaucoup disent que les médias français ne parlent pas suffisamment de la situation, et que si de tels évènements avaient lieu à Hong Kong ou à Moscou, ils seraient beaucoup plus offensifs à condamner ceux qui commettent les violences. Il est vrai que les médias français sont un peu plus timides lorsqu’il s’agit de parler du conflit israélo-palestinien que d’autres cas de répression, certainement parce que l’accusation d’antisémitisme tombe dès qu’une critique est émise à l’égard du gouvernement israélien. Les réactions, les manifestations qui interviennent parfois suite à l’évocation de ce sujet – comme ce fut le cas pour France Télévisions – ont également tendance à restreindre le temps médiatique consacré au conflit.
Les cris « mort aux arabes » qui ont retentis à Jérusalem n’ont pas suscité l’indignation qu’ils méritaient. Si des manifestants arabes avaient crié « mort aux juifs », les réactions auraient été d’une toute autre ampleur.
Le silence, la « timidité », ou le deux poids deux mesures des médias centraux sur ce sujet ne peuvent que nourrir le complotisme que par ailleurs ils dénoncent. Mais ce n’est pas en restant muet ou timide sur ce sujet, parce qu’il divise les audiences, que l’on va faire disparaitre ce sujet de l’actualité. C’est une façon de nourrir le complotisme que de ne pas traiter ce sujet de façon saine et sereine.
On notera également que la diplomatie française, qui a été traditionnellement en pointe sur la défense du droit des Palestiniens à disposer d’eux-mêmes, ne l’est plus vraiment, et qu’elle se situe dans une moyenne commune, très discrète et très timide en réalité.
Quand certains dénoncent un « islamo-clientélisme » pour qualifier le soutien de certains responsables ou intellectuels français à la cause palestinienne alors qu’elle n’est qu’un soutien au droit international et aux droits humains. Quant aux élus français qui, sans dire un mot sur les Palestiniens, proclament leur solidarité sans faille avec les Israéliens, qui peut croire qu’ils le font à partir d’une analyse juridique ou géopolitique ?
Bien sûr Israël est une démocratie, mais c’est une démocratie où l’extrême droite, comme dans d’autres pays, gagne de plus en plus de terrain. Cela est d’autant plus inquiétant que cette extrême droite est très violente. Israël est surtout une démocratie qui occupe un autre peuple, et ce n’est pas normal au XXIe siècle.
Il faut rendre hommage aux Israéliens courageux, qui luttent pour la paix et contre l’occupation et qui sont soumis en Israël à la répression et dont on ne parle pas suffisamment dans les pays occidentaux et notamment en France. Ceux qui se disent amis d’Israël devraient penser à rendre hommage à ces pacifistes israéliens.
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l’IRIS, répond à nos questions à l’occasion de la parution de son nouvel ouvrage « Fake News : manip, infox, et infodémie en 2021 » :
– Dans votre ouvrage, vous mentionnez le phénomène d’infodémie. Que signifie ce terme ? À quel moment a-t-on basculé dans cette infodémie ?
– Que révèlent les fake news sur l’état de la communication et de l’information en 2021 ? Comment peut-on expliquer une expansion aussi rapide ces dernières années ?
– En 2020 et 2021, le monde a été rythmé par le Covid-19. En quoi l’infodémie de cette pandémie mondiale a-t-elle impacté les relations internationales ?
Ce mardi 20 avril 2021, le président tchadien Idriss Déby, au pouvoir depuis 30 ans, est décédé suite à des blessures reçues au combat. Cet événement a surpris le monde entier, générant de nombreux questionnements quant à l’avenir politique et sécuritaire du Tchad, ainsi que la stratégie française dans la région. Le point avec Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS, en charge du Programme Afrique/s.
Après 30 ans au pouvoir et une récente réélection, le président tchadien Idriss Déby est décédé le mardi 20 avril 2021 suite à des blessures reçues au combat. Que retiendra-t-on de ce président ?
Idriss Déby Itno venait d’être réélu pour un sixième mandat avec près de 80% des voix. Assez paradoxalement, ce 20 avril, alors qu’il s’agissait sinon de commenter du moins d’observer sans étonnement les bons chiffres égrenés par la CENI, en quelques heures, il s’est agi de tenter de comprendre dans quelles circonstances le président Déby est décédé et quels sont les impacts de son décès tant pour le Tchad que pour le Sahel et l’Afrique centrale. S’il est difficile de dresser un bilan des trente années au pouvoir d’Idriss Déby sur les plans économique et social, et ce en dépit du développement de la manne pétrolière qui a plus sûrement servi à l’achat d’armes qu’à développer son pays (IDH : 187e pays sur 188), le défunt président a à son crédit le fait d’avoir mis en place une armée solide, crédible et bien formée dans un environnement largement hostile, rappelant qu’Idriss Déby était avant tout un chef de guerre. En mars 2020, suite au décès de quelque 90 de ses soldats il lançait l’opération Colère de Bohama, dont il avait pris la tête et qui aurait tué 1000 djihadistes de la mouvance terroriste Boko Haram. Le maréchal Idriss Déby Itno (MIDI) avait pu capitaliser sur ces forces de défense et de sécurité (FDS estimées entre 40 000 et 65 000) et en tirer des dividendes politiques évidents notamment vis-à-vis de ses partenaires étrangers au premier rang desquels la France. Le pragmatisme avait cédé à la cécité, sinon à la complicité, quant à l’organisation d’un processus de démocratisation de façade, Déby s’étant présenté, après avoir neutralisé ses principaux opposants, le 11 avril pour un 6e mandat.
Idriss Déby a été un allié de la France – au demeurant largement soutenu lorsque son pouvoir a été mis en difficulté par des factions rebelles (bombardement d’une colonne en 2019) – laissant ressurgir des manières de faire digne de la Françafrique. Si le Tchad était un allié pilier du G5 Sahel, il était un allié toutefois quelque peu gênant, peu sourcilleux des droits de l’Homme, ce qui peut-être avait décidé le président de la République, Emmanuel Macron, invoquant la situation sanitaire de ne participer qu’en visioconférence au dernier Sommet du G5 Sahel organisé à N’Djaména afin de ne pas figurer sur la photo de famille. C’est toutefois non sans stupéfaction qu’il salue dans un communiqué la perte d’« un ami courageux », un ami n’ayant pas hésité à commettre des exactions, à enfermer ses opposants, etc., et qu’il se rendra à ses funérailles, vendredi 23 avril, dans un contexte national instable sujet à des suspicions de coup d’État. En effet, un conseil militaire de transition, présidé par Mahamat Idriss Déby, fils du président défunt, a été mis en place, en contravention de la Loi fondamentale qui en pareille circonstance prévoit que le président de la République décédé soit remplacé par le président de l’Assemblée nationale et que sous 45 à 90 jours, une élection soit organisée (article 81 de la Constitution). Néanmoins, les dispositions prises pour assurer la succession du clan Déby semblent avoir été savamment millimétrées et l’Assemblée nationale a été dissoute.
