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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 3 weeks 5 days ago

« Le nationalisme iranien, historiquement, n’est pas un nationalisme offensif »

Tue, 01/05/2018 - 11:58

« Il est facile de simplifier une situation et de désigner un coupable. Mais si l’on regarde l’histoire et les raisons qui ont conduit l’Iran à intervenir en Irak ou en Syrie, il n’apparaît pas comme un pays cherchant à dominer la région.

L’Iran et l’Irak ont été en guerre de 1980 à 1988, après une attaque de Saddam Hussein. L’ONU n’a jamais condamné cette attaque, tandis que la France et les États-Unis ont soutenu le président irakien. Cette guerre a beaucoup influencé les cadres de la République islamique. Elle a déterminé leur vision du monde. Pendant longtemps, pour l’Iran, la première menace stratégique, c’était donc l’Irak de Saddam Hussein et non Israël ou les États-Unis. Ce sont des raisons sécuritaires qui l’ont conduit à saisir l’occasion de développer son influence en Irak (où la population est majoritairement chiite, NDLR) quand celle-ci s’est présentée.

Au sujet de la Syrie, les Iraniens expliquent d’abord leur intervention par le fait qu’ils ne pouvaient se permettre que le pays tombe entre les mains de groupes djihadistes sunnites, comme Daech ou le front al Nosra. Il y a quelques mois, le Guide a d’ailleurs avancé dans un discours que Téhéran se battait en Syrie et en Irak contre Daech pour ne pas avoir à le combattre plus tard sur le territoire iranien. C’est une menace existentielle pour les chiites. La deuxième explication, c’est le Hezbollah : la Syrie est une base arrière très importante pour le soutenir financièrement et logistiquement au Liban. Aussi, dans la logique iranienne, la Syrie fait partie de « l’axe de résistance » à Israël. Quant au Yémen, l’Iran est accusé d’y soutenir les rebelles houthistes, mais personne parvient à quantifier ce soutien. Il réside dans des déclarations, mais qu’en est-il sur le plan militaire ?

Avancer que le nationalisme iranien implique une domination de la région, cela ne correspond pas à ce que l’on peut entendre en Iran, où certains disent qu’il vaudrait mieux penser à la population qu’à la Palestine ou à la Syrie. Le nationalisme iranien, historiquement, n’est pas un nationalisme offensif, mais de résistance à l’influence étrangère. Quant au projet d’exportation de la révolution islamique, il est mort dans les années 1980. La guerre contre l’Irak, qui a épuisé le pays, a conduit à un retour au réalisme en matière de politique étrangère.

Il y a un lien entre les propos de Mike Pompeo et la stratégie de Donald Trump. Désigner un ennemi, intérieur ou extérieur, est le b.a.-ba du populisme. En accusant l’Iran de tous les maux, on évite de parler du manque de démocratie dans la région, qui explique une partie des problèmes, ou des liens idéologiques entre le wahhabisme saoudien et Daech. »

Propos recueillis par Marianne Meunier

L’Europe et l’accord sur le nucléaire iranien : les défis posés par Trump

Mon, 30/04/2018 - 12:21

Le président américain Donald Trump a lancé en janvier 2018 un ultimatum aux Européens : si ces derniers ne mettent pas fin aux « terribles défauts » de l’accord sur le nucléaire iranien avant le 12 mai 2018, les États-Unis s’en retireront.

Le président américain considère qu’il faut modifier deux éléments :
– cet accord ne doit plus être limité dans le temps (l’accord prévoit que les contraintes limitant le développement du programme nucléaire iranien durent 10 ans) ;
– le régime de visites des sites nucléaires doit être basé sur le principe « n’importe quand, n’importe où ».

Parallèlement, Donald Trump considère que l’Iran ne respecte pas « l’esprit » de l’accord à travers le développement de son programme balistique et son rôle « déstabilisateur » dans la région.

Un tel ultimatum pose de nombreux défis à l’Europe. Tout d’abord, il est important de rappeler que l’Europe a joué historiquement un rôle fondamental dans les négociations conduisant à l’accord sur le nucléaire avec l’Iran. Dès octobre 2003, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni (« E3 » (1)) ont négocié et obtenu de l’Iran un premier accord (l’Accord de Téhéran) pour qu’il arrête d’enrichir de l’uranium. Puis, suite à une collaboration des « E3 » avec Javier Solana, le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE, un nouvel accord, l’Accord de Paris, a été conclu en 2004 pour prolonger l’Accord de Téhéran.

En janvier 2006, quand l’Iran a, suite à l’élection de Mahmoud Ahmadinejad, recommencé à enrichir de l’uranium, l’« E3 »/UE a été élargi à la Chine, la Russie et les États-Unis. Par la suite, l’« E3 »/UE a joué un rôle décisif dans les négociations qui ont abouti à l’accord de juillet 2015, basé sur une limitation du programme nucléaire iranien en échange d’une levée des sanctions liées à ce programme (et votées par les Nations unies, l’UE et les États-Unis).

La position européenne par rapport à l’accord de 2015 est claire(2). Cet accord a permis d’éviter une militarisation du programme nucléaire iranien et de diminuer les tensions qui auraient pu conduire à une guerre. Cet accord marche : l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a confirmé 10 fois que l’Iran remplit ses obligations. Dans ces conditions, une sortie des États-Unis de l’accord, et donc une fin probable de ce dernier, pourrait contribuer grandement à déstabiliser la région, accroître les risques de prolifération nucléaire, et conduire à un Iran plus radical. Cette position européenne résulte de la nécessité de préserver la stabilité au Moyen-Orient et non pas de défendre des intérêts économiques (les exportations de l’UE vers l’Iran ne représentent que 0,5 % des exportations totales de l’UE).

Par ailleurs, l’UE est opposée à une renégociation de l’accord, considérant qu’une telle stratégie pourrait conduire à de nouvelles demandes de l’Iran et se rappelant qu’il a fallu plus d’une dizaine d’années pour aboutir à l’accord de 2015. L’UE partage les inquiétudes américaines concernant le programme balistique iranien ou le rôle « déstabilisateur » de l’Iran dans la région mais elle considère que ces questions ne font pas partie de l’accord sur le nucléaire. Pour l’UE, la meilleure stratégie pour régler ces problèmes est de discuter avec l’Iran : un « Dialogue structuré » a été ouvert entre l’« E3 » + l’Italie avec l’Iran en janvier 2018 pour évoquer ces sujets.

Mais surtout, pour les Européens, la meilleure manière d’arriver à négocier avec l’Iran est de convaincre ses dirigeants qu’ils ont intérêt à le faire. Il faut donc qu’en premier lieu, l’Iran tire tous les bénéfices économiques de l’accord de 2015. Or, si l’économie iranienne a bénéficié de l’accord grâce, notamment, à la fin de l’embargo pétrolier, il existe un véritable mécontentement en Iran lié au fait qu’aucune grande banque européenne n’a recommencé à travailler avec ce pays. La raison est à chercher outre-Atlantique : du fait de l’existence de sanctions américaines non liées au nucléaire et des très sévères amendes qu’ont dû payer certaines banques européennes (comme BNP Paribas) pour ne pas avoir respecté des sanctions américaines, aucune grande banque du Vieux Continent ne veut prendre le risque de travailler en Iran.

La stratégie européenne a donc deux volets. Il faut tout faire pour convaincre le président américain que les États-Unis doivent rester dans l’accord et que discuter avec l’Iran sur les autres sujets de discorde est la meilleure stratégie possible, notamment si l’Iran perçoit que l’accord sur le nucléaire marche et qu’il en tire tous les bénéfices attendus. Parallèlement, l’UE se prépare à un retrait américain en préparant notamment des procédures qui protègeraient les entreprises européennes des sanctions américaines, suspendues en juillet 2015 et donc réactivées si les États-Unis se retiraient. En définitive, l’UE considère que le dialogue est la meilleure stratégie pour travailler avec l’Iran, mais cela implique que l’accord sur le nucléaire soit aussi vu comme une réussite en Iran.

Dans un tel contexte, que peut-on retenir de la visite d’Emmanuel Macron aux États-Unis ? Très clairement, le président français a défendu le premier volet de la stratégie présentée au-dessus : s’appuyer sur l’accord sur le nucléaire de 2015 pour négocier d’autres accords avec l’Iran sur son rôle régional, son programme balistique et le futur de l’accord de 2015 (qui s’achèvera vers 2025). Parallèlement, il a sûrement mis en garde le président américain face aux risques d’une sortie américaine de l’accord.

Va-t-il être entendu ? C’est très difficile à dire. D’une part, le président américain semble suivre une logique de politique interne impliquant la réalisation des promesses faites lors de la campagne électorale, dont celle de déchirer l’accord sur le nucléaire de 2015. D’un autre côté, un retrait américain de l’accord de 2015 peut conduire à une réaction en retour de l’Iran qui a menacé de recommencer à enrichir de l’uranium à 20% ou même de sortir du TNP. En outre, une sortie américaine de l’accord pourrait rendre l’Iran plus « agressif » dans sa politique régionale. Les autorités américaines se rendent sans doute compte qu’il sera très difficile de négocier quoi que ce soit avec l’Iran sur tous les sujets (politique régionale, programme balistique, après-accord de 2015) s’ils commencent par sortir de l’accord de 2015.

Ces incertitudes signifient que les Européens doivent également préparer un « plan B » (le deuxième volet de la stratégie exposée plus haut). Compte tenu des risques induits par une sortie américaine de l’accord, il est possible que les autorités américaines puissent accepter que leurs sanctions (qui devraient être réappliquées(3) si les États-Unis sortent de l’accord) n’aient aucun caractère extraterritorial. Ceci pourrait donner la possibilité aux Européens de convaincre l’Iran de rester dans l’accord. Parallèlement, les Européens sont également en train de préparer des procédures juridiques visant à protéger les entreprises européennes de sanctions extraterritoriales américaines ainsi que des modes de financement publics permettant de compenser l’absence des grandes banques européennes. Il faut également que, in fine, les Européens, et ce n’est pas gagné, arrivent à convaincre les autorités iraniennes que l’Iran a intérêt à rester dans l’accord du fait des garanties européennes que les échanges économiques avec l’Iran ne seront pas affectés par la décision américaine de sortir de Barjam(4).

