« America first », « Choose France », « Go global », ces slogans utilisés par les dirigeants politiques pour promouvoir l’attractivité économique de leur pays tendent à affirmer une dimension de puissance de plus en plus assumée. Dans un environnement international où la conjoncture est annonciatrice d’une reprise économique. Les États rivalisent dans leur communication et stratégie politique pour en tirer les bénéfices. Cela serait ignorer le risque géopolitique au sein de cette période de reprise de la croissance mondiale et dont les milieux d’affaires semblent avoir pris toute l’ampleur dans cette édition 2018 du Forum de Davos. Pour nous éclairer, le point de vue de Sylvie Matelly, directrice adjointe à l’IRIS.
Au-delà de la dimension communicationnelle « Choose France » d’Emmanuel Macron lors de la réception de 140 représentants de firmes multinationales à Versailles, ce lundi, ou encore la Une d’un numéro de The Economist consacrant la France comme pays de l’année 2017, quelle analyse tirer de ce regain d’intérêt pour la France à l’international ?
La communication du Président de la République est assumée et elle s’adosse à une véritable stratégie politique, voire économique. Il s’agit de faire pour rassurer, et donc attirer les investisseurs étrangers. À l’international, en effet, la France était perçue depuis des années comme le bastion irréductible de l’anticapitalisme, le pays où le mot même « libéralisme » était un tabou et dans lequel des partis politiques ouvertement antilibéraux sur le plan économique pouvaient enregistrer de bons scores aux élections, ce qui rendait impossible les réformes politiques sur le libéralisme. Aujourd’hui, Emmanuel Macron veut signifier aux investisseurs étrangers que tout cela a changé. Il a ajouté un nouvel argument, lors de son discours prononcé à Davos, celui que s’il ne réussit pas à redresser le pays et faire bouger les lignes, donc à attirer au préalable les investisseurs étrangers, la prochaine fois, l’extrême droite ou gauche pourrait gagner les élections.
À l’étranger, en effet, l’élection d’Emmanuel Macron a souvent été perçue comme un renouvellement générationnel et des mentalités et le Président surfe sur cette vague. Par ailleurs, il est vrai que le manque de contestation de sa réforme du marché du travail lui donne des arguments qui vont dans ce sens. Cependant, il sait toutefois que la réalité est plus complexe. Le pays est extrêmement divisé, et il y a urgence à réussir pour ne pas reproduire des scénarios comme le Brexit au Royaume-Uni, ou l’élection de Trump aux États-Unis.
Faire venir des entreprises étrangères en les invitant à investir dans le pays, permet au chef de l’État de monétiser ce gain politique en leur expliquant qu’une véritable transformation peut s’opérer, mais que cela ne pourra se concrétiser sans que les entreprises étrangères y prennent une part active. Mais surtout, que le défi dépasse la seule question économique et/ou nationale. La question qui se pose ensuite est de savoir si ce discours fonctionne. Certes pour partie, et le nombre d’entreprises (mais surtout la qualité de celles-ci) ayant répondu présentes à son invitation à Versailles en est une illustration. Pour autant, et comme souvent pour ce qui le concerne, il bénéficie également d’un bon alignement des planètes. La France donne en ce moment une impression de stabilité et de détermination dans l’action, aussi parce que le Royaume-Uni et l’Allemagne sont affaiblis, et que d’autres pays en Europe et ailleurs sont dominés par des populismes risqués et réactionnaires.
Dans un contexte où l’économie redémarre vraisemblablement plus vite que prévu, si on se fie aux prévisions revues à la hausse les unes après les autres, les hommes d’affaires sont avides d’investissements et de profits. Un pays qui est perçu comme un îlot de stabilité politique et économique devient alors attractif. Cela, Emmanuel Macron l’a très bien compris et il compte en profiter un maximum.
Quant à la réalité de cette embellie ou renouveau, il ne faut pas faire abstraction de la situation économique et commerciale de l’Allemagne. Celle-ci engrange des excédents commerciaux qui sont numéro 2 dans le monde, derrière les excédents chinois. Or, pour l’instant, la France n’arrive pas à réduire une balance fortement déficitaire. Mais il est vrai que les entreprises françaises commencent à mieux se positionner à l’international, à gagner des parts de marché, notamment en Chine où elles talonnent l’Allemagne. Il faut aussi engager des réformes afin de mieux les accompagner dans ce sens pour véritablement convaincre.
Toutefois, il importe de prendre également en compte le fait que cette perception dynamique provient du caractère relatif de l’économie qui se base avant tout sur la confiance. Et cette confiance crée ce que l’on appelle dans le jargon « des anticipations auto-réalisatrices ». Si les hommes d’affaires sont persuadés que la France est en train de changer, il est alors fort probable que la France va changer. Si pour eux la conjoncture est au vert pour investir, et parce qu’ils vont investir et parier là-dessus, il est également probable que la situation économique du pays s’améliore.
Rapatriement massif de capitaux étrangers, menace de taxations élevées sur les importations étrangères, retraits et renégociation d’accords au seul bénéfice des intérêts américains : quel sens donner à la politique néo-mercantiliste de Donald Trump ? Quel peut en être l’impact à l’international ?
La politique économique et commerciale de Donald Trump ne nous surprend guère. Ce qui est édifiant, c’est le temps qu’il a mis pour matérialiser sa doctrine qui était, il ne faut pas l’oublier, au cœur des discours et de sa campagne. Tout le monde était sûr d’une chose : Donald Trump, au moins en parole, souhaitait relocaliser et attirer les entreprises américaines, ainsi que les investisseurs étrangers aux États-Unis.
Dès son élection, la bourse de Wall Street avait pris quelques points et les analystes en avaient conclu que les investisseurs pariaient réellement sur un retour d’une croissance « Made in USA », ainsi qu’un retour des capitaux aux États-Unis.
L’objectif de Donald Trump est de remettre au travail toute une frange de la population américaine, vivant loin des grandes villes côtières, dans des régions sinistrées et enclavées. C’est une main-d’œuvre peu qualifiée et oubliée depuis des décennies qui vit très mal la réussite d’une partie de l’immigration. Pourtant, sans investissement dans les infrastructures ou la formation, il est peu probable que cela fonctionne. Les entreprises qui réinvestiront aux États-Unis ne le feront probablement pas dans ces régions, et il est utile de rappeler que le retour de certaines productions dans le pays ne date pas de l’élection de Trump. Cela créera probablement encore plus de colère et de frustrations.
Le risque porte également sur les restrictions à l’immigration, car rien ne nous dit que les Américains, aussi peu qualifiés soient-ils, veuillent prendre les emplois de ces immigrés qu’on renverrait dans leurs pays. L’expérience a d’ailleurs coupé court dans certains États fédérés où des lois restreignant la possibilité de travailler pour les immigrés ont tourné court.
À l’international, il est en revanche plus compliqué d’élaborer des prévisions sur l’impact de cette politique. Dans le cas d’une relocalisation massive, il pourrait en effet y avoir des conséquences. On est malgré tout dans un contexte qui paraît perméable à cette hypothèse pour au moins deux raisons. Tout d’abord, la croissance économique est de retour, les entreprises voient émerger de nouveaux marchés de par le monde. C’est le cas, par exemple, de la Chine où le marché intérieur est loin d’être comblé par les acteurs privés nationaux.
Cette politique est aussi profondément mercantiliste avec les risques qu’elle peut présenter si elle est menée à son terme de conduire à une guerre des monnaies ou une guerre commerciale entre les États-Unis et ses principaux partenaires économiques, Chine et Europe en tête.
À cela s’ajoute un clivage qui est en train de se creuser entre l’Ancien monde au sein duquel on pourrait ranger les États-Unis et le Royaume-Uni dans une moindre mesure, et d’un autre côté avec à sa tête la Chine, l’Inde, le Canada – comme on a pu l’observer au Forum de Davos – qui seraient les défenseurs d’un monde ouvert. Les Européens ont d’ailleurs un intérêt majeur à se rallier au dernier groupe. La politique économique et commerciale des États-Unis risque avant tout de coûter très cher aux citoyens et contribuables américains.
« Construire un avenir commun dans un monde fracturé ». Quels étaient les principaux enjeux de cette édition du Forum de Davos qui tend à donner une prépondérance à l’environnement géopolitique sur la conjoncture économique ? Quel sens donner à la participation des États-Unis après 18 années d’absence, et qui plus est, dans un contexte de divergences sur la gouvernance économique et financière internationale ?
