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Le Monde Diplomatique

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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 2 months 1 week ago

Quand les armes ont parlé...

Mon, 24/07/2017 - 18:23
On s'en aperçoit mieux avec le recul : les guerres de coalition à prétention humanitaire, pour se porter au secours de peuples crucifiés, n'ont pu tout résoudre. Du Kosovo à l'Afghanistan,les bilans humains et matériels ont été lourds, la reconstruction s'est souvent avérée problématique, alors que de (...) / , , , , , , , , , - Armées

La constellation du maintien de la paix

Sun, 23/07/2017 - 16:46
Les effectifs des casques bleus, les soldats mandatés par l'Organisation des Nations unies (ONU), ont doublé en dix ans, de même que le nombre de leurs missions. Depuis la fin du conflit Est-Ouest, les opérations dites de « maintien de la paix », sur une base le plus souvent multilatérale, ont pris (...) / , , , - Armées

La Yougoslavie, banc d'essai de la nouvelle Europe ?

Sat, 22/07/2017 - 16:38
Quelle est la signification politique du spectaculaire voyage de M. François Mitterrand à Sarajevo le 28 juin dernier ? Au-delà de son indiscutable panache, ce geste annonce-t-il une nouvelle étape dans l'absurde conflit yougoslave ? Ce modèle de « guerre ethnique » peut désormais s'étendre au reste (...) / , , - 1992/07

Bernard-Henri Lévy enragé contre « Le Monde diplomatique »

Thu, 20/07/2017 - 15:26
Déjà condamné, le 23 avril 2013, par la 17e chambre correctionnelle de Paris, pour « complicité de diffamation publique » après s'en être pris au Monde diplomatique, Bernard-Henri Lévy récidive. Il vient ainsi de consacrer la totalité de sa chronique hebdomadaire du Point (20 juillet 2017) à un texte (...) - La valise diplomatique

Protéger les savoirs des peuples autochtones

Wed, 28/06/2017 - 18:21
Acteurs majeurs dans la protection de la biodiversité, les peuples autochtones détiennent des ressources génétiques mais aussi des savoirs traditionnels qui intéressent les industries de l'« économie verte ». Des savoirs aujourd'hui soumis à une logique de marché. / Inde, Pérou, Agriculture, (...) / , , , , , , , , , , , - 2014/01

Le Paraguay dévoré par le soja

Tue, 27/06/2017 - 18:16
Le coup d'Etat qui a renversé le président Fernando Lugo en juin 2012 a surtout profité aux véritables maîtres du pays : les seigneurs du soja. / Amérique latine, Agriculture, Agroalimentaire, Biotechnologie, Entreprise, Mouvement de contestation, Multinationales, Parti politique, Politique, (...) / , , , , , , , , , , , , , , - 2014/01

Le Kosovo n'intègre plus ses Roms

Tue, 27/06/2017 - 18:15
Au-delà de la polémique hexagonale, « l'affaire Leonarda » éclaire la détérioration du sort des Roms dans une région où leur situation était autrefois exemplaire. / Balkans, France, Kosovo, Immigrés, Inégalités, Migrations, Minorité nationale, Droits des minorités, Racisme, Tsiganes - (...) / , , , , , , , , , - 2013/11

Cosmos

Thu, 22/06/2017 - 12:12

Ce hors série thématique de la revue de vulgarisation scientifique Nautilus rassemble les articles consacrés à l'astrophysique : matière noire, multivers, vie extraterrestre. Vertigineux. (Hors série, mars-avril, 12 dollars, en ligne : nautil.us. – New York, Etats-Unis.)

http://nautil.us/

Pour une décroissance sécuritaire

Thu, 22/06/2017 - 09:58
Paul Klee. — « Ein Gefangener wird abgeführt » (Un prisonnier est emmené), 1939 © ADAGP, Paris 2017 — Bridgeman images

La politique offre parfois un spectacle amusant. Lorsque M. François Fillon (Les Républicains), mis en examen par trois juges pour complicité et recel de détournement de fonds publics, complicité et recel d'abus de bien sociaux, puis pour faux et usage de faux et escroquerie aggravée, en appelle à « une détermination sans faille, des principes simples : tolérance zéro, impunité zéro ». Ou lorsque Mme Marine Le Pen (Front national), qui souhaite « appliquer la tolérance zéro et en finir avec le laxisme judiciaire », refuse de se rendre avant fin juin aux convocations de la police dans l'affaire de recel d'abus de confiance qui touche ses proches assistants, en se drapant dans son immunité de parlementaire européenne.

Au-delà de ces incongruités, la question de la sécurité est revenue s'installer au cœur de la campagne présidentielle, comme elle le fait régulièrement depuis 2002. Certains candidats se sont distingués par des propositions particulièrement radicales, comme l'abaissement de la majorité pénale à 16 ans (pour M. Fillon) ou la mise en place d'un « plan de désarmement des banlieues » (pour Mme Le Pen), mais les modalités proposées par la plupart d'entre eux convergeaient étonnamment. Garantir la sécurité requerrait simplement une augmentation quantitative des moyens pour l'assurer : plus de personnel (public ou privé), plus d'infrastructures (prisons, centres fermés, systèmes technologiques), plus de lois.

Cette philosophie a été suivie avec constance par les gouvernements qui se sont succédé depuis la fin des années 1990. Plus d'une quarantaine de lois ont été votées. Elles ont créé de nouveaux délits (la mendicité agressive, le racolage passif, la fraude d'habitude dans les transports en commun, les rassemblements dans les halls d'immeuble, etc.), systématisé et durci les sanctions pénales ou renforcé les pouvoirs de la police (allongement des gardes à vue, extension des capacités d'écoute et d'interception, développement des fichiers, etc.). Conséquence logique de ce mouvement : les prisons françaises débordent, avec aujourd'hui près de 70 000 détenus, auxquels s'ajoutent plus de 170 000 personnes sous le coup de sanctions alternatives à l'emprisonnement ou bénéficiant d'aménagements de peine. Le nombre d'individus sous main de justice a ainsi augmenté de près de 50 % entre 1997 et 2017. Les rues de nos villes et de nos campagnes sont-elles plus sûres ? Y a-t-il moins d'agressions, de cambriolages, de vols, de violences sexuelles, d'attentats ?

Devant cet échec, les principaux candidats à l'élection ont parié sur une nouvelle fuite en avant. Qu'ils aient été convaincus d'en tirer un avantage politique ou qu'ils manquent d'imagination, ils ont oublié que l'action publique produit des effets sur les individus et les sociétés. Et qu'elle peut reproduire ou aggraver les maux qu'elle prétend combattre. Ne serait-il pas temps d'amorcer une décroissance sécuritaire ?

Premier chantier : la prison, dont tous les travaux montrent les effets délétères sur les individus. La détention renforce d'abord les antagonismes avec les représentants des institutions. On peut aisément imaginer que ceux qui sont condamnés n'entretenaient pas auparavant des rapports pacifiés avec l'école, la police ou la justice. Or, en prison — parce que l'institution règle l'ensemble de leur existence —, ces rapports se durcissent et prennent un tour plus violent encore. Pour ces mêmes raisons, la solidarité entre détenus se renforce. Appartenir à un collectif apparaît comme une nécessité pour se protéger tant contre la violence institutionnelle que contre celle des autres prisonniers. C'est là que se forgent des relations, parfois des amitiés, qui perdurent au-delà de la détention et marquent durablement les carrières délinquantes ou d'activisme violent.

De surcroît, l'expérience carcérale vient obscurcir les perspectives d'avenir de ceux qui l'ont connue. Le stigmate pénal aggrave la situation d'individus déjà peu instruits et relégués sur le marché de l'emploi, quand ils ne sont pas discriminés en raison de leur origine. Ce cercle vicieux explique largement la récidive et donne tout son sens à la désignation des prisons comme « écoles du crime » (1). Au lieu d'en construire de nouvelles, pourquoi ne pas commencer par les vider, comme le font plusieurs pays européens (2) ? Cette option fut choisie par M. Robert Badinter lorsqu'il était garde des sceaux. Entre mai et octobre 1981, l'effectif carcéral diminua de 40 % (soit 19 000 personnes) (3), sans que le pays devienne pour autant un coupe-gorge. Vingt ans plus tard, les députés français concluaient dans le même sens : « La prison aujourd'hui apparaît une sanction inadaptée à plusieurs types de délinquants : toxicomanes, étrangers, mineurs, malades mentaux. Il faut donc sortir d'un système de sanctions axé sur le tout-carcéral et développer d'autres formes de rappel à la loi pour mieux assurer la sécurité en limitant la récidive (4). » Cette lucidité momentanée ne fut guère suivie d'effets, puisque, dans les mois suivants, ils votèrent de nouvelles lois dont l'effet mécanique était d'envoyer ces mêmes personnes derrière les barreaux.

Un second chantier concerne les stupéfiants. La France est l'un des pays européens où la consommation de cannabis est la plus importante. En 2015, 40,9 % des 16-64 ans en avaient fumé au moins une fois dans leur vie, et 22,1 % des 16-34 ans au cours des douze derniers mois. Or cette pratique est lourdement réprimée. En 2014, 176 700 personnes ont été mises en cause par les services de police et de gendarmerie pour usage simple (soit 83 % des infractions à la législation sur les stupéfiants). Et, en 2013, 59 % des condamnations pénales concernant les stupéfiants portaient sur l'usage simple (5). Bien que cela reste sa justification première, la répression ne semble pas empêcher la consommation. En outre, ce contentieux épuise littéralement l'activité des forces de l'ordre et de l'autorité judiciaire. Pour quelques grammes d'herbe, des policiers vont interrompre leur patrouille, mener un interrogatoire, assurer le cas échéant une garde à vue ; un avocat va être appelé, des magistrats et des greffiers mobilisés pour une sanction souvent légère (amende, travaux d'intérêt général, stage de sensibilisation, etc.), dont les effets sur la récidive paraissent pour le moins incertains. Ce temps de travail et son coût public ne seraient-ils pas mieux investis ailleurs ? Ne permettraient-ils pas de cibler des formes de délinquance plus sérieuses ? D'investir davantage dans la prévention et la pédagogie en matière de toxicomanie ? Comme y ont invité MM. Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise), Benoît Hamon (Parti socialiste) ou Philippe Poutou (Nouveau Parti anticapitaliste), il est sans doute temps non pas de dépénaliser, mais de légaliser la consommation de cannabis, en suivant l'exemple de l'Autriche, de l'Uruguay et de plusieurs États américains (dont la Californie).

D'autres changements s'avèrent nécessaires, parmi lesquels le contrôle des forces de l'ordre. La longue liste des violences policières, tragiquement actualisée par les affaires Adama Traoré, Théo L. et Liu Shaoyao, éclaire la défaillance du contrôle de la police. Les services internes, comme l'inspection générale de la police nationale (IGPN), sanctionnent efficacement les manquements à la discipline, mais restent timorés lorsqu'il s'agit de traiter les affaires de violences lors de contrôles ou d'interpellations (6). Quant à la justice, elle apparaît prisonnière des relations d'interdépendance qu'elle entretient au quotidien avec les forces de l'ordre, si bien que les condamnations qu'elle prononce demeurent particulièrement clémentes par rapport à celles rendues dans d'autres affaires. La mise en place d'une agence extérieure dotée d'un pouvoir d'investigation et de sanction (sur les carrières, par exemple) pourrait améliorer la situation.

De la même manière, l'extension — au gré des lois successives — des pouvoirs d'enquête des policiers ne garantit pas plus d'efficacité, mais plus d'arbitraire. L'envahissement des procédures administratives en matière d'écoutes, de géolocalisation et, avec l'état d'urgence, de perquisition et d'assignation à résidence ne permet pas d'améliorer la qualité des enquêtes. La nécessité de rendre compte à un magistrat oblige au contraire les enquêteurs à ficeler leurs dossiers, à justifier leurs actes autrement qu'auprès de leurs collègues.

Proposer une décroissance sécuritaire, c'est d'abord prendre acte du fait que la sécurité n'est pas le contraire de l'insécurité. L'une et l'autre entretiennent un rapport dialectique, si bien que les efforts pour assurer la première peuvent largement conforter la seconde en enfantant des individus et des groupes irrémédiablement déviants. C'est également une manière d'en finir avec des discours paresseux qui martèlent, contre toute évidence, que l'action policière et judiciaire peut résoudre les questions de drogue, de violence, de prostitution, de migration ou de pauvreté, simplement en s'attaquant à leurs manifestations les plus visibles. Souvent entendu dans les manifestations, le slogan « Pas de justice, pas de paix » résume mieux que bien d'autres l'idée selon laquelle la légitimité de l'ordre politique et social ne peut reposer sur la seule action répressive.

(1) Lire « Le récidiviste, voilà l'ennemi ! », Le Monde diplomatique, août 2014.

(2) Lire Léa Ducré et Margot Hemmerich, « Les Pays-Bas ferment leurs prisons », Le Monde diplomatique, novembre 2015.

(3) Robert Badinter, Les Épines et les Roses, Fayard, Paris, 2011.

(4) Commission d'enquête sur la situation dans les prisons françaises, Assemblée nationale, Paris, juin 2000.

(5) Drogues, chiffres-clés, Observatoire français des drogues et des toxicomanies, juin 2015, www.ofdt.fr

(6) Cédric Moreau de Bellaing, Force publique. Une sociologie de l'institution policière, Économica, Paris, 2015.

Le compositeur du silence

Wed, 21/06/2017 - 16:05

La postérité réduit souvent les artistes les plus inventifs à leurs œuvres les plus aimables. Tel est le sort du compositeur Erik Satie, un siècle et demi après sa naissance. Ses célèbres et soyeuses « Gymnopédies », qui meublèrent tant de génériques, reflètent mal la personnalité abrasive de ce communiste de la Belle Époque.

