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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
Updated: 1 month 6 days ago

« Une défaillance de l’État mutilé… »

Thu, 12/04/2018 - 09:00

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « Danser avec les États », écrit par Serge Sur dans le numéro de printemps 2018 de Politique étrangère. < <

The Politics of Securitization in Democratic Indonesia

Wed, 11/04/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Delphine Alles propose une analyse de l’ouvrage de Yandry Kurniawan, The Politics of Securitization in Democratic Indonesia (Palgrave Macmillan, 2017, 240 pages).

Cet ouvrage aborde la construction du rapport de l’État indonésien à la sécurité nationale, avant de décrire les acteurs et débats impliqués dans les processus de sécuritisation (désignation d’une menace existentielle justifiant la mise en œuvre de mesures d’exception) et désécuritisation (retrait de certaines thématiques de l’agenda sécuritaire) de deux conflits internes. Yandry Kurniawan analyse l’évolution de la perception des menaces puis l’implication militaire face à la rébellion acehnaise (jusqu’à l’accord de 2005) et aux violences interconfessionnelles aux Moluques (1999-2005).

Un retour historique souligne combien la désignation de menaces existentielles fait figure de norme en Indonésie, dès l’époque coloniale. Une forme de loi martiale est institutionnalisée sous Sukarno puis consolidée par Suharto, avec développement d’une structure militaire territoriale parallèle à la bureaucratie civile. Le principal apport théorique de l’ouvrage apparaît dans les chapitres consacrés à la transition post-Suharto, de sa destitution (1998) au milieu du second mandat de Susilo Bambang Yudhoyono (SBY) (2009). La période est marquée par l’embrasement de plusieurs conflits internes et la diffusion d’une violence de basse intensité (attentats, piraterie, criminalité). Dans ce contexte, les autorités cherchent à consolider simultanément la transition démocratique et l’appareil sécuritaire, débarrassant l’establishment militaire de ses habitudes répressives tout en recourant abondamment à une loi martiale désormais inscrite dans le droit. Les trois premiers présidents de la transition démocratique ont ainsi invoqué la loi martiale (Habibie au Timor oriental ; Wahid aux Moluques puis dans le contexte précédant sa destitution ; Megawati à Aceh). Les mandats de SBY n’ont pas non plus été exempts de mesures exceptionnelles, notamment en matière de lutte contre le terrorisme.

Les cas d’étude soulignent l’absence de linéarité de la transition entre sécuritisation et désécuritisation, alternativement mises en œuvre par les mêmes acteurs selon leur perception des menaces et du contexte, notamment de l’opinion. Ils soulignent aussi la complexité du rôle des militaires, susceptibles de devenir des partenaires nécessaires voire des amplificateurs de désécuritisation, loin de la représentation dominante qui les cantonne au rôle d’agents de sécuritisation.

Tourné vers l’étude d’acteurs nationaux et locaux, l’ouvrage aurait pu davantage souligner l’importance d’un contexte mondial susceptible d’enrayer ou de favoriser les processus de sécuritisation. C’est notamment le cas, pour des conflits à dimension religieuse, après les attentats du 11 septembre 2001 (le gouvernement de Megawati assimilant alors les rebelles d’Aceh au terrorisme global). Dans la même ligne, l’intentionnalité des parties prenantes est parfois surestimée – choix assumé dont témoigne l’évocation de « politiques de sécuritisation » –, là où les autorités procèdent souvent à une sécuritisation ad hoc face à des situations semblant mettre en jeu leur crédibilité en l’absence de réponse vigoureuse. Enfin, les particularités inhérentes à la conception même de la sécurité en Asie du Sud-Est, au-delà de l’expérience coloniale, auraient mérité d’être soulignées : la sécuritisation prend une dimension différente dans un contexte où la sécurité nationale est d’emblée conçue de manière extensive et tournée vers l’intérieur, alors que l’appareil militaire se perçoit comme un vecteur de stabilité politique.

Delphine Allès

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Boko Haram: the History of an African Jihadist Movement

Tue, 10/04/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Marc-Antoine Pérouse de Montclos propose une analyse de l’ouvrage de Alexander Thurston , Boko Haram: the History of an African Jihadist Movement (Princeton University Press, 2017, 352 pages).

Voici enfin une histoire de Boko Haram qui permet de comprendre en finesse une des insurrections djihadistes les plus énigmatiques d’Afrique. L’approche chronologique, en particulier, s’avère fort utile pour décrypter la complexité d’un mouvement qui, à partir de 2003, a connu plusieurs phases de profondes transformations, de la secte jusqu’au groupe terroriste, avec une faction affiliée à l’organisation État islamique depuis 2015. Arabophone, l’auteur a prêté beaucoup d’attention aux vidéos de propagande des insurgés, et il argue que l’on ne peut analyser Boko Haram en faisant abstraction de sa dimension religieuse, quoi qu’il en soit par ailleurs des facteurs politiques, sociaux et économiques pouvant, aussi, expliquer sa résilience face à une coalition antiterroriste qui réunit les quatre pays du pourtour du lac Tchad.

Une telle lecture permet de déconstruire les poncifs habituels à ce propos, ­notamment les représentations qui opposent un islam soufi, africain et tolérant face et un islam arabe, salafiste, « radical » et séditieux. Contrairement à la vision qu’en ont certains spécialistes du terrorisme, Thurston montre ainsi que Boko Haram n’est pas une importation saoudienne. Au contraire, le mouvement s’est développé en rupture avec les groupes wahhabites du Nigeria. Au début des années 2000, son fondateur Mohammed Youssouf a d’abord réussi à s’imposer comme le prêcheur le plus virulent de la région, en profitant de l’absence des principaux prédicateurs salafistes de la ville de Maiduguri, partis en Arabie Saoudite poursuivre leur cursus religieux à l’université islamique de Médine. Les relations entre les deux mouvances se sont ensuite dégradées très vite. À mesure que les groupes salafistes dénonçaient la déviance doctrinale de Mohammed Youssouf, celui-ci s’est radicalisé et a musclé son discours contre l’État nigérian. En 2009, il devait finalement appeler au djihad pour venger des membres de la secte abattus sans sommation par la police. L’exécution extrajudiciaire de Mohammed Youssouf précipita alors Boko Haram dans une autre dimension, celle de la clandestinité, du terrorisme et, bientôt, du massacre et de la guerre civile dans les régions riveraines du lac Tchad.

Pour autant, le mouvement a continué à revendiquer des positions religieuses. Rejeté en 2016 par l’organisation État islamique, le successeur de Mohammed Youssouf, Aboubakar Shekau, a par exemple accusé la faction de son rival d’avoir basculé dans le murjisme (murji’ah). Cette école théologique, qui date du Moyen Âge, considérait que seul Dieu pouvait juger des péchés des croyants. Elle est aujourd’hui déclarée impie, car elle va à l’encontre de la position des clercs qui attribuent aux imams et aux juges de la charia le soin de prononcer des anathèmes et, pour les salafistes les plus radicaux, d’excommunier (takfir) les déviants. Le débat n’est pas clos, mais il revêt toute son importance quand on sait que Boko Haram tue essentiellement des musulmans et non des chrétiens, minoritaires dans la région. À sa manière, le livre de Thurston nous renvoie ainsi à la question fondamentale des relations entre la religion et des États défaillants qui n’ont pas réussi à gérer leur héritage islamique et les demandes de justice sociale à travers la charia.

Marc-Antoine Pérouse de Montclos

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Foreign Service: Five Decades on the Frontlines of American Diplomacy

Mon, 09/04/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Pierre Melandri propose une analyse de l’ouvrage de James F. Dobbins, Foreign Service: Five Decades on the Frontlines of American Diplomacy (Brookings Institution Press, 2017, 336 pages).

Comme le titre de l’ouvrage l’indique, de 1967 à 2014 (avec une parenthèse de onze ans à la Rand), James Dobbins a été aux avant-postes de la diplomatie américaine. Il a eu, à ce titre, l’occasion de travailler avec nombre de responsables des États-Unis mais aussi d’interlocuteurs étrangers, dont il dresse souvent des portraits incisifs et pénétrants. Il a aussi vécu directement le poids des contraintes intérieures sur l’élaboration de la politique extérieure : l’influence des lobbies ou préoccupations partisanes sur des dossiers comme Cuba ou Haïti ; ou, plus encore, les prérogatives du Congrès. Ainsi, pour s’être injustement attiré la vindicte du sénateur Jesse Helms, il s’est vu à jamais écarté de tout poste d’ambassadeur, un véto qui l’a amené, dans la seconde partie de sa carrière, à embrasser diverses missions d’envoyé spécial du président ou du secrétaire d’État.

Agréable à lire, l’ouvrage est riche en informations sur les multiples dossiers dont, dans ces années de pax americana, l’auteur a été conduit à s’occuper. Sa lecture révèle, au fil des pages, l’impact du passage du temps sur le fonctionnement de la « république impériale » : l’alourdissement des instances de discussion, le recul du département d’État face au Pentagone et, plus encore, à la Maison-Blanche ; l’ouverture progressive aux femmes d’un corps diplomatique au départ presque uniquement masculin et blanc. Plus encore, le livre illustre fidèlement le glissement des théâtres et des enjeux.

À ses débuts ainsi, la carrière de l’auteur le conduit à s’occuper presque exclusivement des questions européennes. Il va notamment être le témoin de la création, dans le plus grand secret, du « Quad » ; se valoir – à tort, comme il s’efforcera de le démontrer par la suite – l’image d’un adversaire de l’Union européenne pour s’être opposé à la volonté de Paris d’assurer un début d’autonomie militaire à cette dernière ; suivre le dossier du Kosovo, de la conférence de Rambouillet jusqu’à ce qu’il considère comme une entreprise de nation-­building couronnée de succès. Il travaillera même à l’organisation de la première « révolution de couleur », celle contre Milosevic en Serbie.

À cette époque pourtant, il a déjà été amené à participer au nouveau type de mission où, après la guerre froide, l’Amérique va toujours plus se lancer : la stabilisation, voire la démocratisation, de zones dont il n’était pas jusqu’ici familier. Ce qui nous vaut des développements souvent captivants sur la Somalie, Haïti et, par-dessus tout, l’Afghanistan où, sous Barack Obama, un Hamid Karzai se révèle un obstacle aussi frustrant que les talibans ou le Pakistan. Aux yeux de l’auteur, il est vrai, les difficultés auxquelles l’Amérique est alors confrontée résultent moins de l’ambition que s’est fixée l’administration Bush-fils que de son refus de se donner les moyens qui auraient permis de la réaliser.

On peut se demander dans quelle mesure cet optimisme, probablement excessif, n’est pas une projection de son expérience en Europe sur un monde très différent. Il n’empêche ! Diplomate chevronné, James Dobbins nous offre un témoignage de première main et de précieuses réflexions sur près d’un demi-siècle de politique étrangère américaine. Il rappelle, ce faisant, l’utilité d’un département d’État marginalisé et même dénigré par l’actuel président.

Pierre Melandri

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Que faire en Indochine ?

