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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 3 weeks 8 hours ago

La jeunesse et l’élection : l’occasion ratée d’un “dépoussiérage de la politique ivoirienne”

Wed, 23/12/2020 - 15:00

La crise postélectorale met en péril la fragile éducation à la participation politique de la jeunesse ivoirienne, à laquelle travaillent activement de jeunes web-activistes, chacun dans leur optique, mais en coopération. Parmi ceux-ci, Carelle Goli est une blogueuse féministe et engagée pour l’appropriation de la vie politique par les jeunesses ivoiriennes. Cette militante anime deux blogs, un Mondoblog[1] hébergé par RFI et un blog féministe[2]. Juriste de formation et analyste politique, très consciente du rôle qu’elle a à jouer en tant que citoyenne et en tant que femme, Carelle Goli mène un travail de fond pour amener sa génération, et celles à venir, à s’impliquer dans la vie politique de son pays et la construction de la démocratie ivoirienne. Alors qu’elle constate des mesures tièdes en faveur de la participation des femmes, son engagement est aussi ancré dans la certitude qu’une démocratie solide est une démocratie féministe.

Le paysage politique de cette élection est campé, comme depuis une trentaine d’années, par trois hommes politiques[3] : Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié, leader notable de l’opposition, et l’ex-chef de l’État en exil Laurent Gbagbo. Dans cette répartition, et compte tenu du grand âge des acteurs qui ont tous plus de 75 ans, il est difficile pour les jeunes ivoiriens de s’identifier, d’autant que l’espace politique est celui de rivalités personnelles. Les candidats “n’inspirent aucune confiance : ils ont tous dirigé, ils ont tous montré leurs limites, ils n’ont aucune légitimité aujourd’hui [aux yeux des jeunes]”, explique Carelle Goli, 30 ans, blogueuse et militante pour la participation politique des jeunes en Côte d’Ivoire. Leur mode de communication est également en décalage avec celui des jeunes, pour lesquels le débat passe massivement par les réseaux sociaux et prend des formes différentes des discours politiques et stratégies relationnelles.

Une jeunesse exclue et méfiante vis-à-vis de la scène politique

Les blessures réactivées au cours de cette élection présidentielle sont toujours structurantes dans la vie et les opinions politiques de nombreux Ivoiriens, y compris des jeunes qui grandissent dans une histoire familiale et politique complexe. Selon Carelle Goli, les jeunes ivoiriens sont politisés, commentent la vie politique et conçoivent des opinions. C’est leur engagement et leur participation effective à la vie politique qui fait défaut, ce qui fragilise la démocratie ivoirienne.

En Côte d’Ivoire, plus de 75% de la population a moins de 35 ans, selon les sources officielles[4], 59,5% moins de 25 ans et près de 20% entre 15 et 24 ans (Banque mondiale, 2019)[5]. Pourtant, cette jeunesse est peu incluse dans la vie politique ivoirienne, a fortiori les jeunes issus des populations les moins favorisées. Les raisons sont multiples : structure sociale très hiérarchisée qui assoit la dominance des membres plus âgés du corps social (et politique); conquête plus ardue que pour les générations précédentes d’une stabilité et d’une indépendance économiques et professionnelles, alors que cette stabilité vaut aussi respectabilité et consacre la véritable entrée dans l’âge adulte et l’aptitude aux responsabilités; ou encore une conception paternaliste et infantilisante des jeunes, à destination desquels les puissances publiques conçoivent des politiques, mais dont la consultation est déficitaire[6]. À cela s’ajoute un fort sentiment d’abandon ressenti par les jeunes, qui portent donc un regard étranger sur le monde politique.

Cette faible participation politique et citoyenne relève aussi de la socialisation politique des générations nées à partir des années 1990, et de leur perception de l’engagement politique. C’est en tous cas l’analyse que livre Carelle Goli : “il y a eu plusieurs jeunesses. Il y a la jeunesse de 1960, de postindépendance, qui a connu le père fondateur Houphouët-Boigny ; il y a la jeunesse des années 1990, qui est devenue actrice politique à cause du mouvement de multipartisme, des années folles, de l’engouement démocratique […]. Mais cela a changé à partir des années 2000 à cause des crises, des violences et des guerres. Cette nouvelle jeunesse, qui est là aujourd’hui, a connu un traumatisme. Lorsque vous naissez et que vous vivez des atrocités et des guerres qui sont fortement liées à la politique, vous vous en méfiez. En Côte d’Ivoire, les jeunes disent qu’ils préfèrent aller au travail, et que la politique, ce n’est pas pour eux. Le mot « politique » n’évoque pas de bonnes choses, pour la jeunesse :  la rébellion de 2002, la crise postélectorale de 2010… […] Beaucoup ont grandi avec une désillusion, de se dire qu’on ne va rien changer, que ça ne sert à rien. Même ceux qui avaient vingt ans à l’époque, et qui aujourd’hui en ont trente ou quarante, sont désabusés. Ceux qui viennent après le sont aussi.

L’élection présidentielle de 2020 : l’occasion manquée de “dépoussiérer la politique

L’incitation à la participation politique suppose donc un long travail de fond, qui exige de profiter de chaque occasion pour toucher le plus de jeunes possible. Pour de nombreux activistes, l’élection présidentielle de 2020 devait être une occasion de mettre à l’épreuve et de consolider le travail mené depuis plusieurs années.

Depuis cinq ans, Carelle Goli mène, aux côtés d’autres blogueuses ivoiriennes, un intense travail de redéfinition : « On essaie aujourd’hui de remettre à neuf le concept même de politique, de le dépoussiérer ! Il y a la politique politicienne, et il y a la vraie politique, celle qui va servir à impulser un développement social, économique, culturel ». Cela passe d’abord par un travail d’explicitation, afin de donner les clés de compréhension et de débat. L’histoire politique, par exemple, est rappelée, actualisée, commentée, car « la jeunesse ivoirienne parle de politique, sans forcément la comprendre, puisqu’on a une histoire politique, récente et passée, assez mouvementée », en outre pétrie de différends communautaires largement instrumentalisés dans les luttes politiciennes[7],[8]. « Il y a aussi le fait que les jeunes doivent comprendre la politique, comment elle fonctionne, ses mécanismes, s’intéresser aux textes. La crise postélectorale actuelle est liée à un troisième mandat, et à une Constitution. Mais il y a beaucoup de personnes qui ont découvert la Constitution comme ça, alors qu’elle date de 2016. Cela veut dire qu’il n’y a pas d’appropriation des textes. […] Notre rôle, c’est d’affirmer qu’en tant que jeunes, on peut et on doit pouvoir côtoyer les institutions de la République. On doit pouvoir dénoncer ce qui ne va pas, en termes de gouvernance, on doit pouvoir avoir une voix, que ce soit dans un parti politique, ou hors d’un parti politique. On doit pouvoir prendre part au débat citoyen. » Et pour ce faire, les jeunes doivent pouvoir en manipuler les outils et les cadres. C’est pourquoi la jeune blogueuse, qui est aussi analyste politique et juriste de formation, publie régulièrement des analyses de situation et des textes fondamentaux sur ses différents blogs, qu’elle relaie sur ses réseaux sociaux.

Pour ces activistes, la séquence électorale de 2020 devait permettre d’intensifier ce travail auprès des jeunes, car l’attention générale aurait dû être focalisée sur les questions politiques. L’espoir était grand de pouvoir démontrer l’utilité d’une lecture étayée de la situation, et de donner confiance aux jeunes en leur capacité à s’impliquer d’une manière éclairée. « Mais c’est comme si on avait jeté à l’eau notre travail depuis des années », déplore Carelle Goli. Les espaces et les mécanismes que ces activistes avaient mis en place pour encourager et accompagner le débat n’ont pas pu fonctionner, parce qu’il n’y a pas eu matière à débat : aucun candidat n’a présenté de programme, le parti présidentiel n’avait pas réellement de contre-pouvoir et l’opposition était “dans une logique revancharde ».

Le boycott actif du scrutin prôné par l’opposition a achevé de brouiller la lecture proposée par ces activistes, qui distinguent deux niveaux dans tout acte politique : l’acte citoyen, et la prise de position politique. Ainsi, le fait d’exercer son droit de vote est un choix citoyen, condition nécessaire à la conquête de la scène politique par les jeunes, en tous cas dans un contexte de démocratie représentative ; le nom qui figure sur le bulletin de vote est quant à lui un positionnement politique. Or, avec le boycott de l’élection, « ceux qui voulaient voter étaient étiquetés. Si vous vouliez exercer votre droit de vote, on supposait que vous alliez voter pour le président, donc vous étiez collabo. Si vous ne vouliez pas voter, vous apparteniez automatiquement à l’opposition. Tous les choix étaient devenus ouvertement politiques, alors que ce sont d’abord des choix citoyens. […] C’était très difficile d’appeler à aller voter. Si vous le faisiez, vous apparaissiez forcément du camp présidentiel. Moi, j’ai appelé à la conscience citoyenne : si vous avez envie de voter, vous avez le droit d’aller voter. Si aujourd’hui, vous vous abstenez, vous avez aussi le droit, la Constitution vous donne le droit de vous abstenir. En vous abstenant, vous allez avoir un dirigeant que vous n’aurez pas choisi et qui ne va pas changer. C’est ce type de choix conséquents que j’ai mis en lumière », explique Carelle Goli, qui admet amèrement n’avoir pas voté.

Les leçons de l’élection : chantiers à venir pour les jeunesses ivoiriennes

Faute d’accompagner une participation citoyenne des jeunes dans le processus électoral, les militants ont commenté les événements, en tâchant de replacer les déclarations et les actions dans leurs contextes, en explicitant les enjeux des mobilisations et des différends. Carelle Goli a par exemple publié plusieurs articles sur l‘initiative du Conseil National de Transition (CNT) : l’occasion pour les activistes d’approfondir les débats et les réflexions au sein de leur communauté, qui ont conforté la jeune analyste dans certaines de ses convictions et affiné sa lecture des choses.

Elle soulève d’abord un apparent paradoxe : c’est malgré tout à la jeunesse qu’il revient de créer l’opportunité de s’exprimer, et d’être entendue, car cela ne viendra pas de ceux qui sont au pouvoir. « J’ai eu un débat avec des amies qui croyaient au CNT, et l’une d’entre elles disait que les Ivoiriens sont des lâches, car ils ont capitulé. J’ai dit que les Ivoiriens ne sont pas forcément des lâches. Il y a des raisons psychologiques, sociales, qui interviennent, mais il y a aussi le fait qu’aujourd’hui, les Ivoiriens attendent un homme ou une femme providentiels. Ils ont besoin de quelqu’un qui va incarner certains combats ». La faible mobilisation autour du CNT n’est donc pas une preuve de lâcheté, mais plutôt celle que « [la jeunesse] n’est pas encore prête pour aborder le tournant de la révolution, mais je pense pour ma part qu’elle le sera plus tard », ce qui réaffirme l’importance du travail mené par l’activiste et ses collègues.

Le rôle de désamorçage du conflit et de limitation des discours de haine, dans lequel ces militants ont été cantonnés suite à l’élection – et dont ils se sont saisis avec passion, vu l’urgence de la situation – a renforcé une autre conviction, que Carelle Goli a souvent développée en dépit des commentaires réprobateurs. « Il y a une profonde fracture sociale qui n’a jamais été fermée. En Côte d’Ivoire, il y a beaucoup d’hypocrisie. On parle de faire la paix, et on continue comme avant. Quand on en parle, on nous dit qu’on cherche à diviser la Côte d’Ivoire. Moi, je dis que c’est une réalité, et que beaucoup de nos crises en sont nées. On a eu des éducations, malheureusement, avec beaucoup de stigmates posés sur l’un ou l’autre groupe ethnique, avec lesquels nous avons grandi. La politique a exacerbé cela, car nous avons des politiques tribalistes : ils ont des bastions. […] On aura forcément encore des crises communautaires, car ces crises puisent leurs sources dans cette structure. […] De mon point de vue, il faut un grand débat national en Côte d’Ivoire. »

Les fractures sociales et leur reconduction sont intimement liées à l’impunité qui plane sur les violences et les crimes des dernières décennies :  « Quand il y a des crises et des morts, il y a des bourreaux et des victimes. Il faut que les bourreaux paient, et que les victimes soient réparées. En Côte d’Ivoire, ce sont des choses qui n’existent pas, ou sont très partielles. La justice du vainqueur ne va jamais arranger les choses, mais la Côte d’Ivoire ne pourra connaître la paix que lorsqu’on aura une justice, une vraie enquête. On ne veut pas de lois d’amnistie : c’est de l’hypocrisie ». La crise postélectorale actuelle aura donc renforcé la conviction que le point de départ d’une stabilisation politique repose dans une réparation, qui permettra le deuil et la réconciliation : « parler de réconciliation, c’est déjà supposer qu’on a apporté réparation à la personne lésée. Ensuite, on pourra entamer les autres chantiers. Pour l’instant, lorsqu’un gouvernant arrive au pouvoir, il y a en face des gens qui ont des rancœurs, les critiques et les indignations partent vite. C’est pour cela qu’en Côte d’Ivoire, tout s’enflamme vite : les cœurs ne sont pas apaisés. On parle de « match retour ». C’est une expression ivoirienne, qui veut dire qu’il y a eu un « match aller » que les autres ont gagné, mais dans le « match retour », nous allons jouer contre eux. Et quand on parle de « match retour », c’est dangereux. »

Des jeunesses multiples : cibler les femmes et les moins favorisés

Carelle Goli, tout comme ses collègues engagés, tient à préciser que l’incitation à la participation politique ne peut faire l’économie d’une adaptation à chaque public : la jeunesse est multiple. La jeune web-activiste est ainsi particulièrement mobilisée envers le public féminin, et se présente d’ailleurs avant tout comme féministe. À ce titre, elle ne se contente pas de rendre accessible l’histoire politique communément acceptée de la Côte d’Ivoire, mais propose sur son blog Héroïnes d’ici une relecture féministe et féminisée de l’histoire ivoirienne : « [on a délesté les femmes] de leurs mérites des périodes post-indépendance, on a dit que tout était le fait d’hommes, et d’ailleurs on parle des « pères de l’indépendance ». Moi, je veux dire qu’il y a eu des « mères de l’indépendance » ! On les ramène à des femmes qui ont aidé leur mari, mais c’est très réducteur. Ces femmes-là étaient des actrices à part entière dans l’histoire du pays, elles ont vécu la clandestinité, elles ont mené des combats, elles ont dirigé des révolutions. Mais à la fin, des hommes se sont approprié le pouvoir. » Carelle Goli parle également du manque de représentation des femmes dans les sphères politiques, dont elle livre les principaux mécanismes, et le manque de représentativité des politiques. Elle aborde aussi des sujets tabous liés aux violences sexuelles ou au harcèlement subis par les femmes dans les structures politiques.

