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Le Monde Diplomatique

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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Mis à jour : il y a 2 semaines 1 jour

Des alliés bien contrôlés

jeu, 18/05/2017 - 13:14

Afin d'aider les travailleurs humanitaires dans leurs tâches quotidiennes, le Conseil norvégien pour les réfugiés a concocté, avec l'aide du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et de l'Organisation internationale pour les migrations, une « boîte à outils » sur le management des camps. Épais de près de trois cents pages, ce document indique notamment la marche à suivre en présence de journalistes.

L'accès au camp peut être régulé en exigeant que tous les médias se signalent aux administrateurs, afin que leur visite soit facilitée. Concernant les interviews, [les gestionnaires du camp] doivent agir comme des gardes-barrières, qui demandent d'abord leur permission aux interviewés potentiels, puis présentent ces derniers au journaliste. Sachez que les persones ayant vécu une expérience particulièrement traumatisante, notamment un viol, ou qui parlent anglais, français ou une autre langue mondiale, intéressent souvent les journalistes. (...) D'une manière générale, les travailleurs humanitaires et les médias partagent des objectifs similaires en matière d'assistance aux personnes déplacées. Toutefois, les administrateurs et les acteurs des camps peuvent faire l'objet de critiques, au sujet des réponses apportées ou des conditions générales du camp. Dans ces situations, se placer sur la défensive ne produit rien de bon, car cela peut nourrir de nouvelles critiques. Mieux vaut corriger les idées fausses, expliquer que les acteurs se démènent pour améliorer les conditions du camp et en profiter pour demander une meilleure assistance au nom des déplacés.

Source : « Camp management toolkit 2015 », Conseil norvégien pour les réfugiés, Organisation internationale pour les migrations, et Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, juin 2015.

Des Bohémiens aux Roms

jeu, 18/05/2017 - 12:37
1912

16 juillet. La loi sur la circulation des nomades institue un carnet anthropométrique d'identité pour les « Bohémiens » français.

1940

Octobre. Sur ordre de l'Allemagne, le régime de Vichy interne près de sept mille Tziganes, répartis dans une trentaine de camps. Ils seront libérés en... 1946.

1969

3 janvier. Le carnet anthropométrique est remplacé par un livret de circulation que doivent détenir les gens du voyage sous peine d'amende. Ils doivent également être rattachés à une commune.

1990

31 mai. La loi Besson impose aux communes de plus de cinq mille habitants de se doter d'une aire d'accueil pour les Roms. Elle sera renforcée par la loi du 5 juillet 2000, qui simplifie les mesures d'évacuation en cas de stationnement illégal.

2003

18 mars. La loi Sarkozy punit de six mois d'emprisonnement et d'une amende de 3750 euros l'installation collective sur des terrains publics et privés sans autorisation.

2010

5 août. Une circulaire du ministère de l'intérieur enjoint aux préfets de démanteler par la force trois cents « campements illicites (...), en priorité ceux des Roms ».

2015

10 juin. Les députés suppriment le livret de circulation et accroissent les pouvoirs des préfets en matière de construction d'aires d'accueil.

17 août. Dans son rapport sur la France, le Comité des droits de l'homme des Nations unies appelle les autorités à « mettre un terme aux évacuations forcées des lieux de vie des migrants roms ».

Très beau, pas cher

jeu, 18/05/2017 - 11:05

Directeur associé de la société française Logistic Solutions, M. Antoine Houdebine vend des conteneurs aménagés pour abriter les migrants. Dans la perspective de l'évacuation de la « jungle » de Calais, l'entreprise a remporté l'appel d'offres de l'État pour installer un centre d'accueil provisoire (CAP). Il explique sa vision de ce « marché » (entretien, 15 février 2016).

Pour ma société, ce camp-là est devenu une référence. J'ai des demandes d'autres pays, des Belges m'ont appelé, des Turcs ; je participe à un salon à Dubaï [en mars 2016] sur l'aide humanitaire. Le camp de Calais va être ma référence. C'est un peu comme dans les années 1970, quand la France est devenue championne du monde du nucléaire — ou comme avec le TGV : on exporte, on crée de l'emploi, on crée de l'activité. On tire le marché vers le haut. Il y a des tas de camps qui sont faits de bungalows, ça n'est pas le même confort. Nous, on a fait un camp à la française, c'est un beau camp, il est réalisé en conteneurs. Il y a un marché pour ça. Tout le monde ne roule pas en super-voiture, mais il y a un marché pour les super-voitures. Eh bien, il y a un marché aussi pour les beaux camps en conteneurs.

Donc, mine de rien — et je pense que ce n'était pas la volonté de départ, mais c'est une conséquence heureuse —, la France est une référence (...) : les Anglais, les Belges, ils connaissent tous Calais. Au salon sur l'aide humanitaire, je vais montrer le film de Calais, ils verront et ils connaissent déjà Calais. C'est un chantier qui a été bien mené, intelligemment pensé, rapidement construit, bien géré au quotidien. Finalement, c'est une expérience, une histoire française, du 100 % français, à part les migrants, qui va complètement dans le bon sens.

Je trouve que le résultat est tout à fait conforme. De l'extérieur, on a quelque chose qui claque ; la signalétique, elle donne du peps. Je trouve que ça fait très propre. Et puis, à l'intérieur, vous avez quelque chose de solide, des lits en acier — ce n'est pas fait pour vivre dedans, c'est fait pour dormir au chaud. Donc le but est atteint, dans un design, dans un confort qui est tout à fait correct. Je suis sûr que les migrants dans les autres pays voudraient avoir ça.

Propos recueillis par Nicolas Autheman

Les panthères du Québec libre

jeu, 18/05/2017 - 10:25

À l'automne 1966, Pierre Vallières et Charles Gagnon, deux militants du Front de libération du Québec, se rendent à New York afin de développer leurs liens avec le réseau des Black Panthers. Pour avoir entamé une grève de la faim au siège des Nations unies, ils sont arrêtés et incarcérés, dans une prison essentiellement peuplée de Noirs. Depuis sa cellule, Pierre Vallières écrit « Nègres blancs d'Amérique », dans lequel il compare Canadiens français en lutte pour leur indépendance et Afro-Américains en quête de droits civiques.

Être un nègre, ce n'est pas être un homme en Amérique, mais être l'esclave de quelqu'un. Pour le riche Blanc de l'Amérique yankee, le nègre est un sous-homme. Même les pauvres Blancs considèrent le nègre comme inférieur à eux. Ils disent : « travailler dur comme un nègre », « sentir mauvais comme un nègre », « être dangereux comme un nègre », « être ignorant comme un nègre »… Très souvent, ils ne se doutent même pas qu'ils sont, eux aussi, des nègres, des esclaves, des nègres blancs. Le racisme blanc leur cache la réalité, en leur donnant l'occasion de mépriser un inférieur, de l'écraser mentalement, ou de le prendre en pitié. Mais les pauvres Blancs qui méprisent ainsi le Noir sont doublement nègres, car ils sont victimes d'une aliénation de plus, le racisme, qui, loin de les libérer, les emprisonne dans un filet de haines ou les paralyse dans la peur d'avoir un jour à affronter le Noir dans une guerre civile.

Au Québec, les Canadiens français ne connaissent pas ce racisme irrationnel, qui a causé tant de tort aux travailleurs blancs et aux travailleurs noirs des États-Unis. Ils n'ont aucun mérite à cela, puisqu'il n'y a pas, au Québec, de problème noir. La lutte de libération entreprise par les Noirs américains n'en suscite pas moins un intérêt croissant parmi la population canadienne française, car les travailleurs du Québec ont conscience de leur condition de nègres, d'exploités, de citoyens de seconde classe. Ne sont-ils pas, depuis l'établissement de la Nouvelle France, au XVIe siècle, les valets des impérialistes, les « nègres blancs d'Amérique » ? N'ont-ils pas, tout comme les Noirs américains, été importés pour servir de main-d'œuvre bon marché dans le Nouveau Monde ?

Ce qui les différencie : uniquement la couleur de la peau et le continent d'origine. Après trois siècles, leur condition est demeurée la même. Ils constituent toujours un réservoir de main-d'œuvre à bon marché que les détenteurs de capitaux ont toute liberté de faire travailler ou de réduire au chômage, au gré de leurs intérêts financiers, qu'ils ont toute liberté de mal payer, de maltraiter et de fouler aux pieds, qu'ils ont toute liberté, selon la loi, de faire matraquer par la police et emprisonner par les juges « dans l'intérêt public », quand leurs profits semblent en danger.

Pierre Vallières, Nègres blancs d'Amérique, Parti pris, Montréal, 1968.

Protection internationale

jeu, 18/05/2017 - 10:24

Adoptée en 1992 par l'Assemblée générale des Nations unies, la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques et ses neuf articles fixent le cadre international de la protection des minorités.

Article premier

Les États protègent l'existence et l'identité nationale ou ethnique, culturelle, religieuse ou linguistique des minorités, sur leurs territoires respectifs, et favorisent l'instauration des conditions propres à promouvoir cette identité.

(...)

Article 2

Les personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques ont le droit de jouir de leur propre culture, de professer et de pratiquer leur propre religion et d'utiliser leur propre langue, en privé en public, librement et sans ingérence ni discrimination quelconque. Les personnes appartenant à des minorités ont le droit de participer pleinement à la vie culturelle, religieuse, sociale, économique et publique.

(…)

Les personnes appartenant à des minorités ont le droit d'établir et de maintenir, sans aucune discrimination, des contacts libres et pacifiques avec d'autres membres de leur groupe et avec des personnes appartenant à d'autres minorités, ainsi que des contacts au-delà des frontières avec des citoyens d'autres États auxquels elles sont liées par leur origine nationale ou ethnique ou par leur appartenance religieuse ou linguistique.

Article 4

(…)

Les États prennent des mesures pour créer des conditions propres à permettre aux personnes appartenant à des minorités d'exprimer leurs propres particularités et de développer leur culture, leur langue, leurs traditions et leurs coutumes, sauf dans le cas de pratiques spécifiques qui constituent une infraction à la législation nationale et sont contraires aux normes internationales.

Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 47/135 du 8 décembre 1992.

Syndrome d'abandon à Riyad

mer, 17/05/2017 - 18:08

Les dirigeants saoudiens ne pardonnent pas au président américain Barack Obama d'avoir négocié avec l'Iran. En arrière-plan, c'est la crainte d'une remise en cause du rôle dévolu par les Etats-Unis à l'Arabie saoudite qui fonde cette défiance.

Mercredi 20 avril 2016. Quand il atterrit à Riyad pour sa quatrième visite officielle en Arabie saoudite depuis son élection en 2008, le président Barack Obama prend, sans grande surprise, la mesure de la mauvaise humeur de ses hôtes. Le roi Salman ne s'est pas déplacé pour l'accueillir et c'est le gouverneur de la capitale saoudienne qui le remplace sur le tarmac de l'aéroport, ce qui, sur le plan du protocole, constitue tout de même un camouflet.

De son côté, la télévision locale ignore l'événement alors qu'elle a pour habitude de diffuser en direct ce type d'arrivée. Le message est clair. Les Saoudiens veulent montrer à M. Obama qu'ils sont fâchés et qu'ils considèrent qu'il appartient d'ores et déjà au passé, à moins de sept mois de l'élection présidentielle. Déjà, en mai 2015, lors d'un sommet organisé à Camp David entre les Etats-Unis et les six membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), le souverain saoudien avait annulé son déplacement, se faisant représenter par le prince héritier Mohammed Ben Nayef et le ministre de la défense, le vice-prince héritier Mohammed Ben Salman — qui est aussi le fils du roi.

Les raisons de l'ire saoudienne sont connues depuis longtemps. Pour la monarchie wahhabite, l'administration Obama a joué avec le feu en se rapprochant de l'Iran. La signature d'un accord sur le nucléaire iranien à Vienne, le 14 juillet 2015, et la perspective de la levée des sanctions contre la République islamique ont provoqué une onde de choc dans le Golfe, où l'on vit dans la hantise d'être abandonnés par les Etats-Unis ou, du moins, de ne plus être considérés comme des partenaires privilégiés. Un tel scénario de recentrage qui ferait la part belle à l'Iran et dont M. Obama serait l'architecte « inconséquent », pour reprendre certains journaux du Golfe, est fréquemment évoqué à Riyad ou Abou Dhabi, les deux capitales les plus en pointe dans la dénonciation de la « menace perse ».

Pour le roi Salman, comme pour son prédécesseur Abdallah (2005-2015), le président américain porte la responsabilité du regain d'activisme iranien dans la région, faute d'une fermeté suffisante de la part de la Maison Blanche. Cette défiance à l'égard de M. Obama pousse donc les dirigeants du Golfe à signifier qu'ils n'ont plus d'autre option que d'attendre le départ de celui que certains d'entre eux appellent, selon le journaliste arabe Abdelbari Atwa, « al-'abid », autrement dit l'esclave…

Nul ne sait si les Etats-Unis ne seront pas un jour tentés d'abandonner les monarchies à leur sort

Le refus américain d'intervenir militairement contre M. Bachar Al-Assad à l'automne 2013 — et cela, entre autres, pour ne pas mettre en péril les négociations avec l'Iran — ainsi que le « lâchage » par Washington de M. Hosni Moubarak en 2011 font partie des griefs des dirigeants saoudiens. L'ancien président égyptien était vu comme un allié indéfectible des pays du Golfe. De plus, rois et émirs de la région ont interprété la décision de Washington de ne pas faire obstacle aux revendications de la place Tahrir comme une décision susceptible de se renouveler à leur détriment. Selon eux, après avoir abandonné à son sort le chah d'Iran en 1979 et M. Moubarak en 2011, on ne peut jurer que les Etats-Unis ne seront pas tentés un jour d'abandonner les monarchies à leur sort. Un scénario certes peu probable, quand on sait l'importance stratégique de la péninsule arabique, laquelle détient les deux tiers des réserves mondiales de pétrole, mais qui fait partie des pires cauchemars récurrents des dirigeants du CCG.

Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que les Etats-Unis sont suspectés d'oublier le fameux pacte stratégique « pétrole contre sécurité » conclu en 1945 entre le roi Abdelaziz Ibn Saoud et le président Franklin D. Roosevelt. En mai 1975, quelques semaines après l'assassinat du roi Fayçal, Le Monde diplomatique se faisait l'écho d'une crainte comparable à celle qui existe aujourd'hui et relevait alors « l'inquiétude réelle de certains membres de la famille royale [saoudienne] au sujet des véritables intentions de Washington dans la région et du rôle dévolu à l'Arabie dans cette stratégie ». (1) Et de citer un responsable saoudien pour qui l'Arabie n'était plus alors reconnue par Washington « comme une puissance du Golfe » tandis que l'Iran du chah était « consacré comme puissance impérialiste avec la complicité des Arabes irakiens ».

A l'époque, un rapprochement diplomatique entre Bagdad et Téhéran et la volonté autoproclamée du chah d'Iran de faire jouer à son pays le rôle de « gendarme du Golfe et du Proche-Orient » avaient semé un vent de panique dans la péninsule. Quarante ans plus tard, les acteurs ne sont plus les mêmes, une république islamique a chassé un Etat impérial, le régime de Saddam Hussein est tombé, mais le discours est le même : les Saoudiens accusent Washington de leur préférer un Iran qui peut compter sur son allié irakien. En 1975, Riyad menaçait alors de… rejoindre le camp de l'Union soviétique ; mais, cette fois, le royaume wahhabite entend montrer qu'il est capable de prendre son destin en mains. C'est à l'aune de cet objectif qu'il faut lire l'intervention militaire saoudienne à Bahreïn au printemps 2011 et la guerre déclenchée en mars 2015 contre les houthistes au Yémen.

De son côté, le président Obama n'a pas cherché à ménager ses alliés. Certes, les Etats-Unis ont soutenu sur le plan logistique l'intervention militaire saoudienne au Yémen, en livrant notamment des photographies d'objectifs à bombarder. De même, le président américain n'a de cesse de rappeler que son pays sera « extrêmement vigilant à l'égard de l'Iran » et qu'il n'est pas question d'abandonner des alliés aussi anciens que précieux que sont l'Arabie saoudite ou ses voisins du CCG. Mais, dans le même temps, M. Obama a paru se contenter d'un service minimum en matière de déclarations de soutien aux monarchies. Surtout, comme le note Simon Hendersen, chercheur au Washington Institute for Near East Policy, le locataire de la Maison Blanche n'a pas manqué de reprocher aux Saoudiens, lors d'entretiens bilatéraux parfois tendus, voire houleux, le fait qu'ils désignent l'Iran comme l'ennemi principal à circonscrire alors que les Etats-Unis ont pour principale priorité la lutte contre l'Organisation de l'Etat islamique (OEI).

« L'Arabie saoudite est convaincue que parlementer avec l'Iran représente une perte de temps »

Dans un entretien-fleuve publié par la revue The Atlantic, le président Obama a enfoncé le clou à ce sujet en relevant que, contrairement à ce que pensent les dirigeants du Golfe, l'Iran « n'est pas la source de tous les problèmes » dans la région. Une région que Riyad devait apprendre à « partager » avec Téhéran. Plus important encore, il a aussi dénoncé, sans les nommer directement, les pays qui « cherchent à exploiter la puissance américaine pour leurs propres visées étroites et sectaires ». Une accusation directe à l'encontre des Saoudiens, qui ne cessent de réclamer que l'Amérique « fracasse la tête du serpent » iranien comme l'avait dit en 2008 le roi Abdallah à un diplomate américain. Il va sans dire que cette « doctrine Obama » n'a guère plu dans le Golfe. Une partie de la presse saoudienne a fait l'impasse sur l'article de The Atlantic quand, dans d'autres publications, les relais du régime ont critiqué avec virulence « l'aventurisme et la naïveté » du président américain.

Il est encore trop tôt pour savoir si l'inclinaison voulue par ce dernier fera date ou si son successeur se dépêchera de revenir à la situation antérieure. Mais une chose est certaine : l'establishment américain commence à se lasser des sautes d'humeur saoudiennes. Certains diplomates du département d'Etat aimeraient que les dirigeants du royaume comprennent enfin qu'il est de leur intérêt que l'Iran ne soit plus acculé et que toute autre solution menacerait leur stabilité. « L'Arabie saoudite est convaincue que parlementer avec l'Iran représente une perte de temps et que seule la manière forte peut contenir les ambitions iraniennes, note pour sa part Olivier Da Lage, journaliste à RFI et spécialiste de la région. Il y a d'ailleurs là une contradiction qu'il est difficile d'expliquer car les Iraniens n'ont jamais fait mystère de leurs intentions en cas d'attaque américaine ou israélienne : leurs représailles frapperont les monarchies du Golfe, et les dirigeants saoudiens en sont parfaitement conscients (2).  »

Le président américain a aussi critiqué ouvertement certaines pratiques en cours dans le royaume saoudien, notamment l'usage des décapitations en place publique, ce qui a provoqué l'émoi de ses interlocuteurs, certains lui rappelant qu'en matière d'usage de la peine de mort les Etats-Unis n'avaient pas de leçon à donner. Quoi qu'il en soit, les dirigeants saoudiens sont persuadés que le président américain leur est hostile. Ils en veulent pour preuve ce projet rédigé par des élus démocrates et républicains du Congrès qui vise à faire toute la lumière sur les attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington.

En incriminant l'Arabie saoudite, pays dont étaient originaires quinze des dix-neuf pirates responsables des attaques, ce texte de loi pourrait permettre aux familles de victimes de poursuivre directement le royaume. Officiellement, la Maison Blanche a déclaré qu'elle userait de son droit de veto contre ce décret s'il venait à être voté. Mais, pour l'Arabie saoudite, il n'y a pas de hasard, et les intentions du Congrès font écho à la prise de distance de M. Obama à son égard. Voilà pourquoi Riyad a déclaré que l'adoption d'un tel texte pousserait le royaume à céder une partie de ses 750 milliards de dollars en bons du Trésor américains. Une cession qui fragiliserait le dollar, mais qui pourrait pousser les Etats-Unis à se lasser d'un allié devenu trop exigeant.

(1) Pierre Péan, « Le régime évolue habilement entre des objectifs contradictoires », Le Monde diplomatique, mai 1975.

(2) « L'Arabie saoudite, un Etat à risque », Hérodote, Paris, 1er et 2e trimestres 2016.

Tentations séparatistes

mer, 17/05/2017 - 17:13

Des partis régionalistes et autonomistes, qui contestent l'idée d'État-nation ou ne reconnaissent pas les découpages hérités de la guerre froide, ont émergé partout en Europe. Si nombre d'entre eux ne disposent que d'une audience limitée, recueillant quelques voix ou élus aux scrutins locaux, d'autres sont solidement installés dans le paysage politique (comme en Catalogne, en Flandre ou en Écosse), et leur projet de sécession n'a rien d'un rêve inaccessible.

La traversée des Pyrénées

mer, 17/05/2017 - 15:44

Pénétrer dans l'Union européenne est aujourd'hui un parcours du combattant qui nécessite les services de passeurs. Il y a cinquante ans, les migrants portugais rencontraient moins de difficultés pour entrer en France que pour sortir de leur pays, qui interdisait l'émigration. Les « rabatteurs » de l'époque n'utilisaient pas des bateaux pneumatiques pour franchir la Méditerranée : ils embarquaient leurs clients dans des voitures surchargées à travers l'Espagne et les Pyrénées.

En 1964, dans la région d'Aveiro, mes « rabatteurs » cherchaient à attirer les jeunes gens. Comme on ne pouvait pas avoir de passeport, on est partis clandestinement. Le passage coûtait 12 000 escudos, auxquels on devait en ajouter 2 000. C'était une somme très importante pour l'époque et ce sont mes parents qui m'ont fait l'avance. J'étais dans un groupe d'une quarantaine de jeunes émigrants, dont trois jeunes femmes. Le voyage a duré cinq jours, et ce fut un véritable cauchemar. Sept taxis nous ont conduits à la frontière espagnole. La traversée de l'Espagne se fit dans des conditions totalement inhumaines, dans des voitures (des Citroën DS) dont on avait enlevé les sièges arrière et où ils nous ont entassés. C'est difficile à croire, mais nous étions quatorze dans une voiture, et seuls ceux qui étaient à côté du chauffeur pouvaient respirer librement. Puis on nous a entassés dans un camion à bestiaux dont nous devions sortir le moins possible. C'était horrible… On nous nourrissait seulement de pommes de terre cuites et de chocolat. Nous avons traversé les Pyrénées à pied, en file indienne, angoissés à l'idée de perdre la file. Arrivés en France, on nous a mis dans le train jusqu'à Paris, où un chauffeur de taxi nous a pris à trois et nous a amenés à Champigny.

Témoignage de José Pinho da Costa, dans Marie-Christine Volovitch-Tavares, Portugais à Champigny, le temps des baraques, Autrement, Paris, 1995.

Universités inclusives

mer, 17/05/2017 - 15:42

Moins réputée que Princeton ou Harvard, l'université de l'Iowa sait néanmoins se distinguer. En 2013, elle fut la première à proposer une troisième case sur ses formulaires d'inscription : en plus des habituels « homme » et « femme », les étudiants pouvaient désormais s'identifier comme « trans ». L'établissement du Midwest a rapidement fait des émules, au point d'être supplanté par l'université de Californie. Depuis la rentrée 2015, celle-ci propose non plus trois, mais six cases à ses étudiants : homme, femme, mais aussi trans-femme, trans-homme, queer et « identité différente ».

Cette complexification du choix des identités sexuelles s'est accompagnée d'une réforme linguistique. Répondant à une demande des militants lesbiennes, gays, bisexuels et trans (LGBT), l'université de Californie s'est en effet convertie aux pronoms neutres ou « inclusifs » : afin de ne pas froisser ceux qui ne se reconnaissent pas dans les pronoms traditionnels, les professeurs sont sommés de demander à chaque étudiant par quel terme il souhaite être désigné. Outre he (« il ») et she (« elle »), les étudiants peuvent opter pour xe et ze. Quant à his (« son ») et her (« sa »), ils se déclinent désormais en hir et zir.

Depuis cette initiative pionnière, plusieurs facultés anglo-saxonnes se sont lancées dans le vocabulaire inclusif, qu'elles autorisent parfois dans les copies d'examen : l'université du Tennessee, celle de Toronto au Canada ou du Sussex au Royaume-Uni. Certaines, comme dans le Kansas ou l'Iowa, offrent même des badges aux étudiants sur lesquels ils peuvent inscrire leurs pronoms favoris, et éviter ainsi toute confusion dès le premier coup d'œil (1).

Pour une partie des militants LGBT, noirs ou féministes, les universités devraient être des « sanctuaires » où chacun peut arborer fièrement son identité minoritaire sans jamais être stigmatisé. Comme la chose n'est pas aisée dans des campus qui rassemblent plusieurs milliers, voire dizaines de milliers d'étudiants, certains militants instituent des safe spaces, des espaces sécurisés où ils peuvent se retrouver entre eux, sans crainte d'être discriminés. Inventé par les militantes féministes dans les années 1960, le concept s'est progressivement élargi à tous les groupes minoritaires.

À l'université de New York, des safe spaces ont récemment été ouverts pour les étudiants potentiellement touchés par le décret anti-immigration de M. Donald Trump. Et à l'université du Michighan, où le vote conservateur a mauvaise presse, ce sont les partisans blancs du président qui réclament des espaces réservés (2)…

(1) Lucy Clarke-Billings, « US universities are offering “pronoun badges” to choose gender », Newsweek, New York, 30 décembre 2016.

(2) Anemona Hartocollis, « On campus, Trump fans says they need “safe spaces” », The New York Times, 6 décembre 2016.

Exploitation intra-africaine

mer, 17/05/2017 - 14:37

Dans la nuit du 1er au 2 janvier 1970, cinq travailleurs étrangers meurent asphyxiés dans un foyer d'Aubervilliers. Fortement médiatisée, l'affaire jette une lumière crue sur les conditions de logement des immigrés, dont peu se souciaient jusqu'alors.

Quatre travailleurs sénégalais et un Mauritanien ont été découverts morts asphyxiés hier matin dans un foyer appelé Solidarité franco-africaine, 27, rue des Postes à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Deux autres occupants, un Sénégalais et un Mauritanien, ont pu être ranimés par les pompiers. Ils ont été hospitalisés dans un état sérieux.