Fri, 06/04/2018 - 10:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « Que faire en Indochine ? » a été écrit par Maurice Gassier, et publié dans le numéro 2/1947 de Politique étrangère.

C’est bien plus que le sort de l’Indochine qui est aujourd’hui en jeu. Du fait de ce que nous saurons réaliser en Indochine, la balance de notre destin oscillera entre deux images extrêmes. L’une est celle d’une France à la tête, par une puissance d’attraction plus sentimentale et intellectuelle que matérielle, d’un groupement de cent millions d’hommes pour lequel elle aura su trouver la formule qui lui assure un certain ordre spirituel d’unité ; l’autre est celle d’une France recroquevillée dans son territoire au bout de l’Europe, comptant 41 millions d’habitants, qui, dans cet espace vital diminué, mènera une vie appauvrie de possibilités disparues.

Première partie Avant 1939

La politique. — L’Indochine, ou, comme on commençait à dire, l’Union indochinoise, était de fait une fédération de cinq États, qu’on appelait « Pays ». La Fédération gouvernait les Indochinois pour ce qui touchait à la monnaie, aux douanes et régies, à l’enseignement moyen et supérieur, aux grandes voies de communication, aux grands travaux publics. L’armée et les relations extérieures étaient du domaine de la métropole ; cependant l’Indochine avait fini par obtenir l’autorisation de conclure un traité de commerce avec la Chine.

Les populations, indigène et française, participaient assez largement à leur gouvernement. A l’échelon Fédération, le Grand Conseil, composé pour moitié d’indigènes et pour moitié de Français, disposait de pouvoirs étendus, plus étendus en pratique qu’en théorie. En fait, il était maître du budget. En Cochinchine, le pays de beaucoup le plus évolué, le Conseil colonial, également à composition paritaire, disposait de pouvoirs plus étendus que le Conseil général d’un département français,

Dans ces deux assemblées, les délibérations en commun produisaient d’excellents résultats. D’année en année, on voyait les indigènes améliorer leurs méthodes de discussion, parvenir à des vues plus larges, s’ouvrir à la compréhension de l’intérêt public. En Annam comme au Cambodge, il y avait deux assemblées distinctes, l’une indigène, l’autre française. Ce système fonctionnait moins bien. Il manquait aux assemblées indigènes le ferment français. Chaque pays avait son code civil et son code pénal. Les particularités locales de mœurs et de coutumes étaient ainsi respectées.

On ne remarquait aucune tendance à une fusion des trois pays à population en majorité annamite, la Cochinchine, l’Annam et le Tonkin ; les différences de progrès culturel, de niveau matériel et même la divergence naissante des langues s’y opposaient. On pouvait plutôt noter un sentiment de jalousie du Tonkin et du Nord-Annam pour la Cochinchine et, en retour, de celle-ci un sentiment de méfiance, nuancé d’un peu de mépris, pour les demi-barbares du Nord. L’idée-force de la communauté de race ne jouait pas.

L’économie. — Du point de vue économique, le développement des échanges intérieurs, né des grandes voies de communication, de l’achèvement du chemin de fer transindochinois en 1936, témoignait que la conception de l’unité indochinoise, issue du cerveau de Doumer, était conforme à la réalité. L’Indochine devenait de plus en plus chaque jour une unité économique dont chaque partie bénéficiait de l’existence des autres. Parallèlement, on assistait, phénomène émouvant, à la naissance de là nationalité indochinoise. Tonkinois, Cochinchinois, Cambodgiens prenaient de plus en plus clairement conscience d’appartenir, en plus de leur pays d’origine, à un groupement politique d’ordre supérieur. Ce sentiment nouveau d’appartenance oblitérait peu à peu les rancœurs et les craintes nées d’une histoire toute récente.

On commençait à oublier que les Annamites, peuple prolifique et belliqueux, étaient en quelques siècles descendus du Tonkin pour exterminer ou asservir les Chams, dont l’empire correspondait à peu près au Centre et au Sud-Annam, pour s’infiltrer en Cochinchine, peuplée de Cambodgiens et de Chams, par petits paquets au XVIIIe siècle, en nombre plus considérable à partir du début du XIXe siècle. Le Cambodgien et le Laotien se laissaient aller à oublier qu’ils avaient appelé notre protectorat pour que nous les protégions des Annamites ; pour eux, ces Annamites tendaient à devenir des compagnons de travail dans la même tâche commune.

La langue française. — Dans ce cadre politique et économique, les progrès moraux, intellectuels, matériels étaient rapides, discernables d’année en année. Parmi ces progrès, le principal peut-être, par sa puissance d’unification, était la reconnaissance du fait que la langue française est un instrument de culture, de civilisation et de progrès très supérieur aux langues locales (il est impossible de démontrer rigoureusement un théorème de géométrie en annamite, nous disait un ingénieur annamite, ancien élève de l’Ecole Centrale). Il y avait une ardeur telle à apprendre le français et une telle fierté à le savoir, qu’on pouvait affirmer qu’avec une administration intelligente et sachant utiliser les moyens modernes de diffusion, le français pouvait devenir en deux ou trois générations la langue maternelle de tout Indochinois.

Les ombres

Quelques ombres cependant à ce tableau.

L’ingérence du ministère des Colonies. — D’abord le malaise, l’impatience que causaient à tout Indochinois, français ou indigène, les intrusions incessantes du ministère des Colonies et de ses services dans des questions qui, évidemment, concernaient au premier chef les Indochinois, et que les Indochinois étaient manifestement bien mieux en état de traiter que ces cellules à croissance désordonnée, mais peu compétentes, qu’étaient les services de la rue Oudinot.

Ces frictions constantes avec le ministère des Colonies contribuaient d’ailleurs à développer ce sens de nationalité indochinoise dont nous venons de parler. La Jeune nation Indochine, prenant conscience de son existence, réclamait, avec une impatience sans cesse accrue, son autonomie douanière, financière, législative. Elle ne voulait plus être régie, pour les grandes et les petites choses, par des décrets du ministère des Colonies.

L’envahissement des services civils. — Ensuite, à l’intérieur, la part envahissante prise par le corps des administrateurs des services civils de l’Indochine dans l’administration du pays. Ce corps avait réussi à substituer, surtout au Tonkin, son administration directe à celle établie par le traité de protectorat, et incessantes étaient les plaintes, émanant de la Cour de Hué ou d’autres quartiers, qui demandaient le retour au régime du protectorat.

Les provinces. — Ce corps des services civils faisait le plus lourdement sentir son poids à l’échelon de la province. Pratiquement, l’homme de la rue, qui est en Indochine l’homme de la campagne, n’a que de faibles contacts avec le gouvernement fédéral ou celui des pays, mais des contacts fréquents avec l’administration de la province. Le bât blesse là où il porte, et c’est à l’échelon province qu’il portait, parfois durement. Animés certainement d’excellentes intentions, en immense majorité personnellement honnêtes, les administrateurs des provinces n’en agissaient pas moins en satrapes, faisant ce qu’ils pensaient être du bien à leurs administrés, mais toujours par voie de sic voîo, sic jubeo, et jamais en collaboration avec eux. Leur intervention descendait dans les plus petits détails de la vie, prétendant par exemple parfois réglementer le droit de sortir de la province pour aller chercher du travail ailleurs.

La révolte des ducs de Bourgogne. — Une autre cause de malaise, mais que seuls percevaient les observateurs qui avaient les antennes les plus délicates, était ce qu’ils appelaient la révolte des ducs de Bourgogne contre leur suzerain. Nous entendons par là l’effort patient et obstiné de ceux des administrateurs des services civils qui étaient placés à la tête d’un pays : les chefs d’administration locale, pour augmenter leurs pouvoirs propres aux dépens de ceux du gouverneur général, chef de la Fédération. Imbus d’un esprit particulariste très accentué, avec des œillères pour tout ce qui était au-delà de leur pays, manquant en général de l’envergure d’esprit et de la culture qui leur auraient permis de saisir la nécessité d’un gouvernement fédéral fort, en certains domaines limités, ces chefs d’administration locale n’avaient qu’un objectif : devenir des roitelets indépendants et miner l’autorité fédérale. […]

La situation aujourd’hui

Mais nous voici parvenus à l’effondrement du Japon, aux tragiques événements de septembre 1945, où aucune force organisée ne contenait les meneurs annamites, aux massacres de Français et d’indigènes que chacun connaît. Il est inutile de revenir sur ces événements. Rappelons seulement en quelques mots les traits saillants de la situation d’aujourd’hui.

Sauf au Cambodge et au Laos, îlots de paix, c’est partout un régime de terreur où les Annamites souffrent infiniment plus que les Français. Pillages, actes de violence, massacres partout. Une population paisible et qui aspire au retour de l’ordre, violentée, dominée par les brutalités de quelques jeunes hommes, qui se terre et n’ose même plus lancer vers nous les demandes de secours qu’elle nous adressait il y a quelques mois. La récolte d’une notable partie de la Cochinchine paraît compromise par l’interdiction de moissonner et de transporter qui émane des bandes. Ainsi seront peut-être annulés les efforts des riziculteurs français qui avaient été les seuls à rassurer leurs fermiers et à mettre leurs terres complètement en culture. Les plantations d’hévéas, qui fonctionnaient au ralenti avec ceux de leurs travailleurs que les Japonais ou le Viet-minh n’ont pas fait périr ou n’ont pas emmenés, peuvent espérer des jours un peu moins sombres à la suite de la découverte du camp qui les harcelait, habilement dissimulé dans la forêt et commandé par un capitaine japonais.

Les Cochinchinois n’ont pas confiance en nos desseins. — Cependant, dans cette épreuve de force, la population cochinchinoise n’ose pas encore revenir à nous, malgré son désir de sécurité et d’ordre. Elle n’a pas confiance dans la fermeté de nos desseins. Elle craint que nous la livrions aux bandes du Viet-minh. Ainsi, depuis quinze mois, la situation s’est terriblement aggravée. Dans quel ordre énumérer les erreurs commises ? Suivons l’ordre géographique.

Le complexe d’infériorité. — En France, nous trouvons à l’origine de tout ce complexe d’infériorité qui nous fait nous dénigrer et ajouter foi à tout ce qui vient de loin. On prêtera toujours une oreille plus attentive aux propos d’un Persan qu’à ceux d’un Français. L’œuvre de la France en Indochine, admirable malgré ses imperfections et ses déficiences, est tenue pour négligeable. C’est un actif que nous abandonnons. La loyauté, la bonne foi, le savoir des Français qui vivent là-bas sont suspects ou tenus pour inexistants. Lorsqu’un agent du Viet-minh et un Français apportent deux affirmations opposées, c’est le premier qui trouve créance.

Paris mal informé. — Il y a de plus cette illusion qu’une situation aussi complexe peut être mieux connue et jugée de Paris que sur place. Paris, fatalement incomplètement renseigné, n’ayant aucun moyen de juger sainement d’un milieu, d’une psychologie et de circonstances aux antipodes de tout ce qu’il connaît, ne se contente pas de donner des directives très générales, faisant confiance à ses envoyés pour les faire passer, dans la mesure du possible, dans le domaine des faits. Il intervient dans les détails d’exécution. Ceux qui ne savent pas dirigent les actes de ceux qui savent, ou devraient savoir.