Son engagement dans les combats féministes est d’autant plus motivé par le fait que « les jeunes femmes commencent à s’intéresser, à essayer de comprendre la politique, parce qu’elles se rendent compte qu’elles vivent dans une société où elles ont des droits, où elles sont obligées d’être actrices, où lorsque le politicien ou la politicienne vient chercher son électorat, ils ne distinguent pas la voix de l’homme et de la femme, donc forcément, les femmes vont aider à élire des gens. Il faut donc pouvoir exercer ce pouvoir-là. » Pour accompagner cette dynamique, Carelle Goli a mis à profit le confinement du printemps 2020 pour créer l’Académie politique des femmes. L’ambition du projet est de se distinguer des formations politiques habituellement proposées aux femmes, dont les contenus sont “trop légers” : « Beaucoup de fonds décaissés, mais on ne forme pas réellement politiquement les femmes ». Pour la première édition de l’Académie, « on a travaillé pendant deux mois de manière intensive [avec une vingtaine de jeunes femmes], via les vidéoconférences, avec des formateurs, qui leur ont appris la Constitution, la science politique, on a lu Montesquieu, et on est vraiment revenues aux bases de la politique. Ce groupe-là, je le vois aujourd’hui avoir de vrais débats politiques ! C’est étonnant venant de femmes qui n’avaient jamais parlé de politique auparavant, car ce que je voulais, c’était un niveau initiatique. Je ne voulais pas des femmes déjà actrices en politique, je voulais des novices, parce que cela permettait de voir réellement si la formation pouvait avoir un impact. Et ces femmes, maintenant, elles parlent de politique. »

Carelle Goli est également consciente du niveau social élevé de son public, en majorité instruit, et que son travail d’analyse est difficilement accessible aux jeunes plus défavorisés. Or, « ce sont ces personnes qui sont les plus facilement manipulables. Celui qui est instruit peut s’abstenir, parce qu’il sait ou qu’il sent qu’on lui sert un discours qui n’est pas pertinent. Mais celui qui n’est pas instruit devient plus dangereux, parce que c’est lui qui est la cible des mauvaises intentions politiques. Ce sont ces gens-là que l’on va souvent voir dans les actions violentes, dans les tueries, dans les affrontements communautaires. » L’enjeu est donc de taille, mais la militante remarque que son activité ne lui permet pas, seule, d’accéder à ces publics. C’est pourquoi cette délicate question appelle une stratégie de coopération : « Nous devons et nous sommes en train de fédérer nos efforts pour sortir de notre public habituel et toucher ces personnes-là, afin de les sensibiliser à la politique et à l’esprit critique ». Des rapprochements avec les associations dont le travail est principalement déployé auprès des moins favorisés sont donc nécessaires, et indispensables dans la démarche inclusive initiée par ces jeunes militants.

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[1] https://carellelaetitia.mondoblog.org/

[2] https://heroinesdici.com/

[3] Frédéric Lejeal, Côte d’Ivoire : une « guerre de trente ans » qui tire à sa fin ? , IRIS Analyses, 14 novembre 2020

[4] La Politique Nationale de la Jeunesse et les Stratégies (2016-2020), ministère de la Promotion de la jeunesse, de l’emploi et du service civique de Côte d’Ivoire, 2016

[5] Côte d’Ivoire : Répartition par âge – Population, Indexmundi, consulté le 14 décembre 2020

[6] Clara Arnaud, Jeunesses sahéliennes : dynamiques d’exclusion, moyens d’insertion, Notes techniques de l’AFD, mars 2016

[7] Ousmane Dembele, « Côte d’Ivoire : la fracture communautaire », Politique africaine, 2003, p. 4-48

[8] En Afrique, la question ethnique a été manipulée, Le Monde Afrique, 29 mars 2008

Côte d’Ivoire : la guerre des trois aura-t-elle lieu ?

Wed, 23/12/2020 - 10:00

 

Ce 14 décembre, 300 personnes triées sur le volet – dont une vingtaine de chefs d’État – ont participé à la cérémonie d’investiture d’Alassane Dramane Ouattara (ADO). Le 31 octobre dernier, sans grand suspense, il a été réélu président de la République de la Côte d’Ivoire, se succédant à lui-même pour un troisième mandat. Si tour à tour la légalité et la légitimité de cette troisième mandature ont fait l’objet de débats sur son inconstitutionnalité entraînant des heurts meurtriers, le gouvernement semble ouvrir une nouvelle séquence et s’inscrire dans une double dynamique d’ouverture et de fermeté, selon à l’attention de la communauté internationale et de ses concitoyens, avec de possibles porosités entre les destinataires ; un vernis qui masque à peine un virage autoritaire. Le 4 décembre, Laurent Gbagbo, incarcéré pendant quelque neuf années auprès de la CPI et relaxé en première instance, s’est vu remettre deux passeports (l’un diplomatique, l’autre ordinaire), laissant augurer de son possible retour en Côte d’Ivoire. Le même jour, Henri Konan Bédié (HKB) a vu la levée du siège, par des fourgons de police, de sa demeure, après plusieurs semaines d’encerclement. Ces trois hommes se connaissent, se tutoient, ont été partenaires, ennemis au gré d’alliances et de mésalliances qui ont structuré la vie politique ivoirienne depuis près de 30 ans. La guerre des « Vieux » ayant conjugué leur destin personnel et celui de leur parti avec celui de tout un peuple aura-t-elle lieu, ou au contraire, seront-ils en capacité d’écrire l’histoire de la réconciliation ? La question reste ouverte.

Une scène politique élargie au-delà des Trois

Il est évident que le jeu politique ivoirien dépasse ces trois hommes. Pour rappel quarante-quatre candidats s’étaient présentés à la candidature suprême dont quarante avaient été retoqués par le Conseil constitutionnel. Guillaume Soro, ayant occupé les fonctions de Premier ministre et de président de l’Assemblée nationale, est quant à lui en exil. Un temps réfugié en France, suite à son appel à la sédition des forces armées sur les réseaux sociaux, le 4 novembre, il lui a été notifié qu’il n’était plus le bienvenu sur le sol français… Enfin, Pascal Affi N’Guessan qui a porté les couleurs du Front populaire ivoirien (FPI) durant une séquence électorale, pour le moins peu lisible, est quant à lui emprisonné. La réduction de la vie politique à ADO, HKB et Gbagbo peut sembler abusive mais on pressent qu’ils ont des comptes à régler et compte tenu du leur âge respectif le moment fleure le dernier round. Reste à voir s’ils pourront transcender leurs inimitiés en faveur de la pacification de la Côte d’Ivoire.

Une drôle de campagne

Quatre candidatures ont été retenues : ADO (RHDP – Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix), HKB (PDCI – Parti démocratique de Côte d’Ivoire), N’Guessan (FPI – Front populaire ivoirien) et Kouadio Konan Bertin (candidature dissidente du PDCI). Pourtant, le 5 mars 2020 devant un parterre de militants du RHDP réunis au centre Houphouët-Boigny à Yamoussoukro, Alassane Ouattara (ADO) avait annoncé son retrait de la vie politique, au profit de son dauphin putatif Amadou Gon Coulibaly. La France, dans un élan de fausse non-immixtion, saluait via un tweet du président Macron cette décision comme « historique ».  Et, en l’espèce, l’histoire en sera pour ses frais. Le décès brutal du Premier ministre, Amadou Gon Coulibaly, en juillet a rebattu les cartes. Selon une source gouvernementale, ce décès un mois et demi avant le lancement officiel de la campagne ne permettait pas de désigner un candidat naturel autre que M. Ouattara. À la question que de nombreux observateurs se posent, sachant que M. Gon Coulibaly avait des problèmes de santé connus, pourquoi ne pas avoir envisagé d’autres candidatures alternatives ? La réponse de la même source est implacable : 1) les militants du RHDP restent libres de leur choix et la candidature de M. Ouattara a été largement plébiscitée ; 2) il y avait un risque de scission du parti, le choix porté sur M. Coulibaly avait, au demeurant, entraîné des dissidences ; 3) M. Coulibaly, après deux mois d’hospitalisation en France, était rentré en pleine santé et son décès prématuré était imprévisible. C’est dans ce contexte particulier que M. Ouattara a consenti à ce « sacrifice ». Entre les lignes, et même si plusieurs personnalités du RHDP se sont désolidarisées de cette candidature, l’enjeu était donc l’avenir du parti confondu avec celui de l’État.

Du côté de l’opposition, la tactique adoptée a été plus qu’erratique. HKB et N’Guessan ont chacun déposé leur candidature sans toutefois faire campagne ayant, conjointement, appelé à la désobéissance civile et au boycott de l’élection. Cette alliance de circonstance ne peut laisser oublier que le paysage politique est, en réalité, beaucoup plus fragmenté. Quid des 40 autres candidats retoqués dont, entre autres, Mamadou Koulibaly, président du parti Lider ? Aucun ne semble avoir soutenu cette position ambivalente. Selon certains analystes, la tactique retenue était un des seuls moyens d’empêcher le vote et/ou de décrédibiliser une quelconque victoire d’Alassane Ouattara, en concourant seul dans le cadre d’un processus électoral pipé. En dépit de violents heurts préélectoraux, la désobéissance civile n’a pas eu les effets escomptés. Suivant les militants de HKB-N’Guessan : les manifestations ont été largement empêchées. Selon une source officielle, c’est qu’ils n’ont pas été en capacité de réunir sur leurs noms leurs militants. La sociologie du PDCI serait vieillissante contrairement à celle du RHDP qui depuis 2015 a poussé à l’engagement de près d’un million de jeunes. Une information qui mériterait d’être confirmée ou infirmée par les autres partis.

Une élection émaillée de violences

Le 31 octobre, jour du scrutin, a été émaillé de violences. De nombreux bureaux de vote n’ont jamais pu ouvrir : le rapport de la mission conjointe d’observation de l’Institut électoral pour une démocratie durable en Afrique (EISA) et du Centre Carter, une ONG agissant pour la promotion de la démocratie, des droits humains et pour la résolution pacifique des conflits, est sans appel : « Le contexte politique et sécuritaire n’a pas permis d’organiser une élection présidentielle compétitive et crédible ». Selon ce même rapport, l’acceptation des résultats et la cohésion du pays sont menacés. Concernant les dizaines d’Ivoiriens et d’Ivoiriens décédés depuis le 31 octobre, Amnesty International demande des enquêtes de la part des autorités : « Les témoins avec lesquels elle s’est entretenue ont raconté les scènes de violences post-électorales dans le cadre d’affrontements croissants entre des sympathisants de l’opposition et du parti au pouvoir depuis le 31 octobre. Dans certains cas, les forces de sécurité ont été submergées, incapables de faire barrage aux violences imputables aux deux camps ».

En dépit de ces incidents qui entachent sérieusement le processus électoral, M. Ouattara a réuni plus de 94% des voix sur sa personne. Une issue qui fleure « le résultat soviétique » de l’aveu d’une parole gouvernementale autorisée. Mais quid rappelle-t-elle des résultats obtenus par Jacques Chirac face à Marine Le Pen en 2002 ?

Les arguments sont bien rodés et ressortent les relents d’amertume vis-à-vis d’une couverture de cette séquence électorale très partiale par la presse internationale et plus particulièrement française comme le rappelle la saillie de M. Ouattara à la sortie de son bureau de vote : « Vous devez arrêter d’imposer des normes de l’Occident aux Africains, nous sommes suffisamment majeurs pour gérer nos pays ». Il est plutôt habile au demeurant de cliver le débat entre une France « donneuse de leçons » – surtout lorsque l’on met en perspective des félicitations adressées par Emmanuel Macron –, et un État souverain. C’est pourtant un peu court. C’est allumer un contre-feu. Les premiers détracteurs de M. Ouattara, en dépit du verdict des urnes, sont bel et bien les Ivoiriens et les Africains, instances internationales à part puisque l’issue du vote a été saluée par la CEDEAO et l’UA. Dans une tribune, intitulée « Halte à la présidence à vie en Afrique » publiée dès le 11 septembre dans Le Monde Afrique, les écrivains Tierno Monénembo, Véronique Tadjo, Eugène Ebodé exprimaient leur refus contre « toute idée de troisième mandat où que ce soit en Afrique ! ». Du 14 au 16 décembre des activistes de tout le continent se sont encore réunis à Dakar dans le cadre de la deuxième édition de l’UPEC (Université populaire de l’engagement citoyen) afin de débattre entre autres de la poussée autocratique et des répressions policières. Selon Fadel Barro, journaliste, activiste et co-fondateur du mouvement citoyen Y en a marre : « Malheureusement, nous avons des chefs d’État qui s’accrochent au pouvoir et ne laissent pas la place aux jeunes ». Ces différents appels montrent suffisamment que les Africains sont en effet suffisamment majeurs pour vouloir le changement.

Gestes d’ouverture et de fermeture du gouvernement Ouattara qui masquent mal un virage autoritaire

Aux lendemains d’une élection qui n’aurait pas dû avoir lieu, et les plus radicaux contestent même qu’elle ait eu lieu, HKB et N’Guessan ont créé un comité de transition national, préface d’un gouvernement de transition national, dont le premier était le président et le second porte-parole. Cet affront considéré comme séditieux et non conforme avec l’État de droit a entraîné successivement une vague d’arrestations, un encerclement de la demeure d’HKB et un emprisonnement de N’Guessan. Dans la nuit du vendredi au samedi 7 novembre, déclaré en fuite, il a été appréhendé et fait l’objet d’enquêtes pour « complot contre l’autorité de l’État », « mouvement insurrectionnel », « assassinat » et « actes de terrorisme », selon le procureur Richard Adou.

En dépit des chefs d’accusation de sa mise aux arrêts, dans une vidéo qui pousse à la sidération tant elle flirte avec l’absurdité, postée sur les réseaux sociaux, le 8 novembre, on le voit les traits tirés, le teint pâle répondre à la question suivante : « Les réseaux sociaux disent que vous êtes décédés, c’est vrai ou c’est faux ? » et lui de répondre rictus aux lèvres « (…) je me porte bien (…) Je ne suis pas décédé ». Questions suivantes par le preneur de son et d’images dans un éclat de rire, tout en lui servant du monsieur le ministre : « Est-ce que vous avez été torturé ? (…) Est-ce que l’on vous donne à manger ? ». Oui oui, il est bien traité, il n’a pas subi de sévices corporels, la caméra se décentre sur une barquette de frites et de petits pois. Clap de fin. Pour une procédure régulière sourcilleuse du droit, des questions se posent. Jusque-là ce format de vidéo semblait plutôt réservé aux otages… HKB, allié de ce mouvement, et sans doute – là on est obligés de considérer des hypothèses puisque l’on a du mal à évaluer quelles sont les règles de droit qui prévalent – compte tenu de son âge et de son statut d’ancien président, a été cantonné à domicile, des cars de policiers flanqués devant sa porte.