Les locataires africains de ce foyer, qui payent un loyer de 70 francs par mois, sont logés dans des conditions misérables puisqu'ils sont une cinquantaine à vivre dans une baraque de cinq pièces, soit une dizaine de personnes par pièce. Au rez-de-chaussée, où s'est produite la tragédie, il y avait sept locataires qui, trop démunis, n'avaient pu payer le supplément demandé pour le chauffage. Celui-ci leur avait été coupé par les gérants. Pour se chauffer pendant la nuit, les « locataires » rassemblèrent quelques bûches et des branchages et les empilèrent dans une lessiveuse au centre de la pièce. Mais quand le bois eut fini de brûler, la braise dégagea de fortes émanations d'oxyde de carbone. Bilan : cinq morts. (…) La plupart des occupants du foyer travaillent dans des entreprises de la banlieue parisienne.

Cela pose évidemment le problème de la situation sociale des travailleurs immigrés en France. Il y a, rien qu'à Paris et dans la proche banlieue, cent mille personnes qui « vivent » dans des bidonvilles, cent mille personnes qui forment comme une société « à part ».

Première image de l'année : cinq morts, dans une baraque lépreuse, aux murs humides, au toit qui prend l'eau. Premier regard : vers ces travailleurs de la rue, balayeurs, piétineurs de poubelles.

Société à part : les gérants du foyer Solidarité franco-africaine, d'après ce qu'on en sait, sont aussi des étrangers, aussi des Africains, comme les victimes. Société à part qui a ses propres mécanismes d'exploitation (l'exploitation des Noirs par les Noirs), qui a ses propres filières (l'exploitation commence dès le pays d'origine : système de caution à verser avant de « partir », canalisation des immigrés vers des « foyers » précis, etc.). C'est l'exploitation à outrance, esclavagiste.

Société à part, mais qui est en fait la caricature odieuse de notre société. Notre société de « consommation » qui veut ça, avec ses besognes inéluctables, d'ordre inférieur, qu'il faut exécuter (mais que chacun refuse, sauf « les autres », ces gens « étrangers », sans argent).

Une politique d'ensemble de l'immigration qu'il reste à entreprendre.

Combat, Paris, 4 janvier 1970. Article reproduit dans Marie-Claude Blanc-Chaléard, En finir avec les bidonvilles. Immigration et politique du logement dans la France des Trente Glorieuses, Publications de la Sorbonne, Paris, 2016.

Baril de poudre

mer, 17/05/2017 - 14:37

Comment naît le racisme ? Pour répondre à cette question, les sociologues des années 1970 ont inventé le concept de « seuil de tolérance »...

Les ingénieurs atomistes ont leur masse critique : c'est la quantité de matière fissile qui, une fois réunie, explose spontanément en champignon atomique. Pour ne pas manier une science exacte, les sociologues qui ont étudié les prémices du racisme et ses manifestations larvées ou explosives ont défini quelque chose de semblable et peut-être de tout aussi redoutable. Ils l'ont baptisé « seuil de tolérance » : lorsque, dans une cité ouvrière, un village paysan, un quartier urbain, plus de 10 à 12 % d'étrangers s'installent pour y vivre, la cité, le village ou le quartier deviennent un baril de poudre. Il suffit d'une étincelle. Lorsque le seuil est atteint, disent les sociologues, une invective jaillit, donnant le départ à une escalade de violence.

L'Aurore, Paris, 28 août 1973.

Mai 2017 en perspective

lun, 15/05/2017 - 15:56

Les Français, qui viennent d'élire leur président, ont-ils été victimes de l'« illusion groupale » dont parlait autrefois Max Dorra à propos de la télévision ? Derrière l'image « éthique » d'Ikea, il y a des exploités en Inde, mais également des camps de réfugiés. Donald Trump qui s'épanouit en chef de guerre, après avoir vertement critiqué l'interventionnisme américain… Une sélection d'archives en rapport avec le numéro du mois.

  • Le candidat des médias Marie Bénilde • page 9 Aperçu Le succès d'un candidat inconnu du public il y a trois ans ne s'explique pas seulement par la décomposition du système politique français. Inventeur d'une nouvelle manière de promouvoir les vieilles idées sociales-libérales qui ont valu au président François Hollande des records d'impopularité, M. Emmanuel Macron a trouvé dans les médias un solide point d'appui.
  • → Tir groupé contre Bernie Sanders Thomas Frank • décembre 2016
  • → M. Sarkozy déjà couronné par les oligarques des médias ? M. B. • septembre 2006 Aperçu
  • → La traversée des apparences Max Dorra • juin 1996 Aperçu
  • Les réfugiés, une bonne affaire Nicolas Autheman • pages 14 et 15 Aperçu Les désastres humanitaires ne sont pas désastreux pour tout le monde. Cabinet d'audit, vendeur de cartes de paiement ou géant de l'ameublement : sitôt qu'un camp ouvre, des entreprises se précipitent pour profiter d'une « industrie de l'aide » dont le volume annuel dépasse 25 milliards de dollars.
  • → Qui accueille vraiment les réfugiés ? Hana Jaber • octobre 2015
  • → La diplomatie du téléphone portable à la conquête des pauvres Laurence Allard • mai 2012 Aperçu
  • → Ikea en Inde, un emploi démontable Olivier Bailly, Jean-Marc Caudron & Denis Lambert • décembre 2006 Aperçu
  • Donald Trump s'épanouit en chef de guerre Michael Klare • pages 1 et 20 Aperçu Comme il l'a souvent répété, M. Donald Trump entend mener une politique étrangère « imprévisible », et le bombardement d'une base du régime syrien a en effet beaucoup surpris les chancelleries. Cette attaque répond pourtant à une certaine logique : celle d'un président qui, depuis janvier, semble converti à l'usage de la force.
  • → Les Etats-Unis sont fatigués du monde Benoît Bréville • mai 2016
  • → Les présidents changent, l'empire américain demeure Arno J. Mayer • septembre 2008 Aperçu
  • → Objectif de paix, stratégie de guerre Michael Stuhrenberg • juin 1984 Aperçu
  • Métamorphoses des classes populaires Cédric Hugrée, Etienne Pénissat & Alexis Spire • page 10 Aperçu Soudeur, auxiliaire de vie, guichetière, chauffeur… En France, la vie des salariés modestes reste peu connue des professionnels de la politique, qui les tiennent souvent pour une masse grise dont il faut plaindre le sort pour gagner les suffrages.
  • → Les patrons ont-ils lu Marx ? Michel Pinçon & Monique Pinçon-Charlot • septembre 2016 Aperçu
  • → Des milieux populaires entre déception et défection Eric Dupin • avril 2010 Aperçu
  • → Le double jeu des classes moyennes Alain Accardo • décembre 2002 Aperçu
  • Duplicité économique du Front national Renaud Lambert • pages 1 et 8 Aperçu Afin de résumer les termes de son duel avec M. Emmanuel Macron, incarnation selon elle de l'« argent roi », Mme Marine Le Pen a célébré la France « qui protège nos emplois, notre pouvoir d'achat ». En matière économique, le Front national se situe volontiers sur un terrain jadis occupé par la gauche. Mais le libéralisme ne lui pose aucun problème dès lors qu'il reste hexagonal.
  • → « On veut des Polonais et des Marocains ! » Philippe Baqué • septembre 2014 Aperçu
  • → Acrobaties doctrinales au Front national E. D. • avril 2012 Aperçu
  • → Offensive sociale du Front national Jacques Breitenstein • mars 1997 Aperçu
  • Dans les cuisines du marché électoral Pierre Rimbert • page 11 Aperçu Contrairement à ce que suggère un certain théâtre démocratique remis en scène à chaque scrutin, ce sont moins les électeurs qui choisissent leurs représentants que les formations politiques qui sélectionnent leur électorat. Censée « rassembler » une majorité de « citoyens » autour de grands thèmes fédérateurs, l'élection consiste surtout pour les partis à additionner des parts du marché démocratique en quantité suffisante pour conquérir ou conserver le pouvoir.
  • → Majorité sociale, minorité politique Bruno Amable • mars 2017
  • → Le silence de la cible François Brune • mars 1986 Aperçu
  • → Le dressage à la consommation politique Pierre Charpentier • février 1978 Aperçu
  • L'étoile de Rio Sébastien Lapaque • page 27 Aperçu Surnommée « princesse de la langue portugaise », Clarice Lispector écrivait comme si cela devait lui permettre de sauver la vie de quelqu'un et de s'approcher de la beauté silencieuse du monde. Figure majeure de la littérature brésilienne, elle est longtemps restée méconnue en France. La publication de ses lettres devrait contribuer à son rayonnement.
  • → L'interprète du Mozambique S. L. • février 2015 Aperçu
  • → Le son du Brésil de « Lula » Jacques Denis • décembre 2003 Aperçu
  • → Du Cap Vert au Mozambique : les messagers de la résistance Alcides de Campos • mai 1974 Aperçu
  • La fabrique des indésirables Michel Agier • page 13 Aperçu Les camps ne sont pas seulement des lieux de vie quotidienne pour des millions de personnes ; ils deviennent l'une des composantes majeures de la « société mondiale », l'une des formes de gouvernement du monde : une manière de gérer l'indésirable.
  • → Histoire politique de la clôture Olivier Razac • avril 2013 Aperçu
  • → Migrations : comment l'Union européenne enferme ses voisins Alain Morice & Claire Rodier • juin 2010
  • → Condamnés à l'exil et aux camps de réfugiés Colette Braeckman • août 1988 Aperçu
  • Internement à la française Raphaël Godechot & Claude Peschanski • page 16 Aperçu Officiellement, la France ne compte pas de camps d'étrangers. Les lieux de confinement et d'enfermement pour les demandeurs d'asile et les migrants en situation irrégulière n'y manquent toutefois pas. Tels les centres de rétention administrative, antichambres des expulsions.
  • → Mais pourquoi émigrent-ils ? Saskia Sassen • novembre 2000
  • → Bons « étrangers » et mauvais « clandestins » Danièle Lochak • novembre 1997 Aperçu
  • → La Communauté européenne vue du dessous Etienne Balibar • février 1991 Aperçu
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  • En Guyane, sous les pavés la Bible Elven Sicard • page 12 Aperçu Délaissée par la métropole, dont elle dépend pour presque tout, la Guyane reste coupée économiquement de ses voisins. La porosité de sa frontière la rend toutefois perméable aux trafics d'or comme au prosélytisme évangélique. En première ligne, les Amérindiens jouent leur avenir en tant que peuple.
  • → Protéger les savoirs des peuples autochtones Clara Delpas & Pierre William Johnson • janvier 2014
  • → L'« affaire » des militants guyanais Laurent Lévy • juillet 1999 Aperçu
  • → La Guyane en danger d'explosion Maurice Lemoine • août 1992 Aperçu
  • La rationalité de Pyongyang Philippe Pons • page 21 Aperçu Les menaces et l'embargo américains répondent aux provocations et essais militaires nord-coréens. Après avoir envoyé un porte-avions en mer du Japon, le président des États-Unis réclame un engagement plus ferme de la Chine. Si Pékin a durci les sanctions contre Pyongyang, il est peu probable que les dirigeants nord-coréens renoncent au nucléaire, devenu leur assurance-vie.
  • → La Corée du Nord se rêve en futur dragon Patrick Maurus • février 2014 Aperçu
  • → Et la Corée du Nord redevint fréquentable Bruce Cumings • octobre 2007 Aperçu
  • → L'option non alignée de la Corée du Nord Maxime Doublet • décembre 1980 Aperçu
  • Pour une décroissance sécuritaire Laurent Bonelli • page 28 Aperçu Devant l'échec des politiques sécuritaires, les principaux candidats à l'élection ont parié sur une nouvelle fuite en avant. Ils ont oublié que l'action publique produit des effets sur les individus et les sociétés. Et qu'elle peut reproduire ou aggraver les maux qu'elle prétend combattre. Ne serait-il pas temps d'amorcer une décroissance sécuritaire ?
  • → Mais que fait la police ? Anthony Caillé & Jean-Jacques Gandini • janvier 2017
  • → La littérature en prison, pour quoi faire ? Carine Trevisan • octobre 2003 Aperçu
  • → La justice comme amplificateur des clivages sociaux François Guichard & Jean-Paul Jean • août 1988 Aperçu
  • C'est la faute au juge ! Anne-Cécile Robert • page 3 Aperçu Des tensions inédites, et particulièrement vives, entre les juges et les responsables politiques auront marqué la campagne présidentielle française. Au-delà des événements particuliers de la compétition électorale, magistrats et élus rejouent ici une pièce ancienne mais actualisée par la montée en puissance, via la construction européenne, d'une notion ambiguë : l'État de droit.
  • → Juger est un acte politique Matthieu Bonduelle • septembre 2014 Aperçu
  • → La défense pénale, acte politique Michel Laval & Jean-Pierre Mignard • juin 1981 Aperçu
  • → Trois pauvres juges… Claude Julien • juin 1992 Aperçu
  • En Afrique, le spectre d'un djihad peul Rémi Carayol • page 6 Aperçu À cause du réchauffement climatique et des politiques économiques suivies, la situation des éleveurs nomades du Sahel, traditionnellement difficile, se dégrade. Au point que de nombreux Peuls prennent désormais les armes pour faire entendre leurs revendications. Majoritairement musulmans, ils fournissent de plus en plus de troupes aux mouvements djihadistes qui déstabilisent la région.
  • → Le Sahel entre deux feux djihadistes Philippe Hugon • mars 2016 Aperçu
  • → Conjurer la fragmentation au Mali Daniel Bertrand • juillet 2015
  • → Bourgeoisies et prolétariats en Afrique noire Daniel Pépy • avril 1975 Aperçu
  • Le talon d'Achille du nucléaire français Agnès Sinaï • page 7 Aperçu Pendant le prochain quinquennat, 53 des 58 réacteurs du parc atomique français dépasseront les quarante années de fonctionnement. Faudra-t-il prolonger leur exploitation au-delà de la durée prévue lors de leur conception, remplacer ces centrales par une nouvelle génération ou sortir progressivement du nucléaire ? L'histoire édifiante d'une pièce essentielle du dispositif de sûreté interroge les choix à venir.
  • → L'AIEA, un gendarme du nucléaire bien peu indépendant A. S. • décembre 2012 Aperçu
  • → Sécurité nucléaire, les risques de la dérégulation Gilles Balbastre • avril 2011 Aperçu
  • → Le souhaitable adieu au nucléaire Martine Deguillaume • juillet 1993 Aperçu
  • Le Donbass apprend à vivre sans Kiev Loïc Ramirez • pages 4 et 5 Aperçu Trois ans après le début du conflit entre Kiev et la région séparatiste du Donbass, aucune solution ne semble se dégager. Le président ukrainien souffle le chaud et le froid, hésitant entre l'instauration d'un blocus ferme et le rétablissement de liens économiques contrôlés. Du côté de Donetsk, la population s'organise, dans l'attente d'une hypothétique intervention militaire.
  • → De la Transnistrie au Donbass, l'histoire bégaie Jens Malling • mars 2015
  • → L'Ukraine plus divisée que jamais Laurent Geslin & Sébastien Gobert • décembre 2014
  • → Ukraine, d'une oligarchie à l'autre Jean-Arnault Dérens & L. G. • avril 2014 Aperçu
  • Crimes et réformes aux Philippines François-Xavier Bonnet • pages 18 et 19 Aperçu L'année 2016 a été marquée par l'élection aux Philippines du président Rodrigo Duterte. Son programme de lutte contre les stupéfiants a capté l'attention des médias internationaux en raison des milliers de morts qu'il provoque. Mais, paradoxalement, le nouvel homme fort de Manille veut aussi mettre en œuvre de nombreuses réformes sociales, économiques et politiques.
  • → Perceptions et réalités de l'autoritarisme dans le Sud-Est asiatique Éric Frécon • octobre 2016
  • → Aux Philippines, des paysans en lutte contre les « développeurs » Catherine Gaudard • juillet 1996 Aperçu
  • → L'opposition communiste réorganise sa stratégie de lutte Ph. P. • mai 1987 Aperçu
  • Grand déballage historique en Tunisie Thierry Brésillon • pages 22 et 23 Aperçu Entamé en novembre dernier, le processus de justice transitionnelle donne la parole à des victimes du régime de M. Zine El-Abidine Ben Ali mais aussi du « père de l'indépendance », Habib Bourguiba. Ce retour en force d'un passé occulté divise autant qu'il émeut la société tunisienne. Dans un contexte politique tendu, nombreux sont les anciens dirigeants qui refusent d'admettre leur responsabilité.
  • → Quel cap pour la Tunisie ? Serge Halimi • avril 2014 Aperçu
  • → Le « printemps arabe » n'a pas dit son dernier mot Hicham Ben Abdallah El-Alaoui • février 2014 Aperçu
  • → Après Ben Ali, quelle police en Tunisie ? Jean-Pierre Séréni (La valise diplomatique) • 1er avril 2011
  • Aux sources du scandale UraMin