Parmi les personnalités que la France a envoyées en Indochine, trop nombreuses ont été celles qui sont arrivées, sachant déjà au débarqué ce qu’il faut faire, apportant des jugements préconçus que le contact avec les réalités ne modifiera pas.

Pas d’unité d’action à Paris. — II n’y a pas d’unité d’action à Paris. Alors qu’il est évident qu’il faut laisser l’Indochine s’administrer elle- même dans une mesure infiniment plus grande que par le passé, ces cellules cancéreuses que sont les services des ministères continuent à se développer en assimilant toujours un peu plus de substance coloniale.

Ainsi, en février 1946, l’Indochine apprend que son service géographique sera désormais subordonné à un inspecteur général des services géographiques des colonies, et que c’est Paris qui décidera chaque année pour elle de quels territoires elle a le besoin le plus pressant de voir établir la carte. En mai 1 946, Hanoï, aux mains du Viet-minh, à qui nous avons dit qu’il va l’administrer lui-même, reçoit de la rue Oudinot l’injonction d’établir un plan d’urbanisme qui sera approuvé par le ministre des Colonies.

L’Indochine trouve tout naturel que ses grandes liaisons aériennes internationales soient assurées par Air-France. Mais pour son réseau de lignes aériennes intérieures : Saïgon-Phnom Penh, Saïgon-Dalat, Saïgon-Hanoï, etc., elle trouvait tout aussi naturel d’en être maîtresse ; elle ne demandait pas mieux, d’ailleurs, que de s’assurer pour cette exploitation le bénéfice d’une très large collaboration d’Air-France. Mais il paraît que c’est trop demander et que l’Indochine ne doit pas avoir ses propres lignes aériennes. Et cependant quel meilleur moyen d’attirer les États indochinois à une fédération que leur montrer que cette fédération vit, agit ? […]

Lisez l’article en entier ici.

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« Une mythologie de l’État supplémentaire »

Thu, 05/04/2018 - 09:00

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « Les États au Moyen-Orient : crise et retour », écrit par Dorothée Schmid, responsable du Programme Turquie contemporaine/Moyen-Orient de l’Ifri, dans le numéro de printemps 2018 de Politique étrangère. < <

The New Geopolitics of Natural Gas

Wed, 04/04/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre Énergie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Agnia Grigas , The New Geopolitics of Natural Gas (Harvard University Press, 2017, 416 pages).

Cet ouvrage arrive en principe à point nommé : les marchés du gaz naturel connaissent des bouleversements profonds depuis que les États-Unis sont en passe de devenir l’un des premiers exportateurs de gaz naturel liquéfié (GNL) au monde, tout comme l’Australie. Les fournisseurs traditionnels, Russie ou Qatar, font face à l’arrivée de nouveaux concurrents transformant des marchés jusqu’alors très régionaux en un marché de plus en plus global. Mais l’analyse laisse une place prépondérante à l’offre tandis que les bouleversements liés à la demande sont négligés.

Or c’est là que se joue en grande partie la nouvelle géopolitique des marchés gaziers : les discussions et politiques de la transition énergétique menées dans l’Union européenne (UE), et qui vont redéfinir le rôle du gaz naturel à l’horizon 2050, sont complètement sous-évaluées. Pourtant l’UE est et restera le troisième marché gazier mondial. Il en va notamment du rôle du gaz pour la production d’électricité dans un bouquet électrique décarboné, des gaz renouvelables, et des enjeux liés à la mobilité propre. À l’échelle globale, la géopolitique du gaz est aussi bouleversée, côté demande, par l’arrivée de nouveaux importateurs de GNL dans les pays émergents.

D’une manière générale, c’est la question du rôle des consommateurs qui mériterait d’être aussi au centre d’une telle analyse : sont-ils prêts à acheter le gaz à n’importe quel prix, en Europe, en Chine ou dans d’autres pays émergents ? Comment faire face à la concurrence du charbon peu cher et souvent disponible en abondance comme ressource intérieure pour la production d’électricité dans de nombreux pays émergents ? À quelles conditions le gaz peut-il jouer un rôle clé dans la transition énergétique ? Quel peuvent être ce rôle, et ses conséquences, pour les producteurs et les investisseurs ? Quels bouleversements dans les équilibres cela implique-t-il ? Qui dans le monde détient encore des ressources pouvant être développées et mises sur les marchés à des prix compétitifs ? Et quels nouveaux systèmes d’approvisionnement, ou technologies, sont amenés à jouer un rôle clé ?

En revenant longuement sur l’histoire des exportations américaines de GNL, le rôle de la Russie et de l’Ukraine comme pays de transit, ou encore celui des producteurs de la Caspienne, l’ouvrage n’apporte pas d’éléments analytiques ou informationnels nouveaux, et ces enjeux sont déjà connus et documentés. Ce qui tend à faire de cet ouvrage une énième analyse descriptive qui n’apporte pas les bonnes clés pour répondre aux grandes questions d’aujourd’hui, pour cette industrie ou au niveau des politiques publiques. L’ouvrage prédit un recul de l’influence russe du fait de l’érosion des parts de marché de Gazprom dans ses marchés traditionnels : en 2016 et 2017, le gaz russe vendu par Gazprom ne s’est jamais aussi bien porté sur les marchés européens. Le gaz russe est plus compétitif que le GNL, notamment américain, qui s’est pour l’instant vendu dans les pays émergents.

Si les aspects de demande pour le GNL américain en sont presque réduits à l’analyse des capacités de regazéification disponibles dans le monde, l’ouvrage a cependant quelques mérites : celui de souligner que l’émergence des États-Unis comme l’un des principaux exportateurs de GNL va renforcer la sécurité des marchés gaziers car les exportations américaines seront très flexibles, susceptibles de répondre rapidement à des variations de prix partout dans le monde.

Marc-Antoine Eyl-Mazzega

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L’Union européenne et la paix

Tue, 03/04/2018 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Zéphyr Dessus propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Anne Bazin et Charles Tenenbaum, L’Union européenne et la paix (Presses de Sciences Po, 2017, 240 pages).

Quel rôle l’Union européenne (UE) peut-elle jouer dans la gestion de conflits, la médiation, et in fine le maintien de la paix dans le monde ? C’est à cette question qu’une équipe de dix chercheurs internationaux dirigée par Anne Bazin et Charles Tenenbaum, deux maîtres de conférences distingués, essaie de répondre. Depuis Jérusalem, Amsterdam ou bien encore Cardiff, les contributeurs apportent leur expertise à cet ouvrage ambitieux et détaillé. C’est bien l’approche interdisciplinaire de ce travail ainsi que la variété des thématiques abordées qui font sa richesse.

L’ouvrage débute par une analyse des relations entre la Commission européenne et les organisations non gouvernementales, se focalise ensuite sur le développement des outils de médiation européens, avant de présenter un état des lieux des capacités militaires de l’UE. Les chapitres suivants abordent la question d’un peacebuilding européen et du tournant stratégique enclenché ces dernières années par les traités de Maastricht et Lisbonne. Les chercheurs s’appuient enfin sur trois études de cas (le processus de paix israélo-palestinien, l’instabilité somalienne, et la pacification du Caucase) pour présenter une évaluation concrète de l’action européenne sur le terrain.

De manière générale, l’ouvrage fait un bilan mitigé de la capacité de l’UE à promouvoir la paix dans le monde. En dépit de progrès considérables, notamment en termes de prérogatives politiques et juridiques – la création du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), le développement d’outils militaires, ou encore l’établissement d’une politique coordonnée d’aide au développement –, les lacunes militaires et les paralysies internes à l’Union l’empêchent de s’imposer comme un acteur crédible face aux grandes puissances.

L’exemple des battlegroups est frappant. Alors que l’Union s’est dotée en 2007 de bataillons prêts à intervenir à tout moment aux quatre coins du globe, ceux-ci n’ont jamais été déployés. Un manque de volonté politique des États membres, des financements collectifs trop maigres, et la primauté des intérêts nationaux ont immobilisé ce mécanisme. On constate de fait que durant les grandes crises – guerres de Yougoslavie, Afghanistan ou Libye par exemple – l’UE s’efface derrière les États et l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).

Mais l’Union garde une influence majeure sur la scène internationale. Sa force actuelle réside principalement dans sa capacité à agir en amont et en aval des conflits. Impuissante durant les guerres des Balkans, elle a maintenant pris le relais en déployant des opérations qui contribuent à stabiliser la région. Absente durant l’intervention en Libye, l’UE s’est réinvestie dans la gestion post-conflit à travers de nombreuses aides financières et une mission d’assistance. Spectatrice en Ukraine et en Syrie, on peut néanmoins imaginer qu’elle aura un rôle fondamental à jouer dans leur reconstruction. Son rôle de médiateur s’étant graduellement institutionnalisé au sein du SEAE, l’UE dispose maintenant d’un véritable service permanent de médiation. La politique européenne de développement reste également un atout majeur pour atteindre ses ambitions.

Cet ouvrage se présente donc comme une véritable grille de lecture permettant de comprendre comment l’Union européenne œuvre pour la paix dans le monde, et quels sont les instruments variés dont elle dispose pour tendre vers cet objectif.

Zéphyr Dessus

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False Dawn: Protest, Democracy, and Violence in the New Middle East

Mon, 02/04/2018 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Clément Steuer propose une analyse de l’ouvrage de Steven A. Cook , False Dawn: Protest, Democracy, and Violence in the New Middle East (Oxford University Press, 2017, 360 pages).

Ce livre tente d’expliquer comment l’espoir des printemps arabes a laissé si rapidement place à une régression violente et autoritaire au Moyen-Orient. L’auteur étudie principalement quatre pays de la région : la Tunisie, l’Égypte, la Libye et la Turquie. Selon lui, trois facteurs sont à prendre en considération pour comprendre cet échec : le caractère en dernière analyse non révolutionnaire des soulèvements, la capacité des dirigeants à manipuler à leur avantage les institutions, et l’importance des questions identitaires.

Travaillant au Council on Foreign Relations, l’auteur entend jouer un rôle de prescripteur auprès de l’administration américaine. Dès le premier chapitre, il illustre la manière dont cette dernière a été prise de court par les événements, et rappelle l’engagement de l’administration Bush en faveur de la démocratie dans la région au cours de la précédente décennie, même s’il conteste le discours des néo-conservateurs prétendant que le désir de démocratie serait né de l’invasion de l’Irak. Le cinquième chapitre, qui précède immédiatement la conclusion de l’ouvrage, est d’ailleurs entièrement consacré à l’impuissance des États-Unis au Moyen-Orient, et plaide pour une plus grande fermeté de Washington sur les principes, ce qui, à défaut d’influer sur le déroulement des événements, pourrait au moins éviter d’alimenter l’anti-­américanisme de tous les camps en présence, encouragé par l’illisibilité de la politique de Washington.

