L’Allemagne et la Finlande sont furieuses : leurs partenaires de la zone euro sont passés outre leurs objections afin de boucler un accord avec la Grèce à la suite de la victoire du « non » au référendum. Soucieuse de garder le pays dans la zone euro, une large majorité de l’Eurogroupe (les dix-neuf ministres des Finances) a renvoyé aux calendes grecques la réforme des retraites, ce qui laisse présager de nouveaux dérapages budgétaires, et a accepté une restructuration immédiate de la dette qu’ils détiennent. Wolfgang Schäuble, le ministre des finances allemand, et Alexander Stubb, son collègue finlandais, savent que leur majorité ne suivra pas. Alors qu’un sommet de la zone euro doit se réunir le lendemain pour acter ce compromis, en pleine nuit, les chefs de gouvernement allemand et finlandais décident de convoquer pour la semaine suivante un référendum afin de répondre à une simple question : « acceptez-vous de renoncer à une partie des prêts que l’Allemagne/la Finlande a consenti à la Grèce » ? La réponse ne fait guère de doute : ce sera nein/ei. Et un retour au point de départ.
Ce petit scénario de politique-fiction illustre l’impasse dans laquelle la Grèce a précipité la zone euro en décidant d’organiser un référendum purement national sur une question qui ne l’engage pas seule, celle des conditions auxquelles les aides financières de ses partenaires sont consenties. Si chaque gouvernement se met à jouer son peuple contre celui des autres, l’avenir de la monnaie unique est compromis : la France pourrait organiser un référendum sur le respect des 3 % du PIB de déficit public (réponse assurée), les pays riches sur les mesures de solidarité financière (réponse assurée), les pays pauvres sur l’instauration de transferts financiers obligatoires (réponse assurée), etc.. Comment refermer une telle boîte de Pandore ?
Lorsque la crise grecque a éclaté, en 2010, les Européens ont découvert ce qu’ils avaient voulu oublier en 1992 en signant le traité de Maastricht : la monnaie unique n’était que le premier pas vers une fédération politique, condition sine qua non pour assurer sa viabilité à long terme. À l’époque, les conditions politiques n’étaient pas remplies pour aller plus loin. Il fut donc seulement convenu que chaque État gérerait son économie et son budget en respectant un ensemble de règles communes (le Pacte de stabilité). Lors du passage à la monnaie unique, en 1999, le « choc fédéral » prévu par Hubert Védrine, ancien conseiller de François Mitterrand, n’a pas eu lieu. Les marchés, estimant que la zone euro allait devenir de facto les États-Unis d’Europe, ont prêté à tous les États membres à des conditions allemandes. Puisque tout allait bien, pourquoi aller plus loin dans l’intégration ? Il a fallu le choc de la crise financière de 2007-2008, puis la révélation du mensonge de la Grèce qui avait divisé par trois son déficit réel, pour qu’ils paniquent et cessent de prêter de l’argent aux pays les plus fragiles.
La zone euro s’est alors aperçue qu’elle était une « maison partiellement achevée », comme le note le rapport « Compléter l’union économique et monétaire européenne »présenté par les présidents des institutions communautaires au Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement de juin dernier : « lorsque la tempête a frappé, ses murs et sa toiture ont dû être rapidement renforcés ». En moins de deux ans, les États ont créé en tâtonnant les instruments nécessaires pour aider les pays attaqués par les marchés. Des prêts bilatéraux, on est passé au Fonds européen de stabilité financière puis au Mécanisme européen de stabilité doté d’une capacité d’emprunt de 750 milliards d’euros. La zone euro a renforcé sa gouvernance économique en se donnant les moyens de contraindre les États de respecter la discipline commune, ce qui passe par une intrusion plus grande dans les politiques nationales. Enfin, elle a confié la surveillance des banques à la BCE, les autorités nationales ayant eu tendance à cacher la vérité sur la situation réelle de leur système bancaire.
