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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
Updated: 1 month 6 days ago

Kadhafi

Mon, 14/05/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Denis Bauchard, conseiller pour le Moyen-Orient à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Vincent Hugeux, Kadhafi (Perrin, 2017, 352 pages).

La Libye a longtemps peu intéressé les chercheurs et les Français. La France n’avait pas avec ce pays sous influence italienne l’intimité qu’elle pouvait avoir avec les autres pays maghrébins. Le livre de Vincent Hugeux, grand reporter à l’Express, comble cette lacune par la richesse de son information et la description des relations difficiles du colonel Kadhafi avec les pays occidentaux en général, et la France en particulier. Il apporte des éléments de jugement très intéressants à un moment où l’on s’efforce de maîtriser le chaos libyen provoqué par l’intervention de l’Organisation du traité de ­l’Atlantique nord (OTAN) en 2011.

L’auteur s’efforce tout d’abord de cerner la personnalité de ce « caïd paradoxal ». Certes, Kadhafi était plein de contradictions, mais loin d’être fou comme ses détracteurs ont pu le dire. Si tel était le cas, il n’aurait pu régner pendant 42 ans, record sans équivalent parmi les chefs d’État arabes, échappant aux fréquents complots intérieurs et aux tentatives de déstabilisations extérieures. « Ses colères théâtralisées, ses diatribes incandescentes, ses rodomontades puériles, ses ébouriffantes lubies masquent une implacable cohérence », celle du rebelle de naissance habité par quelques tenaces obsessions. Parmi celles-ci, on citera : laver l’affront colonial, vaincre Israël, rassembler l’oumma arabo-musulmane, unifier l’Afrique… La relation avec la France fut particulièrement heurtée, de la sympathie initiale du président Pompidou pour le jeune lieutenant qui dépose le roi Idriss en 1969 à l’affrontement avec Nicolas Sarkozy.

Réunissant de nombreux témoignages de proches, d’adversaires, de diplomates, Vincent Hugeux bâtit, par-delà ce qui se présente comme une biographie, l’histoire de la Libye de 1969 à 2011. Celle-ci est émaillée de nombreuses crises internes, d’une politique d’influence active en Afrique, de menées terroristes tous azimuts et de relations conflictuelles avec les pays occidentaux. Ce fut au total un « formidable échec », tant sur le plan interne qu’externe : Khadafi n’a su malgré l’ampleur de ses ressources financières faire de la Libye un pays moderne et cohérent. Son action extérieure a rassemblé autour de lui une vaste coalition comprenant, outre des pays occidentaux, de nombreux « pays frères » qui ont contribué à sa tragique disparition.

La dernière partie couvre l’année 2011 et la fin du règne de Kadhafi qui se termine par sa mort à Syrte, filmée en direct par ses exécuteurs. À l’évidence, il sous-estime la force de la vague de révoltes qui secoue depuis fin 2010 les pays arabes, et ne voit pas que l’étincelle de Bengahzi qui allume le soulèvement le 15 février va lui être fatale. Il résiste efficacement cependant dans un premier temps à la coalition de l’OTAN, qui agit avec l’aval donné le 19 mars par le Conseil de sécurité des Nation unies.

L’auteur reste cependant prudent sur les débats développés à la suite de l’intervention de la coalition. La population de Benghazi était-elle réellement menacée d’un massacre ? L’intervention militaire validée par la communauté internationale au titre de la responsabilité de protéger a-t-elle dépassé le mandat onusien ? Les ­accusations des proches de Kadhafi touchant directement le président Sarkozy et la campagne de la présidentielle de 2007 sont-elles fondées ? Pour l’auteur, il n’y a pas de réponses claires à ce jour.

Ce livre, très bien écrit, se lit avec beaucoup d’intérêt et donne une image nuancée de la Libye de Kadhafi. Il reste maintenant à écrire une suite dont le terme n’apparaît pas encore clairement.

Denis Bauchard

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Les problèmes agraires de la R.A.U.

Fri, 11/05/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « Les problèmes agraires de la R.A.U. » a été écrit par René Dumont, professeur à l’Institut national agronomique – et invité par le ministre égyptien de l’agriculture à fournir un rapport sur les problèmes agraires de la R.A.U. –, et publié dans le numéro 2-3/1968 de Politique étrangère.

I. – PROBLÈMES GÉNÉRAUX : NÉCESSITÉ D’UN CONTRÔLE DES NAISSANCES EFFICACE

Les problèmes agraires de la République Arabe Unie présentent une situation unique au monde, d’abord pour leurs conditions naturelles de vallée et delta irrigués, sous climat désertique ou quasi désertique. Il en est découlé un héritage historique, (donc économique, social et politique) également tout à fait original. L’Égypte ancienne a réalisé, très tôt dans l’histoire, juste après l’Asie mineure, une agriculture déjà intensive.

Elle y a ajouté un État centralisé de grande ampleur, qui était absolument nécessaire pour obtenir une meilleure utilisation de l’eau. Elle a établi, la première dans l’histoire, une administration respectée, la plus efficace à l’époque.

Si la période coloniale de la fin du XIXe siècle réalise une certaine expansion économique, qui se poursuit en gros jusqu’à la Première Guerre mondiale, celle-ci fut trop exclusivement orientée vers le coton longue fibre, surtout destiné à l’industrie britannique. Certes le coton apportait une certaine richesse, mais celle-ci fut fort mal répartie socialement et trop peu utilisée pour les investissements industriels et l’équipement général du pays.

De 1914 à 1952, on enregistre une phase de stagnation ; alors que les deux guerres, malgré les difficultés qu’elles entraînaient et en partie à cause de celles-ci, eussent pu devenir un facteur stimulant, incitant à l’industrialisation. Certaines études estiment que le produit national brut du pays, dans cette période, a tout juste suivi le mouvement de la population. Pour l’agriculture seule, il paraît certain que la production per capita a, dans cette période, sensiblement reculé. Pour le paysan pauvre, le petit fermier ou le métayer, et pour l’ouvrier agricole, la situation avait largement empiré dans cette période, du fait du prélèvement excessif de l’ensemble des propriétaires fonciers, et pas seulement des féodaux.

Depuis 1952, et plus nettement depuis 1956, le redressement économique a été fort important, malgré des contingences extérieures souvent difficiles. Mais tous les problèmes n’ont — évidemment — pas encore été résolus. Le développement industriel réalisé sous sa forme moderne, n’a pas pu créer un nombre d’emplois suffisant pour résorber le chômage urbain, et surtout pas le chômage déguisé des campagnes.

La production agricole, d’après le Bulletin économique de la Banque Nationale d’Égypte, aurait crû de 28 % entre 1950 et 1962, ce qui constitue une très jolie prouesse, étant donné le niveau des rendements de 1950 par feddan, déjà élevé, et du fait que l’extension des surfaces restait alors très réduite. Mais pendant le même temps, la population augmentait de presque un tiers : ce qui ne permettait pas, si ces données sont exactes, un accroissement des ressources alimentaires d’origine locale per capita. Cependant, l’arrivée à des conditions spéciales de blé américain, comme le trop bas prix du pain, ont favorisé, ces dernières années, l’augmentation de sa consommation. Aussi les importations de blé ont-elles environ quadruplé depuis 1955, constituant pour ce pays une très lourde charge, qui freine les achats d’équipement, et qui menace de s’aggraver dans l’avenir, année après année.

Au cours du premier Plan, on a estimé à 16,8 % en cinq ans, ou 3,3 % l’an, l’accroissement de la production agricole de la R.A.U. Il est possible que cette estimation soit un peu optimiste, compte tenu des difficultés que l’on rencontre en évaluant les productions d’autoconsommation, non commercialisées. Pendant cette période, les surfaces cultivées ont commencé à augmenter sensiblement, mais avec. les rendements modestes que donnent toujours les premières cultures. Compte tenu de ce facteur, il me paraît possible que l’accroissement des récoltes locales et de l’élevage n’ait pas très sensiblement dépassé celui de la population, s’il est vrai que ce dernier approche 3 % l’an. Spécialement grave nous apparaît l’accroissement insuffisant des principales ressources en protéines, telles que le lait, les fèves et les lentilles, la viande et le poisson. Un récent redressement de la production de viande n’intéresse pas les plus pauvres, du fait de son prix relativement élevé.

La République Arabe Unie se trouve engagée dans deux guerres. L’une, à moyen terme, en Palestine. L’autre, à long et très long terme, pour faire face à son explosion démographique. Si la R.A.U. gagnait la première guerre, mais au prix de sacrifices qui risqueraient de lui faire perdre la seconde, elle serait finalement battue. Un livre officieux des États-Unis (Al Mussawar, 11 janvier 1968) annonce déjà cette défaite. Pour l’éviter, il serait bon de ne pas aiguiller, par les privilèges qui leur sont accordés, tous les meilleurs cerveaux vers l’armée. Il est également indispensable de réserver les moyens de production agricole, en accordant la priorité aux usines d’engrais et au ciment destiné aux canaux d’irrigation, au réseau de drainage, aux bâtiments agricoles et d’usines, etc..

Dans dix ou douze années, quand l’extension des terres cultivées grâce au haut barrage d’Assouan se ralentira, l’augmentation annuelle des rendements par feddan deviendra plus difficile, du seul fait qu’ils seront plus élevés. Si l’on veut améliorer vite la nutrition, l’équipement, donc la balance des comptes, il serait prudent de réduire, dès avant 1980 au plus tard, l’accroissement annuel de population largement en dessous de 2 % par an. Dépasser ce chiffre serait tout à fait déraisonnable. […]

VI. ESSAI DE CONCLUSION

Le surpeuplement domine depuis longtemps l’économie agraire égyptienne, et oblige à l’obtention de rendements très élevés par feddan, à la répétition incessante des cultures, de préférence de court cycle. La R.A.U. doit désormais rechercher d’abord la production maxima par feddan. Ce qui l’empêchera d’obtenir la productivité la plus élevée du travail, lequel ne correspond nullement à la même combinaison des facteurs de production. Il est donc sage de limiter ce surpeuplement, car la course engagée avec la population sera de plus en plus difficile à suivre.

Objectif proposé n° 1 : moins et 2 % l’an de croît de la population avant 1980, moins de 1 % avant 1990, et une certaine stabilisation bien avant la fin du siècle.

Ces mesures ne dispensent nullement de l’objectif n° 2, qui est l’intensité maximale de production et qui sera recherchée :

— par une succession plus rapide de cultures, un meilleur respect du calendrier cultural, des binages plus fréquents, et surtout un arrosage mieux contrôlé (paiement de l’eau au volume utilisé) ;

— par une croissance rapide du secteur horticole (fruits en meilleure condition, légumes) et des fourrages très intensifs, de culture sarclée ; avec des vaches et chèvres hautement laitières ;

— par une utilisation toujours plus intense de fumure organique (aujourd’hui souvent gaspillée) et minérale, en mettant l’accent sur l’azote et le phosphate ;

— par des variétés de plantes cultivées plus productives, résistantes à la verse, aux insectes et aux maladies, de préférence à court cycle.

L’organisation coopérative et de crédit a permis les récents accroissements de production, mais risque vite de stagner, si elle figeait les rotations au schéma actuel. Il lui faut constamment innover, développer l’épargne individuelle et collective, et aussi pousser aux plantations et améliorations foncières permettant une meilleure maîtrise de l’eau. Le paiement des produits à la qualité encouragera cette dernière. A côté du coton et du riz, les fruits, les légumes et le tabac peuvent devenir des postes essentiels à l’exportation. La réduction des importations de produits animaux, et même de céréales, doit être aussi envisagée. Une éducation coopérative permettra de donner plus de pouvoir aux paysans, en luttant contre la bureaucratisation, excessive à ce jour, de l’agriculture de R.A.U.

La mise en valeur de nouvelles terres peut être réalisée avec comme objectif prioritaire l’accroissement de production. L’expérience d’Al Tahrir Sud souligne les difficultés de mise en valeur des sables, et incite à mobiliser d’abord toutes les autres terres. Elle met en garde contre la généralisation dogmatique des fermes d’État, qui ont déjà coûté assez cher à l’économie de la R. A. U. Un paysannat plus dynamiquement encadré de coopératives et de techniciens cultivateurs semble être, au stade actuel, une des meilleures formules de mise en valeur. Mais c’est là un problème d’abord politique.