    lun, 15/05/2017 - 00:00

    Championne mondiale du nucléaire, Areva peine à sortir de la tourmente. Aux inquiétudes sur l'avenir de la filière depuis l'accident de Fukushima s'ajoutent les retards des réacteurs de troisième génération en Finlande et à Flamanville. Mais, surtout, l'entreprise publique française est mise en cause pour des investissements suspects dans trois gisements d'uranium africains.

    Materiel et commerce abandonnés sur le site minier de Bakouma après le départ d'Areva
    (reportage photographique réalisé par l'auteur en août 2015)

    C'est une fine rivière rouge sang qui traverse un empire de verdure. Cent trente-quatre kilomètres de piste oubliés de la modernité et du monde. Tracée en toute hâte il y a cinq ans par d'immenses machines, la route en latérite brûlante relie Bangassou à Bakouma, en République centrafricaine. Elle devait apporter la prospérité à tout le pays — l'un des plus pauvres du monde —, la fortune à ses travailleurs, et de l'énergie pour un siècle à la France. On lui avait promis qu'elle deviendrait l'aorte d'un Nouveau Monde, conçu en toute hâte entre l'Afrique du Sud, Toronto, Paris et les îles Vierges. Aujourd'hui dévorée par une végétation féroce et insatiable, criblée de crevasses, colonisée par les papillons et les fourmis rouges, elle ne nourrit plus que le silence — et l'un des plus grands scandales industriels du siècle naissant.

    On accède à Bakouma depuis Bangui, la capitale. Après deux jours de voyage au milieu de la misère et des groupes armés, il faut encore passer quelques heures sur une motocyclette sujette aux pannes. Une chaussée toujours plus étroite, les branches, l'humidité et un soleil de plomb forcent en définitive à mettre pied à terre pour traverser les derniers fleuves, rivières et ruisseaux qui nourrissent la forêt vierge de la préfecture de Bangassou. Enfin apparaît un ensemble de cases faites de la même terre que le sol, aux toits couverts de branches sèches et aux intérieurs garnis de lits sans matelas. Un lieu sans odeur ni couleur particulière, que le soleil habite de 6 heures du matin à 6 heures du soir toute l'année ; un lieu dont l'autarcie est régulièrement rompue par un flot d'étranges pèlerins arrivant les yeux pleins de lucre et repartant toujours asséchés, repoussés par le poison doré qu'ils recherchaient. Un lieu encerclé par un minerai qui avait promis à l'Occident l'éternité et qui prend chaque jour un peu plus la forme de son ultime malédiction : l'uranium. Ces cases abritent les secrets de l'effondrement du plus grand groupe nucléaire du monde : Areva.

    Huit millions de dollars versés au Trésor centrafricain

    En 2007, le groupe français avait racheté l'entreprise UraMin, détentrice depuis l'année précédente des droits miniers de Bakouma (voir « De promesses en abandon »). La « découverte » (lire « Une mine connue de longue date ») d'immenses gisements d'uranium dans l'est de la Centrafrique avait suscité de tels espoirs que le général François Bozizé, qui présidait alors aux destinées du pays, exigea d'Areva la construction d'une centrale nucléaire près d'un village où n'étaient encore arrivés ni l'eau potable, ni l'électricité, ni le téléphone. Les dirigeants du groupe préférèrent montrer les plans d'écoles, de stades et d'hôpitaux qu'ils s'apprêtaient — disaient-ils — à construire dans la région pour un montant qui aurait dû atteindre le milliard d'euros.

    Assorti d'importants bonus financiers, l'accord signé le 10 août 2008 permit le décaissage un mois plus tard de 8 millions de dollars versés au Trésor centrafricain, en provenance des fonds spéciaux de l'entreprise française. Les voitures, avions et engins de construction géants envahirent peu après une capitale habituée au rythme précautionneux et engourdi des trafiquants de diamants. Un peu plus de cent employés furent recrutés à travers le pays, l'université de Bangui fut mobilisée pour former des géologues et des topographes. Le « général » lui-même se rendit en mars 2011 dans le petit village de Bakouma pour annoncer l'arrivée des temps glorieux.

    L'étrange rêve qu'avait fait naître Areva a rapidement pris l'allure d'un des cauchemars habituels de la mondialisation. À Bakouma, les premiers salaires frôlaient à peine les 70 euros par mois, pour des journées de treize heures, sept jours par semaine, « sans pause déjeuner », précise M. Sylvain Ngueké, un ancien foreur : « Nous n'avions droit qu'à un jour de repos toutes les deux semaines, passé sur le site minier lui-même, sous une chaleur intense et soumis à ces rayonnements radioactifs permanents. » Le cadre centrafricain le mieux rémunéré, le directeur adjoint du site, touchait « 700 000 francs CFA [environ 1 050 euros] par mois », indique un autre ancien membre du personnel, qui lutte depuis trois ans à Bangui pour obtenir des indemnités de licenciement.

    Huit ans et une guerre civile plus tard, M. Bozizé est parti en exil, le gisement de Bakouma a été abandonné, l'espérance de vie ne dépasse toujours pas 50 ans dans le pays et le produit intérieur brut par habitant, 350 dollars. Les routes, les hôpitaux et les écoles promis n'ont jamais été construits. Le ventre gonflé, des dizaines d'enfants souffrant de malnutrition sévère hantent les cases en terre cuite d'un village qui n'avait jamais connu la faim et qui vient de perdre son dernier médecin. L'électricité, l'eau potable et le réseau téléphonique, qui y avaient brièvement fait leur apparition, ont complètement disparu.

    Juan Branco

    Le basculement est intervenu en 2012, à la veille de l'élection présidentielle française. Comme tous les premiers dimanches du mois, après avoir pris une avionnette pour parcourir les huit cents kilomètres qui séparent Bakouma de la capitale du pays, M. Gianfranco Tantardini, dit « le géant », se rend à la messe de la paroisse. Ancien officier de marine italien naturalisé français, ce colosse au crâne rasé d'une cinquantaine d'années, qui fume cigarette sur cigarette, a commandé entre 2002 et 2004 un sous-marin nucléaire d'attaque. Il entre dans l'église financée par l'Opus Dei espagnol, s'installe sur une banquette en bois sans dossier, entouré de ses ouvriers et de leurs familles, et suit pieusement la cérémonie.

    La maire de Bakouma, Mme Eugénie Damaris Nakité Voukoulé, se souvient parfaitement de ce grand homme munzu — blanc — qui a dirigé en 2011 et 2012 le site minier de son village. Celui-ci employait 133 personnes, dont 127 Centrafricains. Elle se souvient surtout de ce jour où, à l'issue de la messe, M. Tantardini a réuni l'ensemble des personnels du site pour leur annoncer, après un long silence, que Bakouma serait « mis en sommeil ». Peu après le rachat d'UraMin par Areva, ses représentants avaient promis aux employés cinquante ans de travail, et leur avaient fait signer des contrats qui prévoyaient augmentations et primes régulières.

    « Bip, bip, bipbipbipbip… » Le compteur Geiger crépite. À travers les hautes herbes, les chemises se détrempent et la respiration devient difficile. 35, 36, 37… 40 degrés. Le camp minier de Bakouma ressemble au no man's land de Stalker, le film d'Andreï Tarkovski : un espace maudit où verdure, ruines et rouille se mêlent en un amas de moins en moins différencié. Quarante ans d'expéditions faillies et de relations françafricaines se concentrent dans cette immense cuvette radioactive où une épaisse couche de boue et de feuillages a déjà recouvert les constructions abandonnées il y a moins de quatre ans. À terre gisent des centaines de boîtes en plastique qui ont servi au stockage d'échantillons de minerai, tandis que, quelques mètres plus loin, des sacs hermétiques en aluminium jonchent le sol. Utilisés pour transporter des morceaux de minerai radioactifs, ils n'ont jamais été évacués par Areva et sont aujourd'hui tous éventrés : « Les Peuls les ont probablement confondus avec des sachets d'alimentation », nous dit un ancien foreur ayant travaillé sur place.

    Juan Branco

    Des opérations aussi délicates et essentielles que l'enfouissement des déchets radioactifs, la décontamination des infrastructures et la sécurisation d'un site qui pourrait se révéler fatal pour les populations environnantes n'ont jamais été menées. En violation des règles les plus élémentaires, aucun panneau d'avertissement, aucune barrière n'en interdit l'accès. Lorsqu'on s'aventure sur le principal gisement, les rayonnements sont omniprésents. Au-dessus de déchets radioactifs abandonnés tels quels au milieu des champs, entre une petite plantation de maïs et un troupeau de zébus, les doses mesurées représentent quarante fois l'irradiation naturelle de la région (1) et dix-sept fois les doses maximales autorisées en France pour les employés du nucléaire. Les infrastructures sanitaires ont été complètement démantelées avec le départ des derniers expatriés, et les fichiers médicaux des employés locaux ont disparu. Aucun suivi n'a été mis en place.

    À quelques milliers de kilomètres de là, Areva, société anonyme propriété de l'État français, a annoncé en mars 2015 des pertes de 4,8 milliards d'euros et doit engager une restructuration qui impliquera la suppression de six mille emplois. L'État a dû participer à une recapitalisation de 5 milliards d'euros pour restaurer son bilan, tandis que son activité « réacteurs » doit être complètement cédée à EDF d'ici à 2017. Le scandale industriel du siècle et les sommes astronomiques qu'il charrie semblent à des années-lumière de ce petit village centrafricain. Comment comprendre qu'Areva ait dépensé plusieurs milliards d'euros pour l'achat de trois mines fantômes en Namibie (Trekkopje), en Afrique du Sud (Ryst Kuil) et en Centrafrique (Bakouma), avant de les fermer précipitamment sans en avoir tiré un gramme de minerai ? Quatre milliards d'euros de pertes sèches inscrites dans les comptes de l'entreprise publique, soit l'équivalent de vingt années de budget de l'État centrafricain…

    Racheté au plus fort de la course à l'uranium

    Lorsque Mme Voukoulé, qui, à 70 ans passés, travaille encore quotidiennement aux champs, se voit expliquer l'affaire, elle demande à trois reprises qu'on lui répète les montants en jeu. Elle rappelle qu'elle a dû se battre pendant deux ans afin d'obtenir d'Areva 100 000 francs CFA (200 euros) pour le seul investissement qui soit resté dans le village : la rénovation de sa mairie. Les 400 000 euros de dépenses sociales et sanitaires promis, soit moins de 0,5 % de l'argent théoriquement investi dans le site et 0,01 % du coût global de l'opération, ne sont aujourd'hui visibles nulle part. « La seule activité sociale qu'organisait Areva, c'étaient les barbecues du chef du camp avec ses amis expatriés un week-end par mois », lance, amer, un villageois.