Au total, on peut quand même saluer la position européenne qui défend par son action diplomatique auprès des États-Unis un objectif de maintien de la stabilité au Moyen-Orient. On peut également noter qu’au sujet de l’Iran comme pour d’autres questions, le caractère radical et plutôt imprévisible de la politique américaine donne plutôt une chance à la diplomatie européenne de s’affirmer. Espérons qu’elle saura la saisir.

———————–

(1) Ce groupe informel « E3 » se situait initialement en dehors des structures officielles de l’UE en charge de la politique étrangère européenne.
(2) On peut noter qu’il existe une grande convergence de vue à ce sujet au sein des « E3 » et qu’en dépit du Brexit la formule de ce groupe pour négocier avec l’Iran est toujours considérée comme la plus efficace du fait de sa flexibilité.
(3) L’accord ayant été basé sur le principe d’une levée des sanctions (liées au nucléaire iranien) américaines, européennes et des Nations unies en échange d’une réduction de la portée du programme nucléaire iranien.
(4) Nom persan donné à l’accord sur le nucléaire de 2015.

Cet article est basé sur une étude réalisée par Aniseh Bassiri Tabrizi, chercheuse au RUSI, Thierry Coville et David Ramin Jalilvand, consultant à la Fondation Friedrich Ebert, « Better Together : Brexit, the E3 and the Future of Europe’s Approach towards Iran”, Perspective, Friedrich Ebert Stiftung, April 2018.

« Peut-être que certains pays arabes seront gênés aux entournures »

Mon, 30/04/2018 - 12:14

Les menaces proférées par le président américain Donald Trump, pourraient occasionner des retournements de veste au sein même du continent africain. À quelle échelle ?

Que pensez-vous du tweet de Donald Trump ?
C’est effectivement une grande première parce que jamais aucun pays candidat n’a fait une telle menace, et il n’est pas certain que ce ne soit pas contre-productif à terme. Ça ne peut que renforcer la vision du caractère répulsif qu’ont les États-Unis et Donald Trump. La personnalité de Trump, même s’il ne sera plus au pouvoir en 2026, est certainement un bon argument pour le Maroc.

Pourquoi ?

Parce que beaucoup de fédérations ne voudront pas donner l’organisation de ce qui est une grande fête mondialisée qui réunit le monde entier, à un pays qui est jugé aussi agressif.

Selon vous, certains pays peuvent-ils être amenés à changer de position et voter pour United 2026 ?

Peut-être que des pays arabes comme l’Égypte ou l’Arabie Saoudite seront gênés aux entournures parce qu’ils sont très dépendants et très liés aux États-Unis. Trump leur met une pression maximum et il faudra voir si la solidarité arabe l’emporte sur les liens stratégiques. Ce genre de tweet aura quand même un effet déplorable, et peut contribuer à la montée de l’anti-américanisme.

D’autres pays pourraient retourner leurs vestes ?

Les pays qui dépendent grandement des État-Unis pour leur sécurité. J’en vois deux principaux donc (Arabie Saoudite et Égypte). Peut-être aussi la Jordanie. Naturellement, ils auraient voté pour le Maroc. Il sera quand même très difficile pour ces pays de justifier leur vote. Car la candidature du Maroc a ceci de géopolitiquement intéressant: c’est un pays musulman mais modéré, qui a de bonnes relations avec les monarchies du Golfe. C’est une sorte de pont entre le monde musulman et le monde occidental.

Quand on exerce ce type de pression on ne le fait pas en public. C’est extrêmement maladroit de la part de Trump parce que si un pays venait à trahir l’impératif de solidarité inter-arabe, il donnerait l’impression d’avoir cédé aux menaces.

Comment expliquer l’entêtement de Donal Trump dans son utilisation des tweets agressifs ?

Il ne connaît pas vraiment d’autre méthode. Il veut toujours passer en force et donner le sentiment que s’il tape du poing sur la table les résultats seront immédiats. Sauf que la diplomatie ne fonctionne plus comme ça et les relations internationales ont changé. Les États-Unis ont encore une place de n°1 mais ne sont plus le shérif du monde. Mais c’est la méthode Trump, qui pense que la politique de la force et de l’injonction envers les autres pays marche toujours, ce qui n’est plus le cas.

C’est donc une lourde erreur du président américain…

C’est tellement brutal que ça ne peut que susciter des réactions de rejet. Une candidature c’est un jeu de séduction. Lula (ancien président du Brésil) s’est déplacé pour obtenir le Mondial 2014. Nelson Mandela lui-même s’est déplacé pour que l’Afrique du Sud l’emporte (2010). Là, par un tweet comminatoire, Trump veut s’imposer aux fédérations. Je l’imagine mal se rendre au congrès de la FIFA le 13 juin à Moscou pour plaider la cause de la candidature américaine. Avec son tweet il donne l’impression d’exiger de ses colonies qu’elles obéissent aux ordres. C’est une vision très dépassée.

Comment voyez vous l’issue de cette course au Mondial 2026?

Les fédérations vont se déterminer en fonction de leurs critères et ce ne sont pas forcément les choix des gouvernements, même si souvent ça se rapproche. Aujourd’hui, il y a quand même un bloc de voix issues de l’Afrique et des pays arabes en faveur du Maroc. Pas mal d’Européens sont aussi sensibles à cette candidature. Et Donald Trump a fait perdre des voix à la candidature américaine.

Toronto, Trump, Orbán… Le genre, cet autre enjeu identitaire

Mon, 30/04/2018 - 11:52

« Incels », restriction de l’accès à l’avortement, refus de lutter contre les discriminations… En Europe comme en Amérique du Nord, les « backlash » des décideurs politiques et la violence misogyne de certains groupes militants montrent que les droits des femmes et plus globalement la place, dans l’espace public, des questions de genre trouvent leurs adversaires chez les tenants d’une obsession identitaire.

Le meurtre de 10 personnes, dont 8 femmes, par un homme, Alek Minassian, au volant d’une camionnette dans une rue de Toronto, le 23 avril dernier, a mis en lumière la communauté des « Incels ». Ces masculinistes expriment une haine des femmes et du féminisme et une jalousie vis-à-vis des hommes qui « ont du succès » auprès les femmes. Quelques-uns de leurs membres se sont réjouis sur les réseaux sociaux de l’acte d’Alek Minassian, qui se revendiquait « Incel ». Quelques minutes avant de foncer dans la foule, il avait posté sur son compte Facebook la phrase suivante : « La rébellion des Incels a déjà commencé. On va renverser tous les ‘Chads’ et ‘Stacys’. ». Les « Incels » (contraction, en anglais, de « célibataires involontaires »), tels qu’ils se nomment eux-mêmes, sont des hommes entre 18 et 35 ans environ, majoritairement blancs, qui estiment que les femmes sont responsables de leur célibat. Les « Chads » sont, dans leur imaginaire et leur vocabulaire, les hommes épanouis sexuellement, que les femmes, les « Stacys », convoitent.

L’un de leurs héros, auquel Alek Minassian a du reste rendu hommage sur Internet, est Elliot Rodget. En 2014, cet autre « Incel » avait assassiné six personnes en Californie pour faire savoir sa frustration vis-à-vis des femmes dont il ne pouvait obtenir les faveurs sexuelles. Il haïssait également les hommes « sexuellement actifs » avec la gent féminine. Mais au fond, ce que ces hommes ne supportent pas, c’est le décalage qu’ils ressentent par rapport aux normes de la masculinité hégémonique et aux stéréotypes hétérosexuels. Ils trouvent un exutoire à ce manque dans la violence. Les actes de Minassian et de Rodget sont de nature politique ; on ne peut se contenter d’attribuer leurs meurtres à un geste de « déséquilibrés ».

DES MÉDIAS ET DES RÉSEAUX PUISSANTS SUR INTERNET

Le masculinisme a fait d’Internet son « repaire », sa « grotte », selon le mot du sociologue Michael Kimmel, auteur de Angry White Men et plus récemment de Healing from Hate. How Young Men Get Into and Out of Violent Extremism, et auquel un militant a confié : « les femmes ont tout envahi (…) Il n’y a plus d’endroit où les hommes peuvent être tranquilles, entre eux, et parler de porno ! (…) Il nous reste Internet. » Une « manosphère » est ainsi née sur les réseaux sociaux et sur des forums comme 4Chan ou sur la plate-forme de discussions Reddit, qui relaient les idées masculinistes.

Ces lieux « virtuels » agissent comme des défouloirs à propos d’une virilité disparue et d’une féminité agressive. Aux États-Unis, ces hommes se reconnaissent par des sigles comme MRA (Men’s rights activists) ou MGTOW (Men going their own way). Internet offre à chaque individu de prendre sa place dans une ou plusieurs communautés, des « entre-soi » rassurants permettant une parole libre et valorisante – et, au besoin, de manière anonyme. Les masculinistes ont su en tirer profit.

C’est à l’animateur de radio ultra-conservateur Rush Limbaugh que l’on doit le néologisme « feminazis », largement repris. Sur le site étasunien d’extrême droite Breitbart News, l’avortement est comparé à l’Holocauste, la contraception rendrait les femmes « laides et folles » car leur motivation, par le contrôle de leur corps, serait de « devenir comme des hommes », donc de contrarier leur nature. On retrouve aussi des titres de discussion comme « préfèreriez-vous que votre enfant ait le cancer ou soit féministe ? » et, sur les discriminations dans l’emploi : « il n’y a pas de biais à l’embauche contre les femmes. C’est juste qu’elles sont nulles en entretien. » La présence des femmes dans l’armée, en politique, à la tête d’entreprises, en fait des monstres de la nature.