Pourtant des gestes de la part du gouvernement ont montré une volonté d’apaisement, au moins de façade. Une invitation adressée à HKB, le 11 novembre, à l’hôtel du Golf, en vue de négociations, a permis une photo réunissant ce dernier avec ADO, l’allié d’hier, le tout agrémenté d’une phrase reprise comme un leitmotiv par les protagonistes en présence : « La glace est brisée ». À peine égratignée serait-on tenté de préciser puisqu’en réalité, quelques jours après, HKB a demandé la libération des prisonniers et de ses alliés. Tactique assez étonnante comme si cela n’aurait pas dû être un préalable à tout vrai/faux semblant rapprochement cathodique. La fin de l’ère de glace ne semble pas pour demain…

À quelques jours de l’investiture de Ouattara, deux pas supplémentaires ont été franchis à l’endroit de HKB et de Gbagbo : désencerclement de la maison pour l’un, délivrance de passeports pour le second.

Pourtant sur le plan judiciaire, l’institution veille au grain entre arrestation et poursuites engagées contre des artistes visant ostensiblement à juguler la liberté d’expression. Lors d’un concert donné dans une commune d’Abidjan (Yopougon), le très populaire duo Yodé et Siro s’est lancé dans un morceau soulignant que depuis le 31 octobre seuls les militants de l’opposition avaient été poursuivis dans le cadre des enquêtes sur les violences électorales, dénonçant ainsi une partialité des instructions. Ce groupe plutôt connu pour sa liberté de ton a été « poursuivi en comparution immédiate pour outrage à magistrat, discrédit de l’institution judiciaire et diffusion d’informations mensongères à relent racial et tribal ». La sanction est tombée : « Condamnation à un an de prison avec sursis et à une amende de 5 millions de francs CFA ».

Les signes d’ouverture sont donc partiels et le parti État RHDP aux aguets, même si des sources autorisées répètent à satiété que la justice est indépendante…

Pourquoi préfacer une nouvelle triangulaire ?

Laurent Gbagbo a été l’absent/présent de cette élection. En juillet, HKB lui rendait visite à Bruxelles où il a élu domicile depuis sa relaxe de La Haye, une rencontre scellant leurs retrouvailles.  Selon Franck Hermann Ekra, analyste politique, membre du bureau politique du PDCI, dont les propos ont été recueillis par Christian Eboulé, « la rencontre entre les deux ex-présidents de la République souligne leur compréhension mutuelle d’un impératif de concorde nationale, pour sortir le pays de la crise de maturation démocratique dans laquelle il s’est enfermé depuis 1990 et le retour au multipartisme ». Un premier pas semble avoir été franchi entre les deux hommes sans que nous ne connaissions les limites de leur accord. Hors-jeu, sans passeport, et donc tenu dans l’impossibilité de participer à l’élection, Laurent Gbagbo, lors d’une interview accordée à Denise Epoté pour TV5 Monde, à deux jours du scrutin, est apparu sous les traits d’un pacificateur, invitant en plusieurs occurrences à la « discussion ». Il a tenu à prévenir : « Ce qui nous attend, c’est la catastrophe. C’est pour ça que je parle. Pour qu’on sache que je ne suis pas d’accord pour aller pieds et poings liés à la catastrophe. Il faut discuter ». Une invitation qui était censée montrer par contre-point le refus de dialogue par Alassane Ouattara. D’ailleurs, malgré une situation qui semble à l’accalmie, les échanges à fleuret moucheté entre les deux hommes ne se tarissent guère. Ses passeports remis, Laurent Gbagbo a fait savoir dans le cadre d’un communiqué de presse transmis par son Conseil, Maître Habiba Touré qu’« à la lumière des récents événements qui ont endeuillé la Côte d’Ivoire, [il s’agissait là d’]un épiphénomène.(…) Il demande de nouveau la libération de tous les responsables politiques et de la société civile injustement incarcérés à la suite de la volonté de M. Alassane de briguer un troisième mandat ». Une déclaration qui n’a pas été du goût du gouvernement ayant jugé ces propos « méprisants, [allant] contre l’aspiration des peuples à vivre en paix ». Ces échanges semblent bipolariser la vie politique, ce qui est d’autant plus aisé que Gbagbo est toujours sous mandat d’arrêt en Côte d’Ivoire. Son retour au pays natal est encore loin d’être acté…

Quant à HKB, et ce en vue de montrer qu’il était loin d’avoir dit son dernier mot a mis fin au « régime de transition » proposant de remplacer le conseil national de transition, mis en place deux jours après l’élection, par un cadre de Dialogue national. Ce dialogue devra être, selon M. Konan Bédié, encadré par des institutions telles que l’ONU, et aborder des thèmes comme « l’élaboration d’une constitution consensuelle », « la mise en œuvre d’un véritable processus de réconciliation qui prendra notamment en compte le retour des exilés et la libération des prisonniers politiques et militaires », mais aussi « l’organisation des élections, notamment présidentielles, transparentes, crédibles et inclusives ». Les principales revendications de l’opposition n’ont pas changé et les résultats de la présidentielle demeurent non reconnus. Cette déclaration a été condamnée par le parti présidentiel.

Depuis près de 30 ans, ils sont trois à avoir été président de la République de Côte d’Ivoire. En dépit d’évolutions sociétales, d’un élargissement de la scène politique, ils continuent de la camper et de la polariser. Seront-ils en capacité de discuter ? Rien n’est moins sûr… Tandis que Laurent Gbagbo pourrait, selon certains, se ménager une voie de présidentiable pour 2025, dans un contexte de rapport de forces asymétrique favorable à M. Ouattara.

Crypto-exuberance and the Real Stakes of Monetary Digitization

Tue, 22/12/2020 - 18:35

The pandemic is accelerating the development of monetary solutions driven by economic digitization. Beyond the roller coaster of the main cryptocurrencies, the development of an efficient and stable monetary system is at stake for the digital age, involving public and private currencies, with varying degrees of centralization. An interview with Rémi Bourgeot, economist and associate fellow at IRIS.

How did cryptocurrencies react to the covid-19 shock? How do you interpret their rise?

On the whole, cryptocurrencies fell sharply at the beginning of the pandemic, from February to March, and then experienced a massive rebound. The Bitcoin fell by about 30% and then jumped from a level of less than $5,000 and more than quadrupled. These uncontrollable variations are the hallmark of most cryptocurrencies. You may recall that Bitcoin had already approached $20,000 in 2018 before collapsing to around $3,000.

The spectacular rise to those levels is fueled by the limit both in the rate of creation (or mining in the jargon) but also in the ultimate amount of bitcoins. The cap was set as soon as the blockchain was introduced in 2008, as a fully decentralized transaction database relying on cryptography and independent nodes, which are themselves rewarded with newly-created bitcoins. On the demand side, global investor interest has been reinforced in recent months by the support of Paypal, which has announced the integration of a number of cryptocurrencies into its payment solutions. At the same time, cryptocurrencies suffer from excessive expectations, given their actual definition. The idea of a completely decentralized data architecture has many exciting applications, first of all when no centralized instance can manage it or when there is an issue of mistrust between participants in the system. But, from a monetary and financial point of view, one can hardly support the idea that Bitcoin is the new « digital gold ».

Cryptocurrencies of this type have no real backing, and it is hard to completely dismiss the risk of a major cryptographic flaw that could eventually emanate from new forms of computing, for example with quantum computers. This radically unexpected event, or « black swan », to borrow the expression of Nassim Nicholas Taleb, would still have the potential to send the value of Bitcoin to another symbolic level: zero. However powerful the principle of these decentralized systems may be, the idea of relying on these tools for global means of payment, mass consumption or savings raises problems of stability and safety which require significant adjustments.

For their part, « stablecoins », which offer a stable value in relation to reference currencies, make it possible to avoid certain obvious pitfalls. However, apart from central bank digital currency projects, which should be equivalent to cash, stablecoins tend to involve a type of financial engineering that makes them more similar to a synthetic financial product than a currency. This is notably the case of Facebook’s project.

Has the acceleration of economic digitization by the pandemic changed the market for cryptocurrencies and central bank digital currency projects?

The pandemic has clearly accelerated digitization with an impressive development of home-office work and e-commerce among other trends. Monetary solutions based on digital life are therefore gaining traction fast. Cryptocurrencies are certainly an important aspect of that process. Their inclusion in real life and in popular means of payment gives them more credibility. Moreover, the active absorption of pandemic-related public debts by central banks results in additional mountains of liquidity being invested on all types of assets, in search of yield. The prices of cryptocurrencies have benefited greatly from this situation. However, they cannot really be compared to traditional financial assets.

The craze for cryptocurrencies and the digital currency initiatives of private companies have also encouraged central bank digital currency projects, which have the potential to revolutionize the relationship between economic agents and money, which in this case will be both digital and fully backed by the central bank. Private digital currencies such as the one announced by Facebook, which will be far less decentralized than Bitcoin, play a profoundly different role.

Whatever the interest in the blockchain and its less decentralized variants, it is difficult to see a stable and beneficial role for the potentially widespread use of global digital currencies. Almost all cases of currencies being used in a way that is not based on the real economy and without a reasonable geographical anchoring have resulted in painful landings. This has been particularly evident with the dollarization of developing countries over the last four decades, from Latin America in the 1980s and 1990s to Lebanon this year and, to a different extent, in the case of the Euro crisis. The same flaws in terms of competitiveness and the impossibility of adapting exchange rates to the local situation would reappear with a generalization of the use of global digital currencies. Monetary digitization is a source of hope in terms of economic simplification, especially for international trade, but cannot completely overlook political and economic history. In that sense, central bank digital currencies can play a considerable role.

What economic conclusions can be drawn from the resilience of digital currencies in the face of a global economic crisis?

Despite all the confusion surrounding the blockchain craze, these technologies are developing their role in the real economy, after an early phase during which bitcoin tended to be more the preserve of underground circles. The support of Paypal is a major fact, but let’s not underestimate the problems that the generalization of cryptocurrency usage, be it a stablecoin, can generate. It would be easy to fall into the approximations that, applied to the scale of the global financial system, have caused the economic disasters of the last three decades.

In one way or another, money should fully enter the digital age, because of the need to simplify monetary links and the concrete technological means that now make it possible to progress in this direction faster than ever. As such, public digital currencies have a considerable role to play, which must be defined by means of a political discussion in addition to the current expert debate, which is of varying levels. Monetary digitization, both in its public and private version, will also redefine the role of banks and could pave the way for a more reactive and productive fintech than today’s bureaucratic finance. The challenge is, however, daunting because the reality we will face in the coming years will be that of a mountain of debt and of zombie financial and economic structures, which will threaten to collapse, failing the massive involvement of political and monetary authorities. This must be an opportunity to redefine our financial model, including digital money, with an imperative to promote stability and real economic activity.

Bilan géopolitique 2020

Tue, 22/12/2020 - 11:56

L’année 2020 a été évidemment marquée par le #Covid-19 qui est venu dégrader la situation économique mondiale et renforcer des tendances stratégiques déjà existantes. La rivalité entre la #Chine et les #États-Unis s’est imposée comme l’élément stratégique central des relations internationales pour les années à venir. La victoire de #Biden face à #Trump ne devrait pas modifier cette tendance. L’Europe pourrait tracer une troisième voie, elle en a donné quelques signaux avec le plan de relance. Le #Brexit pourrait finalement constituer une opportunité pour l’UE. La crise économique a frappé le continent africain, relativement préservé de la crise sanitaire. En #Éthiopie, mais également en #Côte d’Ivoire et en #Guinée, la démocratie vacille. Au #Proche-Orient, #Netanyahou a connu plusieurs succès diplomatiques. Le chaos reste total en Syrie, mais également en Libye. Enfin, en Amérique latine, continent particulièrement frappé par la crise économique et sanitaire, les différents succès de parties de gauche, au #Mexique, en #Argentine, en #Bolivie, viennent nuancer la vague de droite d’il y a quelques années. Le continent est politiquement éclaté. Pascal Boniface dresse le bilan stratégique de l’année 2020 en vidéo.

L’enjeu réel de la digitalisation monétaire face à l’exubérance des cryptomonnaies

Mon, 21/12/2020 - 15:06

La pandémie accélère le développement de solutions monétaires répondant à la digitalisation de l’économie. Au-delà des périlleuses montagnes russes des principales cryptomonnaies se joue aussi la mise au point d’un système monétaire efficace et stable pour l’ère digitale, impliquant des monnaies publiques et privées, aux degrés de centralisation très variés. Un entretien avec Rémi Bourgeot, économiste et chercheur associé à l’IRIS.

Comment ont réagi les cryptomonnaies à la crise du covid-19 ? Comment interpréter l’envolée de certaines d’entre elles ?

Dans l’ensemble, les cryptomonnaies ont chuté brutalement au début de la phase mondiale de la pandémie, de février à mars, puis ont connu un rebond phénoménal. Le bitcoin a connu une chute d’environ 30% puis a bondi d’un niveau inférieur à 5000 dollars pour plus que quadrupler. Ces variations incontrôlables sont la marque de fabrique de la plupart des cryptomonnaies. Rappelons que le bitcoin avait déjà approché les 20.000 dollars en 2018 avant de s’effondrer autour de 3000 dollars.

Le phénomène de hausse à ces niveaux spectaculaire est nourri par la limite aussi bien dans le rythme de création (ou « minage » dans le jargon) que le montant total de bitcoins à terme.  Celui-ci a été fixé dès l’introduction en 2008 de la blockchain comme base de transactions décentralisée, reposant sur des nœuds indépendants, qui sont eux-mêmes rémunérés en bitcoins pour l’ajout de blocs de transaction, suivant une procédure cryptographique. Du côté de la demande, l’engouement mondial d’investisseurs a été largement renforcé ces derniers mois par le soutien de PayPal, qui a annoncé intégrer un certain nombre de cryptomonnaies dans ses solutions de paiements. Ces facteurs de fond poussent à cette hausse et, dans le même temps, les cryptomonnaies souffrent d’une faille existentielle, en ce que les attentes qui les concernent sont en décalage avec leur définition. L’idée d’une architecture de données décentralisée a de nombreuses applications passionnantes, en premier lieu quand aucune instance centralisée ne peut la gérer ou quand se pose un problème de confiance entre participants au système. Mais, sur le plan monétaire et financier, on ne peut guère soutenir l’idée selon laquelle le bitcoin serait le nouvel « or digital », comme on le lit sous la plume de journalistes qui, hélas, ignorent souvent les éléments fondamentaux de son architecture.