    Areva présente aujourd'hui sur son site Internet les raisons de son départ de Bakouma de façon lapidaire : « En raison du faible coût de l'uranium depuis Fukushima et de l'insécurité présente dans le pays depuis plusieurs mois, Areva a annoncé en septembre 2012 la suspension de l'exploitation minière de Bakouma, en République centrafricaine. » Ce gisement a en effet été racheté au plus fort de la course à l'uranium. Les prix spot — d'achat immédiat — atteignaient alors leur plus haut niveau. Mais ils ne reflétaient pas la réalité d'un marché déterminé essentiellement par les contrats de long terme, dont les variations ont été relativement faibles pendant la période concernée. Le démantèlement du site avait d'ailleurs commencé bien avant l'accident nucléaire de Fukushima, et peu avant que l'entreprise investisse dans d'autres mines, notamment en Mongolie et dans l'immense exploitation de Cigar Lake, au Canada. « En réalité, aucun matériel d'exploitation n'a jamais été amené sur le site, confie un cadre de l'entreprise, sur place à l'époque des faits. Nous sentions dès 2009 que l'exploitation n'aurait jamais lieu. » Soit deux ans avant Fukushima…

    Juan Branco

    L'argument sécuritaire paraît plus faible encore, dans la mesure où la situation ne s'est dégradée sérieusement qu'un an et demi plus tard. La communication d'Areva mentionne une attaque contre le site minier en date du 24 juin 2012. Des habitants de Bakouma racontent avoir vu ce jour-là le chef du camp accompagner des rebelles jusqu'au gisement. « Il leur a dit de “piller” ce qu'ils souhaitaient et a demandé au groupe de sécurité Fox de ne pas tirer », raconte un géologue sous couvert d'anonymat. « Quand on parlait de l'attaque avec les gars d'Areva, c'était toujours avec un demi-sourire », ajoute un expatrié sous-traitant de l'entreprise en Centrafrique. Fantasmes ? Peu avant les faits, M. Tantardini avait en tout cas ordonné l'évacuation de tous les documents sensibles, ainsi que des personnels qualifiés. Car, loin des simples considérations industrielles ou énergétiques, la mine de Bakouma recouvre un scandale majeur, qui alimente la chronique politico-judiciaire française depuis maintenant trois ans : l'affaire UraMin.

    Fondée en 2005 par MM. Stephen Dattels et James Mellon avec 100 000 dollars (91 000 euros) de mise de départ (2), la société UraMin investit rapidement dans trois mines, en Afrique du Sud, en Namibie et en Centrafrique, où elle prospecte intensément pour se doter d'un bilan flatteur. Valorisée à 300 000 dollars en mars 2005 et détenant 150 millions de dollars d'actifs début 2007 — dont moins de 50 millions d'actifs miniers —, UraMin est rachetée par Areva en juin 2007 pour rien de moins que 2,5 milliards de dollars (alors 1,86 milliard d'euros). Cette opération fait étrangement écho au destin qu'ont connu trois autres entreprises de M. Dattels, reprises par de grands groupes d'État pour des sommes tout aussi faramineuses avant de rapidement disparaître des comptes et des radars. Son entreprise principale, Oriel Resources PLC, dont la valorisation s'est accrue elle aussi de 60 % dans les mois ayant précédé son rachat par le groupe russe Mechel, est mentionnée dans les « Panama papers » en tant que copropriétaire d'une entité située dans un paradis fiscal.

    Loin d'avoir été échaudée par l'échec d'UraMin, Areva perdra à nouveau plusieurs centaines de millions d'euros, en 2010, lors du rachat des parts de M. Dattels dans Marenica Energy, propriétaire d'une mine jamais exploitée en Namibie, puis dans le rachat par Eramet, alors filiale d'Areva, de la mine de nickel fantôme de Weda Bay, en Indonésie, pour 270 millions de dollars canadiens (198 millions d'euros). Cette dernière, officiellement « mise en sommeil », n'a jamais été exploitée.

    Areva, une excroissance de l'état français

    Comment expliquer une telle succession de transactions ruineuses ? Selon le Mail & Guardian (3) de Johannesburg, Areva aurait racheté UraMin à un prix largement surévalué pour qu'une partie de la transaction permette de verser plusieurs centaines de millions d'euros de commission au clan du président sud-africain d'alors, M. Thabo Mbeki. En échange, Areva espérait gagner un appel d'offres pour plusieurs centrales nucléaires et une usine d'enrichissement de l'uranium — une hypothèse reprise par d'autres sources. Un ancien ministre des mines centrafricain nourrit le même soupçon de rétrocommissions en ce qui concerne Bakouma : « Nous avons rapidement pensé qu'Areva avait utilisé UraMin comme couverture. Tout le monde savait en tout cas qu'UraMin n'était que de passage, pour servir de tête de pont à une grande entreprise nucléaire. »

    Ancien inspecteur des impôts, il est devenu, après son passage au ministère, le détenteur d'un 4 x 4 avec chauffeur et de plusieurs propriétés en France, financées grâce aux « bonus » attribués par les entreprises minières. Il nous reçoit dans le seul hôtel cinq étoiles de la capitale centrafricaine, où la chambre lui coûte chaque jour l'équivalent d'une année du revenu moyen de ses concitoyens. « Ces affaires étaient traitées directement par la présidence, mais l'information circulait. Lorsque l'appel d'offres pour le gisement de Bakouma a été rendu public, Areva a fait une proposition ridicule, qui nous a forcés à accepter celle d'UraMin. Puis ils ont saisi l'occasion pour effectuer des malversations en survalorisant le permis lors du rachat d'UraMin. »

    Juan Branco

    Areva n'est pas n'importe quelle entreprise. Soupçonnée de corruption et de graves négligences sanitaires et environnementales dans des pays aussi divers que la Chine, l'Afrique du Sud, le Niger, l'Allemagne, la Namibie ou encore le Gabon, elle est une excroissance de l'État français, son principal actionnaire via le Commissariat à l'énergie atomique. Ses activités dans le nucléaire civil et militaire français, partiellement couvertes par le secret défense, ont fait l'objet d'une réorganisation accélérée à l'orée des années 2000, sous la direction de Mme Anne Lauvergeon, ancienne secrétaire adjointe de la présidence de la République sous François Mitterrand. Appartenant au corps le plus puissant de la République, les X-Mines, dont elle a animé le réseau d'anciens, Mme Lauvergeon manifeste un entregent politique transversal : le président Nicolas Sarkozy lui a proposé le ministère de l'enseignement supérieur en 2007, avant que M. François Hollande n'envisage de la nommer à son tour au gouvernement en 2012.

    À la tête d'Areva, elle demande et obtient des marges de manœuvre exceptionnelles, qui lui permettent de court-circuiter la tutelle des autorités de contrôle de l'État et d'engager des chantiers pharaoniques qui mèneront à l'effondrement de l'entreprise. Ainsi, tant le rachat que l'abandon des gisements d'UraMin ont eu lieu sous la supervision directe du ministre de l'économie de l'époque, M. Thierry Breton, puis de l'Élysée, à travers un homme, M. Patrick Balkany, alors député et maire de Levallois. Ce dernier est intervenu en 2008 pour calmer la colère du président centrafricain : « Bozizé a senti la trahison, nous raconte un haut fonctionnaire en poste à l'époque. Il a tout de suite compris ce qui se tramait et a bloqué l'exploitation de la mine de Bakouma, menaçant de faire annuler les permis et de les remettre en jeu. » Selon une plainte de l'État centrafricain, qui a saisi le parquet centrafricain, M. Balkany a touché une commission de 5 millions d'euros pour ses services, qui ont permis de résoudre le conflit.

    Pourquoi le groupe Areva a-t-il décidé de payer au moins trente fois sa valeur pour le gisement qu'il connaissait peut-être le mieux au monde, d'y investir — affirment ses services — près de 100 millions d'euros, de mobiliser le ban et l'arrière-ban de la politique française pour en assurer l'exploitation, avant de tout simplement l'abandonner aux mauvaises herbes ? L'incapacité du groupe à donner une explication claire a amené certaines personnes, dont le spécialiste minier Vincent Crouzet, l'enquêteur Marc Eichinger, WikiLeaks (4) ou encore l'intermédiaire Saïf Durbar, à affirmer que le rachat d'UraMin pourrait avoir eu pour seul but de mettre en œuvre un immense système de rétrocommissions alimentant in fine la France.

    M. Durbar, qui avait été nommé vice-ministre par M. Bozizé, a été auditionné le 2 juillet 2015 par le juge Renaud Van Ruymbeke. Arrêté et condamné à trois ans de prison ferme en France pour une affaire d'escroquerie, il avait été étrangement libéré trois mois plus tard, après ce qu'il affirme être un accord avec les services de renseignement (5). Alors que son nom apparaît plusieurs centaines de fois dans les articles relatifs à l'affaire UraMin, Mme Éliane Houlette, qui dirige le parquet national financier, nous assurera lors de deux entretiens consécutifs n'avoir « jamais entendu parler de lui ». Ce même parquet qui, après des mois d'attentisme, a dû se résoudre en mars 2015 à ouvrir deux informations judiciaires pour escroquerie, corruption d'agent public étranger et abus de pouvoir, diffusion de fausses informations et présentation de comptes inexacts.

    Juan Branco

    Areva s'est contentée de nous transmettre un communiqué de presse dans lequel l'entreprise prétend avoir obtenu un « quitus » de la part de l'État centrafricain, alors que des documents exhumés par WikiLeaks et par notre enquête tendent à démontrer le contraire (6). Boris Heger et Étienne Huver, journalistes du collectif Slug News travaillant sur le sujet, ont fait l'objet de menaces provenant du cabinet du ministre de la défense (7). Mme Lauvergeon a poursuivi en justice son ancien directeur des mines, M. Sébastien de Montessus, après qu'un consultant spécialisé et un détective privé (8) eurent été payés par Areva pour espionner la présidente de l'entreprise.

    En Centrafrique, toutes les archives relatives à UraMin et à la présence d'Areva sur le territoire ont mystérieusement disparu après que la milice Seleka eut chassé M. Bozizé du pouvoir, en mars 2013, avec l'assentiment tacite de la France. Le jour même de l'arrivée au pouvoir des milices, le directeur général des mines du pays voyait sa maison fouillée de fond en comble, puis saccagée. Avant le départ en catastrophe d'Areva, et alors qu'une mission d'enquête de l'État centrafricain était en chemin vers Bakouma, M. Tantardini aurait, selon un géologue alors sur place, rappelé à ses collaborateurs la nécessité de « bien vider leurs corbeilles », avant de reformater l'ensemble des disques durs restés sur le site minier et de mettre sous clé le serveur, puis d'évacuer par avion l'ensemble des archives du groupe. Depuis, ce personnage-clé a obtenu une belle promotion à la tête de la Société nationale maritime Corse-Méditerranée, dont il supervise le redressement judiciaire.

    L'État centrafricain lui-même ne dispose plus d'une seule copie d'un document relatif à Areva, ce qui rend difficile toute poursuite locale contre le groupe français. M. Joseph Agbo, l'actuel ministre des mines, dit son « impuissance complète » sur ce dossier, qu'il a tenté de réactiver plusieurs fois sans jamais réussir à entrer en contact avec le groupe français, si ce n'est via un « notaire banguissois qui les représente ici » et qui se montre peu disert. Les travailleurs centrafricains ont bien tenté, malgré tout, de lancer une procédure judiciaire contre Areva à Bangui, qu'ils disent encore en cours. Las, le procureur de la République centrafricaine, M. Ghislain Grésenguet, dit « ne jamais en avoir entendu parler ».

    Aucun protagoniste français de l'affaire n'a accepté de répondre à nos questions. Mme Lauvergeon n'a accordé que deux entretiens depuis sa mise en examen. Au Parisien, elle a affirmé que l'acquisition d'UraMin s'était faite « avec le feu vert de toutes les tutelles et de l'État », tandis que les dépréciations d'actifs auraient « scrupuleusement » respecté les normes comptables (30 mars 2016). Sur France 3 (9), elle a présenté son éviction comme une conséquence de son opposition à deux projets de M. Sarkozy : la privatisation de la branche mines au profit d'intérêts qataris et la vente d'une centrale nucléaire à la Libye de Mouammar Kadhafi. Elle assure aussi n'avoir jamais parlé du rachat d'UraMin à son mari Olivier Fric. Ce dernier, impliqué dans l'opération, est mis en examen pour délit d'initié. Il est soupçonné d'avoir spéculé sur le titre de l'entreprise à travers la société Vigici, sise à Lausanne, la veille de sa prise de contrôle par Areva. Il en aurait tiré un bénéfice de 300 000 euros.