Aux arguments contre la place des femmes à des positions de pouvoir – sphère professionnelle, politique, médiatique – et contre leur absence de docilité dans la sphère familiale et intime, s’ajoute une fréquente violence verbale, voire une incitation à la violence physique – notamment au viol. Il existe chez ces hommes un fantasme de puissance, de contrôle, que les femmes leur auraient ôtés, alors qu’elles ne sont pour eux que des objets. Revient aussi cette idée de « droits » : le droit au sexe, à l’amour, à la domination. Ils se sentent comme « entitled to privilege » (Kimmel) : ils ont droit à des avantages qu’ils considèrent comme un dû.

Comme l’explique Kimmel, avec les évolutions sociétales qui ont accru les droits des femmes (et des minorités), « le jeu a changé mais plutôt que de s’interroger sur les règles, ils préfèrent éliminer les autres joueurs », comme si la société et l’économie fonctionnaient selon un jeu à somme nulle. Les masculinistes veulent créer un club fermé. Ils sont sur la défensive, pessimistes et tournés vers le passé plutôt que vers l’avenir. Néanmoins, l’impression de marginalisation culturelle qu’ils éprouvent, ils la doivent à des critères stéréotypés de performance genrée, des codes traditionnels d’une masculinité hégémonique qui impose des normes dont ils sont eux aussi victimes. Ils pensent la masculinité et la féminité comme deux données immuables, obéissant à des normes établies, et surtout bien distinctes, voire opposées.

MALAISE IDENTITAIRE… INDIVIDUEL ET COLLECTIF

Leurs discours sont néanmoins performatifs en ce qu’ils trouvent un écho auprès de populations fragilisées, en manque de repères. Beaucoup sont en effet sensibles à ces idées sans pour autant être des militants masculinistes, loin s’en faut.

Certains médias et hommes politiques prennent alors le relais dans cette entreprise de manipulation. Comme l’a montré la politiste Wendy Brown dans Undoing the Demos. Neoliberalism’s Stealth Revolution, s’est mise en place progressivement depuis les années 1980 une convergence du néolibéralisme et de l’ultra-conservatisme : le rationalisme du premier s’est allié au moralisme du second. Les individus sont poussés à devenir rationalisés à l’extrême, et dépolitisés, ce qui contribue à les pousser dans les bras des marchands d’émotions.

La politique identitaire, c’est bien sûr la « race » et la religion. C’est aussi le genre. L’exemple de Donald Trump est extrêmement éclairant. Le caractère genré de son action ne se réduit pas à ses relations personnelles avec la gent féminine et aux accusations de viol et de harcèlement dont il fait l’objet.

Ses options et décisions politiques, son agenda, le choix de ses collaborateurs, la mise en scène de son pouvoir, le « style Trump » ont un point commun majeur : ils sont destinés à montrer que la masculinité hégémonique, telle que décrite par Raewyn Connell et James W. Messerschmidt, et qui vise la perpétuation d’un système patriarcal, est aux affaires et que, symboliquement, les hommes reprendront une place prétendument et indûment perdue du fait des progrès de l’égalité entre les femmes et les hommes. Trump souhaite délibérément réhabiliter, renforcer un modèle de société fondé et construit sur la domination masculine.

Il s’inscrit par ailleurs dans l’histoire contemporaine du parti républicain, dont fait partie la limitation des droits des femmes (inégalités salariales, discriminations dans le monde professionnel, limitation de l’accès à l’avortement), qui s’est manifestée pendant l’époque Reagan-Bush (père) – décrite par la chercheuse Susan Faludi comme un backlash (retour en arrière) – et qui s’est intensifiée avec la présidence de George W. Bush. Le parti, qui s’offusquait des propos sexistes de Trump pendant la campagne, a adopté durant l’été 2016 un programme profondément attentatoire aux droits des femmes avec, entre autres, une interdiction totale de l’avortement, quelles qu’en soient les circonstances.

Ce qui change avec Trump, c’est que la masculinité hégémonique se donne explicitement à voir, alors que, généralement, elle ne se questionne pas, voire passe pour être universelle – le féminin étant la marge. Mais comme elle s’estime menacée, elle a besoin de se réaffirmer. Avec Trump, la personnification de cette masculinité est exagérée, théâtralisée, « performée ».

DE LA POLOGNE À LA HONGRIE EN PASSANT PAR L’AUTRICHE

Dans plusieurs pays européens, on constate la même dynamique assumée. Il y a quelques semaines, une émission de la télévision polonaise (voir photo ci-dessous) a été beaucoup commentée : c’est celle d’un débat entre sept hommes sur le projet de loi interdisant les interruptions de grossesse en cas de malformations ou maladie génétique du fœtus. Cette image en rappelle une autre : celle de Donald Trump, entouré de six hommes – et aucune femme – signant un décret mettant un terme aux subventions fédérales en faveur des associations œuvrant, dans le monde, à la santé sexuelle des femmes.

La Pologne, qui fait déjà partie des pays européens les plus restrictifs en matière d’accès à l’avortement, entend durcir un peu plus sa législation. Avec la nouvelle loi, l’IVG ne serait plus autorisée que dans deux cas : risque pour la vie ou la santé de la mère et grossesse résultant d’un viol et d’un inceste.

La conséquence en sera, comme l’histoire nous l’a montré, non pas une diminution des avortements mais une augmentation des avortements clandestins – pour les plus pauvres – ou à l’étranger – pour les autres – qui, selon des organisations féministes polonaises, s’élèvent déjà à un chiffre situé entre 80 000 et 130 000 par an.

En Hongrie, le premier ministre Viktor Orbán a imposé que soit inscrite dans les programmes scolaires l’idée que « les garçons et les filles n’ont pas les mêmes aptitudes intellectuelles. » Dans les manuels, les femmes sont présentées comme devant rester au foyer et faire des enfants. À l’affaiblissement de la liberté de la presse, à la remise en cause de l’indépendance de la justice s’ajoute donc, dans ce pays, la limitation des droits des femmes au nom des valeurs conservatrices.

Par ailleurs, si, en théorie, il est toujours possible d’avorter en Hongrie, il est désormais inscrit dans la « loi fondamentale » (qui a remplacé la Constitution) que « la vie humaine est protégée dès le moment de la conception. » Les cliniques proposant des avortements médicamenteux font l’objet d’enquêtes, tandis que celles qui se sont engagées à ne plus pratiquer d’IVG reçoivent des fonds publics supplémentaires. Les jeunes filles mineures enceintes sont incitées à garder leur fœtus, sans avoir besoin de l’accord des parents, ce qui n’est pas le cas si elles choisissent d’avorter.

En outre, les attaques verbales contre les universités se multiplient, notamment celles bénéficiant de fonds étrangers comme ceux issus de la philanthropie de George Soros car, selon Orban, l’on y « apprend que l’immigration illégale ou les ‘gender studies’, c’est bien. » La Hongrie traîne aussi des pieds pour ratifier la Convention d’Istanbul (Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique). Pour Szilárd Németh, le vice-président du Fidesz, le parti au pouvoir, « c’est le genre de convention qui incorpore des messages issus tout droit du monde communiste et attaquant le modèle traditionnel de la famille, qui essaie en quelque sorte de transplanter la philosophie du genre et nous ne pourrons jamais soutenir cela. »

Au-delà du machisme individuel des hommes politiques, le retour en arrière sur les droits des femmes procède d’un projet politique traditionnaliste et nationaliste, parfaitement fantasmé : perpétuer la population blanche, supprimer l’immigration. C’est ce qu’explique le Lobby des femmes, qui fait l’objet d’enquêtes de la part du pouvoir hongrois : « Par les médias, on a appris que nous étions soupçonnés de financer des partis d’opposition, ou au moins de les aider, ou d’être des agences étrangères servant les intérêts d’autres pays », dit une militante. Droits des femmes, liens avec des intérêts étrangers… la théorie d’un complot contre la nation hongroise n’est pas loin.

En Autriche, un proche du FPÖ auquel le ministère des Transports avait préféré une candidate dans le cadre d’une promotion interne, a porté plainte pour discrimination sexiste. Il a eu gain de cause. En d’autres termes, la justice vient de considérer qu’un homme peut être victime de discrimination parce qu’il a raté une promotion au profit d’une femme.

Par ailleurs, le président de la section locale du FPÖ de la ville de Graz a publié sur Facebook une vidéo pour apprendre aux réfugiés à bien traiter les femmes. Alliant rhétorique sexiste et et préjugés racistes, Armin Sippel leur explique ainsi qu’il est interdit en Autriche de « regarder les femmes d’une manière provocante », de leur mettre la main aux fesses ou de toucher leur poitrine. Il les menace également : « Celui qui se rend coupable de cette infraction doit savoir que, chez nous, il y a un parti [un panneau sur lequel est écrit ‘FPÖ’ est alors brandi sur la vidéo] qui veillera à ce que ceux qui abusent de notre droit d’asile soient très vite ramenés là d’où ils viennent [une pancarte apparaît sur laquelle est dessiné un avion]. » Armin Sippel mime également, sur un mannequin coiffé d’une perruque blonde, certains gestes et parlent de « nos » femmes (« Pas touche à nos femmes ! »).

Ainsi, dans un nombre croissant de pays, les principes, voire les institutions démocratiques sont menacés par des pouvoirs autoritaires qui, en s’attaquant aux avancées féministes, se présentent comme des « hommes forts » capables de restaurer une identité perdue, du fait de la « négation de la civilisation, au nom d’une civilisation occidentale imaginaire », comme l’écrit le chercheur Oliver Nachtwey (1). Loin de s’essouffler, la dynamique ne fait que se renforcer et se combine à des mesures racistes. Par ailleurs, la dimension genrée, donc politique, de la motivation des auteurs de meurtres de masse demeure largement négligée par les pouvoirs publics.

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(1) Oliver Nachtwey, « La dé-civilisation. Sur les tendances régressives à l’œuvre dans les sociétés occidentales », in Heinrich Geiselberger (dir.), L’âge de la régression, Premier Parallèle, 2017, p. 213.

La chute de l’État islamique marque-t-elle la fin du phénomène djihadiste ?