Les cryptomonnaies de ce type n’ont pas d’adossement réel et l’on ne peut, de plus, complètement ignorer le risque concernant le risque d’une faille cryptographique majeure qui pourrait à terme émaner de nouveaux moyens de calcul, par exemple avec l’informatique quantique. Cet événement radicalement inattendu, ou « cygne noir », pour reprendre l’expression du grand Nassim Nicholas Taleb, aurait tout de même le potentiel de ramener la valeur du bitcoin vers un autre palier symbolique : zéro. Aussi porteur que soit le principe de ces architectures décentralisées, l’idée de faire reposer des moyens de paiement à l’échelle mondiale et de la consommation de masse sur ces outils posent des problèmes de stabilité et de sécurité qui nécessitent d’importants ajustements.

Pour leur part, les cryptomonnaies de type « stablecoins », qui promettent une valeur stable par rapport à des monnaies de référence, permettent d’éviter certains écueils évidents. Pour autant, en dehors des projets de monnaies digitales de banque centrale, qui devraient être équivalentes à de l’argent liquide, les stablecoins relèvent d’une ingénierie financière qui les renvoie au statut de produit financier synthétique plus que de monnaie. C’est notamment le cas du projet de Facebook.

L’accélération de la digitalisation de l’économie par la pandémie a-t-elle modifié le marché des cryptomonnaies et les projets de monnaies numériques publiques ?

La pandémie a naturellement accéléré la digitalisation avec des phénomènes aussi divers que le télétravail ou l’e-commerce. On observe donc un développement de solutions fondées sur l’adaptation à la vie digitale, notamment sur le plan monétaire. Les cryptomonnaies en sont certes un aspect important. Leur inclusion dans la vie réelle et les moyens de paiement leur donne davantage de crédibilité. Par ailleurs, l’absorption active des dettes publiques liées à la pandémie par les banques centrales se traduit par des montagnes supplémentaires de liquidité qui s’investissent sur tous types de support, à la recherche de rendement. Les cours des cryptomonnaies bénéficient largement de cette situation. Cependant on ne peut les comparer véritablement à des actifs financiers traditionnels.

L’engouement pour les cryptomonnaies et les projets de monnaies digitales d’entreprises privées ont par ailleurs encouragé les projets de monnaies digitales des banques centrales, qui ont le potentiel de révolutionner le rapport entre les agents économiques et la monnaie, dans ce cas à la fois digitale et adossée à la banque centrale. Les monnaies digitales privées comme celle annoncée par Facebook, qui sera beaucoup moins décentralisée que le bitcoin, joue un rôle profondément différent.

Quel que soit l’intérêt que l’on porte à la blockchain et à ses dérivés moins décentralisés, il est difficile de voir un rôle stable et bénéfique à l’utilisation potentiellement généralisée de monnaies digitales d’envergure mondiale. La quasi-totalité des cas d’utilisation de monnaies ne reposant pas sur l’économie réelle et sans ancrage géographique raisonnable se sont soldés par de douloureux atterrissages. Cela a été particulièrement visible dans le cas de la dollarisation de pays en développement au cours des quatre dernières décennies, de l’Amérique latine dans les années 1980-90 au Liban cette année et, dans une autre mesure, dans le cas de la crise de l’euro. Les mêmes failles en termes de compétitivité et d’impossibilité d’adaptation de taux de change à la situation économique et financière nationale réapparaîtraient avec une généralisation de l’usage de monnaies digitales mondiales. La digitalisation monétaire est porteuse d’espoir en termes de simplification des processus économiques, notamment internationaux, mais ne peut complètement faire abstraction de l’Histoire politique et économique. C’est en ce sens que les monnaies digitales des banques centrales peuvent, de leur côté, jouer un rôle considérable.

Quels enseignements économiques doit-on tirer de la résilience des monnaies digitales face à une crise économique mondiale ?

Malgré toute la confusion qui entoure l’engouement pour l’idée de la blockchain, on voit ces technologies développer leur place dans l’économie réelle, alors que le bitcoin a plutôt eu tendance à être l’apanage de milieux souterrains pendant ses premières années. Le soutien de PayPal est un fait majeur, mais ne sous-estimons pas les problèmes que la généralisation de l’usage d’une cryptomonnaie, soit-elle un stablecoin, peut engendrer. Il serait aisé de tomber dans les approximations qui, appliquées à l’échelle de la machinerie financière mondiale, ont engendré les catastrophes économiques des trois dernières décennies.

D’une façon ou d’une autre, la monnaie devrait entrer pleinement dans l’ère digitale, en raison du besoin de simplification des liens monétaires en acteurs économiques et des moyens technologiques concrets qui permettent désormais d’y parvenir. A ce titre les monnaies digitales publiques ont un rôle considérable à jouer, qui doit être défini au moyen d’un débat politique en plus du débat d’experts en cours, de niveau inégal. La digitalisation monétaire, aussi bien dans son pendant public que privé, redéfinira aussi le rôle des banques et pourrait ouvrir la voie à une fintech plus réactive et productive que la finance bureaucratique d’aujourd’hui. Le défi est cependant colossal car la réalité à laquelle nous serons confrontés les prochaines années sera celle d’une montagne de dettes très difficilement gérable et de structures financières et économiques zombies qui menaceront de s’effondrer à défaut d’implication massive des autorités politiques et monétaires. Cela doit être l’occasion de redéfinir notre modèle financier, en y incluant la monnaie digitale, avec un impératif de stabilité et de promotion de l’activité réelle.

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Cet article est publié dans le cadre de l’Observatoire (Dés)information & Géopolitique au temps du Covid-19 de l’IRIS.

« Hong Kong, l’insoumise » – 4 questions à François Bougon

Mon, 21/12/2020 - 14:17

 

François Bougon, journaliste, a été correspondant en Chine pour l’AFP et a couvert l’Asie pour Le Monde. Il est désormais responsable du service étranger de Mediapart. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Hong Kong, l’insoumise – De la perle de l’Orient à l’emprise chinoise » aux éditions Tallandier.

 

Vous décrivez des récits opposés : pour Pékin contrôler Hong Kong, c’est laver les humiliations du colonialisme ; pour la jeunesse de Hong Kong, c’est la Chine qui est une nouvelle puissance coloniale.

Nous avons vu ce territoire du sud de la Chine devenir progressivement un lieu de tensions géopolitiques, entre la Chine et les Occidentaux, au premier rang desquels les États-Unis de Trump. Ce dernier a transformé ce qui était au départ une guerre commerciale en affrontement idéologique présenté comme une nouvelle guerre froide entre deux blocs antagonistes – le « monde libre » d’un côté et Pékin de l’autre – et Hong Kong se trouve en plein milieu de cette confrontation. Par là, Trump a mis fin à une séquence de collaboration ouverte à la fin des années 1960 par Richard Nixon, une stratégie qui, malgré des crises comme la répression sanglante de Tiananmen en 1989, n’avait jamais été remise en cause par aucun président américain. Xi Jinping, désigné secrétaire général du Parti communiste en 2012, à la tête d’une Chine beaucoup plus forte économiquement, bouscule également le statu quo. Lui a rompu avec la politique de profil bas adopté par Deng Xiaoping à la fin des années 1970 au moment du lancement de la politique de réforme et d’ouverture. Sous son égide, Pékin ne veut plus recevoir de leçons de la part de l’Occident et promeut un modèle alternatif : une croissance économique sans libertés politiques. Il promeut également une politique ethno-nationaliste, dans laquelle l’ethnie majoritaire han joue un rôle important au détriment des minorités ethniques. Ces changements, Hong Kong en subit les conséquences. Ce territoire de plus de 7 millions d’habitants n’est plus le carrefour entre Chine et Occident, mais un objet d’affrontement où le passé colonial – les plus de 150 ans de règne britannique – est rappelé par Pékin pour repousser toute forme d’ingérence vue comme un néo-colonialisme. Xi Jinping rappelle aussi l’avertissement de Deng : Hong Kong ne doit pas se transformer en base de subversion pour importer en Chine une « révolution de couleur ». Tel est le récit chinois. Côté hongkongais, ce qui est frappant en effet c’est à quel point la jeunesse née un peu avant la rétrocession (1997) ou juste après, et qui n’a donc pas connu le Hong Kong colonial, voit la Chine comme une puissance coloniale : un pays qui opprime leurs revendications démocratiques (un véritable suffrage universel), et méprise les traditions locales. D’où ce conflit entre ces deux visions. 

Mao était-il indifférent vis-à-vis de Hong Kong ?

Mao n’était pas indifférent vis-à-vis de Hong Kong. Mais la priorité dans les années 1940 et 1950 était de triompher des nationalistes, puis, une fois arrivé au pouvoir, de consolider la révolution communiste en Chine continentale. Hong Kong n’était pas vu comme prioritaire, mais le discours officiel rappelait qu’il s’agissait d’une terre chinoise arrachée à la Mère-patrie par les puissances coloniales occidentales. En 1946, le Grand Timonier le dit à un journaliste britannique. Il se peut, explique-t-il, que dans dix, vingt ou trente ans, les Chinois demandent une discussion sur la rétrocession de la colonie, mais pour l’heure tant que les Chinois de Hong Kong ne sont pas discriminés en termes d’impôts et ont voix au sein du gouvernement, la République populaire de Chine s’en tiendra au statu quo. Et pendant la guerre de Corée, alors que Pékin doit subir un embargo de l’ONU et des Américains, Hong Kong se révèle très utile. 

Deng voyait au contraire dans Hong Kong la potion magique pour moderniser la Chine, comment cela s’est-il traduit ?

Deng Xiaoping a vu tout l’intérêt que représentait la colonie pour la réussite de la modernisation chinoise. Cette « porte du Sud » va jouer un rôle primordial dans la politique de réforme et d’ouverture. Grâce au territoire, il dispose d’un atout dont n’a pas disposé l’Union soviétique : un point de contact avec le monde capitaliste et la possibilité de faire appel à des entrepreneurs dont les familles sont originaires des provinces méridionales du Guangdong et du Fujian. Et en octobre 1978, Deng Xiaoping plaisante en expliquant qu’il a trouvé la formule magique pour transformer son pays, c’est Hong Kong. Entre 1979 et 1995, deux tiers des investissements directs viennent de Hong Kong ou passent par la colonie britannique. Ils permettent à la province du Guangdong de jouer un rôle moteur et à la ville de Shenzhen, une zone économique spéciale où sont testées des politiques économiques capitalistes, de se développer et de devenir la vitrine du « miracle chinois ».

La normalisation est-elle en train de triompher ?

Malheureusement oui. Nous assistons de fait à la fin du régime « un pays, deux systèmes » qui avait permis à Deng de revendiquer le retour de Hong Kong au sein de la Chine. L’imposition par Pékin de la loi sur la sécurité nationale le 1erjuillet dernier – date anniversaire de la rétrocession – a marqué la fin de la semi-autonomie du territoire. Le destin de Hong Kong est la normalisation à la chinoise. Ceux qui s’y opposent et qui ne pourront pas prendre le chemin de l’exil, doivent s’attendre à être poursuivis.

L’Inde, épicentre de nombreuses révoltes

Mon, 21/12/2020 - 10:42

New Delhi a mis en œuvre de nouvelles réformes de libéralisation du secteur agricole.  Cette nouvelle a créé une profonde révolte dans les classes paysannes du pays, allant jusqu’à bloquer la capitale, New Delhi. Cet événement vient s’ajouter aux nombreux mouvements de contestation qui secouent l’Inde. Point sur la situation avec Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’IRIS.

Quelles sont les raisons qui expliquent la grande révolte que connait aujourd’hui l’Inde ?

En Inde, il n’y a pas UNE grande révolte en ce moment, mais plutôt un ensemble de révoltes plus ou moins petites ou grandes. Ce n’est pas nouveau, c’est même le titre d’un roman écrit par le plus grand romancier indien, V.S.Naipaul, L’Inde. Un million de révoltes. C’est un pays remuant et habitué à être remué. Mais il est vrai que l’Inde a connu une grève générale le 26 novembre dernier qui aurait réuni près de 250 millions de personnes. Elle était appelée par une dizaine de syndicats et soutenue par toute l’opposition. Les revendications étaient assez radicales en comparaison des orientations actuelles du régime et couvraient aussi bien des allocations de revenu minimales de 7500 roupies par mois, que l’extension des programmes spéciaux de garantie d’emplois, les droits à la retraite pour tous et le retrait de tous les projets de réformes en cours dont le marché du travail et l’agriculture. On peut citer cinq facteurs sous-jacents à l’origine des révoltes actuelles et qui expliquent sans doute leur convergence exceptionnelle le 26 novembre.

Le premier concerne la situation du pays face à la pandémie de Covid-19. Près de 60% de la population aurait été infectée. Même s’il y a beaucoup moins de morts par millions d’habitants que dans les pays européens, cette très forte contagion suscite des peurs qui accompagnent les révoltes plus sectorielles. La campagne de vaccination prévue pour 2021 ne se présente pas clairement pour l’instant bien que l’Inde soit le plus grand producteur mondial de vaccins, ce qui renforce l’incertitude dans les familles et les communautés.

Un deuxième est illustré par le saccage et la mise à feu d’une usine de téléphones mobiles près de Bangalore dans le sud du pays il y a quelques jours. La Mecque de l’informatique mondiale côtoie une exploitation des travailleurs digne du XIXe siècle. Les cols bleus de cette usine de technologie assemblant des iPhone y sont extrêmement mal traités. Officiellement taïwanaise, la loi indienne oblige en réalité ce type d’entreprise à avoir des « partenaires » locaux qui gèrent plus ou moins l’entreprise et surtout des contracteurs plus ou moins véreux qui fournissent et gèrent la main-d’œuvre dite intérimaire. Ils prennent notamment des commissions confortables de sorte que le salaire net des ouvriers est de moins de 50 dollars par mois, quand il est payé d’ailleurs puisque les ouvriers se plaignaient en l’occurrence de ne pas être payés régulièrement depuis des mois. Cet exemple se retrouve un peu partout en Inde et génère des millions de petites révoltes salariales. Le paradoxe est que l’Inde est désormais un des premiers producteurs mondiaux de téléphones mobiles, surtout pour son marché, mais aussi à l’exportation grâce à des lois très avantageuses.

