Thomas Gassilloud est député du Rhône depuis 2017. Membre de la majorité (groupe Agir ensemble), il siège à la Commission de la défense nationale et des forces armées. Spécialiste des questions de défense, de l’Afrique et du numérique, il fait notamment partie de la commission d’information sur l’opération Barkhane diligentée par l’Assemblée nationale. Il nous livre son point de vue sur l’action française au Sahel. Entretien avec Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS, responsable du programme Afrique/s.
Quelle est la genèse et quels sont les objectifs de la mission d’information, diligentée par l’Assemblée nationale, sur l’opération Barkhane à laquelle vous appartenez ? En quoi ses conclusions peuvent-elles infléchir les décisions prises par le gouvernement et notamment le chef de l’État eu égard à ses prérogatives souveraines en matière de défense et de sécurité extérieure ?
La mission d’information Barkhane résulte d’une volonté de la commission d’examiner l’action de la France au Sahel après que mon groupe politique « Agir ensemble »[1] s’est saisi de ce sujet lors de l’examen des crédits de la mission défense en octobre dernier. 2020 fut une année très dense au Sahel, qu’il s’agisse du sommet de Pau avec la décision du surge (augmentation du contingent français de 600 hommes) ou du coup d’État au Mali, il était donc nécessaire de lancer cette mission d’information afin que la représentation nationale soit à jour sur ce sujet.
Notre Ve République permet au chef de l’État d’engager seul la force. Dans un monde terriblement instable, cette spécificité permet à la France de peser dans le concert des nations et de s’imposer comme une puissance. Le succès de Serval en 2013 a été scruté et analysé par nos alliés et nos concurrents. Il a été possible grâce à l’extraordinaire savoir-faire de nos armées, mais aussi par la capacité de notre pays à engager rapidement la force.
En contrepartie, le parlement doit mener un travail approfondi et d’exigence. Cela permet déjà de nourrir le débat politique, d’explorer des champs qui auraient pu être omis dans notre approche globale, mais aussi de mener un exercice pédagogique à vocation plus large sur la pertinence et les raisons de notre engagement.
Comprenez-vous la vive réaction des chercheurs suite à l’invitation pour audition de M. Lugan ?
Je comprends que les approches qu’il défend suscitent un débat vif au sein de la communauté des chercheurs. Cependant, construire un avis objectif nécessite d’écouter une pluralité de points de vue. C’est le cas avec le panel de chercheurs qui sont auditionnés.
Vous défendez une ligne au sein de la majorité « rester autrement ». Qu’est-ce que cela signifie ? Comment en êtes-vous parvenu à cette conclusion ?
Trop souvent sur la question sahélienne, le débat se polarise autour de deux options : partir ou rester.
Pour construire mon opinion de manière indépendante sur la question sahélienne, j’ai mené un intense travail depuis plus de deux ans. Après plusieurs déplacements au Tchad, au Mali, en Mauritanie, mais aussi au Sénégal, et des dizaines d’entretiens, il m’est apparu nécessaire de proposer de “rester autrement” au travers d’une stratégie fondée sur la responsabilité, la souplesse et la discrétion.
Responsabilité, car la réconciliation nationale, le développement et les réformes de gouvernance sont les conditions sine qua non d’une résolution de crise durable et, tous, sont aux mains des Sahéliens eux-mêmes. Nous ne pouvons qu’appuyer leurs initiatives et non les mener à leur place. Souple, car la présence militaire française et européenne au Sahel doit muter pour durer. Discret enfin, car nous devons trouver un juste positionnement qui nous permet de défendre nos intérêts, d’assumer nos responsabilités tout en mettant au premier plan nos alliés africains.
Quel(s) avenir(s), selon vous, pour la France au Sahel ?
Nous avons une responsabilité et une histoire forte dans la zone ; l’amitié franco-sahélienne demeurera dans le temps long et je ne crois pas à un sentiment anti-français dans la zone, même si certains tentent de développer un discours anti-français.
C’est un signal qu’il faut entendre. Nous sommes confrontés à l’une des grandes lois de l’histoire : dans le regard d’un peuple, toute force étrangère libératrice devient, après quelques années, une force d’occupation. Le choix du surge au sommet de Pau par le président de la République a permis de sauver une seconde fois le Sahel. Mais, la marge de manœuvre stratégique que nous avons durement gagnée doit maintenant être habilement utilisée.
C’est pourquoi je propose d’ouvrir un troisième acte, qui doit avant tout être celui de l’appropriation par les Sahéliens, appuyés par une Europe plus unie. Tout l’enjeu consiste désormais à calibrer le niveau de nos forces au juste niveau nécessaire pour prévenir toute réédition d’une attaque similaire à 2013, traiter les cibles à haute valeur ajoutée et empêcher la constitution de zones refuges de djihadistes.
Il me semble désormais temps de tendre vers un dispositif militaire, avec moins de grandes bases, articulé à terme autour de forces agissant en soutien des forces sahéliennes. Pour faire simple, moins de Barkhane, plus de Sabre et plus de Takuba. Ce rééquilibrage des forces doit s’accompagner par les autorités sahéliennes des réformes nécessaires pour un retour de l’État, et d’un bon État, sur l’ensemble des territoires.
[1] Groupe de la majorité, soutien du gouvernement et allié de LREM.
Emmanuel Lincot est Professeur des Universités et spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine. Il enseigne à la Faculté des Lettres de l’Institut Catholique de Paris et est chercheur-associé à l’IRIS. Il répond aux question de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage « Géopolitique du Patrimoine. L’Asie d’Abou Dhabi au Japon » qui parait aux éditions MKF.
Vous établissez une typologie de la « prise » …
Pour ce qui concerne l’Afrique, les recherches entreprises à ce sujet par Bénédicte Savoye et Felwine Sarr sont édifiantes. Un État comme la France s’était longtemps réfugié derrière le principe d’inaliénabilité juridique pour refuser toutes formes de négociations quant au rapatriement éventuel de ce patrimoine. La restitution récente d’objets royaux au Bénin marque un changement significatif même s’il demeure une exception qui confirme généralement la règle. Dans ce rapport de forces entre anciennes puissances coloniales et ex-colonisés se mêlent souvent des sentiments de rancœur voire de racisme partagé. On bute en réalité sur le statut même de ces objets. Tous n’ont pas été pillés. Ils ont été parfois des cadeaux diplomatiques ou achetés sur le marché de l’art. Ils ont été désinvestis de leur charge symbolique pour devenir des objets évalués d’après des critères à la fois mercantiles et esthétiques. Ces critères que l’on doit à des générations de collectionneurs et d’artistes européens (cubistes, néo-expressionnistes ou surréalistes…) sont à l’origine des arts africains, de leur invention proprement dite. L’argument massue est de rappeler que ces pays du tiers-monde n’ont pas les moyens financiers, non plus que le savoir-faire en matière de conservation patrimoniale nécessaire pour protéger et exposer les collections revendiquées. Le précédent malheureux subi par le musée de Tervuren en Belgique restituant sous la pression du dirigeant Mobutu un certain nombre d’objets congolais – objets depuis lors disparus – a engendré nombre d’inhibitions. L’Asie n’est pas en reste. Dans tous les cas de figure, le patrimoine peut être symbole de fierté, une cristallisation des passions nourries par un peuple dans sa frustration de s’être vu confisquer un patrimoine dispersé, voire détruit. On pense à l’Inde et à l’anéantissement en 1857 par les Britanniques des palais de Delhi ou à la Chine dont le patrimoine a considérablement souffert du vandalisme révolutionnaire durant les années maoïstes ou encore lors de prédations coloniales parfois menées sous couvert de recherches scientifiques tantôt par des équipes européennes, tantôt japonaises ou plus rarement, américaines.
Mais il y a aussi, à rebours, celle du « don »
Elle est le corollaire à cette typologie de la prise, car à travers ces différends se pose un problème anthropologique qui est bien celui du don, du contre-don et de la réparation. Il existe un point d’intersection entre la biographie des peuples, les objets qui les entourent, l’imaginaire qui s’en nourrit ou les frontières qui les séparent. Une économie de l’échange s’est développée autour de ces objets. Que ce soit en tant qu’offrandes, indices d’une prédation plus grande ou émotions qu’ils suscitent en se survivant par le discours et l’émotion produite. « Agency » : c’est ainsi que l’on désigne en langue anglaise toute énergie vectrice de relations futures. Ces objets peuvent ainsi devenir ce que Krzysztof Pomian appelait des « sémiophores », c’est-à-dire des objets porteurs de nouveaux sens. L’intérêt porté par les chefs d’État au patrimoine aujourd’hui n’y est d’ailleurs pas étranger. Bien sûr, leur tentation est grande de vouloir se draper dans le rôle du Prince idéal esthète et cultivé comme Machiavel le décrivait. Mais une chose a changé avec le XXIe siècle et les nouvelles technologies : on accorde désormais plus d’importance aux images qu’aux mots. Voir en 2017 le Président Emmanuel Macron poser devant un bronze de Shiva à l’inauguration du Louvre Abou Dhabi ou le Pape François, deux ans plus tard, devant le musée ethnologique du Vatican vaut mieux qu’un discours : l’instantanéité d’une image semble marquer la fin de Babel, le mythe multiséculaire d’une division de l’humanité par les langues. Des formes inédites de communication politique s’exercent à travers ces nouveaux modes d’appropriation du réel. Que ce soit à travers son ancrage institutionnel ou par l’usage des outils numériques qui en permettent la dématérialisation, le patrimoine s’avère un extraordinaire vivier pour l’élaboration d’une diplomatie de l’objet. C’est aussi sous cet angle que peut être abordée l’interculturalité sur le temps long. Il ne fait aucun doute, comme l’a étudié Marcel Mauss, que si le don tributaire a caractérisé des siècles durant la pratique des relations humaines, sa problématique semble avoir été délaissée de toute réflexion en matière de relations internationales contemporaines. Or, dans bien des régions du monde comme en Chine, dans les pays arabes ou en Afrique, l’économie du don ne constituait pas une sphère radicalement séparée de l’économie du paiement, du contrat et de l’alliance. Les trois s’interpénétraient au point que tout homme de bien devait souscrire à des usages perçus aujourd’hui comme archaïques et qui, dans ces sociétés, ne l’étaient et ne le sont d’ailleurs toujours pas. Force est de constater que les sociétés européennes d’ancien régime ne fonctionnaient pas autrement. L’attribution de bénéfices, l’offre généreuse et gratuite d’un service ou l’envoi d’un cadeau se font peut-être de nos jours d’une manière plus discrète, mais ces pratiques n’en restent pas moins importantes.