En dépit de tous ces progrès, on reste encore loin d’une véritable union politique. La zone euro est « un pain à moitié cuit », souligne ainsi Romano Prodi, l’ancien président de la Commission (1999-2004) : « Si l’Europe veut s’en sortir, elle doit réagir immédiatement en se dotant d’une authentique autorité fédérale ». C’est le sens du rapport des « cinq présidents » (Commission, Parlement, Conseil européen, Eurogroupe, BCE) qui propose d’achever l’union monétaire : contrôle démocratique de la Commission et de l’Eurogroupe par un Parlement de la zone euro, surveillance renforcée des économies et des budgets nationaux, création d’un budget de la zone euro afin « d’atténuer les chocs macroéconomiques » et enfin d’un « Trésor européen ». Pour Romano Prodi, cette fédéralisation, qui aboutirait en réalité à placer sous tutelle les politiques économiques nationales, est le seul moyen de sortir d’une zone euro gouvernée par des États « otages de leurs problèmes politiques internes », comme le démontre la Grèce.
Mais on peut se demander si la zone euro ne fait pas fausse route en s’ingérant toujours davantage dans les affaires intérieures des États membres. Car ce schéma n’empêchera pas une répétition du référendum grec par un État mécontent de telle ou telle mesure. Pour Daniel Cohn-Bendit, ancien président du groupe vert au Parlement européen, « aux États-Unis, il y a un budget fédéral qui finance des dépenses fédérales (armée, police, recherche, investissement, etc.). Les États fédérés, eux, restent maîtres de leur budget, sans ingérence possible du fédéral. Et lorsque la Californie frôle la faillite, ce dernier n’intervient pas : à elle de s’en sortir ». Pourquoi ne pas transposer ce modèle, puisque les dépenses et les recettes des États resteront votées par des parlements nationaux, ce qui ne peut que faire naitre des tensions entre le niveau fédéral chargé de forcer les budgets nationaux à converger et le niveau étatique ? À chaque niveau de gérer ses affaires.
Dans le cas grec, une fédéralisation à l’américaine aurait abouti à laisser le pays faire défaut, la zone euro se contentant de venir en aide à la population (grâce à des dépenses fédérales) et l’Union bancaire permettant d’éviter tout effet systémique aux faillites des banques grecques. La potion aurait été encore plus amère et brutale pour les Grecs (il aurait fallu couper du jour au lendemain 36,3 milliards d’euros de dépense sur 84 milliards pour équilibrer le budget), mais personne n’aurait pu accuser l’Europe de quoi que ce soit. Le seul référendum qu’aurait pu organiser un gouvernement aux abois aurait été un référendum de sécession.
N.B.: version longue de l’article publié dans Libération du 6 juillet
Le gouvernement grec affiche une tranquille assurance : fort du « non » massif obtenu dimanche, il va pouvoir revenir à la table de négociation pour conclure un nouveau compromis bien plus favorable qui lui permettra de conserver sa place au sein de la zone euro. Il se sent d’autant plus en position de force qu’il est certain que jamais ses partenaires n’oseront prendre le risque d’un Grexit qui risquerait de déstabiliser la zone euro dans son ensemble. Athènes devrait expliquer dès aujourd’hui à ses partenaires ce qu’il veut, puisqu’ils ont convoqué un Eurogroupe (les dix-neuf ministres des Finances plus le Fonds monétaire international et la Banque centrale européenne) suivi d’un sommet des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro. Preuve de sa bonne volonté, Alexis Tsipras, le Premier ministre grec, a procédé à un « Varoufexit » préalable en limogeant son ministre des finances, Yanis Varoufakis qui a réussi à se mettre tous ses partenaires à dos. Pas sûr que ses partenaires l’entendent de cette oreille. Trois scénarios sont possibles.