Philippe Bertin. – Collage représentant Erik Satie, 2016

Il est troublant de dresser le portrait d'Erik Satie (1866-1925) ; il est délicat de faire le tour de sa personnalité. Il résiste, fait des blagues, vous tourne le dos et rentre toujours à Arcueil s'enfermer dans son gourbi où personne n'est admis. L'évoquer est un exercice inquiétant d'équilibriste. De qui parler ? Du jeune homme révolutionnaire en costume de velours ou du Satie définitif en costume de notaire ? Du Satie qui, à pied toujours, se rendait chez les Noailles au faubourg Saint-Germain ou de celui qui, à Arcueil, « se couchait dans le fossé et faisait l'ivrogne (1)  » ? Du pianiste du cabaret Le Chat noir ou de celui du patronage laïque d'Arcueil-Cachan ? Et puis, il y a ses dessins, il y a ses écrits, il y a les Vexations à répéter 840 fois de suite. Il dit : « Pour jouer ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses. » Bien. Quinze heures de musique, que John Cage et neuf autres pianistes joueront pour la première fois en 1963.

Alors ? Faut-il mettre en avant ses conférences loufoques, ses chroniques musicales, ses aphorismes, ses cris de rage, ses poèmes et ses réclamations ? Parler de la première section arcueillaise du Parti communiste, à laquelle il adhéra ? Se limiter aux célèbres Gnossiennes et aux Gymnopédies qui cachent un peu sa musique, tellement multiple ? Faut-il parler du Satie de Jean Cocteau, de Maurice Ravel, René Clair ou Picasso, de l'amant bref de Suzanne Valadon, peintre-trapéziste, ou de l'ami si cher de Claude Debussy, qui lui faisait des côtelettes ? Faut-il parler misère, faut-il parler mystique ? Célébrer le fondateur de l'« Église métropolitaine d'art de Jésus conducteur », dont il sera le seul officiant et le seul fidèle, grâce à Dieu…, ou rester avec lui, dans la chambre d'Arcueil sans eau courante et sans lumière où il va vivre vingt-huit ans, gêné surtout par les moustiques ?

Bref. En ce 150e anniversaire de la naissance d'Erik Satie, on donne des conférences, on vote des crédits, on le célèbre de Saint-Jean-de-Luz jusqu'au Japon… Il aurait adoré ça, celui dont la musique ne plaisait pas. Il dit : « Après une assez courte adolescence, je devins un jeune homme ordinairement potable. Pas plus. C'est à ce moment de ma vie que je commençai à penser et à écrire musicalement. Oui. Fâcheuse idée !… Très fâcheuse idée !… En effet, car je ne tardai pas à faire usage d'une originalité déplaisante, hors de propos, antifrançaise, contre nature, etc. (2).  »

Voilà. Cela joint à un petit caractère très réactif, au refus viscéral de toute autorité, de tout ce qui « se fait », combiné à un sens aigu de la provocation, des brouilles, des exaspérations, avec, en point d'orgue, quelques coups de parapluie contre certain critique qui lui vaudront presque la prison. Et sa fureur quand il ne fut pas reçu à l'Académie, et sa joie quand il obtint les palmes académiques pour services rendus à la municipalité d'Arcueil… Erik Satie, tout et son contraire, tout le temps.

Cependant, loin des exaspérations, de l'alcool et des cris de la jeunesse, pour parler de Satie, pour l'écouter, il faut poser du blanc, de ce blanc qu'il adorait, où résonnent sur le bord du vide, d'une manière presque organique, les volutes et les explosions de sa musique. Satie compose le silence, celui qui vient avant, celui qui est après.

Erik-avec-un-K Satie est né le 17 mai 1866 à « Honfleur (Calvados), arrondissement de Pont-l'Évêque ». Il dit : « J'eus une enfance et une adolescence quelconques — sans traits dignes d'être relatés dans de sérieux écrits. Aussi n'en parlerai-je pas (3).  » Dans la rue Haute où il habite, le petit garçon, orphelin de mère et de grand-mère, regarde et écoute les vaisseaux, « la mer qui est large et pleine d'eau (4)  »… À 12 ans, il faut quitter les ambiances d'Eugène Boudin, les cours de M. Vinot, et partir pour Paris rejoindre son père, éditeur de musique, et sa belle-mère, compositrice amatrice, qui va lui apprendre la « vraie musique ».

« Enfant, je suis entré dans vos classes ; mon esprit était si doux que vous ne l'avez pu comprendre ; et ma démarche étonnait les fleurs… Et, malgré ma jeunesse extrême et mon agilité délicieuse, par votre inintelligence vous m'avez fait détester l'Art grossier que vous enseigniez (5).  »

Catastrophe au conservatoire. Ses professeurs le disent élève doué mais indolent, étudiant paresseux à l'exécution tiède. Satie renonce, son avenir musical est sombre, il quitte l'école plein de haine, il scande : « D'une seule voix, je crie : vive les amateurs ! » Que faire ? Tenter les fantaisies-valses ou les valses-ballets ou rester des heures, l'œil levé, fixant les cieux de Notre-Dame ? Quatre Ogives en ligne claire, écrites à 20 ans. Satie expérimente et trouve, sans barre de mesure, la ligne des notes en architecture…

Mais non. « La même année, il prend ses vêtements, les roule en boule, les traîne sur le plancher, les piétine, les asperge de toutes sortes de liquides jusqu'à les transformer en véritables loques. Il défonce son chapeau, crève ses chaussures, déchire sa cravate, ne soigne plus sa barbe et laisse pousser ses cheveux (6).  »

Il a tout quitté, la Normandie, le conservatoire, son père. Il peut enfin être lui. Le futur petit monsieur bien mis commence sa vraie vie au bas de Montmartre, à 20 ans, dans la chambre qu'il partage avec l'ami poète J. P. Contamine de Latour. La vie est de bamboche, l'alcool ultrafort : « Nous réagissons contre toutes les conventions, les imbécillités et les partis pris. Nous sommes pour ceux qui ont le courage de montrer ce qu'ils voient, ceux qui sont de leur temps, ceux qui n'ont pour maître que la nature, la grande et belle nature (7)  ! »

Dix ans de piano au Chat noir. Les Incohérents exposent « des dessins exécutés par des gens qui ne savent pas dessiner : “Canards aux petits pois”, “Bas-relief à l'ail”, “Première Communion de jeunes filles chlorotiques par temps de neige” »… Alphonse Allais est la sommité absolue. L'humour et la poésie de Satie vont être marqués à vie par ces drôles de zigotos. Dans ce théâtre d'ombres, il y a Guy de Maupassant, Émile Zola, Alphonse Daudet, Paul Verlaine, Marcel Proust, Caran d'Ache, Charles Cros… On dit que c'est là que Satie rencontra Claude Debussy. On dit aussi qu'« Esotérik » Satie devint maître de chapelle de la secte de la Rose-Croix du Temple du Sâr Péladan, écrivain et occultiste, et qu'il composa avec Latour Uspud-Ballet chrétien, que le directeur de l'Opéra refusa malgré leurs menaces.

Mais Satie, dans tout ce vacarme, écrit… les six Gnossiennes et les Gymnopédies — « danses de l'enfant nu » — « lentes, douloureuses, tristes et graves ». On entend les pas des enfants grecs glissant sur les marbres.

À 26 ans, il vit avec Suzanne Valadon une courte liaison sauvage de six mois. Il en veut plus, elle en donne moins, ils rompent. Danses gothiques : Neuvaine pour le plus grand calme et la forte tranquillité de mon âme ; Par pitié pour les ivrognes, honteux, débauchés, imparfaits, désagréables et faussaires en tous genres ; Où il est question de pardon des injures reçues. Satie, qui n'aura jamais plus d'autre liaison, est malheureux. Il fait n'importe quoi, il a quitté les rose-croix, il n'a plus un rond, il pense à devenir gardien de musée ; Willy, critique expérimenté, écrit des horreurs sur lui : « Musicoloufoque, pou mystique, sagouin ésotérique ! » Satie répond, se bat, lance des anathèmes contre le Tout-Paris… Il compose quand même une Messe des pauvres. Après quelques Pièces froides et Danses de travers, il est peut-être temps de partir.

À qui sont ces affaires, sur la charrette à bras qui s'en va, en ce mois de décembre 1898, de Montmartre à Arcueil, campagne ouvrière sur le bord de la Bièvre ? Elles sont à Erik Satie, dont toute la vie tient là et qui va s'installer dans la maison du 22, rue Cauchy. Quinze mètres carrés, pas d'eau, pas de lumière et la musique des moustiques « envoyés certainement par les francs-maçons »… Satie est chez lui, c'est la misère à faire peur : « Voilà deux jours que je ne mange pas. » Alors il retourne à Montmartre, toujours à pied, accompagner dans les caf' conc' Vincent Hyspa ou la « reine de la valse lente », Paulette Darty. Et puis, c'est le choc du Pelléas et Mélisande de Debussy. Satie dit : « Il me faut chercher autre chose ou je suis perdu. » Debussy lui conseille de travailler la forme ; Satie écrit Trois Morceaux en forme de poire.

Puisqu'il faut apprendre — « J'étais fatigué que l'on me reproche mon ignorance » —, il s'inscrit à la Schola Cantorum à 39 ans. Debussy dit : « À votre âge, on ne change pas de peau. » Si. Pour aller à l'école, il faut s'habiller : petit costume noir, faux col, chapeau, parapluie. « En habit de cheval » et pour toujours, Satie obtient un beau diplôme de contrepoint avec mention « très bien ». « Avant de composer une œuvre, j'en fais sept fois le tour accompagné de moi-même. “Nouvelles Pièces froides” : “Sur un mur” ; “Sur un arbre” ; “Sur un pont”. »

Et puis Ravel et puis Cocteau vont s'occuper de Satie. On le joue, on le publie, il fréquente les salons, on le ramène en voiture — Véritables Préludes flasques pour un chien : Seul à la maison. Le ballet Parade, enfin, va faire sa révolution. « Vive Picasso, vive Cocteau, à bas Satie ! », s'exclame la critique. Il réplique, des batailles ont lieu — « Je suis cuit ». Alors, il se retire « dans sa tour d'ivoire ou d'un autre métal (métallique) » écrire pour la princesse de Polignac son chef-d'œuvre splendide et cubiste Socrate d'après Platon… Encore quelques Nocturnes, quelques ballets, la dèche en même temps que la célébrité, la Musique d'ameublement, qu'il invente avant qu'elle ne vienne hanter nos ascenseurs, un peu de cinéma dada avec Francis Picabia : Entr'acte de René Clair, où on est si heureux de le voir en vrai. Encore un petit portrait de groupe, celui des Six (8)… Mais « le satisme n'existe pas ». Debussy est mort, Satierik se brouille avec Ravel, avec Cocteau. Cela fait longtemps que « le vieux bolchevique », comme il dit, ne fréquente plus les enfants du patronage laïque d'Arcueil-Cachan. Plus de cours de danse, plus de goûters. Satie, malade, ne peut même plus rentrer chez lui. C'est l'hôpital, la cirrhose et la pleurésie. Satie meurt à 59 ans.

On dit que le jour de son enterrement il faisait très beau et que deux jeunes femmes ont suivi son cercueil en ouvrant, très grand, deux jolis parapluies.

(1) Sauf mention contraire, toutes les citations proviennent de la biographie de Jean-Pierre Armengaud, Erik Satie, Fayard, Paris, 2009.

(2) Erik Satie, Mémoires d'un amnésique, Ombres, coll. « Petite Bibliothèque », Toulouse, 2010.

(3) Ibid.

(4) Sports et Divertissements, vingt et une pièces brèves pour piano.

(5) Lettre adressée au conservatoire, novembre 1892. Cf. Erik Satie. Correspondance presque complète, réunie et présentée par Ornella Volta, Fayard, Paris, 2000.

(6) J. P. Contamine de Latour, « Erik Satie intime : souvenirs de jeunesse », Comœdia, Paris, 6 août 1925.

(7) Henri Rivière, dans la revue Le Chat noir, 15 avril 1888.

(8) Les musiciens Georges Auric, Arthur Honegger, Francis Poulenc, Louis Durey, Germaine Tailleferre et Darius Milhaud formaient ce qu'on a appelé le « groupe des Six », dont Satie était en quelque sorte le parrain.

L'unanimisme au prix de la dépolitisation

Wed, 21/06/2017 - 14:13

« La centralisation s'est exercée de manière plus forte encore à la CFDT [Confédération française démocratique du travail] que dans les autres centrales, et l'homogénéité des organes de décision y est croissante », analyse Martine Barthélemy, chercheuse à Sciences Po (1). Remarquant que l'adhésion majoritaire à l'idéologie du réformisme a été acquise au fil des ans « au prix d'une évacuation de toute contestation », elle mentionne « l'existence d'un unanimisme qui cimente l'univers des adhérents à la base de la CFDT ». Ce qui, selon elle, a un coût : leur dépolitisation. Et une possible conséquence : « un affaiblissement des capacités de réflexion collective de l'organisation ».

La CFDT, organisation monolithique ? « Vue de l'extérieur, on peut le croire, concède son secrétaire général, M. Laurent Berger. Mais dans les débats de militants, sur le terrain où je me rends deux fois par semaine, je me fais interpeller. » Certes. Néanmoins, on cherche encore, dans les amendements déposés en 2014, lors du dernier congrès, la trace de quelques oppositions minoritaires, d'une confrontation d'idées... Si : une proposition discrète pour sortir du credo de la croissance — rejetée. L'autonomie fonctionnelle de la base, mise en avant, paraît plus l'engluer dans les réalités du terrain que l'inciter aux joutes d'appareil. Au printemps 2016, cependant, le projet de loi travail a pu laisser penser que l'unanimisme n'était que de façade. La position de la confédération, vite ralliée à la réécriture du gouvernement, a créé des remous en interne et suscité, outre une forte perplexité, quelques communiqués frondeurs. Apparemment, ce n'était qu'un coup de vent.