Il y a deux aspects à distinguer dans cette édition du Forum de Davos et tout d’abord le titre. Depuis 2008, on sent qu’il y a une certaine gêne des grandes entreprises, ces « happy few » de la mondialisation, et que quelque part, il faudrait afficher son inquiétude dans un monde qui ne tournerait pas rond. Simplement, au-delà des effets d’annonce, 10 ans plus tard, l’on se rend compte que les choses n’ont pas beaucoup changé, voire que la situation s’est aggravée. Si on voulait caricaturer la situation, on pourrait dire que les riches sont toujours plus riches et paient toujours moins d’impôts, alors même que tout cela est régulièrement dénoncé à Davos. Encore cette année, le Président chinois ou le chef du gouvernement canadien ont milité pour une croissance plus ouverte, mais aussi « solidaire » …
Une différence peut-être cette année, les sévères critiques tous azimuts, auxquelles sont confrontées les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon qui constituent quatre entreprises les plus puissantes du monde de l’internet), et autres entreprises du numérique présentes à Davos. Est-ce le signe d’une évolution des mentalités ? On a envie d’y croire, car au-delà de la rhétorique, l’indignation prend de l’ampleur y compris aux États-Unis.
En revanche, et c’est un facteur majeur, dans un monde où la croissance économique est de retour, les plus grandes menaces qui peuvent peser sur cette conjoncture favorable sont d’ordre géopolitique. Durant des décennies, les économistes ont raisonné en usant de la locution « toutes choses étant égales par ailleurs ». Ces raisonnements étaient fondés sur des anticipations rationnelles, mais hors de toute contextualisation de l’environnement international. Cela n’est plus possible aujourd’hui. C’est initialement le marché des matières premières qui a fait comprendre que, derrière la théorie économique, il y avait des enjeux stratégiques non négligeables. Les entreprises sont d’ailleurs de plus en plus menacées par les risques géopolitiques, comme l’illustrent les affaires Lafarge ou encore Alstom.
Concernant la venue de Donald Trump, ce vendredi, pour la clôture du Forum, on peut émettre l’hypothèse qu’il a très peu apprécié le discours du président chinois Xi Jin Ping lors de la dernière édition l’an passé. Ce dernier s’était en effet présenté comme le chantre du libéralisme donnant à l’audience « une leçon de mondialisation » ce qui est bien évidemment cynique de la part de sa part. Ce discours voulant faire des États-Unis une nation du repli sur soi était déjà à l’œuvre à la dernière conférence annuelle de l’OMC à Buenos Aires au mois de décembre. Le représentant au commerce des États-Unis, qui est un proche de l’actuel président, avait rendu la pareille aux Chinois en expliquant que les États-Unis n’étaient pas un pays fermé, mais libre-échangiste, mais que lorsqu’on leur imposait des barrières ils appliquaient le principe de réciprocité. L’objectif est ainsi avant tout de ne pas laisser le devant de la scène occupé par les Chinois. À ce titre sa venue au discours de fermeture est tout sauf anodine de sa part : il souhaite avoir le dernier mot. Il souhaite peut-être également rassurer les milieux d’affaires, ou au contraire, leur mettre la pression et les menacer de sanctions si ces derniers ne suivaient pas ses traces. Donald Trump est aussi un businessman, probablement un habitué de ce forum lui et ses équipes. Il se rendra à Davos pour discuter et échanger avec des personnes qu’il connaît et qu’il a sans doute côtoyées quand il était aux affaires. Sur les dossiers économiques et commerciaux majeurs, la visibilité est très faible. Comme mentionné plus haut, sa présence se justifie avant tout pour ne pas laisser les applaudissements aux Chinois.
Alors que l’ex-Président du Brésil, Luiz Inácio Lula da Silva avait été condamné à 9 ans et demi de prison au mois de juillet dernier, le procès en appel qui s’est tenu ce mercredi a finalement débouché sur un alourdissement de la condamnation initiale, soit 12 ans de prison dans le cadre d’une affaire de corruption avec la société de BTP OAS. Derrière cette décision de justice appuyée par le controversé juge Sergio Moro se dessine des enjeux politiques qu’il importe de souligner alors que les prochaines élections présidentielles doivent se tenir au mois d’octobre. Pour nous éclairer le point de vue de Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’IRIS.
Quels étaient les enjeux de la tenue du procès de l’ex-président Lula ? Quelle est la réalité des allégations des soutiens de Lula ainsi que d’une lettre émanant d’une dizaine de parlementaires américains dénonçant la tournure politique de cette affaire judiciaire ?
Il est important d’examiner au-delà du verdict – proclamé en juillet 2018 pour une affaire de corruption avec la société de BTP OAS – les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’instruction de ce procès, ainsi que le contexte politique dans lequel il s’inscrivait. L’ex-président du Brésil Luiz Inácio Lula da Silva, avait fait l’objet d’écoutes téléphoniques, notamment dans des conversations avec l’ex-présidente Dilma Roussef. Or, comme dans tous les pays du monde, procéder à des écoutes téléphoniques du Chef de l’État en exercice, exige le respect d’un certain nombre de règles de droit, ce qui n’a pas été le cas. Inacio Lula a été conduit manu militari, à 6h du matin, de son domicile à un commissariat d’aéroport pour sa première audition sur cette affaire, sans avoir reçu au préalable une convocation par courrier recommandé comme cela est de droit dans tous les systèmes judiciaires du monde. La presse en revanche était présente et avait donc été informée.
La condamnation, repose sur la présomption, non pas d’innocence qui doit jouer en faveur de toute personne qui passe devant un tribunal, mais sur une présomption de culpabilité. Le juge a ainsi joué aussi une fonction de procureur. Il a fondé sa condamnation sur une conviction personnelle sans avoir présenté la preuve formelle que l’ex-président Lula serait propriétaire d’un appartement cédé par la société de BTP OAS. Cette conviction repose sur le témoignage d’un ancien cadre de cette société de BTP qui a pu ainsi bénéficier d’une remise de peine. Le juge Sergio Moro, comme ses trois collègues de Porto Alegre ont considéré que ce témoignage avait en lui-même valeur de preuve.
Un procès en appel, suppose une instruction exigeante de la part des juges instructeurs. L’appel présenté par les avocats de l’ex-président brésilien a été déposé devant le Tribunal fédéral régional de Porto Alegre après la condamnation en première instance, en juillet 2018. Ce tribunal a été fermé de Noël 2017 au 22 janvier 2018. Les procédures déposées devant ce tribunal prennent un délai assez long, parfois plusieurs années, selon un magistrat consulté. Or, dans cette affaire, en dépit de la longue pause de fin d’année, le dossier a bénéficié d’un traitement accéléré exceptionnel. Qui plus est il a été l’un des premiers examinés le 24 janvier, 2018 soit deux jours après la réouverture du tribunal.
Un autre élément jette le doute sur le traitement de l’affaire. Il renvoie aux raisons profondes de la destitution de l’ex-présidente Dilma Roussef, victime d’un détournement constitutionnel dans l’optique d’un changement de politique économique et sociale. L’annonce de la condamnation du Président Lula a été saluée par la bourse de Saint Paul qui a gagné 3 points. Le Réal, monnaie brésilienne, a également remonté face au dollar. La confirmation de la sentence condamnant l’ex-président a été saluée par les milieux d’affaire inquiets de son possible retour au pouvoir. En tête des sondages il avait en effet de grandes chances de l’emporter et de remettre au centre de l’action du gouvernement des politiques sociales actives, et une politique commerciale sélective protégeant les intérêts vitaux du pays.
Le Brésil est à l’heure actuelle en situation de fragilité et de crise. Le brutal coup de frein apporté depuis la destitution de Dilma Rousseff aux dépenses sociales, et aux investissements de l’Etat ont provoqué un retour au Brésil des grandes inégalités. La grande pauvreté, la mal nutrition ont réapparu. La délinquance a explosé. Retrouver la voie de la démocratie inclusive, de nouveaux impôts un effort solidaire des catégories supérieures, ainsi que la reprise d’une politique de développement national. Or, le gouvernement actuel s’inscrit dans une démarche socialement égoïste et d’ouverture aux capitaux étrangers. La société Embraer, troisième avionneur mondial, va ainsi intégrer le groupe Boeing, les champs pétroliers de Pétrobras, dont les rentrées financières étaient initialement affectées à la politique sociale et d’éducation du pays et de l’Etat de Rio ont été ouverts aux transnationales du pétrole.