· La séparation à l’amiable
Les autorités européennes avaient prévenu qu’un « non » au projet de compromis négocié entre la Grèce et ses créanciers (zone euro et FMI) signifierait une sortie de la monnaie unique. « Il n’y a que la France, l’Italie et la Commission qui veulent vraiment reprendre le fil de la négociation », dit-on à la Commission. Les autres veulent faire payer à Tsipras son coup de poker. Le ton a été donné dès dimanche soir par le gouvernement allemand : pour Sigmar Gabriel, le vice-chancelier social-démocrate, reprendre les négociations lui paraît « difficilement imaginable », Tsipras ayant « coupé les derniers ponts ». Le référendum « est un rejet du principe qui a guidé les aides aux pays européens en difficultés) selon lequel la solidarité et les efforts sont indissociables », a estimé Steffen Seibert, le porte-parole d’Angela Merkel. Les petits pays pauvres de la zone euro (les trois pays baltes, la Slovaquie, la Slovénie) ou ceux qui ont aussi dû redresser leurs comptes publics (Portugal, Irlande, Chypre) sont tout aussi intraitables. Les conservateurs européens, réunis au sein du PPE, proposent déjà la mise en place d’une « aide humanitaire » pour amortir le choc d’un Grexit.
Ces pays sont d’autant moins enclins à l’indulgence qu’ils ont peur de créer un précédent: dans le futur, chaque pays faisant faillite pourrait être tenté de faire appel à son peuple pour s’exonérer des règles communes ou pour obtenir un effacement total ou partiel de sa dette. Autant dire que la victoire du « non » a renforcé le camp des durs qui, non seulement ne croient plus un mot de ce que dit le gouvernement Syriza (gauche radicale), mais sont persuadés qu’un Grexit n’affectera que marginalement une zone euro qui s’est considérablement renforcée depuis 2010 et a montré qu’elle avait capable de régler les problèmes des autres pays en crise. Le calme des marchés depuis 10 jours semble leur donner raison.
Devant l’impossibilité de trouver le moindre terrain d’entente, Athènes pourrait accepter une séparation amiable afin de limiter les dégâts. Cette sortie serait présentée comme « temporaire », le temps pour le pays de se réformer, ce qui lui permettrait d’assurer son maintien dans l’Union (les aides régionales et la politique agricole commune pèsent 4 % du PIB grec), une sortie de l’euro allant de pair avec une sortie de l’Union. Surtout, la Grèce obtiendrait le soutien de la BCE, ce qui permettrait aux banques grecques de tenir jusqu’à la réintroduction de la drachme.
· L’accord
C’est le scénario de rêve auquel personne n’ose plus croire, après cinq mois de douches froides à répétition. Mais cette fois-ci Tsipras va pouvoir négocier fort du soutien de tout un peuple qui veut rester dans l’euro et de la majorité des partis représentés au Parlement qui lui ont donné mandat de négocier pour la Grèce. Ce qui était inacceptable avant le référendum pourrait devenir acceptable dans ces conditions, l’extrême gauche de Syriza devant reconnaître que la légitimité de son chef ne dépend plus d’eux… « On a peu de temps pour y arriver à cause de l’échéance du 20 juillet : à ce moment, il faudra que la Grèce ait reçu de l’argent pour rembourser la BCE, ce qui implique l’approbation préalable de plusieurs parlements ».
Si Tsipras a soumis à référendum la version de l’accord du 25 juin et non celle plus favorable du 26 juin, c’est peut-être pour se ménager une marge de manœuvre dans le but de parvenir à un accord rapide. De toute façon, en supposant que ses partenaires soient prêts à conclure, ils ne pourraient que lui concéder que quelques miettes supplémentaires dans le temps imparti.