À Montpellier, le responsable de l'union locale, M. Jean-Louis Garcia, qui « ne voulait pas être complice de ça », a claqué la porte après trente-neuf ans de fidélité au cédétisme et trouvé refuge à... la Confédération générale du travail (CGT). « Autrefois, dit-il, à la CFDT, ça bougeait, ça débattait sur le fond. On m'a dit : “Tu as deux congrès de retard.” » Il assure que « les gens hésitent à dire ce qu'ils pensent à cause du mandat [d'élu], car, quand on ne l'a plus, on le paie cher ». Mais à l'échelon régional, où l'on confie que les positions n'étaient pas unanimes, on explique qu'il s'agissait là d'un cas isolé. Tout comme cela l'a été dans la restauration ferroviaire, où, à Lyon-Perrache, de fortes têtes ont appelé à manifester.

L'appareil confédéral a téléphoné, s'est déplacé, a fait un travail de « pédagogie ». À la CFDT Culture, où l'on a appelé à la grève — contre les instances — le 31 mars 2016, « on s'est fait appeler Arthur ! », reconnaît Mme Michèle Ducret, sa secrétaire générale. Elle évoque « un problème, surtout, sur la méthode plus que sur le fond » : « On est maintenant rentrés dans le rang. » Comme à Symétal Sud-Francilien, syndicat CFDT de la métallurgie, auquel M. Berger a, depuis, rendu visite. Et qui indique « être dans la même ligne que la conf' ». L'an passé, pourtant, la position de la confédération laissait les métallos « sur [leur] faim », le texte adopté étant jugé « encore dangereux ».

« C'est vrai qu'on a été nombreux à avoir été chiffonnés », admet Mme Isabelle Bordes, ex-secrétaire générale de la CFDT Journalistes. Mais la révolte, via la Fédération de la culture, du conseil et de la communication (F3C), n'a pas prospéré. Elle reconnaît : « Sur la primauté donnée aux accords d'entreprise, la confédération faisait preuve d'un idéalisme qui n'était pas partagé. » Mais, las, sur ce projet « décidé d'en haut », « les dés étaient jetés ».

(1) Martine Barthélemy, « Une mutation trop bien réussie ? », dans Martine Barthélemy, Claude Dargent, Guy Groux et Henri Rey, Le Réformisme assumé de la CFDT, Presses de Sciences Po, Paris, 2012.

« What is Brexit ? »

Tue, 20/06/2017 - 16:15

Qu'est-ce que c'est que cette histoire de « Brexit » ?

En 2016, la troupe de comédiens irlandais Foil Arms and Hog ironisait sur le flou entourant les multiples espaces du monde britannique.

— Tu as vu l'agenda pour le meeting ?

— Oui ! Dis donc, c'est quoi ces histoires de « Brexit » et de « Rue » ?

— « Rue » ? Tu veux dire « RU » ?

— Ah voilà. C'est quoi ce truc ?

— C'est le Royaume-Uni. Tu sais, l'Écosse, l'Angleterre, le Pays de Galles, l'Irlande du Nord.

— Mais non, ça ce sont des pays distincts.

— Oui, mais ensemble, ils forment le RU.

— Attends. Si tu viens de l'un de ces pays, qui est-ce que tu représentes aux Jeux olympiques ?

— « L'équipe GB ».

— L'équipe quoi ?

— L'équipe Grande-Bretagne. (…)

— Et pour le championnat d'Europe de football, ils jouent aussi sous le nom d'« équipe GB » ?

— Non, ils jouent chacun de leur côté.

— Une seule personne par équipe ?

— Non, chaque pays de son côté : Écosse, Angleterre, Pays de Galles, Irlande du Nord.

— Pourquoi ?

— Ça ne serait pas juste s'ils mettaient toutes leurs ressources à contribution !

— Mais pour les Jeux olympiques, ça ne pose pas de problème ! Et pour le rugby, ça donne quoi ? Angleterre, Écosse, Irlande du Nord et Pays de Galles ?

— Non, en rugby, l'Irlande du Nord joue avec la République d'Irlande, sous le nom d'« Irlande ».

— Quoi ? Un instant, reprenons tout ça : le RU se trouve en Europe…

— Oui.

— … donc ils utilisent l'euro.

— Non.

— D'accord, ça veut dire qu'il ne font pas partie de l'UE.

— Si, si : ils font partie de l'UE.

— Quoi ?

— Pour l'instant.

— Qu'est ce que ça veut dire « pour l'instant » ?

— Brexit.

— C'est quoi ça, « Brexit » ?

— La sortie britannique de l'UE.

— Donc la Grande-Bretagne veut quitter l'UE. (…)

— Enfin, juste le Pays de Galles et l'Angleterre.

— Et les deux autres alors ? Ce n'est pas juste.

— Eh bien, quand le RU quittera l'UE, alors l'Écosse pourrait sortir du RU et rejoindre l'UE.

— Et l'Angleterre ?

— Elle va se rapprocher du Commonwealth.

— C'est quoi ça, le « Commonwealth » ?

— Les anciens territoires de l'Empire britannique.

— Et maintenant, ils ont un empire ! (…)

Foil Arms and Hog, « WTF is Brexit ? », 30 juin 2016.

Payer en un clin d'œil

Tue, 20/06/2017 - 15:46

« Approchez votre œil... Merci de votre collaboration. » La voix métallique provient d'un boîtier luminescent accroché à un bras articulé. Elle s'adresse directement aux réfugiés syriens. Dans ce supermarché implanté au milieu du camp de Zaatari, en Jordanie (lire « Les réfugiés, une bonne affaire »), chacun doit dorénavant faire scanner son œil à la caisse pour payer ses achats. Mis en place en février 2016 par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le dispositif vérifie, grâce au balayage de l'iris, l'identité du réfugié, puis la solvabilité de son compte virtuel, crédité de 50 dollars par mois et domicilié dans une banque locale, la Jordan Ahli Bank. Cette opération se déroule « en un clin d'œil », selon la communication enthousiaste du HCR, et permet d'« éviter les fraudes ». Le système a également été mis en œuvre quelques mois plus tard à Azrak, l'autre grand camp de réfugiés syriens, dans le nord du pays.

Qu'ils viennent de franchir la frontière pour fuir les combats ou qu'ils séjournent depuis plusieurs années dans le camp, nombre de réfugiés ne placent pas la question de la biométrie au premier rang de leurs préoccupations. « D'une certaine manière, c'est plus pratique, on ne peut pas perdre la carte », commente laconiquement une femme dans les allées du magasin. Tout au plus cette mère de famille regrette-t-elle de ne plus pouvoir envoyer ses enfants faire les courses à sa place. À Amman, la capitale du pays, M. Hani Maoued, ancien journaliste syrien passé par le camp de Zaatari, affirme pourtant que de nombreux réfugiés s'inquiètent en privé : « Pour eux, ce sujet est considérable. Ils vivent déjà dans des camps, c'est-à-dire que tout leur environnement est fondé sur la contrainte ; tout leur est imposé. Ils voient ce système comme une forme d'obligation supplémentaire. »

Domiciliée depuis 2003 dans les îles Caïmans, l'un des paradis fiscaux les plus opaques de la planète, l'entreprise IrisGuard avait jusque-là implanté son outil de reconnaissance de l'iris dans les prisons américaines, aux postes-frontières des Émirats arabes unis ou dans les unités antidrogues de la police jordanienne. À son conseil de surveillance siègent M. Richard Dearlove, directeur jusqu'en 2004 du Secret Intelligence Service, le service de renseignement extérieur du gouvernement britannique, et Mme Frances Townsend, conseillère spéciale du président américain George W. Bush pour la sécurité intérieure et le contre-terrorisme de 2004 à 2008. « Une simple expertise de qualité » pour le fondateur et directeur général, M. Imad Malhas, qui assume parfaitement les objectifs sécuritaires de son entreprise. « Je suis fasciné par cette technologie. Vous savez, aucun être humain n'a le même iris, et, de plus, c'est la seule partie du corps qui reste la même tout au long de la vie. C'est beaucoup plus fiable que les empreintes digitales. » Un marché d'avenir pour sa société, qui a « offert » ses machines au HCR. En échange, elle perçoit 1 % de chaque paiement effectué par les réfugiés. « Tout cela coûte 20 % moins cher au HCR que l'ancien système de distribution des colis alimentaires. Nous cherchons maintenant à nous étendre à deux niveaux : horizontalement, c'est-à-dire au sein des Nations unies, et géographiquement, avec la Turquie, qui est aujourd'hui le pays qui accueille le plus de réfugiés syriens (1). (...) Nous espérons obtenir de nouveaux marchés très rapidement. »

Dès 2002, soit plus de trois ans avant l'introduction du passeport biométrique dans l'Union européenne, le HCR lançait en Afghanistan la « première mise en pratique dans le monde de la technologie par reconnaissance d'iris » : un programme d'enregistrement « expérimental » destiné à la vérification de l'identité des réfugiés afghans de retour des camps situés au Pakistan voisin (2). Quinze ans plus tard, le gouvernement procédait à l'identification biométrique de l'ensemble de la population afghane, faisant de ce pays l'un des plus avancés en la matière (3). Un paradoxe pour une nation régulièrement classée comme l'une des plus pauvres de la planète. « Dans tous ces camps de réfugiés, les populations marginalisées servent de cobayes pour les nouvelles applications biométriques », affirme M. Paul Currion, consultant indépendant sur les questions humanitaires après avoir travaillé notamment en Irak et en Afghanistan pour diverses organisations non gouvernementales (ONG). « Pour les entreprises qui développent ces technologies, les camps de réfugiés sont une formidable aubaine. Cela leur permet d'associer leur image à celle de l'humanitaire, de tester leurs outils à large échelle, et enfin d'approcher les gouvernements occidentaux pour essayer de les leur vendre. » Les entreprises trouvent là une population docile et peu encline à se mobiliser politiquement.

Depuis 2002, le HCR a implanté le système d'enregistrement biométrique dans près de dix pays, de la Malaisie au Kenya. En 2008, il a mandaté M. Simon Davies, fondateur de l'association Privacy International et spécialiste de la protection des données personnelles, pour évaluer dans plusieurs camps ce nouveau dispositif : « Ce que nous avons découvert était très inquiétant. Dans cet environnement, tout le monde est désespéré, de sorte que les réfugiés sont prêts à accepter n'importe quoi. En Éthiopie, par exemple, ils exprimaient de grandes inquiétudes à propos des empreintes digitales ; ils disaient qu'on prenait leur identité, quelque chose d'eux (...). Nous avons découvert des ordinateurs non chiffrés avec des informations confidentielles, des arrangements avec les gouvernements d'accueil sur les données, notamment en Malaisie. Et impossible d'avoir des informations sur les accords passés avec les entreprises. En Europe, obtenir et conserver ainsi de telles données serait totalement illégal. » Transmis à la direction du HCR, le rapport a été enterré par l'agence et n'a jamais été publié. L'organisation a balayé la question du consentement des réfugiés.

Neuf ans après ces mises en garde, elle n'a pas modifié ses pratiques de collecte des données. Professeure au centre d'études militaires de l'université de Copenhague, Katja Lindskov Jacobsen dénonce la création inutile et dangereuse par le HCR d'un « réfugié numérique ». « Paradoxalement, nous explique-t-elle, l'introduction de la biométrie à large échelle au cours des dix dernières années a rendu les réfugiés encore plus vulnérables. Les politiques de protection des données sont très floues. Celles-ci peuvent être échangées avec des États, comme cela a été le cas avec le Kenya, qui a pu croiser la base des réfugiés avec celle de ses citoyens. Dans les appels d'offres des entreprises, il est même stipulé que les informations pourront être partagées “à la discrétion du HCR”. » Précieuses informations dont l'utilisation commerciale et politique semble promise à un bel avenir.

(1) Actuellement, on compte en Turquie 2,7 millions de réfugiés syriens, selon le HCR (janvier 2017). Ce dernier ne gère pas de camps dans le pays, car le gouvernement turc refuse toute ingérence.

(2) Peter Kessler, « Iris testing of returning Afghans passes 200,000 mark », HCR, New York, 10 octobre 2003.

(3) Cf. Paul Currion, « Les enjeux de la biométrie dans l'humanitaire », Irin News, Genève, 26 août 2015.

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Mon, 19/06/2017 - 21:57

Hubert Truxler a passé plus de trente ans sur les chaînes d'assemblage des usines Peugeot, de 1972 à 2003. Dans « Grain de sable sous le capot », écrit sous le pseudonyme de Marcel Durand afin ne pas s'approprier une mémoire collective, il décrit son quotidien, la solidarité ouvrière, les plaisanteries potaches, les grèves, la fragmentation du travail…

Boris Séméniako

Les fayots sont toujours collés au cul du chef. Comme les mouches à la merde. Heureusement qu'il y a quelques copains sympas. Casquette travaille depuis quinze ans en France, dont douze chez Peugeot. Il n'a pas perdu son accent slave et ça pimente ses histoires. Et puis, un beau jour, il annonce : « Moi retourner Yougoslavie. Ici trop bordel. Travail comme esclave et pis pas beaucoup paie. »

Il est retourné au pays, mais son anecdote la plus piquante est encore inscrite dans nos mémoires : un jour, il va faire des courses, avec un ami fraîchement débarqué en France. Son ami a repéré une fille. Il l'aborde : « Toi connais moi ? Moi connais toi ! Moi niquer toi ? »

Chaque fois qu'on croisait Casquette, la question rituelle revenait : « Toi connais moi ? » Et lui de répondre : « Oui, moi niquer toi ! »

C'est débile et c'est fort. C'est rien et c'est tout. Cette complicité verbale ramène la bonne humeur, redonne la pêche. Au-delà de ces quelques mots dérisoires, on sent une complicité, un courant qui passe. On s'est compris.

(…)

La force productive a vieilli. Il faut du sang jeune. Le voilà. La cuvée 1987 est arrivée. La direction prend prétexte du lancement de la 405 pour embaucher des intérimaires. Elle venait de débaucher mille cinq cents ouvriers (préretraites, renvoi des immigrés, licenciement des malades). Manœuvre préfectorale pour faire baisser le taux de chômage, mais surtout maints avantages pour Peugeot.