Le vandalisme est-il une politique ?
Il l’est fondamentalement. Voyez les destructions de Daech à Mossoul, Hatra et Palmyre. Comme celles perpétrées quelques années plus tôt au musée de Kaboul ou par la destruction, il y a vingt ans, du Bouddha de Bamiyan, par les talibans, le vandalisme est d’abord et avant tout associé à un contexte de guerre, de pillage et de décision symbolique forte visant à humilier un ennemi. Politique, le vandalisme n’est pas un acte de violence gratuit. Que l’on détruise les statues de Staline en pleine insurrection hongroise de 1956, que l’on mette à bas celle de Lénine en Ouzbékistan dès 1991 – alors que le Kirghizistan voisin fait le choix après l’effondrement de l’URSS de les conserver – en dit long sur la négociation que chaque peuple entretient avec son histoire propre et surtout, avec celle des autres lorsque celle-ci leur a été imposée. Variations sur un même thème : le vandalisme s’inscrit dans une grammaire où la métaphore de la purge, le retournement des valeurs, et la dépense symbolique sont alors systématiques. Point de hasard au fait que les chars lancés sur l’ordre de Deng Xiaoping dans la nuit du 4 juin 1989 détruisent d’abord la déesse de la démocratie érigée sur la place Tiananmen avant d’écraser les manifestants. Nulle surprise non plus à ce que les Irakiens, le 10 avril 2003, démettent de son socle la statue en bronze de Saddam Hussein au centre de Bagdad. Il s’agit toujours d’instaurer un temps neuf dans un espace rénové. Daech adhère à cette logique. Pourtant, les référents symboliques qu’il convoque lui sont propres. Dans son ambition politique, al-Baghdadi, fondateur de Daech, se réfère au mythe de l’Islam des origines. Médine bien sûr, mais aussi la ville de Raqqa qui au Moyen Âge est aux avant-postes des offensives lancées contre Byzance, la chrétienne.
Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et responsable du Programme Amérique latine/Caraïbe, vous donne régulièrement rendez-vous pour ses “Chroniques de l’Amérique latine”.
Aujourd’hui, il apporte son analyse sur les récentes élections dans trois pays d’Amérique latine que sont le Chili, l’Équateur et le Pérou. Des événements qui, par leur futur proche, peuvent bouleverser cette région du monde.
De nouvelles élections législatives viennent de se tenir en Israël sur fond de manifestations anti-Netanyahu et de protestations contre la réduction des libertés individuelles du fait de la crise sanitaire. Qu’est-ce que ces évènements nous disent de la société israélienne ? Et alors que l’administration étasunienne vient de changer, qu’est-ce que cela signifie pour Israël et son futur gouvernement ? Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.
Les élections législatives du 23 mars se sont à nouveau terminées dans l’impasse, Israël ne connaissant toujours pas l’identité de son prochain Premier ministre et la nature de son prochain gouvernement. Quelles leçons doit-on tirer de ces élections législatives et du système politique israélien ?
Rappelons tout d’abord que ces élections législatives anticipées étaient les quatrièmes organisées en deux ans. Celles du 23 mars ont été convoquées suite à l’incapacité de la Knesset, le Parlement israélien, à voter le budget national avant la fin du mois de décembre 2020. Mais le Premier ministre sortant, Benyamin Netanyahou, n’a toujours pas de majorité à l’issue de ce nouveau scrutin.
Si finalement les rapports de force qui structurent la vie politique israélienne n’ont pas connu de bouleversements notables, il faut néanmoins souligner la confirmation de sa tendance à la droitisation, à l’extrême droitisation serait-il même plus exact de dire.
Sur les 120 députés qui composent la Knesset, 72 sont de droite et d’extrême droite toutes tendances confondues, les gauches palestiniennes et sionistes n’arrivant pour leur part que péniblement à un total de 18 sièges.
Rappelons que depuis 2001, aucun gouvernement de gauche ou de centre gauche n’est parvenu à présider aux destinées du pays et que nous sommes désormais loin de l’époque où, lorsque Rabin parvenait au pouvoir en 1992, la gauche sioniste à elle seule – Parti travailliste et Meretz – remportait 56 sièges, alors que ces deux partis n’en ont plus que 11 désormais.
Ce qui s’avère singulièrement inquiétant, c’est que Netanyahou, lui-même peu connu pour son progressisme, est sous la pression de groupes racistes et fascisants. Le plus emblématique reste évidemment l’entrée à la Knesset de députés suprémacistes, dont les lointains prédécesseurs se réclamant de Meir Kahane avaient été bannis de la Knesset en raison du racisme qu’ils proféraient dans les années 1980.
Cette situation correspond à une profonde évolution sociologique de la société israélienne. Trois facteurs se conjuguent en effet permettant de comprendre l’hégémonie des forces de droite et d’extrême droite : croissance continue de la population sioniste religieuse et ultra-orthodoxe tout d’abord, persistance du vote populaire sépharade en faveur du Likoud contre les élites ashkénazes censées voter à gauche ensuite, composante importante des juifs venant de l’ex-URSS qui est avant tout nationaliste enfin. Singulières synergies qui permettent de saisir la situation actuelle.
C’est dans ce contexte que si le Likoud de Benyamin Netanyahou parvient à nouveau à se trouver en tête (30 sièges, en perte néanmoins de 6 sièges par rapport au dernier scrutin), le score de son parti ne lui permet pas de constituer un gouvernement sans recourir à des tractations peu ragoûtantes dont il est un orfèvre, excellant dans le rôle du populiste prompt à faire toutes les promesses nécessaires et à se constituer des clientèles ad hoc. Il lui faudra pour y parvenir composer notamment avec les ultra-orthodoxes (16 sièges) et les sionistes religieux de Naftali Bennett (7 sièges). À ce jour, il manque toutefois 2 sièges au bloc des partis susceptibles de le soutenir (59 sièges) pour parvenir à la majorité parlementaire absolue.
Un dernier mot sur l’ex-Liste unie, créée en défense des intérêts des Palestiniens d’Israël, qui avait 15 élus dans le parlement sortant et qui ne parvient qu’à faire élire 6 députés en 2021 en raison des divisions qui l’ont percuté et qui ont considérablement accru l’abstention au sein de cette composante palestinienne de l’électorat israélien. À l’initiative de la rupture avec ses alliés communistes, nationalistes ou libéraux, Mansour Abbas, islamo-conservateur assumé, porte la responsabilité de cette situation et semble bien décidé à se servir de ses 4 députés pour tenter de jouer le rôle de variable d’ajustement permettant à Benyamin Netanyahou de parvenir à s’assurer d’une courte majorité à la Knesset.
Le fait qu’un islamiste puisse sauver la mise au Premier ministre sortant en dit long sur la décomposition du système politique israélien. Dans une démocratie digne de ce nom, un parti de gouvernement qui échoue à quatre reprises dans les urnes serait en effet fondé à laisser la place.
Pour terminer sur ce rapide tableau, soulignons l’extrême cartellisation du paysage politique israélien puisque 12 formations sont présentes au sein du parlement et que 10 d’entre elles ont gagné plus ou moins 7 sièges chacune.
Vastes manifestations anti-Netanyahu inculpé pour corruption dans trois affaires, protestations contre la réduction des libertés individuelles sur fond de crise sanitaire…, qu’est-ce que ces évènements disent de la société israélienne ?
En effet, en dépit de ce qui se déroule au niveau électoral, une partie de la société israélienne reste mobilisée contre Benyamin Netanyahou, ce qui se traduit par de multiples manifestations depuis maintenant une quarantaine de semaines. Si ces mobilisations sont dynamiques et hautes en couleur, elles ne parviennent cependant à rassembler que quelques milliers de manifestants.
Le ferment de ces protestations réside avant tout dans les affaires qui affectent le Premier ministre. Pour mémoire, Benyamin Netanyahou est sous le coup de trois affaires de fraude et de corruption, en attente d’un probable quatrième dossier à venir, qui sont instruites par la justice et dont les procès devraient commencer en ce mois d’avril. Cette situation est jugée insupportable par une partie de la société qui reste pourtant très minoritaire. En effet, l’électorat de droite et d’extrême droite, dont nous avons montré qu’il structurait désormais le paysage politique, reste convaincu que la justice est infiltrée et gangrénée par des gauchistes et qu’il convient donc de continuer à soutenir Benyamin Netanyahou pour lui conférer une légitimité populaire.
À l’instar de nombreux autres pays, les effets sociaux et économiques de la crise pandémique n’ont pas réussi à ce stade à générer une résistance sociale organisée, alors que la société israélienne est taraudée par les très fortes inégalités sociales et une pauvreté de masse – parmi les plus fortes au sein de l’OCDE – amplifiées par les effets de la crise actuelle.
Il est enfin frappant de constater que ce qu’il était convenu d’appeler il y a encore quelques années le « camp de la paix » est désormais quasi inexistant en termes de capacité de mobilisation. Il est ainsi symptomatique que les questions afférentes au règlement du dossier palestinien n’aient absolument pas été abordées au cours de la campagne électorale et qu’elles soient actuellement, de facto, un point mort de la vie politique israélienne.
Ainsi, les mouvements de protestation pâtissent de leur incapacité à construire à ce jour un débouché politique alternatif susceptible de s’imposer sur l’échiquier partisan. Le plébiscite personnel, pour ou contre Benyamin Netanyahou, a écrasé toutes les autres questions, à commencer par celle de la paix.
Alors qu’Israël entretenait d’excellentes relations avec les États-Unis sous l’ère Trump, comment devraient évoluer les relations entre les deux pays, les États-Unis étant désormais dirigés par un Joe Biden qui a mis en avant la défense des droits humains ?
