L’Allemagne est de plus en plus inquiète de la partie de ping-pong à laquelle se livrent les pays européens depuis le début de la crise des réfugiés. « Les clôtures n’ont pas empêché un seul réfugié de venir en Europe », constate-t-on à Berlin : « cette approche nationaliste revient en réalité à repousser le fardeau sur d’autres. C’est ainsi que naissent les conflits », met solennellement en garde un responsable allemand. Les dirigeants de treize pays du continent européen réunis dimanche, à Bruxelles, se sont d’ailleurs fait l’écho des inquiétudes germaniques dans leur communiqué final : « des actions unilatérales pourraient déclencher des réactions en chaîne », ont-ils prévenu. Le Premier ministre slovène, Miro Cerar, lui, n’a pas hésité à sonner le tocsin à l’occasion de ce mini-sommet : « si nous ne prenons pas des actions immédiates et concrètes (…), je pense que l’Union européenne tout entière va commencer à s’effondrer ».
De fait, la construction d’un mur aux frontières serbo-hongroise et croato-hongroise n’a fait que déplacer le flux des réfugiés venant de Turquie via la Grèce et la Macédoine vers la Croatie (11.500 arrivées rien que dans la journée de samedi) et la Slovénie (86.000 personnes en dix jours dans un pays de deux millions d’habitants), deux États de l’Union qui menacent à leur tour d’ériger une barrière pour se protéger… Mardi, le ministre-président de Bavière, Horst Seehofer, a accusé l’Autriche de déposer à la frontière allemande des milliers de réfugiés sans le prévenir, ce qu’a confirmé Thomas de Maizière, le ministre de l’intérieur allemand : « le comportement de l’Autriche ces derniers jours n’est pas correct ». Même si la police autrichienne a qualifié ces accusations de « blague », Vienne a annoncé hier l’édification d’une barrière à sa frontière avec la Slovénie, le nouveau pays de transit des réfugiés. Un précédent puisque les deux pays sont membres de Schengen, un espace sans frontière intérieure… Pis : certains citoyens européens, en Allemagne et ailleurs, se laissent aller à des discours de haine et à des actions violentes à l’égard des réfugiés : « il y a une radicalisation du langage tant sur internet que lors de manifestations de rue », s’inquiète-t-on à Berlin. « Il y a de la haine et cela fait le lit d’actes violents qui n’ont rien de spontané » pour le plus grand bénéfice des partis populistes europhobes. Bref, la crise des réfugiés fait apparaître d’inquiétantes fissures au sein de l’Europe communautaire, menaçant son projet de paix permanente.
Appel d’air
Le gouvernement allemand juge qu’il n’a rien à se reprocher dans cette crise, bien au contraire. Pour lui, l’ouverture de ses frontières n’est pas la cause de l’afflux des réfugiés comme vient de l’en accuser Johanna Mikl-Leitner, la ministre de l’intérieur autrichienne, en affirmant que « ces gens vont en Allemagne parce qu’ils s’y sentent invités ». « Cette décision prise en conseil des ministres était destinée à éviter une catastrophe humanitaire », se défend-on à Berlin. « Il ne faut pas oublier les images de la gare de Budapest : les migrants étaient en route de toute façon. De plus, la Cour de justice de l’UE, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour constitutionnelle fédérale allemande interdirent de renvoyer des demandeurs d’asile vers le pays de première entrée, comme le prévoit le règlement de Dublin, si leur demande ne peut pas y être traitée de façon équitable. On n’avait donc pas le choix vu ce qui se passe en Grèce ». Une décision « exceptionnelle, même si le risque existe qu’elle ne reste pas une exception ». L’Allemagne estime même que son attitude va permettre à l’Union de peser dans la résolution des conflits qui sont à la source de la crise humanitaire : « les images de la gare de Budapest ou de Calais ne servent pas la réputation de l’Union dans le monde alors que l’ouverture des frontières allemandes, si ». Même si le gouvernement a conscience que le défi est immense : 500.000 personnes par an devraient obtenir le droit de résider dans le pays, ce qui aura un coût politique, comme le montre la baisse de popularité de la chancelière, mais aussi matériel. Au ministère des Finances, on estime que la charge pour le budget fédéral représentera 10 milliards d’euros, soit 0,5 % du PIB.