Un intérimaire, c'est jeune et plein de santé. Ça sort de mois (ou d'années) de chômage, donc ça travaille dur. Ça apprend un poste en quelques heures alors qu'un ancien met plusieurs jours. Ça n'est jamais malade. Ça fait pas grève. Un, parce que c'est un personnel scrupuleusement trié. Deux, parce que le statut d'intérimaire le leur interdit. (...) Les intérimaires sont donc la nouvelle race des exploités, les immigrés de l'intérieur. Mais ça a beau être jeune et bosser dur, ça n'en pense pas moins, un intérimaire. Suffit parfois d'une étincelle. Si vous saviez, les copains, c'te trouille qu'y zont, les patrons. Qu'on s'unisse. Une seule force qui les balaie, tchak !

(…)

La production repart plein pot. Jusqu'ici, les intérimaires étaient recrutés dans d'autres régions, à quelques exceptions près. Cette fois, la main-d'œuvre jetable vient des quartiers avoisinants. Le tri est moins sélectif. Plus de délit de faciès, de visage basané pour décrocher un emploi (temporaire) chez Pijo.

Les petits chefs ras du crâne ne l'ont pas compris tout de suite, cette nuance autour du faciès. Qu'est-ce qu'elle a, ma gueule ? Entre le chef et l'intérimaire immigré se noue une véritable histoire d'amour.

On vous l'a expliqué, l'arrogance de certains chefaillons est proportionnelle à la docilité des ouvriers. Même les anciens s'habituent à ce qu'on leur crie dessus comme s'ils étaient encore des gamins. Cause ou plutôt bave toujours...

Les chefs hargneux ne modifient pas leurs façons de diriger une équipe. Des invectives vexantes, des menaces et des propos ouvertement racistes, sauf que les intérimaires de la troisième génération (d'immigrés) changent la donne. Des gosses, la plupart le sont encore, mais pas timorés. Du répondant verbal et le réflexe vif des poings. Et pan ! dans la tronche du chef derechef. De toute façon, Karim projetait de se tirer au plus vite de ce cirque. Le cas Karim n'est pas isolé. Sans parler du cassage de gueule hors de l'usine. Voili qui remet les pendules à l'heure. Dans une des réunions mensuelles délégués-direction, la CGC [Confédération générale des cadres] demande davantage de protection pour le personnel d'encadrement. Et pourquoi pas un garde du corps derrière chaque chef ? Le respect. Voilà le mot juste dans la bouche des jeunes de cité.

Grain de sable sous le capot. Résistance & contre-culture ouvrière : les chaînes de montage de Peugeot (1972-2003), Agone, Marseille, 2006.

Le prix de la Carpette anglaise

Mon, 19/06/2017 - 16:14

Le prix de la Carpette anglaise a été créé en 1999 par quatre associations de défense et de promotion de la langue française : Avenir de la langue française, Association pour l'essor de la langue française, Défense de la langue française, Droit de comprendre. L'Académie de la Carpette anglaise décerne chaque année (le 16 décembre en 2016) ce prix d'indignité civique à un membre des « élites » françaises qui s'est particulièrement distingué par son acharnement à promouvoir la domination de l'anglo-américain en France et dans les institutions européennes et internationales, au détriment de la langue française.

Le prix spécial du jury à titre étranger est attribué depuis 2001 à un membre de la nomenklatura européenne ou internationale, pour sa contribution servile à la propagation de la langue anglaise dans les institutions européennes et internationales.

Lauréats français

2016. Mme Anne-Florence Schmitt, directrice de la rédaction de Madame Figaro, pour l'abus constant d'anglicismes et d'anglais de pacotille dans ce magazine destiné à un large public féminin.

2015. M. Alexandre de Juniac, PDG d'Air France-KLM, pour la campagne de publicité « Air France, France is in the air » remplaçant l'élégante publicité « Faire du ciel le plus bel endroit de la terre ».

2014. M. Pierre Moscovici, commissaire européen, pour avoir adressé à M. Michel Sapin, ministre des finances et des comptes publics, une lettre officielle rédigée entièrement en anglais.

2013. Mme Geneviève Fioraso, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, pour avoir fait voter une loi légalisant les enseignements en anglais.

2013. M. Guillaume Pepy, président de la SNCF, pour les Smiles, les TGV Family et autres médiocrités linguistiques, ainsi que pour la proposition de cours de langue anglaise uniquement, dans ses trains champenois.

2012. M. Frédéric Cuvillier, ministre délégué aux transports, à la mer et à la pêche, pour avoir déclaré — selon Le Parisien — que, dans le domaine du transport, « l'anglais devrait être la langue d'usage et de rédaction des documents officiels harmonisés ».

2011. M. Jean-François Copé, secrétaire général de l'UMP (aujourd'hui Les Républicains), pour sa vigoureuse promotion de l'usage de l'anglais, de la maternelle aux grandes écoles, et pour sa volonté de faire de l'anglicisation de la télévision publique un des enjeux de son parti et de l'élection présidentielle.

2010. Mme Martine Aubry, première secrétaire du Parti socialiste (et ses conseillers en communication), pour leur recours systématique à des slogans anglo-saxons, du care à « What would Jaurès do ? ».

2009. M. Richard Descois, directeur de l'Institut d'études politiques de Paris, pour avoir imposé des enseignements uniquement en langue anglaise dans certaines filières, et pour correspondre en anglais avec le lycée français de Madrid.

Lauréats à titre étranger

2016. L'École normale supérieure (ENS Ulm), qui développe des filières d'enseignement uniquement en anglais en prétendant être une école internationale.

2015. Luc Besson, réalisateur de films principalement en anglais, pour avoir patronné une modification des dispositions fiscales du crédit impôt cinéma en faveur des films tournés en langue anglaise. Les films tournés en anglais en France vont ainsi pouvoir être déclarés fiscalement « français » et bénéficier d'aides publiques.

2014. Mme Paula Ovaska-Romano, directrice déléguée de la direction générale de la traduction de la Commission européenne, pour avoir violemment tancé en anglais une responsable associative qui la sollicitait en italien et avoir qualifié, à cette occasion, l'italien de « langue exotique ».

2013. M. Tom Enders, président exécutif d'EADS, pour avoir annoncé, en anglais seulement, à tous les salariés allemands, espagnols et français de la branche Défense et espace, un vaste plan de licenciements par une vidéo... elle-même sous-titrée en anglais.

2012. L'Agence française pour les investissements internationaux (AFII) et l'Institut national de la propriété industrielle (INPI) pour la campagne publicitaire « Say oui to France, say oui to innovation », qui promeut la France à l'étranger en utilisant l'anglais comme seul vecteur de communication, au lieu de s'exprimer dans la langue des pays visés par cette campagne.

2011. La compagnie Ryanair, pour avoir imposé, en Espagne, aux femmes enceintes de plus de vingt-huit semaines un certificat médical exclusivement rédigé en anglais, y compris pour les vols intérieurs. Ryanair a menacé de ne plus desservir les aéroports ne se pliant pas à cette exigence.

2010. M. Paul Kagamé, président de la République du Rwanda, pour avoir imposé dans son pays le passage du français à l'anglais comme langue officielle et comme langue de l'enseignement, et pour avoir quitté l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) pour adhérer au Commonwealth.

2009. M. Jean-Louis Borloo, ministre de l'écologie, de l'énergie, du développement durable et de la mer, pour avoir signé le traité de l'Agence internationale de l'énergie renouvelable (Irena) dont la seule langue de travail est l'anglais. Cela en invoquant l'urgence, alors que cinq pays importants ne l'ont toujours pas signé.

Le vent nouveau de la Big Society

Mon, 19/06/2017 - 15:46

En mai 2010, le conservateur David Cameron prend la tête d'un gouvernement de coalition avec les libéraux-démocrates. Son grand projet ? La Big Society, qu'il détaille dans l'un de ses premiers discours, le 19 juillet 2010, que nous présentons ci-dessous. Il s'agit d'inviter la population à « en faire davantage » grâce à la philanthropie et, surtout, au bénévolat. Moins d'un an plus tard, en mai 2011, M. Nat Wei — chargé de piloter le projet — démissionne de son poste pour… « gagner plus d'argent ». Il avait été recruté sur la base du volontariat…

Affiche satirique combinant les visages de David Cameron et de Margaret Thatcher, Londres, 2010.

Cela fait quelques mois que j'ai pris mes quartiers au 10 Downing Street maintenant et il me semble que l'action gouvernementale se divise en deux catégories.

Il y a les choses que vous faites parce que c'est votre devoir. Elles sont parfois impopulaires, mais vous accomplissez votre tâche parce qu'il en va de l'intérêt national. Réduire le déficit, vous l'aurez deviné, fait partie de cette catégorie.

Mais il y a aussi les choses que vous faites parce qu'elles vous passionnent. Les choses qui vous font partir du bon pied le matin, qui vous motivent, dont vous êtes convaincu qu'elles vont faire la différence pour ce pays que vous aimez tant.

Moi, ma grande passion, c'est de construire la Big Society [littéralement, la « grande société »]. (…) Et aujourd'hui, je voudrais saisir l'occasion qui m'est offerte d'expliquer certaines des mesures concrètes, pratiques, que nous prenons pour que la Big Society devienne une réalité.

Mais avant de rentrer dans les détails, permettez-moi d'expliquer ce qu'est la Big Society et pourquoi il s'agit d'une idée aussi puissante.

Certains parlent de libéralisme, d'autres de redonner le pouvoir aux gens. Certains parlent de liberté, d'autres de responsabilité. Moi, je parle de Big Society.

La Big Society, c'est une révolution culturelle, grâce à laquelle les gens, dans leur vie de tous les jours, chez eux, dans leurs quartiers, au travail, décident de ne plus se tourner systématiquement vers les responsables politiques, les autorités locales ou le gouvernement pour régler leurs problèmes, mais, plutôt, se sentent libres et capables de se débrouiller tout seuls et de venir en aide à ceux qui les entourent.

La Big Society, ce sont des gens qui créent de nouvelles écoles de qualité ; des entreprises qui aident les autres à se former pour devenir employables ; des organisations caritatives qui aident les délinquants à se réinsérer.

C'est une forme d'émancipation, la plus importante, la plus formidable redistribution de pouvoir des élites de Whitehall [siège du gouvernement] vers M. et Mme Tout-le-Monde. (…)

L'heure est venue d'essayer autre chose, de faire preuve d'audace, de ne plus se contenter de déverser des montagnes d'argent dans le puits sans fond des programmes gouvernementaux.

Ce quelque chose de différent, d'audacieux, c'est la Big Society.

C'est ce à quoi l'on croit lorsqu'on a compris que, pour que les choses changent pour de bon, il faut que les gens se retrouvent et apprennent à se donner la main — car nous sommes tous dans le même bateau.

Évidemment, la question est la suivante : comment faire pour y parvenir ?

Bien sûr, nul n'imagine qu'il existerait un bouton sur lequel il suffirait d'appuyer pour créer la Big Society dans notre pays.

Et il faudrait être naïf pour s'imaginer que, si le gouvernement se contente d'en faire moins, la société s'organisera comme par miracle pour le remplacer sur-le-champ.

Non, la vérité, c'est que nous avons besoin d'un gouvernement qui aide à la création de la Big Society. Et cela implique une nouvelle approche de ce qu'est un gouvernement et de la façon dont il doit agir. (…)

Voici les trois piliers de notre programme pour la Big Society.

Tout d'abord, agir sur le plan social.

La réussite de la Big Society dépendra des décisions quotidiennes de millions de gens, du fait qu'ils donnent de leur temps, de leur énergie et même parfois de leur argent, au profit de causes qui les préoccupent.

Le gouvernement ne peut donc pas rester les deux pieds dans le même sabot : il doit favoriser et soutenir une culture du volontariat, de la philanthropie, de l'action sociale.

Deuxièmement, la réforme du service public.

Nous devons nous débarrasser de cette bureaucratie centralisée qui gaspille notre argent et ruine les enthousiasmes.

À la place, il nous faut donner plus de liberté aux gens qui travaillent, et ouvrir les services publics à de nouveaux acteurs, comme les organisations caritatives ou les entreprises, de façon à favoriser l'innovation, la diversité et notre capacité à répondre aux besoins du public.

Et, troisièmement, redonner le pouvoir aux gens.

Nous devons créer des communautés de gens audacieux, des quartiers qui prennent en main leur propre destin, qui savent que, s'ils s'y mettent tous ensemble, ils peuvent améliorer le monde qui les entoure.

Voici donc les trois piliers de notre programme pour la Big Society ; il existe également trois outils pour les consolider.

Tout d'abord, la décentralisation.

Nous devons faire redescendre le pouvoir du gouvernement central vers les autorités locales. Et, surtout, ne pas nous arrêter là.

Nous devons avoir l'ambition de le faire redescendre encore davantage, jusqu'à ce que Phil Redmond [producteur pour la télévision, présent lors du discours] appelle le niveau « nano », jusqu'aux communautés, aux quartiers et aux individus.

« Nous le savons, il y aura des résistances de la part des groupes privilégiés »

Deuxièmement, la transparence.

Il va sans dire que, si nous voulons que les gens jouent un rôle plus important dans la société, nous devons leur fournir les informations dont ils ont besoin.

En publiant, par exemple, les détails sur les lieux et les scènes de tel ou tel acte criminel de rue, on peut aider les gens à ne pas se contenter de s'en référer à la police, mais à aller plus loin : à prendre les choses en main. En organisation un système de patrouille dans le voisinage, par exemple ; en créant des clubs pour la jeunesse ; ou des structures où les jeunes peuvent se rendre après l'école, quand on observe que c'est à ce moment de la journée que les problèmes commencent.

Enfin, en mettant des moyens à disposition.

Nous croyons dans l'approche qui consiste à payer les prestataires de services publics en fonction de leurs résultats.

Cette démarche encourage l'efficacité et l'innovation d'un même élan.