En réalité, c’est sur la dette que Tsipras veut obtenir quelque chose de tangible : même si la les prêts accordés par Européens ne pèsent pas sur le budget grec, puisqu’un moratoire jusqu’en 2023 assorti d’une baisse des taux a été consenti fin 2012, c’est son remboursement futur qui explique l’exigence d’un surplus budgétaire primaire (avant charge de la dette) important dans les années à venir. Les Européens avaient déjà envisagé de faire un geste supplémentaire (notamment en allongeant les prêts de 30 à 50 ans) si l’accord avait été scellé le 27 juin. Mais, après le scrutin de dimanche, la donne s’est compliquée : toute concession apparaitra comme une prime donnée à ce coup de poker de Syriza. Le ministère allemand des Finances a déjà affirmé qu’un allègement de la dette grecque n’était « pas un sujet » pour clore le sujet…
· La sortie désordonnée
« Personne ne veut prendre la responsabilité politique de mettre la Grèce dehors », note-t-on à la Commission. « Si Tsipras n’arrive pas avec un plan convaincant, il est probable qu’on va simplement laisser les choses pourrir ». En clair, attendre l’étranglement du pays : même si la BCE maintient sa ligne de liquidités d’urgence (ELA) à son niveau actuel (plus 90 milliards) au mépris de ses règles internes (lire ci-contre), « il ne reste plus qu’entre 500 millions d’euros et un milliard d’euros dans les coffres grecs », souligne Wolfango Piccoli, économiste au Think tank Teneo intelligence. En clair, si Francfort n’augmente pas ce plafond, les banques ne pourront plus alimenter les DAB et le contrôle des capitaux sera renforcé. Selon une source du gouvernement grec, dès aujourd’hui, les retraits quotidiens devraient passer de 60 à 20 €… Les fonctionnaires et les retraités ne devraient pas être payés à la fin du mois. « On est en train de couper tous liens entre les succursales des banques grecques en Bulgarie et en Roumanie et leur maison mère », reconnaît-on à Bruxelles. La BCE maintiendra sans doute jusqu’au 20 juillet sa ligne ELA, mais pas après le non-remboursement des 3,5 milliards qu’Athènes lui doit. La faillite du système bancaire grec ne sera plus alors qu’une question de jours.
Le gouvernement n’aura alors d’autres choix que d’émettre une monnaie parallèle, les fameux IOU (I owe you), des reconnaissances de dette auprès de l’État. Mais cela ne pourra qu’être temporaire avant le retour pur et simple à la drachme. La Grèce ne serait pas pour autant débarrassée de sa dette qu’elle devra négocier avec ses créditeurs si elle ne veut pas que ceux-ci, pour se rembourser, saisissent tous ses biens à l’étranger (y compris avions et bateaux) et rendent impossible ses transactions internationales (un achat de pétrole nécessite un paiement qui pourra être saisi). Et cela est valable que le Grexit soit amiable ou pas : aucun pays ne peut s’exonérer de sa dette unilatéralement.
N.B.: article (version longue) paru dans Libération d’aujourd’hui
Le référendum serait-il devenu l’expression la plus aboutie de la démocratie, bien plus légitime qu’un système représentatif accusé de tous les maux ? C’est manifestement devenu le cas en France où une majorité de la gauche, radicale ou non, mais aussi la droite radicale et l’extrême droite, a applaudi des deux mains l’annonce du référendum grec (dont le principe a été approuvé par la gauche radicale de Syriza, la droite radicale d’ANEL et les néo-nazis d’Aube Dorée). Les critiques portées, en Europe (mais aussi en Grèce) contre ce scrutin organisé à la va-vite par un gouvernement aux abois, sont vues comme la preuve que l’Union serait incompatible avec la seule démocratie qui vaille, la démocratie référendaire.
Le débat est particulièrement virulent en France où les blessures du référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005 sont toujours vives. Les tenants du « non » sont persuadés de s’être fait voler « leur » victoire par « Bruxelles », le traité de Lisbonne de 2009 étant la copie quasi-conforme du texte qu’ils avaient rejeté. Les précédents danois et irlandais, des pays qui ont dû revoter deux fois pour finalement adopter l’un le traité de Maastricht de 1992, l’autre le traité de Nice de 2001 et le traité de Lisbonne de 2009, sont venus alimenter une accusation récurrente qui fait le miel des eurosceptiques : « l’Europe » est une affaire technocratique qui n’aime pas ses peuples. La sortie maladroite de Jeroen Dijsselbloem, le ministre social-démocrate des finances et patron de l’Eurogroupe (les dix-neuf ministres des Finances de la zone euro) n’en est-elle pas la preuve ? « C’est une triste décision pour la Grèce, car cela a fermé la porte à la poursuite des discussions », a-t-il lancé.