Le cœur de l’ouvrage est, lui, consacré à l’évolution politique interne des quatre pays, avec une solide discussion de la littérature scientifique sur les notions de révolution et de démocratisation. Dans le premier chapitre, l’auteur rappelle les espoirs de la période 2011-2013, au cours de laquelle la Turquie faisait figure pour le monde arabe de modèle précurseur d’une intégration des islamistes au jeu politique, par la grâce des procédures démocratiques. Dans le deuxième chapitre, l’auteur se penche sur le contexte économique et social des soulèvements : une croissance économique soutenue et des différences de revenus somme toute modestes, mais un taux de chômage élevé, notamment chez les plus jeunes. Les revendications économiques, confuses, auraient été liées aux aspirations à la démocratie par le biais de la notion de dignité (Karâma). Le troisième chapitre décrit la transmutation des espoirs en angoisses dans les quatre pays, cherchant à identifier dans chaque cas le point de bascule.

Enfin, le quatrième chapitre revient sur les trois facteurs définis en introduction. Chacun d’eux mériterait une discussion : le premier a tout d’un argument circulaire (l’absence de transformations politiques s’expliquerait par le fait que les soulèvements n’étaient pas révolutionnaires, puisqu’ils n’ont pas apporté de transformations), et les deux autres ne sont pas spécifiques au Moyen-Orient, et n’expliquent donc pas pourquoi la démocratisation a échoué ici quand elle a réussi ailleurs. De ce fait, l’on n’est pas forcé de partager le pessimisme de l’auteur quant à l’avenir de la région, promise selon lui à de longues années de violence et d’autoritarisme.

Ces réserves mises à part, le constat selon lequel les printemps arabes auraient échoué en même temps que leur modèle turc s’abîmait est pertinent, et constitue sans conteste une grille de lecture intéressante de la dynamique des dernières années.

Clément Steuer

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La situation militaire d’Israël

Fri, 30/03/2018 - 11:25

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez désormais « l’archive de la semaine ».

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L’article « La situation militaire d’Israël » a été écrit par l’historien et journaliste Paul Giniewski, et publié dans le numéro 1/1962 de Politique étrangère.

Si les problèmes d’Israël, après le coup d’État syrien de septembre 1961, avaient paru, du jour au lendemain, allégés de la menace redoutable que présentait l’union des puissantes armées syrienne et égyptienne, ils se compliquaient bientôt par un accroissement spectaculaire de la puissance égyptienne. On apprenait en effet la création de trois brigades nouvelles et d’une garde nationale, l’arrivée dans les ports égyptiens de nouvelles unités navales fournies par l’U.R.S.S., l’équipement de ports égyptiens (avec l’aide probable de techniciens soviétiques) pour l’approvisionnement d’une flotte puissante, comme la flotte soviétique, l’ouverture de négociations pour l’équipement en MIG 19 de trois nouvelles escadrilles égyptiennes, le séjour, enfin, d’une mission soviétique au Caire, dirigée par le ministre des centrales électriques de l’U.R.S.S., dont les conversations, a-t-il été précisé officiellement, « déborderont le cadre de la question des travaux du barrage d’Assouan et envisageront l’extension des relations économiques entre l’U.R.S.S. et la R.A.U., avec la possibilité d’une assistance économique nouvelle de l’Union Soviétique sous forme d’un prêt consenti, pour permettre l’exécution des nouveaux plans de développement économique du pays ».

Ce palier spectaculaire du réarmement de l’Égypte représente certainement une menace supplémentaire et grave pour la sécurité d’Israël, et, par la remise en train de la guerre froide au Moyen-Orient, un motif d’inquiétude sérieux pour l’Occident.

Les nouvelles fournitures grossissent démesurément une flotte qui comptait déjà 10 destroyers, 12 sous-marins, 48 vedettes lance-torpilles, des dragueurs, des péniches de débarquement, et qui doit recevoir prochainement, selon l’organe de la flotte britannique, deux croiseurs ! Les bases navales, quelle que soit leur destination théorique, dans le cadre de la stratégie globale de l’État-major soviétique, serviront en pratique, comme jadis les bases britanniques de la région de Suez, cédées en fin de compte à l’Égypte, comme les bases installées en 1955 et 1956 dans le Sinaï, à faire pression sur le seul Israël.

« Grâce aux nouvelles acquisitions », a déclaré un porte-parole égyptien, « les forces navales égyptiennes constituent aujourd’hui la flotte la plus puissante dans le Moyen-Orient ».

« Et nos forces sont maintenant capables d’asséner un coup mortel à Israël », ajoutait le maréchal Amer, ministre de la guerre d’Égypte.

Nous nous proposons d’analyser ici la nature exacte du péril, tel qu’il se présente pour Israël après la rupture de la RAU et les nouvelles fournitures soviétiques à l’Égypte, et les conséquences politiques et militaires qu’il peut entraîner dans le proche avenir.

Le faux retour du « père prodigue »

En octobre 1961, peu après la rupture de la RAU, paraissait dans la presse israélienne une caricature de Dosh, le plus mordant de ses satiristes, intitulée « le retour du père prodigue». On y voyait un Nasser contusionné, le bras en écharpe, revenant penaud à la maison, après aventures, bordées et déboires, et attendu sur le seuil de sa hutte délabrée par une marmaille en guenilles et une épouse résignée qui lui tend les bras, et dont l’œil s’allume d’une lueur d’espoir. Et la légende de ce « cartoon » qui s’en serait même passé, tant il est parlant et éloquent, fait dire au peuple d’Égypte : « il paraît que tu vas t’occuper de nous »…

La caricature traduisait bien les idées que l’on se faisait, il y a quatre mois, sur la leçon qu’aurait tirée Nasser de l’écroulement de la RAU.

« La libération de la Syrie du joug égyptien, écrivait David Siton, a mis un terme au rêve du dictateur du Caire de régner sur le monde arabe. Elle a aussi dégrisé les meneurs du mouvement pan-arabe et l’on est fondé d’espérer que dorénavant ils seront plus réalistes à l’égard d’Israël et renonceront à une politique d’hostilité aveugle que seule explique une émotivité passionnelle sans justification. »

Les déclarations mêmes du raïs avaient servi à créer l’illusion. Il avait promis de se consacrer à l’établissement du socialisme dans son pays ; à remettre en état les structures intérieures. On n’avait pas compris alors que le « front intérieur » ne désignait nullement la misère à enrayer, la corruption à déraciner, le mécontentement croissant à apaiser par des réalisations positives, mais une nouvelle opération d’escamotage politique des problèmes, et qu’au lieu de bâtir, on jetterait à la populace les instituteurs et diplomates français, les Juifs étrangers, qu’on nationaliserait des terres, qu’on confisquerait de nouveaux biens. En un mot, qu’il s’agissait, quand Nasser donnait l’impression qu’il allait s’occuper des siens, d’un tour de vis supplémentaire, et non pas d’un desserrement de l’étau. Il n’en était pas autrement sur le front politique israélien, où Nasser réattaquait presque immédiatement. « Le soulagement que nous avons éprouvé en Israël, me disait un colonel des blindés, a été de courte durée, et basé sur une illusion. Il me rappelle l’anecdote de la chèvre et du rabbin. »

« Un pauvre berger était allé trouver le rabbin pour se plaindre de l’étroitesse de sa cabane. Je ne peux plus y tenir, lui disait-il, avec ma femme et mes trois enfants. »

« Pour tout remède, le sage rabbin lui avait enjoint d’ajouter » chaque matin, une chèvre de son troupeau à la hutte déjà surpeuplée, et de venir le revoir quinze jours après. Le berger, simplet, confiant dans la sagesse du rabbin, avait obéi à la lettre, et s’était retrouvé quinze jours plus tard, avec femme, enfants et 15 chèvres dans sa hutte. Alors le rabbin lui avait dit : maintenant, retourne chez toi, et fais sortir les chèvres. » « Ce que fit notre berger, et il eut soudain l’impression de vivre dans un palais spacieux. C’est exactement ce qu’a éprouvé Israël quand les Syriens se sont révoltés : un soulagement formidable, causé par une illusion. »

La réalité militaire

Quels sont, en effet, les facteurs réels de la réalité militaire ? Nous avons posé la question, tout d’abord, au général Tsvi Tsour, chef d’État-major de l’armée d’Israël. C’est, comme la plupart des généraux d’Israël, un homme jeune : 38 ans. Il avait commandé, pendant la guerre d’indépendance, les « renards de Chimchon », une unité de jeeps qui avait réalisé dans le Neguev, contre les Égyptiens, des pénétrations foudroyantes et des gains sans rapport avec ses moyens.

Stratégiquement, nous dit Tsvi Tsour, la situation d’Israël s’est améliorée après la rupture de la RAU. Avant la rupture, nous avions en face de nous les deux armées syrienne et égyptienne, mais sous un commandement unifié. Or, la force d’une armée dépend avant tout de la manière dont l’utilise le commandement. Il y avait aussi le danger de voir l’armée jordanienne passer dans les mêmes mains. Pour le moment, cette unité de commandement n’existe plus. »

« Mais il y a un mais — et un mais important. » […]

Lisez la suite de l’article ici.

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Élections égyptiennes

Thu, 29/03/2018 - 10:47

À l’issue du scrutin des élections présidentielles en Égypte qui se sont déroulées du 26 au 28 mars, Abdel Fattah Al-Sissi a été réélu sans grande surprise.

À cette occasion, nous vous invitons à relire l’article de Chloé Berger, « L’Égypte du général Sissi, entre réaction et aspirations révolutionnaires » (publié dans Politique étrangère n°1/2018), ainsi que son interview publiée le 20 mars dernier sur notre blog.

Diplomatie et « relations internationales » au Moyen Âge

Wed, 28/03/2018 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Philippe Contamine propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Jean-Marie Moeglin et Stéphane Péquignot , Diplomatie et « relations internationales » au Moyen Âge (IXe-XVe siècle) (PUF, 2017, 1 112 pages).

Si l’on s’arrête à la seule histoire européenne, l’opinion commune voudrait que la diplomatie, dans ses formes actuelles, n’ait réellement pris naissance qu’au XVIIe siècle, les traités de Westphalie (1648) jouant un rôle de référence. Le premier mérite des auteurs est ici de montrer que la période médiévale, depuis le démembrement de l’empire carolingien et l’émergence consécutive des royaumes, des principautés et des cités-États, a connu d’authentiques « relations internationales », dans la guerre comme dans la paix. Autrement dit, en dépit de l’enchevêtrement des vassalités et des fidélités, des rapports existaient de puissance à puissance ne ressortissant pas aux affaires intérieures. Ainsi, il fallut longtemps aux rois de France pour imposer dans l’étendue de leur royaume le monopole de la diplomatie légitime, complémentaire du monopole de la violence légitime. Quant au pape et à l’empereur, ils furent toujours incapables, malgré leurs prétentions, d’être des juges suprêmes au sein de la chrétienté. À des degrés divers, celle-ci fut toujours politiquement divisée.

Pendant tout un temps, médiévistes et modernistes français ont délaissé l’histoire diplomatique, l’« histoire-traité » ayant subi le même sort que l’« histoire-bataille » : trop événementielle, trop élitiste, et d’ailleurs écrite depuis longtemps. Le réveil s’est fait lentement, à partir des années 1980. Le livre de Moeglin et Péquignot, imposant et rigoureux, maîtrisé et novateur, adossé de surcroît à une immense bibliographie, donne une impulsion décisive à cette démarche. Il est appelé à faire date.