Sonné par ces nouvelles et la confusion régnante, le dernier Premier ministre du Tchad (2016-2018) et candidat à la présidentielle 2021, Albert Pahimi Padacké, avec lequel nous avons pu nous entretenir, appelle toutefois à faire front commun contre « la pieuvre islamiste de Boko Haram ». Succès Masra, président du parti des Transformateurs, et qui fut empêché de se présenter à la présidentielle en raison de son âge – 38 ans tandis que le fils de Déby en a tout juste 37… – a présenté ses condoléances. Il a par la même diffusé un message de paix, en disant s’opposer à « une transmission dynastique du pouvoir, craignant le chaos d’une solution militarisée jusqu’au-boutiste » [1]. Sur TV5-Monde, il a tenu un discours sans concession pour sortir du logiciel françafricain qui prévaut dans son pays, au mépris des droits de l’Homme, et ce en vue de respecter la constitution et de l’alternance démocratique, dénonçant un coup d’État[2] . Alors que la rébellion est loin d’avoir été matée, que des opposants politiques, des membres de la société civile ainsi que des généraux contestent âprement le coup d’État imposé par le clan Déby, le président Macron opte pour une solution qui l’enferme dans le piège de la Françafrique dont il souhaite ou émet le souhait de s’extraire.
Face à ce décès inattendu, quelles questions peut-on se poser quant à l’avenir de la situation au Tchad ?
Tout le monde est en train d’absorber le choc de l’annonce du décès d’Idriss. Ce décès prématuré comme évoqué précédemment pose de nombreuses questions. Les FACT (forces pour l’alternance et la concorde au Tchad), bien qu’ayant des bases de repli en Libye ou au Niger, et avec un engagement jamais démenti contre le régime Déby depuis plusieurs décennies, ne compteraient qu’entre 1 500 à 3 000 combattants dans leurs rangs, alors que l’armée d’Idriss Déby dénombrerait, quant à elle entre 40 à 65 000 soldats. Le rapport de force était donc plutôt favorable au maréchal, d’où la question de savoir aujourd’hui : est-il mort au front de manière héroïque ou a-t-il été victime d’un coup d’État ? Une version, qui semble plus renseignée, émerge selon laquelle Déby chef de guerre aurait souhaité négocier avec les rebelles et aurait été tué d’une balle au cours desdites négociations. Le temps seul permettra de savoir ce qu’il s’est effectivement passé.
À ce jour, l’une des grandes inquiétudes qui ouvre un cycle d’instabilité est de savoir s’il n’y a pas un risque d’implosion du pays, dont la cohésion avait été maintenue certes de manière artificielle par l’autoritarisme et la main de fer du défunt président. Les hypothèses d’un délitement et d’exactions intercommunautaires ne sont pas à négliger, dans un contexte de confusion dont les terroristes pourraient à chercher à tirer profit.
Après un tel événement, quid de Barkhane et des relations franco-tchadiennes ?
L’armée d’Idriss Déby était une des armées les plus solides de la région, sur laquelle la France s’appuyait, tout comme elle peut compter sur la Mauritanie. Il avait été décidé lors du Sommet de N’Djamena en février que 1 200 soldats tchadiens soient déployés dans la zone dite des « trois frontières » (Mali, Burkina Faso, Niger), et que le nombre de soldats français sur le terrain, soit le surge (déploiement) de 1 100 militaires supplémentaires décidé lors du sommet de Pau en 2020, soit revu à la baisse, en vue d’une invisibilisation progressive de Barkhane. Si cette question, d’une baisse des effectifs français, avait été remisée lors du Sommet de N’Djamena, en raison de la redistribution stratégique des théâtres d’opération : 1. « décapitation » des groupes djihadistes affiliés à AQMI au Mali par Barkhane et les Famas et 2. sécurisation des trois frontières par le Tchad, après un démantèlement partiel de l’EIGS par Barkhane au cours de l’année 2020.
Le décès du président tchadien semble remettre en cause une énième fois la stratégie française dans la région, démontrant suffisamment l’adoption d’une tactique des petits pas. Ce qui est certain, c’est que ce décès ouvre un cycle d’instabilité sur le plan intérieur, mais également dans la sous-région considérant qu’elle est déjà en très grande difficulté et que les 1200 soldats seront peut-être nécessaires à la sécurisation sur le plan intérieur du Tchad. La France perd un allié sérieux dans l’élaboration de sa stratégie au Sahel, tandis qu’elle est en difficulté dans la mise en place de la Task Force Takuba. Le plan prévisionnel entre européanisation et sahélisation des solutions prend l’eau et c’est Barkhane qui risque une nouvelle fois de trinquer, à un an de la présidentielle française. Le maître des horloges semble décidément contraint par la temporalité des événements.
Plus généralement, même si le Tchad n’est pas un des pays qui accueille une base permanente de l’armée française en Afrique, N’Djamena est un des trois points d’appui permanent de Barkhane au Sahel et la France dispose également de deux emprises militaires à Abéché dans l’Est du Pays et à Faya-Largeau au Nord. D’autant que le Tchad est le pays qui dispose de l’armée la plus capable au sein du G5 Sahel, un allié irremplaçable dans la stratégie française tant dans la période actuelle que dans la stratégie de sortie de crise au Mali qui repose sur la solidité du G5 Sahel. À tout le moins, c’est bien une période d’incertitude qui s’ouvre.
[1] https://www.facebook.com/succes.masra, 20 avril 2021
[2] https://www.youtube.com/watch?v=xvFkLfGShlo , 21 mars 2021
François Cailleteau, qui a fini sa carrière militaire comme chef du contrôle général des armées, est l’un des plus fins analystes des questions militaires en France. Il avait publié en 2011 un livre sur les guerres de contre insurrection « Guerres inutiles ? Contre insurrection, une analyse historique et critique » qui à mes yeux reste aujourd’hui encore une lecture indispensable pour comprendre pourquoi la plupart des interventions militaires occidentales ont été de gigantesques échecs malgré un rapport de force censé être ultra-favorable.
Son nouveau livre est consacré aux guerres qui ont été perdues par ceux-là mêmes qui les avaient déclarées. François Cailleteau souligne qu’on a décapité Louis XVI, peu guerrier et généralement vainqueur, et pas Louis XV qui a pourtant perdu beaucoup de guerres, sans parler de Napoléon qui figure au plus haut du Panthéon national et qui a laissé une France bien rabougrie par rapport à celle que la République lui avait léguée, et causé la mort de nombre de Français.
Il y a plusieurs péchés capitaux. Le premier, de viser à côté de la plaque. Par exemple s’engager en Russie sans avoir réglé la question espagnole pour Napoléon, ou de mettre sur pied une armée de taille incompatible avec les possibilités de la logistique.