Ces enjeux, en toile de fond de la sentence, permettent de questionner la véritable indépendance de la justice brésilienne. Et ce, d’autant plus que les juges ont un niveau et un style de vie qui les rapprochent plutôt des élites économiques que du Brésilien moyen. Le quotidien Globo de Rio a publié le 17 décembre dernier un papier sur le salaire des juges : alors que le salaire moyen de la profession est plafonné à 33000 Reais, soit 11000 euros, 71% des juges gagneraient entre 33000 et 68000 Réais Cette distorsion dans le niveau de vie et donc la perception des réalités économiques et sociales font dire à beaucoup que la justice brésilienne est mieux à même de comprendre les arguments des élites économiques que ceux du Brésilien moyen.
Ces événements ont révélé une corruption systémique à toute une génération d’élus et de représentants de l’État, tous partis confondus. Assiste-t-on à la faillite structurelle de la démocratie brésilienne ?
L’actuel système politique brésilien est issu de la Constitution de 1988 qui a fragmenté la représentation politique. La corruption est inhérente au fonctionnement des institutions du pays. Les grands partis présidentiels que sont le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) ou le Parti des travailleurs (PT) successivement au pouvoir n’ont jamais eu plus de 90 députés sur 517. Ils sont contraints à fabriquer des alliances pour constituer des majorités avec des caciques locaux demandant en échange de leur soutien des compensations.
Ce système s’est perpétué. Vouloir le réformer signifierait une modification de la loi électorale et donc de la Constitution. Or, les députés brésiliens sont majoritairement issus de baronnies locales. Ils ne vont certainement pas se tirer une balle dans le pied et se suicider politiquement et financièrement en introduisant plus de transparence et d’efficacité démocratique dans la Constitution.
Dans un contexte politique en tension, la corruption est par ailleurs un outil permettant de fonder éthiquement un changement de politique. Au-delà des affaires de ces dernières années, ces pratiques ont largement été utilisées au Brésil dans le passé. Ce fut le cas en 1954 contre le Président Getúlio Vargas qui avait pris des mesures en faveur des catégories les plus défavorisées et qui finalement avait été contraint au suicide sous la pression d’accusations de corruption.
En 1964, le Président João Goulart avait également lancé des politiques audacieuses en matière sociale. Les militaires en prenant le pouvoir, l’ont écarté et avec lui ses ambitions égalitaires. On assiste actuellement de la part des groupes économiques dominant, appuyés par le principal média brésilien Globo à l’association corruption /politique pour écarter Lula et le PT du pouvoir et dénoncer toute initiative contestant la politique économique et sociale du gouvernement Temer.
Quel est l’impact de ces événements sur la campagne pour les prochaines élections présidentielles d’octobre ? Qu’adviendra-t-il si Lula est condamné ?
Si l’ex-président Lula est écarté des élections d’octobre 2018, le sens de la présidentielle sera faussé. La gauche n’aura pas le temps de trouver un candidat crédible. La droite traditionnelle, qui s’active pour empêcher la présence d’une option de gauche, paradoxalement n’a pas davantage de candidat crédible. Qui plus est, beaucoup de ses responsables font l’objet d’accusations de corruption. A la différence du PT, le statut de leurs collègues sénateurs et députés les protègent de toute poursuite effective. L’actuel Président Michel Temer, Aecio Neves, ancien président du PSDB, candidat aux élections présidentielles de 2014, l’ancien gouverneur et candidat actuel du PSDB aux présidentielles, Geraldo Alckmin, ex-gouverneur PSDB de l’Etat de Sao Paulo, ne seront pas jugés pour l’instant.
On assiste aujourd’hui à un retrait du Brésilien lambda de la vie politique. Sous l’effet des campagnes de dénigrement des partis et des élus de la part de la grande presse. Mais aussi en raison des difficultés croissante de la vie quotidienne. Ce décrochage civique pourrait favoriser un candidat sans parti, apolitique, ancien militaire soutenu par les églises évangélistes, Jair Bolsonaro. Il a des positions fermes contre la législation sur l’avortement, contre le mariage des personnes de même sexe. Il privilégie pour régler les problèmes du Brésil la voie sécuritaire. Ce candidat est pour l’instant second dans les sondages derrière l’ex-Président Lula avec 20% des intentions de vote. Face au vide qui pourrait se produire à droite et à gauche, il pourrait apparaître de manière inattendue comme le candidat susceptible d’être élu aux prochaines élections présidentielles.
Journaliste et historien, spécialiste des relations internationales et notamment du Proche-Orient, Dominique Vidal est collaborateur du Monde diplomatique. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron », aux éditions Libertalia.
Pourquoi écrivez-vous que l’antisionisme est une opinion et l’antisémitisme un délit ?
L’antisémitisme est une forme de racisme spécifique, qui, en l’occurrence, vise les Juifs. Et, comme toutes les autres formes de racisme, il tombe sous le coup de plusieurs lois françaises : la loi sur la presse de 1881 qui punit divers agissements racistes, celle de 1972 sur la lutte contre tous les racismes, mais aussi la loi Gayssot de 1990 qui réprime la négation des crimes contre l’Humanité – et bien sûr le Code pénal.
L’antisionisme critique l’idéologie sioniste selon laquelle les Juifs, inassimilables dans les pays où ils vivent, devraient être rassemblés dans un État qui leur soit propre. Il s’agit donc d’une opinion, qu’on peut approuver ou rejeter, mais qui ne saurait constituer un délit. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme en effet : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » Et l’article 11 ajoute : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » Quant à la Constitution de la Ve République, son article premier assure que la France « respecte toutes les croyances ». La France étant membre de l’Union européenne, elle reconnaît en outre la suprématie de la Convention européenne des droits de l’homme qui, pour sa part, stipule dans son article 9 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. »
D’ailleurs, imagine-t-on les communistes demander l’interdiction de l’anticommunisme, les gaullistes celle de l’antigaullisme, les néolibéraux celle de l’altermondialisme ? Quand le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Francis Kalifat, exige une loi contre l’antisionisme, sa démarche est liberticide. Elle relève même d’une pensée totalitaire.
Il va de soi, cela dit, que ceux qui professent des opinions antisionistes doivent, comme tous les citoyens, combattre avec une vigilance de tous les instants toute forme d’antisémitisme comme de racisme. Il n’est pas acceptable que leurs convictions servent de prétexte à quelque dérapage que ce soit.
Quel est l’intérêt d’entretenir la confusion entre antisionisme et antisémitisme ?
La manœuvre est cousue de fil blanc : en confondant antisionisme et antisémitisme, Israël et ses inconditionnels français entendent interdire toute critique de la politique de Tel-Aviv. Certes, le chantage à l’antisémitisme ne constitue pas un phénomène nouveau : de nombreux chercheurs et journalistes en ont été victimes au début des années 2000. Pressions, intimidations et diffamations tentaient de les faire taire. Les traîner devant les tribunaux était même devenu une sorte de sport pour les sionistes les plus extrémistes. Aucun de ces procès n’a toutefois abouti. Mais tout cela a en revanche réussi à intimider certains médias – et à faire évoluer certains hommes politiques…
La criminalisation de la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanctions ou une réponse parlementaire favorable à la demande du CRIF d’une loi interdisant l’antisionisme, marquerait une nouvelle et dangereuse étape. Rien là d’un hasard : jamais Israël n’a été aussi isolé sur la scène internationale. L’État de Palestine a été accueilli à l’UNESCO, à l’ONU et à la Cour pénale internationale. La provocation de Donald Trump sur Jérusalem a été rejetée par tous les autres membres du Conseil de sécurité et condamnée par l’Assemblée générale – par 128 voix contre 9.
Or cet isolement ne peut que s’accentuer. La droite et l’extrême droite israélienne envisagent en effet de passer de la colonisation à l’annexion, enterrant ainsi la solution des deux États au profit d’un seul État où les Palestiniens ne jouiraient d’aucun droit politique – c’est-à-dire une forme d’apartheid. Voilà la politique dont nos censeurs voudraient empêcher la critique.
Devient-il de plus en plus difficile de débattre sereinement de ce sujet ?
C’est en tout cas ce dont rêvent les propagandistes du gouvernement israélien. Mais je ne crois pas que cette opération leur portera bonheur. Je vois mal le Conseil constitutionnel valider une loi créant un délit d’opinion. J’imagine mal le ministère de la Justice et, à sa demande, les Parquets poursuivre des chercheurs et des journalistes ayant critiqué la colonisation des territoires occupés, a fortiori leur annexion. Bref, je ne pense pas que la France puisse réprimer les défenseurs du droit international.