À l’évidence, il n’était pas question d’évoquer, même sommairement, les principales négociations qui scandèrent alors l’action politique. L’option a été de retenir les thèmes essentiels, quitte à y introduire la chronologie. Tour à tour sont passés en revue les acteurs des relations internationales (en droit comme en fait, qui à l’époque féodale pouvait mener une « politique extérieure » ?), les conditions pratiques des échanges (les langues utilisées, le rôle de l’oral et de l’écrit, l’archivage des traités), le statut des ambassadeurs, l’esprit qui présidait aux négociations, la formulation d’un premier droit public international, etc.

L’idée maîtresse est que, même au XVe siècle, les relations extérieures se nouaient non entre des États mais entre des hommes – avec leurs passions –, détenteurs à titre personnel et en général héréditaire de droits et de prérogatives. Ceux-ci leur procurant profit et honneur, il leur revenait de les maintenir et de les accroître par conquête, alliance ou mariage. Le rôle de l’amicitia et de l’inimicitia est ici fortement souligné. Cela dit, on voit ces princes – au sens que le droit romain donne à ce terme – s’identifier de plus en plus à leur pays : d’où ­l’introduction de la notion de bien commun.

Les auteurs sont loin d’admettre la radicale nouveauté de la Renaissance italienne : au-delà de la rhétorique qu’y maîtrisent les oratores, au point qu’ils font de la diplomatie une branche des belles-lettres, les ambassadeurs de Charles VII et de Louis XI, confrontés par exemple à l’Angleterre et à la Bourgogne, soutiennent la comparaison avec leurs contemporains de Florence, de Milan ou de Venise.

Philippe Contamine

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Théorie des hybrides. Terrorisme et crime organisé

Tue, 27/03/2018 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Marc Hecker, rédacteur en chef de Politique étrangère et directeur des publications de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Jean-François Gayraud, Théorie des hybrides. Terrorisme et crime organisé (CNRS Éditions, 2017, 256 pages).

Jean-François Gayraud, docteur en droit, est haut fonctionnaire de la police nationale. Après avoir travaillé pour la Direction de la surveillance du territoire (DST) et l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), il a rejoint, en 2017, l’équipe du coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme. Dans ce nouvel ouvrage, il analyse les liens entre terrorisme et crime organisé.

L’auteur distingue trois stades d’hybridation. Tout d’abord, la coopération : organisations terroristes et criminelles peuvent nouer des alliances, notamment pour obtenir des financements ou des armes. Ensuite, la convergence : ces organisations commencent à se ressembler et à agir par mimétisme. Enfin, la mutation : « des groupes deviennent de manière indistincte à la fois politiques et criminels ». Ces processus de rapprochement et de transformation transcendent les idéologies. Gayraud le démontre en proposant un tour du monde des groupes hybrides.

L’hybridation fonctionne dans les deux sens. Des structures criminelles peuvent se politiser et pratiquer le terrorisme. Le cas des cartels mexicains est particulièrement frappant : ils contrôlent des territoires, y imposent leurs règles et leur sous-culture. Pour soumettre la population, ils mettent en œuvre une stratégie de terreur, dont certains aspects – comme les décapitations et les crucifixions – ne manquent pas de rappeler les exactions de Daech. De 1996 à 2016, la guerre des cartels a fait environ 175 000 morts. Il arrive que des organisations criminelles parviennent à prendre le pouvoir. On voit alors apparaître un État mafieux. À cet égard, l’histoire de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK) et de sa prise en main du Kosovo est éloquente.

À l’inverse, des groupes terroristes peuvent évoluer vers la criminalité. Au départ, les activités criminelles – trafic de stupéfiants, enlèvements, braquages, etc. – peuvent être un moyen de financer des actions de terrorisme ou de guérilla. Au fil du temps, la cupidité peut prendre le pas sur la cause. L’auteur résume ce processus par une formule : les « paras » (militaires) deviennent des « parrains ». Les exemples de certains cadres de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) ou des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) en attestent. Gayraud décrit Daech comme un super gang, et montre que les recrues francophones de cette organisation sont, pour beaucoup, des délinquants de banlieue. Il souligne que le récit du « voyou en quête de rédemption » est souvent erroné, et que l’on a plutôt affaire à des « gangsters islamisés » recherchant une justification religieuse à des pratiques prédatrices.

L’hybridation peut être telle qu’il en devient parfois impossible de distinguer les structures criminelles et terroristes. Face à ce phénomène, nos institutions sont mal adaptées. L’auteur relève en conclusion que les bureaucraties occidentales ont des « habitudes classificatoires » dont elles peinent à se défaire. Les spécialistes de la lutte contre le terrorisme s’occupent des terroristes et les experts de la lutte contre la criminalité traquent les gangsters. À l’heure de l’hybridité, ces frontières bureaucratiques sont un handicap. L’auteur en appelle à une transformation des modes de fonctionnement de l’État « dans le sens de la transversalité et du décloisonnement » des services. Aujourd’hui à l’Élysée, Jean-François Gayraud va pouvoir s’atteler à cette tâche.

Marc Hecker

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Achieving Food Security in China

Mon, 26/03/2018 - 11:35

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Said Alahyane propose une analyse de l’ouvrage de Zhang-Yue Zhou, Achieving Food Security in China: The Challenges Ahead (Routledge, 2017, 160 pages).

Zhang-Yue Zhou distingue deux phases dans l’évolution de la sécurité alimentaire du pays: entre 1950 et 1979, celle de la pénurie des biens alimentaires ; à partir de 1980, celle de l’abondance des ressources. La pénurie était due principalement à la forme autoritaire du régime. Ce dernier monopolisait les ressources et contrôlait la production ainsi que la distribution des biens et services. Les responsables politiques utilisaient les ressources alimentaires disponibles, pourtant très limitées, pour eux-mêmes et leurs familles, au détriment de la population. Autre variable explicative de la pénurie, l’absence de compétences en management économique : la plupart des hauts fonctionnaires étaient des anciens militaires et n’avaient donc pas les compétences requises pour gérer l’économie du pays. Par ailleurs, l’autoritarisme du régime chinois rendait impossible toute remise en cause des politiques par la population.

À partir des années 1980, la Chine connaît une abondance des ressources alimentaires. La réintroduction des mécanismes du marché dans l’économie a favorisé, selon l’auteur, l’amélioration des revenus des agriculteurs, qui pouvaient adapter leurs activités aux besoins du marché. Dans le même sens, l’ouverture sur l’international à partir de 1980 a permis à la Chine d’accéder aux technologies avancées de production, aux savoir-faire et aux investissements étrangers, ainsi qu’au marché international des biens alimentaires. Il faut ajouter à cela, pour Zhang-Yue Zhou, que le gouvernement chinois a accordé une attention particulière à la question alimentaire en adoptant diverses mesures ayant pour objectif la sécurité alimentaire du pays. Mais c’est le retour à l’agriculture familiale qui a favorisé, en grande partie, l’amélioration de la production agricole et alimentaire en Chine.

Aujourd’hui, la Chine se trouve dans une situation confortable sur le plan alimentaire. Les disponibilités ont été marquées par l’abondance durant les trois dernières décennies. Le pays dispose d’un stock céréalier de 100 millions de tonnes. En outre, l’offre alimentaire provient essentiellement de la production nationale (98 % pour les céréales et 99 % pour les viandes). Pourtant, si la disponibilité des biens ne représente plus un véritable problème pour la Chine, l’auteur souligne que c’est la qualité des aliments qui représente désormais un enjeu majeur, une bonne partie des produits alimentaires disponibles sur les marchés chinois étant de mauvaise qualité, et la santé des consommateurs étant affectée par l’insalubrité des aliments.

Malgré les résultats enregistrés au niveau de la sécurité alimentaire, la Chine est confrontée à des défis majeurs : la lutte contre la pollution et la dégradation des ressources naturelles, l’amélioration de la qualité des aliments, la réduction des inégalités de revenus, et la réforme des institutions politiques, économiques et éducatives.

On soulignera également que la Chine, vu la taille de sa population, peut produire des effets majeurs sur la sécurité alimentaire mondiale. C’est ainsi que tout changement au niveau de sa production nationale, et partant au niveau de ses exportations et importations, peut entraîner des répercussions négatives sur la sécurité alimentaire mondiale.

Said Alahyane

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Les États et la violence

Fri, 23/03/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez désormais « l’archive de la semaine ».

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L’article « Les États et la violence » a été écrit par Jean-Pierre Colin, professeur à l’université de Reims, et publié dans le numéro 1/1978 de Politique étrangère.

Depuis l’époque déjà lointaine du Pacte général de renonciation à la guerre, depuis la fondation des Nations Unies, les États ont prétendu prohiber le recours à la menace ou à l’emploi de la force dans les relations internationales ; de même ont-ils tous en commun, détenteurs du monopole de la violence légitime, de prétendre faire respecter l’ordre public à l’intérieur de leurs frontières. Dans un monde « fini », entièrement placé — ou presque — sous des souverainetés qui se légitiment réciproquement, de telles prescriptions pourraient sembler conduire à une pacification progressive des relations humaines à l’échelle universelle, quel qu’en soit au demeurant le contenu politique, économique ou social. On sait qu’il n’en est rien. Les États restent confrontés à la violence. Elle peut s’exercer contre eux mais ils n’hésitent pas à s’en servir à l’intérieur de leurs frontières et aussi au-delà. Qu’elle trouve son origine dans la volonté d’un État constitué en tant que tel, d’un peuple aspirant à l’autodétermination ou encore d’un groupe isolé se croyant investi d’une destinée révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, la violence prend à l’époque contemporaine des formes sans cesse renouvelées : elles ont placé les hommes politiques, les diplomates et les juristes devant des problèmes tout à fait nouveaux.

Ces problèmes ont été posés dans le cadre de l’organisation internationale et ont conduit d’ores et déjà à de nouvelles réglementations. Ces dernières méritent d’autant plus qu’on y réfléchisse que les discussions qui y ont conduit — ou qui vont y conduire — ont été le fruit d’une confrontation planétaire sans précédent et qu’elles ont permis de faire apparaître des enjeux politiques de première importance. Comme le rappelait ici naguère
H. Meyrowitz, le droit international applicable en ces domaines était jusqu’alors quasi- exclusivement d’origine européenne : si aujourd’hui des règles nouvelles apparaissent, elles ne peuvent surgir que d’un effort commun auquel sont associés aussi bien les anciennes puissances que les États socialistes ou encore, et surtout, les États du Tiers Monde, directement concernés et largement majoritaires dans les instances internationales.