Le second est de se lancer dans des actions en décalage avec les réalités ou les moyens dont on dispose. Comme déclarer la guerre à l’Allemagne en 1939 alors que l’armée française n’est pas prête.
Partir d’un cœur léger est le troisième piège. Entrer en guerre sans réflexion et sans véritables buts de guerre clairement identifiés, à l’instar de ce que fit Napoléon III au Mexique dont il paiera le prix, ou lorsqu’il commit une autre erreur catastrophique en déclarant la guerre à la Prusse en 1870.
Quatrième péché, s’entêter dans l’erreur comme le firent les empires russe et austro-hongrois dans la deuxième partie du XIXe siècle, pour être souvent conseillés par des courtisans qui n’étaient que des pousse-au-crime. Pour François Cailleteau, la concentration du pouvoir va conduire à la décision fatale pour les deux empires de se battre pour un sujet futile : le niveau des sanctions appliquées à la petite Serbie, 3 millions d’habitants à l’époque.
Enfin, cinquième faille : la folie des grandeurs, que l’on qualifierait aujourd’hui d’hubris, qui a souvent été la source de décisions catastrophiques. À cet égard, la volonté de Napoléon d’établir un blocus contre l’Angleterre au lieu de s’accommoder de son existence l’a conduit à prendre des décisions qui ont augmenté la popularité de la France dans les pays conquis et qui l’ont lancé dans les guerres catastrophiques espagnole et russe. Il estime qu’il aurait mieux fait d’accepter un condominium franco-britannique. François Cailleteau arrive d’ailleurs à mettre en doute le caractère de stratège génial que la légende a bâti autour de Napoléon. Les décisions allemande d’entrer en guerre contre l’Union soviétique ou japonaise de s’attaquer aux États-Unis, relèvent également de ces erreurs manifestes.
Quels sont les enseignements que François Cailleteau tire des multiples exemples qu’il cite ? La dissuasion nucléaire a modifié la donne, la France se voit garantir la sauvegarde de la patrie face à une agression potentielle. Faut-il intervenir en dehors de ce sanctuaire ? L’auteur n’élimine pas a priori toutes possibles interventions, encore faut-il éviter les décisions prises dans l’urgence sous l’effet de leaders d’opinion, plus habiles à susciter l’émotion qu’à pousser la réflexion et avec une connaissance trop sommaire du milieu dans lequel on intervient. Quel est le but ? Avons-nous les moyens de l’atteindre ? Enfin, comment finirons-nous ? Il est préférable de répondre à ces trois questions avant de lancer une intervention.
On appréciera les multiples exemples historiques fournis par l’auteur, la globalité de sa réflexion et la causticité de son écriture.
Après les déplacements successifs d’Emmanuel Macron à Beyrouth, si le port de la capitale était racheté par les Chinois, dans quelle mesure la diplomatie française serait-elle ébranlée ?
Non seulement la diplomatie française en serait ébranlée mais cela évincerait définitivement les Occidentaux de la région. Si l’on exclut Israël qui reste l’un des derniers arrimages sur lequel Washington et Bruxelles peuvent encore compter, la Syrie est, elle, un quasi-protectorat russo-iranien et la Turquie d’Erdogan a définitivement tourné le dos à l’Union européenne. Or, cette région est, comme l’ensemble du pourtour méditerranéen, vitale pour notre sécurité. Si les Chinois s’en emparent, notre sécurité d’abord économique puis militaire risque de ne plus être respectée. Rappelons que la stratégie des Nouvelles Routes de la soie initiée par Pékin vise à neutraliser les points névralgiques et de passage pour ses seuls intérêts. En cela, le projet chinois est hégémonique et donc dangereux. Le contrôle de Beyrouth lui permettrait d’établir un continuum entre Le Pirée, en Grèce, et l’Égypte notamment qui tend à devenir avec l’Iran les deux pays privilégiés, en termes d’investissements, par la diplomatie chinoise du moment. Beyrouth est par ailleurs la principale porte d’entrée au Proche-Orient. Une majeure partie des importations pour l’ensemble de la région transite par ce port et la Chine y est déjà très présente puisque 40 % des importations pour le seul Liban proviennent précisément de l’Empire du milieu.
Au vu de la prédominance de la Chine à Beyrouth, le Hezbollah, opposé depuis le début à l’intervention française, risque-t-il d’œuvrer contre la France, surtout après le pacte fraîchement signé entre Pékin et Téhéran ?
Absolument et l’achat du port de Beyrouth réactiverait une alliance chiite aujourd’hui en souffrance. Les accords commerciaux signés en mars dernier à Téhéran par Wang Yi, le Ministre chinois des Affaires étrangères, de plus de 400 milliards de dollars dans des domaines aussi variés que les infrastructures ou l’agriculture vont redynamiser cette alliance. Pékin concrétise ainsi sa stratégie de revers avec un risque de sanctuariser à son profit l’ensemble de la région. Le Hezbollah n’a cessé durant ces derniers mois de soutenir la rhétorique viscéralement anti-française d’un Erdogan au sujet des caricatures de Charlie Hebdo. Ce « french bashing » s’étend aujourd’hui au Pakistan là même où la Chine entend renforcer sa présence. Ce que l’on dit moins par ailleurs, c’est que ces accords commerciaux avec l’Iran et ses affidés sont assortis de projets de coopération sur le plan militaire. De toute évidence, les rapports de force dans la région vont changer.
En quoi le port de Beyrouth représente-t-il un espace stratégique dans la région ?
Outre son intérêt sur le plan économique comme nous l’avons dit plus haut, il teste notre capacité à nous Européens de nous projeter encore sur le plan stratégique et à nous, Français, de conserver un lien avec un pays qui fait entièrement partie de notre imaginaire et de notre histoire. Doit-on rappeler ce que cette perte signifierait aussi pour les chrétiens du Liban ? Cela serait un lâchage et la manifestation d’une incohérence. Car si nous condamnons, et à juste titre, les exactions commises par les autorités chinoises contre les musulmans ouïgours, cela signifierait d’une manière paradoxale et terrible que nous sommes incapables d’aider des gens qui nous sont proches et de surcroît pour beaucoup francophones. Il faut organiser un plan Marshall pour ce pays. Autant nous avons été en capacités de repousser à Sines au Portugal les offres chinoises pour la zone portuaire, autant nous devons également être en mesure de le faire dans un périmètre qui engage également notre propre avenir.
Comment analyser la stratégie agressive de la Chine en Méditerranée orientale après l’achat du port de Pirée à Athènes ?