Certes, le président de la République a déclaré, à la fin de son discours, lors de la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv en présence de Benyamin Netanyahou : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. » C’est d’ailleurs à cette affirmation malheureuse que mon livre répond. J’ai voulu éclairer le public sur une question confuse, mettre de l’ordre dans les concepts utilisés, faire les rappels historiques nécessaires ainsi qu’éclairer les coulisses de la manœuvre. Mais j’espère aussi contribuer à ce qu’une erreur verbale ne se transforme pas en forfaiture.
De quelques centaines de milliers à plusieurs millions de morts. Le bilan humain estimé suite à l’explosion d’un engin nucléaire à Tokyo varie en fonction de sa puissance. Après les nombreux tirs balistiques de ces derniers mois et l’essai nucléaire de septembre dernier, les spécialistes ne doutent plus des progrès significatifs des programmes militaires de la Corée du Nord, désormais considérée par certains comme une puissance nucléaire. Si les États-Unis et la Corée du Sud sont menacés, le Japon l’est aussi. Il n’est pas non plus à l’abri d’un dérapage et se prépare à y faire face. Tant bien que mal.
La défense de l’Archipel repose d’abord sur sa capacité à abattre les missiles avant qu’ils n’atteignent son sol. Les systèmes actuels, en développement depuis 2004, semblent toutefois insuffisants. En mer, les quatre destroyers Aegis sont censés permettre une interception au niveau supérieur, hors de l’atmosphère terrestre, lorsque les engins à neutraliser se situent près de leur apogée. Toujours est-il que le nombre de missiles antibalistiques est limité et que le navire dans la zone de survol devrait se situer juste sous la trajectoire pour effectuer un tir de meilleure précision. Sur terre, pour abattre des engins au niveau inférieur, c’est-à-dire en fin de phase de descente, les unités PAC-3, réparties en dix-sept endroits, sont dotées d’un nombre limité de missiles et leur portée n’est que de 20 km. La majeure partie du territoire japonais se trouve ainsi vulnérable. Le taux de succès des deux systèmes lors des exercices passés est en outre inférieur à 90 %, le second étant légèrement moins fiable que le premier.
Le Japon entend certes augmenter ses capacités antimissiles. Il devrait doubler le nombre de destroyers Aegis d’ici 2021 et les doter de missiles antibalistiques plus performants. Le renforcement de son système de défense terrestre est également en cours. Il s’agit d’une part de remplacer les PAC-3 par des PAC-3 SME, et d’autre part de mettre en place un troisième système, appelé Aegis Ashore, la version terrestre d’Aegis – le ministère de la Défense comptant en particulier sur la coopération des États-Unis pour son déploiement rapide. Outre des questions de coûts, qui pourraient atteindre plusieurs centaines de milliards de yens, la défense rencontrera toujours des limites techniques : la portée des PAC-3 SME ne sera ainsi allongée que d’une dizaine de kilomètres. Pour l’heure, si le système de défense japonais est en voie d’amélioration, les programmes balistique et nucléaire nord-coréens semblent avancer bien plus vite.
Face à ces barrières, d’autres mesures, de protection cette fois, consistent à alerter la population de l’arrivée de missiles et à l’inciter à se mettre à l’abri. Or la performance du système n’est pas optimale et demanderait à être améliorée, compte tenu de dysfonctionnements et d’une préparation non satisfaisante, à la fois des autorités et des habitants.
Dès qu’un tir est détecté, après estimation de la trajectoire, le gouvernement envoie un message d’alerte aux collectivités qui pourraient être survolées ou touchées, celles-ci diffusant l’information aux habitants, principalement via un réseau de haut-parleurs. Mais 2 % des collectivités locales du pays (une trentaine) ne disposent toujours pas aujourd’hui de moyens de transmission. En plus, lors des situations réelles et des exercices récents, des problèmes techniques n’ont pas permis de prévenir la population dans certaines localités.
Pour adopter les bons gestes rapidement, en moins de trois ou quatre minutes, des entraînements sont également indispensables. Pourtant, le premier exercice d’évacuation en cas d’alerte aux missiles, lancé sous l’impulsion du gouvernement, n’a eu lieu qu’en mars 2017. À la fin de l’été, au moment où le Japon a été survolé par un missile à deux reprises, seules quelques dizaines de municipalités en avaient organisé.
Nombre des citoyens ciblés ne savaient pas comment réagir à l’information de protection les appelant, lors du tir du 29 août, à évacuer « dans un bâtiment solide ou dans un souterrain ». Ce manque de réactivité, facile à comprendre, est également observé en cas d’alerte précoce déclenchée quelques secondes avant l’arrivée de secousses sismiques destructrices. Il est par ailleurs nécessaire d’ajouter que seuls quelques milliers de personnes ont accès à un abri antiatomique dans le pays – situation qui ne s’améliorera pas, quoiqu’en ont dit nombre de médias, notamment occidentaux, relayant un « boom » des installations de ce type, alors qu’il n’en est rien réellement. Le gouvernement a toutefois retenu la leçon, puisque le message diffusé après le tir du 15 septembre a été modifié, l’adjectif « solide » ayant disparu. Cet effort de clarté de la part de l’État et des collectivités locales devra être poursuivi. Expliquer par exemple qu’il est recommandé de se réfugier dans les toilettes ou une salle de bain, pièces dont les fenêtres sont beaucoup plus petites, voire absentes, serait un message plus concret et compréhensible par le grand public.
Mais ne nous y trompons pas. Le taux de mise à l’abri des Japonais en cas de danger d’inondation ou de mouvements de terrain, c’est-à-dire des risques qui ne datent pas d’hier, est déjà si faible qu’il paraît malheureusement vain d’espérer une réaction massive de la population face à une menace invisible, moins ancienne et qui ne s’est pas encore concrétisée. Si beaucoup imaginent déjà qu’un séisme majeur ne les touchera jamais, alors que tout l’Archipel peut être frappé à n’importe quel moment par des secousses très violentes, on peut imaginer qu’ils peuvent être aussi nombreux à penser qu’il est impossible que des missiles s’abattent sur le pays ou que celui-ci est suffisamment protégé par les puissants États-Unis.
Les mesures de défense et de protection sont donc sans doute trop faibles aujourd’hui, surtout en cas de tir simultané de quelques dizaines de missiles en direction du Japon. Si ce scénario catastrophe est peu probable aujourd’hui, il ne peut être exclu et doit inciter le Japon à s’y préparer plus sérieusement. En attendant, car les progrès ne se verront pas du jour au lendemain, une des solutions serait pour le Premier ministre Shinzo Abe de s’appuyer sur ses liens avec son allié et ami Donald Trump pour l’encourager à privilégier la voie diplomatique avec Kim Jung-Un, parallèlement aux sanctions économiques. Sans quoi l’option militaire pourrait prendre le dessus, pour le plus grand malheur de tous.
La décision de Donald Trump de participer au forum économique mondial de Davos a surpris, tant sa personnalité pour le moins controversée tranche avec l’image feutrée de cette rencontre des dirigeants politiques et économiques mondiaux dans les Alpes suisses. Alors que ce forum est conçu comme l’occasion de penser l’avenir de l’économie mondiale dans une perspective volontiers prospective, pour ne pas dire futuriste, les failles qui caractérisent le modèle de mondialisation actuel s’y invitent désormais.
Le titre donné à cette nouvelle édition de Davos n’évoque pas de simples divisions ou divergences mais, de manière plus frappante, les « fractures ». Si ce thème a été mobilisé rhétoriquement en France de façon poussée depuis la campagne de Jacques Chirac en 1995 sur la « fracture sociale », il dénote davantage dans un cadre censé donner lieu à un optimisme économique à toute épreuve.
La forme que prend le débat économique mondial depuis l’élection de Donald Trump et le vote du Brexit a quelque chose de déconcertant. On avait vu naître dès 2008, parfois entre les lignes, une remise en cause profonde des crédos économiques qui avaient guidé la libéralisation des marchés financiers et, surtout, la croyance dans le caractère organisateur des flux de capitaux mondiaux sur les plateformes de négoces de titres financiers.
C’est là où cette croyance s’est développée sous une forme absolue, dans les grands centres financiers mondiaux, en particulier anglophones, que la remise en cause semblait avoir été la plus immédiate et la plus profonde.
La présidence de Barack Obama a marqué un véritable début de remise en cause de la pensée économique des quarante dernières années, au cœur même du système où cette pensée était née. La fin de son mandat avait certes vu croître des polémiques légitimes sur les accords de libre-échange qu’il souhaitait développer, qu’il s’agisse de l’accord transatlantique ou de l’accord transpacifique.