L’attitude de ces derniers est d’ailleurs complexe et ils sont loin, en ce domaine, de rejeter l’héritage du droit traditionnel ; ils préfèrent chercher à l’utiliser en créant de nouvelles conditions qui permettent, sinon d’en détourner le sens, du moins de le plier à leurs exigences politiques propres. Ce n’est pas dire bien sûr qu’ils soient unanimes en ces questions mais leurs prises de position procèdent néanmoins d’une sensibilité commune. En réalité, ces États, souvent très jeunes, vivent le problème de la violence dans une contradiction ouverte : fragiles, ils cherchent à se prémunir contre la violence que peuvent exercer à leur encontre d’autres États, spécialement les grandes puissances, et ils mettent en avant des règles limitatives ; fragiles encore et toujours, ils sont néanmoins peu soucieux de se lier les mains à l’avance et de s’interdire de recourir à la violence sous toutes ses formes dès lors que leur survie est en jeu, ils sont alors tentés de rejeter une réglementation trop contraignante. Cette contradiction peut être saisie à travers tous les efforts entrepris pour aboutir à l’adaptation des règles juridiques applicables aux conditions de notre temps. Ces efforts eux-mêmes vont d’ailleurs dans des directions tout à fait opposées : il s’agit de développer le droit humanitaire applicable dans les conflits armés et donc d’étendre la protection due à des hommes qui ont recouru à la violence ; mais il s’agit aussi de lutter contre le terrorisme et donc d’aggraver la répression dont relèvent d’autres hommes (mais, dans certains cas tout au moins, est-ce que ce ne seront pas les mêmes ?) qui, eux aussi, ont eu recours à la violence.

Encore une fois, ce qui caractérise d’abord la majorité des États, c’est, en ces domaines, une certaine sensibilité, dont les témoignages ne manquent pas. Le dernier en date est peut-être l’adoption par l’Assemblée Générale des Nations Unies, le 14 décembre 1976, d’une résolution 3191 (XXXI) sur la non-intervention dans les affaires intérieures des États. Cette résolution, adoptée par la grande majorité des États (99 voix), contre la seule volonté des États-Unis, avec l’abstention de 11 États développés, tout en dénonçant toute forme d’intervention, spécialement l’envoi de mercenaires, condamne « toute technique avouée, subtile et complexe de coercition, de subversion et de diffamation visant à perturber l’ordre politique, social ou économique d’autres États ou à déstabiliser les gouvernements qui cherchent à libérer leur économie du contrôle ou de la manipulation de l’étranger ». Comme on l’a souligné, « cette résolution met en lumière les aspects très complexes du principe de la non- intervention et ses rapports avec d’autres principes énoncés dans la Charte (des Nations Unies) : principe de l’autodétermination (dans ses implications internes et internationales), mais aussi principe du non-recours à la force ». Nous nous permettons d’ajouter qu’elle vise des cas concrets très précis et qu’elle traduit une véritable angoisse devant certaines formes modernes d’ingérence. C’est, de toute évidence, ici que s’expriment le plus nettement les pensées, puis les arrière-pensées, de la majorité des États lorsque sont discutés les problèmes soulevés par la violence dans ses formes internationales. Les pays socialistes l’ont bien compris et, par exemple, la proposition soviétique de conclure un Traité mondial sur le non-recours à la force dans les relations internationales, si elle n’est pas purement superfétatoire du fait de nombreux engagements antérieurs auxquels d’ailleurs elle se réfère, peut sembler s’inscrire dans le champ de cette sensibilité contemporaine propre aux pays petits et moyens peu développés. A vrai dire, la lecture du projet de Traité, très général et en définitive très classique dans sa forme, ne permet pas de l’affirmer ; guère davantage les discussions auxquelles le projet a donné lieu, on y verra plutôt un instrument de propagande, mais qui rejoint évidemment dans son principe les vœux des États du Tiers Monde. Les conditions concrètes dans lesquelles se trouve chaque État interviennent ici au premier chef pour déterminer son attitude : l’intervention étrangère qu’il condamne avant tout, c’est celle dont il craint d’être la victime désignée ; qu’on se souvienne de la subtile dialectique de Fidel Castro appréciant en 1968 l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, elle était très claire à cet égard.

De la sorte, les efforts entrepris en commun dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies ou dans celui des Conférences diplomatiques spécialisées, telle la Conférence de Genève « sur la réaffirmation et le développement du droit international humanitaire applicable dans les conflits armés », se heurtent à un obstacle majeur : il est, en effet, très difficile de concilier la volonté occidentale d’abstraction, aussi bien dans la protection (droit humanitaire) que dans la répression (terrorisme individuel) avec la nécessité pour les autres États de se protéger concrètement, en se réservant au besoin les possibilités de le faire par tous les moyens. Ce n’est qu’à un certain degré de la contradiction qu’elle peut être surmontée, lorsque, par exemple, la violence menace tous les États, grands, petits et moyens, et peut-être d’abord les plus faibles : alors, l’accord devient possible. […]

Lisez la suite de l’article ici.

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Polityka Zagraniczna Francji Po Zimnej Wojnie

Wed, 28/02/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Krzysztof Soloch propose une analyse de l’ouvrage de Stanislaw Parzymies, Polityka Zagraniczna Francji Po Zimnej Wojnie (Wydawnictwo Akademickie Dialog, 2017, 600 pages).

Historien des relations internationales et spécialiste de la France, Stanislaw Parzymies propose une somme appelée à devenir un ouvrage de référence sur la politique étrangère française depuis la fin de la guerre froide jusqu’au mandat de François Hollande. L’auteur rappelle les défis auxquels la France était confrontée avec la disparition du monde bipolaire et met en évidence les constantes et les variables de sa politique étrangère conduite au nom de la multipolarité. Le concept qui, selon l’auteur, a guidé la diplomatie française depuis les 25 dernières années.

Dans son premier chapitre, il décrit avec minutie le processus de prise de décision de politique étrangère, privilégiant le rôle primordial à ses yeux du triangle Élysée-Matignon-Quai d’Orsay. Les deuxième et troisième chapitres traitent respectivement des États-Unis et de l’Allemagne, Stanislaw Parzymies rappelant que la France, puissance moyenne aux ambitions globales, a dû accepter la suprématie américaine dans le monde et celle de l’Allemagne en Europe. Ce qui n’a pas empêché Paris de développer une « nouvelle version de l’entente cordiale » avec la Grande-Bretagne et de mener une politique active en Méditerranée. L’auteur réussit à synthétiser la complexité des politiques arabes et africaines, destinées à entretenir des zones d’influence traditionnelles. Dans son chapitre sept, il éclaire le caractère sinusoïdal des relations avec la Russie. Malgré l’agressivité de la politique extérieure russe, qu’illustre notamment l’annexion de la Crimée, Paris a toujours veillé à ne pas créer un sentiment d’humiliation dans ses contacts avec Moscou. C’est d’ailleurs cette approche qui a parfois compliqué les relations franco-polonaises. Varsovie, principal allié de la France en Europe centrale, s’est avéré un partenaire exigeant, notamment au sein du Triangle de Weimar. L’auteur regrette d’ailleurs que ce format ne soit guère exploité, dans l’Union européenne (UE), à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ou à l’Organisation des Nations unies (ONU). Dans son neuvième chapitre, Stanislaw Parzymies rappelle l’importance que l’Europe centrale et les Balkans ont toujours eue dans la politique étrangère française.

Traditionnellement, l’Asie n’est pas une priorité de la politique étrangère française. Mais au regard de son essor rapide, la France a dû redéfinir son attitude, notamment à travers une offensive économique dont l’auteur décrit tenants et aboutissants dans son dixième chapitre. Le chapitre onze est particulièrement intéressant dans la mesure où il analyse l’influence de la globalisation, du multilatéralisme et de la multipolarité dans l’élaboration de la politique étrangère française. L’auteur rappelle à juste titre que la France a usé du concept de multi­polarité pour valoriser son rôle dans les relations internationales et pour marquer son indépendance par rapport au leadership américain. Les douzième et treizième chapitres analysent la politique de Paris à l’égard de l’UE et de l’OTAN. L’auteur se livre également à un examen critique de la politique européenne de la France. En évoquant sa contribution essentielle au processus d’intégration européenne, il souligne que la France a pourtant parfois donné l’impression de sacrifier l’intérêt de la communauté au profit des intérêts nationaux.

Dans le quatorzième et dernier chapitre, l’auteur met en valeur le caractère exceptionnel de la diplomatie culturelle française, qui contribue à la stratégie d’influence et au rayonnement mondial du pays.

Voici sans conteste un ouvrage de référence pour quiconque s’intéresse à la politique étrangère de la France, et qui mériterait une traduction française.

Krzysztof Soloch

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Comprendre le terrorisme

Tue, 27/02/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Nicolas Hénin, Comprendre le terrorisme, (Fayard, 2017, 280 pages).

Le concept de terrorisme demeure flou pour beaucoup. Il suffit, pour en juger, d’explorer les réseaux sociaux ou d’écouter certains « experts » à la télévision ou à la radio.

C’est donc à un nécessaire travail pédagogique que Nicolas Hénin – reporter de guerre, auteur de plusieurs ouvrages, dont Jihad Academy (Fayard, 2015), et aujourd’hui président d’Action résilience – s’attelle ici. Avec succès. Sa méthode consiste à traiter en dix courts chapitres quelques-unes des questions les plus importantes autour du terrorisme celles aussi qui donnent lieu à l’expression du plus grand nombre d’idées préconçues, et à exposer clairement les arguments susceptibles d’y répondre, en faisant appel à des travaux de recherche reconnus.

L’auteur commence par un aperçu de l’histoire du terrorisme. Il nous rappelle que le phénomène n’a rien de nouveau, puisqu’il serait né au Ier siècle de notre ère avec les zélotes et les sicaires. Ce chapitre est aussi l’occasion de souligner que le terrorisme contemporain a connu plusieurs cycles : vagues anarchiste, anticoloniale, nouvelle gauche, enfin religieuse. Une autre partie du livre est, elle, consacrée à l’histoire du djihadisme, dont l’acception moderne comme lutte armée n’a qu’une cinquantaine d’années, et n’est reconnue que par une infime partie des musulmans.

Dans le deuxième chapitre, Nicolas Hénin s’interroge sur la définition à donner au terrorisme. C’est loin d’être évident. L’auteur rappelle d’ailleurs que dans leur ouvrage de référenceAlex. P. Schmid et Albert J. Jongman recensent 109 définitions différentes du terme. Hénin en retient finalement quatre points essentiels : l’usage de la violence, par une entité non étatique, sur des cibles civiles, dans un but politique.

Deux chapitres sont dédiés à la radicalisation et à la question de sa prise en charge. Ils sont tout particulièrement l’occasion de combattre les clichés : « La radicalisation est toujours un processus relativement long (la “radicalisation express” est largement un mythe), social (il n’y a pas “d’autoradicalisation” mais toujours des interactions) et complexe (résultat de plusieurs facteurs, à la fois personnels et environnementaux). » L’auteur redit aussi qu’il est impossible de dresser une typologie des radicalisés, tant leurs parcours sont divers.