Il est intéressant de constater que ce débat n’existe pas, ou pas dans les mêmes proportions, dans les autres pays de l’Union. C’est notamment le cas aux Pays-Bas qui ont pourtant rejeté, le 1er juin 2005, par une majorité de plus de 60 %, le traité constitutionnel européen : pourtant, pas plus qu’en France, les autorités politiques de ce pays n’ont jugé utile de convoquer un second référendum. C’est aussi le cas en Irlande et au Danemark, deux autres pays réticents à l’intégration communautaire pour des raisons différentes.
Ceux qui accusent « Bruxelles » de ne pas respecter le suffrage populaire ou de reconvoquer les électeurs « jusqu’à ce qu’ils disent oui » se trompent de cible. La décision de négocier un traité puis de le ratifier par voie parlementaire ou référendaire appartient aux seuls États et non aux institutions communautaires fort dépourvues de compétence en la matière. En Allemagne ou en Belgique, par exemple, le référendum est inconstitutionnel. Aux Pays-Bas, au Luxembourg ou en Espagne, il est purement consultatif. Renégocier ou non un texte rejeté soit par le Parlement, soit par les citoyens est aussi une prérogative souveraine. En France, c’est Nicolas Sarkozy qui a fait campagne, en 2007, en promettant de faire adopter un autre traité pour relancer l’Europe. Si la France avait voulu s’y opposer, elle aurait pu le faire sans problème, chaque État disposant d’un droit de véto. Au Danemark et en Irlande, dans les deux cas, ce sont les gouvernements qui ont décidé de renégocier le traité rejeté, mais ce sont les citoyens qui ont ratifié cette nouvelle version : le Danemark a ainsi obtenu un opt out sur la monnaie unique et l’Irlande la garantie que l’Union ne lui tordrait pas la main pour autoriser l’avortement ainsi que le maintien d’un commissaire par État membre (au lieu d’une Commission réduite…).
Si un gouvernement décide de ne rien demander, les choses resteront en l’état. Ainsi, la Suède a demandé à ses citoyens s’ils voulaient rejoindre l’euro et, le 14 septembre 2003, 56 % d’entre eux ont répondu « non ». Depuis ce pays n’a pas rejoint la monnaie unique alors qu’il remplit tous les critères. Pourtant, Stockholm a violé la légalité communautaire puisqu’elle ne bénéficiait pas d’un « opt out » formel comme la Grande-Bretagne et le Danemark : en approuvant par référendum, le 13 novembre 1994 son adhésion à l’Union, ce pays acceptait, du même coup, de rejoindre l’euro dès qu’il verrait le jour… De même, on l’oublie trop souvent, toutes les adhésions à l’Union ont été soumises à référendum (sauf en Grèce, au Portugal, en Espagne et à Chypre) et un pays, la Norvège, a voté par deux fois non : en 1972 et en 1994. En 1972, fait sans précédent et sans héritage, la France a même organisé un référendum pour faire approuver l’adhésion de l’Irlande, de la Grande-Bretagne et du Danemark. Bref, au regard de cet historique, accuser une nébuleuse « Bruxelles » de tout faire pour étouffer la voix des peuples n’a guère de sens. Chaque pays organise sa vie politique comme il l’entend.
Pour autant, on ne peut nier que l’exercice référendaire pose un réel problème à l’intégration européenne dès lors qu’elle ne concerne pas la question de l’adhésion. Comme la consultation est organisée dans un cadre national, cela revient à confier à un peuple l’avenir de tous les autres. Dans le cas de la Grèce, par exemple, 11 millions de personnes vont décider de la survie de l’euro (et de la reprise économique), un sujet qui concerne un ensemble de 330 millions de personnes et de 19 États membres. Dès lors que la question posée concerne une compétence communautaire, la seule voie qui vaille, si on estime qu’un référendum est une nécessité démocratique, est celle défendue par Daniel Cohn-Bendit ou Guy Verhofstadt, respectivement ancien patron des verts et président du groupe libéral du groupe libéral du Parlement européen, celle d’une consultation transnationale portant sur une même question. Et si une majorité renforcée (par exemple les ¾ des États comme aux États-Unis) l’adopte, le sujet est tranché. À défaut, si un pays estime ne plus pouvoir accepter de nouveaux transferts de compétences, il ne devrait poser qu’une question et une seule à son peuple : rester ou partir.