S’il a vraisemblablement dû, par la mise en avant de ces accords, donner des gages aux partisans de la doctrine commerciale héritée des années 1990, sa réactivité dans la gestion des conséquences diverses, et notamment sociales, de la crise financière a indiqué une prise de conscience substantielle des failles du système économique.
STAGNATION DU DÉBAT ÉCONOMIQUE FACE À DONALD TRUMP
L’élection de Donald Trump, qui s’est emparé du thème de la guerre commerciale et de la relance budgétaire, semble avoir produit un électrochoc remettant en cause les efforts intellectuels certes insuffisants mais relativement fructueux qui avaient été réalisés, dans l’environnement post-2008, par rapport à la période de la « mondialisation heureuse ».
Il est désormais de rigueur, pour critiquer Donald Trump, de proclamer sa croyance dans les dogmes économiques qui paraissaient pourtant s’être effondrés en 2008 ou, dans tous les cas, faire l’objet d’un véritable bémol. Leur remise en cause par l’actuel président américain semble redonner du crédit à ces idées. On assiste dans ce contexte à une forme de désintellectualisation du débat économique entre, d’un côté, un président dont on ne compte plus les outrances et, de l’autre, et une myriade d’experts qui semblent tout droit sortis des années 1990 et des écoles qui professaient cette « mondialisation heureuse ».
Ce face-à-face est non seulement stérile, mais il ne permet pas, par ailleurs, de masquer la prise de conscience plus profonde des déséquilibres que connaissent nos systèmes économiques. Le thème des inégalités a donné un support, depuis quelques années, à une certaine forme de compréhension du problème, mais il n’est pas parvenu, du fait de son biais fiscaliste notamment, à enclencher une réflexion de fond sur les déterminants du développement économique pour les économies avancées. Une approche de type comptable a eu tendance à prédominer au détriment de la réflexion sur les modalités productives et ses implications en termes de revenu, notamment pour les populations.
RÉVOLUTION TECHNOLOGIQUE ET FRACTURES SOCIALES
Derrière l’idée d’une vague populiste qui balaie le monde, il reste difficile d’identifier une ligne cohérente et encore moins unique parmi les divers acteurs de ce bouleversement. Au sein même du camp du Brexit au Royaume-Uni s’opposent, d’une part, un camp libéral qui souhaite aller plus loin que le cadre européen dans un libre-échange à échelle mondiale et, de l’autre, un courant qui relève davantage du conservatisme social.
La représentation abstraite d’un front uni du populisme mondial a enclenché une riposte quelque peu superficielle, sous la forme d’une défense tous azimuts des préceptes économiques qui étaient pourtant remis en cause depuis la crise financière. Au-delà de la surenchère dogmatique, on sent pourtant la fébrilité d’une élite mondiale légitimement en proie au doute.
La situation française a ceci de particulier que la conversion à la croyance dans le caractère organisateur des marchés s’est déployée plus tardivement, sous une forme particulière, réinterprétée par les cercles étatiques. On peut ainsi voir avec un certain étonnement la France devenir une sorte de première de la classe aux yeux d’un certain nombre d’éditorialistes mondiaux en quête permanente de pays et de dirigeants à ériger en exemple.
Alors que Davos était plutôt le lieu d’une profession de foi inébranlable dans un progrès porté par les marchés, le thème des fractures révèle la conscience et l’inquiétude profonde d’une élite qui ne sait pas nécessairement quel modèle suivre, au-delà d’incantations optimistes.
D’un côté, la technologie est érigée en réponse à tous les maux économiques et, de l’autre, on l’accuse d’être le principal facteur de chômage de masse. Alors que l’exemple des pays qui ont le plus développé l’automatisation ces dernières années semble invalider l’association entre relégation sociale et technologie, la révolution industrielle en cours peut justement offrir les moyens de repenser la question sociale au travers de la localisation productive. Les gains considérables de compétitivité que la technologie rend possibles peuvent rétablir le lien, brisé depuis quatre décennies, entre conception, production et consommation.
La technologie n’est que ce que l’on en fait. Alors que la mécanisation était vue, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, à la fois comme une menace et potentiellement comme un extraordinaire moyen d’émancipation des masses, la période actuelle est marquée par la sombre prédiction d’un progressif remplacement de l’homme qui en deviendrait superflu et serait condamné à être exclu du système économique.
Derrière l’optimisme scandé sur les réseaux sociaux et face à récupération des thématiques libérales par les cercles étatiques, il est intéressant qu’un forum tel que celui de Davos reconnaisse le péril social qui pèse sur le modèle de mondialisation actuel et offre la possibilité d’un échange entre des tendances politiques différentes et antagonistes, aussi difficile et chaotique soit-il.
Avec le lancement de l’opération « Rameau d’olivier » dite « de sécurisation », le président turc Recep Tayyip Erdogan a mis à exécution les menaces qu’il réitérait depuis de nombreux mois. La montée en puissance d’une entité kurde à la frontière turco-syrienne à la faveur des victoires militaires contre Daech constituait pour la Turquie un casus belli. Marginalisées diplomatiquement dans la région, les puissances occidentales n’ont pu enrayer cette marche à la guerre alors même que les milices kurdes de Syrie ont constitué leur fer de lance militaire dans la région. Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS
Recep Tayyip Erdogan a mis sa menace à exécution avec le lancement d’une offensive à la frontière turco-syrienne. Comment comprendre l’intervention turque ? Celle-ci ne vient-elle pas rajouter du chaos dans une situation déjà passablement complexe ?
Depuis maintenant de nombreux mois, les autorités turques affirment leur forte préoccupation quant aux avancées des Forces démocratiques syriennes (FDS). Celles-ci sont structurées par les milices liées au Parti de l’Union démocratique (PYD), dont les Unités de protection du peuple (YPG) constituent la branche armée. La cause des multiples avertissements turcs réside dans le fait qu’Ankara considère que le PYD et les YPG sont la franchise syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Le PKK est en guerre contre l’État turc depuis 1984, conflit dont on peut évaluer qu’il a fait près de 50 000 victimes au total. Cette organisation est qualifiée de terroriste par Ankara ainsi que par la plupart des puissances occidentales, dont l’Union européenne, la France et les États-Unis. Pour les autorités turques, les zones passées sous le contrôle du PYD, dans le nord de la Syrie, constituent « une entité terroriste » située à leur frontière. Il y a donc la perception d’une menace existentielle par le fait même de l’existence de cette entité de facto autonome au nord de la Syrie. À cela s’ajoute, facteur aggravant pour la Turquie, le fait que ces milices ont été entraînées et approvisionnées en armes et en argent par les États-Unis.
Cependant, les événements se sont accélérés, il y a de cela une dizaine de jours, lorsque Washington a publiquement déclaré sa décision de créer une « armée », une force de sécurisation, composée d’environ 30 000 hommes qui serait dans le nord de la Syrie sur une partie des 920 kilomètres de la frontière turco-syrienne. Or, cette force serait structurée autour des Forces démocratiques syriennes et donc du PYD. Depuis l’annonce de cette décision, on assiste à une escalade progressive des tensions, avec en point d’orgue, la mise en œuvre de l’opération « Rameau d’olivier » le 20 janvier.
Dans cette offensive, la marge de négociations avec R. T. Erdogan est extrêmement faible, car la Turquie considère, à tort ou à raison, que cette « entité terroriste » constitue un problème existentiel. Elle craint que la cristallisation de cette « entité terroriste » puisse influer sur les aspirations des Kurdes de Turquie liées au PKK. La marge de manœuvre des réponses de Washington et Moscou est limitée, car ni les Russes ni les Américains, qui avaient été prévenus par le gouvernement turc du déclenchement de l’opération, n’ont été en situation de l’empêcher.
La situation est donc très préoccupante. Alors que la situation en Syrie – sans ignorer bien sûr les combats actuels dans la région d’Idlib, ou les faubourgs de Damas de la Ghouta orientale – tendait à voir décroître les opérations militaires, la dynamique engendrée par l’offensive turque est source d’une potentielle résurgence du chaos dans le nord du pays.
Comment expliquer la faiblesse des réactions de la part des États-Unis, de la France et de la Russie ? Que retenir de la réunion du Conseil de sécurité de l’ONU de ce début de semaine ?
Cette faiblesse s’explique avant tout par la détermination sans failles des autorités turques à mener à bien cette opération. James Mattis, le ministre américain de la Défense, a d’ailleurs publiquement reconnu avoir été mis au courant de la décision turque, mais les États-Unis se trouvent actuellement, pour de multiples raisons, dans une situation de tensions extrêmes avec Ankara et ne sont donc guère en situation de pouvoir peser sur cette dernière.