Mais le problème, c'est que l'on peut finir par barrer la route à des organisations plus petites si on ne leur donne pas accès à un capital de départ.

Le gouvernement doit donc jouer un rôle-clé pour répondre à cette difficulté et, de manière plus générale, pour assurer que capital privé et projets d'investissement social puissent se rencontrer.

Nous l'avons déjà dit : nous allons créer une Banque de la Big Society pour contribuer au financement des entreprises, des organisations caritatives et des groupes de volontaires par le biais d'intermédiaires. (…)

Nous le savons, il y aura des résistances : au niveau local mais aussi de la part des groupes de privilégiés que notre démarche dérange.

Mais, vous voulez que je vous dise ?

Nous en sommes ravis.

Qui a peur du wolof ?

Fri, 16/06/2017 - 10:31

La promotion de la langue française et de la diversité culturelle et linguistique figure en tête des missions de l'Organisation internationale de la francophonie. Écrivain sénégalais d'expression française, Boubacar Boris Diop écrit également en wolof depuis 2003. Il interpelle les auteurs africains : Prenez la francophonie au mot ! Défendez aussi les langues du continent noir !

Au Sénégal, ma génération a été dans les années 1960 — aussitôt après l'indépendance — la première à étudier ce qu'on appelle, d'un terme vague et quasi insaisissable, la « littérature africaine ». En passant d'Arthur Rimbaud et Honoré de Balzac à Léopold Sédar Senghor et Mongo Beti, nous avions le sentiment de lâcher enfin, pour ainsi dire, l'ombre pour la proie. Même si nous aimions certains de nos nouveaux auteurs bien plus que d'autres, tous ont forgé, chacun à sa façon, notre caractère. En ce temps-là, les frontières de l'Afrique étaient plus mentales que géographiques, on n'avait pas besoin d'y être né pour être accepté comme un de ses fils à part entière ; je ne me souviens pas d'avoir entendu l'un de mes camarades s'interroger, par exemple, sur l'africanité d'Aimé Césaire : c'eût été aussi incongru que de se demander si Frantz Fanon (1) était algérien. Tous deux — le premier, surtout — étaient omniprésents dans les cours, pour notre plus grand bonheur. En revanche, les écrivains anglophones, lusophones et d'Afrique du Nord brillaient par leur absence. On pouvait certes croiser au détour d'une page Mohammed Dib ou Kateb Yacine, Amos Tutuola ou Chinua Achebe, mais ils n'étaient là, j'en ai bien peur, que pour faire bonne mesure. Au pays de Senghor, nous étions déjà au cœur d'une francophonie littéraire dont il allait, sa vie durant, se faire le griot.

À Ibadan ou à l'université Makerere (Kampala), les jeunes Nigérians et Ougandais de notre âge n'avaient d'autre choix que de se résigner, eux aussi, à cette confusion systématique entre la partie et le tout. Lorsque Jane Wilkinson mitonne en 1992 son célèbre Talking with African Writers (« Causeries avec les écrivains africains ») (2), c'est avec les anglophones Tsitsi Dangarembga, Wole Soyinka, Essop Patel et Mongane Wally Serote qu'elle entre longuement en conversation. En somme, les soleils des indépendances s'étaient à peine levés que leurs rayons se tournaient déjà le dos. Ce que Cheikh Hamidou Kane appellera plus tard le « premier matin de l'Occident » en Afrique était vécu comme le choc initial, l'événement hors duquel rien ne méritait d'être pris en compte.

Dans l'espace francophone, Force- Bonté, du Sénégalais Bakary Diallo (3), pose en 1926 la toute première borne d'un champ littéraire dont les contours vont se préciser au cours des décennies suivantes. Les Congrès des artistes et écrivains noirs de 1956 (Paris) et 1959 (Rome) en ont été deux repères importants ; Présence africaine — la revue et la maison d'édition — avait vu le jour dix ans plus tôt. En définitive, un héritage a été légué, que l'on voit se perpétuer tant bien que mal. À Dakar ou à Yaoundé, la presse continue à rendre compte de la parution, presque toujours à Paris, de romans ou d'essais d'auteurs africains, spécule sur les lauréats africains potentiels du Renaudot ou du Femina et, relayant les débats académiques, s'interroge gravement : le « malaxage », si réussi chez Ahmadou Kourouma, du français et du malinké, ne serait-il pas, tout bien pesé, l'avenir de notre littérature ? Quid du « réalisme magique » dans Pedro Páramo, du Mexicain Juan Rulfo, et dans Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez, du Congolais Sony Labou Tansi ?

Coupés de leurs compatriotes

Les auteurs vivants ne sont pas en reste. On les voit sur tous les podiums et plateaux de télévision, concentrés ou désinvoltes, mais toujours bien décidés à remettre l'Afrique sur ses pieds. Toutefois, ce n'est peut-être là qu'une façon de parler : en « postcolonie », l'inquiétude pour l'avenir du continent n'est plus la chose du monde la mieux partagée, et certains auteurs, on ne sait trop pourquoi, se mettent en position de tir dès qu'ils entendent le mot « identité ». Ce sont les mêmes qui, pourtant, se vantent à l'occasion de pimenter et de faire délirer une langue française un peu trop sage et pâlichonne à leur goût…

En vérité, ils se seraient bien passés de ces cabrioles stylistiques, mais il est si difficile, pour parler comme le poète haïtien Léon Laleau, de « dire avec des mots de France [un] cœur venu du Sénégal »… Si tout écrivain entretient des rapports orageux avec les mots, dans le cas de l'auteur africain, c'est sa langue d'écriture qui est tout entière problématique. On m'a ainsi demandé d'abord : « Pourquoi écrivez-vous en français ? », puis, après la parution de mon roman Doomi Golo : « Pourquoi écrivez-vous en wolof ? » Personne n'a besoin de lire vos livres pour vous poser ces questions, qui charrient toutes les frustrations d'un échange humain avorté, aux antipodes du projet littéraire.

Il se pourrait bien que la névrose linguistique soit une spécificité francophone : si, au Zimbabwe ou au Kenya — deux exemples choisis au hasard —, on ne fait pas de fixation sur le sujet, c'est en partie grâce à la cohabitation, même ambiguë, entre l'anglais et les langues nationales dans les ex-colonies britanniques. Les intellectuels francophones ont, quant à eux, toujours été plus réticents à se faire à l'idée que leurs langues ne sont en rien inférieures à celle de Molière.

Il serait simpliste, voire injuste, d'expliquer cette attitude par on ne sait quel mépris de soi : des auteurs peu suspects de complaisance pour le néocolonialisme français se sont toujours montrés assez réservés à l'égard des langues africaines, surtout par crainte, semble-t-il, de leur charge tribale. Une amie romancière vivant à Paris me dit préférer un « statu quo réaliste » parce que la moindre controverse linguistique mènerait le Cameroun, son pays, au chaos. Rien n'étant simple, elle m'avouera aussi parler de plus en plus mal sa langue maternelle, qu'elle n'a jamais su écrire. Beaucoup d'écrivains africains nés en Occident ou y ayant grandi se trouvent dans la même situation. Il n'y a donc rien d'infamant dans leur préférence pour le français. Peut-être devraient-ils tout juste s'interdire de dénigrer des langues africaines qu'ils connaissent si mal.

Il est vrai aussi que des esprits chahutés par l'histoire peuvent avoir le sarcasme facile : un roman en soussou, en sénoufo ou en fon, est-ce bien sérieux ? Qui va donc lire ça ? Cet argument de la rentabilité, brandi en toute occasion, paraît frappé au coin du bon sens. En fait, il est totalement insensé, en ce qu'il présuppose une bonne tenue commerciale, purement imaginaire, de la production en langue française... Pour autant qu'on parle de littérature, il n'existe nulle part un commerçant nommé « public » passant commande de sa fiction à un fournisseur et payant à la livraison. À ce compte, un certain Guy des Cars, qui a sans doute vendu plus de livres que Jean-Paul Sartre et Albert Camus réunis, serait le plus grand romancier français du XXe siècle. Dès lors que la trace est l'enjeu, ce sont les textes qui créent le public, et non l'inverse. Stendhal met en évidence ce pari sur la durée lorsque, comparant l'écriture de son roman Le Rouge et le Noir à l'achat d'un billet de loterie, il conclut : « Le gros lot se réduit à ceci : être lu en 1935. »

À quoi il faut ajouter que le risque pour un texte de tomber dans l'oubli est beaucoup plus faible en 2017 que du temps de Stendhal. Tout pouvant être traduit, il importe peu que l'on écrive pour un milliard de Chinois, onze millions de Grecs ou quatorze millions de Sénégalais. Le seul danger ici serait de n'être à l'écoute que des langues les plus parlées, comme l'anglais ou l'espagnol. Des amis et moi-même avons voulu montrer, en lançant aux éditions Zulma le label Céytu, qu'au rendez-vous des cultures toutes les voix ont une égale dignité. Cette collection a en effet pour vocation de traduire en wolof des titres majeurs de la littérature universelle.

L'Afrique est le continent où l'écart entre les auteurs et leurs compatriotes est le plus grand. On en est même venu à douter de l'aptitude de ses langues à la création littéraire. Un tel préjugé est plus répandu qu'on ne croit. En témoigne la mésaventure d'un jeune et brillant chercheur sénégalais occupé à démontrer dans sa thèse que les fictions en kikuyu ou en wolof ne sauraient être que linéaires et leurs intrigues sans surprises, et qui dut complètement changer d'avis en lisant mon roman Doomi Golo, puis Mbaam Aakimoo, de Cheik Aliou Ndao. Ces deux ouvrages font partie d'une riche production en wolof qui ne se porte pas moins bien que sa sœur francophone, pourtant plus présente dans les médias et en librairie.

De telles avancées n'ont pas pu être réalisées à partir de rien. Le scientifique et historien sénégalais Cheikh Anta Diop, nourri dans son enfance de la poésie wolofal — c'est-à-dire le wolof transcrit avec l'alphabet arabe — de Serigne Mor Kayré et Serigne Moussa Kâ, a réussi à faire le lien entre eux et les intellectuels occidentalisés. C'est à leurs écrits qu'il pense lorsque, en 1948, il exhorte les Africains à ne plus se résigner au viol de leur imaginaire. De Cheikh Anta Diop, on peut dire qu'il a été prophète en son pays, puisque tout ce qui s'y fait dans le domaine des langues nationales résulte de ses travaux. C'est aussi de lui que se réclame la linguiste Arame Fal, à qui l'on doit les publications scientifiques si utiles pour l'enseignement du wolof, en particulier dans le supérieur. L'université Gaston-Berger de Saint-Louis s'y est mise bien plus récemment que celle de Dakar, mais elle a innové en se concentrant sur la prose en pulaar et en wolof.

Ce serait toutefois aller trop vite en besogne que de parler de libération culturelle. L'évolution constatée ne résulte pas d'un quelconque patriotisme linguistique. Les militants qui essaient de suppléer aux défaillances de l'État oscillent sans cesse entre un optimisme quelque peu forcé et un profond découragement. De fait, l'élite sénégalaise continue à respecter et à aimer d'un amour sincère le français, seule langue officielle — la Constitution exige d'ailleurs sa maîtrise pour tout candidat à la présidence de la République ! Abondante et de qualité, la création en pulaar, sérère et wolof reste si invisible que, pour tout le monde, on ne peut être écrivain qu'en langue française. En réalité, seul l'effondrement du système éducatif a pu ouvrir une brèche telle que, pour paraphraser Cheikh Anta Diop, le pays peut basculer à tout moment sur la pente de son destin linguistique.

Les textes appelés à rendre possible cette révolution culturelle sont en train d'être conçus dans l'ombre par des auteurs peu intéressés par le miroir aux alouettes d'une réception immédiate. Le Sud-Africain J. M. Coetzee, qui n'est certainement pas ce qu'on pourrait appeler un militant des langues africaines, nous conduit pourtant dans Elizabeth Costello à l'exact point de jonction entre l'esthétique et le politique. L'une des nouvelles de l'ouvrage, intitulée « Le roman en Afrique », met en scène Emmanuel Egudu, écrivain nigérian plutôt vaniteux, qui se fait sèchement remettre à sa place par l'héroïne : « Le roman anglais, lui dit-elle, est avant tout écrit par les Anglais pour les Anglais. C'est son essence même, c'est ce qui fait que l'on parle du roman anglais. Le roman russe est écrit par les Russes pour les Russes. Le roman africain, lui, est écrit par les Africains, mais il ne s'adresse pas aux Africains. Certes, les romanciers africains parlent de l'Afrique, décrivent des expériences africaines, mais j'ai l'impression qu'ils sentent tout le temps par-dessus leur épaule le regard des étrangers en train de lire leur texte. Que cela leur plaise au non, ils se sont résignés au rôle d'interprètes ; ils expliquent l'Afrique. Or comment un romancier peut-il explorer un univers humain dans toute sa profondeur s'il lui faut mobiliser autant d'énergie pour l'expliquer à des étrangers ? »

Ce que Coetzee nous rappelle ici, c'est que l'écrivain reçoit sa langue en héritage et, à force de vouloir la plier à sa volonté, la recrée sans cesse. De proche en proche, il change ainsi l'idée qu'une nation se fait d'elle-même, au point de la réinventer. Cela suppose au départ une intimité absolue avec le dire de la société : nous ne parlons pas notre langue maternelle, nous n'en sommes que l'écho. Que peut-il bien se passer, en effet, dans la tête d'un auteur qui travaille avec des mots qu'il n'entend jamais autour de lui, pas même de sa propre bouche ? Il se prive d'une certaine richesse sonore née de la tension entre une parole vivante et les termes inertes du dictionnaire. Cela pourrait bien expliquer le manque de naturel, souvent déploré, d'une littérature afro-française qui, paradoxalement, n'est ni africaine ni française. Habiter cet entre-deux-langues suscite un mal-être en quelque sorte structurant, dans la mesure où il est à l'origine de bien des révolutions formelles en littérature africaine ; cela explique aussi un projet comme celui du Malien Massa Makan Diabaté, qui se faisait fort de « violer la langue française pour lui faire des petits bâtards ».