N.B.: article paru dans Libération du 4 juillet.
Plus rien ne semble pouvoir empêcher un « Grexit », une sortie de la Grèce de la zone euro, sauf un improbable vote positif des Grecs au référendum convoqué dimanche 5 juillet. Si tous les Etats de la zone euro, les institutions communautaires et le Fonds monétaire international (FMI) répètent sur tous les tons que « la porte à une reprise des négociations reste ouverte », il n’est pas question de convoquer un énième sommet de la dernière chance et de se réconcilier autour d’un miraculeux « plan B ». Le seul « plan B », en réalité, c’est le Grexit, et les partenaires d’Athènes ont tenu à faire passer le message : « Si la Grèce dit non, la Grèce dit non à l’Europe », a répété à deux reprises Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, hier, lors d’une conférence de presse. « L’enjeu (du référendum, NDLR) est de savoir si les Grecs veulent rester dans la zone euro », lui a fait écho François Hollande, le Président français. Et, dramatisant encore davantage l’enjeu, Angela Merkel, la chancelière allemande, estime que le « Grexit » menace la zone euro : « si l’euro échoue, l’Europe échoue ».
La bataille autour de la question qui sera soumise à référendum est en réalité la clef de la bataille qui se joue, car, espèrent les Européens, elle pourrait changer le sens de la réponse. Alexis Tsipras, le Premier ministre grec, a en effet décidé de demander à ses citoyens, non pas s’ils veulent rester dans la zone euro, la réponse ne faisant guère de doute, mais leur avis sur un texte extrêmement technique négocié entre Athènes, la Commission, la Banque centrale européenne (BCE) et le FMI qui porte sur les « actions prioritaires » que devra mener le gouvernement grec en échange d’une aide financière. C’est un cocktail de hausses d’impôts, de coupes dans les dépenses publiques, de réformes structurelles (retraites, administration, fiscalité, lutte contre la corruption, etc.). Même si, comme on le note à la Commission, « il respecte les lignes rouges de Syriza puisqu’il n’y a pas de baisse des retraites et des salaires », il faudrait avoir la foi européenne chevillée au corps pour le voter : accepter une augmentation des cotisations sociales et de la TVA, une limitation des préretraites, un recul de l’âge légal de la retraite de 62 à 67 ans, cela ne va pas de soi…
Pis : la version retenue par Tsipras pose un réel problème, puisqu’il a choisi celle du jeudi 25 juin, beaucoup moins favorable que celle du vendredi 26 juin. Et ce texte avait encore vocation à être modifié dans la journée de samedi, ce qui n’a pu être fait, l’annonce du référendum au milieu de la nuit ayant gelé les travaux. Les négociateurs grecs ont d’ailleurs été cueillis à froid, selon des sources européennes : l’ambiance était bonne et tout le monde était persuadé qu’on allait parvenir à un compromis samedi soir. On était à « quelques centimètres » d’un accord, a regretté, hier, Pierre Moscovici, le commissaire chargé des affaires économiques et monétaires.
Cette interruption des négociations a empêché l’Eurogroupe de samedi d’adopter les autres éléments du « paquet » final : un calendrier pour discuter de la soutenabilité de la dette grecque, une prolongation du programme d’assistance financière avec une augmentation de 7,2 milliards à 15,5 milliards d’euros des fonds versés à Athènes, ainsi qu’un plan d’investissement sur 4 ans de 35 milliards d’euros (comprenant les aides régionales déjà promises à Athènes, mais qui auraient pu être versées sans aucune conditionnalité). Or, les citoyens grecs n’auront aucun de ces éléments en leur possession, puisqu’on leur demande de se prononcer sur un texte qui n’existe plus (celui du 25 juin) et sur une partie seulement du paquet qui aurait dû être conclu samedi, ce qui donne toutes ses chances à un non pour lequel le gouvernement va faire campagne. « C’est contre la vérité, contre le déroulement des discussions » que de tronquer ainsi la question, s’est indigné Juncker.