Mon, 30/04/2018 - 10:16


Edouard Vuiart, analyste en stratégie internationale et ancien étudiant d’IRIS Sup’, répond à nos questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Après Daech : la guerre idéologique continue » (VA Éditions, 2017) :
– L’assise territoriale de l’État islamique a disparu et pourtant, les djihadistes semblent loin de s’avouer vaincus. Comment expliquez-vous cette situation ?
– Vous affirmez que la propagande djihadiste cherche à tout prix à démontrer la légitimité doctrinale de son projet : comment s’y prend-t-elle exactement ?
– Selon vous, quelles pourraient être les pistes à suivre pour diminuer l’influence de l’idéologie djihadiste ?

Moon Jae-in, la discrète victoire

Fri, 27/04/2018 - 18:51

Beaucoup se demandent qui est le véritable vainqueur du sommet historique qui s’est tenu entre les deux présidents coréens. La plupart pensent qu’il s’agit du leader nord-coréen, Kim Jong-un, quand d’autres avancent que c’est plutôt le président américain, Donald Trump.

Personne, ou presque, ne cite le président sud-coréen, Moon Jae-in, pourtant grand architecte et réel vainqueur, même s’il eut l’intelligence de ne pas se mettre en avant, afin de laisser les deux autres protagonistes tirer la couverture à eux.

Kim Jong-un remporte une double-victoire : une reconnaissance internationale et un sommet avec le président américain, que ni son père ni son grand-père n’avaient pu obtenir. Il pourra s’en prévaloir auprès de sa population. Il capte la lumière.

D. Trump récupère à son profit un succès qui ne lui doit pourtant rien, sauf de ne pas l’avoir torpillé. Il va pouvoir arguer que ses menaces ont payé et permis de faire céder le dirigeant nord-coréen, que sa stratégie du fou, « Retenez-moi ou je fais un malheur », est la base de cet accord autant inattendu qu’inespéré.

Mais qui a insisté pour que restent ouvertes les voies de communication avec la Corée du Nord, alors que K. Jung-un et D. Trump se menacent mutuellement de bombardements atomiques et comparent la taille de leurs boutons nucléaires ? Qui eut l’audace de prendre ses distances avec le protecteur américain qui apparaissait en réalité plus comme une menace ? Qui n’a pas cédé à la tentation des déclarations belliqueuses qui satisfont les opinions, mais peuvent mener à la catastrophe… ? C’est bien le président sud-coréen, Moon Jae-in, qui a poursuivi la politique de sunshine policy, lancée par son mentor, Kim Dae-jung.

Il a prouvé que la voie diplomatique n’était pas celle du renoncement, mais celle qui apporte des solutions. Que va donner cet accord ? Il ne faut pas tomber dans un optimisme excessif. La signature d’un traité de paix entre les deux Corée serait un résultat en soi hautement appréciable, qui permettrait de mettre fin au dernier conflit hérité de la guerre froide. Cette situation rappelle la résolution de la crise de Cuba : Kennedy était présenté comme le vainqueur, car il avait obtenu le retrait des troupes soviétiques, quand le véritable gagnant était en fait Khrouchtchev, considéré comme le vaincu, qui avait permis de sanctuariser le régime cubain. Mais les deux ensemble avaient permis d’éloigner le spectre d’une guerre nucléaire.

Par contre, deux autres perspectives, si elles sont évoquées, resteront lointaines. D’abord, personne ne souhaite la réunification : Kim Jong-un, parce qu’il perdrait le pouvoir et Moon Jae-in parce qu’elle ruinerait son pays. Cette perspective constitue donc un horizon plus que lointain, mais son annonce a au moins le mérite de calmer le jeu. Kim Jong-un peut espérer une aide économique que la Corée du Sud sera prête à lui offrir en échange d’une baisse des tensions. Ainsi, tout le monde apparaît gagnant. Est-ce pactiser avec une dictature ? C’était déjà le reproche fait par les « faucons » quand Nixon et Kissinger ont lancé leur politique de détente avec l’URSS. Cette dernière fut plus payante que les agressivités de la guerre froide.

La Corée du Nord va-t-elle dénucléariser son pays de manière effective et surtout vérifiable ? Rien n’est moins sûr. Pourquoi se débarrasserait-elle de son assurance vie au moment où une éventuelle dénonciation de l’accord nucléaire iranien souligne les limites de la crédibilité des engagements américains ? K. Jong-un peut très bien s’engager théoriquement à dénucléariser, sans le faire complètement. Mais, il peut s’appuyer sur les exemples des puissances nucléaires officielles qui, selon le Traité de non-prolifération entré en vigueur en 1970, s’engagent à négocier de bonne foi les accords de désarmement, pouvant conduire au désarmement nucléaire général et complet. Bref, les calendes coréennes.

Mais, au-delà de ces limites, dans un monde où les catastrophes se succèdent, apprécions la simple joie d’une crise potentiellement catastrophique mise en sommeil.

Frappes occidentales en Syrie : quel défi pour la diplomatie française ?

Fri, 27/04/2018 - 15:45

Des frappes par missiles ont été menées dans la nuit du vendredi 13 avril par les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, en guise de riposte à l’utilisation d’armes chimiques contre des civils à Douma, imputée au régime de Bachar Al-Assad. Des dizaines d’hommes et de femmes ont été massacrés par l’attaque au gaz sarin le 7 avril dernier, accuse la ministre française des Armées, « en totale violation du droit international et des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ». Une opération « limitée » et « proportionnée » qui a ciblé trois sites liés au programme de production et de mise au point d’armes chimiques du régime syrien, dans la banlieue de Damas et la région de Homs. Cette intervention est ainsi jugée « juste » et « légitime » par les trois États ayant participé aux frappes. La Ligue arabe a, à son tour, apporté sa caution à l’intervention occidentale, lors du 29e Sommet tenu en Arabie Saoudite, pays qui cherche également à rallier les pays arabes contre l’Iran et contre les rebelles Houthis au Yémen.

Cette intervention militaire, qualifiée de « mission accomplie » par le président Trump et ses alliés français et britanniques, invite pourtant à s’interroger tant sur sa légitimité morale et juridique que sur les enjeux géostratégiques qui en découlent. Sur le plan moral, ces frappes limitées – qui ne visent pas l’armée du régime – ne protègent en rien les civils face à la répression du régime syrien qui dure depuis 2011. L’intervention pourrait même provoquer un durcissement du régime syrien contre les milices rebelles (groupes de combattants et les civils) et les populations qui les soutiennent. Pourquoi alors avoir attendu sept ans pour agir ?

Du point de vue du droit international, les trois États – américain, britannique et français – justifient leurs frappes par le recours à la résolution 2118 des Nations unies qui exige l’élimination en Syrie de « tous les équipements et matières liés aux armes chimiques » et prévoit des mesures en cas de non-respect par le régime syrien de ses obligations, en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies[1]. Pourtant, il reste difficile de défendre la légitimité d’une action militaire menée sans l’aval du Conseil de sécurité, d’autant que la question de l’attribution de l’utilisation des armes chimiques par le régime syrien contre des civils à Douma reste peu fondée.

En effet, si Donald Trump accuse ouvertement Bachar Al-Assad d’avoir recouru à l’attaque chimique, Emmanuel Macron était moins affirmatif. Lors de son interview télévisée du dimanche 15 avril, le président français déclare avoir eu des preuves concernant l’utilisation du chlore qui, ajoute-t-il, « pouvait être attribuée au régime syrien » : une formulation nuancée révélatrice du doute sur l’origine de l’attaque chimique.

Sur le plan stratégique, le président Macron justifie les frappes par un objectif : celui de réacquérir une certaine crédibilité vis-à-vis des Russes, afin de pouvoir renégocier le processus de paix en Syrie. La coalition occidentale entend ainsi montrer à Poutine qu’il ne sera plus le seul maître du jeu dans la crise syrienne. Ainsi, au moment où l’armée du régime syrien est en train de gagner du terrain, les frappes occidentales interviennent moins pour protéger les populations que pour empêcher une éventuelle solution de paix qui serait trop favorable à Bachar Al-Assad et à ses alliés russes et iraniens.

Pour la France, les conséquences risquent d’être diplomatiquement lourdes. D’abord, la décision prise par le président Macron de façon unilatérale a exacerbé les tensions non seulement au sein du Parlement français, qui n’a pas été consulté, mais surtout du Parlement européen, accentuant ainsi les divisions au détriment de la construction d’une politique étrangère commune de l’Union européenne. En endossant la politique américaine, Paris risque de perdre en plus sa crédibilité de médiateur au Moyen-Orient, notamment vis-à-vis de l’Iran et de certains pays arabes en désaccord avec la politique saoudienne.

Il importe de rappeler la fureur qu’avait suscitée l’intervention occidentale – France, Royaume-Uni, États-Unis – en Libye en 2011 contre le régime de Kadhafi, considérée comme une trahison par la communauté internationale, qui avait initialement donné mandat pour une intervention limitée dans le seul but de protéger les civils (en accord avec la résolution 1973). La difficulté d’obtenir un consensus à l’ONU pour une intervention destinée à la protection des civils en Syrie est en partie liée à l’erreur commise dans la gestion de la crise libyenne.

L’intervention militaire, visant à pousser Poutine à infléchir sa position sur le dossier syrien, risque d’encourager d’autres actions militaires conduites par d’autres pays de la région, comme l’Arabie Saoudite ou Israël, contre le Hezbollah au Liban ou contre le régime de B. Al-Assad en Syrie, induisant ainsi une escalade de la violence dans la région. De plus, le choix de Paris de rallier la politique de Washington pourrait renforcer la détermination de Trump de sortir de l’accord sur le nucléaire iranien. Rappelons que la sortie de Washington aura un impact considérable sur les entreprises françaises et européennes en raison de l’extraterritorialité des sanctions américaines.