Mais quelques auteurs de génie ne peuvent à eux seuls nous masquer le manque de caractère de cette littérature devenue peu à peu une vague commodité stratégique pour Paris. Fait unique, la France consent à financer entièrement la littérature de ses ex-colonies parce qu'il lui faut bien tenir son rang, surtout au moment où elle sent le sol se dérober sous ses pas.

Un tel système de domination, porté par la lourde machinerie francophone, est pourtant en train de donner des signes d'essoufflement. La greffe n'a pas pris, et on se rend compte d'un seul coup que la production africaine d'expression française a toujours été, en définitive, une littérature de transition. Au Sénégal, la littérature wolof pourrait se substituer à elle plus tôt qu'on ne croit. Dans vingt ans ? Dans trente ans ? Peu importe : à l'échelle de l'histoire, c'est à peine le temps d'un clin d'œil. Si c'est devenu inéluctable dans ce pays francophile entre tous, c'est que, tôt ou tard, il en sera de même partout ailleurs en Afrique.

En somme, rira bien qui écrira le dernier…

(1) Lire Salima Ghezali, « Rendez-vous avec Frantz Fanon », Le Monde diplomatique, juillet 2012.

(2) Jane Wilkinson, Talking with African Writers : Interviews with African Poets, Playwrights and Novelists, James Currey, Londres, 1992.

(3) Bakary Diallo (1892-1979) relate dans ce livre son expérience de tirailleur sénégalais en 1914-1918.

Le candidat des médias

Tue, 13/06/2017 - 18:34

Le succès d'un candidat inconnu du public il y a trois ans ne s'explique pas seulement par la décomposition du système politique français. Inventeur d'une nouvelle manière de promouvoir les vieilles idées sociales-libérales qui ont valu au président François Hollande des records d'impopularité, M. Emmanuel Macron a trouvé dans les médias un solide point d'appui. Son histoire ressemble à un rêve d'éditorialiste.

Deux semaines avant le premier tour de l'élection présidentielle, en avril, M. Emmanuel Macron, 39 ans, sort avec son épouse d'une librairie du boulevard Saint-Germain ouverte tard le soir. Ils croisent des étudiants occupés à coller des affiches du leader du mouvement En marche !. La conversation s'engage sur l'absence regrettée du candidat au quartier général des « marcheurs » parisiens, et glisse sur l'affiche officielle de la campagne. Mme Brigitte Macron ne l'aime pas. Elle ne ressemble pas à son jeune époux, estime-t-elle. M. Macron en explique la raison : il a été vieilli sur la photo pour mieux suggérer une posture présidentielle.

Comme ce cliché, la candidature de M. Macron n'a-t-elle pas elle-même été façonnée par des mains expertes ? Au-delà de l'ambition, du talent, de la trajectoire de ce pur produit de l'élitisme à la française (1), les fées penchées sur le berceau du prodige n'en révèlent-elles pas davantage sur l'homme que ce qu'il dit lui-même — en particulier celles qui agitent leurs baguettes dans le monde des médias et de la communication ? M. Macron plaît à la presse et à ses dirigeants. Et pour cause : son discours libéral, europhile, atlantiste et moderniste évoque une synthèse des éditoriaux du Monde, de Libération, de L'Obs et de L'Express qu'un acteur de théâtre expérimental aurait entrepris de hurler sur scène…

C'est par l'entremise d'Henry Hermand, l'argentier des think tanks La République des idées et Terra Nova, actionnaire de référence de l'hebdomadaire Le 1 d'Éric Fottorino, que le jeune énarque a rencontré Jacques Attali. « Emmanuel Macron ? C'est moi qui l'ai repéré. C'est même moi qui l'ai inventé (2», affirme l'ancien conseiller de François Mitterrand et président du conseil de surveillance du site d'information Slate, qui l'a nommé en 2007 rapporteur adjoint de sa « commission pour la libération de la croissance ». Là, il siège au milieu de dix-sept patrons et anciens patrons, et remplit son carnet d'adresses. M. Pascal Houzelot, fondateur de la chaîne Pink TV, puis acquéreur de la chaîne Numéro 23 et membre du conseil de surveillance du Monde, l'invite à dîner. En 2010, ce personnage influent du Tout-Paris des médias et de la culture introduit le jeune gérant de chez Rothschild auprès des trois personnalités qui viennent de racheter le groupe Le Monde : le banquier d'affaires Matthieu Pigasse, le fondateur de Free Xavier Niel et l'ancien patron d'Yves Saint Laurent Pierre Bergé.

Les affaires du vénérable quotidien ne lui sont pas tout à fait inconnues. Quelques mois auparavant, M. Macron avait conseillé à titre gracieux la Société des rédacteurs du Monde (SRM), en quête d'investisseurs. Alors qu'ils s'apprêtaient à conclure avec le trio, les responsables de la SRM s'aperçoivent que leur ange gardien bénévole soutient en sous-main une proposition concurrente manigancée par M. Alain Minc, ancienne éminence du quotidien vespéral dont la SRM s'était débarrassée à grand-peine deux ans plus tôt. Le 3 septembre 2010, une scène burlesque se déroule avenue George-V, à Paris : Adrien de Tricornot, vice-président de la SRM, aperçoit par hasard M. Macron qui sort des bureaux de M. Minc avant de s'éclipser précipitamment. Tricornot se lance à sa poursuite dans l'immeuble. « Quand j'arrive sur le palier du dernier étage, raconte-t-il, Macron regarde ses pieds, son portable à l'oreille, et fait comme s'il ne me voyait pas. Et j'entends : “Oui, allô, c'est Emmanuel...” (...) Je me rapproche à quelques centimètres de lui, mais toujours rien… Il continue à “parler” au téléphone. Je lui tends la main et lui dis : “Bonjour Emmanuel. Tu ne nous dis plus bonjour ? Mes collègues t'attendent en bas.” J'ai senti à ce moment l'angoisse en lui. Il avait du mal à respirer. Son cœur battait à deux cents à l'heure (3).  »

Nommé secrétaire général adjoint à l'Élysée en mai 2012, l'inspecteur des finances devient la courroie de transmission entre les grandes entreprises et le pouvoir. « Emmanuel Macron est notre relais, notre porte d'entrée auprès du président », déclare M. Stéphane Richard, président-directeur général d'Orange (4). Sa nomination à Bercy en tant que ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, en août 2014, lui vaut une réputation de chantre de la « destruction créatrice » des emplois au profit de la transformation numérique du monde du travail. « Ce serait une grossière erreur de protéger les entreprises et les jobs existants », estime-t-il en décembre 2014, alors que les chauffeurs de taxi manifestent contre Uber. Le ministre séduit ainsi des capitalistes de la nouvelle économie, tel M. Marc Simoncini, le fondateur de Meetic, qui parle de sa rencontre avec lui comme d'une « histoire d'amour le lendemain d'un coup de foudre ». M. Niel, qui lui a fait visiter son École 42 (une école d'informatique), résume le sentiment partagé par de nombreux patrons : « Dans les bons milieux parisiens, il est adoré (…). J'aime bien Emmanuel pour son côté volontariste et libéral » (Society, mai 2016).

En janvier 2017, le coactionnaire du Monde Pierre Bergé annonçait sur Twitter son « soutien sans la moindre restriction à Emmanuel Macron ». Ces sympathies, et le trouble qu'elles suscitent chez les lecteurs, ont incité le quotidien à s'interroger le 10 mars 2017 : « Le Monde roule-t-il pour Macron ? » Non, bien sûr, répondait le médiateur, qui précisait tout de même que les chroniqueurs, eux, étaient « libres de donner leur point de vue ». Et ils ne s'en sont pas privés. Arnaud Leparmentier s'enthousiasme pour cet héritier du blairisme qui propose « la recette raisonnable cuisinée par l'économiste de centre gauche Jean Pisani-Ferry pour redresser l'État social français ». Son collègue Vincent Giret exprime sur les ondes de Radio France son admiration pour « une vision, une explication souvent brillante de la mondialisation » et pour la « cohérence » d'un projet « à la fois libéral et social ».

En couverture de Challenges, en janvier 2017, le jeune ambitieux se détachait avantageusement de ses concurrents sous le titre : « Gauches : le boulevard fait à Macron ». Le soutien inconditionnel de l'hebdomadaire, notamment par les plumes de Maurice Szafran et de Bruno-Roger Petit, a exaspéré même les salariés. Le 16 mars, un communiqué de la société des journalistes appelait à plus de retenue vis-à-vis de l'homme qui, le 13 avril, en pleine campagne électorale, était l'invité vedette du second « sommet des start-up » organisé par le magazine. Le propriétaire du titre, M. Claude Perdriel, voit dans M. Macron un nouveau Pierre Mendès-France.

Les rapports du candidat d'En marche ! avec un autre magnat des télécommunications et des médias, M. Patrick Drahi (SFR, BFM TV, RMC, Libération, L'Express), interrogent. En 2014, lorsqu'il était ministre de l'économie, M. Arnaud Montebourg avait déclenché une enquête fiscale sur cet industriel qui avait domicilié sa résidence en Suisse et ses participations personnelles dans un paradis fiscal (Guernesey). À son arrivée à Bercy, M. Macron s'est montré plus conciliant. M. Drahi a ainsi pu racheter SFR à Vivendi sans avoir à rapatrier ses avoirs en France, comme l'avait exigé M. Montebourg. Et si, l'année suivante, le ministre n'a pas favorisé l'offre de reprise de Bouygues Telecom par SFR pour 10 milliards d'euros, c'est qu'il savait le dossier explosif : la société dirigée par M. Martin Bouygues, actionnaire de TF1, avait pour conseil la banque Rothschild. M. Didier Casas, directeur général adjoint de Bouygues Telecom, a d'ailleurs rejoint en janvier 2017 l'équipe de campagne du candidat Macron.

« J'arrive tout auréolé d'une réputation qui m'est faite par la presse », constatait ce dernier en prenant ses fonctions à Bercy (5). Le ministre collait en effet à la vision « moderne » de la politique que s'ingénient à promouvoir nombre d'éditocrates. Après « La bombe Macron » en septembre 2014, L'Express inaugurait sa nouvelle formule, en mars 2016, avec ce titre : « Macron : “Ce que je veux pour 2017” ». « C'est lui qui incarne le plus l'esprit de réforme en France aujourd'hui, avec modernité », insistait Christophe Barbier, directeur du magazine. Le même mois, alors que l'intéressé n'avait toujours pas créé son mouvement politique, L'Obs titrait : « La fusée Macron : son plan secret pour 2017 ». Cinq autres « unes » devaient ensuite rappeler aux lecteurs l'actualité du candidat d'En marche !. Le 20 avril 2017, le directeur de la rédaction du magazine, Matthieu Croissandeau, abat son jeu dans un éditorial intitulé « Pourquoi Macron » : « Il a su, mieux que personne dans cette campagne, incarner à la fois un projet, un élan, un espoir de renouvellement et une volonté de rassemblement. »

Un peu plus à droite, Le Point a multiplié les couvertures : « Et pourquoi pas lui ? », « L'homme qui dérange », « Qui a peur des libéraux ? » ou « Ce qu'il a dans la tête ». Même Le Figaro, officiellement champion de M. François Fillon, a laissé passer des commentaires élogieux. « D'avoir un président de la République qui a 39 ans dans un pays comme le nôtre qui a toujours une espèce de prévention vis-à-vis de la jeunesse, se risque le directeur adjoint de la rédaction Yves Thréard sur France 2 (16 avril), ça va changer pas mal de choses. Cela changerait l'image de la France à l'extérieur, qui serait complètement renouvelée. » Le politiste Thomas Guénolé parle de « matraquage médiatique pour vendre la marque Macron à l'électorat ». Sur la foi des chiffres du cabinet Dentsu Consulting, il constate qu'entre le 1 er avril et le 30 septembre 2016 le candidat d'En marche ! a bénéficié de 42 % des parts de voix dans les médias, alors qu'il n'atteignait que 17 % sur les réseaux sociaux (6). Le 21 février 2017, l'hebdomadaire Marianne a ainsi calculé qu'en quatre mois BFM TV avait retransmis quatre cent vingt-six minutes de discours de M. Macron au cours de ses meetings, contre quatre cent quarante minutes pour ses quatre principaux adversaires réunis. Faut-il y voir un lien avec la présence de M. Bernard Mourad, ancien dirigeant d'Altice Media Group, l'actionnaire de BFM TV, dans l'équipe de campagne du candidat d'En marche ! ?

Certes, la nouveauté en politique suscite la curiosité et fait vendre. Mais propulser la « fusée Macron » au firmament exigeait un carburant autrement plus efficace que les éloges conjugués de Maurice Szafran et Matthieu Croissandeau. Ce puissant moteur auxiliaire, ce fut la presse people. En avril 2016, au moment du lancement d'En marche !, Paris Match titre en « une » : « Ensemble sur la route du pouvoir. Brigitte et Emmanuel Macron », avec les confidences de madame « en exclusivité ». Même si le ministre a dit ensuite « regretter » cette couverture — néanmoins suivie de beaucoup d'autres —, l'histoire de l'ancienne professeure tombée amoureuse de son élève de vingt ans son cadet est une mine pour les gazettes. Le couple Macron travaille avec Bestimage, une importante agence de photographies de célébrités créée par la cofondatrice du site PurePeople, Mme Michèle Marchand. L'homme politique comprend très vite qu'il a « peu de temps pour accroître sa notoriété ». Entre octobre 2014 et février 2015, la proportion de Français qui ne le connaissaient pas a chuté de 47 % à 18 %, selon l'IFOP (7). Par sa mise en récit, la presse people véhicule puis conforte l'idée d'un Macron transgressif, différent, décidé à aller jusqu'au bout de son projet, quitte à déplaire. C'est aussi le moment où son épouse arbore sur les clichés des robes de Louis Vuitton, la marque dirigée par son amie Delphine Arnault, fille de M. Bernard Arnault, le patron du groupe de luxe LVMH. En juillet 2016, M. Yannick Bolloré, président-directeur général de Havas et membre du conseil de surveillance de Vivendi, assiste à un meeting parisien de l'idole des magazines.