Une troisième source d’alimentation des révoltes est l’explosion des inégalités. Le récent rapport annuel sur la richesse mondiale par le Crédit suisse a été dévoilé la semaine dernière et il montre que l’Inde comptait 245 000 millionnaires, dont 1820 possédant plus de 50 millions de dollars. Or les Indiens les plus riches se sont encore nettement enrichis pendant la crise du Covid-19 alors qu’inversement elle frappait durement les pauvres. Ceux qui étaient ainsi juste au-dessus du niveau de pauvreté de 1,9 dollar par jour sont retombés dans les trappes à pauvreté. On estime que le pourcentage de la population indienne vivant non pas dans la pauvreté, mais dans ce qu’il faut appeler la misère, est passé de 35% à près de 50%. Les inégalités déjà particulièrement criantes dans le pays sont nettement reparties à la hausse et de plus en plus visibles. On peut s’en satisfaire en période de forte croissance pour tous. Tel n’est plus du tout le cas, au contraire, d’où une frustration qui se transforme en exaspération à la moindre occasion.

Un quatrième facteur concerne le monde rural qui a fourni le gros des troupes à la mobilisation du 26 novembre avec même une marche sur Delhi arrivée le 30 novembre pour atteindre des centaines de milliers de paysans début décembre, venant notamment des greniers à blé de l’Inde, le Punjab et l’Haryana. Le monde rural indien proteste contre trois lois en cours de discussion qui renient complètement les engagements pris par le Premier ministre actuel, Narendra Modi, en 2014, l’année de son élection. Il avait alors promis que les prix minimum garantis (MSP) couvriraient au moins 50% des coûts de revient. Les agriculteurs se sont aperçus que l’on était loin du compte et que la situation ne cessait de se détériorer. Ils considèrent même que ces trois lois vont aggraver la situation et les empêcher de vivre correctement de leur travail.

On ne peut donc pas parler d’une révolte, mais d’une multitude de révoltes qui ont exceptionnellement convergé le 26 novembre et que l’on peut résumer par l’impact d’une pauvreté multisectorielle, multirégionale, explosive et aggravée par l’épidémie dans un pays profondément divisé depuis l’élection de Narendra Modi en 2014 et sa réélection en 2019.

Le gouvernement peut-il réellement espérer retourner l’opinion publique contre la révolte paysanne ?

Le gouvernement indien ne pourra pas retourner l’opinion publique contre les manifestants des campagnes, même si les électeurs traditionnels, le noyau électoral du régime de Narendra Modi, se recrutent plutôt dans les villes et peu dans les zones rurales, et que les industriels qui le financent fortement sont les gagnants de la réforme agricole, tels que Mukesh Ambani ou Gautam Adani. Il appliquera la même méthode que le colonisateur britannique en son temps : Divide and Rule (« diviser pour mieux régner »). Mais il est peu probable qu’il puisse retourner l’opinion publique contre la révolte des ruraux, les deux tiers de la population étant directement ou indirectement reliés au monde paysan, et 80% de la population indienne souffre des mêmes difficultés.

Il est donc probable que l’on s’achemine vers une épreuve de force comme ce fut le cas avec les lois sur la terre ou sur le marché du travail que Narendra Modi avait tenté de faire adopter lors de son premier mandat entre 2014 et 2019, sans y parvenir. S’il ne gagnera probablement pas sur toutes les réformes engagées, il pourrait cette fois en conserver deux volets : sortir certains produits agricoles du système de subvention MSP et permettre aux grands industriels de renforcer leur modèle contractuel dans les campagnes, c’est-à-dire à leurs prix et à leurs conditions.

Cette révolte s’inscrit dans une période difficile pour l’Inde. Comment résumer la situation du pays ? Ces mouvements de contestations viennent-ils davantage le fragiliser ?

L’Inde est dans une situation difficile comme beaucoup de pays dans le monde. Probablement plus difficile que d’autres pays qui ont peu ou prou géré l’épidémie d’une façon coordonnée et volontariste, avec des mesures sanitaires cohérentes et des plans de soutiens économiques et sociaux. Si la mortalité semble contenue, les estimations sur la croissance indienne valident les prévisions les plus pessimistes avec un retournement réel de 10% à 15% du PIB pour l’année 2020. De plus, il n’y a pas de signaux clairs quant à une reprise pour 2021, pour autant que l’épidémie s’éclaircisse grâce à la vaccination ou parce que le virus disparaît tout seul.  Certains parlent de rebond rapide. Je note qu’un des meilleurs experts, l’ancien gouverneur de la Banque centrale, Raghuram Rajan est extrêmement inquiet de la crise financière latente et notamment de la situation des banques perclues de mauvaises dettes et donc incapables d’accompagner un nouveau cycle de crédit.

Plutôt que fragiliser le pays, on peut lire les mouvements de contestation d’aujourd’hui comme typiques de la régulation à l’indienne de ses problèmes. À la différence de la Chine. Ils font partie de la solution aux problèmes. Dans le cas des réformes agricoles, éviter des réformes qui iraient dans le sens d’une paupérisation accrue des paysans est plutôt un élément favorable sur le moyen terme. Il en est de même des garanties d’emplois publics élargis dans un tel contexte de crise, ou encore de l’augmentation des filets de protection sociale.

En revanche, le régime de Narendra Modi ne semble pas être fragilisé par ces mouvements ou par cette situation économique au vu des sondages et des élections de ces derniers mois comme au Bihar. Il n’y a pas d’opposition unie ou crédible, encore moins de programme qui fasse consensus. Sur le plan idéologique, il n’y a pas vraiment d’alternatives au radicalisme hindouiste qui s’appuie sur des boucs émissaires, en particulier sur les musulmans, pour faire oublier son incapacité à relancer le rêve de superpuissance à revenu intermédiaire et de plein-emploi qu’il avait vendu au moment des élections de 2014. Au plan diplomatique même, Narendra Modi profite et exploite à plein une position exceptionnelle face à la Chine où l’Inde apparaît comme incontournable dans n’importe quelle alliance pour la contenir.

Le business des vaccins contre le Covid-19 au centre des débats à l’OMC

Mon, 21/12/2020 - 09:42

Alors que la vaccination contre le Covid-19 démarre en Europe et aux États-Unis, nombre de chefs d’État ont fait des déclarations pour souhaiter que l’ensemble de la population mondiale puisse y avoir accès. Les plus optimistes penseront que ces déclarations résultent d’une prise de conscience de l’importance qu’au XXIe siècle, la santé soit accessible à tous. Cyniquement, nous pourrions en déduire que ces déclarations de bonnes intentions viennent en réalité habilement habiller une impérieuse nécessité : qu’une majorité de personnes soient vaccinées pour que la pandémie soit vaincue. Et pourtant, une vaccination universelle ne semble pas encore totalement acquise à l’heure qu’il est. Les pays riches ont quasiment acheté 80% de la production mondiale de vaccins jusqu’en 2022. Certains ayant acquis des doses pour vacciner plusieurs fois l’ensemble de leur population, captant ainsi une part démesurée des vaccins qui seront disponibles.

Les débats qui se tiennent actuellement au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) autour de la lutte contre le Covid-19 ne laissent par ailleurs aucune illusion sur les belles intentions de la part des pays les plus développés. Dans un éditorial venant introduire les 11e brèves de l’OMC, la lettre mensuelle publiée par la délégation permanente de la France auprès de l’Organisation explique en effet comment les pays abritant de grands laboratoires pharmaceutiques militent pour le respect des accords sur les droits de propriété intellectuelle tels que négociés dans le cadre de l’Uruguay Round (TRIPS). Les pays émergents et en développement, à l’inverse, bien conscients que comme à l’accoutumée, ils seront les derniers servis, et qui s’inquiètent aussi du coût que va représenter pour eux et leur population une campagne vaccinale, demandent une suspension temporaire de ces droits afin de pouvoir avoir accès aux traitements et/ou vaccins.

« On pensait pourtant ce problème résolu depuis la conférence ministérielle de Doha en 2001 ! Sa décision avait débouché sur le seul amendement d’un accord de l’OMC depuis le cycle d’Uruguay : il permet aux PMA (pays les moins avancés) et, aux pays ayant des capacités de production insuffisantes, de recourir aux ‘licences obligatoires spéciales’ pour importer des copies génériques de tout médicament. », explique Jean-Marie Paugam, dans l’éditorial de cette 11e brève. L’Inde et l’Afrique du Sud ont ainsi déposé début décembre une demande de suspension temporaire de l’accord TRIPS, sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent le commerce). Ils se heurtent à la vision plus libérale dans l’esprit, mais en réalité conservatrice et protectionniste des grands pays, Union européenne en tête, vision qui a également une dimension géopolitique autour d’une certaine idée de la diplomatie du vaccin, très certainement. Ces arguments ont été développés lors d’un récent webinaire organisé à l’IRIS dans le cadre de l’Observatoire (Dés)information et géopolitique au temps du Covid-19.

Une fois n’est pas coutume, ces visions différentes opposent aussi les entreprises. Certaines d’entre elles font pression sur leurs États pour protéger et breveter au plus vite leurs vaccins. D’autres, au contraire, s’associent aux initiatives visant à assurer un accès aussi large que possible au vaccin.

Pour les premières, la démarche est d’autant plus étonnante – pour ne pas dire choquante – que leur recherche et développement a été massivement financé sur fonds publics et qu’au vu de l’urgence sanitaire, leur retour sur investissement et leurs profits sont déjà assurés par leurs seuls débouchés dans les pays riches. Le manque de transparence est total et nous ne saurons probablement jamais quels furent ces profits.

Pour les secondes, en revanche, et c’est assez novateur pour être souligné, avaient déjà lancé au début des années 2000 un Fonds mondial pour la lutte contre les grandes pandémies de l’époque (Sida, tuberculose et malaria) ainsi qu’une alliance pour les vaccins à l’initiative de la Fondation Gates, de l’Unicef, de la banque mondiale et de l’OMS. GAVI ou Alliance mondiale pour les vaccins et l’immunisation pousse les fournisseurs de vaccins à baisser leurs prix pour les pays les plus pauvres. Elle participe aujourd’hui à la vaccination de la moitié des enfants dans le monde. Elles sont aujourd’hui engagées dans un accélérateur d’accès aux outils de lutte contre le Covid-19 (ACT-Accelerator) incluant un pilier « vaccins » au travers d’une facilité d’achat de vaccins, la Covax. Il est à noter que la candidate africaine à la direction de l’OMC, Ngozi Okonjo-Iweala préside actuellement le conseil d’administration de GAVI en charge également de la Covax, mais sa nomination qui devait intervenir début novembre est à ce jour bloquée par les États-Unis et la Corée du Sud.

Une fois de plus, cette situation nous démontre combien les débats autour de la mondialisation restent clivés et assez prévisibles entre égoïsmes nationaux et défense de l’intérêt collectif, combien les États, ne sont plus, loin s’en faut, les seuls acteurs d’une gouvernance mondiale en pleine refonte. Les acteurs non étatiques, entreprises et ONG comme représentantes des sociétés civiles sont, dans les situations les plus opérationnelles, des acteurs bien plus actifs et efficaces pour trouver des solutions collectives et pragmatiques.

BlackRock : un géant agricole ?

Fri, 18/12/2020 - 18:52

Certaines dynamiques permettent parfois de saisir à quel point l’agriculture et les questions alimentaires suscitent de l’intérêt, y compris pour des acteurs qui n’en sont pas directement les protagonistes. Ou plutôt auxquels nous ne pensons pas spontanément quand on raisonne sur le développement de l’agriculture et de la sécurité alimentaire. Ainsi, ces dernières années, avons-nous pu observer, par exemple, la montée en puissance des géants américains et chinois du numérique sur ces enjeux. Après tout, leur objectif étant de toucher le quotidien d’un maximum de personnes, quoi de mieux que d’attaquer les marchés et le business de l’alimentation, qui, à l’instar de la santé, présente un caractère universel, vital et répétitif chaque jour ? C’est dans ce registre stratégique qu’il convient d’appréhender l’ambition grandissante de BlackRock pour l’agriculture et l’alimentation dans le monde.

Rappelons d’abord ce qu’est BlackRock. Crée en 1988, il s’agit du plus grand fonds de gestion d’actifs de la planète, qui n’a cessé de croître depuis trois décennies et dont le siège se situe à New-York. Concrètement, il place ses propres capitaux et ceux qui lui sont confiés par ses clients (États, institutions, professionnels de la finance, particuliers) sur des cibles d’investissement garantissant des rendements plus ou moins risqués à moyen et long termes. A son démarrage, BlackRock gérait environ 1 milliard d’actifs (en dollars US). Désormais, il gère…7 800 milliards d’actifs ! Ce montant a doublé en dix ans. Relativement, cela le positionne comme l’équivalent du 3ème PIB mondial. BlackRock détient au moins 5% du capital dans plus de 40% des entreprises américaines. De tels ancrages lui octroient aussi au passage un accès à de précieuses informations économiques, industrielles et prospectives. En France, actionnaire de fleurons du CAC40 – Total (5,4%), Air Liquide, Vinci, Legrand et Bouygues (5 %), Publicis (4,9 %), Thalès (2%), Engie (1,2%) pour ne citer que les plus significatifs et connus du grand public – ce fonds a suscité beaucoup de commentaires à l’hiver 2019-2020, en plein milieu de la crise sociale provoquée par le projet de réformes de retraite. Ses adversaires estimaient que l’évolution vers un système par capitalisation serait bénéfique à BlackRock, ainsi et suspectaient donc ce grand hégémon de la finance mondiale de peser dans la décision du gouvernement français.

Conscient de ses problèmes de réputation, BlackRock soigne sa communication. Dès la présentation des résultats de 2019, une année record où BlackRock avait attiré 430 milliards de dollars de nouveaux capitaux à investir, le patron et fondateur du fonds, Larry Flink, prit soin de souligner : « Les clients se tournent de plus en plus vers BlackRock en tant que partenaire stratégique pour que l’on délivre des produits, mais aussi une réflexion plus large sur les questions macro-économiques et géopolitiques ». A cette ambition parfaitement assumée se superpose une volonté d’investir massivement dans le développement durable. BlackRock s’engage donc dans la finance verte, même si à ce stade, les 150 milliards de dollars d’encours durables ne représentent que 2% de ses actifs sous gestion. Néanmoins, fort de ses positions dans de nombreuses entreprises ou multinationales, il entend désormais s’opposer en tant qu’administrateur de sociétés aux opérations qui ne seraient pas exemplaires en matière de progrès pour le climat. A titre exemple, les dirigeants de BlackRock semblent avoir peu goûté les accusations de déforestation proférées en 2019 à leur encontre compte tenu de leur présence au capital de JBS Friboi, entreprise brésilienne qui pèse 25% du marché mondial de la viande de bœuf. Depuis, BlackRock demande des comptes et veille, grâce à ses 16 000 salariés disséminés sur tous les continents, à ce que les pratiques évoluent vers plus de durabilité dans toutes les sociétés où le fonds est présent. Et cela fait donc – potentiellement – beaucoup de monde sur la liste.