Reste que la communication, à l’heure de la mondialisation et du net, n’est pas facile. Par exemple, lorsque Thomas de Maizière, le ministre de l’intérieur allemand, a annoncé, en août, que l’Allemagne attendait 800.000 migrants pour 2015, cela a été immédiatement compris en Afghanistan comme étant un plafond maximal et qu’il fallait donc se précipiter pour être dans le quota, comme le raconte un responsable allemand. Même l’annonce de la construction de clôtures a des effets pervers : l’appel d’air est immédiat comme on l’a vu en Hongrie…
Pas de «bouton magique»
Ce constat posé, comment résoudre cette crise ? « Il n’existe pas de bouton magique. Il faudra décider d’un ensemble de mesures nationales et internationales », prévient-on à Berlin. Au niveau européen, l’Allemagne plaide pour la création d’un corps européen de garde-frontière, une harmonisation du droit d’asile et des droits reconnus aux demandeurs d’asile, autant de propositions de la Commission qu’elle avait jusqu’ici refusées. Elle souhaite aussi la création de « zones de transit » aux frontières terrestres, comme il en existe dans les aéroports, afin de faire le tri entre ceux qui ont une chance d’obtenir le statut de réfugié et les autres. « C’est prévu dans la directive de 2013 sur les procédures d’asile, mais au lieu des 4 semaines de délai prévu, nous proposons de limiter la rétention à 4 jours », explique-t-on à Berlin. Wolfgang Schäuble, le grand argentier allemand, demande même une augmentation du budget européen via la création d’une nouvelle ressource. Si le gouvernement français s’est étranglé, la Commission et le Parlement européen ont applaudi des deux mains : « l’Union ne dispose pas des fonds nécessaires pour répondre à une crise migratoire sans précédent », a ainsi rappelé mercredi Jean Arthuis, le président de la commission du budget de l’europarlement, que ce soit pour la création d’un corps de garde-frontière, le financement des camps de réfugiés dans les pays tiers (3 milliards promis à la Turquie), l’aide au développement, etc.
Pour l’Allemagne il est clair que « l’Europe n’est pas la cause des problèmes, mais une partie de la solution. Aucun pays du continent ne pourra régler seul la crise des réfugiés ». La chancelière allemande, elle-même issue de l’ex-RDA, est particulièrement choquée par la réaction des pays d’Europe de l’Est qui se montrent peu solidaires : ce sont eux qui sont le plus opposés à un mécanisme permanent de relocalisation destiné à se répartir la charge des demandeurs d’asile. « Pour une raison que je ne comprends pas, les pays d’Europe centrale et orientale se sentent traités de manière injuste. Je veux comprendre pourquoi ils ont cette réaction vis-à-vis des réfugiés », s’est ainsi désolé Angela Merkel à l’issue du sommet européen du 15 octobre. La solidarité ne peut pas être « à sens unique », grince-t-on à Berlin : ainsi, la Pologne va recevoir du budget européen sur la période 2014-2020 110 milliards d’euros (aides régionales et politique agricole commune), soit 4 % de son PIB chaque année, la Hongrie, 34 milliards, la Slovaquie, 18,5 milliards et la Tchéquie, 30,5 milliards. On rappelle aussi que ce sont ces pays qui sont le plus inquiets de la politique agressive de Vladimir Poutine, le dirigeant russe, et le plus demandeur d’une protection européenne : « ils devraient comprendre que la crise des réfugiés oblige les Européens à se concentrer sur ce problème, ce qui fait le jeu de Poutine »…
La Turquie au centre du jeu
La Turquie tient un rôle central dans la stratégie d’ensemble que Berlin souhaite voir mise en place par l’Union : « on ne résoudra pas le problème des réfugiés à la frontière de la Croatie et de la Serbie. Si on ne veut pas construire des clôtures partout, il faut s’attaquer aux racines du problème et la Turquie est plus proche du problème que nous ». Actuellement, il y a entre 2,3 et 2,5 millions de réfugiés syriens et irakiens dans ce pays et c’est de là que partent une bonne partie de ceux qui arrivent en Europe : « la frontière entre la Grèce et la Turquie est actuellement contrôlée par les trafiquants ». Il n’y a pas donc d’autres choix que de s’appuyer sur ce pays, « le plus démocratique de la région et membre de l’OTAN ». D’où la volonté allemande de l’aider financièrement, mais aussi de relancer le processus d’adhésion à l’Union afin de le stabiliser, processus qu’elle bloquait jusqu’à présent. « Une Turquie déstabilisée serait un cauchemar pour nous. Or elle se sent actuellement isolée, entourée de pays hostiles », insiste un responsable allemand. Angela Merkel, qui s’est rendue à Ankara le 18 octobre, espère donc que la Turquie tarira à sa source l’afflux de réfugiés.