Moscou, a contrario, entretient des relations normalisées avec Erdogan depuis maintenant un an et demi. Les deux pays coopérèrent étroitement pour tenter de mettre en œuvre une solution politique au conflit syrien, notamment à travers les rencontres d’Astana et de Sotchi. Pour autant, ils sont en profond désaccord sur l’attitude à adopter envers les forces kurdes de Syrie organisées par le PYD. Les Russes considéraient déjà à l’époque soviétique que les dossiers kurdes – car ne se déclinant pas de manière identique en Turquie, Syrie, Irak ou Iran – pouvaient constituer un instrument au service du déploiement de leurs intérêts dans la région. Rappelons que le PYD a ouvert un bureau de représentation à Moscou en février 2016 et que Moscou souhaite aujourd’hui inclure ce parti dans les pourparlers de Sotchi, au grand dam des dirigeants turcs.
Concernant la tenue d’une réunion à huis clos du Conseil de sécurité de l’ONU, à la demande de la France lundi 22 janvier, elle a été sans aucun effet sur Ankara. La demande aux autorités turques de faire preuve de retenue, comme l’ont d’ailleurs déjà fait les Russes et les Américains depuis le début des opérations, relève plus d’un vœu pieux que d’une réelle capacité à infléchir la résolution d’Ankara.
À cela s’ajoutent, il est important d’en prendre la mesure, les divergences bien connues entre les membres du Conseil de sécurité sur la Syrie. Les Russes qui possèdent incontestablement les meilleurs atouts diplomatiques, politiques et militaires sur le terrain ne feront, à ce stade, aucune concession aux Américains, totalement démonétisés sur ce dossier. En ce sens, on peut considérer, qu’au moins tacitement, les Russes ont fourni leur aval à l’opération « Rameau d’olivier ».
Quels sont les objectifs de la force de sécurisation de 30.000 hommes voulue et soutenue par les États-Unis en Syrie, mais à laquelle s’oppose la Turquie ?
Cette force de sécurisation – qui a été l’étincelle des combats en cours comme évoqué précédemment – a pour principale fonction de renforcer la puissance du PYD et de ses milices. Les États-Unis, considérablement affaiblis par leur succession d’erreurs en Syrie depuis 2011, ont certainement cherché à se doter d’un point d’appui solide pour tenter de reprendre pied dans des négociations qui, il est vrai, ont actuellement quelques difficultés à se décanter. Au vu de l’instabilité qui persiste en Syrie, les Américains considèrent que s’appuyer sur le PYD, dont ils sont actuellement proches, constitue un moyen de peser dans les discussions.
Mais les Kurdes du PYD doivent pour leur part être conscients qu’ils peuvent être lâchés à tout moment par Washington. L’histoire des Kurdes de Turquie, de Syrie, d’Irak ou d’Iran est une longue succession de trahisons. Il est de bon ton, pour une partie des puissances occidentales, de les soutenir dans leur combat, présenté comme émancipateur, jusqu’au jour où cela ne sert plus leurs intérêts…
C’est un objectif parfaitement assumé par les Américains d’instrumentaliser des forces qu’ils contrôlent militairement et qui, avec le concours du PYD et du YPG, ont permis les défaites militaires de Daech. Pour autant, cela ne vaut pas soutien définitif et l’on peut considérer que d’un point de vue stratégique Ankara restera plus important que Kameshli aux yeux de Washington.
Jadis utopie libertaire, Internet est devenu un instrument particulièrement puissant de contrôle social dans la République populaire de Chine. Gouvernement et firmes technologiques joignent leurs efforts pour faire tomber les dernières barrières de la vie privée dans le cyberespace.
La distinction traditionnelle du mode de pensée occidental, entre sphère privée et sphère publique, n’a pas les mêmes ressorts culturels en Chine. Le scrupuleux respect de la vie privée, auquel sont attachées les démocraties libérales européennes et nord-américaines, n’a pas de strict équivalent dans l’empire du Milieu. Pourtant, des éléments viennent troubler ce portrait schématique.
Un exemple : le cas de AntFinancial. La plus grande compagnie de paiement en ligne offre annuellement à ses centaines de millions d’utilisateurs le détail complet de leurs dépenses, avec des informations aussi variées que leur impact environnemental et leur classement parmi les acheteurs de leur région. Cependant, le mercredi 3 janvier, cette filiale du géant du e-commerce Alibaba a dû présenter ses excuses après s’être attirée les foudres de ses clients : elle avait automatiquement inscrit dans son programme d’évaluation du crédit social individuel (Sesame Credit) ceux qui voulaient recevoir le détail de leurs dépenses. Or, Sesame Credit a été conçu dans le but de « tracer » les relations d’ordre privé et les comportements des individus pour aider à déterminer les décisions de prêt : un instrument intéressant pour tout organisme de crédit. En clair, le programme recueille des informations qui peuvent avoir un impact notable sur la qualité de vie de ces citoyens et qui s’avèrent précieuses pour un État volontiers enclin à l’omniscience.
PRIVÉ, PUBLIC : DES NOTIONS INADÉQUATES ?
D’ordinaire peu regardants sur les intrusions dans leur espace privé, les internautes chinois ont paru manifestement outrés. La protection de la vie privée s’impose donc progressivement comme une exigence dans la société chinoise. Depuis quelques années, il est vrai, le gouvernement renforce substantiellement ses outils de surveillance intérieure. En juin 2017, une loi sur les données personnelles et sur la cybersécurité est ainsi entrée en vigueur, qui impose à certains services en ligne d’entreprises étrangères de stocker les données de leurs utilisateurs sur le territoire chinois. Le but ? Éviter que les informations personnelles des citoyens ne quittent le territoire, ne soient hébergées à l’étranger, espionnées et, enfin, utilisées contre l’État.
À l’évidence, cette loi vise également à surveiller les « émetteurs » de ces métadonnées, autrement dit la population elle-même. En imposant le stockage des informations personnelles sur le territoire national, l’État se facilite la tâche : désormais, il devient plus aisé d’exiger des firmes étrangères qu’elles fournissent les données recueillies par leurs serveurs. Les entreprises sont donc contraintes de collaborer à la politique de surveillance généralisée menée par Pékin.
Peu à peu, les technologies de l’information et de la communication envahissent le quotidien de la population. À Shenzen, des écrans géants placés aux carrefours des rues affichent les visages des piétons qui ne respectent pas les feux de signalisation. Des systèmes de reconnaissance faciale sont mis au point par des start-up dynamiques, telles SenseTime ou Yitu Tech qui, en novembre 2017, a obtenu la première place dans le Facial Recognition Prize Challenge organisé par l’Intelligence Advanced Research Projects Agency (IARPA), une agence gouvernementale américaine.
Le mode de paiement par reconnaissance faciale se diffuse : aéroports, supermarchés, banques… La circulation monétaire repose désormais sur le contour d’un visage. Ant Financial vérifie l’identité de l’acheteur en comparant son visage préalablement enregistré, via son service de paiement en ligne Alipay, avec sa carte d’identité. Reste au consommateur de certifier à nouveau son identité en composant son numéro de téléphone. Question de sécurité. JD.com, le concurrent de Ant Financial, élabore quant à lui un système uniquement fondé sur la reconnaissance faciale. Il espère aussi exploiter un service de vidéosurveillance fondé sur l’intelligence artificielle, nourri aux mégadonnées, afin de permettre aux magasins de grande distribution d’analyser le comportement des passants et, donc, de potentiels futurs clients.
LES TECHNOLOGIES AU SERVICE DE LA SURVEILLANCE
Par conséquent, le tissu économique chinois tend insensiblement à faire coïncider ses investissements en recherche et développement (R&D) avec les exigences sécuritaires de l’État, qui soutient largement en retour l’expansion de ses firmes technologiques et de ses organismes de recherche. De fait, les entreprises engrangent des quantités astronomiques de métadonnées sur la population : informations personnelles (nom, prénom, adresse…), habitudes de consommation (alimentation, culture, voyages…), localisation, relations sociales, caractéristiques « anthropométriques » (morphologie faciale, mensurations…), voire génétiques. Ces informations sont autant d’outils à la disposition du gouvernement pour mieux connaître et contrôler sa population. Elles participent d’une « technologie politique des corps », pour reprendre la terminologie foucaldienne, à des fins de « régulation sociale ».