Il est certain que la relation avec les États-Unis est devenue plus complexe avec l’élection de Joe Biden. Inutile de revenir sur la politique de soutien et d’alignement inconditionnelle sur Benyamin Netanyahou qu’avait mise en œuvre Donald Trump. Notons que le premier entretien téléphonique entre le président états-unien et le Premier ministre israélien a seulement eu lieu le 17 février, long délai qui a certainement inquiété ce dernier, habitué à plus de considération et de célérité de la part des États-Unis.
Inquiétude d’autant plus motivée que Washington a réaffirmé sa recherche d’une solution à deux États, qualifié les colonies israéliennes d’illégales, et donc signé la mort du plan que Donald Trump avait annoncé comme le « deal du siècle ». Il y a probablement dans les cercles décisionnels proches de Biden le sentiment confus que le soutien inconditionnel à l’État d’Israël devient en partie contradictoire avec le soutien inconditionnel à son Premier ministre actuel. Dans le même temps, Kamala Harris a annoncé la reprise des contacts avec les dirigeants palestiniens, la réouverture de la mission palestinienne à Washington et la réactivation de la participation financière des États-Unis à l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). A contrario, Joe Biden a expliqué qu’il ne reviendrait pas sur la décision du transfert de l’ambassade états-unienne à Jérusalem, mais allait rouvrir le consulat à Jérusalem-Est, signal de la reconnaissance de la ville trois fois sacrée comme capitale de l’État d’Israël, mais possibilité de la reconnaître aussi comme capitale d’un État palestinien, si ce dernier venait à voir le jour, ce qui nécessitera beaucoup plus que des signaux, aussi positifs fussent-ils. Il semble néanmoins que le dossier israélo-palestinien ne soit pas considéré à ce stade comme une priorité politique pour la nouvelle administration.
En dépit de ces réelles évolutions, je ne suis pas pour ma part persuadé que ce sera la défense des droits humains qui constituera l’alpha et l’oméga de la politique des États-Unis dans les quatre ans à venir. Sur la question qui nous intéresse ici, une partie des enjeux va se concentrer au cours des mois prochains sur la question de la Cour pénale internationale (CPI) dont la Palestine est membre depuis 2015. Nous savons en effet que cette juridiction internationale s’est déclarée compétente et a décidé d’ouvrir une enquête sur trois dossiers ayant trait aux territoires palestiniens depuis 2014. Le premier a trait aux crimes commis lors de la guerre de Gaza en 2014, le deuxième sur la répression de la marche du retour en 2018 qui a fait 200 morts et des milliers de blessés dont beaucoup handicapés à vie, le troisième enfin portant sur la colonisation juive en Cisjordanie elle-même puisque la Convention de Genève interdit de modifier la démographie d’un territoire occupé. Ce dernier point constitue le sujet le plus sensible pour l’État d’Israël puisqu’il est consubstantiel à son mode de fonctionnement et à ses objectifs.
Cette enquête de la CPI va devenir un enjeu fondamental dans les mois, et probablement les années, à venir. C’est sur celui-ci que nous pourrons constater, ou non, si la position de l’administration Biden marque une véritable rupture avec la précédente en respectant l’indépendance de la juridiction internationale, tout en sachant que ni les États-Unis ni Israël n’ont jamais ratifié cette convention.
La prochaine Coupe du Monde de football se tiendra au Qatar en novembre et décembre 2022. Cet événement fait de plus en plus l’objet de protestations et d’appels au boycott du fait de la situation des travailleurs étrangers. Le Qatar qui espérait gagner en visibilité en accueillant cette Coupe du Monde se trouve mise en accusation. Y aura-t-il un boycott et quels sont les termes du débat ?
L’analyse de Pascal Boniface.
In March 2021, the Institute of International ad Strategic Affairs (IRIS) published a report entitled “Sport mondialisé : les défis de la gouvernance”, co-authored with Carole Gomez and Pascal Boniface. The article below is an English translation of the paper’s executive summary.
Since the end of the 20th century, globalised sport has gained exponential significance in terms of politics, economics as well as popularity, as shown by the evolution of sport competitions’ television broadcasting rights. Indeed, whereas the Olympic Games in Rome (1960) were broadcasted in 18 countries, the London Games (2012) were watched in 220 countries and territories, with an increase of broadcasting rights by 21,398% between the two events.
The structure of sport governance, often perceived as outdated, has had to adapt to new economic, political and social challenges while addressing recurring threats to its integrity. The development of international sport has led to the formulation of criticisms against sport governing bodies, whose numerous polemics and accusations have negatively impacted the integrity of sport itself. The Fifagate or the 2002 Winter Olympic bid scandal figure among the controversies which have led various stakeholders to think about a new, or at least a better, type of governance. This recently published report presents a geopolitical and innovative approach to better comprehend and address the contemporary geopolitical stakes that have been impacting modern sport governance.
A wide variety of stakeholders has engaged with this issue: international sport governing bodies, supranational, national, as well as non-government organizations have formulated a number of approaches pushing for the implementation of a good sport governance. Academia has also published studies on the matter, such as the Swiss Graduate School of Public Administration and its “Principles for good governance in sport”, authored by Jean-Loup Chappelet and Michael Mrkonjic and published in 2013. Finally, and in addition to hybrid initiatives gathering civil society and sport organisations, athletes themselves – who have tended to be excluded from governance matters until recently – have been increasingly involved in governance reform in sport.
These initiatives serve as responses to recurrent criticisms faced by sport governance, whose shortcomings have been intensified by contemporary geopolitical challenges. For example, as early as 2001, the then IOC president Jacques Rogge identified match-fixing and doping as the two largest threats to sport. Also, organised crime has now made globalised sport a fertile ground on which it can launder dirty money by allying match-fixing with sport bets. The Russian doping scandal which debuted in 2014 figures among the many examples involving sport and doping in recent years. This particular episode placed the integrity of sport at the very centre of geopolitical confrontations between states which traditionally use sport as a soft power tool. Inscribed within this context, the adoption of the Rodchenkov Act by the US Senate in November 2020 signified two messages: one was directed against Moscow while the other confirmed Washington’s ambition to position itself as a sport integrity “policeman”. As a result, the efficiency of the Anti-doping World Agency, a multilateral organisation founded in 1999, was then largely questioned.
Additionally, international trends such as the fight against climate change have posed direct challenges to globalised sport governance. Indeed, global sport itself, which is directly threatened by climate emergency, is also being called out for its negative effects on the environment. Some sport governing bodies that are aware of this increasingly prominent challenge have added ‘sustainability’ to their governance pillars. Once again, there are exogenous actors to the sport movement involved in these reform policies, such as the United Nations and their Sport for Climate Change Action Framework.
The fight for gender equality has also played a significant role in global sport on two different levels, within the practice of sport itself and inside sport governing bodies. Although more women athletes have kept joining the sport movement since the 1990s, the IOC has recommended that such tendency should also be visible within sport governance itself during a 1996 global conference on “Women and sport”. However, as of today, women still have a limited role within sport governing bodies, particularly when compared to that of men. Within Olympic federations for example, only 8% of presidents and 11% of vice-presidents are women. Hence, despite substantial efforts spread over the past 15 years, a long way remains to be paved towards gender equality.
Finally, international movements in favour of human rights have also influenced an increasingly politicised globalised sport. Whereas apoliticism constitutes a fundamental pillar of sport’s organisation, athletes’ socio-political advocacy must now be considered. Indeed, through their engagement on and off the pitch, notably through social media, the principle of apoliticism itself has been called into question. Within the Olympic movement, the Rule 50, which has traditionally limited athletes’ freedom of speech, has for example been under scrutiny by the Athletes’ Commission, which will propose a set of policy recommendations in the Spring of 2021 to reform the rule, hence confirming how athletes are becoming game changers in sport governance reform.
It is therefore necessary that global sport considers contemporary geopolitical trends, by which it has been directly impacted, in the formulation of a new approach to governance. To read the full report (in French): Sport mondialisé : Les défis de la gouvernance
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This article belongs to the GeoSport platform, developed by IRIS and EM Lyon.
Edouard Simon vous donne régulièrement rendez-vous pour sa chronique « Vu d’Europe » traitant de l’actualité de l’Union européenne et de ceux qui la font. Cette semaine, il interroge le besoin de l’Europe envers le vaccin russe Sputnik V.
Alors que le nouveau président du Niger a qualifié d’« échec relatif » l’opération Barkhane, un rapport des Nations unies sur l’opération « Barkhane » ayant procédé à des bombardements près du village de Bounti, au Mali le 3 janvier dernier, a été rendu public ce 30 mars, mettant à mal la version française sur les évènements ayant entraîné la mort de 19 civils et 3 djihadistes. Le point sur l’opération Barkhane avec Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS, en charge du programme Afrique/s.
Le rapport des Nations unies sur l’opération « Barkhane » ayant procédé à des bombardements près du village de Bounti, au Mali le 3 janvier dernier, a été rendu public ce 30 mars. Il a notamment suscité des avis divergents de la part de Paris et de Bamako. En quoi ce rapport est-il problématique pour Barkhane au Mali ? Cela remet-il en cause sa présence dans la région ?
D’emblée et contrairement aux allégations du gouvernement français, il faut souligner que le rapport des Nations unies et la méthodologie déployée par 15 experts de l’ONU et 2 experts de la police scientifique de l’ONU sont plus que crédibles. Il y a un rappel précis du contexte de travail, des défis méthodologiques rencontrés dans un contexte sécuritaire, par ailleurs, volatile. Les conclusions sont implacables : « Au terme de l’enquête et des éléments recueillis, la MINUSMA est en mesure de conclure qu’une célébration de mariage s’est tenue le 3 janvier 2021, à proximité immédiate du village de Bounty (équidistant à 1 km du village et des hameaux de culture). Cet évènement a fait suite à la cérémonie religieuse du mariage qui a eu lieu la veille, le 2 janvier 2021 au soir, à Gana, village d’origine de la mariée, situé à 7 km au nord de Bounty » ; « La MINUSMA a conclu que le rassemblement consistait en une célébration de mariage qui a réuni une centaine de personnes, en majorité des civils habitant Bounty, à l’exception des cinq présumés membres de la Katiba Serma »[1]. Suivant ce rapport, 19 personnes ont été tuées dont 16 civils, 3 autres ont été blessés lors des frappes françaises et sont décédés au cours de leur transfèrement vers des centres de soin. Le terme de bavure circule désormais.