N.B.: article (version longue) paru dans Libération du 29 octobre
"An extremey good man"
"The conference of Presidents decided that the Sakharov Prize will go to Saudi blogger Raif Badawi," said Schulz announcing the 2015 laureate in plenary. "This man, who is an extremely good man and an exemplary good man, has had imposed on him one of the most gruesome penalties that exist in this country which can only be described as brutal torture." The EP President added: "I call on King of Saudi Arabia to stop the execution of this sentence, to release Mr Badawi, to allow him to back to his wife and to allow him to travel here for the December session to receive this prize."REUTERS/Sigtryggur Arie
L’Union européenne a osé l’impensable, résister aux États-Unis ! Et pas dans n’importe quel domaine, mais dans celui qui est au cœur de la souveraineté étatique, celui de la « sécurité nationale ». La Cour de justice européenne a, en effet, jugé, le 6 octobre dernier, dans une affaire opposant un citoyen autrichien à Facebook, que les entreprises américaines ne pouvaient pas transmettre les données personnelles des Européens vers les États-Unis, celles-ci n’y bénéficiant d’aucune protection réelle ce qui porte « atteinte au contenu essentiel du droit fondamental au respect de la vie privée » et à l’État de droit. Tous les accords trouvés avec les États-Unis depuis 15 ans s’effondrent donc d’un coup : non seulement Facebook, Google, Apple, Amazon et autres géants américains ne pourront plus transmettre de données vers le territoire américain, vers c’est aussi vrai pour les compagnies aériennes (PNR, passenger name recorder) ou encore les banques (SWIFT) européennes.
Ce qu’a fait la Cour, aucun État membre n’a osé le faire vu les implications diplomatiques et économiques. Bien au contraire : depuis 2000, ils ont toujours cédé face aux exigences de plus en plus grandes des Américains en matière de transfert de données personnelles, alors que, au nom de leur doctrine extensive de sécurité nationale, ils refusent de respecter la vie privée du reste du monde (mais aussi des Américains depuis le Patriot Act, mais cela, c’est leur affaire). Pis : l’affaire Snowden a montré que les États-Unis, en matière de collecte de données, ne s’embarrassaient pas des normes inhérentes à l’État de droit. La Commission et le Parlement européen, largement soumis à l’influence des gouvernements de l’Union, ne se sont pas montrés plus exigeants, se contentant des protestations de bonne foi des autorités américaines. Il faut dire que les États-Unis n’ont pas hésité à menacer les Européens de mesures de rétorsion s’ils se montraient un peu trop regardants, par exemple en interdisant aux compagnies aériennes européennes qui ne transmettraient pas les données personnelles de leurs passagers d’avoir accès à leur territoire… Certes, les Européens pourraient faire de même, mais l’Union n’est pas une fédération achevée et les États, qui gardent l’essentiel de leurs prérogatives souveraines contrairement à une légende tenace, ont eu trop peur d’être ciblés individuellement par les Américains pour entrer dans un tel bras de fer. La Commission et le Parlement n’ont fait que prendre acte de ce rapport de force.