Cette coalition d’intérêts s’illustre parfaitement avec le partenariat noué entre l’État et la start-up Megvii, basée à Pékin : une entreprise en pointe dans le domaine de la reconnaissance faciale. À l’instar de SenseTime, la firme a accès aux données récoltées par le gouvernement : la photographie du visage de 700 millions de Chinois, âgés de plus de 16 ans et possédant une carte d’identité. Une mine d’or pour ses logiciels fondés sur l’intelligence artificielle, qui se perfectionnent précisément grâce aux données. En retour, l’État obtient, quant à lui, un outil de surveillance remarquablement efficace. Autre partenaire de choix, la société IsVision, basée à Shanghai, a développé une application mobile, elle aussi fondée sur la reconnaissance faciale, qui permet d’accélérer les contrôles d’identité effectués par la police. Une autre application de même nature a été développée pour les caméras de surveillance.
L’argument de l’État chinois est simple : la sécurité avant tout. La « précaution » même. Pékin souhaite rendre ses services de police et de renseignement intérieur proactifs. Mieux : le gouvernement veut « prévenir le crime ». Selon les termes même du vice-ministre des sciences et des technologies, Li Meng, le 21 juillet 2017 : « Si l’on utilise correctement nos systèmes intelligents et nos équipements intelligents, on peut savoir à l’avance… qui pourrait être un terroriste, qui pourrait faire quelque chose de mal. » Agir avant que les crimes ne soient commis, grâce aux applications prédictives de l’intelligence artificielle. Le programme est tracé.
L’intelligence artificielle. Ce fut justement l’un des sujets abordés par Emmanuel Macron et Xi Jinping, lors de la visite du président français à Pékin. Le chef de l’État et son homologue chinois ont évoqué la mise en place d’un fonds d’investissement commun d’un milliard d’euros, pour développer la recherche et les applications industrielles dans le secteur. Est également envisagé un programme d’échanges devant permettre à vingt « talents » chinois et à vingt « talents » français d’acquérir les compétences développées dans le pays partenaire. Dans une interview, le président français a également souligné le besoin, pour le secteur IA français, de coopérer étroitement avec la Chine, afin d’« accélérer les levées de capitaux massives et (d’)avoir les investisseurs en France. » Et le président Macron d’ajouter qu’il faut « ouvrir aussi les données, de manière réciproque. » Ouvrir les données et coopérer avec un État qui utilise l’intelligence artificielle à des fins autoritaires : cela demande réflexion.
Après des semaines de négociations et de tergiversations, un accord de coalition gouvernementale avait été trouvé entre les hautes sphères des conservateurs (CDU) et des sociaux-démocrates (SPD). Or, la remise en cause de ces négociations n’a pas tardé au sein de l’aile gauche du SPD. Au-delà des dissensions internes à un parti considérablement affaibli, l’ascension de l’extrême droite (AFD) aux législatives de septembre dernier amène les principales formations à se repenser sur le plan idéologique et programmatique ainsi que sur leurs systèmes d’alliances. Plus largement, c’est le modèle de grande coalition initié par la chancelière Angela Merkel en tant que système de gouvernement qui semble remis en cause aujourd’hui. Le point de vue de Rémi Bourgeot, chercheur associé à l’IRIS.
Quelle est l’ampleur politique de la remise en cause de l’accord de coalition trouvé entre les cadres de la CDU et ses alliés avec le SPD ? N’est-il pas paradoxal que des appels à la responsabilité politique soient émis dans l’optique d’une énième coalition gouvernementale quand en parallèle se dresse un constat croissant sur l’usure idéologique et programmatique de ce duopole ?
L’échec des négociations visant à la formation d’une coalition dite « Jamaïque », comprenant les conservateurs, les libéraux et les écologistes ne laisse pas d’autre option politique, si ce n’est un impraticable gouvernement minoritaire ou une périlleuse nouvelle élection. Pour les sociaux-démocrates cependant, la formation d’une nouvelle grande coalition ne va pas de soi et avait même été catégoriquement écartée, au lendemain du vote, par le leadership du parti au vu d’un score considéré comme désastreux, le plus bas que le parti ait connu depuis 1933. L’idée d’une nouvelle coalition entre sociaux-démocrates et conservateurs s’est en partie imposée au leadership du parti sous la pression du président fédéral Frank-Walter Steinmeier, lui-même issu du SPD.
La contestation a vu le jour chez un certain nombre de responsables qui ne sont pas forcément au sommet du parti, mais aussi, de façon résolue et massive, au sein du mouvement des jeunes sociaux-démocrates, très opposé à cet accord préalable et à l’idée même d’une nouvelle coalition avec les conservateurs. Pour beaucoup, l’érosion du parti à chaque échéance électorale est avant tout due à l’alliance avec la CDU, accusée de vider le SPD de sa substance politique.
À cela s’ajoute le style de gouvernance d’Angela Merkel qui prend des idées autant à droite qu’à gauche, quitte à inverser les idées en question quelques mois plus tard comme dans le cas de la politique migratoire. Ce qui a eu tendance à assécher le substrat idéologique et programmatique du SPD. L’inquiétude se fait sentir quant à la perspective d’une extinction lente du SPD s’il persiste dans ce schéma tactique traditionnel de participation au pouvoir sans pouvoir affirmer une ligne qui lui soit propre et qui parle de nouveau à l’électorat populaire. Alors que l’alliance CDU-CSU/SPD représentait jusqu’à 80% des sièges du Bundestag, elle serait aujourd’hui en-deçà de 60% ; ce qui remet en cause l’expression même de Grande coalition dans le contexte allemand.
Du côté de la CDU, c’est un moyen pour la chancelière de se maintenir au pouvoir même si ça n’était pas sur toute la durée du mandat. Elle aussi doit faire face à une équation politique très compliquée liée à l’érosion électorale du bloc conservateur qui, bien que moins sévère que dans le cas du SPD, n’est est pas moins problématique. Le fond actuel du paysage politique allemand, c’est avant tout l’envolée de l’extrême droite (AfD) qui fait tanguer le bloc conservateur et l’ensemble de l’échiquier politique. Dans le cadre des actuelles négociations avec les sociaux-démocrates, Angela Merkel est disposée à ouvrir un certain horizon sur la construction européenne, mais elle est rattrapée à sa droite par certains courants conservateurs et notamment l’AfD, dont le virulent chef de file actuel au Bundestag, Alexander Gauland, est lui-même issu de la CDU.
La presse politique pro-UE s’est largement enthousiasmée que cet accord entre Angela Merkel et Martin Schultz puisse intégrer certains aspects défendus et prônés par Emmanuel Macron sur la question européenne. Qu’en est-il réellement ? Y a-t-il un risque à ce que les dernières dissensions observées mettent en suspens cette convergence ?
La contestation de cette coalition a surtout lieu à l’heure actuelle chez les sociaux-démocrates. Mais sur la construction européenne, ils ont en général tendance à pousser pour une intégration davantage approfondie au sein de la zone euro en particulier.
Il est vrai qu’il y a eu nombre de commentaires positifs à la suite de la parution de ce document préalable à l’accord de coalition ces derniers jours. Sur la forme, l’Europe apparaissait dans les premières lignes ce qui a été interprété comme un signal fort en faveur de la poursuite de l’intégration européenne, et d’un dépassement à droite d’un euroscepticisme croissant.
Quand on scrute le détail des orientations mentionnées, cela reste cependant vague. Sur la dimension budgétaire, l’Allemagne serait prête en cas d’accord de coalition à accroître la contribution nationale au budget européen. Cela s’accompagnerait d’une réforme du Mécanisme européen de stabilité (MES) afin qu’il évolue vers une forme de Fonds monétaire européen qui devrait être actif en dehors également des périodes de crise en échange d’une surveillance accrue des budgets nationaux. Alors que le document semble évoquer un rattachement du fonds au budget européen, Wolfgang Schäuble, qui était ministre des Finances avant de prendre la présidence du Bundestag, excluait pourtant que ce type de structure soit sous le contrôle d’institutions européennes, en particulier de la Commission.
Le mérite pour les sociaux-démocrates aura été que Martin Schultz impose l’Europe comme thématique prioritaire au sein de ce document préalable à une coalition gouvernementale. Cependant, la volonté de ne pas dépasser les tabous allemands en matière de mutualisation budgétaire, de solidarité accrue et de transferts systématiques est toujours d’actualité. Par ailleurs, le volontarisme européen du SPD n’apparait pas comme un élément à même de remettre le parti sur la voie d’une ligne qui lui permettrait de se redresser et de renouer avec l’électorat populaire. Le risque est donc de voir un SPD résolument fédéraliste, mais dont le poids politique continuerait à s’effondrer. On a ainsi vu un certain nombre de tensions autour de Sigmar Gabriel, Vice-Chancelier social-démocrate de la Grande coalition sortante, qui s’est précisément exprimé dans le sens d’une réorientation du parti dans un sens plus populaire, et a ainsi été accusé de délaisser les enjeux sociétaux notamment.