    Lors de l'arrivée d'Areva, un Sud-Africain prénommé Michael, directeur du site de Bakouma alors qu'il appartenait encore à UraMin, avait réuni les employés à l'entrée du camp pour leur annoncer, avec un mélange de fatalisme et de grandiloquence entrepreneuriale : « UraMin, c'est terminé. Nous étions un chien qui aboie mais ne mange pas. Demain viendra peut-être un chien qui aboie et qui mange… »

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    (1) Elles atteignent les 3 micro-sieverts par heure (μSv/h), alors qu'elles ne dépassent pas autour du village 0,08 μSv/h.

    (2) « Jim Mellon interview », Spear's WMS Magazine, no 13, février 2010.

    (3) « French nuclear frontrunner's toxic political dealings in SA », Mail & Guardian, Johannesburg, 3 août 2012.

    (4) Cf. « La nouvelle guerre sale pour l'uranium et les minerais d'Afrique », dossier de WikiLeaks, 5 février 2016, et le roman d'espionnage de Vincent Crouzet Radioactif, Belfond, Paris, 2014.

    (5) « Areva, 3 milliards en fumée », « Pièces à conviction » du 10 décembre 2014, sur France 3.

    (6) « Rapport d'activité sur la mine de Bakouma et Areva », WikiLeaks, 5 février 2016.

    (7) « Areva & UraMin, la bombe à retardement du nucléaire français », Arte, 14 mai 2015.

    (8) MM. Marc Eichinger et Mario Brero.

    (9) « Areva : les secrets d'une faillite », « Pièces à conviction » du 19 octobre 2016, sur France 3.

    Lire aussi les courrier des lecteurs dans nos éditions de novembre 2016 et de janvier 2017.

    Kasserine ou la Tunisie abandonnée

    lun, 15/05/2017 - 00:00

    Marginalisées de longue date, les régions intérieures de la Tunisie continuent d'être livrées à elles-mêmes et n'ont guère tiré profit de la révolte de 2011. Une situation qui alimente colère et désenchantement, dans un contexte marqué par les incertitudes politiques et la persistance de la violence.

    Augustin Le Gall. – Traces de mains laissées lors d'une performance artistique dans les rues de la médina de Tunis, 2014 Haytham Pictures

    « Ici, la rage n'est pas récente »… Tracé sur un mur le long d'une voie ferrée, ce graffiti de la révolution de 2011 pourrait servir de slogan à une partie de la Tunisie qui a été marginalisée depuis l'indépendance et qui l'est restée après la chute de la dictature de M. Zine El-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011. Il traduit aussi le caractère irrédentiste de Kasserine, ville de 80 000 habitants située dans le centre-ouest du pays.

    Connue pour avoir été le bastion de grandes révoltes tribales contre les beys de Tunis (1), puis contre l'occupant français, Kasserine est le chef-lieu d'un gouvernorat — l'équivalent du département français — qui cumule tous les handicaps. En juillet 2012, le ministère du développement régional et de la planification la plaçait au dernier rang en matière d'indicateurs de développement régional, dans un panel de 24 villes (2). Le taux de chômage s'élève officiellement à 26,2 %, contre 17,6 % sur le plan national ; l'espérance de vie n'y dépasse pas 70 ans, quand la moyenne atteint 77 ans dans les grandes villes côtières (3). Seule la moitié des foyers dispose de l'eau potable, alors qu'ils sont 90 % au niveau national (4).

    Dans les rues en damier d'Ezzouhour (« Les Fleurs »), le quartier le plus pauvre de la ville, parsemées de maisons inachevées hérissées de ronds à béton, les jeunes sont confrontés au chômage et à l'ennui. Les enfants traînent dehors, car il n'y a rien à faire à la sortie de l'école — une école dont les abords servent de lieu de rendez-vous aux trafiquants de drogue et aux recruteurs pour le djihad. A l'entrée de la ville, les rejets d'eaux usées d'une usine de cellulose sont soupçonnés d'être à l'origine de nombreuses malformations constatées chez les nouveaux-nés. Au cœur du quartier, les gens manquent de tout. Ils se sentent abandonnés par un Etat qui, en dépit de ses promesses, n'a lancé aucun grand projet d'infrastructure.

    Le point de départ des « émeutes du pain » en 1984

    Pour les Kasserinois, cette marginalisation vient de loin : les trois grandes tribus de la région (les Frachiches, les Madjers et les Ouled Tlil) seraient punies pour s'être toujours montrées rétives au pouvoir de Tunis. Cette explication, M. Samir Rabhi, professeur de français et proviseur de collège, refuse de s'en satisfaire. Pour lui, il faut surtout blâmer « le choix de l'ultralibéralisme, depuis près de quarante ans ». La critique vise la politique du président Habib Bourguiba, qui, dans les années 1980, a accepté les exigences du Fonds monétaire international (FMI). Misant sur les exportations et sur le tourisme de masse, le gouvernement a investi dans les infrastructures côtières, délaissant les régions de l'intérieur. Cet alignement sur les recommandations du FMI a d'ailleurs été le point de départ des « émeutes du pain » de 1984. Parties, entre autres, de Kasserine après l'augmentation du prix des céréales, elles causèrent la mort de 143 personnes, selon les sources syndicales de l'époque. Le bilan officiel ne fait état que de 73 victimes.

    Cette politique discriminatoire n'a pas été remise en cause durant les vingt-trois années de pouvoir du président Ben Ali, si bien que Kasserine n'a jamais bénéficié d'une politique publique de développement. C'est pour obtenir réparation de cet abandon que le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), soutenu par l'association Avocats sans frontières (ASF), a déposé en juin 2015 un dossier de candidature au statut de « région victime » auprès de l'Instance vérité et dignité. Cette commission gère le processus de justice transitionnelle destiné à solder le passif de plusieurs décennies de dictature. « L'approche sécuritaire est la seule chose que le pouvoir ait su concevoir, insiste M. Rabhi. Pour un jeune d'ici, l'Etat, c'est le policier qui frappe. Tout juste un mot sur la carte d'identité. Avec le temps, la région s'est donc tournée vers l'économie informelle. »

    Fidèle à son histoire contestataire, Kasserine a été aux avant-postes du mouvement révolutionnaire de décembre 2010-janvier 2011. Elle a emboîté le pas au gouvernorat voisin de Sidi Bouzid, d'où sont partis les premiers soubresauts. La ville a vu tomber plus d'une cinquantaine de « martyrs », et c'est à Ezzouhour que la répression a été la plus impitoyable. Le 9 janvier 2011, des snipers aux ordres du régime, postés sur des immeubles, tiraient à vue sur les manifestants ou sur les cortèges funéraires, tandis que la police avait toute latitude pour mater la rébellion. Visage rieur sous son foulard berbère, Karima (5), coiffeuse à Ezzouhour, se souvient : « J'allais au-devant des policiers et je leur criais dessus : “Vous n'avez pas honte ? Traiter ainsi vos propres frères ! Des jeunes, des femmes !” Et puis l'un d'eux m'a tabassée, et j'ai reçu des gaz lacrymogènes alors que j'étais à terre. » Dans le local rudimentaire où la coiffeuse reçoit ses clientes, elles parlent comme pour exorciser des maux dont plus personne ne vient recueillir le récit jusqu'ici. Karima rappelle un épisode demeuré célèbre dans la Tunisie entière : « Ce fameux jour de janvier, les policiers du régime ont déversé du gaz lacrymogène dans le hammam des femmes. Alors, elles sont toutes sorties en courant, nues. Et ça les faisait rire. »

    Un maquis islamiste dans la montagne voisine

    Hichem a 38 ans. Il vit avec ses parents à l'entrée d'Ezzouhour, juste après la voie de chemin de fer près de laquelle se montent chaque jour des étals non autorisés de fruits et légumes. A quelques mètres de la maison familiale, il désigne un coin de trottoir. C'est là qu'est mort un de ses camarades de barricade, tombé sous le tir d'un sniper.

    Hichem a fait des études à la faculté des sciences de Monastir. Il fait partie de ceux que l'on nomme les « diplômés chômeurs » : près des deux tiers des moins de 40 ans, selon les statistiques officielles. Il a passé des concours de la fonction publique. En attendant, il exécute de petits travaux chez les particuliers : « Ça me fait de l'argent de poche, je participe aux dépenses à la maison. »

    Plus l'on s'enfonce dans la cité, plus les habitations sont délabrées. Au bout d'une voie se trouve une grande maison grise, sur deux étages. C'est là que vit la famille du jeune homme qui a donné son nom à la rue : Saber Rtibi, abattu par la police le 9 janvier 2011. Cinq ans plus tard, de non-lieux en reports, ce que l'on appelle « le procès des martyrs » n'a toujours pas trouvé d'issue, et rares sont ceux qui ont été condamnés pour avoir ouvert le feu contre des manifestants. Le dernier verdict rendu par une cour d'appel militaire, en janvier 2014, prévoit quelques peines clémentes, une majorité d'acquittements et la condamnation par contumace de l'ancien président Ben Ali, exilé en Arabie saoudite. Les Rtibi se sont vu offrir de l'argent et une rue au nom de leur fils. Ce déni de justice alimente une rancœur vivace à l'égard du pouvoir, quelle que soit sa couleur politique.

    Depuis fin 2012, Kasserine est aussi devenue un symbole de peur et de violence, car elle se trouve à dix-sept kilomètres du Chaambi, un massif de l'Atlas tellien où des maquisards islamistes sévissent de part et d'autre de la frontière avec l'Algérie. Revendiquant la mise en place d'une république islamique, ils attaquent les militaires et les agents de l'Etat. Ils s'en prennent aussi aux montagnards, lorsqu'ils les considèrent comme des informateurs. Parmi leurs dernières victimes, Abdelmajid Dabbabi, un douanier qui habitait à Ezzouhour, tué dans une embuscade à Bouchebka, un bourg situé près du poste-frontière, le 23 août 2015.

    Lorsqu'on arrive dans la demeure familiale, Yasmine, la veuve, hésite à ouvrir la porte. C'est Taieb, le père de la victime, qui décide de nous laisser entrer. Il veut parler. Il raconte que, cette nuit-là, son fils l'a appelé pour lui dire qu'il rentrait après avoir bouclé la ronde habituelle de sa patrouille. Comment, s'interroge la famille, pouvait-on laisser ces douaniers emprunter une route aussi dangereuse, alors que la présence des groupes armés était connue de tous ? « Abdelmajid avait pourtant prévenu sa hiérarchie, dit Yasmine. Ils ne l'ont pas pris au sérieux. A part une cérémonie d'hommage et une pension, nous n'avons rien reçu du gouvernement. Aucun journaliste ne s'est déplacé. Mes trois enfants font des cauchemars, ils posent des questions, et je n'ai aucune réponse à leur donner. » Lorsque nous repartons, elle tient à nous remettre un portrait de son mari. C'est ainsi que se clôt chaque visite à une famille de « martyr » : une photo d'identité donnée comme un gage, un appel à ne pas oublier celui dont on vient d'évoquer le souvenir.

    En septembre 2015, un mois après sa nomination, M. Chedly Bouallague, le gouverneur de Kasserine, assurait : « Il n'y a plus de problème de sécurité, et le maquis a été démantelé. » Officiellement, la zone interdite est contrôlée par les militaires ; en réalité, des groupes armés y sont encore actifs. Parmi eux, la katiba (phalange) Okba Ibn Nafaa, affiliée à Al-Qaida, et le groupuscule Jund Al-Khilafah (les Soldats du califat), qui se revendique de l'Organisation de l'Etat islamique (OEI), bien que l'allégeance n'ait pas été officiellement validée par l'organisation. S'y ajoutent la persistance des trafics d'armes et la poursuite de la contrebande de produits alimentaires en provenance de l'Algérie.

    Faute de moyens pour migrer vers la ville, des habitants vivent encore dans les villages à flanc de montagne. Pris au piège des affrontements quotidiens, subissant les bombardements de l'aviation et de l'artillerie, ils ont vu leurs ressources agraires et leurs moyens de subsistance détruits. Pour se rendre dans la zone, tout journaliste doit obtenir une autorisation du gouvernorat et se faire escorter par l'armée ; une obligation à laquelle nous ne nous sommes pas pliés lors de notre déplacement dans le hameau de Fej Bouhacie, à trois quarts d'heure de Kasserine. Là, les apiculteurs ont perdu la quasi-totalité de leurs ruches, et la coopérative de miel biologique montée grâce aux réseaux régionaux d'économie solidaire a été démantelée.

    « La France mérite ce qui lui arrive »

    Mbarka vit avec sa famille au pied de ce qui fut autrefois une réserve naturelle renommée. Cette femme de 60 ans avoue sa peur et affirme qu'elle donnerait n'importe quoi pour partir, quitte à laisser derrière elle les terres de sa tribu. Isolée, sans secours, elle en est réduite à ramasser les herbes autour de sa maison et à les faire cuire afin de nourrir sa famille. Son habitation se trouve à portée de tir des premières grottes où sont retranchés les djihadistes. Le soir venu, elle entend les balles siffler lors des accrochages avec l'armée.