D’ailleurs, l’intransigeance du président américain s’est confirmée lors de la visite officielle d’Emmanuel Macron à Washington. Le président français a non seulement échoué à convaincre son homologue américain de rester dans l’accord, mais il a défendu lui-même, lors de la conférence de presse, la nécessité d’un nouvel accord sur le nucléaire iranien. Ce nouvel accord inclurait l’arrêt des activités balistiques et l’endiguement de l’influence iranienne dans la région, en plus du renforcement du contrôle sur le programme nucléaire ; autrement dit, l’annulation de l’actuel traité.

C’est la conséquence que redoute l’ambassadeur d’Iran à Paris, Delfi Abolghassem, qui a rappelé lors d’un entretien le 6 avril, que les relations diplomatiques et économiques entre Téhéran et l’Union européenne étaient bonnes et en nette évolution, dans la lignée du processus déterminé par l’accord. L’ambassadeur a néanmoins regretté les pressions américaines qui poussent l’UE à l’hésitation. L’UE, ajoute-t-il, doit rester ferme vis-à-vis de ses engagements envers l’Iran et « les entreprises européennes ont besoin d’être protégées par les gouvernements européens contre les sanctions américaines »[2]

Concernant les missiles balistiques, l’ambassadeur iranien a répondu que le système s’inscrivait dans une logique purement défensive en rappelant le droit de l’Iran à renforcer sa défense, d’autant que des pays rivaux de la région continuent à s’armer. L’Iran, dit-il, est prêt à dialoguer avec l’Arabie Saoudite pour construire la paix dans la région, mais il ne renoncera pas à son projet balistique pour se défendre en cas d’agression, rappelant l’expérience de la guerre Iran-Irak au cours de laquelle les Occidentaux avaient été jusqu’à soutenir Saddam.[3]

En somme, le président Macron s’engage sur un autre défi, celui de convaincre l’UE et les autres pays signataires de l’accord, principalement la Russie et la Chine, d’adhérer à sa proposition d’un nouveau traité.

 

 

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[1] Conseil de sécurité, « Le Conseil de sécurité condamne l’emploi d’armes chimiques en Syrie, qu’il qualifie de « menace contre la paix et la sécurité internationales » https://www.un.org/press/fr/2013/CS11135.doc.htm. [consulté le 17 avril 2018]

[2] Abolghassem DELFI. Entretien, (26 avril 2018).

[3] Ibid.

 

Géopolitique des Mondes arabes

Thu, 26/04/2018 - 10:46

Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, répond à nos questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Géopolitique des Mondes arabes » (Eyrolles, 2018) :
– Dans le titre de votre ouvrage, vous avez opté pour le pluriel afin de qualifier cette aire géographique, présentée généralement comme une entité. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?
– Quels sont les grands enjeux qui se profilent au sein de cette région ? Quelles sont ses principales forces et faiblesses ?
– De quelle manière la géopolitique des Mondes arabes peut-elle impacter les relations internationales ?

Philippe Hugon, entre l’engagement responsable et la raison lucide

Wed, 25/04/2018 - 17:13

Professeur, écrivain, conférencier, chanteur à l’occasion, Philippe Hugon bénéficiait aussi bien de toutes les références académiques que d’immenses qualités humaines. Agrégé en sciences économiques, membre de l’Académie des sciences d’outre-mer, consultant pour de nombreux organismes internationaux et nationaux d’aide au développement (Banque mondiale, BIT, Commission européenne, OCDE, ministère des Affaires étrangères, PNUD, UNESCO). Il fut le cofondateur du GEMDEV (Groupement pour l’étude de la mondialisation et du développement). Il fut directeur de recherche à l’IRIS et à ce titre souvent consulté à la radio et à la télévision, et collaborateur à de nombreuses revues (Afrique contemporaine, Revue Tiers Monde, etc.). Il est l’auteur d’une centaine d’articles et de plus de quinze ouvrages sur le développement, l’Afrique et l’économie politique internationale. À l’université Paris-Nanterre, il a été au cœur d’une importante production scientifique, sur la petite économie marchande, sur le fonctionnement des filières agricoles, en économie de l’éducation, sur la mondialisation, faisant du centre qu’il dirigeait, le CERED (Centre de recherche en Économie du Développement), un pôle scientifique où il a pu exercer son magistère intellectuel sur deux générations d’étudiants et de chercheurs, toujours associé à des aventures intellectuelles passionnantes.

Philippe Hugon a voulu laisser des traces de son passage, notamment dans son autobiographie publiée en 2013, reconstruction rétrospective que l’auteur fit de sa propre existence, mettant l’accent sur sa vie, sur l’histoire de son cheminement intellectuel, professionnel et affectif. Il était alors dans la recherche de soi. Le récit de Philippe Hugon, parfois intime, guidé par le souci de l’honnêteté, montre comment se construit une conscience politique, le long d’un itinéraire qui va d’une éducation parisienne, bourgeoise et chrétienne, à un engagement « tiers-mondiste », comme on disait dans les années 1970, puis à une posture plus académique de sage que l’on consulte et dont on cite abondamment les travaux. Une riche trajectoire d’un « catho de gauche », fidèle à l’influence de quelques maîtres à penser, progressistes, mais toujours lucides, parmi lesquels on reconnaît Albert Camus, Emmanuel Mounier, le père Lebret, Pau Ricoeur, Albert Hirschmann, Amartya Sen ou Stéphane Hessel.

L’Afrique l’a attrapé dans son grand filet, dès son affectation comme enseignant, d’abord au Cameroun (1963-1965), puis à Madagascar (1969-1974). Il ne la quittera plus. Le virus de la passion africaine l’avait gagné. Il a participé à la grande aventure de la décolonisation, après la déchirure que fut la guerre d’Algérie, mais avec l’enthousiasme des Indépendances. Il a été « coopérant », dans le sens noble d’ « opérer ensemble ». Sans condescendance, à l’écoute, il était doté d’une extraordinaire capacité à inscrire ses idées dans un cadre cohérent et à synthétiser pour mieux passer ensuite à l’action. Peut-être est-ce l’occasion de dire ce que fut la Coopération. Celle de relations guidées par des motivations mercantiles ? Celle des « affaires » de la « France-à-fric », des « biens mal acquis » et des « mallettes » ? Le réquisitoire que l’on entend parfois aujourd’hui est absurde, injuste et faux. Une injustice imbécile envers des enseignants comme Philippe Hugon, agronomes, urbanistes, vétérinaires, médecins, juristes, socioéconomistes – qui furent des dizaines de milliers et dont les motivations et les pratiques étaient bien différentes, éloignées des caricatures malveillantes. Ni des baroudeurs incontrôlables ni des boy-scouts dispendieux. Ils se distinguaient souvent par une culture spécifique, une « compétence affective » construite autour du culte du terrain, une mentalité de pionnier, une fidélité à l’Afrique, mais aussi à l’Asie ou à Haïti, sans oublier une certaine indocilité hiérarchique.

Philippe Hugon ne labourait pas la mer, il n’écrivait pas dans le sable. Son œuvre restera, comme le prouvent les huit éditions de son célèbre ouvrage Économie de l’Afrique (La Découverte) ou son dernier livre publié en 2016, Afriques entre puissance et vulnérabilité (Armand Colin). Jusqu’au bout, il a produit. Une semaine avant sa mort, le 20 avril à Versailles, il publiait même avec Naïda Essiane Ango un long papier intitulé Les Armées africaines depuis les Indépendances. Essai de périodisation et de comparaison.

Dans son autobiographie, qu’il a augmentée de plusieurs feuillets, dans son lit d’hôpital, il affirmait autant ses convictions que sa démarche :

« Comme économiste, je pense qu’il faut pour comprendre le développement partir d’un socle et de faits stylisés pour une mise en cohérence et quantification minimale. Mais cette démarche doit, pour saisir la complexité du terrain, prendre en compte les trajectoires historiques, la manière dont les hommes agissent au sein de rapports sociaux, de systèmes de représentation et de référents culturels et quel sens ils donnent à ce développement ».

En d’autres termes, il faut trouver « un entre-deux entre la transposition par décalcomanie d’un modèle mimétique supérieur et l’assignation identitaire dans une altérité irréductible » (Mémoires solidaires et solitaires, Karthala, 2013, p.59).

Les témoignages arrivent de partout. Citons par exemple celui de l’intellectuel camerounais, Jean-Pierre Elong Mbassi, qui résume l’opinion dominante :

« A de nombreuses occasions il nous a inspirés, et sa rigueur intellectuelle nous a servi de guide dans une matière où les opinions et les chapelles ont si souvent pris le pas sur le respect des faits et les leçons qu’on doit en tirer. Philippe Hugon était un scientifique engagé, parce qu’il était intimement convaincu de l’égale dignité des êtres humains, et n’acceptait pas cette condescendance qui transparaît si souvent chez ceux qu’on nomme savamment les spécialistes de l’Afrique ».

Philippe Hugon restera un acteur-auteur clé de la « conception française de développement » qui mériterait d’inspirer davantage la politique française d’aide au développement, encore trop technocratique et verticale. Celle-ci doit se construire dans l’action en partenariat, dans la connaissance intime des réalités et dans la capitalisation systématique. Vaille que vaille, elle est portée par une prise en compte de la « dimension sociale et culturelle du développement », considérant la pauvreté comme la résultante moins d’une inégalité de revenus que d’une inégalité dans l’accès aux capacités, aux actifs et aux droits qui déterminent les conditions d’existence et l’intégration sociale, et donc proposant de traiter les obstacles au développement autant dans leurs dimensions institutionnelles et culturelles qu’économiques. Il faut par conséquent accepter de s’inscrire dans la durée : le développement c’est le temps long, n’avait de cesse de rappeler Philippe Hugon. Cela signifie que les résultats à attendre de tel ou tel projet ne sont pas toujours perceptibles quantitativement à court terme, surtout lorsque ces projets visent des changements de comportements, par essence rebelles à la quantification.