Le «safe harbor», une coquille vide
Néanmoins, pour rassurer les citoyens inquiets, la Commission a créé un cadre juridique, en 2000, censé offrir une protection équivalente à celle qui existe dans l’Union pour les données transmises aux États-Unis. C’est le fameux « safe harbor » ou « sphère de sécurité », une sorte de code de bonne conduite reposant, comme le dit la Cour de Luxembourg, « sur l’autoévaluation et l’autocertification » des entreprises américaines, censé garantir, notamment, un droit d’accès et de rectification aux citoyens européens. C’est ce « safe harbor » que la Cour a démoli : pour elle, il s’agit d’une coquille vide, ce qui ne constitue pas vraiment une surprise. Elle souligne ainsi qu’il « est uniquement applicable aux entreprises américaines qui y souscrivent, sans que les autorités publiques des États-Unis y soient elles-mêmes soumises. En outre, les exigences relatives à la sécurité nationale, à l’intérêt public et au respect des lois des États-Unis l’emportent sur le régime de la sphère de sécurité, si bien que les entreprises américaines sont tenues d’écarter, sans limitation, les règles de protection prévues par ce régime, lorsqu’elles entrent en conflit avec de telles exigences ».
En clair, les autorités américaines peuvent se servir librement, sans aucun principe de proportionnalité, dans les serveurs des entreprises sans avoir à respecter les droits fondamentaux de la personne. En effet, les citoyens européens n’ont aucun droit d’accès, de rectification, de suppression des données les concernant et qui sont traitées par les autorités américaines. De même, ils ne disposent d’aucune voie de recours judiciaires, ce qui les prive « du droit fondamental à une protection juridictionnelle effective, une telle possibilité étant inhérente à l’existence d’un État de droit ». Pour la Cour, la « sphère de sécurité » n’offre donc absolument pas un « niveau de protection équivalent » à celui qui existe dans l’Union. Mieux : la Cour estime que le constat par la Commission de l’existence d’un niveau de protection des données équivalent ne prive nullement les autorités nationales de protection des données (comme la CNIL en France) de leur pouvoir de contrôler au cas par cas que tel est bien le cas. Autrement dit, la protection dont bénéficient les citoyens européens est triple : par la Commission, par la Cour de justice qui contrôle la Commission et par les autorités nationales qui s’assurent que dans chaque cas les droits des Européens sont protégés.
Les entreprises prises en étau
La Commission et les États membres ont donc reçu un véritable coup de massue de la part du juge européen. C’est toute la beauté du système communautaire : il peut se montrer plus grand que la somme des États et des intérêts nationaux. « La Cour de justice a pallié la défaillance du législateur », estime Nathalie Martial-Braz, professeure de droit privé à l’Université de Bourgogne-Franche Comté et spécialiste du droit numérique. « En l’absence de texte, elle assure elle-même la protection nécessaire ». La Cour a fait exactement la même chose, le 13 mai 2014, dans l’affaire Google Espagne, en consacrant le droit à l’oubli numérique et en mettant fin au régime d’irresponsabilité organisé par les géants américains (cela s’applique aussi à Wikipédia, organisme sans but lucratif).
Les conséquences de l’arrêt Facebook sont énormes, tant d’un point de vue diplomatique, d’où la gêne à peine dissimulée de la Commission qui se retrouve avec une grenade dégoupillée entre les mains en pleine négociation du traité transatlantique (TTIP), qu’économique : « tous les transferts de données personnelles vers les États-Unis sont désormais invalides », souligne Nathalie Martial-Braz. Certes, les entreprises peuvent encore utiliser des clauses contractuelles entre elles (les BCR), mais elles devront être validées par les autorités nationales de régulation, ou encore demander le consentement express de chaque personne… Ce qui s’annonce complexe, quand on sait que 95 % des données passent par le « safe harbor ».