La réaction de Paris qui, est à la dénégation, emprunte une stratégie discursive insuffisante dans la mesure où elle n’apporte pas de preuves tangibles de la véracité des informations – classées secret Défense – qui lui ont permis de conclure à un rassemblement de terroristes. Il y a donc une asymétrie entre un rapport étayé et une déclaration qu’il faudrait croire sur parole. Cette asymétrie crée les conditions d’une suspicion et sans doute des « neutralisations » de djihadistes antérieures seront interrogées. Par ailleurs, en quoi une parole gouvernementale non étayée par des preuves tangibles serait-elle davantage une « bouche de vérité » qu’un rapport ayant confronté plusieurs centaines de témoignages et autres sources suivant un protocole méthodologique rigoureusement décrit, transparent et à la disposition du public ? Il y a là un paradoxe irréductible que ne pourront subsumer les déclarations offensives du ministère des Armées qui oppose « des témoignages locaux non vérifiables et des hypothèses non étayées à une méthode de renseignement robuste des armées françaises, encadrée par les exigences du droit international humanitaire ». Enfin, il y a un problème récurrent de posture de la part de Paris qu’est celle de la verticalité des relations : adoption d’un ton martial qui avait déjà fait le lit de critiques lors de la « convocation » des chefs d’État du G5 Sahel à Pau.
Dans ce contexte, et sur le court terme, il est plus que probable que les critiques redoublent et que cela instille un climat de défiance à l’égard de l’opération Barkhane. Depuis 2019, on observe des manifestations contre cette opération au slogan peu amène de « France dégage ». Jusqu’à présent si cela soulignait la lassitude des Maliens qui, depuis 2013, n’observent pas de résultats tangibles dans leur quotidien sinon une dégradation sécuritaire, on pouvait gager que c’était là une cyclicité aux rouages bien identifiés selon lesquels une force étrangère de libératrice finit par être perçue comme une force d’occupation au bout d’une certaine durée (syndrome US go back home). Néanmoins, un pas supplémentaire a été franchi et des arguments tangibles pourront désormais être mobilisés et/ou instrumentalisés contre la présence française sur fond de dissensions à peine feutrées entre Paris qui refuse catégoriquement toutes négociations avec les terroristes et Bamako dont le gouvernement a ostensiblement ouvert la brèche, lors de la libération de djihadistes contre celle de quatre otages dont la Française Sophie Pétronin, pour finalement ripoliner son discours, s’aligner sur Paris, au risque de frôler un claquement de jambes. En décembre 2020, Moctar Ouane, Premier ministre du gouvernement de transition du Mali, affirmait sur France 24 : « Le dialogue avec les terroristes est une volonté des Maliens ». Le 5 mars dernier, il répondait par l’affirmative à la question suivante : Peut-on combattre les terroristes tout en parlant avec eux ? Comprendra qui voudra…
Quoi qu’il en soit une crise est ouverte. Reste à voir comment les différents acteurs vont dorénavant réagir. Paris sera-t-elle contrainte d’infléchir sa position ? Dans une tribune accordée au Monde, en 2019, le général Bruno Clément-Bollée écrivait déjà : « Aujourd’hui, chaque événement dramatique est l’occasion de conspuer « Barkhane », qu’elle soit liée ou non à l’affaire en cours. La force est taxée d’inefficacité, d’inutilité, voire, parfois, de complicité avec certains mouvements rebelles. À ce train, notre contingent ne sera-t-il pas obligé de quitter le théâtre un jour prochain sous une pression populaire, et non sécuritaire, simplement parce que l’idée même de sa présence au Sahel sera devenue insupportable ? » Bounty sera-t-il ce point de bascule ? La question mérite d’être posée. Tout en sachant que le contexte risque de profiter aux djihadistes…
Le nouveau président élu au Niger, Mohamed Bazoum, prendra bientôt ses fonctions le 2 avril. Il a notamment qualifié d’« échec relatif » l’opération Barkhane, exprimant l’idée qu’un retrait partiel des troupes françaises n’aurait pas de grand impact sur la situation du pays. Cette prise de position peut-elle mettre en difficulté l’opération Barkhane au Niger et plus largement au Sahel ?
La déclaration de Mohamed Bazoum se surajoute à une situation tendue au Mali ce qui évidemment achève de fissurer le consensus qui avait été requis par le président Macron lors du Sommet de Pau et le « sursaut politique » qu’il avait appelé de ses vœux lors du Sommet de N’Djamena, en février dernier. L’échec relatif constaté par le nouveau président du Niger aurait, au demeurant, pu être développé : qu’est-ce qu’il entend par là ? Quels sont ses griefs ? Vraisemblablement, il n’assume pas totalement sa position et, peut-être, acquis par-devers lui à la formule macronienne « et en même temps », il n’écarte pas un retrait partiel des forces françaises de Barkhane, tout en demandant à Paris de maintenir son dispositif aérien au Sahel. À voir si Paris, déjà fortement critiquée et dont 50 soldats sont décédés depuis 2013, accepte un service à la carte ou si cela fait partie de la stratégie qu’elle a déjà arrêtée considérant qu’une réorganisation stratégique attendue pour le Sommet de N’Djamena pourrait être annoncée au Sommet de Bruxelles en juin prochain avec une possible réduction du surge (déploiement de 600 hommes supplémentaires décidés en janvier 2020) et la mise en place des modalités pratiques d’un soutien en deuxième ligne permettant son invisibilisation progressive.
Cette déclaration de Bazoum nuit sans conteste à l’image de Barkhane. Toutefois, contrairement à la situation au Mali, on peut se demander s’il n’a pas d’abord souhaité donner des gages à ses concitoyens d’une indépendance vis-à-vis de la France, tandis que de nombreuses manifestations ont éclaté depuis son élection. Rappelons que depuis sa prise de parole dans les médias le 29 mars, il a essuyé une tentative de coup d’État dans la nuit du 30 au 31 mars, à deux jours de son investiture, montrant suffisamment les tensions internes dans son pays sur fond d’attaques djihadistes de l’EIGS perpétrées contre des civils. Tiendra-t-il sa ligne politique ou sera-t-il contraint à des inflexions voire à des renoncements ?
On assiste au Sahel, et plus particulièrement au Mali, à une volonté des gouvernements d’entamer un dialogue avec certains groupes djihadistes afin de mettre en place des négociations pour la paix. Une décision qui semble complexe pour Barkhane qui a désigné cesdits groupes comme principales cibles en 2021. La force Barkhane doit-elle envisager de changer de stratégie au Sahel ?
Les négociations avec les djihadistes ont déjà lieu à un niveau local et le fil ne semble pas avoir été rompu au niveau gouvernemental, en atteste la libération des otages en échange de celle de djihadistes ou présumés djihadistes en octobre 2020, avec Iyad Ag Ghali comme intermédiaire jugé comme interlocuteur crédible. Est-ce que ces négociations peuvent ramener la paix ? Rien n’est moins sûr tant les conflits sont pluriels au Mali et tant les factions djihadistes sont engagées dans des combats meurtriers (AQMI contre EIGS). Néanmoins puisque l’on ne cesse de ventiler l’idée d’une nécessaire sahélisation des solutions, slogan désincarné qui a favorisé l’apparition d’un néologisme, il y a un paradoxe qui fleure la communication que souligne la dissonance entre les décisions prises par Paris qui refuse catégoriquement tout dialogue avec les djihadistes, n’écoutant pas que c’est là un souhait exprimé par les Maliens et, ce en plusieurs occurrences, depuis 2017 lors de la conférence de l’entente réitérée en 2019 dans le cadre du Dialogue national inclusif (DNI). Ils souhaitent en effet ouvrir des négociations avec les chefs affiliés à AQMI.
Depuis octobre 2020, et les négociations engagées par le gouvernement de transition avec Iyad Ag Ghali, il y a déjà eu un changement stratégique de Barkhane. L’ennemi désigné à Pau, en janvier, était l’EIGS et il avait été acté une concentration des forces dans la zone dite des trois frontières (Mali, Burkina Faso, Niger). Puis, suite à la libération de djihadistes affiliés à AQMI et la recrudescence des attaques dans le centre du Mali, les chefs respectivement du GSIM, Iyad Ag Ghali et de la Katiba Macina, Amadou Koufa ont été désignés comme les nouvelles cibles. Le discours du président français, suite au Sommet de Ndjamena, en février 2021, empruntant des accents guerriers a été sans appel : il faut « décapiter les groupes djihadistes » affiliés à Al-Qaïda visant ainsi clairement leurs chefs. Au regard de ces changements de fronts et d’ennemis désignés ressort l’impression que l’opération est dans des logiques tactiques et non stratégiques, dans le sens développé par Michel de Certeau[2]. On ne voit guère de stratégie globale se dégager. S’il y a temporairement eu un démantèlement de l’EIGS dans la zone des trois frontières, avec des résultats tangibles, cette zone est loin d’être stabilisée et les attaques ont repris montrant les capacités de reconstitution de ces groupes nécessitant de concentrer les efforts sur la moyenne et la longue durée pour pouvoir tirer des résultats concluants. Au Sommet de Ndjamena avait, également, été entériné le fait que 1200 soldats tchadiens – qui sans doute ont des protocoles peu sourcilleux du droit international – sécurisent durablement ladite zone. Pour l’instant, la priorité du président Déby est de sanctuariser sa réélection pour un 6e mandat sur fond de contestations intérieures. Pourra-t-il honorer son engagement ? Cela reste à voir… De ces différentes observations ressortent l’impression que le président Macron a fait un pari à Ndjamena : viser une politique de résultats en prévision de la présidentielle de 2022 avec deux axes prioritaires, l’élimination de chefs djihadistes, préfigurant un démantèlement supposé de leurs affidés, et une européanisation de la solution via l’opérationnalisation de la task force Takuba, au risque d’amplifier l’embouteillage sécuritaire dans le pays, et ce afin d’alléger le dispositif de Barkhane – au moins sur le plan humain -. Des résultats concrets permettant de servir d’arguments de campagne. Cette feuille de route fleure le pari pascalien qui, en contrepoint de sa politique sur le plan intérieur français et sa gestion de la crise sanitaire, finit par être sa marque de fabrique. À son crédit toutefois, on peut relever qu’il a réussi à internationaliser la question et a mobilisé l’Union européenne pour sortir Barkhane de l’impasse même si demeurent des interrogations sur la manière de mutualiser les efforts des différents acteurs. Le pire n’est jamais sûr… Et ce sont les populations qui risquent d’en être les premières victimes. À voir désormais comment Barkhane peut rester, sous quelles modalités en concertation avec un consortium de pays élargi.