Philippe Hugon expliquait comment il prit conscience que l’important n’est ni de donner un poisson à ceux qui ont faim, ni de leur apprendre à pêcher, ce qu’ils savent faire naturellement, mais de leur donner des droits de pêche et des possibilités de les exercer. Il enseignait que le développement durable nécessite des règles du jeu. D’où l’importance des « approches intégrées » et non sectorielles. Entre le tout-État, dont on connaît les possibles fâcheuses issues, et le tout-marché avec ses propres dérives, il était convaincu qu’existait une voie qui affirme certes le besoin d’État (animateur et régulateur), mais qui recherche la collaboration et le partage des rôles entre l’État, le secteur privé, les pouvoirs locaux, les organisations de la société civile et les populations en quête d’organisation. Cette collaboration nécessite un savoir-faire en matière de négociations, de médiations, auquel chaque groupe d’acteurs doit contribuer. Les divergences d’intérêts ne peuvent être négociées que si le jeu d’acteurs s’ouvre et se démocratise.

La grande communauté des « développeurs » a perdu un maître, un scientifique engagé, aimé et fort affable de surcroît, mais sa pensée continuera d’inspirer les analyses, d’aider à la compréhension des réalités complexes des pays du Sud et de suggérer que le respect de l’autre, peu importe son rang ou son statut, s’impose dans les relations qui se nouent dans la recherche du bien commun.

Projet FAIRES : pourquoi France terre d’asile s’engage

Wed, 25/04/2018 - 16:15

Fatiha Mlati, directrice de l’intégration à France terre d’asile, nous dit pourquoi France terre d’asile s’est associé au projet FAIRES (Favoriser l’inclusion sociale des réfugiés par le sport), piloté par l’IRIS, en partenariat avec la Ligue Île-de-France de Badminton, et le soutien de Solibad.

Ce programme, financé par le programme Erasmus + de l’Union européenne, s’articule autour de 3 objectifs : faciliter l’inclusion sociale de jeunes réfugiés (18-35 ans), femmes et hommes, installés en Île-de-France, suivis par l’association France terre d’asile ; encourager le débat sur la question de l’inclusion sociale des réfugiés, permettre la mise en relation de protagonistes ne travaillant pas, jusqu’alors, ensemble et mettre en lumière le rôle de l’Union européenne dans les initiatives citoyennes ; réaliser un manuel technique présentant les bonnes pratiques permettant de favoriser l’inclusion sociale des réfugiés.

Le rapport « 72 propositions pour une politique ambitieuse d’intégration des étrangers arrivant en France » mené par Aurélien Taché, député du Val d’Oise, et remis au Premier ministre, rend notamment compte de l’initiative FAIRES en ces termes : « De nombreuses initiatives citoyennes se développent dans le domaine du sport et les clubs sportifs locaux ou universitaires peuvent être des tremplins d’intégration pour les jeunes réfugiés. Il n’existe pas cependant d’initiatives des grandes fédérations sportives, à l’exception notable de celle de badminton qui a organisé en Île-de-France de mars à juin 2017, des binômes réunissant des étudiants de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et des réfugiés de 22 à 35 ans (18-35 ans depuis cette année), pour pratiquer le badminton.” (page 109).

Mon agression à Tel-Aviv

Tue, 24/04/2018 - 16:07

Invité par l’Institut français de Jérusalem pour donner une série de conférences, l’annonce de ma venue a vite suscité de véhémentes protestations. Comment osait-il inviter un antisémite animé par la haine d’Israël dans ce pays ?

Plusieurs sources m’ont mis en garde. Deux solutions étaient évoquées : le refus des autorités de me laisser rentrer ou un comité d’accueil musclé. Résolu à ne pas céder au chantage, je m’y rendais comme prévu[1].

À la douane, les formalités furent rapides. C’est après que je fus interpellé par quelques individus plus que vindicatifs. J’ai assez vite réalisé que la discussion était absolument vaine face à leur incapacité d’avoir un échange. Avec le courage que procure le fait d’être deux fois plus jeune et six fois plus nombreux, ils ont proféré les insultes les plus délirantes et grossières (où se mêlaient homophobie et islamophobie)[2]. Les yeux injectés de haine, promettant de me régler mon compte, ils ont commencé à vouloir m’entraîner de force en dehors de l’aéroport.

Je commençais à rebrousser chemin vers la douane, la vue d’un garde de sécurité ne décourageant pas ma si peu aimable escorte. Au bout de quelques minutes, des policiers sont intervenus et m’ont ramené au poste de douane. Après vérification, ils m’ont accompagné afin de m’exfiltrer, néanmoins toujours suivis par trois excités vociférant. Aucun d’entre eux ne fut interpellé.

Cette affaire illustre au plus haut point ce que je dénonce dans l’ouvrage Antisémite[3]. Je suis diabolisé par certains, alors que je n’ai jamais tenu le moindre propos antisémite, du fait de l’importation malsaine du conflit au Proche-Orient. Mes agresseurs sont intimement persuadés que je suis antisémite. Pourtant, ils n’ont rien lu de moi. Ils ont juste « entendu dire ».

Comment des individus peuvent-ils arriver à de telles violences ? À être persuadé que je mérite d’avoir les yeux crevés ? Tout simplement parce qu’ils sont chauffés à blanc par la campagne de dénigrement et de calomnie que je subis depuis 17 ans.

Ceux qui ont mis en ligne mon agression s’en sont félicités :

« De jeunes Juifs de cœur et de conscience juive l’apercevant ont décidé de l’accueillir comme il se doit. À ce titre, il est bon de rappeler que des personnalités juives pourtant favorables à la solution de deux États comme Frédéric Encel ou le journaliste Frédéric Haziza ou des signataires de JCall comme Bernard-Henri Lévy ne laissent point la place au doute sur le fait que la motivation de Pascal est tout simplement antisémite. »

Une semaine après mon agression, Pascal Bruckner me mettait encore en cause sur France inter, concernant la montée de l’antisémitisme.

Pour beaucoup, critiquer le gouvernement israélien équivaut à être antisioniste et donc antisémite. Depuis 17 ans, un mauvais procès m’est dressé alors que j’ai toujours combattu toute forme de racisme et d’antisémitisme. Mais, ceux qui ont répandu cette haine sont les mêmes qui privilégient depuis 2001 la sanctuarisation du gouvernement israélien sur la lutte contre l’antisémitisme. Le passage à la violence pour délit d’opinion est un dérapage inacceptable. Cette agression a été condamnée par le Consulat de France à Jérusalem. L’ambassade de France en Israël et le quai d’Orsay sont restés muets. Quelques médias français ont depuis évoqué l’affaire.

On peut penser que si un intellectuel français était pris à partie par certains individus mécontents de ses positions sur le Proche-Orient dans un pays du Maghreb, les réactions auraient été beaucoup plus vives. De même, si un intellectuel israélien était pris à partie à Roissy, ses agresseurs auraient été interpellés et l’ambassade d’Israël en France réclamerait des comptes à l’État français. Mais l’inverse n’est pas vrai. Mes agresseurs ont pu tranquillement rentrer chez eux, en toute impunité. Ils n’hésiteront pas à recommencer.

Pour ma part, je ne céderai pas, ni sur la liberté d’expression ni sur ma volonté de dialogue. L’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) est certainement la seule institution universitaire où sont venues s’exprimer cette année devant nos étudiants, Aliza Bin-Noun, ambassadrice d’Israël en France, et Leïla Shahid, ancienne déléguée de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne.

Je continuerai à lutter contre l’antisémitisme et le racisme antimusulman, sans jamais privilégier un combat sur l’autre.

[1] http://www.pascalboniface.com/2018/04/13/la-semaine-prochaine-a-jerusalem/

[2] Ceux qui parlent de l’antisémitisme des musulmans devraient également s’interroger sur la montée du racisme anti-arabe bien présent chez une minorité de juifs.

[3] Max Milo, 2018.

Urgence numérique pour le Sud

Mon, 23/04/2018 - 15:27

Alors que les discussions piétinent à l’ONU autour des principes et des mécanismes qui permettraient d’encadrer la « révolution numérique », celle-ci continue d’être guidée, par défaut, par et pour les intérêts des États et des multinationales du Nord. Ces derniers sont évidemment les premiers responsables de cette situation, mais ils peuvent compter, dans leurs efforts, sur la désunion et le désintérêt relatif des pays du Sud. Il y a pourtant urgence à (ré)agir.

Genève, le 31 janvier 2018. Dans l’indifférence quasi générale, le groupe de travail de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) sur « la coopération renforcée en matière de politiques publiques liées à l’internet » (WGEC, selon son acronyme anglais) achève son second mandat sur un constat d’échec. Ce bilan est dû à l’impossibilité pour les participants de se mettre d’accord sur les recommandations finales. Pour l’un d’entre eux, l’Indien Parminder Jeet Singh, cette situation a au moins l’avantage de « montrer au monde qu’il n’existe pas encore de volonté politique suffisante pour développer des mécanismes globaux appropriés de gouvernance publique de l’internet ». Maigre consolation, étant donné l’importance et l’urgence de l’enjeu. C’est que, pendant ce temps, la « révolution numérique » suit son cours. De plus en plus d’aspects de nos vies sont touchés, du travail à la santé en passant par la sécurité, l’alimentation, le transport ou encore la culture. Les coûts économiques, mais aussi politiques ou sociaux d’une non-connexion sont de plus en plus élevés, incitant même les plus réticents à se connecter quand ils n’y sont pas purement et simplement contraints par l’État ou leur employeur.