Après avoir, entre autres, abordé la question des liens entre terrorisme et banditisme, ou encore celle de savoir si nous sommes « en guerre », Nicolas Hénin souligne avec force dans son dernier chapitre (la « voie étroite ») le péril qu’il y aurait à « se faire aveugler par ce qui vient de nous frapper ». Les « revenants » ne sont pas les seules personnes à risque. Les « velléitaires », ceux qui ont voulu partir mais en ont été empêchés, pourraient aussi poser problème. Le danger d’un terrorisme de réaction, qui prétendrait lutter contre le terrorisme djihadiste en s’attaquant à des cibles symboliques pour les musulmans n’est pas non plus anodin. L’auteur rappelle enfin l’état final recherché des terroristes, « l’éclatement des sociétés par leur polarisation ». D’où l’importance de leur résilience : «Vaincre le terrorisme, c’est d’abord vaincre la peur qu’il inspire. »

L’auteur nous offre ainsi un excellent livre grand public, particulièrement didactique, et qui permet de lutter contre les idées reçues en donnant accès à la recherche la plus sérieuse : par les temps qui courent, un vrai travail d’utilité publique.

Rémy Hémez

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Politique étrangère n° 1/2018 : votez pour (é)lire votre article préféré !

Mon, 26/02/2018 - 10:05

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Instabilité politique et perspectives de démocratie en Afrique

Fri, 23/02/2018 - 12:42

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez désormais « l’archive de la semaine ».

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L’article « Instabilité politique et perspectives de démocratie en Afrique », écrit par Peter Anyang’ Nyong’o, à l’époque chef de programme à l’Académie africaine des sciences à Nairobi, a été publié dans le n° 3/1988 de Politique étrangère.

Il ne fait aucun doute que l’on assiste aujourd’hui à un regain d’intérêt pour l’étude de la démocratie et des perspectives de démocratisation en Afrique. Cette fois, l’initiative n’en revient pas à des universitaires expatriés cherchant là de nouveaux terrains d’essai pour leurs recherches, mais à des spécialistes africains qui essayent, chez eux, d’apporter des solutions à la crise actuelle.

La démocratie, peut-on lire dans une étude déjà parue, est importante en soi pour le développement de l’Afrique. Si les États africains n’ont pas réussi à tracer des voies de développement (ou d’industrialisation) viables, c’est avant tout en raison de l’absence de toute responsabilité politique, et donc de démocratie. Depuis l’indépendance, le rôle du citoyen dans les affaires publiques a été systématiquement réduit. L’arène politique s’est rétrécie, la démobilisation politique est devenue la norme plutôt que l’exception dans le comportement des régimes, et la manipulation des structures sociales pour justifier et maintenir la répression politique a constitué la préoccupation majeure de la plupart des gouvernements. Tout ceci est venu renforcer une caractéristique notoire que partagent presque tous les gouvernements africains : le mauvais emploi des ressources publiques et leur utilisation à des fins privées, toute possibilité de voir s’épanouir un processus viable de développement autochtone étant écartée ou délibérément étouffée. C’est ainsi qu’est apparue une corrélation bien nette entre l’absence de démocratie dans les régimes politiques africains et la détérioration des conditions socio-économiques.

De temps à autre, à la suite soit de rivalités pour les postes de direction de l’État, soit d’une pression populaire s’exerçant par le bas pour revendiquer un quelconque changement, les militaires sont intervenus dans la politique africaine pour essayer d’améliorer un peu les choses. Dans tous les cas ou presque, cependant, les militaires n’ont rien pu améliorer. Bien au contraire, les coups d’État militaires n’ont réussi qu’à rendre les changements de gouvernement plus fréquents et imprévisibles, compliquant ainsi encore davantage le problème de la responsabilité politique devant les citoyens. En dernière analyse, les citoyens ordinaires, si mécontents du statu quo qu’ils puissent être, ont rarement l’occasion de décider s’ils ont besoin ou non d’un gouvernement militaire pour les sortir du pétrin. L’instabilité due à la répétition des coups d’État militaires n’est ainsi que le résultat de systèmes politiques antidémocratiques et non point d’une tentative populaire visant à remédier à cette situation.

Pourtant, le contrôle exercé par l’État est très important en Afrique, car c’est de l’action de l’État et de la politique des pouvoirs publics que dépend beaucoup la vie de la population aujourd’hui et demain. Dans les pays en développement, encore plus que dans les pays industrialisés, l’État joue en effet un rôle crucial dans le développement socio-économique, ainsi que dans la vie quotidienne de la société. Vu la faiblesse du secteur privé, seul l’État, agissant au nom de la collectivité, peut en principe procurer à la société toute l’infrastructure moderne dont elle a généralement besoin. Si tel n’est pas le cas, les investisseurs étrangers peuvent alors jouer ce rôle.

Il est cependant certaines formes d’investissement en Afrique qui risquent de ne pas susciter l’enthousiasme des capitaux étrangers. La construction et l’entretien des routes, par exemple, ne peuvent être assurés que par l’État. Mais, pour y pourvoir, l’État est obligé de mobiliser les ressources nécessaires en levant des impôts. Il s’ensuit alors que les citoyens doivent non seulement être en mesure d’acquitter ces impôts, mais aussi de pouvoir s’assurer de l’emploi efficace et approprié de leurs maigres ressources. Cela n’est pas possible si le processus politique n’est pas fondé sur une culture de participation et de responsabilité devant la société. Autrement dit, la question de la démocratie se situe non seulement au cœur même des affaires courantes de l’exercice du pouvoir, mais influe aussi sur la capacité du secteur public de créer des excédents en vue d’une certaine accumulation.

L’optimisme déplacé des théories de la modernisation

À l’époque de l’indépendance, la question de la démocratie, du développement et de la stabilité politique n’était déjà pas considérée sous cet angle, à supposer qu’elle ait jamais été posée. Au cours de la première décennie d’indépendance, théoriciens et hommes politiques s’accordaient dans l’ensemble à reconnaître que les « nouvelles nations » africaines se devaient d’être modernes. Edward Shils se montrait quant à lui plus catégorique : « Les nouvelles élites africaines aspirent à la modernisation », affirmait-il. D’après lui, cela signifiait qu’elles voulaient des choses modernes comme celles que l’on trouve en Occident. La modernisation était, pour ainsi dire, assimilée à l’occidentalisation.

Le concept de modernisation n’avait en lui-même rien de nouveau ; il était déjà à l’ordre du jour des missionnaires. En revanche, l’idée que cette modernisation avait besoin d’élites et d’États modernisants en Afrique était une invention à la fois des sciences du comportement et de l’idéologie développementaliste qui a prévalu après l’indépendance. Ainsi que la littérature des sciences sociales a essayé de le montrer par la suite, dans les années 1970, les États étaient considérés comme quelque chose de salutaire et de nécessaire pour le bien commun et non comme des institutions de pouvoir politique dont certaines forces sociales pouvaient s’emparer pour servir leurs propres intérêts sectaires. Les nations, disait-on, certainement par opposition aux colonies, « représentent le moyen le plus efficace et le plus tangible de mobiliser des ressources humaines en une unité sociale suffisamment vaste pour pouvoir combiner les avantages d’une division généralisée du travail avec une conception universaliste des objectifs à atteindre ».

La formation des nations était donc devenue le mot d’ordre du politique (tomme du théoricien. Le politique cherchait à la mettre en œuvre au moyen d’orientations et d’idéologies d’« unité nationale », alors que le théoricien s’attachait à créer les modèles et les conditions structuro-fonctionnelles de l’« intégration nationale ». En tant que processus de changement social, la modernisation contenait à la fois les paramètres de modélisation des théoriciens des sciences sociales et les objectifs des nationalistes aujourd’hui au pouvoir. Quand les objectifs n’étaient pas réalisés, les analyses finissaient toujours par rechercher les « variables manquantes » en supposant qu’un « arrangement adéquat » donnerait forcément lieu aux résultats escomptés. On distinguait alors les États qui avaient les capacités d’entreprendre des tâches de modernisation (par exemple, ceux dotés de capitaux et d’élites modernisantes) de ceux qui en étaient dépourvus. Dans ce dernier cas, il était toujours possible d’instaurer des programmes appropriés pour remédier à la situation. Au niveau de l’appareil d’État, on recommandait notamment des programmes de formation pour les administrateurs, ainsi qu’un ordre politique fort comme cadre adéquat dans lequel l’administration serait elle-même mieux en mesure de mener à bien sa tâche de modernisation.

Pour qu’un gouvernement puisse être jugé sur ses actes, encore fallait-il, cependant, qu’il ait la capacité d’atteindre les objectifs visés. Dans Political Order in Changing Societies, Samuel Huntington présente de solides arguments « contre la démocratie » dans ces sociétés. D’après lui, un gouvernement qui s’attache à atteindre certains objectifs de développement ne peut s’offrir le luxe d’être en même temps stable et démocratique. La démocratie exige que les citoyens participent ouvertement au processus de gouvernement, que leurs préférences en matière de politique publique soient prises en compte par ceux qui gouvernent, que les gouvernants tiennent leur pouvoir des gouvernés, qu’ils maintiennent des rapports de communication avec les gouvernés et qu’ils soient périodiquement prêts à répondre de leurs actes politiques et à être soit destitués soit confirmés dans leurs fonctions selon la volonté des gouvernés. Cela suppose que les gouvernants ont à la fois le pouvoir et les moyens de traduire les aspirations des gouvernés dans des politiques de nature à satisfaire ces aspirations. Si tel n’est pas le cas, cela implique aussi que les gouvernants peuvent encore expliquer et justifier leurs décisions, et que ces explications et justifications seront acceptées par les gouvernés.

Or, Samuel Huntington fait remarquer que les régimes politiques des sociétés en développement opèrent dans des environnements très fragiles où la légitimité des décisions et la légitimité des non-décisions du gouvernement sont perçues comme dans un jeu « à somme nulle ». Ainsi, lorsqu’une demande existe et qu’elle n’est pas satisfaite, peu importe l’explication que fournit le gouvernement : ceux qui sont concernés ne vont tout simplement pas s’en contenter. En outre, étant donné que les principaux objectifs de développement nécessitent des ressources considérables et que ces ressources sont rares, le gouvernement doit limiter l’éventail des demandes dont il fait l’objet, de manière à éviter le risque de perdre sa légitimité en ne réussissant pas à répondre à un grand nombre d’exigences. Plus il perd de son autorité et de sa légitimité, plus son pouvoir risque d’être contesté par des contre-élites dans le pays. Comme l’objectif de tout gouvernement est de survivre avant de satisfaire aux aspirations de la société, les gouvernements des pays en développement se voient contraints de fuir la démocratie ; dans le contexte d’une société en mutation, la démocratie est donc source de désintégration politique plutôt que de développement politique.

C’est en s’appuyant sur ce type de thèses que les gouvernements des pays en développement ont donné leur préférence aux structures politiques de contrôle plutôt qu’à la promotion de systèmes de participation. En perfectionnant les instruments de contrôle, ces gouvernements se rendent compte qu’ils font bien plus que sélectionner avec soin le genre de revendications qui leur sont présentées : ils définissent eux-mêmes les critères de légitimation sans courir le risque d’une contestation publique ouverte. De la sorte, toute forme de participation populaire au processus de gouvernement prend généralement l’aspect d’une approbation des actions et des programmes des dirigeants au lieu d’être l’expression des divers intérêts qui attendent les décisions et les mesures de ces dirigeants.