Pour Nathalie Martial-Braz, « les entreprises sont prises dans un étau : soit elles arrêtent de transférer des données et elles s’exposent à des sanctions américaines, soit elles continuent et elles s’exposent à des sanctions européennes ». Et là, on touche du doigt les limites du droit européen et des différents droits nationaux : les sanctions pécuniaires restent, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, largement symboliques en Europe. En clair, cela devrait conduire les entreprises à… ignorer l’arrêt de la Cour de justice, car cela leur coûtera infiniment moins cher. Le seul moyen de résister au rouleau compresseur américain serait donc que le législateur européen instaure des sanctions à la hauteur de l’enjeu, sauf à rendre symbolique la protection offerte par le droit européen. Autrement dit, dans l’affaire Facebook, l’Union a fait la démonstration de sa raison d’être. Mais la Commission et les États peuvent parfaitement faire la démonstration inverse en privant de griffes et dents les juges européens. Avec le risque d’accroitre l’euroscepticisme, car c’est « l’Europe » qui sera rendue responsable de cette incapacité à agir. Et non les États membres.
N.B.: article paru dans l’Hémicycle de novembre 2015
REUTERS/Yannis Behrakis
Ce soir, à 22h50, sur ARTE, vous pourrez voir le documentaire sur la Grèce de Syriza et les six mois tendus de négociations avec la zone euroque j’ai réalisé avec Pierre Bourgeois. Il s’agit de mon troisième documentaire sur ce pays, après «Euro, quand les marchés attaquent» et «Grèce, année zéro».
Le troisième épisode de cette trilogie n’a pas été simple à mettre en image: au départ, j’étais parti sur l’idée de montrer comment Syriza changeait la Grèce. Mais, rapidement, nous avons du constater que ce parti dit de gauche radicale ne bougeait pas sur le plan intérieur et se concentrait uniquement sur les négociations avec la zone euro. Jusqu’au coup de poker hallucinant du référenum... Nous avons donc fini de tourner le 20 septembre et avons remis le film à ARTE la semaine dernière alors que généralement ce genre de documentaire est remis trois mois avant diffusion...
Un détail qui a son importance: en dépit de nos demandes d’entretiens répétés pendant six mois, un seul membre du gouvernement Syriza a accepté de nous recevoir, le ministre chargé des réformes administratives (aujourd’hui du travail Georgios Katrougalos, ministre qui n’est pas du «premier cercle» et qui n’était pas au coeur des négociations. Nous nous sommes heurtés à un rideau de fer, un fait sans précédent dans ma longue carrière de journaliste où je suis habitué à traiter avec des gouvernements démocratiques qui savent qu’il ne faut pas seulement parler à ses «amis»...
Enfin, dans Libération d’aujourd’hui, je publie la totalité de l’entretien que Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des finances, m’a accordé pour ce film. Une interview rare.
Bloomberg
Le grand argentier allemand est un homme rare. Wolfgang Schäuble s’exprime, en effet, avec parcimonie, dans la presse internationale, ce qui rend encore plus passionnant l’entretien ci-dessous. C’est dans le cadre de mon documentaire, « Grèce, le jour d’après » (réalisé avec Pierre Bourgeois et diffusé mardi soir sur ARTE), un film qui narre les six mois de folles négociations entre la Grèce et la zone euro, que j’ai pu interroger longuement le ministre des finances allemand. Voici, en exclusivité, l’intégralité de cet entretien dans lequel il livre son analyse de la crise grecque et délivre un vibrant plaidoyer européen.
Comment avez-vous perçu la victoire de Syriza le 25 janvier 2015 ?
Cela ne m’a pas surpris, à la fois parce que les sondages avaient largement annoncé cette victoire et parce qu’Antonis Samaras (le chef de gouvernement sortant, NDLR) s’était montré très hésitant dans sa politique au cours des six mois précédents l’élection.
Connaissiez-vous Alexis Tsipras ?
Oui. Il est venu ici, à Berlin, et nous avons longuement discuté. C’est là qu’il m’a expliqué qu’il considérait notre politique comme une erreur, mais qu’il souhaitait bien sûr que la Grèce reste dans l’euro quoiqu’il arrive. Je lui ai alors répondu : « Si vous promettez à vos électeurs que vous resterez dans l’euro sans appliquer les conditions des programmes d’aide, alors vous allez faire une promesse que vous ne pourrez pas tenir ». Le soir du 25 janvier, la seule question que je me posais était de savoir comment il allait s’y prendre pour sortir de ce piège qu’il s’était tendu à lui-même durant la campagne électorale.