La R.A.U. a obtenu jusqu’ici de fort beaux résultats en matière de développement agricole, mais ils ont été à peu près entièrement absorbés par la « marée démographique ». Il lui faut donc freiner cette dernière et accélérer la croissance agricole. Ceci ne s’obtiendra pas par l’autosatisfaction et la complaisance, mais par des critiques et autocritiques constructives, associées à des recherches constantes d’innovations. Dans ce but, il serait bon de constituer du moins deux commissions d’évaluation (au sens anglais du terme). L’une étudierait les réalisations et la situation économique d’Al Tahrir, pour examiner si l’attribution plus rapide, aux colons, des terres déjà mises en valeur ne pourrait réduire l’ampleur — actuellement excessive — du déficit. L’autre étudierait l’ensemble des coopératives de village — générales, ou issues de la réforme agraire — pour proposer toutes les améliorations possibles dans leurs activités, leur fonctionnement, leurs résultats.

La R.A.U. a tous les éléments en main pour gagner la course, à long terme, production alimentaire-population. Mais elle la perdrait vite, si elle considérait que celle-ci est facile à gagner, et continuait à s’auto-complimenter, là où il vaudrait mieux s’auto-critiquer. C’est l’ambition de cette modeste étude que d’avoir proposé un certain nombre de critiques constructives, mais discutables, car elles se basent sur une connaissance très insuffisante d’un problème fort complexe.

Lisez l’article en entier ici.

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« Le goût amer d’une révolution manquée… »

Thu, 10/05/2018 - 09:00

>> Retrouvez en libre lecture l’article dont est extraite cette citation : « L’Égypte du général Sissi, entre réaction et aspirations révolutionnaires », écrit par Chloé Berger dans le numéro de printemps 2018 de Politique étrangère. < <

La Double Démocratie

Wed, 09/05/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Emmanuel Mourlon-Druol propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Michel Aglietta et Nicolas Leron, La Double Démocratie. Une Europe politique pour la croissance (Seuil, 2017, 208 pages).

Ces trois dernières années, le débat sur l’avenir de la zone euro semble s’être cristallisé autour de deux options : une finalisation de l’union bancaire, qui apporterait la réponse la plus adaptée aux sources de la crise de 2009 ; la mise en place d’un budget substantiel de la zone euro, qui offrirait la meilleure garantie d’un fonctionnement harmonieux de la zone euro. La Double Démocratie s’inscrit dans la lignée de la seconde option, et offre une analyse stimulante des problèmes actuels de l’ensemble européen, et des mesures à mettre en place pour en améliorer le fonctionnement.

C’est en dotant l’Europe d’un budget commun significatif, financé sur des ressources fiscales propres, qu’elle deviendra, pour les auteurs, une réelle puissance publique, ce qui contribuera à sa revitalisation démocratique. Les auteurs relèvent le paradoxe des enquêtes d’opinion européennes : si les citoyens semblent marquer leur attachement à la monnaie unique, ils manifestent fréquemment leur rejet de l’Union européenne. La faiblesse de la puissance publique européenne contribuerait à expliquer ce rejet.

Le premier chapitre expose les faiblesses du système politique européen, et notamment son déficit démocratique structurel. Le deuxième chapitre se focalise sur la question de la souveraineté, particulièrement ambiguë dans la construction politique européenne, cette ambiguïté étant source de tensions. Le troisième chapitre analyse comment « recouvrer la puissance publique » européenne, par le biais du développement d’un budget européen substantiel, entre 3 % et 5 % du PIB européen.

Les auteurs proclament et répètent que la « méthode des petits pas », néo-fonctionnaliste, chère à Jean Monnet, est révolue. Mais l’union bancaire n’est-elle pourtant pas par définition le fruit de la méthode fonctionnaliste ? Et n’est-elle pas également un exemple du (difficile) développement de la puissance publique européenne, via la question de la résolution et de l’assurance dépôts ? Cette réflexion rejoint la première ligne d’analyse évoquée plus haut, notamment traitée dans les travaux de Barry Eichengreen ou Martin Sandbu, mais qui n’est pas abordée dans La Double Démocratie.

Les auteurs en appellent à une recherche interdisciplinaire, prenant en compte la science politique, l’économie, et le droit. Ils ne mobilisent toutefois étrangement aucun des travaux de la riche historiographie de la construction européenne, ou même de l’histoire de l’Europe après 1945. Alors que les auteurs appellent de leurs vœux « l’avènement d’une véritable puissance publique européenne qui permettra le recouvrement de la puissance publique nationale », nulle mention n’est faite, par exemple, des travaux d’Alan Milward. C’est pourtant l’historien britannique de l’économie qui a le premier analysé l’idée du sauvetage de l’État-nation par l’Europe, dans son livre éponyme, The European Rescue of the Nation State paru en 1992, où il étudiait les débuts la construction européenne. L’analyse des auteurs semble faire écho aux travaux de Milward, qui ne prenait certes pas en compte la dimension de revitalisation démocratique comme ils le font eux-mêmes. Le parallélisme entre les réflexions mériterait, par exemple, d’être approfondi.

Michel Aglietta et Nicolas Leron offrent toutefois un ouvrage essentiel, riche et stimulant qui contribue au débat sur la réforme de la zone euro.

Emmanuel Mourlon-Druol

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L’avenir des relations entre les nations de l’Europe occidentale

Tue, 08/05/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, nous vous proposons de lire « l’archive de la semaine ». En cette semaine de commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale, découvrez un article publié peu après la victoire du 8 mai 1945.

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« L’avenir des relations entre les nations de l’Europe occidentale » est tiré d’un exposé qui a été énoncé par Barbara Ward , journaliste britannique, au Centre d’Études de Politique étrangère le 6 juillet 1945, et qui fut publié en août 1945 dans le numéro 1/1945 de Politique étrangère.

Nécessité d’une entente

L’expérience de ces quatre années prouve la nécessité d’un rapprochement entre les nations de l’Europe occidentale pour des raisons stratégiques et économiques. Il ne s’agit que de trouver les méthodes.

Pour pouvoir se défendre efficacement, les nations occidentales doivent adopter un plan commun ; il ne faut pas répéter, une fois encore, les erreurs stratégiques de 1940, dont l’exemple le plus tragique fut celui de la Hollande et de la Belgique qui nous ont appelés à leur secours le jour même où l’ennemi se trouvait à la frontière. Dans la guerre moderne, si on attend jusqu’à la dernière minute pour organiser la défense, on n’organise rien du tout. Pour nous, Anglais, depuis que de nouveaux engins de guerre franchissent la Manche, il est d’un grand intérêt de nous mettre d’accord avec nos voisins et d’élaborer avec eux une mise au point définitive des plans de défense nationale.

Ce qui a particulièrement retenu l’attention de mon journal, The Economist, ce sont les énormes avantages économiques d’une pareille entente.

Les nations de l’Europe occidentale ont intérêt à développer en commun les techniques et les méthodes nouvelles d’économie dirigée, mais sans le faire dans un sens totalitaire. Nous sommes en ce moment devant deux grandes thèses de politique économique. D’un côté, la thèse des États- Unis : le contrôle n’est pas nécessaire ; la meilleure action gouvernementale, c’est d’agir le moins possible. De l’autre, la politique économique de la Russie : l’État contrôle tout et prend toutes les initiatives.

Je crois que les nations de l’Europe occidentale occupent une position intermédiaire entre ces deux extrêmes. Ce n’est pas seulement qu’elles n’ont pas encore choisi, — je parle surtout ici de l’Angleterre — mais une idéologie politique se dessine qui peut se définir ainsi : après les expériences des dernières cinquante années, nous ne croyons pas que l’une ou l’autre de ces deux thèses soit préférable ; ce qu’il nous faut, c’est une synthèse des deux méthodes, qui s’inspirera de nos traditions de liberté et qui nous permettra de nous servir de toutes les techniques modernes que cette guerre a engendrées. Nous avons, en effet, mis à l’épreuve des moyens de contrôle et même des initiatives gouvernementales, tout à fait compatibles avec une économie plus libre et des initiatives privées plus larges qu’en Russie.

Nous sommes quatre ou cinq pays qui voulons nous servir du contrôle pour augmenter la prospérité et la stabilité de nos économies ; toutefois, nous désirons garder une espèce d’équilibre entre le facteur public et le facteur privé. Aussi, puisque nous poursuivons le même but, et que nous le faisons plus ou moins par les mêmes méthodes, puisque le terrain où nous nous aventurons est encore inexploré, nous avons sûrement intérêt à mettre nos expériences en commun. Nous tâtonnons tous pour trouver la bonne voie.

Ce ne sont pas seulement nos méthodes que nous devons mettre en commun. A l’inverse des États-Unis et de la Russie, les nations de l’Europe occidentale vivent de leur commerce extérieur, qui constitue une part importante de leur revenu national (le quart pour l’Angleterre et la France, 30 à 60 % pour la Norvège, la Belgique, la Hollande et le Danemark) et une part qui peut être décisive pour la stabilité et la prospérité de leur économie.

En effet, nous n’avons pas accès à toutes les matières premières qui sont nécessaires à notre industrie. Nous ne sommes pas des puissances continentales, nous dépendons de l’échange. Nous ne pourrions pas mener une vie aussi large et aussi prospère si nous options pour l’autarcie, à l’exemple des Allemands. Cette autarcie, ce n’est pas la bonne voie pour nous, parce que c’est une voie qui mène sûrement à la pauvreté.

Nous devons arriver à la stabilité de notre économie si nous voulons avoir vraiment une politique du « plein emploi », et nous ne pouvons pas négliger le fait qu’une grande partie de notre prospérité dépend du commerce extérieur.

Or, pour la plupart de ces pays (les nations Scandinaves, la Belgique, la Hollande, la France et la Grande-Bretagne, — je n’inclus pas la Suède qui a d’autres problèmes —  50 % du commerce extérieur se font entre les nations de l’Occident et leurs colonies. Si vous ajoutez l’Allemagne — qui est en ce moment un point d’interrogation — aux colonies et aux cinq pays occidentaux, vous constatez alors que les deux tiers de tout le commerce extérieur de ces divers pays se font dans cette région de l’Ouest européen.

Les économistes se sont merveilleusement mis d’accord dans ces derniers temps. A ce propos, voici l’histoire qu’on raconte à Londres : « Il y a dix ans, si vous rencontriez huit économistes, vous entendiez neuf théories, la neuvième étant celle de lord Keynes. Maintenant, tout est changé, si vous rencontrez les neuf économistes, vous n’avez qu’une seule théorie et c’est celle de lord Keynes ! »

Cet accord entre les économistes présente pour les politiciens et les hommes d’État le grand avantage que les leçons théoriques leur sont plus claires. Le point principal de la théorie de Keynes, au sujet du plein emploi, est le suivant : pour maintenir et augmenter la stabilité et la prospérité d’une économie, il faut stabiliser et augmenter la demande. Pour cela, il faut maintenir et augmenter le pourcentage du revenu national qui est consacré à l’épargne, c’est-à-dire à l’investissement des capitaux, surtout dans l’industrie lourde. Toutefois, il faut encore stabiliser le revenu provenant de tous les autres secteurs de l’économie nationale.

Lorsqu’une moitié du revenu national dépend déjà du commerce extérieur, le maintien à un niveau élevé de tout le commerce extérieur est un facteur de grande prospérité. Nous n’avons pas suffisamment exploité les méthodes nécessaires pour maintenir au plus haut niveau possible le commerce extérieur. La méthode que préconisent les États-Unis, c’est-à-dire la liberté des échanges, a pour résultat, non pas d’éviter les crises mais de les aggraver en profondeur et en étendue. Si un État renonce à protéger son commerce extérieur et à défendre ses intérêts, il en résulte un bouleversement économique, et ce bouleversement économique, s’il se produisait aux États-Unis, pourrait très vite s’étendre au commerce du monde entier. C’est ce qui s’est produit en 1929.

Si nous considérons, au contraire, une région où le commerce extérieur constitue déjà une grande part du revenu national, et où le commerce dépend, en outre, étroitement des nations de cette même région, nous trouvons là des raisons péremptoires pour que ces pays s’associent et élaborent en commun une politique du commerce extérieur. Je parlerai plus loin des méthodes, je veux simplement constater le fait que dans la disposition de notre économie, il y a déjà de sérieuses raisons pour que nous cherchions ensemble la bonne voie.