Au sein du groupe Lagardère — dont le propriétaire, M. Arnaud Lagardère, a décidé le 20 avril de prendre directement les rênes —, M. Macron peut aussi compter sur Le Journal du dimanche, qui, après avoir successivement chéri MM. Manuel Valls et François Fillon, a fini en mars 2016 par changer de champion. Le candidat d'En marche ! a eu le privilège d'imaginer ses cent premiers jours à l'Élysée dans une interview sobrement intitulée « Moi président ». Un prêté pour un rendu ? En 2013, M. Lagardère avait profité des lumières d'un jeune secrétaire général adjoint de l'Élysée pour réussir sa sortie du groupe EADS dans les meilleures conditions — et avec une plus-value de près de 1,8 milliard d'euros (8). Quelques années plus tôt déjà, le banquier d'affaires de Rothschild avait brièvement joué les intermédiaires pour tenter de vendre la branche internationale des magazines du groupe.

Mais l'avantage accordé par la presse à M. Macron tient moins à ce qui se dit qu'à ce qui se tait. Dans le domaine des « affaires » — les 120 000 euros de frais de bouche à Bercy, l'impôt sur la fortune ou l'évaluation de son patrimoine révélés par Le Canard enchaîné —, la clémence à l'endroit d'« E. M. » est d'autant plus éclatante qu'elle contraste avec le pilonnage subi par ses rivaux lorsqu'ils sont pris en faute.

« Posez-vous la question : pourquoi ces heures et ces heures de télévision en direct ? Pourquoi ces couvertures de magazines, pourquoi ces pages et ces pages autour de photographies ou d'histoires assez vides ? », s'interrogeait le centriste François Bayrou sur BFM TV le 7 septembre 2016, avant son ralliement à M. Macron, qu'il qualifiait alors d'« hologramme ». « Il y a là une tentative qui a déjà été faite plusieurs fois de très grands intérêts financiers et autres qui ne se contentent plus d'avoir le pouvoir économique. » Le ministre Macron, qui, en octobre 2014, estimait que la « maladie de la France » était « celle des intérêts particuliers constitués », aurait presque pu approuver…

(1) Lire François Denord et Paul Lagneau-Ymonet, « Les vieux habits de l'homme neuf », Le Monde diplomatique, mars 2017.

(2) Anne Fulda, Emmanuel Macron. Un jeune homme si parfait, Plon, Paris, 2017.

(3) Adrien de Tricornot, « Comment Macron m'a séduit puis trahi », Streetpress.com, 10 février 2017.

(4) François-Xavier Bourmaud, Macron. L'invité surprise, L'Archipel, Paris, 2017.

(5) Ibid.

(6) Marianne, Paris, 17 février 2017.

(7) Cité par Anne Fulda, op. cit.

(8) Marianne, 6 avril 2013.

Prisonniers de la mobilité

Tue, 13/06/2017 - 00:00

L'idéologie dominante s'appuie sur des notions si communément admises qu'elles finissent par se dispenser de toute mise en perspective. Tel est le cas de la « mobilité ». A première vue, le terme rassemble sous la bannière du bon sens les traits saillants d'une époque où tout bouge, tout change, tout se déplace. Analyser ce qu'il recouvre comme on épluche un oignon révèle pourtant bien des surprises.

La mobilité serait, selon les Nations unies, un « moteur du développement humain ». Ici, elle s'affiche sur une publicité : « Hello Bank ! Une banque mobile comme vous » ; là, elle se décline en devise pour la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) : « Liberté, égalité, mobilité ». « La mobilité sera également développée pour les élèves, individuellement et collectivement, comme pour les enseignants », explique quant à elle la loi d'orientation et de refondation de l'école de 2013.

La mobilité constelle les discours (1). Elle voisine avec fluidité, créativité, accessibilité pour décrire des projets où il est question de liberté, d'autonomie, d'épanouissement ou de dynamisme. Des chercheurs y voient un nouveau concept, voire un nouveau paradigme. Personnes (étudiants, salariés, immigrés), biens (marchandises transportées d'un bout à l'autre du globe), compétences (agilité, ouverture d'esprit), idées (politiques, scientifiques) ou informations (médias, avoir un « mobile », réseaux), rien ne lui échappe.

D'où vient son évidence ? A peine audible dans les années 1970, de plus en plus appréciée dans les années 1980 et 1990, louée dans les années 2000, elle est devenue un référentiel de l'idéologie dominante. L'analyser revient à décortiquer un millefeuille où auraient sédimenté plusieurs strates. Pour penser en termes de mobilité, il a fallu d'abord concevoir l'individu dans un espace, formuler que sa localisation était source de problèmes ou de difficultés. Puis fournir à cette idée un surcroît de sens et d'affects communs : d'une nécessité biophysique, la mobilité est devenue une caractéristique personnelle nouvelle définie par des choix rationnels en rapport avec la « réalisation de soi ».

Comment se sont organisés ces glissements, dans des domaines aussi variés que les sciences, l'art, la politique et l'administration ? Pitirim Sorokin les inaugure dans les années 1920 avec la « mobilité sociale ». Pour comprendre l'extension de la classe moyenne, ce sociologue s'intéressait à la fluidité de la société américaine, conformément à une conception associant l'individualisme volontariste à une certaine idée du mérite et de la réalisation personnelle. Parallèlement se développait une perspective spatiale des déplacements (pas encore nommés « mobilité » !) dans les sciences techniques de gestion de la ville. L'apparition dans les années 1930 d'ingénieurs du trafic routier favorise celle des statistiques des flux urbains. Il s'agit alors de déduire les besoins de déplacements à une échelle géographique prédéfinie en mesurant leur nombre, leurs horaires, etc.

Un imaginaire nourri par les artistes

Au milieu des années 1970, c'est le comportement individuel saisi à travers le motif du déplacement qui préoccupe désormais les ingénieurs. Ces derniers sont progressivement épaulés par des géographes, des économistes et des psychologues qui se penchent sur les dimensions subjectives : comment les individus perçoivent-ils le temps, l'espace ou les coûts des déplacements, et comment prennent-ils leurs décisions ? Dans les années 1980-1990, le flux devient une collection de comportements que les capacités de calcul contribuent progressivement à analyser.

S'opère ensuite un autre glissement : si dans les années 1970 la mobilité se définissait comme la « plus ou moins forte tendance au déplacement », dans les années 2000 elle relève d'une facilité à se mouvoir incluant toute la personne et toute la société — un « ensemble de manifestations liées au mouvement des réalités sociales dans l'espace » (2). La sociologie la consacre comme un fait nouveau et théorise le « capital de mobilité », centré autour de « compétences » qu'il suffirait d'acquérir pour faciliter les « potentiels » de déplacement. Déplacement géographique et évolution professionnelle se fondent dans « la » mobilité.

Cette notion n'a pu s'imposer à partir des seules sciences. Si elle projette autant d'images et de représentations positives, c'est aussi parce que les figures du mouvement (déplacement, voyage, expérience, progrès, etc.) qui la fondent ont été largement mises à l'honneur dans l'univers artistique. Au travers des descriptions, évocations, déambulations et pérégrinations dans les villes qui se modernisent, peinture, littérature et poésie ont convoqué des figures qui glorifient l'instabilité, le changement, la variation. Depuis la figure du flâneur exaltée par Charles Baudelaire ou celle de l'insubmersible Nautilus, « mobilis in mobile », de Jules Verne, jusqu'à Marcel Duchamp et son Nu descendant un escalier en passant par les déambulations parisiennes des dadaïstes, le déplacement libérateur, créateur et même contestataire s'impose comme élément central d'une société en mutation.

Aux alentours de la première guerre mondiale, cette vision du monde trouve un renfort dans l'engouement pour le progrès technique. L'urbanisation nourrit l'espérance de réussite qu'incarnent les phénomènes d'exode. Dans un imaginaire alimenté par l'automobile, le développement du train et de l'aéronautique, l'éloge du mouvement devient un trait commun où fusionnent déplacement et progrès. « Je peins les trams et les trains de ma jeunesse, explique Paul Delvaux, et je crois que de la sorte j'ai pu fixer la fraîcheur de cette époque ». Le futurisme se montre fasciné par « la ville semblable à un immense chantier tumultueux, agile, mobile, dynamique », quand pour le suprématisme « l'âme est réveillée » par « la nouvelle vie métallique, mécanique, le grondement des automobiles, l'éclat des lampes électriques, les ronflements des hélices » (3).

Après la seconde guerre mondiale, contre l'opposition traditionnelle « de la fuite et de la lutte, l'assimilation de la première à une trahison condamnée par les armées comme par les nations (4) », le déplacement prend des traits philosophico-humanistes. Cela est formalisé clairement dans l'éloge du mouvement individuel comme critique d'un corps prisonnier d'un capitalisme aliénant : Henri Laborit écrit un Eloge de la fuite, Guy Debord et les situationnistes explorent la « dérive » urbaine, Gilles Deleuze et Félix Guattari fixent la « déterritorialisation ».

L'imaginaire actuel de la mobilité distille une somme de représentations constamment réactualisées, et se légitime en réinscrivant tous les déplacements à sa mesure. S'appuyant sur le principe selon lequel les populations ont toujours été en mouvement, la notion embrasse d'un même point de vue l'extension géographique à l'aube de l'humanité, les invasions, les migrations de peuplement, les retours à la terre et les déplacements de travail pour en conclure à un « fait total de mobilité ». Lequel donnerait du sens à une remise en cause de la société (5). L'argumentaire est d'autant plus puissant qu'il coordonne en un mot progrès, modernité, économie de marché, mondialisation, multiplication des trajets, kilomètres parcourus...

Avec ces approches de la mobilité se clôt une idée de la politique des transports. Nous en serions déjà « au-delà », affirment ses thuriféraires ; « Nous partageons plus que du transport », affiche la SNCF. L'économie des déplacements se redécouvre sous le signe de la mobilité : « tout le monde (est) mobile » ! Ainsi le passé se trouve-t-il relégué à une forme d'immobilisme, comme si, jadis, avant l'industrialisation, les gens se déplaçaient moins ou pas du tout. Un raisonnement paradoxal, puisque le capitalisme a justement engendré urbanisation et concentration de la main-d'œuvre — autant d'incitations à la sédentarité !

La mobilité assoit aussi son emprise parce que le monde politique s'en saisit pour produire un son nouveau dès les années 1960. Le 9 septembre 1965, dans une des premières déclarations associant mobilité et travailleurs, Charles de Gaulle explique qu'être mobile c'est « apprendre un métier ». Quarante ans plus tard, la même idée s'applique aux salariés que « des mobilités (...) peuvent à un moment toucher (6) ». La mobilité est devenue une caractéristique de l'emploi. Preuve de sa réussite, elle n'est l'apanage ni des partis ni des seuls dirigeants de droite. Le patronat prône « une France qui gagne dans un monde qui bouge ». Selon la Commission européenne, la mobilité est une « opportunité » autant qu'une « bonne pratique ». En estampillant « 2006, année européenne de la mobilité des travailleurs », elle fixait les enjeux de leur « adaptabilité (...) aux mutations structurelles et économiques ». Entre se soumettre ou se démettre, l'injonction à la flexi... mobilité constitue un élément supplémentaire dans la domination du travailleur. « Flexibilité : je n'aime pas beaucoup ce mot. En revanche, la mobilité est tout à fait évidente », précise le président Jacques Chirac à la télévision (10 mars 1997).

Derrière l'injonction, le terme désigne une façon de penser l'Etat. Les fonctionnaires sont touchés selon des modalités particulières. En septembre 1969, le premier ministre Jacques Chaban-Delmas explique que sa « nouvelle société » s'emploiera notamment à « favoriser la mobilité des chercheurs ». « Mobilité des hommes » dans certains discours des premiers ministres de l'après-1981, la notion englobe ensuite les femmes. En avril 1994, François Mitterrand leur octroie « une forme de libération (...) dans la mobilité du travail et dans la mobilité des horaires ». Offrir la mobilité à la population, c'est tenter de faire croire qu'on va en finir avec les inégalités et la dépendance économique. Reste à faire entrer l'étranger dans ce cadre. M. Nicolas Sarkozy s'y emploie en 2006 avec l'immigration choisie, « une grande politique de codéveloppement qui facilitera la mobilité des personnes et la réinstallation volontaire en Afrique de migrants ».

Comme dans la célèbre maxime de Karl Marx où « les idéologues mettent tout sens dessus dessous », l'idéologie mobilitaire ne met en avant, et au-dessus de tout, que des vertus. La mobilité doit ainsi être entendue comme ce qu'elle se défend d'être : une catégorie qui fait croire. Elle projette une représentation du monde conçue par les élites. A partir de faits souvent minoritaires, elle privilégie le monde tel qu'il devra(it) être sur les rapports socio-spatiaux tels qu'ils sont, en déclinant pour cela des chiffres qui donnent l'impression d'un phénomène total. Pourtant, la majorité de la population vit sans cette représentation ou hors d'elle (7). Un pour cent des étudiants européens bénéficient d'Erasmus (devenu Erasmus Mundus) en premier cycle, quand un rapport parlementaire français de mars 2014 salue ce programme comme une « initiative réussie au service d'un large public ». Une discordance analogue entre le discours et la réalité s'observe à propos de la catégorie dite « des grands mobiles » : « Plus de cent soixante-dix mille actifs parcourent plus de quatre-vingts kilomètres pour se rendre à leur lieu de travail situé en Ile-de-France », explique l'Institut d'aménagement et d'urbanisme de la région parisienne, qui estime à « quatre millions neuf cent mille le nombre des déplacements annuels générés par ces actifs » (8). Pourtant, seuls 4 % des actifs sont des « grands navetteurs ».