Elle n’est pas qu’orientale puisque la Chine a signé aussi des MOU avec l’Italie et le Portugal pour un certain nombre de projets liés aux Nouvelles Routes de la soie. La Chine comme la Turquie ou la Russie profitent tout simplement de nos vulnérabilités. Elle agit par capillarité dans ses choix, lesquels s’apparentent fort à la « stratégie du Lotus ». Belle parabole qui pour les disciples de Sun Zi désigne la capacité d’un chef de guerre avisé de positionner ses troupes d’élite au cœur même du dispositif adverse, là où l’ennemi est vulnérable par orgueil, et de les faire éclore, tels les pétales de la fleur de lotus, pour le submerger et sanctuariser ainsi les zones convoitées.
La Chine utilise aujourd’hui une diplomatie commerciale au Moyen-Orient. Si elle reste moins influente que l’Europe, se placer ainsi sur les ports n’est-il pas un prépositionnement dans la résolution des problématiques guerrières ?
C’est une logique de comptoirs comme celle qu’adoptèrent les Britanniques. Un port est la manifestation d’une présence et outre sa vocation commerciale, il peut à tout moment être utilisé à des fins militaires. Voyez Djibouti. Demain peut-être Gwadar au Pakistan ou encore les ports de l’Asie du Sud-Est comme ceux du Cambodge ou en Birmanie. Ce que l’on observe en Méditerranée est observable dans le Golfe du Bengale et dans l’Océan Indien. C’est une stratégie de revers qui s’applique d’une manière universelle. L’Indopacifique, contre-projet aux Nouvelles Routes de la soie, devrait couvrir un plus large spectre. Il commence évidemment par la Méditerranée. Et nous devons davantage y penser.
L’actuel premier ministre Saad Hariri est habituellement rangé du côté de Ryad et donc des Occidentaux. Toutefois si les Chinois prenaient le contrôle du port, cela signifierait-il que le pouvoir libanais perd pied au profit de l’arc chiite ?
Il faut relativiser l’analyse très culturaliste que peut avoir à ce sujet un Gilles Kepel. Selon lui, nous nous acheminerions aux Proche et Moyen-Orient à un retour supposé d’une configuration géopolitique bipolaire, avec d’un côté un monde « abrahamique » associé aux États-Unis, et de l’autre un agrégat d’États musulmans non-Arabes jouant la carte chinoise et celle de son partenaire russe. Oui, il existe un apparentement entre la Chine, l’Iran et le Hezbollah. Pour autant, Ryad entretient aussi des relations de très grande proximité avec Pékin. Qu’est-ce à dire ? Que les logiques binaires ne sont plus aussi marquées comme elles le furent jadis et que nous assistons à des découplages à la fois stratégiques et économiques. Bienvenue dans un monde complexe ! C’est le règne du désordre et de l’opaque qui prévaut. Il va nous forcer à devenir plus intelligents.
Propos recueillis par Pierre Coudurier pour Marianne.
N’y a-t-il pas un « en même temps » africain de la part de Macron ?
La Macronie a tendance à penser le « en même temps », en France comme en Afrique. D’ailleurs, dans l’esprit d’Emmanuel Macron, les deux théâtres sont intiment liés de par notre histoire coloniale, nos relations économiques et culturelles et la présence de nombreux binationaux, sur les deux rives de la Méditerranée. Dès son arrivée au pouvoir, le chef de l’État a repensé sa politique africaine en s’adressant aux Français d’origine africaine. Il a créé en août 2017 un Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA) d’une dizaine de personnes, pour la plupart binationales et issues de la société civile, pour dépolitiser la relation avec le continent. Ces personnalités ont été invitées à être disruptives dans leurs propositions, chacune dans son domaine de prédilection (diasporas, santé, éducation, sport, médias, banques, urbanisme…). Ce « mini think tank » à usage présidentiel devait permettre de court-circuiter des administrations enkystées dans des relations traditionnelles avec le continent. L’obsession du Président auprès de ses collaborateurs se résume à changer l’image de la France en Afrique et le regard des Français « de souche » sur l’Afrique et les Africains. Mais on ne balaye pas cinquante ans de politique africaine d’un revers de main ou d’un coup d’ardoise magique.
En France, les personnalités cooptées par le Président pour écrire un nouveau récit national avec l’Afrique sont souvent hors d’atteinte de « ceux qui n’ont pas les codes » que possèdent, eux, les activistes qui impulsent les ressentiments envers la France dans les capitales de l’ex pré carré. En Afrique, les tentatives de renouveau sont reléguées au second plan par les opérations militaires en cours. Cela brouille les avancées faites sur le plan mémoriel, la restitution du patrimoine africain, les voyages culturels et économiques au Nigeria, en Éthiopie ou au Kenya. On peut difficilement incarner la rupture si l’on reste coincé dans cette logique et soumis au poids du lobby militaro-industriel d’autant que cela implique des alliances avec des régimes pas toujours démocratiques. C’est le cas du Tchad d’Idriss Deby qui a monnayé cher son soutien à la lutte contre le terrorisme au Sahel. En échange, il a bénéficié d’une protection française contre ses propres rébellions. L’Élysée n’a pas non plus réussi à couper le lien monétaire avec les pays de la zone Franc incarné par le Franc CFA. Ses homologues africains ne veulent pas tenter l’aventure de la souveraineté monétaire et préfèrent le confort de la parité avec l’euro, même si la France s’est retirée des instances de gouvernance de la monnaie ouest-africaine.
Y a-t-il une bataille entre l’Agence française de développement (AFD) et le Quai d’Orsay ?
C’est une vieille bataille entre développeurs et diplomates qui n’a fait que s’amplifier après la réforme de la coopération sous Édouard Balladur puis la suppression du ministère de la Coopération et de son siège, rue Monsieur, vendu… à la Chine. L’AFD s’est progressivement émancipée de ses tutelles, même si elle reste sous la coupe du Quai d’Orsay et de Bercy. Elle a aussi gagné une forme d’indépendance financière vis-à-vis des pouvoirs publics. La plupart de ses aides sont des crédits bonifiés accordés aux États qu’elle réussit à mettre en œuvre grâce aux subventions publiques et surtout sa capacité à lever des fonds auprès de l’Union européenne et des marchés. L’AFD est aujourd’hui une banque publique pour les États, une banque privée pour les entreprises, une agence de conseil et de réflexion pour l’Élysée, un cabinet de conseil pour les entrepreneurs avec l’absorption d’Expertise France. Elle gagne généralement les arbitrages financiers au détriment du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères qui a conservé une direction de la mondialisation, reliquat de l’ancienne Coopération. Mais ses agents sont souvent moins bien rémunérés qu’à l’AFD et surtout les diplomates français, sur le terrain, n’ont plus les moyens de leur politique, hormis quelques bourses et décorations à accorder dans leur pays de représentation.
Nos débats internes sur les caricatures, le voile et le séparatisme ont-ils un impact en Afrique ?