Il y a d’autres raisons économiques cependant. Nous pouvons à l’heure actuelle retirer un grand avantage de la production de masse. Prenons l’Angleterre, la France, la Belgique et la Hollande ; le marché intérieur de chacun de ces pays pris séparément sera peu important en comparaison de celui des États-Unis et de la Russie. Or chacun de ces marchés intérieurs ne peut bénéficier de la production de masse. Il y aurait donc intérêt, dans certains cas, pour certaines industries où les méthodes de la production de masse donnent les meilleurs résultats, à voir si nous ne pouvons pas faire de nos quatre marchés séparés, un marché intérieur d’à peu près 120 millions d’hommes, dont le standard de vie serait l’un des plus hauts du monde. Ce serait sûrement la méthode de production la meilleure et la plus économique.

Par exemple, en ce qui concerne l’industrie automobile, nous ne pouvons aspirer, en ce moment, chacun de notre côté, aux avantages que connaissent les producteurs américains pour réaliser les grandes économies de la production en masse.

Les quatre nations que j’ai nommées tout à l’heure sont en outre des pays colonisateurs. Nous avons à nous quatre à peu près toutes les colonies du monde, qui, dans de nombreux cas, se complètent dans un cadre régional, par exemple en Afrique, dans le Pacifique et même dans les Antilles. Vous connaissez l’expérience faite par les Américains et les Anglais aux Antilles. Ils ont créé aux Antilles, sans toucher en aucune manière à la souveraineté des pays intéressés, une commission régionale chargée de discuter des questions économiques et sociales. A plus forte raison, les nations de l’Europe occidentale devraient créer des commissions du même genre. Il y a des régions où l’investissement du capital, s’il est réalisé en commun, selon des plans régionaux, aura plus d’effet et donnera une plus grande prospérité que des investissements effectués colonie par colonie. Ces motifs d’ordre économique font que nous devons, sinon nous mettre immédiatement d’accord, du moins nous entendre pour explorer les possibilités actuelles sur le terrain politique. Le monde, en ce moment, semble être partagé entre deux tendances extrêmes, le nationalisme et l’internationalisme. De ce dernier, nous avons certes bien besoin, mais il contredit le désir de souveraineté séparée de chaque nation, surtout des nations qui ont fait l’expérience du plan d’hégémonie hitlérienne.

Si, dans l’Europe occidentale, nous pouvions créer une sorte de coopération entre des nations absolument libres et souveraines, qui mettraient en commun certains intérêts comme leurs intérêts stratégiques ou économiques, nous arriverions à trouver une façon de résoudre nos difficultés et nous montrerions ainsi au monde qu’il existe une méthode pour sortir du nationalisme pur et simple tout en maintenant la souveraineté que réclament les peuples et qu’imposent les intérêts politiques.

En ce moment, le monde a bien besoin de routes nouvelles qui l’éloignent de l’impérialisme d’une part, et de l’autarcie d’autre part. Il serait dans la tradition de l’Occident de trouver dans les sphères de la politique économique une manière de concilier l’indépendance et la liberté avec la coopération. […]

Lisez l’article en entier ici.

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America and the Future of War: The Past as Prologue

Mon, 07/05/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Williamson Murray, America and the Future of War: The Past as Prologue (Hoover Institution Press, 2017, 224 pages).

Williamson Murray est un auteur bien connu des amateurs d’histoire militaire. Il a écrit ou dirigé de très nombreux ouvrages considérés comme des références. On pense par exemple à Military Innovation in the Interwar Period (1996), ou à son récent volume sur la guerre de Sécession, A Savage War: A Military History of the Civil War (2016). Son nouvel essai diffère de ses précédents livres. Il s’agit d’une charge contre les responsables politiques et militaires américains, et une bonne partie du monde académique du pays, qui semblent ignorer que l’avenir de la guerre sera à l’image de son passé, sanglant et imprévisible.

La démarche qui a conduit l’auteur à prendre la plume est intéressante. Invité par l’état-major interarmées américain à assister à une conférence de présentation d’un document sur l’environnement opérationnel 2035 (Joint Operating Environment 2035), Murray est marqué par la platitude des propos et l’absence de références à de possibles changements violents. Il conçoit alors le présent ouvrage comme une alternative à cette publication officielle afin de suggérer quelques vérités, et d’aider les armées ­américaines à mieux préparer l’avenir.

L’auteur rappelle utilement que l’analyse de tendance, lorsqu’il s’agit de réfléchir à l’avenir, est trompeuse. L’histoire du monde est d’abord faite de ruptures, souvent violentes, toujours imprévisibles. L’interdépendance croissante des économies ne signifie pas la fin de la guerre, tant la force sous-tend les relations entre États. Il revient ensuite sur la nature de la guerre. Contrairement à ce que certains zélateurs de la technologie pensent, sa nature n’a pas changé et ne changera pas. En effet, des interactions humaines complexes sont en jeu dans la guerre. Elles impliquent un nombre considérable de décisions et d’événements. La friction, l’inattendu, la chance, sont des éléments irréductibles du phénomène guerrier. Bien entendu, le caractère de la guerre évolue. Murray explique ainsi que nous sommes entrés dans la sixième révolution militaro-sociale, celle des ordinateurs, de la communication et des médias sociaux. Il souligne aussi que personne ne peut à ce jour appréhender globalement les effets que cette révolution aura sur l’art de la guerre.

L’auteur axe une partie de son propos sur l’analyse des problèmes américains. Dans un passage très inspiré, il affirme d’abord que la guerre nécessite une préparation intellectuelle poussée, en particulier dans les disciplines académiques, ce qui est loin d’être le cas pour l’élite militaire américaine actuelle. Ensuite, la sclérose croissante de la bureaucratie militaire et du renseignement, tout comme des règles d’engagement trop contraignantes, sont dénoncées. Enfin, dans un dernier chapitre, l’auteur s’attarde sur les États-Unis et la guerre future, en revenant notamment sur la grande dépendance des forces armées américaines vis-à-vis de l’espace et du cyber, ou sur le manque de bases logistiques avancées si des déploiements devaient avoir lieu.

Au final, cet essai, écrit avec brio et qui fait appel à des références historiques intéressantes, suscite la réflexion et amène à relativiser certaines idées reçues. Toutefois, la vision critique développée par l’auteur mériterait parfois d’être davantage illustrée et étayée.

Rémy Hémez

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Le style canadien et la politique étrangère

Fri, 04/05/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « Le style canadien et la politique étrangère » a été écrit par Louis Balthazar, politologue québécois et professeur au département de science politique à l’université de Laval, et publié dans le numéro 2/1973 de Politique étrangère.

Parmi les facteurs qui conditionnent la politique étrangère d’un État, on s’accorde généralement pour inclure ce qu’on a appelé le style national. Stanley Hoffmann a déjà démontré la validité de l’analyse stylistique dans son ouvrage Gulliver empêtré. Sans reprendre cette démonstration, on peut émettre tout simplement l’hypothèse de base qu’il existe au niveau des collectivités un certain style ou une façon de percevoir le monde et de réagir à l’endroit du système international. Ce style peut évoluer et même subir des mutations profondes mais, comme il s’enracine dans des expériences historiques traumatisantes, il tend habituellement à persister pour plusieurs générations. La politique étrangère d’un État ne peut qu’être considérablement affectée par les composantes de ce style.

Bien sûr, cette influence ne jouera pas également sur toutes les décisions d’ordre international. Qu’un État entre en guerre contre un voisin pour défendre des frontières menacées, cela ne ressort guère des structures mentales des gouvernants ou de la population. Il est des situations qui commandent partout des réactions à peu près semblables. En revanche, il y a d’autres conjonctures — et la politique internationale en est tissée — qui peuvent susciter toute une gamme de réponses suivant l’image qu’on se fait de la réalité. Par exemple, ce n’est pas la nature même du système international qui appelait les États-Unis à ne pas se joindre à la Société des Nations. C’est bien plutôt la façon dont les Américains percevaient ce système. Je voudrais tenter ici de dégager sommairement quelques traits du style canadien tel qu’il a pu se manifester dans la politique étrangère du Canada. Je m’attacherai d’abord à définir ce style en fonction des expériences historiques et des comportements des Canadiens de langue anglaise puisque ce sont eux, presque exclusivement, qui ont conçu et exécuté la politique étrangère du pays jusqu’à une période toute récente. Les Canadiens français, pour des raisons que je tenterai d’esquisser plus loin, n’ont participé que très rarement à l’élaboration de la politique extérieure en tant que collectivité. Quand ils l’ont fait à titre d’individus, comme par exemple dans le cas des Premiers Ministres francophones, ils ont dû adopter le style de leurs compatriotes de langue anglaise.

Le présent article voudrait aussi indiquer comment ce style a façonné des attitudes particulières à l’endroit de l’Europe et enfin relever les facteurs d’une évolution possible.

L’expérience historique des Canadiens anglais

Historiquement, l’existence du Canada comme entité politique tient à la volonté d’un groupe de colons d’Amérique du Nord de demeurer fidèles à la Couronne britannique. Cette volonté a été traditionnellement interprétée en fonction d’un clivage idéologique entre les Révolutionnaires américains et les Loyalistes. Des études récentes ont remis en cause cette interprétation. Il semble bien qu’il n’y avait pas de véritable aristocratie dans les colonies américaines avant la Révolution et qu’il faille chercher les causes du Loyalisme dans des facteurs plutôt contingents comme la sécurité de l’emploi, la géographie, des inimitiés personnelles, etc. Bien plus, Révolutionnaires et Loyalistes partageaient une même fidélité au libéralisme de John Locke. Si les premiers s’inspiraient du philosophe anglais pour justifier leur lutte contre la « tyrannie » de George III, les seconds s’appuyaient encore sur Locke en s’opposant à une rébellion que, selon eux, des abus passagers ne justifiaient pas.

Les Loyalistes avaient mal misé. Ils ont perdu. Les Révolutionnaires n’ont pas manqué de le leur rappeler en les chassant de la terre natale et en ne leur laissant d’autre choix que de trouver refuge dans les territoires demeurés sous la tutelle britannique.

Ainsi l’histoire canadienne-anglaise débute sous le signe de l’échec. Des libéraux américains se voient éloignés de leur milieu naturel et doivent se trouver, pour légitimer leur existence collective, un mythe différent de celui de leurs frères qui ont créé la nation américaine. Ils se tourneront désormais vers la Couronne britannique pour oublier leur défaite et même se féliciter d’avoir échappé à la République.

A l’endroit des nouveaux Républicains, ils entretiendront une attitude quasi schizophrénique. Ils ne pourront jamais détester ceux avec qui ils avaient vécu l’expérience coloniale et le nouveau libéralisme américain. Mais leur fierté les invitera sans cesse à se définir en opposition à ceux qui les ont refoulés vers le Nord. Profondément ils demeureront des Américains mais symboliquement ils s’affirmeront toujours avant tout comme des Britanniques. Le pays qu’ils fonderont, ce sera l’Amérique britannique du Nord. Leur drapeau sera l’Union Jack et leur hymne dit national le « God Save the King ».

Des émigrants se joindront à eux en grand nombre et modifieront dans une certaine mesure la structure sociale du Canada. Mais, pas plus qu’aux États-Unis, le mythe collectif ne sera remis en question. John Diefenbaker, petit fils d’émigrant, n’est-il pas un des plus loyaux sujets de la Reine du Canada ?

Le style canadien sera donc profondément marqué par un américanisme parfois latent mais toujours présent et par le refus d’adhérer comme les Américains à un idéal national. Voyons maintenant comment la politique étrangère du Canada peut se définir en fonction de ces deux courants.

Un certain style américain

Le Professeur américain Louis Hartz, dans un brillant ouvrage intitulé The Liberal Tradition in America, caractérise l’expérience américaine par la conscience d’avoir échappé à la dialectique européenne des idéologies et par l’établissement d’un libéralisme pur, libéré de la confrontation aux autres idéologies. Au Canada aussi, en dépit de certains courants élitistes et socialistes apparentés à des phénomènes britanniques, le libéralisme remporte une victoire facile.

La politique étrangère du Canada, comme celle des États-Unis, sera profondément marquée par la bonne conscience libérale du Nord-Américain. Retenons trois traits propres à ce style : le moralisme, l’isolationnisme et le messianisme.