C’est pour cette raison que les partenaires d’Athènes ont décidé de dramatiser l’enjeu du scrutin en s’adressant directement aux électeurs grecs : au-delà d’un texte technique, c’est l’avenir de la Grèce dans la zone euro qui se jouera dimanche. « Il ne faut pas se suicider parce qu’on a peur de la mort », a ainsi lancé Juncker : « Il faut voter oui, indépendamment de la question posée » pour « dire oui à l’Europe ». En clair, le référendum n’est pas un joker dans une négociation post-5 juillet, ce que cherche à vendre le gouvernement d’Alexis Tsipras, mais un point final. « Si le gouvernement grec s’imagine qu’un non lui permettrait d’obtenir davantage de flexibilité, il se trompe lourdement », a expliqué à Libération Michel Sapin, le ministre français des Finances : « cela va créer une crispation et trois quarts de l’Eurogroupe se montrerait encore plus durs »… « Le non, c’est la pente de la sortie », ajoute le ministre français. D’ailleurs, même si la zone euro et le FMI voulaient faire d’ultimes concessions afin de peser sur l’issue du référendum, ils seraient bien en peine de les faire, puisqu’Alexis Tsipras a rompu les discussions sans dire sur quels points la « ligne rouge » avait été franchie.
Ainsi, le gouvernement grec avait accepté mercredi l’augmentation de la TVA sur la restauration à 23 %, mais avait refusé que celle applicable à l’hôtellerie dépasse 13 %. Ce qui avait été acté. De même, il avait été convenu que le complément pour les « petites » retraites (petites car prises après 15 ans de carrière), qui fonctionnait comme un incitant aux pré-retraites, serait revu dans le cadre d’une réforme plus vaste du système. Alors ? Est-ce la taxation des armateurs exigée par les créanciers ? Les coupes dans le budget militaire elles-aussi demandées par le groupe de Bruxelles ? On murmure à Bruxelles que Tsipras aurait paniqué à la suite d’une prise de bec avec son allié de droite radicale, le souverainiste d’ANEL Panos Kammenos, ministre de la Défense, qui l’aurait menacé de rompre l’accord de coalition s’il acceptait un quelconque compromis. La seule voie de sortie qui semble désormais acceptable aux yeux du gouvernement grec serait que ses créanciers lui versent l’argent promis sans contrepartie ou, du moins, en se contentant de son engagement de mener à bien des réformes. Inacceptable pour la totalité de ses partenaires.
En réalité, « seul un oui permettrait désormais d’accorder davantage de flexibilité à la Grèce », confie un responsable gouvernemental : « Tout le monde aura envie de se montrer compréhensif ». Mais qui y croit encore ? Les noms d’oiseaux commencent à voler, les gouvernements de la zone euro, les institutions communautaires, le FMI étant à la fois épuisés, usés et en colère contre un gouvernement grec qu’ils ne comprennent pas après cinq mois de négociations. Juncker a réglé quelques comptes hier, manifestement en colère : « On entend parler d’ultimatum, d’accord à « prendre ou à laisser » (…), de chantage. Mais qui agit ainsi ? D’où viennent les insultes, les menaces, les quiproquos, les phrases non terminées qui portent à l’imagination de ceux qui les écoutent très très loin, trop loin ». Manifestement, la Commission, mais aussi les Etats membres ont décidé de faire campagne et de ne pas laisser les mains libres à Alexis Tsipras qui joue à pile ou face l’avenir de la zone euro.
N.B.: version longue de mon article paru dans Libération du 30 juin