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[1] MINUSMA, Division des droits de l’homme et de la protection, Rapport sur l’incident de Bounty du 3 janvier 2021, Mars 2021, pp. 14-15.
[2] CERTEAU Michel de, L’invention du quotidien. Les arts de faire, volume 1, Paris, Gallimard, 1990, p. 259.
Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’IRIS, répond à nos questions à l’occasion de la parution de son nouvel ouvrage « Géopolitique de l’économie » :
– L’économie et la géopolitique sont-ils deux domaines déconnectés et indépendants l’un de l’autre ?
– Quelles sont les dynamiques économiques les plus prégnantes dans le monde d’aujourd’hui ?
– Votre ouvrage paraît en 2021, une année marquée notamment par la continuité de la crise sanitaire. Qu’en est-il aujourd’hui des conséquences du Covid-19 sur l’économie mondiale ?
Joe Biden entend parvenir à des consensus avec les républicains sur plusieurs grandes réformes législatives. Parviendra-t-il à surmonter des clivages idéologiques anciens, mais que les années Trump ont cristallisés ?
Joe Biden l’a dit plusieurs fois lors de sa conférence de presse du 25 mars, sa première en tant que président : l’un de ses objectifs est de mettre un terme à la politique de division à Washington. Il souhaite ardemment que les républicains le rejoignent sur ses grandes réformes à venir. Immigration, infrastructures, emploi, environnement… L’agenda de l’exécutif est chargé, sans compter les réformes dictées par l’actualité chaude : limitation des armes à feu, défense de l’accès au vote pour les minorités. Le dilemme du président et des démocrates est dès lors celui-ci : est-il préférable, politiquement, de voter de grandes lois bipartisanes ou bien de passer les réformes à tout prix, sans l’appui des républicains, puisque la base électorale démocrate les attend ? Devant les journalistes, Biden a renvoyé la balle dans le camp conservateur, qu’il a mis au défi du travail commun.
Le pari du président, c’est notamment de mettre un terme à l’obstruction partisane au Sénat. Ce n’est rien de dire que ce sera extrêmement difficile. Le récent Plan de relance de 1 900 milliards a bénéficié d’une procédure de simplification du vote (une règle nommée « budget reconciliation process ») en raison de l’urgence. Mais cela peut difficilement être le cas pour les prochains projets de loi, notamment celui relatif au projet dit « Bring Back Better » qui rassemblera des articles sur la rénovation des infrastructures (routes, ponts, aéroports, écoles, réseaux d’électricité, etc.), la sauvegarde du climat et la création de dizaines de milliers de nouveaux emplois, en partie financés par de l’argent public, qui y seront directement affectés.
Le poison du « filibuster »
Il existe en effet un dispositif imposant au Sénat de disposer de 60 voix (les trois cinquièmes), et non de 51 (sur 100), pour adopter une loi, lorsqu’au moins un sénateur ou une sénatrice refuse qu’on l’on mette fin au débat parlementaire pour procéder au vote. Peut alors se mettre en place une tentative d’obstruction de la minorité, tentative appelée « filibuster », qui se caractérise par le fait, pour un ou une élu.e, de parler pendant des heures sans qu’il soit possible de l’interrompre, jusqu’à parvenir à un accord ou bien, s’il est impossible d’obtenir les 60 voix nécessaires, la majorité jette l’éponge et abandonne le texte. Le problème est que la règle des 60 votes est de moins en moins utilisée pour négocier entre les deux camps, et de plus en plus pour bloquer purement et simplement toute réforme voulue par adversaire. Ce que Biden a volontiers reconnu lors de sa conférence de presse du 25 mars, ajoutant que le filibuster était une relique de l’époque, raciste, de Jim Crow, et qu’il prendrait au besoin les mesures qui s’imposent. Mais pour l’heure, il veut croire à des consensus possibles avec le Grand Old Party.
Ce principe de la majorité de 60 pourrait, du reste, être assoupli (il l’a beaucoup été ces dernières années déjà, notamment pour faciliter les confirmations de juges et de ministres), voire supprimé par les démocrates, aujourd’hui majoritaires d’une voix, la cinquante-et-unième, celle de la présidente du Sénat qui n’est autre que Kamala Harris. Et l’on pourrait légitimement penser que c’est dans leur intérêt. Mais ils et elles perdraient alors, si le Sénat rebasculait à droite aux Midterms de novembre 2022, une possibilité de contrer des réformes des républicains (et pourraient moins faire valoir, le cas échéant, des intérêts électoralistes pour leur circonscription auprès du parti démocrate). L’unanimité n’est donc pas de mise pour y mettre un terme, la voix des « contre » étant emmenée par Joe Manchin, le sénateur poil-à-gratté de Virginie-Occidentale, dont on n’a pas fini d’entendre parler.
La politique est désormais extrêmement partisane aux États-Unis, et en particulier au Congrès fédéral, et cela ne date pas de Trump (même si cela s’est aggravé sous sa présidence). Mais alors la conséquence est que beaucoup de réformes risquent d’être bloquées et d’occasionner la colère des électrices et des électeurs (de chaque camp).
Immigration, port d’armes, accès au vote… des divisions partisanes insurmontables
Trois sujets, en particulier, seront scrutés de près. Sur l’immigration, Biden est taxé de laxisme par les républicains qui, cependant, lorsque leur parti avait la majorité au Sénat comme à la Chambre (les deux premières années du mandat de Trump) n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur une loi. En cause : leurs propres divisions entre les chrétien.ne.s humanistes, les libertarien.ne.s, les pragmatiques qui savent que nombre de secteurs économiques comme l’agriculture, le high-tech ou les services à la personne ne fonctionnent pas sans les immigré.e.s (y compris clandestin.e.s), et les tenant.e.s d’une ligne identitaro-sécuritaire. Or il faudra bien, un jour, combler le vide juridique concernant les onze ou douze millions de clandestin.e.s qui vivent et souvent travaillent aux États-Unis, et notamment les 700 000 « Dreamers », qui sont arrivé.e.s mineur.e.s avec leurs parents sur le sol américain, y ont fait des études pour certain.e.s et y occupent parfois un emploi. Autant de gens sans véritable statut.
Autre sujet chaud : le libre port d’armes. Même après les massacres, ces derniers jours, d’Atlanta et de Boulder (Colorado), et alors que l’opinion publique est majoritairement en faveur d’une régulation fédérale (contrôle des antécédents psychiatriques et/ou judiciaires, interdiction des fusils d’assaut) que souhaitent Biden et Harris, les élu.e.s républicain.e.s du Congrès ne voteront probablement jamais avec les démocrates en ce sens.
Et, last but not least, le projet de loi voulu par Biden pour garantir l’accès au vote de tous et de toutes, alors que dans plus de quarante États fédérés, les républicains veulent réduire, par de nouvelles législations, le vote anticipé, le vote par correspondance ou encore contraindre l’électorat à disposer de papiers d’identité avec photo – tout cela, afin de limiter le vote des minorités ethniques. « From Jim Crow to Jim Eagle », pour paraphraser le président, furieux de telles initiatives (qu’il a qualifiées de « malades » et d’« anti-américaines » le 25 mars).
Pour l’heure, Joe Biden mise sur son expérience passée de négociateur en chef quand il était sénateur et sur le savoir-faire de ses collaborateurs et collaboratrices. Mais il y a longtemps que les couloirs du Capitole ne craignent plus le pouvoir d’un Josh Lyman.
The last time Glastonbury took place, in pre-pandemic 2019, a highlight of the music festival was the appearance of British rapper Dave on the ‘Other Stage’. During his performance, he beckoned a fifteen-year old onto the stage to join him in a rendition of what remains Dave’s best-known track – ‘Thiago Silva’.
At that time, Brazilian international footballer Silva was a stalwart centre-back, the main stay of Paris Saint Germain’s ‘le défenseur’ during its ascent to the top of French professional football. As the teenager clambered upon the stage, it became clear that he was wearing a now iconic PSG shirt replete with the logos of sponsors such as Ooredoo and QNB.
The Glastonbury PSG fest seemed inevitable; the video to accompany the track’s original launch in 2016, in which fellow British rapper A.J. Tracey appeared, was an homage to all things PSG including the club logo, its stadium and the suburbs of Paris from which the club traditionally draws its support.
It is not the first time that PSG, football and diverse urban communities have appeared together on-stage or in music videos. Other rap track videos in which PSG apparel appears centre-stage include Sugar MMFK’s ‘Trikot von Paris’, and Guy2Bezbar’s ‘BEBETO’.
Strong links between football, sports apparel and fashion are hardly new, the likes of the Fred Perry, Kappa and Lacoste brands have long had a symbiotic relation with the sport. Nor are connections between football and music a surprise, indeed one can even think of bands such as the Kaiser Chiefs which is named after a football club in South Africa and Saint-Etienne, named after a French Ligue 1 club.
However, the bonds and associations now being forged between Generation Z and PSG are particularly notable. Socio-culturally, they appear to reflect a sense of place and an urban identity that is rooted in sub-groups with diverse and sometimes multiple heritages, where consumption is inextricably bound-up in lifestyle, fashion and digital technology.
The role that PSG plays in people’s identity and sense of place warrants analysis in and of itself. However, it is the political backdrop to the clustering of young people around PSG, that is particularly intriguing. After all, the club is owned by Qatar Sports Investment, an investment vehicle through which the Gulf nation’s government acquires stakes in sports properties around the world. Meanwhile shirt sponsors Ooredoo (a telecommunications company) and QNB (a bank) are both Qatari stated-owned, adding a further interesting cultural-political dimension to the relationship between nation state and publics.