On l’a déjà constaté à plusieurs reprises, la politique étrangère des États-Unis est toujours demeurée marquée par le puritanisme des origines. Le Canada participe à ce courant bien que différemment. Le puritanisme canadien est peut-être plus primitif que celui des Américains : il tend à condamner la politique de puissance d’une façon plus décisive encore que n’ont pu le faire les États-Unis. Les Canadiens, quand ils se sont fait entendre dans les Conférences internationales, ont défendu à temps et à contre-temps des grands principes moraux. En 1921, le ministre de l’Industrie et du Commerce, Sir George Foster, acclamait la nouvelle « diplomatie ouverte » inaugurée par la Société des Nations, et se faisait l’apôtre de la confiance et de la solidarité entre les nations. Par la suite, les Canadiens ont toujours été parmi les premiers à parler de désarmement, de coopération et à vanter les mérites des organisations internationales. Cet idéalisme canadien a été caractérisé récemment comme un courant volontariste : la préoccupation constante de contribuer à améliorer l’ordre international en se faisant l’agent de toutes les bonnes causes. Tout se passe comme si la politique étrangère du Canada devait se poursuivre au nom d’une mission sacrée. L’idéalisme wilsonien a peut-être fait plus de chemin au Canada qu’aux États-Unis. Cet idéalisme, et la bonne conscience qui l’accompagnait, on les retrouvait encore dans les paroles d’un ministre des Affaires extérieures, il y a à peine plus de dix ans : « Comme peuple, déclarait M. Howard Green au Parlement, nous possédons des traditions de courage, de sens commun et de foi religieuse… Je crois que les Canadiens doivent envisager le monde avec optimisme et aussi avec idéalisme, et c’est cela que notre peuple a fait. »

Le moralisme américain a engendré historiquement deux grands types de politique étrangère moins contradictoires qu’ils ne le paraissent. L’un tient à la préoccupation du pur de ne pas se souiller, l’autre à son désir de purifier les autres (la contemplation et l’apostolat !) : l’isolationnisme et l’interventionnisme missionnaire. Les Américains ont pratiqué l’un et l’autre avec un même esprit. Woodrow Wilson et Henry Cabot Lodge se sont opposés tragiquement au sujet de la Société des Nations. Mais tous les deux s’inspiraient d’un certain sentiment de supériorité morale propre à la culture américaine. Ils rejetaient tous les deux, fidèles au testament de George Washington, les « alliances contraignantes » (« entangling alliances »). Lodge croyait que la SDN allait les perpétuer, Wilson avait conçu l’organisation pour les abolir.

Tandis que les Américains optaient pour l’isolationnisme et se tenaient à l’écart de la Société internationale, les Canadiens pouvaient se payer le luxe de devenir membres de la SDN tout en demeurant isolationnistes. En effet, le Canada s’est bientôt senti plutôt inconfortable à l’intérieur de l’organisation que leurs voisins avaient répudiée. Car, si la fidélité canadienne à l’Empire britannique ne permettait pas l’isolationnisme total, il n’en demeurait pas moins qu’en Amérique du Nord, les Canadiens n’avaient que faire des problèmes de sécurité européenne.

Cet isolationnisme a commencé de s’exprimer quand les Canadiens refusèrent d’endosser l’article X du Pacte de la SDN garantissant les arrangements territoriaux existants et instituant un système efficace de sécurité collective. Les diplomates canadiens voyaient dans cet article les caractères d’une « alliance contraignante » qu’ils tenaient à éviter selon un réflexe bien américain.

Le Premier Ministre Mackenzie King accentuait cette attitude canadienne un peu plus tard en citant élogieusement un texte du Président Harding : « It is public will, not force, that makes for enduring peace, and peace can always be kept, whatever the grounds of controversy, between peoples who wish to keep it. » S’adressant à la Conférence impériale à Londres, il ajoutait : « I place these words on record largely because I think they help to illustrate the new-world point of view that is in very striking contrast to the old-word attitude of the past, if not of the present, that force is always essential in the preservation of peace. »

Sir Joseph Pope, sous-secrétaire d’État aux affaires extérieures, allait plus loin encore lorsqu’il écrivait dans son journal que le Pacte de la SDN ne valait pas le papier sur lequel il était rédigé. La vraie politique du Canada devait être, selon lui, de développer ses ressources et d’abandonner les questions européennes aux diplomates britanniques.

C’est encore dans cette veine isolationniste que le Canada refuse de signer le protocole de Genève en 1925 et obtient qu’une clause soit insérée dans les accords de Locarno pour exempter les Dominions des obligations contractées par la Grande-Bretagne. Enfin, en 1939 même, le Premier Ministre King se plaignait encore que c’était folie de s’attendre à ce que les Canadiens aillent, tous les vingt ans, sauver un Continent qui ne savait plus se gouverner lui-même.

Les jours de l’isolationnisme étaient comptés. Les Canadiens devaient bientôt s’engager, à la suite de la Grande-Bretagne, dans la guerre contre le nazisme. Les Américains eurent le réflexe plus lent mais ils durent également sortir de leur sainte retraite et s’engager à sauver la démocratie. […]

Lisez l’article en entier ici.

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« Les petits États issus de sécession ne sont pas acteurs de la société internationale… »

Thu, 03/05/2018 - 09:00

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « Danser avec les États », écrit par Serge Sur dans le numéro de printemps 2018 de Politique étrangère. < <

Brexit and British Politics

Wed, 02/05/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Pauline Schnapper propose une analyse de l’ouvrage de Geoffrey Evans et Anand Menon, Brexit and British Politics (Cambridge, Polity Press, 2017, 144 pages).

Le référendum du 23 juin 2016, lors duquel les électeurs britanniques ont choisi à 52 % de sortir de l’Union européenne (UE), a déjà donné lieu à nombre de publications outre-Manche, qui ont analysé la campagne, les résultats ou les conséquences prévisibles du Brexit. L’ouvrage de Geoffrey Evans et Anand Menon se distingue des précédents en se penchant sur les facteurs qui expliquent ce vote, et sur les nouvelles divisions politiques et sociologiques qu’il révèle au Royaume-Uni, que les partis et clivages idéologiques traditionnels peinent à représenter.

La division entre Leavers et Remainers apparue en 2016 ne recoupe pas, en effet, les découpages sociaux et géographiques habituels entre la gauche et la droite, l’électorat favorable au retrait, par exemple, provenant aussi bien de la classe moyenne conservatrice du sud de l’Angleterre que de régions ouvrières du nord habituellement favorables au Parti travailliste. Le référendum a montré, plus fondamentalement, le rejet du consensus néolibéral (sur le plan économique comme sur le plan social) qui rapprochait les deux grands partis depuis les années 1990, lorsque le New Labour de Tony Blair avait accepté une partie de l’héritage de Margaret Thatcher. L’âge est apparu comme un facteur explicatif très fort, les jeunes (qui se sont peu déplacés lors de ce scrutin) étant majoritairement favorables au maintien dans l’UE, alors que les personnes âgées, qui votent davantage, y étaient majoritairement opposées.

Les auteurs montrent aussi que la campagne elle-même a eu peu d’impact sur des opinions qui s’étaient formées au cours des années précédentes, même si la campagne du Leave a été très habile, parvenant à faire du statu quo (rester dans l’UE) un danger d’instabilité pour l’avenir du pays. Le rejet de l’immigration, en provenance de l’Union en l’occurrence, est apparu comme un des principaux facteurs permettant d’interpréter le vote, ce qui explique en grande partie le refus de Theresa May d’envisager un maintien dans le marché unique après le Brexit, puisqu’il supposerait d’accepter le principe de la libre circulation des personnes. Le Premier ministre a donc privilégié la politique sur le bon sens économique, qui militerait en faveur du maintien dans le marché et l’union douanière.

Malgré la remontée des travaillistes aux élections législatives de juin 2017, au moins en nombre de voix, et le relatif échec des conservateurs, qui dépendent de dix députés unionistes d’Irlande du Nord pour leur survie au gouvernement, rien n’indique que ces nouveaux clivages se soient atténués depuis 2016. Ils rendent l’action politique très compliquée, puisque le gouvernement comme l’opposition doivent répondre à des injonctions contradictoires de leurs électorats respectifs. Cela explique, pour partie du moins, les difficultés qu’éprouve le gouvernement à clarifier le but ultime recherché dans ses négociations à Bruxelles sur l’avenir des relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, et les ambiguïtés du parti travailliste dans l’opposition à adopter une position claire sur un hard ou un soft Brexit.

Pauline Schnapper

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Marchands d’armes. Enquête sur un business français

Mon, 30/04/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Lucie Béraud-Sudreau propose une analyse de l’ouvrage de Romain Mielcarek, Marchands d’armes. Enquête sur un business français (Tallandier, 2017, 112 pages).

Alors que les ventes d’armes françaises retentissent à la une des médias – comme ce fut encore le cas en décembre 2017 lors de la vente de 12 avions de combat Rafale supplémentaires au Qatar –, l’ouvrage de Romain Mielcarek arrive à point nommé. Les livres traitant de la politique d’exportation d’armements demeurent rares, et encore plus ceux qui adoptent un point de vue nuancé sur les succès à l’export français. Le dernier de cet ordre paru il y a quelques années est celui de Jean Guisnel, Armes de corruption massive. Secrets et combines des marchands de canons (La Découverte, 2011). Marchands d’armes est donc une ­contribution bienvenue au débat public.

L’auteur aborde les différents aspects des exportations d’armements : les enjeux économiques et industriels, le rôle de soutien du gouvernement français, les États clients, les affaires, les liens entre politique d’armement et politique d’exportation. Un lecteur novice y trouvera donc son compte pour comprendre ce que représentent les ventes d’armes en France.

Un apport important est la richesse des témoignages recueillis. Romain Mielcarek a en effet interrogé de nombreux acteurs, qui racontent leurs métiers et, à travers eux, les différentes facettes des ventes d’armes. On trouve ainsi parmi les personnes interrogées des industriels, issus tant des petites et moyennes entreprises que des grands groupes, et à différents postes, des personnels de l’administration, des chercheurs spécialisés, des politiques tels que des membres de cabinet, et bien sûr des militaires. L’un de ces témoignages soulève d’ailleurs une question intéressante sur la politique française d’exportation d’armements vis-à-vis de la Chine. Comme l’auteur le relève lui-même, la France applique un embargo sur les matériels de guerre contre la Chine, décidé avec ses partenaires européens suite à la répression de Tian’anmen en 1989. Pourtant, l’un des industriels interviewés rapporte vendre des ordinateurs de bord pour des blindés chinois et envisager un partenariat avec NORINCO, l’un des principaux groupes de défense de la République populaire de Chine.

Aux côtés de ces indéniables qualités, on notera cependant quelques faiblesses dans cet ouvrage, dues en partie à son ambition plus pédagogique qu’académique. Le titre tout d’abord porte à confusion, puisqu’il mentionne un « business français » alors qu’il s’agit d’un business mené par de nombreux États. Ensuite, certaines des données citées sont peu précises. Lorsque l’auteur cite les chiffres des volumes de ventes à l’export, il ne précise pas s’il s’agit des prises de commandes (contrats signés) ou des livraisons (armements effectivement remis au client, ce qui peut parfois différer fortement des montants des contrats). Dans le même ordre d’idées, on note une erreur factuelle sur le contrôle des exportations d’armement : Romain Mielcarek décrit un processus administratif qui n’est plus en vigueur depuis 2014. Enfin, le style journalistique amène l’auteur à employer des concepts sans recul, tels que « complexe militaro-­industriel » ou « course aux armements», qui ont été largement sinon remis en cause, tout du moins fortement débattus dans la littérature académique. Ces diverses approximations sont regrettables mais l’ouvrage dans son ensemble reste un apport bienvenu au débat public sur les ventes d’armes.

Lucie Béraud-Sudreau

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Problème kurde

Fri, 27/04/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « Problème kurde » a été écrit par le diplomate russe Basile Nikitine, et publié dans le numéro 3/1946 de Politique étrangère.

Comme au lendemain de l’autre guerre, on parle à nouveau des Kurdes. Le problème se pose à l’ordre du jour international, et il n’est pas sans intérêt d’en résumer brièvement les données. Il me semble que, jusqu’ici, en cherchant surtout à y découvrir des influences étrangères, on ne l’a pas situé sur son véritable terrain.