Certains ont toutefois fait valoir que, si ce type de culture politique se développe, ce n’est pas parce que les élites au pouvoir veulent atteindre certains objectifs en matière de développement ; bien au contraire, le choix du contrôle social plutôt que de la participation, en tant que culture politique, s’impose lorsque les élites dirigeantes ont décidé de privatiser l’État et de personnaliser le pouvoir politique de façon à faire passer leurs intérêts strictement privés avant le bien commun. Si tel n’était pas le cas, d’ailleurs, le bilan du développement en Afrique ne serait pas si pitoyable un quart de siècle après l’indépendance. Les prémisses que semble invoquer Samuel Huntington pour justifier la fuite devant la démocratie dans les pays en développement manquent donc de consistance.

Frantz Fanon a été le premier à en faire la remarque. A son avis, les gouvernements africains ont commencé à mettre la démocratie sur la touche au lendemain de l’indépendance, car les élites dirigeantes ne pouvaient se permettre de répondre politiquement de leurs actes tout en agissant comme elles le faisaient avec le pouvoir. L’État est alors devenu un moyen d’accumulation privée à la fois de richesse et de pouvoir, et cela bien souvent sans tenir compte du préjudice causé à l’intérêt général. Dans son célèbre chapitre sur « Les mésaventures de la conscience nationale », Frantz Fanon donne une description socio-politique détaillée de cette nouvelle classe dirigeante en Afrique, et la condamne pour son égoïsme, son côté inhumain, son manque d’imagination, son inaptitude à gouverner et parce qu’elle fait en définitive partie du problème du sous-développement et non de sa solution. Ainsi, comme les institutions étatiques — notamment les partis politiques monolithiques — maintenaient les citoyens à l’écart de l’arène politique, rien n’était fait pour promouvoir le développement politique, c’est-à-dire l’institutionnalisation de processus de gouvernement susceptibles de bien gérer et de résoudre les conflits sociaux. Au mieux, la politique de contrôle ne faisait qu’enfouir sous terre ces conflits, au risque de les voir éclater ensuite de façon incontrôlable et anomique. De tels systèmes de gouvernement, caractérisés par l’absence de participation et un parti unique ou pas de parti du tout, étaient donc instables de par leur nature même.

Une autre thèse intéressante a été avancée plus tard par Abdulrahman Mohammed Babu dans la postface de How Europe Underdeveloped Africa de Walter Rodney. Babu y fait remarquer que la politique de contrôle conduit de nombreux gouvernements civils africains à « être autoritaires », c’est-à-dire à préférer émettre des ordres pour être obéis plutôt que de chercher à convaincre par le dialogue. Très vite, une culture de peur domine le système politique de sorte que, même quand les choses vont mal, personne n’ose le faire remarquer puisque seul le chef a qualité et compétence pour dire ce qui va mal. À ce propos, le « chef » est généralement à la tête de l’État. Un problème se pose, cependant, lorsque ceux qui sont les plus qualifiés pour commander — les militaires — estiment qu’ils ne peuvent plus laisser le chef de l’État usurper leur rôle, et décident alors de prendre sa place. Pour Babu, la politique de contrôle — ou politique autoritaire — est, plus que tout autre facteur, la cause première des coups d’État militaires en Afrique. Encore une fois, c’est l’absence d’une culture politique reposant sur la participation qui, au lieu de favoriser la stabilité politique, nourrit l’instabilité politique.

Nous avons nous-même soutenu que l’une des principales causes des coups d’État militaires en Afrique tient au « mécontentement politique dans une atmosphère de répression politique ». Lorsque les masses populaires, après avoir été fortement mobilisées durant la période de la lutte pour l’indépendance politique, se retrouvent soudain démobilisées après qu’on leur a fermé les portes de la participation ; lorsque, à la suite de cette démobilisation, la responsabilité publique devient de plus en plus difficile à maintenir et que les détenteurs du pouvoir profitent de la situation en continuant, de manière flagrante, à utiliser les fonctions officielles pour servir leurs intérêts privés ; lorsque tout ceci survient, il arrive tôt ou tard qu’une partie de l’élite, se sentant exclue du pouvoir politique et donc de l’enrichissement personnel, exploite ce mécontentement ambiant pour précipiter un coup d’État militaire. Et cela lui est particulièrement facile, puisque l’épine dorsale du gouvernement, à savoir les instruments de contrôle, se trouve, en fin de compte, entre les mains des militaires.

Les hommes en uniforme, tout comme les civils qui occupent les postes de direction de l’État, font partie intégrante de l’élite politique moderne des États africains. Lorsque les structures politiques commencent à être organisées selon des critères ethniques, dans la logique du mécanisme de contrôle, elles ne peuvent que sombrer dans les conflits ethniques qu’elles ont elles- mêmes suscités. Lorsqu’un régime en place se met à contrôler sévèrement l’accès aux postes de commande, les militaires sont tout autant touchés que les autres ou bien ils commencent à éprouver de la sympathie pour ceux qui, parmi eux, sont victimes de cette mesure. Lorsqu’un président ne fait plus confiance qu’à sa famille, son clan ou sa tribu afin de garder la haute main sur le régime, il ne peut manquer de mécontenter, tôt ou tard, certaines fractions de l’armée et de les rendre hostiles au système. Lors- qu’enfin il n’existe plus de moyens légaux permettant d’accéder aux postes de commande et de changer le gouvernement, et que l’armée elle-même ne bénéficie pas de la confiance du régime, il est alors très probable que les militaires se regrouperont pour défendre leurs intérêts communs et tenter de s’emparer eux-mêmes du pouvoir politique. Mais une telle prise du pouvoir dans l’intérêt de l’armée « en tant que caste » ne peut réussir que si elle est synchrone avec l’attente populaire ou avec le soutien populaire éventuellement apporté au coup d’État militaire.

Nous pouvons donc postuler que, lorsqu’un régime s’aliène le soutien de la population et ferme les voies légales du changement, que l’armée voit un intérêt corporatiste dans la prise du pouvoir ou qu’une partie de cette armée nourrit un tel projet, le coup d’État devient inévitable dès que le mécontentement est suffisamment étendu pour que les militaires pensent pouvoir y trouver un soutien immédiat et spontané. Si elle bénéficie d’un tel appui, l’armée est alors assurée de pouvoir élargir la coalition mise en place pour gouverner en se tournant vers la population civile. En revanche, si, après avoir pris le pouvoir, l’armée se rend compte qu’elle ne bénéficie pas de l’appui populaire et qu’il existe des différends dans ses rangs quant aux intérêts à défendre, il est alors probable que les auteurs du coup d’État vont se replier sur eux-mêmes, prendre une orientation militaire et chercher à résoudre leurs problèmes par la coercition et l’institution d’une dictature personnelle et prétorienne. Une fois de plus, c’est le contrôle, et non la participation, qui va devenir la culture politique dominante du régime militaire, le vouant à son tour à la fragilité et à une instabilité fondamentale.

Qu’il soit populaire ou non lorsqu’il a lieu, le coup d’État a généralement tendance à engendrer une culture politique qui fait que les élites rivalisant pour les postes de commande le considèrent toujours comme un moyen de résoudre leurs conflits. Même lorsque le gouvernement civil est rétabli, comme cela s’est produit au Ghana, au Nigeria et en Ouganda, les crises politiques ont toutes les chances de se dénouer plus par un nouveau coup d’État que par des moyens légaux et rationnels. Il ne faut cependant pas en rejeter la responsabilité sur les auteurs des coups d’État : la faute en revient principalement aux premiers gouvernements qui ont détruit la culture de la participation politique pluraliste, c’est-à-dire la démocratie.

Lisez la suite de l’article ici.

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Guardians of the Arab State

Thu, 22/02/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Stéphane Valter propose une analyse de l’ouvrage de Florence Gaub, Guardians of the Arab State: When Militaries Intervene in Politics, from Iraq to Mauritania (Hurst, 2017, 272 pages).

Voici un ouvrage fort intéressant, même si ce n’est pas le premier travail sur la question, et que plusieurs points n’y sont guère traités, alors que les répétitions sont nombreuses. Son plan est discutable : des questions générales, concernant toutes les armées arabes, sont abordées, puis reprises plus loin au gré des sections traitant des cas d’espèce (les armées par pays), ce qui génère des redites, seraient-elles utiles.

Si le livre propose une bonne synthèse sur son sujet, on peut néanmoins regretter que l’auteur n’ait apparemment pas utilisé de sources en langue arabe car, même si elles sont loin d’être toujours utiles, elles permettent souvent de saisir les dynamiques internes, mieux que les études en langue étrangère (l’anglais, en l’occurrence), qui s’inspirent souvent les unes des autres, quelquefois sans grande originalité. Les références du livre sont cependant nombreuses, ce qui aidera ceux qui voudraient approfondir telle ou telle question.

Un atout de l’ouvrage est de présenter une histoire synthétique de plusieurs armées arabes, depuis les indépendances, et même avant. S’il n’y a là rien d’original, il faut savoir gré à l’auteur de replacer le présent dans une perspective plus large. Quant aux derniers développements, depuis 2010-2011, qui mériteraient probablement un surcroît d’investigation, ils ne semblent pas toujours présentés comme étant le fruit de recherches approfondies de terrain, par ailleurs difficiles voire dangereuses. Si bien qu’on se demande où est l’apport vraiment personnel de l’auteur, si ce n’est une remarquable capacité à synthétiser.

Un des focus du livre – les coups d’État – suscite un intérêt particulier étant donné leur nombre dans l’histoire arabe contemporaine. L’auteur en explique parfaitement la mécanique, à grand renfort d’explications théoriques générales, parfois plus ou moins évidentes. On peut ainsi se demander si cet angle d’analyse, utile pour sa technicité, propose un éclairage suffisamment pénétrant pour aider à saisir toutes les dynamiques mouvementées entre forces armées et nations. Peut-être eût-il fallu réfléchir plus sur les aspects sectaires et ethniques, sur les divergences politiques qui traversent les corps des officiers, sur le sentiment d’appartenance nationale, sur les rapports socio-économiques de manière générale, sur les influences religieuses, etc., autant de points abordés mais sans doute sans la profondeur nécessaire.

Outre les questions générales et transversales, le livre traite de plusieurs cas, dont certains semblent mieux maîtrisés (ou en tout cas développés) que d’autres. Pour la Syrie, le lecteur reste sur sa faim, par manque d’enquêtes de terrain – mais qui pourrait le reprocher ? –, et les chiffres avancés doivent plus être vus plus comme indicatifs qu’exacts. Pour le cas égyptien, l’analyse sur l’immixtion de l’armée dans les affaires économiques offre une grille de lecture lumineuse, mais certaines questions restent à approfondir (perception des menaces et priorités stratégiques). Les pages sur l’Irak sont remarquables, mais il y a peu de choses sur les milices. Quasiment tous les pays sont abordés, mais avec un succès inégal. Et il y a peu de développements sur le recours aux sociétés privées de sécurité et autres mercenaires qui opèrent dans le Golfe, au détriment des armées nationales, qui n’existent, en fait, pas vraiment.

Stéphane Valter

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