Vous, le démocrate-chrétien, n’aviez pas de préventions idéologiques contre Syriza, un parti de gauche radicale qui incarne tout ce que vous combattez ?
Absolument pas. En Allemagne, je combats bien évidemment les sociaux-démocrates du SPD pendant les campagnes électorales, car je suis un chrétien-démocrate convaincu. Tout comme en France je soutiens mes amis Les Républicains. Mais, une fois que le peuple a décidé, c’est celui qu’il a élu qui représente son pays. C’est pour cela qu’il importe peu que le ministre français des Finances soit socialiste ou conservateur : en tant que Français, c’est mon partenaire le plus proche et le plus important, et, généralement aussi, mon ami.
Pendant la campagne, Syriza a joué sur la fibre nationaliste et vous a attaqué personnellement, faisant de vous le tortionnaire du peuple grec. Vous avez même été caricaturé en nazi. Est-ce que cela vous a blessé ?
Cela ne m’a pas atteint personnellement, mais cela m’a rendu très sceptique envers ces politiques qui essayaient de gagner des voix avec de tels discours. Alexis Tsipras a été jusqu’à affirmer, avant et après l’élection, que si l’Allemagne payait à la Grèce des réparations pour les crimes et les destructions commis par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, cela permettrait d’éponger l’ensemble de la dette publique. Quelqu’un qui raconte de telles inepties à son peuple ne remplit pas son devoir qui est de dire la vérité. Ce nationalisme, ces discours irresponsables ne pouvaient que se retourner contre ceux qui les utilisaient. Car, si j’étais Grec, je me dirais : « puisqu’il y a quelqu’un qui nous doit autant d’argent, alors pourquoi devrais-je faire des économies ? » Mais je ne suis pas l’arbitre de la politique de la Grèce.
Pourquoi la Grèce, après deux plans d’aide, n’était-elle toujours sortie de la crise contrairement à l’Irlande, au Portugal, à l’Espagne et à Chypre ? La politique d’austérité y a-t-elle était trop dure ?
La question de savoir si la politique d’austérité est la cause des problèmes grecs est une question dont nous débattons régulièrement. Mais il ne faut pas oublier qu’en 2009, c’est-à-dire avant que la crise de l’euro n’éclate, le déficit public de la Grèce était de 15 % du PIB et celui de sa balance commerciale, soit un excédent de ses importations par rapport à ses exportations, de 15 % également. Une économie qui affiche de tels chiffres vit de toute évidence au-dessus de ses moyens. Elle peut le faire pendant un certain temps, mais il arrive un moment où on ne trouve plus personne pour vous faire crédit. C’était cela la situation de la Grèce. Lorsque les marchés ont cessé de lui prêter de l’argent, début 2010, nous lui avons dit : « la zone euro et le Fonds monétaire international vont vous aider à gagner du temps en assurant votre financement à des conditions très favorables, mais, bien sûr, à condition que vous utilisiez ce temps pour remettre en ordre votre économie afin qu’un jour vous puissiez assurer à nouveau vous-mêmes vos dépenses ». C’est ce qu’on appelle la compétitivité en économie. Lorsque l’on a vécu au-dessus de ses moyens, de telles réformes vont toujours de pair avec des restrictions douloureuses. Et si on n’a pas la possibilité de dévaluer sa monnaie – ce qui permet de compenser des différences ou des déficits de productivité — et qu’au contraire on bénéficie de taux d’intérêt bas, comme c’est le cas dans la zone euro, les exigences en matière de réformes sont très élevées. C’est pour cela qu’elles ne sont pas populaires et c’est pour cela qu’il faut des dirigeants responsables qui expliquent aux citoyens que ces réformes sont nécessaires pour pouvoir vivre mieux. Enfin, il faut ajouter, dans le cas de la Grèce, une difficulté supplémentaire: son État est faible et dysfonctionnel comme l’admettent les Grecs eux-mêmes. Cet ensemble de raisons explique pourquoi ce pays a plus de difficultés à s’adapter que les autres États qui ont bénéficié d’un programme. C’est aussi ce qui explique pourquoi électeurs grecs se sont finalement lassés de soutenir politiquement cette voie, ce qui a permis à Alexis Tsipras de remporter les élections en promettant de rompre avec l’austérité.