En effet, les aspirations d’indépendance kurdes plongent leurs racines profondes dans les origines et la structure sociale de ce peuple et sont le résultat d’une longue évolution historique.

Les Kurdes sont une des plus anciennes populations de l’Asie antérieure. Selon une thèse, celle du professeur N. Marr, membre de l’Académie des sciences de l’U. R. S. S., ils seraient apparentés aux peuplades asianiques dont les survivances se trouvent actuellement au Caucase et qui ont connu leur essor vers les VIe et VIIe siècles avant notre ère, quand elles rivalisaient avec la puissance assyrienne. Si l’on admet cette thèse, on doit en même temps supposer que les Kurdes de nos jours ne parlent plus la même langue que leurs ancêtres. Leur cas ne serait pas exceptionnel dans l’histoire (proto-Bulgares touraniens et Bulgares slaves, par exemple). On se rallie, cependant, plutôt à une autre thèse, celle de l’origine iranienne des Kurdes, qui, venus avec les autres Aryens sur le plateau de l’Iran, auraient essaimé de là à l’ouest, vers la région de Bohtan (Bohtan-Sou, affluent de l’Euphrate) et du Taurus, où leur présence est attestée dans les auteurs classiques qui mentionnent des Cyrtioï et connaissent la Gorduène ainsi qu’une chaîne de ce nom.

La controverse sur le nom des Kurdes ne peut intéresser que les spécialistes : qu’ils soient ou non les descendants des Kardoukhoï dont nous parle L’Anabase de Xénophon, ou que leur nom, sous sa forme de Kourmandj, reflète, comme le croit le professeur Minorsky, le mélange ethnique des Cyrtioï avec les Mèdes (Manda, Mada), ce qu’il nous faut retenir, c’est, en tout état de cause, une incontestable ancienneté du peuple kurde.

Sa langue actuelle est de la famille iranienne, se rapproche sensiblement du persan, mais a sa grammaire et son vocabulaire propres, qui diffèrent d’après les dialectes et qui offrent quelques « résidus » non indo-européens, trait particulier qui viendrait à l’appui de la thèse asianique.

L’habitat kurde s’étend sur la partie montagneuse de l’Asie antérieure. Si l’on prend l’Ararat comme point de repère, le peuplement kurde sera cerné vers l’ouest par la chaîne Pontique, descendant de là au sud, en passant à l’est de Sivas, jusqu’à Kurd-Dagh (sandjak d’Alexandrette) ; il revient de ce point vers l’est, suit la frontière turco-syrienne, contourne le Djebel Sindjar, se dirige vers Mossoul, rejoint la chaîne de Zagros et s’arrête à la ligne Bagdad-Kermanchah, à la «route des conquérants » de Darius et d’Alexandre. En Iran, les Kurdes peuplent le versant oriental du Zagros, entre Kermanchah et le lac d’Ourmiah, d’où, à l’ouest de ce lac, ils s’étendent le long de la chaîne frontière jusqu’à l’Ararat, avec, en plus, quelques éléments dispersés en Arménie et en Azerbaïdjan soviétiques, ainsi que dans la région de Kars.

Nous ne prétendons pas, en esquissant les grands traits de l’aire ethnique kurde, à dresser ici une carte précise. Il nous suffit de pouvoir affirmer que les Kurdes sont des montagnards par excellence, ce qui détermine pour une grande part leur tempérament, leur mode de vie et leurs destinées nationales.

Combien sont-ils ? Nous sommes portés à fixer leur chiffre entre quatre et cinq millions, dont une moitié environ en Turquie et le reste partagé entre l’Iran et l’Irak, alors que la Syrie et la Transcaucasie n’y interviennent que pour quelques centaines de mille. Nos amis kurdes évaluent leur nombre au double, de huit à neuf millions. Ils se basent pour ces calculs sur la comparaison de la surface habitée par leur peuple avec celle des États qui se le partagent et sur les statistiques turques et irakiennes non publiées. Il est certain que les chiffres précis nous manquent et que la vérité doit se trouver quelque part entre les deux totaux également hypothétiques. Mais, en tout cas, nous ne croyons pas pouvoir englober dans la masse kurde les Lors et les Bakhtiares, qui sont aussi iraniens, mais ont leur physionomie propre.

Notre argumentation tendant à définir la place des Kurdes en Asie antérieure par rapport à leurs voisins ne s’appuie pas sur leur valeur exclusivement numérique. Et, d’ailleurs, les Afghans, qui comptent environ sept millions, ne nous offrent-ils pas l’exemple d’un petit peuple qui a su créer et maintenir un État ?

Quant à leur religion, les Kurdes appartiennent à la grande famille musulmane, mais l’Islam ne recouvre certes pas l’ensemble de leurs croyances. C’est dans ce sens, probablement, qu’il faut interpréter le proverbe turc selon lequel « le Kurde n’est musulman qu’en comparaison avec l’infidèle ». D’une part, en effet, les ordres mystiques de l’Islam, notamment celui des Kadiriyé, exercent une influence certaine parmi les Kurdes à l’aide de tout un réseau des représentants (Khalife), mais, de l’autre, le sentiment tribal est encore si fort que les tribus peuvent se combattre entre elles pour la prépondérance de tel chef spirituel. En outre, les doctrines hétérodoxes, celles des yèzidis (adorateurs du diable) ou des ahl-è-hakk (hommes de la vérité), qui se rattachent au dualisme et syncrétisent peut-être d’autres survivances religieuses, comptent des adhérents kurdes, alors que certaines autres tribus gardent encore des souvenirs de leur origine chrétienne. Ce qu’il faut souligner, c’est que la vie religieuse kurde est très riche et prouve que ce peuple a un esprit vif et porté à la recherche du Divin.

Le facteur déterminant pour la compréhension des Kurdes doit, d’ailleurs, être cherché dans leur structure sociale. Ils se divisent encore en majorité en tribus, dont chacune représente un petit monde à part, hors duquel on se sent perdu et dépaysé et vers lequel on s’efforce à tout prix de revenir si l’on en a été éloigné par les circonstances. C’est à l’intérieur de cette cellule, en effet, que le Kurde prend conscience de sa valeur, rattachée au patrimoine commun des traditions et des faits guerriers. L’horizon en est étroitement limité à la vallée natale qui, surtout en hiver, reste entièrement coupée du monde extérieur. Une pareille existence contribue à la naissance et au maintien d’esprit particulariste, qui ne s’atténue que difficilement, d’autant plus qu’il évolue dans une économie naturelle fermée, se suffisant à elle-même, n’ayant que rarement recours aux échanges. […]

Que le mouvement séditionnaire kurde au cours du XIXe siècle ait eu des raisons sociales ou nationales, le fait est que ses manifestations sont très nombreuses et, pour la plupart, coïncident avec des difficultés qu’éprouve la Sublime Porte engagée dans un conflit armé à l’extérieur ou à l’intérieur de l’Empire. La simple énumération de dates le confirme, 1828-1829, 1853-1855, 1877-1878 guerres russo-turques et révoltes kurdes ; 1832-1839, difficultés turques avec l’Égypte et la grande révolte kurde de Mohammed Pacha, prince kurde de Ravandouz. Ceci, sans préjudice des soulèvements de 1806 (Abdourahman Pacha Baban) ; de 1808 (les Bilbas en Perse et en Turquie) ; de 1825 (soulèvement à Souleymanieh) ; de 1843-1846 (révolte de Badir Khan Bek) ; de 1885 (celle du Cheik Obeidoullah de Nehri, en Turquie et en Perse), etc.

Il serait difficile de voir dans tous ces mouvements insurrectionnels une action coordonnée, un programme d’ensemble, une direction commune. Mais il ne serait pas moins difficile de refuser à ces manifestations d’insoumission à l’égard de l’autorité turque une portée générale qui témoigneéloquemment du sentiment croissant d’indépendance kurde qui se sent menacée et qui essaie de défendre ses privilèges traditionnels par recours aux armes.

D’ailleurs, à la veille de la révolution jeune turque, ce sentiment kurde commence à se cristalliser. Un journal paraît notamment au Caire, qui est, ensuite, transféré à Constantinople, sous le nom de Soleil kurde. Un comité national kurde se forme également. Mais les espoirs nés alors chez tous les peuples de l’Empire ottoman sont vite déçus, à mesure que l’ottomanisme, idée d’union impériale de tous les ressortissants de la Sublime Porte, dégénère en turkisme, idée raciale, étroite, exclusive de l’égalité des droits de tous les membres de la grande famille, centralisatrice.

Néanmoins, si son essor reste encore entravé, le programme national kurde ne cessera plus de mûrir dans les esprits. […]

Lisez l’article dans son intégralité ici.

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Un retour aux ordres anciens ?

Wed, 25/04/2018 - 09:00

Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « Les États au Moyen-Orient : crise et retour », écrit par Dorothée Schmid, responsable du Programme Turquie contemporaine/Moyen-Orient dans le numéro de printemps 2018 de Politique étrangère.

L’État islamique pris aux mots

Tue, 24/04/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Philippe Bannier propose une analyse de l’ouvrage de Myriam Benraad, L’État islamique pris aux mots (Armand Colin, 2017, 192 pages).

Dans cet ouvrage, Myriam Benraad choisit une approche encore peu étudiée dans la littérature scientifique francophone pour comprendre l’État islamique (EI) : l’idéologie. Son étude s’appuie sur une analyse fine des supports de propagande de l’organisation, qu’il s’agisse des revues Dabiq, Dar al-Islam ou Rome, ou des vidéos et publications diffusées par ses organes de propagande. Dès lors, ce livre se présente comme une contribution à la compréhension de l’idéologie du groupe djihadiste, alors que les acteurs de la lutte antiterroriste ont pris conscience de l’importance de cette dimension comme complément à la réponse militaire.

L’ouvrage est articulé autour de 20 couples de concepts caractérisant l’idéologie de l’EI. On retrouve des concepts classiques dans les études sur le Moyen-Orient, comme «Occident et Orient » ou « Tradition et Modernité », ainsi que d’autres moins abordés, tels que « Beauté et Laideur » ou « Immanent et Transcendent ». Cette approche permet de mettre en avant le paradoxe qui caractérise la vision à la fois binaire et extrêmement sophistiquée portée par l’organisation sur le monde. Elle montre bien la cohérence idéologique qui structure le groupe, s’inscrivant dans la tradition et dans l’histoire du monde musulman du point de vue discursif, mais peut-être et surtout dans la modernité. Myriam Benraad soutient en effet que l’EI est un pur produit de la modernité, pas seulement pour sa maîtrise des outils de communication, qui a donné lieu à des productions dignes des studios hollywoodiens (par exemple la vidéo Flames of War), mais aussi pour sa réinvention de la tradition religieuse et pour son projet de construction étatique. Se prétendant à la fois État et islamique, en conformité avec cette tradition, le groupe s’inscrit en réalité en contradiction avec les conceptions de l’État et de la religion musulmane des premiers siècles de l’islam jusqu’au Moyen Âge.

Les 20 chapitres de l’ouvrage sont structurés de façon identique : après une courte introduction, deux parties viennent expliquer le couple de concepts étudié, avant qu’une troisième le déconstruise, soulignant ainsi les limites de l’EI dans l’interprétation des préceptes coraniques et leur mise en application depuis 2014. Dans ce cadre, l’auteur ne se contente pas d’éclaircir et d’expliquer les ressorts de l’idéologie de l’EI dans toute leur complexité ; elle fournit aussi un argumentaire critique, qui doit servir d’instrument dans la lutte contre le discours du groupe qui a séduit de nombreux ressortissants français et de pays étrangers.

Enfin, l’ouvrage a le mérite d’abattre un bon nombre de clichés à propos de l’EI, en particulier celui d’une organisation dépourvue de toute cohérence idéologique et composée seulement de fous barbares sans rationalité. Se voulant didactique, il s’adresse à un public très large, du profane qui disposera d’un livre multi-entrées facilitant la lecture et d’un glossaire des termes clés, à l’universitaire, en passant par les décideurs politiques et les responsables administratifs impliqués dans la lutte contre le groupe et l’idéologie djihadistes. Après avoir restitué et déconstruit le discours de l’EI, l’auteur conclut par quelques pistes de réflexion pour mieux combattre cette idéologie, notamment en proposant de mobiliser davantage la société civile dans la production d’un contre-discours, ainsi que ceux qu’on appelle aujourd’hui « les revenants », dont une partie a été déçue par son ­expérience au sein de l’EI.