C’est une évidence. Dans une Afrique mondialisée et encore très connectée à la France et à ses médias, du moins dans les pays francophones, les attentats du professeur Samuel Paty et des fidèles de la basilique Notre-Dame de l’Assomption à Nice ont eu un écho important. Les États au sud de la Méditerranée ont condamné ces attentats. Les modernistes et les libéraux, horrifiés par ces crimes, ont apprécié le discours de fermeté, quelques jours plus tôt, du président Macron aux Muraux. Mais d’autres, traversés par une opinion conservatrice et religieuse, n’ont pas apprécié la prise de parole du chef de l’État français, qui a dit ne pas vouloir renoncer aux caricatures. Ses propos, surrelayés sur les réseaux sociaux, sont perçus comme une insulte au prophète au moment où certains dessins étaient republiés et des débats étaient ouverts à l’école sur le sujet.
Pour apaiser les esprits, le président français a donné une longue interview à la chaîne qatarie Al-Jazeera. Il a dit comprendre que les caricatures puissent « choquer ». Dans la foulée, il a aussi mobilisé la presse anglo-saxonne pour « lever les malentendus » sur le modèle français de laïcité. Le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a été chargé de poursuivre dans les pays d’Afrique du Nord le travail d’explication sur la liberté d’expression « à la française ».
Au Maroc, un communiqué des Affaires étrangères avait affirmé que « la liberté d’expression ne saurait, sous aucun motif, justifier la provocation insultante et l’offense religieuse de la religion musulmane ». En Algérie, c’est le haut conseil islamique qui avait fustigé « une campagne virulente » en France contre l’islam, tandis qu’en Libye des dizaines de personnes ont brûlé, à Tripoli, une effigie d’Emmanuel Macron et un drapeau français. L’Afrique subsaharienne, en particulier au Sénégal et au Mali, a également connu des grands rassemblements pour protester contre l’« islamophobie » et les caricatures du prophète Mahomet dans les médias européens. En 2015 déjà, la publication par Charlie Hebdo, à la une de son premier numéro après les attentats contre leur journal, d’une caricature du prophète avait entrainé de violentes manifestations au Sénégal. Au Niger, la venue à Paris du président nigérien, Mamadou Issoufou, pour la grande marche « Je suis Charlie », avait été dénoncé par les religieux et l’opposition, lui reprochant de soutenir des caricatures blasphématoires… Ce pays avait vécu ensuite deux journées très violentes à Zinder et à Niamey au cours desquelles des églises, des bars, le siège d’Orange et le Centre culturel français de Zinder avaient été saccagés. C’était la première fois au Niger que la religion chrétienne était attaquée si violemment. Pour une majorité de musulmans et même dans beaucoup de pays anglo-saxons, le principe de la libre expression s’arrête aux portes de la religion.
Emmanuel Macron ne surestime-t-il pas l’influence qu’il peut avoir sur Kagamé et l’amélioration possible des relations entre la France et le Rwanda ?
Je ne pense pas. Il connaît maintenant le personnage qu’il a rencontré à plusieurs reprises, dont lors d’un long tête à tête en septembre 2017 en marge de sa participation à sa première Assemblée générale de l’ONU. Emmanuel Macron a adopté dès le départ une méthode de travail avec Kagamé : la coopération sur les sujets d’intérêt commun comme la réforme de l’Union africaine, la digitalisation de l’Afrique, l’accès à la santé, le développement économique… Cela a permis à la France d’obtenir la neutralité de Paul Kagamé sur les opérations au Sahel lorsque ce dernier a assuré la présidence de l’Union africaine en 2018. Les deux dirigeants ont aussi coopéré étroitement pour favoriser la transition en République démocratique du Congo même si le président arrivé au pouvoir, Félix Tshisekedi, n’était pas leur choix initial.
La commission d’historiens dirigée par Vincent Duclert a remis, le 26 mars 2021, un rapport sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi. Il vient valider la thèse promue par le régime rwandais depuis 1994, celui de la responsabilité politique française dans les évènements qui ont conduit au génocide, même s’il dédouane les dirigeants de l’époque et les militaires français de toute participation directe, particulièrement lors de l’opération militaro-humanitaire « Turquoise ». La clôture par la justice française du procès en 2020 sur l’attentat de l’ex-président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, dans lequel des proches de Paul Kagamé étaient concernés, a aussi ouvert la voie à la normalisation des relations politiques. Celle-ci devrait intervenir lors du déplacement d’Emmanuel Macron au Rwanda d’ici le mois de juin, le premier depuis celui de Nicolas Sarkozy à Kigali en 2010.
Alors que les élections fédérales allemandes se tiendront le 26 septembre prochain, Annalena Barebock vient d’être désignée comme cheffe de file du parti Vert allemand (Bündnis 90/Die Grünen). L’occasion de faire le point sur le programme des Verts en matière de défense et de sécurité alors que ceux-ci pourraient se voir confier le portefeuille des Affaires étrangères ou de la Défense selon le jeu des coalitions. Le point avec Gaspard Schnitzler, chercheur à l’IRIS.
Alors que depuis les élections fédérales de 2017 une « grande coalition », rassemblant l’Union chrétienne-démocrate (CDU), l’Union chrétienne-sociale (CSU) et le Parti social-démocrate (SPD) est à la tête de l’Allemagne, les Verts pourraient bien faire leur retour dans le prochain gouvernement allemand et se voir confier le portefeuille des Affaires étrangères ou de la Défense. Un tel scénario est-il probable ?
En effet, les derniers sondages outre-Rhin donnent en moyenne l’Union (CDU/CSU) gagnante aux prochaines élections fédérales, avec 29% des intentions de vote, juste devant les Verts, crédités de 21% des intentions de vote et loin devant le SPD (15,5%). Ces chiffres confirment la tendance à l’œuvre ces dernières années : alors que les résultats des partis gouvernementaux (CDU/CSU et SPD) n’ont cessé de chuter, passant de près de 50% des voix en 1983 à environ 33% lors des élections de 2017 pour la CDU/CSU, et de 43% au début des années 1980 à 20,5% en 2017 pour le SPD, le score des Verts a quant à lui fortement progressé, passant de 5% en 1990 à près de 9% en 2017 (avec un pic à 10,7% lors des élections de 2009). Par ailleurs, les Verts participent déjà à 11 des 16 gouvernements régionaux (Landesregierungen) et viennent de remporter en mars 2021 pour la seconde fois les élections régionales d’une des régions les plus stratégiques d’Allemagne, le Bade-Wurtemberg, avec 32,6% des voix. Dès lors, la constitution d’une coalition gouvernementale incluant les Verts semble plus que probable, que ce soit sous un format « noir, rouge, vert » (soit CDU/CSU, SPD, les Verts) ou « Jamaika » (CDU/CSU, FDP, les Verts). Dans un tel scénario, si la CDU/CSU reste majoritaire et qu’elle forme une coalition avec les Verts ces derniers auront le poste de ministre des Affaires étrangères, ainsi que le veut la tradition en Allemagne (le parti minoritaire dans la coalition obtient les Affaires étrangères et le parti majoritaire la Défense). Mais cela ne veut pas dire que les Verts ne seront pas influents dans le domaine de la défense. La constitution de coalitions en Allemagne donne toujours lieu à des négociations dont les résultats sont consignés dans un contrat de coalition (Koalitionsvertrag), qui permet aux partis concernés de s’accorder sur un programme commun pour la législature à venir. Or, on se souvient que dans le contrat de coalition actuel le SPD avait mis en avant la question du contrôle des exportations d’armement pour se distinguer de la CDU/CSU. Il ne fait dès lors aucun doute que les exportations d’armement, les opérations extérieures, l’OTAN, la PSDC, ou les programmes d’armement structurants (Eurodrone, SCAF, MGCS…) seront au centre des futures négociations en cas de coalition CDU/CSU-Verts.