Qatar wrestled with its position in the world from a western standpoint. Indeed, this is a country that has struggled to shake-off its controversial associations with the right to host FIFA’s World Cup in 2022. Ever since the decision was made, Qatar has also been trying to shrug-off stories about its mistreatment of migrant workers and bribery. There are also concerns relating to equality, freedom and democracy.
Yet in the world of rap and the urban environments of Paris, London and other big European cities, for some young people Qatar-owned PSG is the epitome of cool and the embodiment of style, an unlikely emblem of their collective values. Whilst the symbols of state-led corporate Qatar add to the status-laden mix, as they adorn one of world football’s most desired items of apparel.
Nowhere is this convergence more apparent than in the video for Niska’s track ‘Freestyle PSG’, which depicts a lifestyle to which numerous people across the world presumably aspire. Indeed, when watching the video one is reminded of a banner that is often seen when driving around Doha: ‘Qatar deserves the best’.
Whilst the government in Qatar has tried to convince itself and the country’s population that they too deserve the best, the country has been similarly engaged in creating an equally compelling narrative in Paris and beyond. The world-record breaking signing by PSG in 2017 of Brazilian international Neymar being the most prominent example of this.
Neymar’s signing was classic soft power projection, especially as it took place at a time when Qatar’s near neighbours (such as Saudi Arabia) had just cut diplomatic relations with the government in Doha. Much has also been made of the small Gulf nation’s hosting of the 2022 World Cup, another attempt at soft power projection designed by Qatari government to convince the world that they want what many others also want.
Crucially, soft power is the opposite of hard power which involves coercion and force. Soft power is attractive power, a means through which a country attempts to convince others that it wants the same things as they do. But it is still power, which raises the issue of what it is that Qatar actually wants.
A small Gulf nation of less than three million people which, until 1971, was a British protectorate, Qatar is a strategically vulnerable country (precariously wedged in-between Saudi Arabia and Iran) about which people have historically known very little. It is also a country with huge oil and gas wealth.
Yet it is a country that is not without issues, the treatment of immigrant labourers being one such challenge. At the same time, Qatar remains a somewhat conservative nation, bound by the doctrine of Wahhabism. This has typically dictated that matters of gender equality and sexual orientation have not been addressed in the same way as in many other countries.
Nevertheless, Qatar is trying to reform, develop and change whilst at the same time trying to ensure that it becomes a relevant, legitimate and prominent member of the international community. It may seem like a big jump from the committee rooms of government in Doha to the ‘Other Stage’ at Glastonbury; in fact, it is not.
The legitimacy, relevance and visibility delivered by an association with rap, apparel and Thiago Silva is classic soft power. Instead of questioning the country’s ideology or highlighting the state’s failings, all that most people see is status, fashion and a lifestyle statement. In a world where symbols are an increasingly important measure of distinction or uniqueness, PSG’s is shining brighter than others influencing the everyday activities of influential youth groups. This is perhaps the underlying mechanism of soft power projection
In the same way that most people eat at McDonalds without questioning US foreign policy, or marvel at Brazilian football without thinking about deforestation in the Amazon, so Sugar MMFK and PSG make Qatar cool without people feeling the need to question the nation and its state. This, then, is the (rap) power of soft power.
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This article belongs to the GeoSport platform, developed by IRIS and EM Lyon.
Dès les premières semaines de son mandat, Joe Biden envoyait des signaux assez clairs à l’égard de Riyad, que ce soit en reprenant les discussions avec Téhéran concernant l’accord sur le nucléaire, en suspendant les ventes d’armes dans le cadre du conflit au Yémen ou en autorisant la publication d’un rapport secret de la CIA sur l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, qui faisait état de la responsabilité de Mohammed Ben Salmane, le prince héritier du royaume.
L’occasion pour Pascal Boniface de revenir, dans cette vidéo agrémentée de cartes, photos et graphiques, sur la relation singulière qui lie les deux pays depuis près de 80 ans.
Les menaces d’interdiction à l’encontre du Parti démocratique des peuples (HDP) se font de plus en plus précises, avec notamment un acte d’accusation de 609 pages rédigé et remis le 18 mars à la Cour constitutionnelle par le procureur général de la Cour de cassation, ou encore l’arrestation d’un député du HDP au sein même des bâtiments de la Grande assemblée nationale de Turquie alors que son immunité parlementaire venait de lui être retirée.
Mesures d’interdiction répétées à l’encontre des partis kurdistes
Soumis à des mesures d’interdiction à répétition en Turquie, les partis de la mouvance kurdiste sont, de longue date, confrontés à des mesures d’interdiction. Fondé en 2008, le Parti de la paix et de la démocratie (BDP) fut ainsi le septième avatar de cette sensibilité politique, les six précédents ayant été successivement dissous. Ses bastions électoraux se concentrant principalement dans certaines circonscriptions du Sud-Est anatolien, il décida en 2007 de présenter des candidats indépendants pour contourner la loi sur le barrage électoral des 10 %[1]. Cette tactique lui permit, en 2007 puis 2011, d’obtenir l’élection d’un nombre suffisant de députés, qui créèrent un groupe parlementaire.
Comme ses prédécesseurs, le BDP fut accusé d’être la vitrine légale du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). C’est pourquoi ce courant politique décida de créer un nouveau cadre partisan avec la fondation, en octobre 2012, du Parti démocratique des peuples (HDP). Affirmant transcender son ancrage ethnique pour devenir un parti national turc, il fit le choix de se présenter en tant que tel aux élections législatives de 2015. Pari osé. En effet, s’il n’était pas parvenu à dépasser le barrage des 10 %, il perdait mécaniquement sa qualité de parti parlementaire. C’est pourquoi il chercha à élargir sa base électorale en insérant parmi les candidats présentés, des membres de la gauche radicale turque, des militants des droits humains, différents représentants de minorités confessionnelles ou sexuelles. Promouvant, pour la première fois en Turquie, la parité entre les genres et se réclamant de l’esprit de Gezi[2], il réussit son pari en réalisant des résultats significatifs lors des élections législatives de juin 2015, de novembre 2015 puis de 2018, avec respectivement 13,2 %, 10,76 % et 11,7 % des suffrages exprimés.
Pour autant, en dépit de ces avancées significatives, on ne doit pas céder aux théorisations superficielles, qui ont eu cours après ces élections, le présentant comme une formation politique d’un type nouveau. Ce parti, s’il a relativement su s’affranchir de son tropisme kurdiste, n’en reste pas moins dépendant de son ancrage initial et du soutien de grands clans et familles kurdes. Or ces derniers, souvent conservateurs, développent une conception de l’avenir de la société qui résiste, pour le moins, aux utopies libertaires des partisans de Gezi et représentent une part de la base sociale du HDP. La dualité de ses soutiens et de ses objectifs constitue pour ce dernier un défi central qui, à ce jour, n’est toujours pas tranché et explique le mouvement de balancier politique récurrent du parti[3].
Le retour du Parti de la justice et du développement (AKP) à une approche étroitement sécuritaire au cours de l’été 2015 a été interprété comme une réaction au renforcement des combattants kurdes organisés en Syrie par le Parti de l’union démocratique (PYD), franchise syrienne du PKK fondée en 2003, qui semblait contredire la volonté exprimée par ce dernier de renoncer graduellement à la lutte armée. Il doit aussi être analysé comme une réponse à la concurrence politique que commençait à représenter le HDP, en attirant des électeurs kurdes qui votaient auparavant pour l’AKP, notamment dans les régions orientales de l’Anatolie.
Dialectique compliquée entre lutte armée et combat au sein des institutions
Pour tenter de saisir au plus près les dynamiques du dossier kurde en Turquie, une question essentielle se concentre en effet sur le rapport entre le PKK et le HDP. Dans l’histoire des luttes de guérillas, divers partis politiques ont, par le passé, entretenu des liens avec des groupes armés – ainsi le Sinn Féin en Irlande ou Herri Batasuna au Pays basque espagnol – et ont été confrontés aux mêmes dilemmes : condamnés à être perçus comme les branches légales d’un mouvement armé tout en affirmant leur indépendance vis-à-vis de ce dernier, refusant de condamner l’action armée bien qu’acceptant de participer aux batailles électorales. Ce sont aussi les positions qu’ont adoptées les partis prokurdes successifs en Turquie depuis 1990, cherchant à se disposer comme intermédiaires entre le mouvement armé et les autorités gouvernementales. N’affirmant désormais plus directement de revendications séparatistes, les partis kurdes ou kurdistes sont constamment en proie à de multiples discordances, d’autant que, fréquemment en butte à la répression, leurs choix tactiques sont sans cesse contraints.
Probablement nombreux sont les militants désorientés par cette tension permanente entre lutte armée et tentative d’insertion dans la lutte légale au sein des institutions turques. Si le HDP a clairement fait le choix de se construire comme parti turc, il ne peut néanmoins diluer la dimension kurde de son combat, au risque de se couper de sa base militante. Comme l’explique pertinemment Eva Bernard : « Ainsi, le potentiel de pacification porté par le HDP en tant qu’acteur politique prokurde tient de sa capacité à convaincre les acteurs armés qu’il peut porter leurs revendications dans la sphère politique et qu’il en élargit ainsi la portée. Pour ce faire, il doit être vu par les sympathisants du mouvement kurde comme un acteur radical, au sein du système politique turc. À l’inverse, la disjonction entre le HDP et les acteurs les plus radicaux du mouvement, prônée par les autorités, éloignerait la perspective d’une résolution politique de la question kurde ».[4]
Politiques répressives à l’encontre du HDP et de ses soutiens
Or, la reprise des affrontements armés depuis juillet 2015 a eu lieu dans un contexte de violentes pressions à l’encontre du HDP : agressions physiques et arrestations de ses militants, attaques contre des bureaux du parti, destitution de leurs fonctions de maires HDP élus[5], levée de l’immunité parlementaire, arrestation de députés et déchéance de leur mandat pour certains[6]. Ainsi Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, coprésidents et parlementaires du HDP, furent arrêtés avec onze autres députés en novembre 2016. Cela n’empêchera pas le premier d’être candidat à l’élection présidentielle de 2018. Il mena la campagne électorale du fond de sa cellule et recueillit 8,4 % des suffrages exprimés avant d’être condamné à quatre ans et huit mois de prison en septembre 2018 pour propagande d’organisation terroriste.