Syria n’est donc pas responsable de la situation dramatique du pays?
Personne ne nie que les anciens partis qui gouvernaient – que ce soient les socialistes du PASOK ou les conservateurs de Nouvelle Démocratie – ont fait de graves erreurs et qu’ils sont coresponsables des problèmes du pays.
Syriza peut-il réformer l’État grec ?
Je souhaite tout le succès possible à ceux qui essayent de le faire, car c’est ce qui pourrait arriver de mieux à la Grèce. Mais il y a déjà eu de nombreuses tentatives en ce sens et ce n’est apparemment pas si simple que cela. Je pense que le succès ne sera au rendez-vous que si l’on dit la vérité d’emblée. En revanche, si l’on raconte qu’on peut s’en sortir sans faire des économies, que les Allemands paieront, les réformes ne seront pas comprises par le peuple.
Syriza avait-il une stratégie de négociations ?
Alexis Tsipras savait qu’il ne pourrait pas tenir sa promesse de rester dans l’euro sans accepter un programme. Il lui a donc fallu gagner du temps. Il pensait qu’il bénéficierait de nombreux soutiens dans et en dehors de l’Europe et que personne n’oserait aller jusqu’à une sortie de la Grèce de la zone euro. Il a donc été jusqu’à la limite. Mais ce qui a probablement été le plus important a été qu’il a fallu un certain temps aux citoyens Grecs pour qu’ils admettent que la promesse que leur avait faite Tsipras pour gagner les élections n’était pas tenable.
Lorsque Tsipras annonce, le 26 juin, qu’il convoque un référendum, le 5 juillet suivant, alors que la zone euro est toute proche de conclure un compromis sur le programme grec, quelle est votre réaction ?
Nous étions tous très désorientés. D’autant plus qu’Alexis Tsipras l’a fait juste après un Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement et qu’il n’a pas prévenu ses collègues. C’est de retour chez eux qu’ils ont appris que Tsipras allait faire le contraire de ce qu’il leur avait dit. Tout le monde a trouvé ça, disons, déroutant. Personne n’a compris qu’elle était sa stratégie ou même s’il avait vraiment planifié ce référendum. La suite n’a pas été plus claire : alors que le peuple grec a suivi sa consigne de vote en rejetant à 60 % le programme d’aide, il a décidé de l’appliquer quand même. Et les Grecs ont accepté ce revirement. Ça, moi, je ne le comprends pas, mais je ne suis pas Grec.
Lors de l’Eurogroupe (les ministres des Finances de la zone euro) du 11 juillet, vous avez plaidé pour un « Grexit ».
Je me suis toujours demandé, comme beaucoup d’économistes dans le monde si, pour la Grèce, avec sa situation économique et son administration – comme le dit Jean-Claude Juncker, les Grecs forment un grand peuple, mais la Grèce n’est pas un État –, il ne serait pas préférable de procéder au rétablissement nécessaire de l’économie par le biais d’une dévaluation. Et c’est pourquoi j’ai expliqué qu’il serait peut-être dans l’intérêt de la Grèce elle-même qu’elle abandonne l’euro pendant un certain temps, le temps de se rétablir sur le plan économique et d’améliorer sa compétitivité, avant d’y revenir. Mais, je n’ai jamais plaidé pour que nous éjections la Grèce. Dire le contraire est complètement erroné. J’ai simplement dit que si la Grèce elle-même était d’avis que ce serait la meilleure solution pour elle – et ils étaient effectivement nombreux à le dire en Grèce – alors, nous devrions l’aider et la soutenir. Mais, il fallait bien sûr que ce soit une décision des Grecs. J’ai toujours pensé que si le peuple grec était d’accord pour que son pays remplisse les conditions nécessaires pour rester dans l’euro et pour se rétablir sur le plan économique, il fallait respecter cette décision. En revanche, si les Grecs ne voulaient pas procéder aux réformes nécessaires, il leur fallait faire un autre choix. Finalement, la Grèce a fait son choix et nous avons pris un autre chemin que celui de la sortie temporaire.