Philippe Bannier

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A Century of Fiscal Squeeze Politics

Mon, 23/04/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Christopher Hood et Rozana Himaz, A Century of Fiscal Squeeze Politics: 100 Years of Austerity, Politics, and Bureaucracy in Britain (Oxford University Press, 2017, 272 pages).

Christopher Hood et Rozana Himaz, tous deux chercheurs à l’université d’Oxford, présentent une étude remarquablement complète et pertinente de 100 ans d’austérité en Grande-Bretagne. La qualité de leur ouvrage repose sur un travail d’archives minutieux et une méthode d’analyse très rigoureuse. Considérant deux types possibles de politique d’austérité – celles qui augmentent le niveau des prélèvements obligatoires et celles qui réduisent les dépenses publiques –, les auteurs identifient 18 épisodes de rigueur budgétaire. Le premier remonte à 1916-1918, le dernier couvrant la période 2010-2015. Pour chaque épisode, les auteurs établissent une mesure qualitative du coût de l’austérité pour les citoyens, de ses effets sur la réputation de la majorité de l’époque, et du degré de consensus politique et social. Ils examinent également le contexte dans lequel ces programmes ont été instaurés, et rappellent leurs conséquences électorales.

De nombreuses conclusions sont tirées. Tout d’abord, rapportés au PIB, les plans de rigueur de la première moitié du XXe siècle sont particulièrement draconiens et concentrés dans le temps. En revanche, ceux décidés au cours des quatre dernières décennies – dépassant parfois les clivages partisans traditionnels – se caractérisent par un contrôle modéré des dépenses et un accroissement ciblé de la pression fiscale sur le moyen terme. Ensuite, il apparaît clairement que ces choix budgétaires ont des motivations très différentes selon les époques. En 1916-1918 et 1941-1945, il s’agissait de financer l’effort de guerre. Dans la foulée des deux conflits mondiaux, la hausse des impôts et les coupes dans les dépenses militaires visaient simplement à rééquilibrer les comptes publics. En 1931-1932, 1968-1969 et 1977-1978, l’austérité est une réponse à la dévaluation de la livre sterling. Les épisodes les plus récents (1993-2000 et 2010-2015) étaient quant à eux destinés à maintenir la compétitivité et la ­notation financière du pays.

Enfin, les plans de rigueur ont assez souvent (mais pas systématiquement) nui aux gouvernements qui les ont mis en place. En général, le revers électoral subi par la majorité sortante est d’autant plus cinglant que l’austérité a été décidée par des partis au pouvoir depuis déjà plus d’une législature, comme l’illustrent les défaites historiques des conservateurs en 1964 et 1997, et des travaillistes en 1979. À noter que les Tories sont surtout sanctionnés à la suite de hausses d’impôts, alors que le Labour paie cher sa volonté de réduire les dépenses. Les résultats les plus attendus concernent évidemment l’impact des politiques d’austérité sur la résorption de la dette publique et du déficit budgétaire. En fait, seule la moitié d’entre elles a atteint ses objectifs. Sans surprise, la rigueur s’avère contre-productive quand elle est menée en pleine récession ou durant une période de faible croissance (par exemple entre 1974 et 1981).

L’intérêt de ce livre va bien au-delà de ce que suggère son titre. Il permet au lecteur de mieux comprendre les choix de société qui ont été faits par les dirigeants britanniques depuis plus d’un siècle.

Norbert Gaillard

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La fin de la géopolitique ?

Fri, 20/04/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « La fin de la géopolitique ? Réflexions géographiques sur la grammaire des puissances » a été écrit par Michel Foucher, professeur à l’université Lumière Lyon II et au Collège d’Europe de Varsovie, et directeur de l’Observatoire européen de géopolitique, et publié dans le numéro 1/1997 de Politique étrangère.

La grammaire des puissances au seuil du XXIe siècle mérite un profond renouvellement. La production des règles d’un langage véritablement international — qui serait fondé sur une morphologie originale et une syntaxe novatrice — a commencé sur des bases théoriques assez restreintes, exprimées par quelques mots-clefs tels que « globalisation », « démocratie de marché » (sic), « nouvel ordre économique mondial », « superpuissance unique ». Répétés à l’envi, ces mots s’apparentent parfois à une nouvelle langue de bois ou, pour le dire plus doctement, risquent de devenir des concepts-obstacles à la compréhension des mutations politiques du monde actuel.

Le nouvel état du monde paraît marqué par deux distorsions, porteuses de déséquilibres qui appellent de nouveaux agencements. La première résulte du télescopage entre deux types d’espaces politiques : celui des sociétés closes, où l’interaction entre les États s’établit sur un mode strictement binaire, fondé sur le jeu à somme nulle des rivalités territoriales et des ambitions contradictoires opposant des nations ou des empires ; celui des sociétés ouvertes, cherchant à promouvoir des intérêts nationaux dont la durabilité repose sur la conciliation avec ceux des États partenaires. Ces deux types d’interactions entre États continuent de structurer le champ international, même si elles relèvent de temps socio-historiques distincts : la guerre bosniaque et la construction européenne se déroulent dans des espaces parcourus par le même fuseau horaire. L’analyse géopolitique traditionnelle rend compte des configurations du premier type sans épuiser le champ de l’interaction entre puissances et territoires ; pour le second type, une géographie active et constructive, empruntant aux sources de la science politique et de la sociologie comparée, permet de baliser les étapes dans la recherche d’une organisation multi-étatique viable de l’espace politique mondial.

La seconde distorsion s’est installée entre l’espace économique, où se déploie un ordre marchand d’échelle planétaire, et les espaces politiques des puissances, dont l’ambition d’un ordre stable n’est pas satisfaite, faute d’expérience, d’instruments et de langue commune. Dans le premier, les acteurs disposent d’un langage « unique », avec ses mots-clefs identiques et ses critères partagés d’évaluation de l’efficacité qui autorisent l’intercompréhension.et contribuent à établir des normes globales. Une culture économique mondiale est née du constat des interdépendances, au point que les appareils d’État s’adonnent désormais aux ardentes obligations de la diplomatie économique et de la géoéconomie qui prolongeraient la rivalité stratégique entre puissances par d’autres moyens. La gestion des espaces politiques du monde contemporain est autrement plus complexe et infiniment moins élaborée, faute de règles et de visions communes. L’action publique internationale est-elle amenée à se faire plus modeste à mesure que triompheraient le libéralisme économique planétaire et les pratiques de la libre circulation? Ne faut-il pas, à l’inverse, exhumer les ambitions politiques des États qui sous-tendent les stratégies de croissance économique et chercher à anticiper sur les conséquences politiques et territoriales de celles-ci ?

Ce qui complique l’action internationale est l’hétérogénéité des pratiques politiques à l’œuvre, qui semblent emprunter leurs références et leurs idéaux à des périodes fort différentes. Toutes les nations ne vivent pas à la même heure politique et le monde en apparence unifié par la logique de l’échange marchand ressemble en réalité à un archipel dont les composants restent séparés par des temps socio-historiques distincts. Alors que l’Europe invente chaque jour, en un processus de négociation permanente, un modèle civilisé d’interaction entre nations en essayant de projeter à l’extérieur les comportements démocratiques internes, de manière à tempérer les seules logiques de rapport de forces, d’autres nations vivent encore à l’heure de leur formation et de la détermination de leurs espaces, de leurs frontières et de leurs attributs de souveraineté. Plusieurs catégories de relations dites internationales se heurtent, plusieurs types de processus historiques se télescopent. Introduire un ordre fondé sur des principes communs relève aujourd’hui de la gageure. On se contente donc de maintenir l’ordre là où les crises affectent les intérêts vitaux des rares puissances capables d’actions de police et là où il urge d’atténuer l’inconfort des opinions publiques saisies par l’irruption de drames préalablement sélectionnés pour la force de leurs images. C’est dire qu’un seul outil d’analyse ne suffit plus à décrire la complexité diachronique d’un monde d’autant plus difficile à entendre qu’il paraît plus accessible. Plusieurs modes d’interprétation seront successivement explorés, pour cerner les difficultés et les enjeux de l’invention d’une organisation multi-étatique d’échelle globale aussi nécessaire qu’impossible à atteindre à brève échéance.

La géopolitique binaire des sociétés nationales closes et des empires idéologiques rivaux

Le XXe siècle — admettons qu’il a commencé avec la révolution russe de 1917 et ses effets de véritable globalisation idéologique, et s’est terminé avec la faillite de la forme soviétique de la Russie, vers 1985-1991 — aura été structuré par les luttes nationales, comme par les rivalités des empires à fondement idéologique. Celles-ci opposaient soit de vieilles nations entre elles, soit des peuples aspirant à atteindre à l’État national et leurs métropoles coloniales. Fortement inscrits dans des territoires bornés, ces conflits se prêtaient à une analyse géopolitique traditionnelle, celle d’une mesure des corrélations de forces sur des territoires fermés. Il s’agissait en effet d’un jeu à somme nulle, où la maîtrise politique et stratégique de l’espace était à la fois assise et enjeu de la puissance. Libération des territoires pendant la décolonisation, généralisation du modèle de l’État national, rivalités pour des sphères d’influence, rapports de forces pour démarquer militairement des possessions exclusives : autant de mouvements de l’histoire du XXe siècle.

Pour en rendre compte, il suffisait d’une lecture binaire privilégiant l’importance des rivalités territoriales justifiées et exprimées par des représentations antagonistes, partiellement diffusées par les médias, d’où la définition suivante : « la géopolitique, en tant que démarche scientifique, a pour objet d’étude des rivalités territoriales et de leurs répercussions dans l’opinion ». Il y a là comme une transcription sur le territoire de pratiques politiques longtemps appliquées à la gestion idéologique de la société, définie selon la vulgate marxiste-léniniste comme une lutte des classes. L’aisance avec laquelle les acteurs (et parfois certains analystes) ont opéré la transition d’une problématique de lutte des classes à celle de la lutte des peuples ne laisse pas d’étonner. Cette transposition explique très largement la violence des conflits internes à l’ancienne Yougoslavie et peut se lire comme une stratégie de nomenklaturistes pour se maintenir au pouvoir en changeant d’objet mais non de méthode.

Pour autant que ces crises localisées à fort impact public aient obéi à une logique de conflit entre représentations contradictoires et antagonistes, on ne peut pas réduire la réflexion à une sorte de dualisme post-marxiste et à somme nulle, qui pouvait convenir, à une autre échelle, à l’intelligence du monde bipolaire de la guerre froide. Dans cette acception, la géopolitique fonctionne comme une discipline au nom sonore. Elle cherche à rendre compte dans bien des cas de pratiques reposant sur la notion périmée, renaissante et toujours vivace du « cadre providentiel » qui s’imposerait aux formations politiques, où l’espace ne peut devenir un support politique satisfaisant qu’à l’abri de l’armature de frontières ethno-nationales sûres et reconnues : grande Serbie, grande Russie. Les phénomènes géopolitiques se définissent alors essentiellement comme des rivalités de pouvoir quant à des territoires.

Cette approche est utile pour rendre compte de certains aspects des questions balkaniques, des crises politiques africaines liées aux aléas de la formation de l’État territorial/national ou même des tensions du Proche-Orient, puisque, dans ce dernier cas, c’est hectare par hectare, point d’eau après point d’eau, que s’impose la prééminence d’une nation singulière, hier à Beyrouth, aujourd’hui à Jérusalem. Il est facile de dresser la liste des innombrables contentieux territoriaux, savamment entretenus par les parties au conflit comme moyen d’affirmer leur puissance, du Cachemire à la Crimée et à la mer de Chine méridionale, et parfois aussi comme outil de valorisation de l’unité nationale, comme dans le cas du Pakistan multi-ethnique ou de la Russie en quête d’identité nationale dans des limites qui seraient enfin fixées.

