Jean-François Gayraud s’est fait connaître par son analyse de la criminalité du capitalisme, avec notamment un remarquable ouvrage sur « Le nouveau capitalisme criminel » (Odile Jacob, 2014). Il poursuit son œuvre en reprenant une approche similaire, celle de l’accord des contraires, mais cette fois-ci dans un contexte très différent : il évoque la convergence voire la fusion entre la criminalité et les luttes politiques, souvent terroristes. Il désigne ce phénomène sous le nom de « Théorie des hybrides » qui justifie le nom de l’ouvrage. (NB : Fiche de lecture publiée dans le numéro de janvier de la RDN)
Celui-ci est articulé en sept chapitres de taille inégalée, augmentés d’un important appareil de notes (plus de 35 pages) et de 3 annexes. Les trois premiers chapitres décrivent le phénomène et tentent de le conceptualiser, quand les quatre derniers, rassemblés sous une partie intitulée « Géopolitique de l’hybridation », visent à appliquer la théorie à une série de cas.
Le propos central du livre consiste à dire que les catégories que nous croyons étanches, celle du criminel et celle du terrorisme, ne le sont en fait plus et qu’il’ y a convergence voire fusion. Un criminel va de plus en plus utiliser des motifs politiques pour camoufler ses méfaits, un terroriste utilisera de plus en plus de pratiques criminelles à la fois par similitude de pratiques (clandestinité, hors la loi) que pour des raisons de financement opaque. Dès lors, notre approche traditionnelle n’est plus valide et explique pourquoi nous échouons à traiter ces phénomènes : nous n’en voyons qu’une partie, abandonnant à d’autres ce que nous croyons leur appartenir et ignorant une vision globale qui seule permettrait de traiter le problème.
De multiples exemples viennent ainsi appuyer la démonstration : que ce soit les zones peu contrôlées (Sahara, Sahel) ou des Etats fragiles ou faillis ou corrompus (piraterie somalienne, Mexique des cartels, trois frontières d’Amérique du sud, Asie centrale, sans même parler des multiples zones désagrégées du Moyen-Orient), partout on observe la même convergence : des criminalités organisées deviennent des problèmes politiques, voulant maîtriser des territoires à l’abri de l’autorité d’Etats défaillants ; ou des groupes soi-disant terroristes sont fondés principalement sur des moyens criminels.
Le propos est convaincant, appuyé de nombreuses références et décrit les caractéristiques du nouvel environnement chaotique. Chacun sait que le monde westphalien n’est plus aussi dominant et que les frontières s’effacent. Mais elles ne s’effacent pas qu’entre territoires, elle s’effacent aussi entre catégories : intérieur et extérieur, défense et sécurité, criminalité et terrorisme, politique et économique, etc. La théorie des hybrides décrit cette hybridation qui est désormais non l’exception, mais le champ commun.
L’ouvrage est convaincant et apporte énormément. On a ainsi apprécié le chapitre 5 sur « le djihadiste en voyou de banlieue » ou encore le chapitre 2 (« L’hybride est l’irrégulier de l’ère du chaos »). Ainsi, au lieu de seulement constater, l’auteur veut théoriser, seul moyen selon lui de trouver les moyens de traiter le monde nouveau.
On a en revanche moins apprécié quelques traitements rapides : ne discuter le concept de « guerre hybride » qu’en une demi-page est pour le moins leste, même si nous sommes par ailleurs nombreux à ne pas avoir été convaincu de la notion lorsqu’elle a été proposée il y a quatre ans : pourtant, elle demeure un concept encore discuté par les spécialistes des relations internationales et de stratégie. De même, n’évoquer le cyberespace qu’en une page et demie est là aussi court, même si les principes y sont. L’auteur semble pressé d’aller à sa conclusion et ne fait que signaler un champ qui ne lui semble pas contradictoire. Enfin, le dernier chapitre sur le Hezbollah semble moins convaincant : en l’espèce, il nous paraît plus s’agir d’un proto-Etat que d’un hybride.
Là est au fond la limite de ce livre stimulant : celui de proposer une théorie générale qui ne laisse pas assez de place à des exceptions. Celles-ci sont-elles encore les buttes témoins de l’ancien monde ou présagent-elles d’autres circonstances ? Autrement dit, l’hybride est-il notre seul horizon ou simplement un horizon dominant ? Il y a là un léger manque de nuances qui affaiblit peut-être la conclusion, même si l’approche est particulièrement utile à la compréhension de l’environnement contemporain.
Jean-François Gayraud, Théorie des hybrides, terrorisme et crime organisé, CNRS éditions, Paris, 2017
O. Kempf
Une nouvelle doctrine "cyber" a été rendue publique aujourd'hui : il s'agit en fait d'une doctrine d'emploi de la Lutte Informatique Offensive, (LIO dans le jargon). Un petit billet pour mieux comprendre l'enjeu.
Qu'y a-t-il de nouveau avec cette doctrine cyber qui a été rendue officielle aujourd'hui. Plus exactement : dont l'existence a été annoncée, même si la doctrine demeure "secrète", dixit le CEMA.
D'abord, cela fait longtemps que la France a admise le principe de la LIO (Lutte informatique offensive). Elle était déjà annoncée brièvement dans le LBDSN de 2008 (même si peu l'avaient remarqué à l'époque) et plus explicitement évoquée dans le LBDSN de 2013.
Le MINDEF (comme on disait à l'époque), JY Le Drian, avait d'ailleurs exposé quelques mois plus tard les principes de mise en œuvre de cette #LIO : riposte et proportionnalité. Pour le reste, on était resté très discret.
Du coup, on ne savait pas trop comment ça se conduisait, qui le conduisait. On en déduisait que c'étaient des services spéciaux (chut, ne pas prononcer le nom, c'est une légende de bureau). Mais finalement assez loin de l'emploi opérationnel des armées.
La nouveauté du jour, annoncée donc par la ministre et le CEMA, c'est l'emploi opérationnel de cette #LIO. Autrement dit, elle n'est pas seulement mise en œuvre par une instance où il y a beaucoup de militaires, mais au profit des armées et de leurs opérations Donc, alors que la #LIO suivait un régime spécial (afférent aux services spéciaux), désormais elle entre dans un cadre plus commun, celui des opérations militaires (mais toujours exceptionnel du droit commun).
De plus, cet appui opérationnel présente une autre particularité qui mérite d'être dûment relevée : le bénéficiaire opérationnel est du niveau stratégique ou tactique (et en fait, comme on le comprend, opératif). Il y a donc une réelle déconcentration de cette #LIO , que ce soit pour des missions de renseignement, de neutralisation ou de déception (action dans la couche sémantique).
On n'en saura pas plus, ce qui est normal. Mais cela traduit une réelle évolution de la doctrine qui n 'est plus seulement la doctrine étatique mais désormais une doctrine opérationnelle, donc militaire, de la #LIO.
O. Kempf