On a présenté le compromis du 13 juillet comme un « diktat » allemand ?
Il n’y a pas eu de diktat allemand. Il y a là une méconnaissance totale de ce qui s’est réellement passé. Le fait est que les dix-huit ministres des Finances de la zone euro, si on ne compte pas le ministre grec, étaient tous d’accord pour exiger que la Grèce remplisse les conditions du programme d’aide. C’était indiscutable. Or, la Grèce ne voulait pas les remplir : elle l’a promis à certains moments, mais elle ne l’a pas fait. Et sur le point de savoir si, pour la Grèce, la meilleure solution ne serait pas de sortir de l’euro pour un certain temps – un timeout –, 15 ministres des finances ont partagé cette opinion. Seuls les ministres français, italien et chypriote n’étaient pas sur cette ligne. On ne peut donc pas parler de diktat allemand quand autant de pays sont sur la même ligne. Et, ça, c’est la vérité. Tout le reste, c’est de la propagande, au pire, ou de l’incompréhension, au mieux.
Pensez-vous que la Grèce a une chance de s’en sortir ?
Je crois que oui. Elle va avoir besoin d’un peu de temps, mais elle va finir par admettre qu’au 21e siècle les exigences sont telles que si l’on veut bénéficier d’un haut niveau de vie, d’un modèle social protecteur et de la possibilité de saisir le nombre incroyable d’opportunités que nous offre la mondialisation, il faut remplir plus de conditions que la Grèce ne l’a fait au cours de ces dernières décennies. C’est cette volonté-là qui a poussé les peuples de l’Europe de l’Est à rejoindre l’Union : ils ont voulu bénéficier non seulement de cette promesse de prospérité, mais également de cette promesse de liberté et d’une plus grande justice sociale. D’ailleurs, disposer d’une justice et d’une administration efficace, combatte la corruption et la fraude fiscale, c’est en rapport direct avec les valeurs européennes que sont la démocratie, la liberté, un État de droit et la justice.
Êtes-vous prêt à assumer le rôle du méchant qu’on vous fait jouer au sein de la zone euro ?
Je ne crois pas que l’on me considère comme le grand méchant partout en Europe. Beaucoup de monde, y compris en France, approuve ma démarche. Mais, même si c’était le cas, cela ne me toucherait pas, car je sais qui je suis : je suis un Européen passionné. Dans mon propre parti, on me soupçonnerait plutôt d’être trop Européen et de ne pas défendre suffisamment les intérêts allemands. Mon but est que l’Europe devienne un ensemble qui parvienne à résoudre les problèmes que ni la France, ni le Luxembourg, ni l’Allemagne ne peuvent résoudre seul. Prenez par exemple la question des réfugiés, de la stabilisation du Moyen-Orient, du climat, de l’interpénétration mondiale des marchés financiers : isolés, nous ne pouvons rien, ensemble nous pouvons faire énormément. Mais, pour cela, il faut bien sûr que les citoyens aient confiance dans l’Europe et dans sa capacité à agir. C’est pourquoi il faut que nous ayons des institutions fortes, mais aussi que nous soyons capables de respecter un minimum les accords que nous trouvons. On n’est jamais obligé de le faire à 100 % – je ne suis pas partisan d’une application à 100 % des textes – mais, il faut qu’on arrête de conclure des compromis qu’on ignore dans la minute qui suit. Cette façon d’agir ne permet pas de créer de la confiance auprès des citoyens. Il faut enfin que l’Europe soit forte sur le plan économique : si nous acceptons que la Grèce devienne un modèle économique pour l’Union, alors elle ne sera pas pertinente et ne pourra alors pas assumer ses responsabilités. Je veux une Europe forte et non pas une Europe faible, une Europe qui puisse aussi aider la Grèce, une Europe qui pourra assumer ses responsabilités dans le monde du 21e siècle.
N.B.: entretien publié dans Libération du 20 octobre