Mi-mars, les Verts ont publié leur programme prévisionnel pour les élections de septembre, qui devra être définitivement adopté à l’occasion de la conférence du parti qui se tiendra du 11 au 13 juin. Que révèle-t-il de la ligne politique du parti en matière de politique de défense et de sécurité ? Cette dernière a-t-elle évolué ?
Le positionnement des Verts sur les questions de défense et de sécurité souffre du clivage entre deux tendances idéologiques opposées au sein du parti : les Fundis (ou « fondateurs »), ancrés à gauche, de tradition pacifiste, anti-militaristes et anti-OTAN (ils se rapprochent sur ce point de la ligne politique du parti Die Linke), et les Realos (ou « réalistes »), plus libéraux, en faveur d’une politique de défense « pragmatique » qu’ils souhaitent à la hauteur des responsabilités qui incombent à l’Allemagne. C’est avant tout cette ligne politique, à laquelle appartient d’ailleurs la tête de liste du parti aux prochaines élections fédérales Annalena Baerbock, qui a pris le dessus ces dernières années.
Ainsi, à titre d’exemple, alors que les Verts étaient traditionnellement opposés aux interventions armées de la Bundeswehr « hors zone » (soit en dehors du territoire national et des pays de l’OTAN) et en dehors d’un cadre « humanitaire », la position du parti a progressivement évolué, notamment avec la nomination de Joschka Fischer au poste de ministre des Affaires étrangères (1998-2005). Ce dernier autorisa le premier déploiement coercitif de la Bundeswehr (dans le cadre de l’opération Allied Forces de l’OTAN en 1999) et par la suite l’intervention allemande en Afghanistan (2001). La rupture avec les racines pacifistes du parti est définitivement entamée en 2002 lorsque les Verts inscrivent dans leur programme que les opérations militaires hors du champ traditionnel d’action de la Bundeswehr sont « légitimes » dès lors qu’elles se font sous mandat de l’ONU. Depuis, le parti a voté à plusieurs reprises en faveur de déploiements de l’armée allemande ou du renouvellement de ses mandats (i.e. la contribution de la Bundeswehr à l’opération Irini, à la FINUL et à la MINUSMA), même s’il n’hésite pas à s’abstenir (i.e. Atalante et EUTM Mali) voire à s’opposer à certains renouvellements (i.e. Sea Guardian et Resolute Support).
Sur les 136 pages du programme prévisionnel des Verts, 5 sont consacrées aux questions de défense et de sécurité, sous le titre « Nous défendons la paix et la sécurité » (pages 130 à 134). Centré sur la paix, ce chapitre prévoit notamment d’accorder davantage de moyens à la prévention des conflits, de renforcer le rôle des femmes dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité conformément à la résolution 1325 de l’ONU (dite « Femme, paix, sécurité »), ainsi que de développer le rôle du Conseil de l’Europe et de l’OSCE. Il prône également le désarmement nucléaire, la limitation des exportations d’armes ainsi que le renforcement de leur contrôle (i.e. instauration d’un droit de recours pour les ONG, transfert des compétences en matière de contrôle du ministère de l’Économie vers le ministère des Affaires étrangères). Enfin, le programme des Verts prévoit de soumettre l’usage de capacités cyberoffensives par la Bundeswehr au contrôle du Bundestag, de mieux encadrer les déploiements de la Bundeswehr et de moderniser cette dernière.
Que peut-on/doit-on retenir de ce programme ?
En matière de politique de défense et de sécurité, un élément me semble essentiel à retenir : l’ambiguïté des propositions qui reflète le clivage au sein du parti entre la branche originelle et celle plus progressiste. En effet, si les thèmes habituellement chers aux Verts sont bien présents (le désarmement nucléaire, le contrôle des exportations, l’OTAN, les opérations extérieures…), le positionnement alterne entre une ligne dure, qui semble difficilement compatible avec la perspective d’une coalition gouvernementale, et une ligne plus souple qui semble confirmer la rupture entamée et rendrait la conclusion d’un « contrat de coalition » possible. Ainsi, bien que le programme s’oppose à l’objectif de 2% du PIB de dépenses militaires qu’il qualifie d’« arbitraire », il se dit en faveur d’une loi de planification des défenses d’équipements (à l’instar de la LPM française), pour fixer à moyen et long termes les crédits alloués aux programmes d’équipements majeurs, tout en renforçant bien évidemment le contrôle du Bundestag en la matière. En matière d’armement, d’un côté le document appelle sans surprise au désarmement nucléaire, à la réduction des exportations d’armes et à la mise en place d’un contrôle des exportations d’armement au niveau européen, de l’autre il ne rejette pas catégoriquement l’usage de systèmes d’armes autonomes (tant que leur usage ne viole pas « les principes éthiques et le droit international » et qu’ils sont « soumis à un contrôle humain »). Par ailleurs, le texte prône une modernisation de la Bundeswehr afin que « les alliés puissent compter sur l’Allemagne » et n’exclut pas l’engagement de la Bundeswehr à l’étranger, dès lors qu’il « s’intègre dans un système de sécurité collective mutuelle ». Il insiste également sur la nécessité d’éviter les doublons et « de combler les lacunes capacitaires » dont souffre l’UE, appelant à davantage de « mise en commun des capacités militaires ». On peut donc s’attendre à ce que les Verts ne se prononcent pas en faveur d’un arrêt des programmes de coopération en cours en matière d’armement (MGCS, SCAF, Eurodrone…), ni ne remettent en cause l’accord franco-allemand relatif au contrôle des exportations entré en vigueur fin octobre 2019. En revanche, il n’est pas exclu que le parti soutienne une interprétation plus restrictive de cet accord, une position qui devrait néanmoins être atténuée par le passage du statut de « parti de l’opposition » à « parti de gouvernement » et qui ne se distinguerait pas tant de la position déjà soutenue par le SPD au pouvoir. Enfin, l’appartenance de l’Allemagne à l’OTAN n’est plus remise en question – le document appelle à clarifier le positionnement stratégique de l’Alliance par une analyse commune des menaces – tout comme la PSDC, qui selon les Verts « présuppose une réelle politique étrangère commune » et devrait faire l’objet d’un « contrôle parlementaire fort ».