Politiser le débat sur le numérique

 Dans ce contexte, la thématique de la « fracture », voire du « gouffre » numérique qui sépare les pays riches des pays pauvres s’est progressivement installée au centre du débat mondial. De nombreux rapports ont été consacrés à la question[1], et les nouveaux « Objectifs du développement durable » de l’ONU en ont fait l’une de leurs priorités. Mais, trop souvent, avec le défaut d’en faire une question étroitement technique (comment favoriser l’accès des pays pauvres aux nouvelles technologies ?) plutôt que politique (comment s’assurer que la « révolution numérique » profite au plus grand nombre ?). Or, l’ampleur des bouleversements en cours rend justement urgente leur prise en charge politique. Et c’est encore plus le cas pour les pays du Sud, pour au moins deux raisons :

Une infrastructure numérique dominée par le Nord

 D’abord, parce que le Nord – et les États-Unis en particulier – domine largement l’infrastructure même du numérique. Rappelons, par exemple, que l’organisme en charge des noms de domaine (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers, ICANN, basé en Californie) relève toujours du droit américain[2], ce qui signifie concrètement « qu’au nom de la défense des intérêts nationaux américains, les tribunaux, législateurs ou autres agences exécutives peuvent à tout moment interférer « légitimement » dans la gouvernance technique de l’internet par l’ICANN »[3]. Ainsi, selon Parminder Jeet Singh, il n’est pas rare que des entités situées dans des pays sous le coup de sanctions américaines constatent le bon fonctionnement de leur nom de domaine perturbé, ce qui peut avoir des conséquences importantes d’un point de vue économique, mais aussi en termes de sécurité nationale. De même, les différentes technologies (hardware et software) qui permettent le fonctionnement et l’utilisation du numérique sont très largement la propriété des pays du Nord, créant un double problème de dépendance et d’adéquation de ces technologies aux contextes et besoins particuliers des pays du Sud. Même un pays comme le Nigéria, par exemple, importe jusqu’à 90% des logiciels qu’il utilise. Cette tendance est d’ailleurs encouragée par des pays occidentaux qui « offrent » souvent matériels et logiciels informatiques à leurs « partenaires » du Sud au titre de l’aide publique au développement.

Des contenus et des acteurs du numérique issus du Nord

 Ensuite, parce que les principaux acteurs (publics et surtout privés) du numérique sont au Nord. The Guardian soulignait ainsi récemment que si l’accès à internet se démocratisait à l’échelle mondiale, le contenu du web restait quant à lui profondément biaisé en faveur des pays occidentaux. En témoignent, par exemple, les 0,7% de noms de domaine enregistrés en Afrique subsaharienne, alors que la région compte 10% des utilisateurs mondiaux d’internet. Ou encore l’écrasante domination de l’anglais (60% du contenu en ligne), alors que la langue n’est parlée que par 10-15% de la population mondiale. Les populations du Sud utilisent donc de plus en plus internet, mais sans participer à en produire le contenu, ce qui renforce l’hégémonie culturelle du Nord au détriment des voix et récits des populations marginalisées.

Parallèlement, la réorganisation croissante de pans entiers de l’économie mondiale autour de « plateformes » numériques situées dans les pays du Nord soulève également des problèmes économiques et (géo)politiques cruciaux pour le Sud. En effet, pour reprendre l’analogie faite par Parminder Jeet Singh avec les relations économiques mondiales de l’ère industrielle, « les données numériques sont aujourd’hui la matière première fournie par les pays en développement aux pays développés (à commencer par les États-Unis) dans des termes extrêmement inégaux, pour que ceux-ci la transforment en « intelligence numérique » avant de la revendre aux pays en développement (ou plutôt de leur vendre ou louer de nouveaux services basés sur cette intelligence) ». Cela s’ajoute à la particularité que cette nouvelle économie de plateforme génère des monopoles sectoriels extrêmement difficiles à concurrencer et/ou à démanteler étant donnés les puissants effets de réseaux dont ils peuvent bénéficier. Sans compter les enjeux politiques et éthiques inédits que soulève cette appropriation privée et monopolistique de données individuelles et sociales qui influencent des secteurs aussi variés que l’accès à l’information, la santé publique, les transports urbains, la criminalité ou encore l’alimentation. Comme le souligne notamment un observateur africain, « individuellement et collectivement, ces compagnies en savent plus sur les populations africaines (leurs intentions, sentiments, comportements) que les gouvernements africains » …

Un Sud à la traîne et divisé

Les défis que pose la révolution numérique au Sud sont donc visibles, nombreux et urgents, car plus le temps passe, plus les écarts et les asymétries avec le Nord se creusent. Or, à en croire Parminder Jeet Singh, « rien ou presque n’a encore été fait pour développer une perspective du Sud dans ce secteur crucial ». En témoigne notamment l’échec du WGEC le 31 janvier dernier, qui doit au moins autant, selon lui, à l’absence de propositions concrètes de la part des pays du Sud qu’à la mauvaise volonté des pays du Nord. Ou encore le peu d’intérêt soulevé dans ces mêmes pays par l’avenir de l’ICANN. Pour Parminder Jeet Singh, cette situation s’explique par différents facteurs :  le découragement qu’inspire au Sud toute nouvelle initiative en matière de gouvernance mondiale à l’heure où les institutions existantes semblent déjà vaciller, la complexité et la nouveauté des enjeux soulevés par le numérique, ainsi que les faibles moyens humains et matériels dont disposent les pays du Sud pour les adresser. L’expert souligne également les divisions qui traversent les pays du Sud – que l’on a notamment pu observer récemment à l’OMC dans le cadre des discussions sur le commerce électronique[4] – ou encore « l’absence de forums mondiaux où les pays en développement pourraient se réunir et développer une vision commune, loin du regard des multinationales du numérique dont il s’agit précisément d’encadrer le pouvoir ».

Une gouvernance par défaut au profit du Nord

 Or, à l’inverse, le Nord apparaît quant à lui bien plus uni (du moins jusqu’à un certain point[5]) et conscient de ses intérêts sur ces questions, tout en disposant des moyens et des lieux institutionnels nécessaires pour les promouvoir : l’OCDE par exemple, mais aussi de nombreux sommets mondiaux sur la gouvernance de l’internet qui se multiplient aujourd’hui sous la domination quasi systématique des gouvernements du Nord et/ou des multinationales du numérique[6]. De nos jours, la position officielle des pays du Nord consiste toutefois à nier l’existence d’enjeux de politiques publiques liés à l’Internet, et encore plus l’utilité de nouveaux organes internationaux destinés à les encadrer. Ils sont, en effet, les premiers à profiter du vide politique actuel sur ces questions, multipliant en parallèle les initiatives ad hoc et les accords plurilatéraux (accords de libre-échange, régimes de propriété intellectuelle, etc.) qui dessinent une gouvernance juridique et institutionnelle par défaut du numérique dont ils sont les principaux bénéficiaires.  Cependant, pour Parminder Jeet Singh, cette stratégie n’est que transitoire : « Au fur et à mesure que le cadre juridique et politique ad hoc ou plurilatéral développé par le Nord va s’imposer globalement au point de devenir pratiquement irréversible, leur stratégie changera. Ils chercheront alors à instituer des régimes globaux solides et inclusifs de tous les pays, mais basés sur leur propre cadre par défaut, avec pour objectif d’en garantir l’application mondiale. Un tel changement peut intervenir d’ici une décennie ou plus ».

D’où l’importance d’agir maintenant.

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[1] Par exemple : Banque mondiale, « Les dividendes du numérique », Rapport sur le développement dans le monde 2016 ou encore Broadband Commission, « The State of broadband, 2017 », ITU-UNESCO.

[2] Jusqu’à l’affaire Snowden, il était également sous contrôle administratif du gouvernement américain, mais celui-ci a accepté d’abandonner cette prérogative suite au scandale causé par ces révélations.

[3] Sauf mention contraire, le reste des citations de cet article sont tirées de : Parminder Jeet Singh, « Developing Countries in the Emerging Global Digital Order », IT for Change, Inde, 2017.

[4] La Conférence ministérielle de Buenos Aires du mois de décembre dernier a ainsi vu le Sud se diviser sur cette question, nombre de pays en développement ayant en effet rejoint une initiative commune avec les pays du Nord pour travailler à une plus grande libéralisation du secteur devant le blocage de la question au sein de l’OMC.

[5] Marie Bénilde, « Joyeuse colonisation numérique », Le Monde diplomatique, novembre 2015.

[6] À commencer par les « Sommets mondiaux sur la société de l’information » ou encore les « Forum sur la gouvernance de l’Internet » de l’ONU.

Hommage à Philippe Hugon

Mon, 23/04/2018 - 15:25

C’est avec une immense douleur que j’ai appris la disparition de Philippe Hugon. Et toute l’équipe de l’IRIS partage ma peine autant qu’elle partage mon plus profond respect pour Philippe.

J’ai rencontré Philippe au Conseil de la coopération internationale, créée sur une idée de Stéphane Hessel lorsque Lionel Jospin était à Matignon en 1997. Peu après, lors d’un colloque où nous participions en commun en Afrique du Sud, Philippe m’annonçait être bientôt en retraite de l’Université Paris X où il enseignait. Je lui exprimais alors mon souhait de le voir rejoindre l’équipe de l’IRIS, ce qu’il fit pour notre plus grand bonheur et au plus grand bénéfice de l’institution.

Philippe a prouvé qu’il était possible de lier grande intelligence et immense gentillesse. Par ses écrits et ses enseignements, il a marqué plusieurs générations d’étudiants et de dirigeants politiques, tout en conservant une humilité hors du commun. Toujours disponible, il était de bon conseil, prêt à aider les jeunes chercheurs, les étudiants de l’IRIS, mais aussi son directeur. Il était réellement la personne-ressource, qui apportait toujours des solutions et jamais aucun problème. Je ne l’ai jamais vu s’agacer et encore moins s’énerver.

Sa production intellectuelle n’a jamais fait de lui l’homme d’une seule préoccupation. Il avait, au contraire, de multiples cordes à son arc, dont le chant et la troupe qu’il avait formée. Sa famille, qu’il n’a jamais négligée malgré ses nombreuses activités, a toujours été au centre de son projet de vie. Nous lui présentons nos plus sincères condoléances.

Lorsque sa maladie s’est déclarée, il nous a souvent dit la hâte qu’il avait de reprendre ses activités à l’IRIS. Et lorsqu’il réalisa que ce ne serait plus possible, il fit face avec la lucidité qui le caractérisait, et une sérénité qui force l’admiration. Jusqu’au bout, il a souhaité transmettre, corrigeant même jusqu’au dernier moment un article pour publication.