Raymond Aron a été l’analyste le plus fin de cette interaction entre espace et puissance, fondant une école de pensée prolongée par les écrits et les pratiques d’un Henry Kissinger. Raymond Aron rappelait que « l’État territorial était l’unité d’action d’une unité politique, souveraine à l’intérieur de limites tracées sur la carte. Le souverain — le roi ou ses successeurs bourgeois — a la capacité d’imposer sa volonté sur toute la surface du territoire. Autrement dit, il s’est assuré le monopole de la force militaire au dedans. Du même coup, il apparaît, au dehors, comme le représentant de la collectivité au nom de laquelle il a le droit et le devoir de parler puisqu’il en protège l’indépendance par une force irrésistible contre les rebelles et capable de tenir tête aux ennemis. L’État est donc territorial et national ». L’idéal du XXe siècle est celui de l’État fermé, en Europe comme dans l’ancien Tiers-Monde, soucieux d’abord de cohésion nationale. On appliquera avec profit cette lecture au cas de l’Algérie, du Zaïre ou du Pakistan de 1997, pour signifier que ce processus n’est pas encore clos.

Dans cette perspective, les transformations européennes de 1989-1995 — de l’unification allemande à l’accord de Dayton — s’inscrivent encore dans une logique simple qui prolonge les dynamiques souvent conflictuelles du XXe siècle : celle de la recherche par des entités nationales de la souveraineté sur un espace exclusif, borné, reconnu tel par la négociation ou la force des armes. Si l’on écarte l’exception biélorusse — son identité nationale reste problématique, surdéterminée par le statut de marche de cet espace et bloquée dans son expression par une dictature ubuesque — , il apparaît que le continent européen de 1997 est une mosaïque d’États coïncidant de manière assez étroite avec l’espace des nations, dans lesquelles les faits minoritaires sont démo graphiquement moins prégnants que dans les décennies antérieures. Leur existence est soit garantie juridiquement soit modifiée par des transferts forcés de populations, dont l’objectif est d’adapter, par la force, les limites démographiques aux configurations politiques. C’est d’ailleurs le caractère anachronique de ce retour parfois violent à l’État national — Europe du sud-est, périphérie de la Russie — qui a surpris les Européens engagés pour leur part dans la mise en place d’un système d’États nationaux ouverts.

La politique étrangère comme géopolitique

On le sait, le retour du terme de géopolitique est récent et sa popularisation doit beaucoup à Henry Kissinger, qui l’a probablement rencontré, comme outil d’analyse appliquée, lors de ses entretiens avec les militaires-géographes d’Amérique latine, à l’époque des grands projets d’intégration nationale et des doctrines bien peu démocratiques de sécurité nationale. Son emploi public par Henry Kissinger, à partir de 1977, suit de peu l’échec politique américain au Vietnam, la première crise pétrolière et la stratégie de rapprochement avec la Chine.

Henry Kissinger plaide pour que les États-Unis adoptent une politique étrangère fondée sur une approche explicitement qualifiée de géopolitique, ce qui pour lui signifie une rupture avec l’idéalisme wilsonien — vision d’un pays phare dont le destin est de s’engager dans des croisades pour les valeurs — , courant encore puissant aux États-Unis. Se référer à la grille de lecture géopolitique, c’est pour Henry Kissinger inviter les dirigeants de Washington à agir sur le seul critère des intérêts nationaux des États-Unis et non pas en fonction d’une représentation idéaliste de leur mission mondiale.

Il ne s’agit pas chez lui d’un refus de la position de prépondérance mais d’une lecture prospective des limites prochaines de la posture hégémonique de l’Amérique. Il entrevoit pour le XXIe siècle un monde multipolaire dans lequel le présent statut des États-Unis comme superpuissance unique ne durera pas, en raison de l’affirmation politique de la Chine, du Japon, de l’Inde, de la Russie et, peut-être, écrit-il, de l’Europe, si elle s’unifie. Il note les difficultés américaines à concilier des aspirations universalistes et l’impératif d’une interaction durable avec d’autres puissances. Sa connaissance intime des conditions de l’équilibre des puissances, réalisées en Europe après le Congrès de Vienne pour garantir un ordre sur le continent, inspire sans nul doute sa vision prospective. Il adosse sa vision du jeu des puissances à la pesanteur des grandes masses démographiques, territoriales et économiques des États mentionnés comme les grands acteurs du monde — la constellation citée représente à elle seule 56 % de la population mondiale. La conclusion logique serait celle d’un futur directoire à six — États-Unis, Russie, Chine, Japon, Inde, Europe unifiée —, animé ou arbitré par Washington.

Avant d’y atteindre, remarquons qu’il n’y a plus de grammaire unique des relations entre États dans le monde, comme ce fut le cas pendant quelques décennies dans l’espace restreint de l’Europe occidentale et centrale après 1814 et dans l’aire euro-atlantique après 1945. Au reste, tout indique que les règles établies pendant le dernier demi-siècle ne sont pas admises comme universelles par les nouveaux acteurs politiques mondiaux. Après la guerre froide, la mise au point d’un nouvel ordre se heurte à la multiplication des acteurs, des cultures et des visions, et bien entendu des intérêts. Comme le note Henry Kissinger, «aucun des pays les plus importants appelés à construire un nouvel ordre mondial n’a l’expérience de l’organisation multi-étatique que l’on voit s’ébaucher. Jamais encore un ordre mondial n’a dû s’instaurer à partir de tant de perspectives différentes, ni sur une telle échelle. Aucun ordre antérieur n’a eu à agir sous les yeux d’une opinion démocratique mondiale et dans un contexte caractérisé par une explosion technologique de cette ampleur ».

Dans une perspective réduite au champ stratégique se développent également des réflexions utiles sur les risques d’une « prédominance militaire » américaine, puisque les écarts de budget avec les autres puissances, Russie, Chine et nations secondaires, ne pourraient que susciter une tentative de rattrapage des États rivaux et diminuer la sécurité internationale, par la formation d’une large coalition antiaméricaine. D’où l’appel à une révision négociée à la baisse de la posture militaire des États-Unis. Bref, l’illusion de la durabilité du système unipolaire actuel est envisagée avec lucidité par un nombre croissant d’analystes américains. […]

Lisez l’article en entier ici.

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Venezuela : une confiance internationale divisée

Thu, 19/04/2018 - 09:00

>> Retrouvez l’article dont est extraite cette citation : « Le Venezuela peut-il sortir de l’impasse ? », écrit par Thomas Posado dans le numéro de printemps 2018 de Politique étrangère. < <

Le nouvel âge spatial. De la Guerre froide au New Space

Wed, 18/04/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Guilhem Penent propose une analyse de l’ouvrage de Xavier Pasco, Le nouvel âge spatial. De la Guerre froide au New Space (CNRS Éditions, 2017, 192 pages).

Le New Space se veut la traduction d’une nouvelle donne schumpetérienne, provoquée par l’impact de la révolution numérique sur les structures stato-­centrées héritées de la guerre froide (le Old Space). Utilisée à l’excès, la formule, qui est aussi slogan, a été élevée au rang de grille de lecture privilégiée des bouleversements en cours dans le secteur spatial. C’est l’intérêt de cet essai dense que de replacer ce renouveau dans son contexte en posant l’hypothèse, ambitieuse mais lumineuse, de l’avènement d’un authentique « nouvel âge spatial ». L’objectif est bien « d’essayer de comprendre les prémisses d’une apparente “reconquête de l’espace” aux États-Unis » et surtout d’en mesurer les implications.

Xavier Pasco brosse en six chapitres un tableau rendant justice au caractère protéiforme du New Space : aussi bien danger qu’opportunité (en particulier pour une Europe une nouvelle fois soumise à la peur du déclassement face au « défi américain ») ; bulle spéculative et nouvel écosystème prenant le relais de l’acteur public ; élément perturbateur en quête de maturité technique et facteur de stabilité. D’autant que s’il participe par maints aspects d’une nouvelle vision potentiellement plus pérenne de l’espace, celle-ci ne fait pas consensus. On apprécie à ce titre la typologie éclairante de l’auteur entre «gestionnaire » (l’espace comme outil) et « visionnaire » (l’espace comme fin en soi), qui souligne la singularité de la démarche d’Elon Musk avec SpaceX, habituellement considérée comme l’archétype même de ­l’entreprise New Space.

Ce faisant, Pasco montre toute la continuité du phénomène derrière l’apparence de changement. L’analyse, qui interpelle par sa grande clarté et sa profondeur, est organisée selon trois niveaux superposés de lecture, lesquels constituent autant de clés de compréhension de l’histoire spatiale.

Tout d’abord, en centrant la réflexion sur les États-Unis, qui concentrent à eux seuls la majorité de l’effort spatial de la planète : le New Space apparaît autant comme la dernière incarnation d’une tendance déjà à l’œuvre dans l’immédiat après-guerre froide que comme le début possible d’un nouveau chapitre de l’aventure spatiale américaine, ­suivant celui qu’ouvrit Spoutnik.

Ensuite, en mettant l’accent sur le devenir de la communauté spécialisée qui s’est donnée pour objet de représenter le spatial : structurellement en crise car condamnée à s’interroger constamment sur la raison d’être de ses grands programmes, celle-ci est contrainte d’accepter des éléments aux modes d’action radicalement différents.

Enfin, en interrogeant l’évolution des liens qui unissent l’espace à la société : le spatial ne fonctionne qu’à travers des politiques qui lui donnent sens, l’enjeu de cette ouverture au monde extérieur étant de recréer une connexion durable susceptible de donner une place à l’espace dans le débat public.

Directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, Pasco fait partie des quelques noms qui comptent dans un domaine qu’ont tendance à délaisser les universitaires, et qui est souvent laissé aux seules analyses expertes et à ce que Serge Grouard appelait les «visions déformées de l’espace ». Xavier Pasco, dont la connaissance intime du sujet n’est plus à démontrer, a le grand mérite de combiner le meilleur des deux mondes. L’œuvre de déconstruction, qui vient combler une lacune importante, est ici associée à une entreprise de reconstruction tout aussi utile et réussie.

Guilhem Penent

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Renouveau de l’islam en Asie centrale et dans le Caucase

Tue, 17/04/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Vincent Doix propose une analyse de l’ouvrage de Bayram Balci, Renouveau de l’islam en Asie centrale et dans le Caucase (CNRS Éditions, 2017, 320 pages).

Bayram Balci, ancien directeur de l’Institut français d’études sur l’Asie centrale à Tachkent, signe une étude fort utile sur un espace centrasiatique qui interroge, dans le contexte de mondialisation de l’islam, de l’éclosion de formes radicales, et de recomposition du djihad mondial.

Le premier axe de lecture s’appuie sur l’histoire soviétique de la région, et le rapport complexe qu’entretint l’Union soviétique à l’islam. Loin d’un athéisme inflexible, le pouvoir flattait les populations musulmanes pour gagner leur soutien, faisant de l’islam un moyen de construction des identités nationales.

Bayram Balci fait intelligemment le lien entre cette histoire et la situation contemporaine. Si l’ouverture des frontières a permis un nouvel essor de la religion, les États d’Asie centrale et du Caucase en ont rapidement restreint les expressions plurielles, potentiellement néfastes pour les pouvoirs politiques. Marqués par l’histoire séculière soviétique, ils ont maintenu le contrôle de la religion, se dotant de structures définissant un islam national, un « bon » islam auquel s’identifier (en Asie centrale, il s’agit d’un islam fidèle aux enseignements du sunnisme traditionnel hannafite).

L’islam sert ainsi à légitimer l’État – l’Azerbaïdjanais Heydar Aliyev s’y réfère pour effacer son passé de responsable au KGB –, mais sans que lui soit conféré nul pouvoir politique. Les pratiques populaires, apolitiques, comme les pèlerinages, sont encouragées. Voici la thèse centrale du livre : chaque pays, dans sa volonté de différenciation et de construction d’une identité, a favorisé l’émergence d’un islam national, fruit de l’histoire et des contextes nationaux.

Autre apport important de l’ouvrage, les diverses formes de religiosité présentes sont référencées et contextualisées. Ainsi de la Jama’at al Tabligh, venue d’Asie du Sud, peu influente et seulement présente au Kirghizstan. Ainsi également des réseaux de la confrérie Nakhsibendiyya du « parti de la libération » (Hizb ul Tahrir), surveillé et combattu. Au total, il ressort que le rôle politique de l’islam comme contre-pouvoir reste très limité.