Alors que la France et l’UE accusent un certain retard dans la vaccination par rapport notamment au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, la proposition russe de commercialiser son vaccin au sein de l’Union est loin de faire l’unanimité. Peut-on pour autant se permettre, dans les circonstances actuelles, de refuser le vaccin russe Spoutnik V sur des motifs diplomatiques et stratégiques ?
Après 44 ans de partenariat formel, l’ASEAN et l’UE ont convenu de faire évoluer leur relation vers un partenariat stratégique le 1er décembre 2020. Cette décision constitue un signal fort en faveur du multilatéralisme et marque un tournant dans les relations entre les deux organisations régionales qui à elles deux représentent 37 pays, 1,1 milliard d’habitants et 23 % du PIB mondial. Ce partenariat consolide l’éventail actuel d’accords entre l’UE et l’ASEAN qui consacre le dialogue politique entre les deux régions, et encourage une croissance mutuelle à travers notamment E-READI, un instrument financé par l’UE qui facilite des forums entre cette dernière et l’ASEAN sur des domaines d’intérêt commun comme la politique, l’économie, le socioculturel et la sécurité pour soutenir l’intégration de l’ASEAN grâce à une croissance inclusive et durable. En matière de cybersécurité, plusieurs initiatives de coopération stratégique et de renforcement des capacités ont déjà été formalisées par le biais de plateformes dirigées par l’ASEAN et d’accords bilatéraux entre l’UE et l’ASEAN. L’UE devrait continuer à financer des projets de recherche et d’innovation comme l’avaient été CONNECT2SEA et YAKSHA à travers l’instrument financier ‘Horizon 2020’. En quoi ce partenariat peut-il aider les deux régions à améliorer leur cybersécurité tout en profitant de la croissance mutuelle liée à l’économie numérique ?
La cybersécurité : défi stratégique et technique pour l’ASEAN
Les pays de l’ASEAN comme Singapour, la Malaisie, l’Indonésie et la Thaïlande investissent massivement dans les infrastructures numériques et dans la modernisation de leurs économies. L’économie numérique de l’ASEAN devrait ainsi atteindre 200 milliards de dollars d’ici 2025. « La technologie a évolué à un rythme rapide, tout comme l’émergence de nouvelles cybermenaces et de nouveaux défis », a déclaré le Premier ministre malaisien dans son discours d’ouverture de la réunion inaugurale des ministres du numérique de l’ASEAN (ADGMIN1) qui s’est tenue jeudi 21 janvier 2021. INTERPOL liste les attaques par emails, le ransomware, le phishing et le cryptojacking comme principales cybermenaces dans l’ASEAN dans un récent rapport datant de janvier 2021. Ces cybermenaces sont en forte accélération depuis le début de la pandémie de Covid-19, ciblant principalement les infrastructures critiques comme les centres médicaux, hôpitaux et autres établissements de soins. L’Indonésie subit quotidiennement plus de 50 000 cyberattaques et est le deuxième pays le plus ciblé dans la région après le Vietnam. Ces cyberattaques représentent un potentiel frein à la confiance du potentiel numérique et à sa croissance économique dans la région. Au-delà du problème de prolifération, le défi est également structurel. En effet, l’interdépendance croissante entre les économies de l’Asie du Sud-Est intensifie le risque systémique. Alors que les États membres de l’UE ont adopté un cadre commun de lutte contre la cybercriminalité, les capacités et les priorités nationales varient considérablement au sein de l’ASEAN, créant une disparité marquée des législations et de leur application par les États membres. Ces disparités concernent la définition du comportement criminel dans le cyberespace et la façon de collecter des preuves électroniques lors d‘enquêtes cybercriminelles, ce qui rend la coopération transfrontalière compliquée. « L’ASEAN a besoin de nouvelles lois pour lutter contre les cybermenaces transfrontalières afin de développer la région en un bloc économique numérique », a déclaré le Premier ministre malaisien Tan Sri Muhyiddin Yassin. « Traduire en justice les cybercriminels transfrontaliers nécessite une approche régionale coordonnée et intégrée ». Les États membres de l’ASEAN pourraient envisager de structurer le processus d’échange de preuves électroniques entre les pays hôtes et les pays demandeurs afin d’assurer une coordination efficace et transparente. À long terme, ce besoin de contrôle institutionnel de la cybersécurité pourrait voir le jour à travers une convention régionale sur la cybercriminalité, pour une politique et des institutions communes afin de favoriser la coopération transfrontalière conformément aux valeurs de l’ASEAN. Une législation sur la confidentialité des données et les droits des utilisateurs pourrait également être appliquée à toute entité numérique exerçant dans la région.
L’Union européenne s’est engagée dans une cyber collaboration avec l’ASEAN
Depuis 2019, l’UE et l’ASEAN ont intensifié leur engagement commun de lutte contre la cybercriminalité, et leurs efforts pour garantir un environnement numérique ouvert, sûr, stable et accessible, conformément aux lois internationales et nationales. Pour appuyer ces objectifs, l’UE coparraine un atelier sur la protection des infrastructures critiques dans le cadre du Forum régional de l’ASEAN (ARF) et copréside la réunion intersessions de l’ARF sur la lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale. La coopération est également encouragée entre EUROPOL et ASEANAPOL pour faciliter les échanges de bonnes pratiques et d’expertise dans des domaines d’intérêt clé tels que la lutte contre le terrorisme, la lutte contre la criminalité transnationale, la traite des êtres humains et le trafic de migrants. En 2017, le réseau d’enquête EURASEAN de lutte contre la cyberfraude a été lancé et plusieurs activités ont depuis été organisées pour lutter contre la fraude par carte de paiement. Le développement de réseaux formels et informels de partage des meilleures pratiques et d’informations sur les incidents est au cœur des objectifs de l’UE qui voit le partage d’expertise comme un vecteur clé pour accroître la confiance et la transparence dans le renforcement de la coopération régionale, transrégionale et internationale. La collaboration est également enrichie par les accords de libre-échange entre l’UE et les États membres de l’ASEAN, et par l’effet de cascade de la politique générale de protection des données (RGPD) de l’UE sur la législation nationale vers des pays tiers pour permettre la libre circulation de données au-delà des frontières. Alors que les États membres de l’ASEAN harmonisent leurs lois et normes sur la cybercriminalité, l’UE envisage de négocier un traité d’entraide judiciaire en matière pénale avec l’ASEAN. Bien que souvent considérés comme trop complexes et trop longs, les traités d’entraide judiciaire sont pourtant le seul mécanisme capable de lier les lois des pays d’accueil et des pays demandeurs. Un tel accord devrait viser à faciliter la collecte de preuves électroniques pour les enquêtes ou les procédures concernant des infractions pénales liées aux systèmes informatiques et aux données dans l’ASEAN et l’UE – en surmontant les désaccords rencontrés dans le cadre de la Convention de Budapest sur la cybercriminalité. Ces mesures permettraient à l’ASEAN et à l’UE de combler d’importantes lacunes en matière de cybercriminalité et d’améliorer leur cyber résilience globale. À mesure que les deux régions deviennent de plus en plus interconnectées, il parait essentiel de créer un cyberespace plus sûr et plus résilient qui puisse servir de catalyseur pour le progrès économique et l’amélioration du niveau de vie dans les deux régions.