Les bénéfices nets augmentant chaque année, l’appétit de Blackrock s’est progressivement amplifié pour explorer une gamme très large de secteurs d’activités. L’agriculture et l’agro-alimentaire n’y échappent pas, à plus forte raison qu’elles recoupent parfaitement les aspects géoéconomiques, géopolitiques et environnementaux dont le fonds de gestion d’actifs entend s’occuper. En 2010, Blackrock avait créé le « World Agriculture Fund » et l’installe parmi sa panoplie de solutions d’investissement. En 2019, conscient que ses clients prêtent davantage attention aux questions alimentaires, Blackrock le renomme « Nutrition Fund ». Mais en réalité, c’est bien l’ensemble de la chaîne de valeurs du secteur qui est visé : semences, intrants, foncier, agroéquipement, production, transformation, emballage, distribution, technologies et services. Basé au Luxembourg, sa taille est de 88 millions de dollars en décembre 2020, ce qui demeure très peu dans l’univers de BlackRock. Ses plus grosses positions sont actuellement les suivantes: FMC Corporation (USA, produits phytosanitaires), Nestlé (Suisse, agro-alimentaire divers), Jamieson Wellness (Canada, produits naturels alimentation,-santé), Koninklijke DSM (Pays-Bas, nutrition humaine et animale), Tractor Supply Company (USA, matériel agricole et de jardinerie), Grocery Oulet Holding (USA, supermarchés discount), Costco Whosale Company (USA, grande distribution), Symrise (Allemagne, arômes et ingrédients, alimentation animale), CF Industries Holdings (USA, engrais), Mondelez (USA, biscuiterie et confiserie), Bunge (USA, négoce et logistique) et Kerry Group (Royaume-Uni, agro-alimentaire divers). Ces entreprises, couvrant un large spectre de domaines, constituent le tiers des actifs mobilisés de ce Nutrition Fund chez Blackrock. Sur le plan géographique, près de 50% de ses investissements sont aux États-Unis, 8% au Canada, 7% en Allemagne et autant aux Pays-Bas, 6% au Royaume-Uni, 5% en Irlande et en Suisse. La France n’est concernée qu’à hauteur de 3%. Mais en dehors du Nutrition Fund spécifiquement, il faut préciser que BlackRock détient des participations dans de nombreuses entreprises agro-alimentaires de taille mondiale, y compris françaises, comme Danone (5,7%) ou Pernod-Ricard (5%).

A l’image des mastodontes du numérique que sont Amazon, Google, Alibaba ou Huawei, BlackRock diversifie ses activités pour gérer les risques et multiplier les opportunités de gains. Anticipant autant les futurs besoins causés par la croissance démographique mondiale que les pénuries qu’engendrera probablement le dérèglement climatique dans certaines régions, le fonds estime que les perspectives du secteur agricole et alimentaire peuvent être financièrement profitables à long-terme. Ses investissements ciblés aujourd’hui lui permettent déjà de disposer d’une connaissance intime des acteurs et des dynamiques des marchés liés à l’alimentation. Le moment venu, BlackRock, comme d’autre investisseurs, pourrait alors être parfaitement en mesure d’accélérer ses prises de participations. Cette approche correspond parfaitement à sa stratégie d’investissement articulée autour de ce que le fond a appelé les « 5 mégatendances » : évolutions des modes de vie et vieillissement démographique, urbanisation rapide, nouveaux consommateurs dans les pays émergents, changement climatique, technologie et appareils connectés.

Sans surprise, BlackRock vient également chasser sur le terrain de l’innovation, soutenant de nombreuses jeunes pousses de l’AgTech et de la FoodTech. En août 2020, il a coordonné la levée de fonds de 250 millions de dollars du Farmers Business Network (FBN), une start-up américaine qui a instauré une place de marché en ligne et un outil d’aide à la décision et qui prospère auprès des agriculteurs aux États-Unis mais aussi au Canada. BlackRock mettra assurément à profit son intelligence des marchés et ses réseaux pour aider cette pépite (valorisée 1,8 milliard de dollars) à croitre, augmentant ainsi autant ses revenus que la valeur des titres détenus par le fonds.  Certains se souviendront qu’à ses débuts, FBN déclarait pourtant vouloir s’affranchir de la tutelle de tous les grands acteurs économiques et financiers du secteur… Quelques années plus tard on mesure mieux la capacité d’influence, de séduction et de persuasion des équipes de BlackRock. Présent aux côtés des start-ups de l’AgTech et de la FoodTech, le fonds sait aussi se positionner sur des fronts davantage institutionnels : en septembre 2020, lorsque le premier ministre chinois, Li Keqiang, s’exprime sur l’innovation et l’entreprenariat agricole et confirme que les autorités du pays ont donné l’autorisation à des sociétés financières internationales de soutenir l’emploi rural et la modernisation de l’agriculture en Chine à travers des fonds dédiés. Parmi ces sociétés figurent bien sûr BlackRock

Force est donc de constater qu’il va probablement falloir compter de plus en plus sur BlackRock parmi les acteurs de l’agro-alimentaire dans le monde. Ce colosse de la finance est d’ores et déjà présent et tout porte à croire que son rôle va s’intensifier. Puisque la géopolitique est l’analyse des rapports de force et des jeux de pouvoir au sein d’un espace, nul doute qu’il faille intégrer ce type d’acteur émergent dans les grilles de lecture contemporaines à propos de l’alimentation et de l’agriculture. Ce n’est pas un cas isolé. Dans la même catégorie d’acteurs, Amundi, premier gestionnaire d’actifs européen avec 1 500 milliards d’euros et filiale du…Crédit Agricole, dispose lui aussi d’un fonds dédié au secteur, intitulé « Food For Generations ». Néanmoins, nous devrions surtout porter l’attention sur des fonds de capital-investissement peu connus, opérant en faveur de la durabilité des chaînes alimentaires, comme les américains Paine & Schwartz V ou Arbor V pesant chacun 1,5 milliards de dollars, ou qui misent sur le foncier agricole mondial, comme John Hancock, Westchester ou Macquarie.

Dans un autre registre, il convient aussi de saisir aussi le poids pris par certains fonds souverains dans les affaires agricoles et alimentaires. Nous pourrions évoquer le singapourien Temasek, qui peut se targuer d’avoir désormais plus de 7 milliards de dollars dédiés au secteur agro-alimentaire ! Mais insistons sur la dernière grosse opération en date : l’acquisition par ADQ, le fonds souverain d’Abou Dhabi de 45% du capital de Louis Dreyfus Company (LDC). Annoncée en novembre 2020, cette transaction est majeure puisqu’il s’agit d’un des plus grands négoces du monde, opérateur clef du commerce de céréales, de grains et d’autres matières premières agricoles. Pour ces fonds souverains, les motivations ne sont toutefois pas les mêmes que pour les fonds d’investissement privés. Dans cet accord par exemple, outre la volonté pour LDC d’ouvrir son capital à de nouveaux actionnaires, il faut aussi lire l’objectif des Émirats Arabes Unis de garantir leur sécurité alimentaire à long terme, et peut-être même de contribuer à celle de ses alliés (actuels ou futurs) au Moyen-Orient ou en Afrique.

Il sera en tout cas intéressant d’observer comment ces différents investisseurs, souverains et privés, vont poursuivre leurs activités et aiguiser leurs stratégies au cours des prochaines années. S’il y a de la place pour de nombreux acteurs, au regard de la complexité des défis agricoles et alimentaires dans le monde, nous pourrions avoir des risques de friction sur certains segments d’innovation ou sur certaines entreprises à soutenir ou à acquérir. En la matière, les prochaines initiatives de BlackRock pourraient bien esquisser la forme des réponses à ces interrogations. Nous pourrions également imaginer des concurrences s’exacerber à propos de pays et de régions, ou alors de répartition future des rôles de chacun sur le terrain. Prenons le cas de l’Afrique. Nous y avons déjà vu ces dernières années monter en puissance les fondations privées comme celle de Melinda et Bill Gates, dont l’impact est désormais réel. Que pèseront les agences onusiennes agricoles, comme la FAO ou le FIDA, face aux géants de la finance comme BlackRock ?

La démocratie et le débat républicain selon le préfet Clavreul

Fri, 18/12/2020 - 16:13

Déformer les propos d’un contradicteur, le considérer comme un ennemi à détruire, interdire aux universitaires et responsables de think tank de critiquer le gouvernement, un ensemble de méthodes qui ne sont pas dignes de la démocratie française. La réponse de Pascal Boniface au préfet Clavreul.

Venezuela : et maintenant ? (partie 3)

Fri, 18/12/2020 - 15:08

Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et responsable du Programme Amérique latine/Caraïbe, vous donne régulièrement rendez-vous pour ses “Chroniques de l’Amérique latine”.

Après l’élection législative du 6 décembre dernier, quelles perspectives pour le Venezuela ?

Sports diplomacy, small nations and the case of Wales

Fri, 18/12/2020 - 08:31

GeoSport, created by IRIS and EM Lyon, is a home for intelligent, value-adding content on geopolitics and sport, providing informed, expert analyses onf contemporary issues. The key focus of the content will be around diplomacy; international relations; nation branding; politics and soft power, and the link of these areas to sport.

Today, Professor Simon Chadwick from emlyon business school interviews Gavin Price, an independent expert at Bond University (Australia) focused on sports diplomacy and intercultural relations, particularly small nations and regions with large sporting footprints. He is the co-author of « The British Council Wales report: Towards a Welsh sports diplomacy strategy ».

Et la mer la plus dangereuse (pour la stabilité de la planète) est…

Thu, 17/12/2020 - 17:16

Un tiers du commerce mondial transite par la mer de Chine, ce qui en fait un lieu de tensions et de convoitises. La Chine, qui multiplie les coups de force dans la région, cherche-t-elle à en faire son pré carré au détriment des autres pays d’Asie du Sud-Est ?

La Chine se réfugie derrière ses droits supposés historiques pour sanctuariser cet espace qu’elle convoite en effet et pour des raisons évidentes : 80 % des hydrocarbures à destination de l’Asie orientale transitent par le sud de la mer de Chine et le détroit de Malacca. Au-delà de ce passage obligé commence pour elle l’Océan Indien et dans son prolongement, le Moyen-Orient et l’Afrique orientale. Plus à l’est, et au sud de Taïwan, c’est-à-dire dans la périphérie des Philippines, il est une autre voie de passage qui, elle, conduit vers l’océan Pacifique. On aura donc compris que l’Asie du sud-est et le sud de la mer de Chine, selon la formule consacrée, constituent l’axe pivot des intérêts stratégiques maritimes. Qu’ils soient d’ailleurs chinois ou américains. Pour Pékin, des logiques de contournements s’imposent. Car les risques d’un blocus provoqué par les Américains et leurs alliés est loin d’être une pure fantaisie de l’esprit. Ces logiques de contournements consistent à ouvrir des corridors stratégiques. Celui de la Birmanie reliant la province chinoise méridionale du Yunnan au golfe du Bengale, d’une part. Celui du Pakistan reliant le port de Gwadar à l’oasis de Kachgar au Xinjiang, d’autre part. La Chine est donc en grande partie dépendante pour ses approvisionnements de ces voies de passage pour le sud. Elle est donc vulnérable.

La mer de Chine méridionale représente également une zone stratégique sur la plan sécuritaire où les Etats-Unis veulent s’imposer. Des confrontations militaires sont-elles à prévoir ?

Nous sommes entrés depuis très longtemps dans une logique de confrontation avec la Chine. Intimidations vis-à-vis des navires étrangers, français notamment, dans la région Inter-detroit, transgressions régulières des zones de souveraineté aérienne, déni d’accès par l’aménagement de zones aéroportuaires par la Chine sur les îlots du sud poussent les États-Unis à renforcer leur dispositif sécuritaire dans la région. Le risque est de se voir fermer des voies de passage qui s’avèrent également vitales pour l’économie internationale, la libre circulation des navires. Nul n’est évidemment à l’abri d’un dérapage militaire. Car les provocations sont récurrentes et l’automatisme des systèmes d’armes peut parfois être amorcé indépendamment de tout contrôle et vigilance humaine. Toute riposte à une provocation pourrait conduire à une escalade.

D’autres espaces maritimes, comme la Méditerranée, suscitent-ils de telles luttes d’influences ?

Ce que nous venons de décrire plus haut correspond ni plus ni moins à une Méditerranée asiatique. Le symétrique à cette configuration est la Méditerranée européenne, bien sûr. Les provocations, qu’elles soient turques ou russes sont tactiquement comparables à celles, chinoises, que l’on connaît en Asie orientale. Par ailleurs, une troisième Méditerranée existe à la hauteur du golfe persique. D’une moindre ampleur, les manœuvres qui y ont cours pourraient à très court terme se développer: Iraniens et Chinois ont signé des accords militaires très importants dans le courant de l’été dernier et depuis, les Etats du golfe ont reconnu l’Etat d’Israël. Bref, nous allons assister à une radicalisation des forces en présence. De basse intensité, ces conflits n’en sont pas moins et désormais systémiques.

Vers un renouveau de la relation Afrique-France ?

Thu, 17/12/2020 - 15:34

Sylvain Itté, ambassadeur, envoyé spécial pour la diplomatie publique en Afrique, répond à nos questions alors que le prochain Sommet Afrique-France est programmé pour juillet 2021 :

– Quels sont les enjeux du prochain Sommet Afrique-France ? Que signifie cette volonté de vouloir accentuer la présence de la société civile à l’instar des chefs d’État ?

– La France peut-elle au XXIe siècle encore se distinguer dans sa relation avec l’Afrique face à d’autres puissances qui ont certaines ambitions ?

– La France a-t-elle un rôle moteur à jouer dans la lutte contre la pandémie du Covid-19 en Afrique ?

« La cause des peuples n’a pas beaucoup avancé en dix ans »

Thu, 17/12/2020 - 15:23

Quelles leçons avez-vous tirées de cette décennie?