Pour comprendre l’ampleur et les enjeux de la répression, il faut prendre en compte le fait que le Parti d’action nationaliste (MHP), incarnant l’extrême droite nationaliste et allié de l’AKP, ne cesse de faire pression sur ce dernier et de répéter en boucle que les partis kurdistes représentent un « danger pour la survie de l’État », c’est-à-dire un danger pour la pérennité de la domination de l’identité turque au sein de la Turquie républicaine. C’est d’ailleurs bien ce parti qui est à la manœuvre depuis quelques semaines pour obtenir l’interdiction du HDP, bénéficiant d’une oreille très réceptive de la part de Recep Tayyip Erdoğan. On peut en outre noter que d’autres composantes du spectre politique turc se situent sur une ligne identique favorable à l’interdiction du HDP.
Non contentes de criminaliser les activités des militants du HDP, les autorités turques répriment aussi les voix de la société civile qui s’expriment en faveur du processus de paix. On peut, par exemple, mentionner l’ouverture d’une instruction à l’encontre d’une partie des 2 000 universitaires et intellectuels ayant lancé une pétition pour la paix intitulée « Nous ne serons pas associés à ce crime » au mois de janvier 2016. 700 d’entre eux ont alors été ou sont poursuivis en justice, cette pétition étant assimilée par les autorités judiciaires à un acte de propagande en faveur du PKK. Le 7 mai 2019, Füsün Üstel, enseignante retraitée de l’Université de Galatasaray, entrait à la prison des femmes d’Eskisehir pour y purger sa peine de onze mois de privation de liberté. Elle était la première universitaire écrouée dans le cadre de ce dossier. Au printemps 2020, 191 d’entre eux avaient été condamnés à des peines d’emprisonnement allant de quinze mois à trois ans de prison.
Non seulement attentatoires aux libertés démocratiques, ces mesures sont aussi politiquement contre-productives, car si certains nationalistes kurdes, bien que déçus des positions à leurs yeux insuffisamment tranchées du HDP, estimaient qu’ils n’avaient le choix que de le soutenir, ils peuvent désormais considérer que toute tentative de faire valoir leurs revendications dans le cadre des institutions est en réalité vaine. Facteur amplificateur, l’autonomisation de fait des « cantons kurdes » en Syrie a probablement également contribué à raviver le rêve chez certains de voir un jour naître un Kurdistan indépendant.
Pour faire face au raidissement du pouvoir, conserver le soutien de la tendance la plus radicalisée du mouvement et être considéré comme un représentant légitime des revendications kurdes, le HDP est sans cesse tenté de revenir à un discours spécifiquement centré sur la question kurde. En décembre 2015, lors d’une réunion du DTK[7], Selahattin Demirtaş, alors coprésident du HDP, a par exemple explicitement défendu un processus d’autonomisation locale, voire, un jour, la perspective de l’indépendance : « Dans ce nouveau siècle, le Kurdistan aura un statut. Il y aura peut-être des États fédéraux, peut-être des États indépendants ».[8] Néanmoins, la décision du parti de ne pas présenter de candidats lors des élections municipales de mars 2019 dans la plupart des grandes villes de l’Ouest du pays, dans le but affirmé de tout faire pour battre les candidats de l’AKP et ses partenaires du MHP, c’est-à-dire l’alliance électorale soutenant le pouvoir, constitue une preuve de maturité politique et un signe manifeste de la volonté de s’inscrire dans le jeu politique national.
Promouvoir une solution politique négociée
C’est donc la complexe combinaison de l’arrêt des opérations militaires dans les régions kurdes de Turquie, avec la reconnaissance de l’affirmation du HDP comme acteur politique à part entière du système turc, et enfin l’acceptation tacite des liens entre ce parti et les acteurs armés, qui constituent les conditions nécessaires à la construction d’un processus de paix stable et à la désescalade de la violence. La conjoncture politique ne s’y prête certes pas et l’on peut considérer que les succès électoraux du HDP, en 2015 puis en 2018, ont contribué à déclencher une double réaction de l’AKP d’une part, du PKK de l’autre. Chacun de ces protagonistes a perçu le HDP comme un concurrent problématique et en a stoppé l’ascension en réduisant son espace politique : le pouvoir par la reprise des opérations militaires dès l’été 2015, l’aile la plus militariste du PKK en lançant un processus d’insurrections urbaines dans l’Est et le Sud-Est du pays au cours de l’automne de la même année qui se termina par un échec sanglant. Le HDP a donc, de facto, été pris sous la double pression d’Ankara et de Qandil[9].
C’est à la lumière de ces éléments qu’il est possible de comprendre l’enjeu de l’interdiction du HDP. Si telle était la décision prise, elle serait à la fois attentatoire aux libertés démocratiques fondamentales, puisqu’il s’agit d’un parti légal et parlementaire, mais constituerait en outre une grave erreur politique, car réduisant encore un peu plus la possibilité de résolution de la question kurde par la voie de la négociation et du compromis. Quelle que soit l’appréciation que l’on puisse porter sur le PKK, nous devons admettre qu’il est beaucoup plus puissant que lors de sa création en 1978 ou lorsqu’il a lancé la lutte armée contre l’État turc en 1984. On doit en conclure que l’option du « tout militaire », qui a été privilégiée par les gouvernements successifs depuis lors, est un échec et ne constitue manifestement pas la bonne méthode.
Il s’agit donc de reprendre les négociations entre l’appareil d’État et des représentants du mouvement kurde, comme d’ailleurs Recep Tayyip Erdoğan lui-même l’avait décidé entre la fin 2012 et l’été 2015. Pourquoi ce qui était possible alors ne l’est-il plus aujourd’hui ? C’est dans ce type de situation que l’on fait la différence entre un homme politique avant tout préoccupé par les prochaines échéances électorales et un homme d’État susceptible de se hisser au niveau de la résolution d’une question essentielle pour l’avenir de son pays. La lancinante question kurde constitue très certainement le défi central qui est posé à la société turque, car elle s’inscrit dans l’Histoire et parce qu’aucune démocratie apaisée ne pourra s’affirmer dans le pays sans qu’elle ne soit résolue.
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[1] Le système électoral turc comporte une disposition notoirement antidémocratique puisqu’il impose à tout parti se présentant aux élections législatives d’atteindre au moins 10 % des suffrages exprimés au niveau national pour accéder à la représentation parlementaire. Se présenter comme candidat indépendant permet de contourner cette disposition.
[2] En référence au nom d’un petit parc de promenade d’Istanbul, dont le projet de destruction fit naître un fort mouvement de protestation sociale, à la fin du mois de mai 2013 et dans les semaines qui suivirent, à Istanbul et dans toutes les villes de Turquie.
[3] Voir à ce propos Aurélien Denizeau, « Le HDP, un nouveau venu en quête d’ancrage », Note franco-turque, n° 16, IFRI, janvier 2016.
[4] Eva Bernard, « Le mouvement kurde entre le maquis et les urnes », Observatoire de la vie politique turque, Institut français d’études anatoliennes, 29 avril 2016, http://ovipot.hypotheses.org/14227
[5] Pour mémoire, les élections municipales de 2014 permirent au HDP de conquérir 102 mairies, mais 96 maires furent graduellement destitués et remplacés par des administrateurs nommés par l’État. Les élections municipales de mars 2019 permirent à 65 maires du HDP d’être élus, mais, au mois de mars 2021, 48 d’entre eux avaient été à leur tour graduellement destitués et pour certains placés derrière les barreaux.
[6] Ainsi en mai 2016, les différentes mesures concernent 53 des 59 députés du HDP. Accusés de collaboration avec le PKK et refusant de se rendre aux convocations de la justice, neuf d’entre eux sont arrêtés et emprisonnés le 4 novembre 2016. Au total, pour la législature 2015-2018, 23 députés HDP auront été arrêtés ou contraints à l’exil.
[7] Congrès pour une société démocratique, regroupant une grande partie des organisations de la société civile kurde.
[8] Zaman France, 1-7 janvier 2016.
[9] Du nom des massifs montagneux du nord de l’Irak, dans lesquelles se trouve basée une partie de la direction militaire du PKK.
Comment le dossier sur le nucléaire iranien peut-il évoluer alors qu’une nouvelle administration vient de prendre place aux États-Unis ? Quel est le jeu de l’Iran sur la question alors que le pays rencontre des difficultés quant à son positionnement sur la scène régionale et son soutien indéfectible au régime Assad ? Entretien avec Thierry Coville, chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran.
Seulement un mois et demi après le début de son mandat, la menace iranienne est au cœur de la politique étrangère de Joe Biden. Que peut-on attendre de l’administration américaine sur le dossier iranien ?
Pour le moment, le flou demeure en ce début d’administration quant à leur positionnement sur la question iranienne. Cependant, des points importants sont à relever.
Tout d’abord, Joe Biden a bien annoncé vouloir revenir dans l’accord sur le nucléaire de 2015, marquant sa différence avec l’administration précédente concernant sa politique vis-à-vis de l’Iran et du Moyen-Orient. Au regard de la composition de son administration et notamment de la nomination de Robert Malley comme responsable de l’Iran au Département d’État, Joe Biden semble montrer qu’il va privilégier la diplomatie avec l’Iran.
Mais de nombreux éléments semblent pour l’heure bloquer le retour des États-Unis dans l’accord. Tout d’abord, l’administration américaine attend que l’Iran fasse le premier pas, puisque l’Iran a, du fait de la sortie des États-Unis de l’accord en mai 2018, pris toute une série de mesures pour sortir graduellement de l’Accord de 2015. L’Iran exige, quant à lui, que les États-Unis reviennent en premier dans l’accord. Mais ce qui pose surtout problème est que les États-Unis considèrent le retour dans l’accord comme une étape intermédiaire, ayant pour réel objectif d’ouvrir des négociations pour un nouvel accord sur le nucléaire ainsi que sur la politique régionale et le programme balistique de l’Iran. Or, l’Iran refuse catégoriquement d’ouvrir de nouvelles négociations sur ces sujets.