Les États étudiés se différencient aussi dans leur rapport aux influences extérieures, nées de l’ouverture et de la nécessaire coopération avec les producteurs d’islam. L’auteur déconstruit l’idée d’une prééminence d’États se présentant comme les défenseurs de l’islam au niveau mondial. L’Iran joue ainsi un rôle mineur sur cet espace avec lequel il partage pourtant une histoire, trop occupé à des considérations géopolitiques dans sa relation avec Bakou par exemple. Le rôle de l’Arabie Saoudite est aussi minoré, quoique les fondations Al-Haramain et la International Islamic Relief Organisation et ses lieux saints constituent un réel soft power pour le pouvoir saoudien. En revanche, la Turquie laïque apparaît la plus influente dans cet espace. Si elle est repoussée dans son rôle de « nouveau grand frère », le détail que donne l’auteur des outils turcs est impressionnant, qu’il s’agisse de la Diyanet ou encore des écoles du mouvement Gülen.

Bayram Balci livre ici un texte utile à la compréhension de l’histoire religieuse de cet espace et des forces centrifuges qui pourraient le déstabiliser ; et une étude fouillée, singulière en langue française, pour tous ceux qui s’intéressent au regain de l’islam en Asie centrale et dans le Caucase.

Vincent Doix

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L’autre Allemagne. Le réveil de l’extrême droite

Mon, 16/04/2018 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2018). Hans Stark, secrétaire général du Comité d’étude des relations franco-allemandes (Cerfa) de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Patrick Moreau, L’Autre Allemagne. Le réveil de l’extrême droite (Vendémiaire, 2017, 304 pages).

Fondée en 2013, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) a obtenu 12,6 % des voix aux élections législatives de septembre 2017. Présente dans 14 des 16 chambres régionales outre-Rhin, l’AfD représente aujourd’hui une force marquante de la vie politique en Allemagne. D’où l’urgence de mieux comprendre ce parti dans un pays qui ne connaît plus guère le chômage, dont l’économie tourne à plein régime et qui, de surcroît, a longtemps semblé échapper à la montée des partis populistes et d’extrême droite.

Germaniste, chercheur au CNRS et à l’université de Strasbourg, Patrick Moreau est un expert reconnu de l’extrême droite allemande et l’ouvrage le confirme. L’auteur rappelle d’abord que le phénomène d’extrême droite, bien que marginal jusqu’en 2013, a toujours existé dans l’Allemagne de l’après-guerre, et esquisse une courte histoire des différents groupuscules nazillons qui se sont développés en République fédérale depuis les années 1960. L’auteur réfléchit ensuite à l’impact de la réunification sur l’évolution de l’extrême droite allemande, au regard du fait que nationalisme et xénophobie ont reçu davantage d’écho dans les Länder de l’ex-RDA que dans ceux de l’Ouest – sans doute pour des raisons liées à la fois à la façon dont les dirigeants de la RDA ont traité l’héritage du national-socialisme, et au choc de l’unité allemande.

Patrick Moreau revient ensuite sur la genèse et les mutations de l’AfD. Il rappelle que ce parti regroupait à son début des forces politiques qu’on peut qualifier de « national-libérales ». Mais deux ans après sa naissance, l’AfD change d’orientation, en s’ouvrant à des acteurs issus des milieux nationaux-conservateurs. Depuis ­2016-2017, ces derniers sont de plus en plus concurrencés par des militants que Moreau qualifie de « nationaux-­völkisch », et qu’il classe sans hésiter à l’extrême droite. Il appuie cette thèse, largement partagée par les politologues allemands, en analysant les fluctuations du personnel dirigeant de l’AfD depuis 2015 – avec l’éviction de son fondateur Bernd Lucke –, ainsi que les liens que délégués et députés de l’AfD entretiennent avec l’extrême droite dure (notamment le Parti national-démocrate – NPD – et le mouvement « identitaire », puis le mouvement Pegida). Il passe aussi en revue les positions prises par ses principaux leaders, qui montrent aussi des tendances propices à la radicalisation.

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à l’évolution de l’AfD dans le contexte politique allemand des années 2015-2017, et au bénéfice que ce parti a su tirer de la vague migratoire de 2015-2016. Moreau revient notamment sur les succès électoraux que l’AfD a connu aux diverses élections des Länder, qui lui ont permis de s’ancrer sans doute durablement à l’échelle régionale, et notamment en Allemagne de l’Est où ce parti est dorénavant élu par un ­électeur sur quatre.

Patrick Moreau n’a pas pu dans ces pages tenir compte des résultats des élections législatives. Mais ces dernières ne sauraient constituer une surprise pour le lecteur. Elles confirment plutôt une tendance, hélas lourde. Pour comprendre le phénomène AfD, l’ouvrage de Patrick Moreau, précis et détaillé, écrit avec beaucoup de distance par rapport à l’objet étudié et sans la moindre approche moralisante, est incontournable.

Hans Stark

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La Grande-Bretagne et l’Europe

Fri, 13/04/2018 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « La Grande-Bretagne et l’Europe » a été écrit par Mario Levi, et publié dans le numéro 3/1969 de Politique étrangère.

Aux yeux d’un grand nombre de commentateurs, le départ du général de Gaulle a levé le principal obstacle politique à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun. Et il y a tout lieu de penser qu’avant la fin de l’année les négociations relatives à la candidature britannique vont reprendre entre les Six et le gouvernement de Londres.

Ces négociations s’annoncent longues et difficiles. Contrairement à ce que pensent, ou font mine de penser, certains, les obstacles à l’élargissement de la Communauté ne sont pas exclusivement d’ordre politique : ils ne tiennent pas uniquement à la crainte de l’ancien chef de l’État français de voir la Communauté pencher trop du côté de l’Atlantique. Il existe aussi des difficultés objectives, qui ne sont pas insurmontables certes, mais dont il importe de prendre connaissance si l’on veut éviter, lors des prochaines négociations, les pires déconvenues.

Ces difficultés sont de deux sortes que nous nous proposons d’analyser successivement. Les unes sont liées aux problèmes spécifiques de l’économie britannique. Celle-ci, on le sait, se trouve depuis plusieurs années dans une passe difficile : or il ne serait bon ni pour l’Angleterre ni pour ses partenaires que l’intégration entre leurs systèmes respectifs se fasse avant que la crise actuelle ait été entièrement résorbée.

Une autre série de problèmes découle au contraire de cette intégration même. Il est évident que la Communauté, après adjonction d’un ou de plusieurs nouveaux membres, dont un seul — la Grande-Bretagne — aurait un poids économique intermédiaire entre les deux premiers — la République Fédérale et la France — ne serait plus tout à fait la même qu’auparavant ; il y a même bien des chances pour que — indépendamment de toute stipulation juridique, de toute acceptation, par les nouveaux membres, des accords déjà conclus entre les Six — elle se transforme en une « entité » sensiblement différente de l’actuelle.

Quelle devra, quelle pourra être cette entité ? Dans quelle mesure peut-on d’ores et déjà en dessiner approximativement les traits (aire géographique et structures institutionnelles) ? Quels seraient concrètement les avantages, et, le cas échéant, les inconvénients inhérents à une telle transformation ?

Telles sont les questions que nous nous sommes posées et auxquelles nous chercherons, tant bien que mal, à répondre.

L’économie britannique après la dévaluation

La dévaluation de novembre 1967 n’a pas mis fin, tant s’en faut, aux difficultés dans lesquelles l’économie britannique se débat depuis la fin de la guerre et qui sont apparues au grand jour depuis l’avènement du gouvernement travailliste en 1964.

La situation de la balance des paiements notamment, qui commande la situation de la livre, ne s’est pas améliorée.

En 1968, le déficit de la balance (solde des paiements courants et des mouvements de capitaux à long terme) — 455 millions de livres — a été à peine inférieur à celui pourtant exceptionnellement élevé de 1967 (515 millions de livres).

D’autre part, l’évolution du commerce extérieur dans les premiers mois de l’année en cours ne laisse espérer aucune amélioration dans l’avenir immédiat. D’après les tendances actuelles, l’objectif que s’est fixé le gouvernement de Londres : réaliser dès 1969 un excédent de 500 millions de livres de la balance des paiements et maintenir ensuite cet excédent pendant de longues années, paraît hors d’atteinte.

Cet échec relatif de la dévaluation a été dû, croyons-nous, à trois causes essentielles.

La première est que l’opération a été effectuée « à chaud », sous la pression d’une poussée spéculative et sans avoir été, semble-t-il, préparée à l’avance. Or, l’expérience, ainsi que l’analyse économique, enseignent que les seules dévaluations réussies (comme la dévaluation française de 1959) sont celles effectuées « à froid », c’est-à-dire en période de récession et non d’emballement de la demande. Autrement dit, les mesures d’austérité et de freinage de la consommation auraient dû être prises avant et non après la dévaluation de la livre.

Une autre raison est que, dans le cas de la Grande-Bretagne, le déséquilibre extérieur paraît tenir davantage à l’excès de la dépense nationale sur l’offre de biens et de services qu’à la différence des prix. Même avant la dévaluation, les prix britanniques n’apparaissaient pas, dans la plupart des cas, plus élevés que ceux du continent européen : ils leur sont nettement inférieurs à l’heure actuelle en dépit de la hausse qui s’est produite depuis novembre 1967. En revanche, les mesures de limitation de la consommation adoptées depuis la dévaluation n’ont pas donné les résultats escomptés : la production intérieure s’avère insuffisante pour satisfaire à la fois la consommation, les investissements nationaux et un volume d’exportations susceptible de financer la totalité des achats et des investissements à l’étranger.

Une troisième cause, plus structurelle, de la crise britannique a trait à l’orientation des échanges et à la faiblesse des réseaux de distribution sur les marchés extérieurs, ainsi que, sur un plan plus général, aux délais dont souffre la reconversion, pourtant indispensable, d’une économie dont la vocation « mondiale » n’est plus aussi évidente que par le passé et qui conserve encore, à maint point de vue, les vestiges coûteux d’une époque «impériale » définitivement révolue.

Dans une optique strictement commerciale, la Grande-Bretagne a payé et paie très cher l’erreur commise dans l’immédiat après-guerre d’avoir orienté ses échanges vers l’aire préférentielle du Commonwealth et de la zone de la livre (les deux notions, apparentées, ne se recouvrent pas tout à fait) plutôt que vers les marchés, voués à une beaucoup plus forte expansion, d’Amérique du Nord et du continent européen.

Les exportations à destination des pays de la zone de la livre d’Outre-Mer, qui représentaient environ 37 % des exportations britanniques totales en 1938, en représentaient 43 % en 1953 et 41 % en 1956. Or la capacité d’importation de ces territoires a crû à un rythme nettement inférieur à celle des pays industrialisés de l’Occident : de 1960 à 1967, les exportations de l’ensemble des pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord vers les pays de la zone de la livre Outre-Mer ont augmenté de 42 % , alors que les exportations à destination de l’Europe occidentale augmentaient de 90 %, celles à destination de l’Amérique du Nord de 95 % et celles à destination du Japon de 150%.

Sans doute, comme nous l’indiquerons par la suite, les choses sont-elles en train d’évoluer rapidement dans ce domaine : la part des échanges des pays de la zone de la livre dans les échanges totaux de la Grande-Bretagne ne cesse de diminuer depuis 1958. Mais la reconversion, dans le domaine du commerce international comme dans tout autre domaine, n’en constitue pas moins une opération longue et douloureuse : sur de nombreux marchés européens — même en dehors des Six — d’autres concurrents ont entre temps occupé des positions dont ils ne se laissent pas déloger facilement.

D’autre part, quelle que soit la zone géographique considérée, les exportations britanniques ont témoigné et témoignent d’un dynamisme beaucoup moins grand que les autres pays industrialisés. […]

Vers une Communauté élargie ?

Lorsqu’on envisage l’entrée éventuelle de la Grande-Bretagne dans la C.E.E., une série de questions et de problèmes se présentent à l’esprit :

1) En quoi consisterait concrètement l’apport britannique à la Communauté ? Et en quoi l’équilibre de celle-ci s’en trouverait-il modifié ?

2) Quels changements aux structures, à la politique et aux institutions de la C.E.E. s’ensuivraient-ils ?

3) Si, comme il est probable, la réouverture des négociations avec la Grande-Bretagne entraînait la présentation d’un certain nombre d’autres candidatures, dans quelle mesure toutes ou certaines d’entre elles devraient être prises en considération, et lesquelles ?

Avant d’examiner ce que la Grande-Bretagne peut apporter au Marché Commun, nous nous proposons d’indiquer ce que, d’après nous, elle ne peut pas lui apporter. […]

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