C’est une décennie de déception par rapport aux espoirs que l’on avait eus vis-à-vis d’une démocratisation de la région et d’une prise en main des peuples par eux-mêmes. Dès le départ, j’ai dit qu’il n’y aurait pas un Printemps arabe – puisque l’on faisait une comparaison avec le Printemps européen – et qu’il n’y aurait pas une contagion, parce que le phénomène national restait le plus important et que chaque pays avait une histoire propre. Dix années plus tard, on voit qu’il n’y a pas eu de Printemps arabe mais qu’il y a eu 21 cas nationaux tout à fait différents et que l’on n’a pas eu les mêmes événements au Maroc, en Algérie, en Libye, en Syrie…

Dix ans après, il n’y a eu qu’un seul cas de démocratisation réussie, c’est celui de la Tunisie et partout ailleurs il y a plutôt eu un recul des choses. La situation en Syrie est pire avec une guerre civile terrible qui a fait près de 500 000 morts. Il y a plus de répression en Égypte qu’il y en avait en 2011 finalement, avec la présence au pouvoir du maréchal al-Sissi. La Libye est dans le chaos le plus total, l’Irak est toujours détruite… Il y a eu une sorte de recul général de la stabilité et de la sécurité dans la région. Par rapport aux espoirs qui ont été mûris initialement, s’ils ont été excessifs dans bien des cas, il y a un grand retour en arrière. Il y a des facteurs d’espoir, les choses bougent en Algérie avec le Hirak et si la Covid-19 a fait rentrer les gens chez eux, je pense que la contestation reprendra et que quelque part, le goût de la liberté est venu, même s’il a amené une répression supplémentaire dans de nombreux pays.

Les peuples sont-ils les « cocus » de la révolution ?

Dans la mesure où partout les régimes autoritaires sont toujours en place, que lorsqu’ils ont été renversés ils se sont rétablis ou ils sont restés au pouvoir à travers une répression durcie ou que le pays a été traversé par des guerres civiles extrêmement fortes : on peut dire que oui. La cause des peuples n’a pas, de façon globale, beaucoup avancé dans la région depuis dix ans.

Quel a été le rôle de l’Occident ?

Il a été surévalué. Il y a eu beaucoup de théories du complot sur l’Occident qui aurait voulu déstabiliser le monde arabe… non. Ce sont les peuples du monde arabe qui ont pris leur destin en main et ce sont eux qui ont été réprimés. Ce ne sont pas les États-Unis, qui ont voulu déstabiliser l’Égypte en reversant Moubarak, c’est le peuple égyptien qui l’a reversé et ensuite l’armée a repris son pouvoir. L’Occident a été extérieur à tout cela. On peut dire qu’au contraire on aurait pu plus aider les opposants syriens par exemple, mais l’Occident n’a pas été à la base de ce qu’il s’est passé là-bas.
Certains observateurs disent qu’au contraire, l’Occident a raté son rendez-vous avec l’Histoire. Êtes-vous d’accord ?
P.B. : Je ne crois pas. Une fois encore, le fait qu’il n’y ait pas eu plus de régimes renversés et plus de démocraties installées c’est parce que la répression l’a emportée notamment avec l’exemple emblématique de la Syrie. On peut dire que l’Occident est responsable de la situation en Libye. C’est bien l’Occident qui a voulu faire une intervention, qui ne s’est pas contentée de protéger la population à Benghazi et qui est allée jusqu’au renversement de Kadhafi donc jusqu’au changement de régime alors que la résolution de 1973 ne le permettait pas. La résolution qui avait été adoptée avec l’abstention de la Russie, la Chine, l’Afrique du Sud, l’Allemagne et le Brésil, fait que l’on protégeait la population mais qu’on ne va pas jusqu’à renverser le régime. Il y a bien une responsabilité de l’Occident.

Où se situe la responsabilité de la France ?

C’est plutôt en Libye que nous avons joué le rôle le plus important et le plus négatif. Nous avons été un petit peu en retard en Tunisie, malgré le fait que notre diplomate sur place avait averti de l’usure du pouvoir de Ben Ali au nom de la lutte contre l’islamisme. On a voulu garder Ben Ali comme s’il était le rempart et on n’a pas vu qu’il commençait à devenir un problème. On était un peu en retard pour les événements en Égypte et en Libye où on est par la suite devenus trop actifs.

La Syrie et la Libye, sont les deux symboles de ce chaos. Comment imaginer une issue ?

Tant que Bachar al-Assad sera au pouvoir il n’y aura pas d’issue en Syrie. Pour ses opposants, son maintien au pouvoir est inacceptable par rapport à l’ampleur des souffrances qu’il a fait endurer à sa population et il n’y aura pas de reconstructions possibles tant qu’il sera au pouvoir. Mais, tant que les Russes et les Iraniens le soutiennent, il restera au pouvoir, même si, effectivement, le pays est détruit et qu’il s’enfonce dans une crise de plus en plus grande.
En Libye, ce qu’il faudrait, c’est cesser les multi-interventions extérieures et que les protagonistes qui ont pris des engagements notamment à Berlin, il y a plus d’un an, de cesser d’alimenter le conflit, le fassent. Tous les engagements qui ont été pris par les différents acteurs ne sont pas respectés, ils sont foulés aux pieds. La France a un discours contradictoire en reconnaissant officiellement le gouvernement de Sarraj, mais en soutenant en sous-main celui d’Haftar. C’est le cumul des interventions étrangères qui fait que le conflit en Libye se poursuit, il faudrait qu’elles cessent. Hassan Salamé avait commencé à trouver un accord avec les différents protagonistes libyens et c’est à ce moment-là que le général Haftar avait lancé une offensive qui est venue détruire tous les efforts.

Vous parliez d’espoir avec l’Algérie, on pense aussi au Soudan ?

Le Soudan c’est quand même quelque chose d’extrêmement positif, même si c’est plus loin pour nous en tant que Français, ça reste un pays arabe. C’est un pouvoir qui semblait durablement établi, qui a été chassé et on a mis en place un véritable régime démocratique après une transition. C’est le deuxième exemple réussi de régime autoritaire renversé au profit d’une démocratie après la Tunisie.

Est-ce que l’on peut parler pour autant d’un deuxième Printemps arabe ?

Il y a à la fois un mouvement général et des applications particulières. Le mouvement général c’est le développement de l’éducation, de l’information, des réseaux sociaux et des chaînes satellitaires… Le fait que tous les gouvernements ont perdu le monopole qu’ils avaient de l’information a permis, qu’un peu partout dans le monde, les opinions se font plus entendre. La société civile se fait plus entendre. On voit aussi cela au Chili et dans plusieurs pays.

Peut-on dire que les réseaux sociaux ont eu un rôle déterminant dans ces différents mouvements ?

Oui, parce qu’ils ont été à la fois un facteur de mobilisation et un facteur de diffusion de l’information. C’est par les réseaux sociaux que les gens ont cassé le monopole qu’avaient les gouvernements de l’information, comme Ben Ali et Moubarak l’avaient par exemple. Ils ne l’ont plus eu parce qu’ils ont été concurrencés par les réseaux sociaux et c’est aussi par les réseaux sociaux que les gens se mobilisent.

Propos recueillis par Laureen Piddiu pour La Marseillaise

Expliquez moi… Le piège de Thucydide ou le choc Chine/États-Unis

Thu, 17/12/2020 - 12:32

Alors que la crise du Covid-19 est venue accélérer le rattrapage des États-Unis par la Chine et que le mandat de Donald Trump, très vindicatif à l’égard de la Chine, a été particulièrement marqué par une montée des tensions entre Pékin et Washington, la rivalité entre les deux géants s’inscrit comme une tendance de long terme, qui dépasse les alternances politiques américaines. La théorie du piège de Thucydide, appliquée à cette rivalité par Graham Allison dans son ouvrage Destin for war, va-t-elle se réaliser ? Dans cette vidéo agrémentée de cartes, photos et graphiques, Pascal Boniface remonte à la génèse des tensions sino-américaines, depuis la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui.

Soulèvements populaires internationaux et systèmes représentatifs : la grande défiance

Wed, 09/12/2020 - 18:16

 

Le principe de représentation, notamment par la voie électorale, contesté par les multiples soulèvements populaires depuis 2019, doit aujourd’hui démontrer sa capacité à répondre aux crises sociopolitiques contemporaines.

En 2019-2020, une vague sans précédent de soulèvements populaires traverse le monde. Du Liban à l’Équateur, de l’Algérie au Chili, durant de longs mois, des marées humaines descendent pacifiquement dans la rue pour des motifs sociaux et politiques. Malgré l’absence de toute structure de concertation commune, l’observateur n’a pu manquer de relever les similitudes de l’ensemble de ces révolutions citoyennes : rassemblant toutes les classes d’âge, intégrant les minorités nationales et un large éventail de catégories sociales, leur sociologie est identique, tout comme leur organisation qui met à distance, voire rejette les structures politiques, syndicales ou religieuses préexistantes. L’absence de leadership et le refus de toute verticalité dans les mouvements ont également été une constante qui interrogeait déjà l’idée de représentation. Ces soulèvements, quoique sévèrement réprimés dans le silence relatif de la communauté internationale, ont ébranlé sérieusement les gouvernements nationaux jugés corrompus et soumis aux injonctions néolibérales de la gouvernance mondiale. Dès lors, les foules manifestantes exprimèrent une radicalité politique résumée par quelques slogans, depuis le « dégagez les tous » algérien au « tous c’est tous » libanais. Mais, au-delà du « dégagisme » déjà à l’œuvre en 2011, une nouvelle forme de radicalité agita les contestataires : fallait-il revendiquer de nouvelles élections et donc accepter un jeu électoral unanimement identifié comme biaisé, ou au contraire empêcher leur tenue ? La question même de la démocratie représentative était donc posée, non pas théoriquement, mais pratiquement, au cœur même des contestations : tandis qu’en Irak les insurgés imposèrent la révision de la loi électorale[1] en vue des Législatives anticipées de 2021, les Libanais dénonçaient le coût prohibitif de toute candidature aux élections[2], remettant ainsi en cause la possibilité même d’une représentation légitime.

À l’image des Gilets jaunes français qui défendaient le référendum d’initiative citoyenne (RIC), mais se divisèrent sur la pertinence de se doter de porte-parole ou de se présenter aux élections européennes, les mouvements de 2019, sans refuser par principe la démocratie électorale, se sont partout emparés de la question des moyens de l’exercice de la souveraineté populaire. Mais, face à la puissance considérable des contestations, c’est bien une sortie de crise par les urnes qui a été proposée, ou imposée par les autorités de plusieurs pays. Ainsi, le soulèvement algérien (Hirak), obtint-il deux fois de suite le report de l’élection présidentielle, qui se tient finalement, au forceps, en décembre 2019 avec 75% d’abstention. Le nouveau dirigeant algérien, Abdelmadjid Tebboune, reconnu par la communauté internationale, mais néanmoins en quête de légitimité intérieure, propose alors une révision constitutionnelle. Dans le même temps, au Chili, toujours sous la pression de la rue, le président, Sebastián Piñera,  engageait à son tour un long processus constituant. Les deux récents référendums constitutionnels (25 octobre au Chili et 1er novembre en Algérie), aux résultats très contrastés, confirment cependant une défiance croissante à l’égard du système représentatif qui affecte jusqu’à l’expression citoyenne la plus directe qu’offre le jeu électoral, à savoir la voie référendaire.

En Algérie, la Constitution confisquée

Le nouveau pouvoir algérien lance la procédure de révision constitutionnelle début 2020. Au printemps, un comité d’experts, nommé par le pouvoir, mène en catimini les travaux en plein confinement. La procédure rédactionnelle accélérée faisant fi des débats populaires, et se tenant à distance de tout représentant du Hirak, soumet son projet au Président Tebboune qui le valide au mois de mai. Le référendum qui acte la fin du processus est fixé au 1er novembre suivant (Date de la fête de la Révolution en Algérie). Le résultat de l’opération constitue pour le régime algérien un fiasco de première ampleur. Les chiffres officiels de la participation n’atteignent pas le quart de l’électorat et le « Oui » ne remporte que les 2/3 des suffrages. Ainsi, seuls 15% des Algériens approuvent la nouvelle Constitution qui tend à présidentialiser encore davantage la République. Ajoutons à cette débâcle le fait que la campagne référendaire se tint alors que le Président est hospitalisé pour cause de Covid… En Allemagne, replongeant symboliquement le peuple algérien dans les dernières années Bouteflika, durant lesquelles il était hospitalisé en France ou en Suisse. Si la faible assise populaire du nouveau pouvoir n’est donc plus à démontrer, toute sortie de crise par la voie des urnes semble désormais illusoire pour une majorité d’Algériens.

Au Chili, tous les scénarios sont possibles

Quant aux Chiliens, par leur vote massif en faveur d’une nouvelle constitution (plus de 50% de participation, plus haut score depuis la fin du vote obligatoire, et près de 80% de oui) ils s’offrent encore la possibilité de se doter d’institutions en rupture avec celles, néolibérales, héritées de l’ère Pinochet (1973-1990). Pour une partie non négligeable des contestataires de 2019-2020, cette réécriture est aussi une occasion de renouer avec une Histoire inachevée, celle d’un Chili populaire et socialiste de l’intermède Allende (1970-1973). Preuve de la puissance du mouvement contestataire et du rejet des partis, les Chiliens se sont aussi exprimés (à plus de 80%) en faveur d’une future assemblée constituante intégralement composée de nouveaux élus. Or, au lendemain de cette double victoire du soulèvement populaire de 2019, des manifestations importantes se déroulent avec cette fois pour enjeu le mode de scrutin retenu pour désigner les 155 constituants en avril prochain. En effet, avec un système électoral proportionnel plurinominal et très personnalisé, il est possible que le camp conservateur bien implanté localement et rassemblé, soit surreprésenté à la future Constituante. Avec une gauche divisée et une sous-représentation des figures du mouvement de 2019, le risque est réel de voir la volonté réformatrice populaire échouer.

Ainsi, dans l’ensemble des sociétés qui se sont soulevées l’an passé, une fois la répression devenue impuissante à juguler les forces contestataires, le recours au suffrage universel a été utilisé pour neutraliser l’élan populaire qui contestait le bien-fondé d’un processus électoral.

Ailleurs, des processus électoraux devenus insuffisants

De façon paradoxale, les élections récentes aux États-Unis et en Bolivie, marquées par une participation élevée, témoignent également d’une foi vacillante dans la démocratie représentative comme expression de la souveraineté populaire.

En Bolivie, la réélection d’Evo Morales en 2019 est invalidée permettant à la droite conservatrice de s’emparer de la présidence par intérim avec la nomination de Jeanine Áñez. Cependant, quoique reconnu légitime par les pays occidentaux, le pouvoir est contraint de reculer sous la pression constante des manifestants (faisant des dizaines de morts), en renonçant à interdire au MAS, parti du Président déchu, de concourir aux élections présidentielles. L’élection présidentielle du 8 novembre 2020 voit le triomphe au 1er tour de Luis Arce candidat investi par le MAS. Ainsi, paradoxalement, c’est la mobilisation constante de la rue qui a permis de sauver le système représentatif bolivien. Par effet de miroir, c’est tout aussi vrai pour la situation postélectorale aux États-Unis où, malgré un taux de participation historiquement haut, les résultats des urnes ne sont pas reconnus par le camp au pouvoir[3]. Il en résulte des tensions inédites dans la « plus grande démocratie du monde » où des manifestations postélectorales sont organisées par les deux camps pour légitimer ou dénoncer les résultats du scrutin.