« Avec courage, nos salariés ont dit non à la syndicalisation ! Ils ont compris où était leur intérêt ! », n’ont eu de cesse de répéter avec jubilation et cynisme les représentants d’Amazon durant le weekend.
Cela aurait dû être « un vote historique », « une victoire sans précédent pour les travailleurs », « une première pour le géant du e-commerce aux États-Unis », mais c’est bien le camp du non qui l’a emporté. L’initiative engagée par des salariés d’un entrepôt d’Amazon, à Bessemer en Alabama, en faveur de la création d’un syndicat, s’est soldée vendredi 9 avril par un cuisant échec dans les urnes.
3 215 bulletins, 1 798 contre la syndicalisation, 738 seulement en faveur du RWDSU – le syndicat national de la distribution que les employés à l’origine du vote voulaient rejoindre.
Ce résultat plus que décevant qui marque une victoire nette pour le leader du commerce en ligne est aussi un échec personnel pour Joe Biden qui avait vivement soutenu le camp du oui et qui se présente comme le président le plus pro-syndicat de l’histoire récente des États-Unis.
« Amazon n’a ménagé aucun effort durant cette campagne pour manipuler et effrayer ses employés. Car si le oui l’avait emporté, cela aurait été sur le plan national un séisme pour la firme », a réagi Stuart Appelbaum, le président du RWDSU. « Mais nous ne les laisserons pas s’en tirer à si bon compte avec leurs mensonges, leurs tromperies, leurs activités illégales et leur politique d’intimidation », a-t-il ajouté.
En effet, durant les semaines qui ont précédé le vote des salariés, Amazon a fait valoir ses arguments contre la syndicalisation en bombardant ces derniers de textos et de messages téléphoniques tout en les menaçant de plans de licenciement, voire même de délocalisation, au cas où les pro-syndicats remporteraient la victoire.
L’un des arguments du géant du web a été de rappeler que, dans son entrepôt de Bessemer, les salaires démarraient à 15 dollars de l’heure – plus du double du salaire minimum en Alabama – et que ses employés bénéficiaient d’avantages sociaux, comme la couverture santé.
C’est vrai, mais c’est oublier les cadences de travail infernales – parfois dix heures par jour -, la quasi-impossibilité d’aller aux toilettes en dehors des breaks, l’absence de vraie pause déjeuner, le manque de protections en matière de sécurité – notamment contre le Covid-19 – et les salaires insuffisants par rapport au travail demandé.
Sans parler des heures supplémentaires jamais payées, des insultes et humiliations quotidiennes et du racisme ambiant – près de 80 % des salariés du site de Bessemer sont afro-américains et certains petits chefs y sont notoirement connus pour appartenir à des groupes de suprémacistes blancs.
Pour Rebecca Kolins Givan, professeure à Rutgers University, « le droit du travail aux États-Unis est biaisé contre les gens qu’il est censé protéger… C’est extrêmement difficile pour les salariés d’organiser un syndicat et incroyablement simple pour les employeurs de les brutaliser pour les en empêcher ». « Amazon a dépensé beaucoup d’argent à Bessemer en embauchant les meilleurs avocats anti-syndicats du pays et en semant avec acharnement la peur et l’incertitude parmi les employés du site. Leur investissement a payé », conclut avec amertume l’universitaire.
Un élu de l’Alabama me confiait samedi sous couvert d’anonymat que si les procédés d’intimidation d’Amazon auprès de leurs employés pouvaient sembler parfois s’apparenter à ceux de la mafia, il en allait de même avec les politiciens locaux. « Si on proteste sur quoi que ce soit, on nous menace de fermer les sites – quand ce n’est pas d’autre chose. Qui voudrait-être tenu pour responsable de milliers de licenciements ? Aucune chance d’être réélu avec ça ! Avec Amazon, pour ce qui du blackmail, on est tous logés à la même enseigne ».
Le plus triste dans toute cette histoire de Bessemer, c’est que comme presque toujours aux États-Unis, il n’y a pas eu de convergence des luttes. Chacun prêche pour sa paroisse et fait fi des autres.
Pas de convergence des luttes entre les salariés du site et ceux d’autres dépôts Amazon, pas de convergence des luttes non plus avec le mouvement antiraciste Black Lives Matter qui avait pourtant apporté en mars son soutien à la syndicalisation dans l’entrepôt où, comme mentionné plus haut, près de 80 % des salariés sont noirs.
La plupart des gens ont voté en ne pensant qu’à leurs intérêts personnels à très court terme. Du moins, à ce qu’ils croient être leurs intérêts… Mais on peut le comprendre, la majorité des salariés d’Amazon à Bessemer sont des femmes afro-américaines ayant pour la plupart arrêté l’école vers 15 ans et beaucoup d’entre elles sont des mères célibataires. Effrayées par les menaces de fermeture de leur entrepôt et de délocalisation en cas de victoire du oui, quelle autre réaction auraient pu avoir ces femmes ? Dans un pays où la protection sociale n’existe pas, qui aurait envie de se retrouver du jour au lendemain sans travail et sans assurance santé avec deux ou trois gosses à nourrir ?
Toute l’Amérique se rappelle qu’en 2019, la firme de Jeff Bezos a renoncé à installer son second siège dans le quartier populaire du Queens à New York, après que des élus locaux, dont le maire démocrate, Bill de Blasio, et l’égérie de la gauche américaine, Alexandria Ocasio-Cortez, aient demandé que le site puisse être syndiqué…
C’est donc un triste épisode qui vient de se clôturer en Alabama. Un triste épisode non seulement pour les employés du site qui vont continuer à être exploité sans avoir la possibilité de s’exprimer, mais aussi, et comme déjà dit, pour Joe Biden qui se voit ici coupé dans son élan en faveur des classes moyennes et populaires par un capitalisme sauvage plus résilient que jamais. Un capitalisme without shame aujourd’hui incarné à la perfection par les GAFA.
PS : En rédigeant cette chronique, me sont revenues en tête les paroles de la chanson de Johnny Hallyday, Cartes postales d’Alabama, écrite en 1982 : « Cartes postales d’Alabama, vos couleurs sont dépassées (…) ; bons baisers d’Alabama, pouvoir blanc et croix brûlées, majorité silencieuse, démocratie déguisée (…) ».
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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Son dernier essai, « Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » est paru en Ebook chez Max Milo en 2020.