Derrière cette pluie de performances chiffrées, les enjeux mobilitaires restent méconnus : ils ont partie liée avec le pouvoir sur le corps, forme de domination où l'individu, acteur de sa mobilité (puisque c'est pour son bonheur !), serait « responsable » de son devenir autant que garant de celui de la société. Ce dernier glissement en date instaure un ordre mobilitaire où le capitalisme développe « l'exploitation des immobiles par les mobiles (9) » en alimentant sa capacité à répondre à ses propres contradictions. Car, désormais, cette catégorie réussit le tour de force d'inscrire l'individu dans une respatialisation des rapports sociaux où il est sommé de prendre les places qu'on lui désigne comme étant bénéfiques. Vous n'avez pas encore retiré votre dossier de mobilité ? La « semaine de mobilité » vous aidera à réaliser le « projet global de mobilité », car qui peut refuser l'« écomobilité » ? Vous êtes libres : bougez-vous pour vous en sortir !

(1) Cet article synthétise les travaux des auteurs dans les publications suivantes : « Trois mobilités en une seule ? », octobre 2014, www.espacestemps.net ; « La mobilité serait un capital : doutes et interrogations », décembre 2012, http://fr.forumviesmobiles.org ; « Approches critiques de la mobilité », Regards sociologiques, no 45-46, Paris, 2014.

(2) Pierre George et Fernand Verger (sous la dir. de), Dictionnaire de la géographie, Presses universitaires de France, Paris, 1970 ; Jacques Lévy et Michel Lussault (sous la dir. de), Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés, Belin, Paris, 2003.

(3) Cf. Antonio Sant'Elia, « Manifeste de l'architecture futuriste », Lacerba, Florence, 1914, et Kazimir Malevitch, Ecrits, Gérard Lebovici, Paris, 1986.

(4) Cf. Laurent Jeanpierre, « La place de l'exterritorialité », dans Mark Alizart et Christophe Kihm (sous la dir. de), Fresh Théorie, Léo Scheer, Paris, 2005.

(5) Cf. John Urry, Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie ?, Armand Colin, Paris, 2005.

(6) François Hollande, discours de clôture au congrès de Dijon du Parti socialiste, 18 mai 2003.

(7) Lire Olivier Bailly, Madeleine Guyot, Almos Mihaly et Ahmed Ouamara, « Avec les jeunes de Bruxelles enfermés dans leurs quartiers », Le Monde diplomatique, août 2008.

(8) Rapport « Voyages franciliens » (PDF), Institut d'aménagement et d'urbanisme de l'Ile-de-France, février 2014.

(9) Luc Boltanski et Eve Chiapello, « Inégaux face à la mobilité », Projet, no 271, Saint-Denis, 2002.

La fabrique des indésirables

Mon, 12/06/2017 - 12:02
Cécile Carrière. — de la série « Barques », 2014 cecilecarriere.fr - Collection Fondation François Schneider

Camps de réfugiés ou de déplacés, campements de migrants, zones d'attente pour personnes en instance, camps de transit, centres de rétention ou de détention administrative, centres d'identification et d'expulsion, points de passage frontaliers, centres d'accueil de demandeurs d'asile, « ghettos », « jungles », hotspots... Ces mots occupent l'actualité de tous les pays depuis la fin des années 1990. Les camps ne sont pas seulement des lieux de vie quotidienne pour des millions de personnes ; ils deviennent l'une des composantes majeures de la « société mondiale », l'une des formes de gouvernement du monde : une manière de gérer l'indésirable.

Produit du dérèglement international qui a suivi la fin de la guerre froide, le phénomène d'« encampement » a pris des proportions considérables au XXIe siècle, dans un contexte de bouleversements politiques, écologiques et économiques. On peut désigner par ce terme le fait pour une autorité quelconque (locale, nationale ou internationale), exerçant un pouvoir sur un territoire, de placer des gens dans une forme ou une autre de camp, ou de les contraindre à s'y mettre eux-mêmes, pour une durée variable (1). En 2014, 6 millions de personnes, surtout des peuples en exil — les Karens de Birmanie en Thaïlande, les Sahraouis en Algérie, les Palestiniens au Proche-Orient... —, résidaient dans l'un des 450 camps de réfugiés « officiels », gérés par des agences internationales — tels le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l'agence onusienne pour les réfugiés palestiniens — ou, plus rarement, par des administrations nationales. Souvent établis dans l'urgence, sans que leurs initiateurs aient imaginé et encore moins planifié leur pérennisation, ces camps existent parfois depuis plus de vingt ans (comme au Kenya), trente ans (au Pakistan, en Algérie, en Zambie, au Soudan) ou même soixante ans (au Proche-Orient). Avec le temps, certains se sont mis à ressembler à de vastes zones périurbaines, denses et populaires.

La planète comptait également en 2014 plus de 1 000 camps de déplacés internes, abritant environ 6 millions d'individus, et plusieurs milliers de petits campements autoétablis, les plus éphémères et les moins visibles, qui regroupaient 4 à 5 millions d'occupants, essentiellement des migrants dits « clandestins ». Ces installations provisoires, parfois qualifiées de « sauvages », se retrouvent partout dans le monde, en périphérie des villes ou le long des frontières, sur les terrains vagues ou dans les ruines, les interstices, les immeubles abandonnés. Enfin, au moins 1 million de migrants sont passés par l'un des 1 000 centres de rétention administrative répartis dans le monde (dont 400 en Europe). Au total, en tenant compte des Irakiens et des Syriens qui ont fui leur pays ces trois dernières années, on peut estimer que 17 à 20 millions de personnes sont aujourd'hui « encampées ».

Au-delà de leur diversité, les camps présentent trois traits communs : l'extraterritorialité, l'exception et l'exclusion. Il s'agit tout d'abord d'espaces à part, physiquement délimités, des hors-lieux qui souvent ne figurent pas sur les cartes. Quoique deux à trois fois plus peuplé que le département de Garissa où il se trouve, le camp de réfugiés de Dadaab, au Kenya, n'apparaît pas sur les représentations de ce département. Les camps jouissent également d'un régime d'exception : ils relèvent d'une autre loi que celle de l'État où ils sont établis. Quel que soit leur degré d'ouverture ou de fermeture, ils permettent ainsi d'écarter, de retarder ou de suspendre toute reconnaissance d'une égalité politique entre leurs occupants et les citoyens ordinaires. Enfin, cette forme de regroupement humain exerce une fonction d'exclusion sociale : elle signale en même temps qu'elle dissimule une population en excès, surnuméraire. Le fait d'être ostensiblement différent des autres, de n'être pas intégrable, affirme une altérité qui résulte de la double mise à l'écart juridique et territoriale.

Si chaque type de camp semble accueillir une population particulière — les migrants sans titre de séjour dans les centres de rétention, les réfugiés dans les structures humanitaires, etc. —, on y retrouve en fait un peu les mêmes personnes, qui viennent d'Afrique, d'Asie ou du Proche-Orient. Les catégories institutionnelles d'identification apparaissent comme des masques officiels posés provisoirement sur les visages.

Ainsi, un déplacé interne libérien vivant en 2002-2003 (soit au plus fort de la guerre civile) dans un camp à la périphérie de Monrovia sera un réfugié s'il part s'enregistrer l'année suivante dans un camp du HCR au-delà de la frontière nord de son pays, en Guinée forestière ; puis il sera un clandestin s'il le quitte en 2006 pour chercher du travail à Conakry, où il retrouvera de nombreux compatriotes vivant dans le « quartier des Libériens » de la capitale guinéenne. De là, il tentera peut-être de rejoindre l'Europe, par la mer ou à travers le continent via les routes transsahariennes ; s'il arrive en France, il sera conduit vers l'une des cent zones d'attente pour personnes en instance (ZAPI) que comptent les ports et aéroports. Il sera officiellement considéré comme un maintenu, avant de pouvoir être enregistré comme demandeur d'asile, avec de fortes chances de se voir débouté de sa demande. Il sera alors retenu dans un centre de rétention administrative (CRA) en attendant que les démarches nécessaires à son expulsion soient réglées (lire l'article page 16). S'il n'est pas légalement expulsable, il sera « libéré » puis se retrouvera, à Calais ou dans la banlieue de Rome, migrant clandestin dans un campement ou un squat de migrants africains.

Les camps et campements de réfugiés ne sont plus des réalités confinées aux contrées lointaines des pays du Sud, pas plus qu'ils n'appartiennent au passé. Depuis 2015, l'arrivée de migrants du Proche-Orient a fait émerger une nouvelle logique d'encampement en Europe. En Italie, en Grèce, à la frontière entre la Macédoine et la Serbie ou entre la Hongrie et l'Autriche, divers centres de réception, d'enregistrement et de tri des étrangers sont apparus. À caractère administratif ou policier, ils peuvent être tenus par les autorités nationales, par l'Union européenne ou par des acteurs privés. Installées dans des entrepôts désaffectés, des casernes militaires reconverties ou sur des terrains vagues où des conteneurs ont été empilés, ces structures sont rapidement saturées. Elles s'entourent alors de petits campements qualifiés de « sauvages » ou de « clandestins », ouverts par des organisations non gouvernementales (ONG), par des habitants ou par les migrants eux-mêmes. C'est ce qui s'est produit par exemple autour du camp de Moria, à Lesbos, le premier hotspot (centre de contrôle européen) créé par Bruxelles aux confins de l'espace Schengen en octobre 2015 pour identifier les migrants et prélever leurs empreintes digitales. Ces installations de fortune, qui accueillent généralement quelques dizaines de personnes, peuvent prendre des dimensions considérables, au point de ressembler à de vastes bidonvilles.

En Grèce, à côté du port du Pirée, un campement de tentes abrite entre 4 000 et 5 000 personnes, et jusqu'à 12 000 personnes ont stationné à Idomeni, à la frontière gréco-macédonienne, dans une sorte de vaste zone d'attente (2). En France, également, de nombreux centres d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA) et centres d'hébergement d'urgence ont ouvert ces dernières années. Eux aussi souffrent d'un déficit chronique de places et voient se multiplier les installations sauvages à leurs abords. Les migrants refoulés de la structure ouverte par la mairie de Paris à la porte de la Chapelle à l'automne 2016 se retrouvent contraints de dormir dans des tentes, sur le trottoir ou sous le métro aérien.

Quel est l'avenir de ce paysage de camps ? Trois voies existent d'ores et déjà. L'une est la disparition, comme avec la destruction des campements de migrants à Patras, en Grèce, ou à Calais, en France, en 2009 puis en 2016, ou encore avec l'élimination répétée de campements dits « roms » autour de Paris ou de Lyon. S'agissant des camps de réfugiés anciens, leur disparition pure et simple constitue toujours un problème. En témoigne le cas de Maheba, en Zambie. Ce camp ouvert en 1971 doit fermer depuis 2002. À cette date, il comptait 58 000 occupants, dont une grande majorité de réfugiés angolais de la deuxième, voire de la troisième génération. Une autre voie est la transformation, sur la longue durée, qui peut aller jusqu'à la reconnaissance et à un certain « droit à la ville », comme le montrent les camps palestiniens au Proche-Orient, ou la progressive intégration des camps de déplacés du Soudan du Sud dans la périphérie de Khartoum. Enfin, la dernière voie, la plus répandue aujourd'hui, est celle de l'attente.

D'autres scénarios seraient pourtant possibles. L'encampement de l'Europe et du monde n'a rien d'une fatalité. Certes, les flux de réfugiés, syriens principalement, ont beaucoup augmenté depuis 2014 et 2015 ; mais ils étaient prévisibles, annoncés par l'aggravation constante des conflits au Proche-Orient, par l'accroissement des migrations durant les années précédentes, par une situation globale où la « communauté internationale » a échoué à rétablir la paix. Ces flux avaient d'ailleurs été anticipés par les agences des Nations unies et par les organisations humanitaires, qui, depuis 2012, demandaient en vain une mobilisation des États pour accueillir les nouveaux déplacés dans des conditions apaisées et dignes.

Des arrivées massives et apparemment soudaines ont provoqué la panique de nombreux gouvernements impréparés, qui, inquiets, ont transmis cette inquiétude à leurs citoyens. Une instrumentalisation du désastre humain a permis de justifier des interventions musclées et ainsi, par l'expulsion ou le confinement des migrants, de mettre en scène une défense du territoire national. À bien des égards, le démantèlement de la « jungle » de Calais en octobre 2016 a tenu la même fonction symbolique que l'accord de mars 2016 entre l'Union européenne et la Turquie (3) ou que l'érection de murs aux frontières de divers pays (4) : ils doivent faire la démonstration que les États savent répondre à l'impératif sécuritaire, protéger des nations « fragiles » en tenant à l'écart les étrangers indésirables.

En 2016, l'Europe a finalement vu arriver trois fois moins de migrants qu'en 2015. Les plus de six mille morts en Méditerranée et dans les Balkans (5), l'externalisation de la question migratoire (vers la Turquie ou vers des pays d'Afrique du Nord) et l'encampement du continent en ont été le prix.

(1) Cf. Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Flammarion, coll. « Bibliothèque des savoirs », Paris, 2008.

(2) Pour une description plus large des camps en Europe, cf. Migreurop, Atlas des migrants en Europe. Géographie critique des politiques migratoires, Armand Colin, Paris, 2012, et Babels, De Lesbos à Calais. Comment l'Europe fabrique des camps, Le Passager clandestin, coll. « Bibliothèque des frontières », Neuvy-en-Champagne, à paraître ce mois-ci.

(3) Lire Hans Kundnani et Astrid Ziebarth, « Entre l'Allemagne et la Turquie, l'enjeu des réfugiés », Le Monde diplomatique, janvier 2017.

(4) Cf. Wendy Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Les Prairies ordinaires, Paris, 2009.

(5) Cf. Babels, La Mort aux frontières de l'Europe. Retrouver, identifier, commémorer, Le Passager clandestin, coll. « Bibliothèque des frontières », 2017.

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