Philippe Hugon a toujours eu le goût d’apprendre aux autres comme d’apprendre des autres. L’IRIS et moi-même sommes redevables. Il restera dans nos mémoires comme un homme d’une rare humanité. Qu’il repose en paix.

« La complicité sociale dont bénéficiait l’ETA s’est dissoute »

Fri, 20/04/2018 - 17:50

La Croix : Quelle est la portée de la demande de pardon publiée vendredi 20 avril par l’ETA ?

Jean-Jacques Kourliandsky : L’organisation n’a plus aucun écho au sein même du Pays basque. Elle comptait encore 1 000 activistes, selon le gouvernement espagnol, en 2000. Elle n’en avait plus qu’une cinquantaine lors du cessez-le-feu en octobre 2011. Dans ces conditions, rendre les armes, comme ils l’ont fait l’an dernier, était assez théorique, puisqu’il n’y avait plus grand monde pour s’en servir.

Progressivement, la complicité sociale dont bénéficiait l’ETA s’est dissoute. Le mouvement politique indépendantiste basque Batasuna a pris ses distances avec l’organisation avant de finalement rompre avec ETA. Batasuna a estimé que sa démarche vers plus d’autonomie avait plus de chances de porter des fruits que des bombes. Les attentats de Madrid, en 2004 – attribués dans un premier temps à l’ETA par le gouvernement Aznar – ont été un vrai choc pour les Basques. Ces attentats islamistes ont disqualifié aux yeux de tous les Espagnols le terrorisme d’où qu’il vienne. En ce sens, le succès actuel en Espagne du livre « Patria » de Fernando Aramburu est révélateur. Il raconte l’histoire de familles basques pendant l’époque du terrorisme.

Peut-on comparer le scénario basque à ceux de l’Irlande du Nord et de la Colombie ?

J-J. K. : En Colombie, la démobilisation des FARC a concerné 7 000 combattants. C’est loin d’être le cas pour l’ETA. En Irlande, le mouvement politique Sinn Féin a pu rompre sa subordination à l’IRA, grâce à l’appui des gouvernements britannique et irlandais. Cela a permis au Sinn Féin d’imposer la paix à l’IRA.

En Espagne, les contacts entre Batasuna et Madrid ont été interrompus avec l’arrivée au pouvoir en 2011 du Parti populaire de Mariano Rajoy. La démobilisation de l’ETA est due aux pressions combinées de Batasuna et du gouvernement basque. Celui-ci est le fruit d’une alliance entre les partis nationaliste et socialiste basques.

Le parti nationaliste basque joue la carte du compromis, dans le cadre espagnol, pour négocier plus d’autonomie. Actuellement ses députés à Madrid monnayent leurs votes en faveur du budget espagnol – déterminants pour la majorité de Mariano Rajoy – contre 500 millions d’euros d’investissements dans le Pays basque.

Comment les Basques vivent-ils la situation en Catalogne ?

J-J. K. : Au Pays basque, comme en Catalogne, le gouvernement espagnol refuse tout dialogue avec les acteurs locaux politiques. Les nationalistes catalans ont considéré que ce blocage leur permettait de violer la loi. Ils sont tombés dans le piège du gouvernement espagnol qui a demandé à la justice de juger les hors-la-loi. Ce pourrissement du dossier catalan a fabriqué de la sympathie pour Madrid dans le pays.

Le parti nationaliste basque, qui représente 37 % de l’électorat de la province, ne condamne pas le parti catalan mais n’est pas d’accord avec sa stratégie. En fait, ces Basques considèrent que l’indépendantisme est une idée du XIXe siècle. Ils jouent à fond la carte de l’Europe. Elle est pour eux une machine à fabriquer une autonomie plus large. C’est cette Europe qui a signé la disparition de la peseta pour l’euro. C’est elle qui a aboli les frontières avec Schengen.

 

Propos recueillis par Pierre Cochez pour la Croix

Fin de l’ère Castro : est-ce réellement un nouveau départ pour Cuba ?

Fri, 20/04/2018 - 17:36

Cuba vit un moment historique. Unique candidat, le numéro deux du régime Miguel Diaz-Canel vient d’être élu par l’Assemblée nationale de l’île en tant président de Cuba. Cette transition marque la fin du pouvoir des frères Castro, Fidel puis Raoul, à la tête du pays depuis 1959. Le système de parti unique, dans lequel Raoul Castro reste cependant le Premier secrétaire général, interroge sur la marge de manœuvre du nouveau chef d’Etat, le castrisme ne semblant pas avoir donné son dernier mot. Pour nous éclairer, le point de vue de Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’IRIS.

Peut-on dresser un bilan des dix années au pouvoir de Raul Castro, marquant la fin de la génération historique de la révolution à la tête de l’État ?

Raul Castro a assuré une continuité évidente. Il a succédé à son frère Fidel Castro, sans toucher au gouvernement de parti unique. Cela étant, Raul Castro a durant sa présidence assoupli un certain nombre d’éléments, notamment dans le domaine des droits de l’Homme. Désormais, les Cubains peuvent avoir accès à internet et voyager à l’étranger. Dans le domaine économique, l’ancien chef d’État a favorisé le « secteur privé », sous l’appellation des personnes qui ont des activités personnelles en propre. Il a également favorisé l’accès à la terre, les terres en friche, pour des agriculteurs individuels et pour des coopératives. Il a assoupli le droit de propriété en donnant la possibilité de vendre son appartement.

L’événement marquant de ses années au pouvoir reste évidement le rétablissement des relations diplomatiques avec les Etats-Unis en 2014, confirmé par la visite de Barack Obama sur l’île en 2016.

Cela dit, il n’y a pas eu de changement fondamental dans le système politique cubain, et non plus une évolution clairement affirmée en direction d’une économie de marché, comme ont pu le faire le Vietnam et la Chine, tout en souhaitant préserver l’idéologie communiste.

Miguel Diaz-Canel va-t-il incarner une nouvelle ère ou simplement rester dans la continuité de ses prédécesseurs ? Que reste-t-il finalement de l’esprit révolutionnaire du Parti communiste cubain au sein de la population ?

Le nouveau président va se situer pour l’instant, et jusqu’à au moins 2021, dans la continuité de ses prédécesseurs. Le discours qu’a prononcé Miguel Diaz Canel, bien que né après la révolution et fêtant aujourd’hui son 58e anniversaire, aurait pu être prononcé par Raul Castro. Il devrait prendre la place de son prédécesseur au poste de Premier secrétaire général, Raul Castro souhaitant quitter la tête du parti unique en 2021. Dès lors, il sera opportun de voir à cette échéance si le nouveau président s’inscrit dans une continuité, qui est celle de maintenir l’essentiel du système en pratiquant des réformes économiques à la marge, ou s’il se révèle être un « Gorbatchev » cubain avec de profondes réformes. Pour les trois années à venir, il ne faudra pas s’attendre à quelque chose de fondamentalement nouveau de sa part.

Concernant la ferveur révolutionnaire, les Cubains participent toujours largement à la fête du 1er mai et à l’anniversaire de la révolution, mais cela relève plus du rituel social que d’une adhésion au régime, sans qu’il y ait pour autant une opposition massive à la figure des Castro, ou une remise en cause du processus révolutionnaire.

Quels sont les défis qui attendent Miguel Diaz-Canel ?

A l’heure actuelle, il ne faut pas s’attendre à une modification de la politique ainsi qu’à de grandes décisions de la part du nouveau président. Le pays est dirigé par une sorte de « consulat », Raul Castro restant le Premier secrétaire général du Parti communiste cubain (PCC). Cuba est un régime politique à parti unique, permettant au secrétaire général d’avoir un poids extrêmement important sur la politique du pays. Dès lors, Raul Castro garde les clés des grandes orientations politiques et donc une mainmise sur le futur proche de Cuba.

Les défis vont essentiellement être économiques durant le mandat de Miguel Diaz-Canel. En effet, la préoccupation de la majorité des Cubains n’est pas le changement du système politique, mais concerne davantage une amélioration de la vie quotidienne qui demeure difficile. Le nouveau président a eu un mot dans son discours au sujet de la vie des Cubains, souhaitant que son peuple puisse vivre mieux. Ce qui pose le redoutable défi de mettre un terme au double système monétaire. Au sein de la population, cette inquiétude s’illustre sous différentes formes. Avec la possibilité de sortir du pays qui n’existait pas avant 2013, il y aurait autour de 60 000 jeunes cubains qui quitteraient chaque année leur pays pour rejoindre leur famille, soit aux Etats-Unis, en Espagne ou bien en Amérique latine. Quant à ceux qui restent à Cuba, de nombreuses personnes ont deux professions, la seconde généralement liée au tourisme, pour assurer une vie convenable à leur famille. Les Cubains qui sont dans la plus grande difficulté sont ceux qui n’ont pas de famille à l’étranger qui puisse les aider financièrement, ou ceux qui ne connaissent pas de langues étrangères, les empêchant de bénéficier de la forte présence touristique à Cuba. Les retraités, bien que bénéficiant de cartes alimentaires privilégiées, sont les moins bien lotis, car cette aide ne leur permet pas de s’alimenter correctement les 30 jours du mois.

Dans ce contexte, le nouveau chef d’État va devoir faire des choix de partenariat diplomatique et économique. Il y a quelques temps, Cuba bénéficiait de livraisons de pétrole à des prix préférentiels du Venezuela, que Caracas est de moins en moins en mesure d’assurer. En 2014, La Havane a fait le pari d’une ouverture avec les Etats-Unis et l’arrivée massive de touristes. Ces espérances ont été refroidies depuis la présidence de Donald Trump. Le chef d’État nord-américain ne remet pas en cause le rétablissement des négociations diplomatiques, mais il ne souhaite manifestement pas faciliter la vie des Cubains. Le renforcement des relations avec les pays d’Amérique latine ou d’Europe s’avère également limité. Dès lors, l’option qui paraît la plus probable pourrait être un approfondissement des relations avec la Chine, une Chine affichant de nombreux intérêts dans cette région, et qui est de plus en plus déjà présente sur l’île.

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