Une relève à Angela Merkel peut-elle s’imposer pendant ou à l’issue de son dernier mandat ? Quels peuvent être les risques en termes d’affaiblissement de l’Allemagne sur la scène européenne et internationale ? Comment la France appréhende-t-elle la situation ?
Le système de gouvernement pensé par Angela Merkel, depuis son arrivée au pouvoir en 2005 est actuellement arrivé à une impasse avec l’érosion de son parti et la situation d’ingouvernabilité du pays. Cela opère un véritable changement de logique progressif vers des coalitions qui, à terme, seront probablement multiples, malgré l’échec de la coalition Jamaïque, et de plus en plus instables sur le fond politique, comme c’est le cas pour d’autres pays en Europe. C’est également une remise en cause personnelle de la chancelière du point de vue de la stricte pratique du pouvoir. Elle s’est à tel point imposée sur l’échiquier politique allemand qu’il n’y a pas à l’heure actuelle, de figure alternative qui ait pu émerger, mais, comme susmentionné, c’est le principe même de sa politique. Elle s’est abreuvée dans les principaux partis, mais également les courants à l’intérieur de sa propre formation. Ceci afin de dégager une forme de consensus qui semble aujourd’hui consommé.
La crise est profonde au sein du bloc conservateur, notamment en ce qui concerne la CSU en Bavière, qui a connu une « révolution de velours » à Munich qui voit Horst Seehofer contraint de céder, par étapes, la place à un successeur bien plus à droite en particulier sur la question de l’immigration.
Concernant la place du pays en Europe, on peut observer un retrait a minima de l’Allemagne, car il n’y a pas de gouvernement fonctionnel. Ce qui va en revanche perdurer, c’est la mise en avant par le pays de ses intérêts nationaux, notamment sur le plan économique. L’envoi de signaux sur les questions européennes peut être interprété comme à la fois une volonté et une nécessité de rester au centre du jeu politique européen.
En France, il est clair que l’élection d’Emmanuel Macron avait fait naître une lueur d’espoir sur les questions européennes. Mais, simultanément, les dirigeants allemands dont Wolfgang Schäuble avaient adressé une fin de non-recevoir concernant la vision de l’approfondissement de la zone euro du président français. Actuellement, il y a sans doute une forme de soulagement du côté du gouvernement français notamment due au fait que l’Europe soit mise en avant dans le document de négociation préalable à une coalition. Sur le fond, les choses restent encore très compliquées, et, au-delà de la mise en avant de thématiques assez abstraites, les orientations restent finalement clairement différentes.
Quelle place occupent les céréales au sein des enjeux géopolitiques et économiques de la force agricole russe, et plus particulièrement le blé ?
Ces terres russes ont toujours été des greniers pour le monde. La Russie dispose d’environ 33 millions d’hectares de terres noires, soit près de 15% de sa superficie agricole totale. En dépit d’un climat défavorable et d’un manque d’eau réel, la Russie peut donc compter sur ses sols remarquablement fertiles pour développer son agriculture et sa production céréalière. Les ressources en hydrocarbure tout comme les denrées agricoles vont ainsi participer au redressement du pays. Secouée par la crise financière internationale à partir de 2009, l’économie russe est sévèrement touchée depuis 2014 par la chute brutale du prix du pétrole et du gaz. En effet, même si le cours des céréales s’est lui aussi affaissé depuis quelques années, il n’en demeure pas moins que le potentiel agricole russe s’exprime pleinement. Entre 2000 et 2017, le pays aura produit environ 1580 millions de tonnes (Mt) de céréales, avec un record historique battu en 2017 avec 130 Mt, un chiffre ainsi supérieur à celui de la récolte de 1978 (127 Mt). Parmi ces céréales, le blé figure comme l’élément clef d’une nation russe qui s’est toujours mobilisée pour cette denrée agricole stratégique pour la sécurité alimentaire tant nationale que mondiale. Il est récolté à hauteur de 60 à 70 Mt désormais, bien devant les autres productions céréalières que sont l’orge (15 à 20 Mt) et le maïs (15Mt). La Russie est redevenue la première puissance exportatrice de blé, détrônant dans ce classement le rival américain, qui en était le leader depuis les années 1930.
Pourquoi les efforts de la Russie dans le développement de son agriculture nationale ont-ils renforcé la compétition entre les grands greniers de la planète ?
Aux sanctions commerciales de Washington et de Bruxelles mises en place pour condamner la politique de la Russie en Crimée, le Président Vladimir Poutine riposte par un embargo à l’encontre des produits agricoles et alimentaires en provenance des États-Unis et de l’Union européenne, mais également de l’Australie et du Canada. Ce dispositif, toujours en vigueur, s’est depuis traduit par deux conséquences. Tout d’abord, la fermeture du marché russe a perturbé les performances agricoles européennes et intensifié les concurrences intra-communautaires tout en provoquant l’approfondissement de relations agro-commerciales avec d’autres pays de la planète dont les exportations vers la Russie se sont renforcées (Turquie, Chine, Brésil, Maroc, Argentine). Ensuite, l’embargo a impacté le secteur agricole russe, avec des filières comme le lait et les viandes où les productions se sont nettement amplifiées, au grand dam de pays européens, comme la France, autrefois fournisseurs nets de ces aliments pour les populations russes. Si les grains de Russie prennent essentiellement les routes pour la Turquie, l’Iran, la Syrie et surtout l’Égypte, ils se sont frayés un chemin de plus en plus large au Maghreb et tentent de rejoindre davantage les destinations africaines qui demain représenteront des marchés encore plus importants. Nul doute que si les opérateurs russes accentuent les manœuvres dans ces zones convoitées, la compétition se renforcera entre grands greniers du globe.
Quels sont les ressorts qui expliquent le succès du blé russe vers les marchés orientaux et africains ?
Sur la période 2000-2017, la Russie aura placé 350 Mt de céréales sur les marchés internationaux, représentant des ventes de 75 milliards USD environ. Moscou s’est évidemment tourné vers ces marchés pour imprimer son retour au premier au sein du commerce mondial de grains. Plus récemment, après avoir réussi à placer des quantités de blé dans les pays du Maghreb, notamment au Maroc, la Russie s’est activée sur le continent africain où les besoins augmentent. Avec des caractéristiques techniques correspondant bien aux besoins et aux attentes des cahiers des charges de chaque marché national, la Russie s’avère capable de vendre beaucoup de céréales avec une pluralité de qualités. C’est bien cette double performance productive qui nourrit le développement commercial entre la Russie et de nombreux États de la zone Afrique du Nord et Moyen-Orient (ANMO). Il convient d’ajouter à cela une diplomatie céréalière savamment orchestrée par Moscou. L’exemple emblématique provient des rencontres avec les autorités de l’Égypte, première nation importatrice de blé au monde (plus de 10 Mt en moyenne par an). Alors que les États-Unis avaient dominé ce marché pendant de longues années, au point que l’expression d’arme alimentaire fut souvent employée pour caractériser le robinet céréalier entre Washington et Le Caire, c’est la Russie qui assure en moyenne 60 à 80% des approvisionnements de l’Égypte depuis le milieu de la décennie 2000. Cette priorité donnée à ce secteur dans la coopération bilatérale se traduit par une plus forte robustesse du commerce céréalier réalisé par des opérateurs publics et privés, auquel s’ajoute des investissements russes en Égypte pour y construire des silos de stockage ou développer des infrastructures portuaires. Ce qui vaut au niveau présidentiel vaut bien entendu aux étages inférieurs, mais tout aussi stratégiques. Dernier exemple en date, la tournée au Maghreb du Premier ministre Dimitri Medvedev, lui-même grand défenseur d’une approche géopolitique avec l’agriculture de son pays. À l’automne 2017, à Alger comme à Rabat, les questions céréalières s’associaient à celles de défense et d’armement au menu des discussions. Moscou cherche très clairement à s’implanter durablement dans ces marchés marocains, algériens et tunisiens, traditionnellement plus connectés à l’Europe, à la France ou aux États-Unis. Son offre quantité-qualité-prix présente une compétitivité redoutable pour ces puissances céréalières « occidentales ». Depuis 2015, l’intensification des relations céréalières entre la Russie et le Maghreb est notable. Et les premiers signaux se font ressentir d’une conquête à venir de marchés africains céréaliers, aujourd’hui encore peu orientés vers les origines russes.