    Comme beaucoup des habitants d'Ezzouhour quand on les interroge sur la situation dans le Chaambi, Hichem se dit en colère contre ces groupes armés qu'il accuse de casser le business des contrebandiers. « Il n'y a pas de place pour eux en Tunisie. Qu'ils viennent se battre contre nous, qu'ils descendent de la montagne, et ils verront qu'on ne veut pas d'eux ici ! »

    Kaïs, la trentaine, habite lui aussi à Ezzouhour. Entre 2009 et 2015, après des études de génie électrique à Kasserine, il a connu les petits boulots non déclarés ; puis il a trouvé une place de professeur d'arabe en primaire. Même s'il enseigne dans une école rurale qui accueille des élèves déshérités, dans des conditions matérielles misérables, il aime son métier. Lui non plus n'éprouve aucune sympathie pour les maquisards : « Ils tuent des Tunisiens, et ils ne sont pas guidés par la vraie religion. Ce sont des mafieux qui occupent les montagnes avec la complicité du pouvoir pour faire de l'argent. »

    S'ils dénoncent les groupes armés locaux, nos interlocuteurs changent de ton quand il s'agit d'évoquer la situation en Syrie ou les attentats commis ailleurs dans le monde par des groupes djihadistes. Attablé dans un café d'Ezzouhour au lendemain des tueries du 13 novembre à Paris, Kaïs tient un discours virulent qui tranche avec la douceur habituelle de ses propos : « La France mérite ce qui lui arrive ! C'est à cause de Charlie [Hebdo]. Si les Français n'avaient pas insulté le Prophète, ça ne serait pas arrivé. La France est intervenue en Libye, alors que ça ne la regardait pas. Quant au départ des djihadistes étrangers pour la Syrie, c'est une opération extérieure, comme lorsque la France part faire la guerre au Mali. Ces attaques sont un juste retour des choses. D'autant que plus d'enfants syriens sont morts sous les bombes occidentales que vous n'en avez perdu à Paris ! »

    Kaïs soutient le djihad en Syrie et participe probablement à la logistique pour le départ de certains de ses amis. Car Ezzouhour, comme nombre de quartiers populaires du pays — même la capitale est touchée —, est un vivier de volontaires. Selon un décompte officieux, ils y seraient près de cinq mille à avoir rejoint les rangs de l'OEI ou du Front Al-Nosra (affilié à Al-Qaida). De loin le contingent de combattants étrangers le plus important.

    Aux confins de la ville, sur le mur d'une maison criblé d'impacts de balle, un autre graffiti, plus récent : « Fuck USA. » Ici, la rage est loin d'être apaisée.

    (1) Représentants de l'Empire ottoman qui finirent par constituer une monarchie autonome.

    (2) L'indice synthétique est calculé à partir de données dans quatre domaines : « savoir », « richesse et emploi », « santé et population » et « justice et équité ».

    (3) Avocats sans frontières, Tunis ; et Plan régional de développement durable (PREDD) du gouvernorat de Kasserine, données de février 2012.

    (4) Avocats sans frontières.

    (5) Certaines des personnes rencontrées n'ont pas souhaité donner leur nom de famille.

    Indonésie 1965, mémoire de l'impunité

    lun, 15/05/2017 - 00:00

    Cinquante ans après le massacre par l'armée indonésienne de centaines de milliers de citoyens communistes ou soupçonnés de l'être, les survivants et leurs familles luttent pour obtenir justice. A ce jour, aucun des responsables de cette campagne de terreur n'a été jugé. Et le gouvernement du président Joko Widodo, arrivé au pouvoir en octobre 2014, hésite à ouvrir de véritables enquêtes.

    C'est un musée perdu dans le sud de la gigantesque mégalopole de Djakarta. En cette veille de fête nationale, le 17 août 2015, des familles se pressent devant les vitrines poussiéreuses. De vieilles photographies, quelques effets personnels et des vêtements tachés de sang : les reliques des « héros de la nation », six généraux et un lieutenant tués dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1965. « Assassinés par les communistes », affirment les panneaux explicatifs. Une histoire officielle qui ne dit mot des massacres que cette nuit sanglante a déclenchés. Car, si des doutes subsistent aujourd'hui encore sur les véritables instigateurs de ces assassinats, l'ennemi public a rapidement été désigné.

    Dès le 2 octobre, le général Mohammed Suharto, prenant la tête de l'armée, accuse le Parti communiste (PKI) de tentative de coup d'Etat et appelle à l'annihilation de ses partisans. Dans les mois qui suivent, plusieurs centaines de milliers d'Indonésiens sont assassinés et plus d'un million d'autres, emprisonnés sans procès. Certains sont membres du PKI, d'autres, syndicalistes ou intellectuels ; beaucoup sont de simples citoyens soupçonnés de sympathies communistes et dénoncés par leurs collègues ou leurs voisins.

    Agé de 83 ans, Kusnendar, ainsi qu'il se présente, était de ceux-là. Cinquante ans ont passé, mais le vieil homme n'éprouve aucune difficulté à dérouler le fil de ces journées qui ont bouleversé sa vie. « En 1965, je travaillais pour le ministère de l'industrie. J'étais en contact avec plusieurs syndicats de travailleurs, j'assistais parfois à leurs meetings. Mais je n'étais membre d'aucun d'eux, et je n'étais pas non plus communiste. » Il n'a jamais su qui l'avait dénoncé, ni pourquoi. Le 10 octobre, des policiers font irruption chez lui et l'emmènent sans ménagement. « De ma cellule au commissariat, j'ai été transféré dans un centre militaire de Djakarta et jeté dans une pièce avec une trentaine d'autres personnes. Je me souviens qu'il y avait des traces de sang sur les murs. » Tous ignorent de quoi ils sont accusés. Transféré en prison, Kusnendar est « interrogé ». « Trois militaires m'ont emmené dans une pièce. Ils m'ont demandé à quelle branche du PKI j'appartenais et, quand j'ai nié, ils m'ont frappé, encore et encore. Ça a duré trois heures. A la fin, ils m'ont fait signer un papier que je n'ai pas pu lire. »

    Propagande sur le danger communiste

    Il est ensuite envoyé aux travaux forcés, avant d'échouer finalement avec cinq cents autres à Buru, une île de l'archipel des Moluques située à plusieurs milliers de kilomètres de la capitale. Au cours de la décennie suivant les événements, plus de dix mille prisonniers politiques passeront par ce bagne tropical : des employés de bureau, des paysans et de nombreux intellectuels. Parmi eux, Kusnendar croise l'écrivain Pramoedya Ananta Toer, dont les histoires racontées le soir à ses codétenus épuisés formeront l'œuvre majeure, le Quatuor de Buru. Certains meurent rapidement, de faim ou de maladie tropicale.

    « J'ai passé dix ans de ma vie sur cette île, raconte Kusnendar. En 1978, j'ai été libéré. J'ai retrouvé ma famille à Djakarta, et la vie a repris — difficilement. » Sur sa carte d'identité, les militaires ont apposé le sceau « Ancien prisonnier », ce qui le prive de tout droit politique et lui ferme les portes de l'administration. Il va donc enchaîner les emplois peu qualifiés : vendeur, éboueur.

    Entre le 1er octobre 1965 et le printemps suivant, entre cinq cent mille et un million de personnes auraient été assassinées. « Nous ne pouvons faire que des estimations, car il n'y a jamais eu d'enquête, déclare l'avocate Nursyahbani Katjasungkana. Ce dont nous sommes sûrs, en revanche, c'est que, s'il y a bien eu des émeutes anticommunistes, la plupart des tueries étaient systématiques et organisées par l'armée. » Après avoir commencé dès le début du mois d'octobre dans l'île de Sumatra, les arrestations et les assassinats de communistes présumés se poursuivent dans le centre de l'île de Java. Un commando militaire est envoyé dans ce fief historique du PKI pour y coordonner la répression, tandis qu'à Djakarta débute une purge dans le gouvernement et dans l'armée. En décembre, la répression s'étend à Bali et au reste du pays. S'appuyant sur des listes fournies par l'armée, des militaires, des policiers ou des milices civiles procèdent aux arrestations. Certains prisonniers sont envoyés dans des camps. D'autres sont emmenés à la nuit tombée et exécutés sans autre forme de procès. La plupart des corps, enterrés dans des fosses communes ou jetés dans des rivières, n'ont jamais été retrouvés.

    Dans son petit appartement de Yogyakarta, Mme Sri Muhayati regarde avec tristesse la photographie de son père. « Il était membre du PKI, mais il n'avait rien fait ! » Emmené par l'armée le 17 octobre 1965, il n'est jamais revenu. Sa fille, arrêtée à son tour, ne l'a revu qu'en prison, quelques instants, avant qu'un nouveau camion l'emporte. En 2000, une fosse commune a été découverte à Wonosobo, dans l'île de Java. Certains corps ont pu être identifiés. Parmi eux, celui de ce grand homme en sarong dont le portrait jauni trône à côté de la télévision.

    « L'un des pires crimes de masse du XXe siècle (1) », pour reprendre les termes de la Central Intelligence Agency (CIA), a été étouffé par trente-deux ans de dictature et par l'indifférence de la communauté internationale. « Les massacres de 1965 ont marqué la naissance du régime de l'“ordre nouveau”, explique la chercheuse Saskia Wieringa. En détruisant le PKI, le général Suharto a considérablement affaibli le pouvoir du président Sukarno, proche des idées communistes et cofondateur du Mouvement des pays non alignés, avant de prendre le contrôle de l'Etat. » Un renversement politique fort opportun pour les Etats-Unis et l'Europe de l'Ouest, qui, en pleine guerre froide, se sont ainsi vus débarrassés du mouvement communiste le plus important en dehors de l'Union soviétique et de la Chine maoïste (2). Nombre de chercheurs accusent le gouvernement américain d'avoir soutenu le général Suharto, notamment en lui fournissant du matériel radio et des listes de militants (3), mais Washington a toujours nié.

    Pendant la dictature, détaille Wieringa, « l'administration Suharto a sans cesse renforcé sa propagande sur le “danger communiste” ». Dès le mois d'octobre 1965, l'assassinat des six généraux est relaté en détail à la radio et dans les journaux, lesté d'un certain nombre de mythes qui perdurent aujourd'hui encore. « D'après la propagande, les généraux enlevés ont été séduits puis castrés par des membres des Gerwani, l'aile féminine du Parti communiste, raconte Wieringa. Bien sûr, les autopsies ont montré qu'ils n'avaient absolument pas été émasculés, mais cela n'a pas empêché cette fable de se propager. Dans un pays très croyant, cette image du communiste fourbe, athée et sexuellement pervers a attisé la haine. »

    A partir de 1984, le film d'Arifin C. Noer Pengkhianatan G30S/PKI, diffusé tous les 30 septembre à la télévision publique et intégré aux programmes scolaires, relaie encore plus largement le discours officiel. « Toute la jeunesse indonésienne a grandi avec ces images, souligne Mme Tioria Pretty, de l'organisation de défense des droits humains KontraS. La plupart des Indonésiens croient encore à cette version de l'histoire. Et, sans volonté politique, il est presque impossible de rétablir la vérité au niveau national. »

    En 1998, le régime de Suharto prend fin dans un bain de sang (4). L'Indonésie se reconstruit ; les sanctions à l'égard des victimes de 1965, de leurs familles et de leurs descendants, privés de droits politiques comme d'accès à l'université et à l'administration, sont levées. Mais le massacre reste un sujet tabou. « Il a été question d'enquêter sur ces événements, mais ça n'a jamais abouti, soupire Mme Pretty. De nombreux membres du nouveau gouvernement étaient liés à Suharto, certains d'entre eux impliqués dans les massacres. Et des partis religieux importants, comme Nahdlatul Ulama, dont la milice Ansor a participé aux tueries, se sont toujours opposés à la réouverture du dossier. »

    Mais dans la société, petit à petit, la parole se libère. Les victimes du régime de l'« ordre nouveau » s'organisent en associations ; la presse progressiste relaie leurs récits. En 2012, la commission nationale des droits de l'homme dépose sur le bureau du procureur général un épais rapport. S'appuyant sur les déclarations de 349 victimes et témoins des événements dans six provinces, la commission juge l'Etat indonésien coupable de « violations des droits de l'homme flagrantes » et préconise la création d'un tribunal ad hoc pour lever le voile et juger les responsables des tueries. Le rapport provoque un tollé. Certains, comme l'influent ministre de la politique, des lois et des affaires de sécurité Djoko Suyanto, justifient les massacres, arguant que « ce pays ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui si [cette purge] n'avait pas eu lieu ». Les partis musulmans conservateurs et les associations religieuses qui leur sont liées alertent sur les dangers de l'athéisme. Cette même année, le documentaire de Joshua Oppenheimer The Act of Killing sort en Europe et en Amérique du Nord. D'anciens miliciens reconstituent leurs crimes face à la caméra. « Ce film a agi comme un électrochoc, estime l'avocate Me Katjasungkana. Cette année-là, nous avons décidé d'organiser un tribunal citoyen pour enquêter sur ces événements, sans attendre que l'Etat agisse enfin. »

    Responsable de l'organisation de ce tribunal, l'avocate rassemble le maximum de données avec une équipe de chercheurs et de volontaires. Présenté en novembre dernier à La Haye, « le dossier d'accusation vise non pas à juger des crimes individuels, mais à faire reconnaître la responsabilité de l'Etat. » Ce dossier a été examiné par un panel de juges tels que Mme Helen Jarvis, vice-présidente du Tribunal permanent des peuples, ou le juriste Cees Flinterman, ancien membre du Comité des droits de l'homme de l'Organisation des Nations unies (ONU). Ils rendront leur verdict début 2016 mais, lors de la déclaration de clôture des audiences, les sept juges ont d'ores et déjà estimé que « des crimes contre l'humanité [ont] sans l'ombre d'un doute » été commis en 1965. Pour Me Katjasungkana, il s'agit de lutter contre les « fausses vérités » qui gangrènent aujourd'hui encore la société et contre « les groupes musulmans radicaux, comme le Front de défense de l'islam, qui harcèlent les associations de victimes, interrompent leurs rassemblements, sans que la police réagisse ».