Il apparaît donc que le système représentatif est sérieusement remis en cause. Contesté en 2019 pour son incapacité à rendre compte fidèlement de l’opinion, le principe de représentation devient aujourd’hui insuffisant pour garantir l’expression démocratique. Or, cette profonde crise politique affecte aussi bien les sociétés des régimes autoritaires en Afrique du Nord ou au Moyen-Orient que celles des démocraties libérales européennes comme américaines. La cécité des classes dirigeantes internationales sur cette question sape les fondements mêmes de la démocratie libérale et permet aux partis et régimes les plus autoritaires, opportunément à l’écoute des revendications populaires, de bénéficier dans les sociétés démocratiques ou en cours de démocratisation, d’une aura encore inconcevable quelques années auparavant.

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[1] Qui devait notamment acter un nouveau découpage électoral, la fin du système confessionnel et un accès facilité aux candidatures indépendantes.

[2] Pour officialiser une candidature, il est ainsi nécessaire de verser une somme de 5000$

[3] D. Trump finit par engager le processus de transition le 24 novembre, soit trois semaines après les élections.

Les mémoires de Barack Obama (3/5) : un système politique américain bloqué ?

Wed, 09/12/2020 - 18:05

Dans cette série de cinq articles, Pascal Boniface aborde au fil de l’eau les mémoires de Barack Obama, « Une terre promise », parues aux éditions Fayard le 17 novembre 2020.

On ne saura jamais si Barack Obama aurait été élu en l’absence de la grande crise économique et sociale dans laquelle les États-Unis étaient plongés en 2008 du fait de la gourmandise de Wall Street qui avait jeté des millions de personnes en dehors de chez eux parce qu’ils ne pouvaient plus assurer le remboursement des crédits qu’ils avaient accepté, assurés que la valeur de leur maison serait toujours en hausse.

À son arrivée au pouvoir, il doit donc faire face à de nombreux défis. Il regrette de ne pas avoir pu réaliser tout son programme, mais cela s’explique avant tout par les blocages au sein du Congrès et par un système politique américain dont les dérives se révèlent assez inquiétantes. Même une personne aussi brillante et charismatique qu’Obama qui arrive au pouvoir avec une solide majorité n’a pas été en mesure, du fait du système américain, de mettre en œuvre l’ensemble des réformes qu’il voulait mener.

Bien sûr, cela a été encore pire à partir de 2010 puisqu’il a perdu les Mid-terms elections : les démocrates ont perdu la majorité et les républicains sont devenus de plus en plus sectaires. Est-ce que le sectarisme républicain était augmenté du fait qu’il y avait un noir à la Maison-Blanche ? Obama n’est pas loin de le penser. Mais c’en était fini d’accords bipartisans et le chef de la majorité républicaine n’avait de cesse que de chercher à faire perdre Obama. Peu importe si les mesures qu’il proposait pouvaient sauver des emplois ou permettre d’éviter à des gens d’être chassés de chez eux. Le débat était bloqué. L’important était de faire échouer les réformes d’Obama puisque, comme le déclarait un élu républicain, « plus les gens sont en colère, plus de votes pour nous ». Il ne fallait donc pas aider à améliorer les choses puisque la colère était la base de la diminution de la popularité d’Obama et de l’augmentation de la popularité des républicains.

Lorsqu’il arrive au pouvoir, Obama a plusieurs objectifs. Tout d’abord mettre fin à la crise qui vient de complètement ruiner les États-Unis – le chômage est alors au plus haut. Il va globalement réussir à éviter un crash profond de l’économie américaine et il permettra de sauver de nombreux emplois. Ses deux premières années de mandat sont dures, mais chacun s’accorde à dire qu’il a pu permettre la relance de l’économie américaine, notamment celle de l’industrie automobile, et éviter ainsi que plus de gens ne soient jetés dans la misère.

Il a aussi à son arrivée de grands projets concernant l’environnement parce qu’il saisit l’importance de ces enjeux et il est sensible à la Terre qu’il va laisser à ses enfants. Sur ce sujet, il sera très souvent bloqué par les lobbys, notamment celui des énergies fossiles extrêmement puissant aux États-Unis.

Sa réforme de l’Obamacare, qui visait à offrir le minimum de soins à ceux qui ne pouvaient jusqu’ici se soigner a été présentée par ses opposants comme une mesure communiste. Il y a eu beaucoup de désinformations et de fake news sur le sujet, tellement une telle politique suscitait des rejets. Ce n’était bien sûr en rien une mesure communiste ni même socialiste : il s’agissait de donner un minimum d’espérance à tous. Étant fortement combattue, cette réforme n’a pas pu totalement être mise en œuvre.

Il voulait également lancer une grande mesure de désarmement nucléaire avec les autres puissances. Il raconte – et c’est le paradoxe du système américain – qu’afin d’obtenir l’accord d’un sénateur pour obtenir la signature d’un traité de désarmement nucléaire, il a été obligé d’accepter l’augmentation des dépenses nucléaires militaires américaines parce que ce sénateur avait des intérêts dans sa circonscription autour de l’appareil nucléaire militaire américaine. Lorsqu’il parle de la façon dont les républicains ont bloqué au Congrès son plan de relance, il écrit « C’était la première salve d’un plan de bataille que Mcconnell, Boehner, Cantor et consorts allaient déployer avec une impressionnante discipline au cours des huit années à venir. Le refus absolu de travailler avec moi ou les membres de mon gouvernement, quelles que soient les circonstances, quel que soit le sujet sans se soucier des conséquences pour le pays ».

Évoquant la réforme de Wall Street qu’il voulait mettre en œuvre et pour laquelle il a dû systématiquement faire des concessions à tel ou tel sénateur, il écrit la chose suivante « Par moment, je m’identifiais au pêcheur dépeint par Hemingway dans Le vieil homme et la mer, entouré de requins qui grignotaient la prise qu’il s’acharnait à rapporter à terre ». Obama n’a pas les coudées franches : chaque mesure qu’il propose doit être négociée avec ses adversaires, mais également avec des partenaires, des démocrates, dont assez peu ont le courage de leurs convictions. Il s’est bien sûr heurté au puissant lobby militaro-industriel, il écrit d’ailleurs : « Si le président Eisenhower, commandant suprême des forces alliées et architecte du D-day s’était parfois senti impuissant face à ce qu’il appelait le complexe militaro-industriel, il était fort probable que faire passer des réformes soit plus difficile pour un président afro-américain, fraîchement élu, qui n’avait jamais revêtu l’uniforme, qui s’était opposé à un engagement auquel beaucoup avaient consacré leur vie, souhaitait restera le budget militaire et avait certainement perdu le vote du Pentagone avec une marge considérable. » C’est pour cette raison qu’il n’a pas pu mettre fin aussi rapidement qu’il le voulait aux guerres d’Afghanistan et d’Irak, se heurtant au pentagone très régulièrement. C’est en cela que la lecture des mémoires de Barack Obama n’est pas franchement réconfortante. Si Barack Obama, avec son énergie, son intelligence et son charisme ainsi que la solide équipe qu’il avait autour de lui, n’a pas pu mettre en œuvre les réformes qu’il souhaitait, est-ce que Biden pourra le faire ? Ces réformes étaient de l’intérêt général, aussi bien s’agissant de la réduction des inégalités, la protection de l’environnement, la réduction des dépenses militaires. Obama s’est heurté au mur d’intérêts privés, au mur des lobbys, au mur de l’hypocrisie des élus, on peut craindre que Biden ait encore moins de possibilités pour venir les briser.

Élections du 6 décembre 2020 au Venezuela : à l’heure de Pyrrhus

Wed, 09/12/2020 - 13:51

 

Les Vénézuéliens étaient appelés aux urnes dimanche 6 décembre 2020 pour renouveler leur parlement. Le parti officialiste a crié victoire. Tout comme les opposants ayant appelé à boycotter la votation. Droite dans ses bottes la “Communauté internationale”, c’est-à-dire les États-Unis, plusieurs pays européens, le Canada et une dizaine de latino-américains, ont confirmé. Le boycott a gagné. À chacun sa vérité. Pour autant la crise vénézuélienne, le 7 décembre, est tout aussi verrouillée qu’elle l’était le 5. Tout au plus peut-on noter une addiction collective pour les victoires pyrrhiques, qui comme on le sait loin de résoudre les contradictions, les approfondissent.

Victoire en effet pour le président Nicolas Maduro et son parti le PSUV (Parti socialiste unifié du Venezuela). Victoire par KO. L’officialisme après cinq ans dans l’opposition parlementaire a mis, selon le propos du premier mandataire vénézuélien, « un terme à cette funeste situation». Sans doute sous réserve des résultats complets, plus des deux tiers des députés élus l’ont été sous l’étiquette PSUV. Nicolas Maduro ainsi récupère le contrôle de la totalité des pôles de pouvoir. Exécutif, judiciaire, législatif, sont désormais aux mains des autorités en place. Mais de quelle victoire s’agit-il ? À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire… Les opposants regroupés derrière Juan Guaido en renonçant à participer lui ont laissé le champ libre, comme en 2005 et en 2018. Avec une issue inéluctable, prévisible, à victoire donnée à celui qui reste seul sur le “ring” électoral. À toutes fins utiles, au cas où les adversaires du pouvoir se raviseraient, comme pour les consultations antérieures les médias qui comptent, les télévisions, ont fonctionné à sens unique. Les directions de grands partis d’opposition ont été écartées et substituées par d’autres, plus flexibles, à l’égard du pouvoir par un système judiciaire aux ordres. Moralité et conclusion, tout change, mais rien ne change. Nicolas Maduro a complété le verrouillage de la cocotte-minute vénézuélienne, désormais sans valvule permettant de tempérer la pression. Victoire à la Pyrrhus.

Victoire des opposants les plus radicaux. Ceux qui considèrent tout à fait légale l’autoproclamation comme président de Juan Guaido dans une rue de Caracas, capitale du pays, en 2019. Ils avaient appelé à l’abstention. Près de 70% des électeurs sont restés à la maison. Mieux, ils ont contraint le gouvernement à reconnaître avant le jour de l’élection cette réalité. Il n’y avait dimanche “que” 29 000 bureaux ouverts, alors qu’il y en avait 44 000 en 2015. Mais ce serait oublier les désillusions de la majorité des Vénézuéliens à l’égard des politiques et des élections. Un sondage réalisé avant le vote signalait que plus de 60% des électeurs n’avaient confiance ni en Nicolas Maduro ni en Juan Guaido. Le contexte social a fabriqué un divorce croissant entre institutions et population. La crise, générée par la mauvaise gestion des autorités, aggravée par les sanctions étatsuniennes et européennes, a plongé les majorités dans la pénurie et les urgences. Cinq millions de Vénézuéliens ont passé les frontières, pour chercher sinon fortune, du moins à survivre. Toutes choses relativisant le jugement que l’on doit porter sur l’abstention. Qui plus est Juan Guaido, président “in partibus”, hésitant entre respect de la démocratie, appels au coup d’État, et aux Légions étrangères, n’a jamais fait l’unanimité. Henrique Capriles, leader du parti Primero Justicia, ancien candidat à la présidentielle, a été à deux doigts de participer. D’autres l’ont fait comme le social-démocrate Timoteo Zambrano, Henry Falcon, chaviste déçu, le Parti communiste. L’opposition se conjugue au pluriel, un pluriel, sans cap, sans unité, et sans chef. Victoire ici encore à la Pyrrhus.

La Communauté internationale s’est réjouie du haut niveau atteint par l’abstention, qui validerait l’influence de Juan Guaido et de ses amis. Du Secrétaire d’État des États-Unis, Mike Pompeo, au président colombien Ivan Duque, comme à son homologue équatorien, Lenin Moreno, en passant par la Commission européenne, tous ont persévéré dans la condamnation, le soutien au président “in partibus”, validant concernant le Venezuela l’ingérence active comme instrument privilégié de résolution des crises. Les mauvais esprits font remarquer que Mike Pompeo est peut-être malvenu pour donner des leçons de démocratie. Il partage avec son mentor Donald Trump, une pratique électorale et une conception à sens unique de la démocratie qui rappelle beaucoup, celle de Nicolas Maduro. Quant à l’ingérence démocratique revendiquée comme une avancée majeure par les Européens, on en connaît les égarements, constatés d’Irak à la Syrie en passant par la Libye. Le Venezuela ne fait pas exception. Cette exigence morale universelle pourrait trouver à s’appliquer en Arabie, en Chine, en Égypte, en Russie et en Amérique latine, au Brésil. Mais le droit et l’éthique, le fabuliste l’avait déjà écrit il y a plus de trois siècles, ont beaucoup à voir avec “la raison du plus fort”. La “Communauté internationale” est elle aussi victime d’une addiction guerrière et pyrrhique…

Il serait temps a rappelé l’ex-président du gouvernement espagnol, José Luis Rodriguez Zapatero, d’affronter le réel, de mettre un terme à une crise qui a plongé dans le désarroi social des centaines de milliers de Vénézuéliens, et contraint les voisins du Venezuela à inventer des solutions concrètes permettant de mettre un terme au flux des réfugiés venus sur leur sol. Les solutions existent. Elles passent comme à l’époque de la guerre froide par la reconnaissance de l’autre dans ses différences, fussent-elles des plus contestables. Par le dialogue donc. Pour préserver la paix régionale, remettre en marche un pays en court-circuit, économique, social, politique et démocratique. Le Mexique, le Caricom et l’Uruguay avaient fait des propositions raisonnables en 2019, écartées par les va-t-en-guerre, Trump, le Groupe de Lima, l’Allemagne, l’Espagne, la France, le Royaume-Uni. Pour quel résultat, sinon un approfondissement du fiasco humanitaire. Un nouveau président va entrer à la Maison-Blanche le 20 janvier 2021. Argentine, Bolivie, Mexique ont de nouveaux dirigeants correctement élus, légitimes démocratiquement, soucieux de trouver les voies d’un apaisement régional, et d’une remise en selle du Venezuela, pays à tous points de vue dévasté. L’Europe pourrait contribuer à cet effort de realpolitik humanitaire, oxymore qui semble tenter le responsable de la politique extérieure européenne, Josep Borrell.

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