On peut noter l’ambiguïté de l’attitude de Joe Biden. Il critique la politique de Trump tout en maintenant les sanctions prises par ce dernier pour faire pression sur l’Iran et l’obliger à ouvrir de nouveaux champs de négociations. Or, c’est là la clé de la relation Iran-États-Unis : on ne voit pas d’évolutions possibles dans cette relation tant que les sanctions réimposées par Trump sont maintenues. Les États-Unis et l’Iran vont-ils arriver à s’entendre pour organiser un retour coordonné dans l’accord ? Les États-Unis vont-ils comprendre que, pour renouer avec l’Iran, ils doivent absolument lever une partie ou l’ensemble des sanctions ?
Où en est le positionnement de l’Iran vis-à-vis de son programme nucléaire, et notamment depuis l’élection de Joe Biden ?
L’Iran continue sa politique, initiée en juin 2019, consistant à prendre régulièrement des mesures pour détricoter l’accord de 2015. Selon lui, ces mesures seraient des réponses face à la sortie des États-Unis de l’accord en mai 2018. Poursuivant cette politique début 2021, l’Iran a commencé à enrichir l’uranium à 20 % et limité les possibilités de contrôle sur son programme nucléaire des inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). On commence à se demander ce qu’il reste réellement de l’accord de 2015… La logique iranienne n’est toutefois pas de se tourner vers la bombe nucléaire, mais bien de répondre à la sortie des États-Unis de l’accord en 2018, et de faire pression sur l’administration Biden pour qu’elle y revienne rapidement.
Dix ans après le début du conflit en Syrie, l’Iran remet-il en question son investissement sur la scène régionale et en particulier auprès du régime Assad ?
Non, il ne remet pas en question son investissement en Syrie malgré son coût financier et politique. La popularité de l’Iran, notamment au sein des populations sunnites de la région, a décliné. Des protestations ont lieu sur le sol iranien, dénonçant l’engagement financier de leur gouvernement pour faire la guerre en Syrie, alors qu’une crise économique sévit en Iran. Cependant, les objectifs qui ont poussé le régime iranien à intervenir dans cette région sont toujours valables. Son principal objectif était de sauver l’axe de résistance contre Israël, menacé par le soulèvement syrien. Un deuxième objectif était d’éviter l’installation en Syrie de groupes extrémistes sunnites comme Daech et Al-Qaïda. Un troisième objectif a pris davantage d’importance ces dernières années. Durant le mandat de Donald Trump, les risques d’attaque militaire envers l’Iran de la part des États-Unis, mais aussi d’Israël, se sont accrus. Pour les Iraniens, leur présence régionale est la meilleure manière de répondre à ces menaces. En cas d’attaque, le pays peut à tout moment engager une guerre dans la région grâce à sa présence au Liban, en Syrie, en Irak et au Yémen.
La nouvelle politique de fermeté, et même offensive, des États-Unis sur le plan diplomatique a pour objectif de rassurer les alliés et d’impressionner ses rivaux. Il s’agit de marquer une claire rupture avec les années Trump.
« America is back » : c’est la formulation que Joe Biden utilise très régulièrement, et il faut reconnaître que oui, l’Amérique est de retour. D’abord sur le plan de la lutte contre la pandémie du Covid-19. Les États-Unis sont le pays qui a le plus souffert en nombre de morts, du fait, notamment, de la gestion catastrophique du président Donald Trump. Le nouveau plan de vaccination force le respect : le nombre de 100 millions d’Américains vaccinés contre le Covid-19 sera bientôt atteint, et pour Biden, le 4 juillet pourra normalement être fêté dans des conditions normales cette année puisque la pandémie sera vaincue à cette date. Puis, sur le plan de la relance économique : 1 900 milliards de $, équivalent du PIB de l’Italie, sont mis sur la table pour relancer l’économie américaine. L’Amérique est bien de retour sur le plan interne, mais également sur le plan international. De retour dans l’OMS, le système multilatéral, l’Accord de Paris : la déconstruction à laquelle Donald Trump s’était exercé depuis quatre ans a pris fin, et les États-Unis s’imposent de nouveau au sein du système international, y compris par rapport aux alliés dans l’OTAN et en Asie.
Coup sur coup, deux déclarations-chocs ont fait la une de l’actualité : Joe Biden qui qualifie Poutine de « tueur », et Antony Blinken, secrétaire d’État des États-Unis, qui qualifie de « génocide » les actes des Chinois envers les Ouïghours. Comment interpréter un tel durcissement ? Plus qu’un retour, c’est l’Empire qui contre-attaque. La première raison est que Joe Biden, qualifié de « Sleepy Joe » par Donald Trump, souhaite montrer qu’il peut faire aussi bien que son prédécesseur, voire mieux sur le plan de la réponse virile, ce dernier ayant laissé filer Poutine et Xi Jinping. Il désire apparaître comme l’homme fort et par conséquent faire passer Trump comme ayant été faible au cours de son mandat, afin de le priver de son argument favori. Joe Biden aspire à défaire ce que Trump avait construit, de la même façon que Trump avait voulu défaire ce que Obama avait entrepris.
Joe Biden et l’ensemble de son administration sont sincèrement attachés aux droits de l’Homme et souhaitent les placer au cœur de leur politique. On assiste à un retour de la politique offensive des États-Unis. Le président est cohérent, puisqu’il inclut dans cette stratégie, ses rivaux stratégiques ainsi que ses alliés. Il ne laisse pas passer les manquements aux droits de l’Homme de l’Arabie saoudite. Israël fait exception, puisqu’il s’est notamment positionné contre la saisine de la Cour pénale internationale. Mais de manière générale, les manquements aux droits de l’Homme seront moins passés sous silence que lorsque Trump était au pouvoir.
Au cœur de l’accusation contre Poutine se trouve un aspect personnel : en effet, les Russes avaient mis en avant les liens de Hunter Biden, le « dernier » fils de Joe Biden, avec les Ukrainiens. Ils avaient révélé un salaire de 50 000$ mensuels lié à des affaires ukrainiennes, et avaient par la même occasion directement mis en cause Joe Biden lors de l’élection présidentielle. Aujourd’hui, Joe Biden renvoie la monnaie de sa pièce à Vladimir Poutine.
Le nouveau président des États-Unis souhaite par ailleurs réaffirmer les liens avec ses alliés et resserrer les rangs. Les pays européens étaient très inquiets de la politique de Trump, qui accusait l’Union européenne d’être l’ennemi des États-Unis, et qualifiait l’OTAN d’obsolète. Joe Biden assure que l’Amérique est de retour en insistant sur la menace russe afin que l’Europe lui fasse de nouveau confiance. De même, en désignant la Chine comme une menace, les États-Unis cherchent à rassurer le Japon, l’Australie et l’Inde, et former une coalition antichinoise. La Corée du Sud est quant à elle moins sensible à ce discours puisqu’elle partage des liens économiques très forts avec la puissance chinoise.
À travers cette volonté de croisade pour les droits de l’Homme se démarque une lutte pour la suprématie mondiale. Les États-Unis assistent, atterrés et anxieux, à la montée en puissance de la Chine, qu’ils n’acceptent pas. Les droits de l’Homme deviennent alors un instrument parmi tant d’autres dans un projet de rivalité nationale.
Mais après avoir traité Poutine de « tueur », quelle position adopter ? Est-ce que l’on traite avec un tueur ? On peut évidemment poursuivre les négociations sur le désarmement nucléaire, mais la question demeure importante. Poutine a répondu à cette attaque qu’il était possible de tout mettre sur la table et qu’il acceptait d’en débattre avec son homologue, mais il pourrait aussi dire que George Bush a davantage de sang sur les mains avec la guerre d’Irak. Un retour à des relations normales semble complexe, il est difficile de passer à autre chose après de telles accusations. Ni Nixon ni Kissinger, qui traitaient avec Brejnev, n’ont utilisé ce type de terme. Cette volonté offensive de Biden rappelle un certain climat de guerre froide.
Le même type d’accusations a lieu du côté des Chinois avec le terme de « génocide », un mot lourd de sens. En effet, on ne traite tout simplement pas avec un génocidaire, on ne traite pas avec Hitler ou Pol Pot. Il est compliqué d’accuser le pouvoir chinois de génocide tout en discutant d’accords commerciaux avec la Chine. Au cœur de cette guerre idéologique, il est nécessaire de bien mesurer le poids des mots et de ne pas revenir à un climat de guerre froide sans pour autant en tirer des conclusions concrètes et pratiques.
Allons-nous être embarqués, nous Européens, dans cette lutte antichinoise ? Nous avons notre propre agenda avec la Chine sur le plan économique, commercial, des droits de l’Homme. Et cet agenda ne colle pas toujours à l’agenda américain. Pour nous, la Chine n’est pas une menace militaire comme elle l’est pour le Japon ou les États-Unis. Cette volonté de Washington de nous entraîner dans son propre agenda ne doit pas devenir un piège. Si nous devons être des alliés, il faudrait que les États-Unis agissent sérieusement sur la question de l’extra-territorialité notamment. Ces injonctions de ne pas commercer avec tel ou tel pays sous peine d’amende ou de non-accès au marché américain font partie d’un autre âge, un âge impérial dans lequel nous ne sommes pas des alliés, mais plutôt des subordonnés. On peut se féliciter du retour des États-Unis sur certains points, mais nous n’avons pas besoin d’un leadership de ce type, davantage d’un véritable partenaire.
On assiste à une reconstitution d’une alliance de fait entre Moscou et Pékin même si le rapport de force entre les deux est inversé par rapport à la guerre froide.
Est-ce une erreur de Joe Biden de continuer à pousser les Russes dans les bras des Chinois ? Et de se démarquer et de mettre fin à la politique de Kissinger et Nixon ? Il semble que c’est volontairement que la diplomatie américaine agit en ce sens afin de mettre en place une alliance des démocraties contre les régimes autoritaires.
Un nouveau clivage se met en place Russes et Chinois d’un côté, Occidentaux de l’autre, ayant renoncé à séduire les opinions de l’autre bord. Chacun parle à sa propre opinion publique.
Reste à savoir comment réagiront les nations émergentes. Dans ce nouveau climat qui pour certains rappelle la guerre froide, le rapport de force en faveur des Occidentaux n’est plus le même. La Chine est désormais le principal partenaire commercial de 64 pays pour seulement 38 pour les États-Unis.