    En mai 2015, le président Joko Widodo annonçait la mise en place d'un comité de réconciliation nationale sur les crimes de l'« ordre nouveau », s'attirant ainsi l'ire des partis musulmans conservateurs comme des associations de défense des droits humains. Pour ces dernières, il ne peut y avoir de réconciliation sans justice. « Depuis, le gouvernement a assuré qu'une enquête sur les faits serait bien l'une des missions de ce comité. Mais nous restons sceptiques », déclare Mme Pretty.

    Mme Roichatul Aswidah, membre de la commission des droits de l'homme, qui devrait participer au comité de réconciliation voulu par le gouvernement, se veut plus mesurée : « Nous avons eu plusieurs réunions avec le gouvernement, et les signes sont positifs. Nous nous efforçons d'obtenir la meilleure solution possible : une enquête et une réhabilitation des victimes. » Pour ce qui est d'amener les coupables devant la justice, elle est plus réservée : « Les victimes nous demandent de ne pas fermer la porte du processus judiciaire. Mais la plupart des responsables des exactions sont décédés. Quelle justice ne condamnerait que ceux qui ont exécuté les ordres, et pas ceux qui les ont donnés ? » Ce à quoi Me Katjasungkana réplique : « Depuis cinquante ans, des victimes sont traitées comme des coupables et des meurtriers vivent en toute liberté. Les événements de 1965 ne sont pas une histoire du passé ; ils sont un symbole de l'impunité qui règne encore dans ce pays. »

    Tous les jeudis depuis 2006, ils se tiennent immobiles devant le palais présidentiel, à Djakarta. Habillés de noir, brandissant des parapluies sombres, ils sont une soixantaine, toutes générations confondues. Tous victimes d'exactions jamais jugées. Des Papous (5), des familles d'étudiants assassinés ou de militants disparus lors de la répression de 1998, et les visages ridés des survivants de 1965. Au sol, ils ont déposé des banderoles et les photos de leurs disparus. Ils scandent un appel au président. Agir, vite, car le temps passe et les traces s'effacent. Kusnendar, lui, se demande s'il verra son nom blanchi avant de mourir. « Tant de témoins ont déjà disparu. Nous courons après le temps. »

    (1) « The coup that backfired », CIA Research Study, Washington, DC, décembre 1968, déclassifié en mai 2007.

    (2) Lire Noam Chomsky, « L'Indonésie, atout maître du jeu américain », Le Monde diplomatique, juin 1998.

    (3) Peter Dale Scott, « The United States and the overthrow of Sukarno, 1965-1967 », Pacific Affairs, n° 58, Vancouver, 1985 ; Brad Simpson, « It's our act of killing, too », The Nation, New York, 28 février 2014.

    (4) Le dictateur a démissionné après avoir ordonné une répression qui a fait plusieurs centaines de morts. Lire Solomon Kane et Laurent Passicousset, « Comment le général Suharto a été contraint à la démission », Le Monde diplomatique, juin 1998.

    (5) Lire Philippe Pataud Célérier, « Les Papous minoritaires en Papouasie », Le Monde diplomatique, février 2015.

    Les origines patronales du fascisme italien

    sam, 13/05/2017 - 21:09

    La naissance du fascisme en Italie apparaît comme une conséquence de la première guerre mondiale. A la fin du conflit, frappé par l'inflation et le chômage, le pays est saisi par une forte agitation sociale. Pour se protéger, les industriels et les propriétaires fonciers font appel aux escouades fascistes créées par Benito Mussolini en 1915, lui ouvrant la voie vers la prise du pouvoir.

    « Avant l'ouverture du parachute », par Tullio Crali, 1931. En 1909, les signataires italiens du Manifeste futuriste, rédigé par Marinetti, exaltent un art à « la violence culbutante et incendiaire ». Fascinés par la guerre, « seule hygiène du monde », et par la technique, les « aéropeintres » comme Tullio Crali jouent de perspectives cosmiques afin de mettre en scène la puissance des moyens de transport modernes. Dès les années 1920, une grande partie du courant se rallie au fascisme.
    Exposition temporaire du Guggenheim NY.

    Quand la guerre éclate en 1914, l'Italie est alliée, depuis la fin du XIXe siècle, à l'Allemagne et à l'Autriche-Hongrie. Cependant, son gouvernement choisit de rester neutre. Les « interventionnistes », peu nombreux, qui veulent se battre aux côtés de la Triple-Entente (France, Royaume-Uni et Russie), trouvent alors un porte-parole : Benito Mussolini, qui dirige l'organe du Parti socialiste, Avanti  ! Cette prise de position lui vaut d'être exclu de son parti. Mais, le 14 novembre 1914, financé par la France, il fonde un autre journal, Il Popolo d'Italia. Il y appelle, le 1er janvier 1915, à lancer « la révolution contre la monarchie inerte » grâce au soutien des Fasci autonomi d'azione rivoluzionaria, les Faisceaux autonomes (ou milices) d'action révolutionnaire.

    Le 23 mai 1915, retournement de l'Italie. Mussolini et ses Fasci n'y sont pas pour grand-chose. Un accord est intervenu entre le gouvernement italien et la Triple-Entente pour que, en cas de victoire, l'Italie bénéficie d'avantages territoriaux.

    Bilan de la guerre : le déficit de l'Etat a été multiplié par huit, quand, de leur côté, les industriels ont vu leurs profits augumenter de plus de 20 %. Les Italiens doivent subir à la fois l'inflation et le chômage. Dans les usines du Nord, on compte 200 000 grévistes. Autant dans le Sud, sur les exploitations agricoles. Des révoltes éclatent, les magasins sont pillés. Au lieu de laisser agir l'Etat, les industriels et les propriétaires fonciers en appellent aux escouades fascistes, sous prétexte de « menace bolchevique ». Les Faisceaux italiens de combat, instaurés par Mussolini le 23 mars 1919 pour remplacer les Faisceaux d'action révolutionnaire, attaquent les syndicats et les Bourses du travail.

    Contrôle de la presse, instauration d'une police secrète, suppression de l'impôt sur les profits.

    Jusque-là, le « fascisme » était selon Mussolini un « état d'esprit ». Mais le 12 novembre 1921 est fondé le Parti national fasciste, dont le mélange de conservatisme et de nationalisme satisfait pleinement les milieux industriels. Ils subventionnent donc les organisations fascistes. Les Faisceaux de combat, qui comptaient 17 000 membres en octobre 1919, en affichent trois ans plus tard plus de 300 000.

    « Profil continu de Mussolini », par Renato Bertelli, 1933. Renato Bertelli, source : Fondation Marinela Ferrari/DR

    Pour Mussolini, l'heure de montrer sa force est arrivée. Le 28 octobre 1922, c'est la marche sur Rome de ses Chemises noires. Redoutant une guerre civile, le roi Victor-Emmanuel III refuse de signer le décret qui permettrait à l'armée de réprimer le coup de force. Le 30 octobre 1922, il se résigne à demander à Mussolini de constituer le nouveau gouvernement.

    Une fois que le Parlement lui a accordé les pleins pouvoirs, Mussolini, promu guide (duce) de la nation italienne, s'attaque aux institutions démocratiques. Contrôle de la presse, instauration d'une police secrète, emprisonnements, assassinats... Le pouvoir économique des classes possédantes est renforcé. Les impôts et taxes sur les biens vendus ou hérités, sur les profits des capitalisations financières et sur les articles de luxe sont supprimés. Les participations de l'Etat dans des entreprises sont transférées à des sociétés privées.

    La politique sociale est également modifiée. La durée hebdomadaire du travail, qui pouvait dépasser 50 heures, est limitée à 40 heures en 1923. Une organisation de loisirs, le Dopolavoro, est instituée en avril 1925. En 1927, un programme de santé publique est mis en place. Mais la promulgation, la même année, d'une charte du travail, aboutit à une réduction des salaires de 20 % pour 2 millions de travailleurs.

    La Padula et Romano Construit entre 1938 et 1940 par les architectes Guerrini, La Padula et Romano, le Palais de la civilisation italienne est un monument emblématique de l'architecture fasciste.
    © Fotogramma/Ropi-REA.

    Quand la crise économique mondiale atteint l'Italie, en 1931, Mussolini vient au secours des banques en faillite, mesure sans effet sur l'emploi. En deux ans, alors que plusieurs millions d'Italiens ont déjà dû émigrer pour trouver du travail, le nombre des chômeurs passe d'une centaine de milliers à plus d'un million.

    Avec le régime fasciste, un nouveau type de dictature apparaît. Dans toute l'Europe, devant la perspective de changements sociaux que leurs adversaires estiment d'inspiration « com­­­muniste », des groupes d'action se forment sur le modèle des Faisceaux de combat.

    manuel scolaire italien

    Quoique sévèrement réprimée, l'opposition au régime fasciste n'en a pas moins été active. Ainsi, comme le montre ce manuel italien publié en 2008, les communistes n'ont cessé, vingt ans durant, de défier le Duce.

    Pour qui voulait s'opposer activement au fascisme, il n'existait que deux possibilités : l'exil à l'étranger ou l'agitation clandestine en Italie. Ceux qui employèrent, depuis le début, cette dernière forme de lutte furent surtout (mais pas exclusivement) des communistes – les seuls à être préparés à l'activité clandestine, par la structure de leur organisation ou du fait d'avoir été victimes de la répression systématique des autorités. Pendant vingt ans, le Parti communiste italien (PCI) a réussi à maintenir sur pied et à alimenter, de l'intérieur comme de l'étranger, un réseau clandestin, à diffuser des brochures et des journaux de propagande, à placer ses hommes dans les syndicats et les organisations de jeunesse fascistes. Tout cela nonobstant des résultats immédiats modestes et les immenses risques que couraient ces militants : plus des trois quarts des 4 500 condamnés par le tribunal spécial et des 10 000 personnes assignées à résidence entre 1926 et 1943 furent en effet des communistes.

    Giovanni Sabbatucci et Vittorio Vidotto, Storia contemporanea. Il Novecento, Editori Laterza, 2008.

    « Pra não dizer que não falei das flores »

    ven, 12/05/2017 - 15:21

    « Pour ne pas dire que je n'ai pas parlé des fleurs. » Chanson de Geraldo Vandré (1968), connue aussi sous le titre « Caminhando » (« Chemin faisant »). Interdite par la junte militaire, elle devint l'un des hymnes du mouvement de lutte contre la dictature.


    Há soldados armados
    Amados ou não
    Quase todos perdidos
    De armas na mão
    Nos quartéis lhes ensinam
    Uma antiga lição
    De morrer pela pátria
    E viver sem razão...


    Vem, vamos embora
    Que esperar não é saber
    Quem sabe faz a hora
    Não espera acontecer...
    Nas escolas, nas ruas
    Campos, construções
    Somos todos soldados
    Armados ou não
    Caminhando e cantando
    E seguindo a canção
    Somos todos iguais
    Braços dados ou não...
    Os amores na mente
    As flores no chão
    A certeza na frente
    A história na mão
    Caminhando e cantando
    E seguindo a canção
    Aprendendo e ensinando
    Uma nova lição...
    Il y a des soldats armés
    Aimés, ou pas
    Presque tous perdus
    L'arme à la main.
    Dans les casernes, on leur apprend
    Une vieille leçon :
    Mourir pour la patrie
    Et vivre sans raison...
    Viens, allons-y,
    Attendre, ce n'est pas savoir
    Celui qui sait, agit
    Il n'attend pas les événements…
    Dans les écoles, dans les rues,
    Les champs, les chantiers
    Nous sommes tous des soldats
    Armés, ou pas.
    Nous qui marchons, qui chantons
    Et qui suivons la mélodie
    Nous sommes tous égaux
    Bras dessus, bras dessous, ou pas...
    Les amours à l'esprit
    Les fleurs sur le sol
    La certitude droit devant
    L'histoire entre nos mains.
    Nous qui marchons, qui chantons
    Et qui suivons la mélodie
    Nous apprenons, nous enseignons
    Une nouvelle leçon...

    Perceptions et réalités de l'autoritarisme dans le Sud-Est asiatique

    ven, 12/05/2017 - 15:16

    Quoi de commun entre l'icône birmane Aung San Suu Kyi et le sulfureux président philippin Rodrigo Duterte ? Leur présentation caricaturale dans les médias, notamment occidentaux, prompts à prendre parti au nom de considérations morales. Les peuples d'Asie du Sud-Est s'avèrent souvent moins sensibles aux accusations d'autoritarisme qu'aux résultats qu'ils escomptent de l'action de leurs élus.

    Heri Dono. – « Shock Therapy for Political Leader » (Thérapie de choc pour dirigeant politique), 2004. Photo : Agung Sukindra - Mizuma Gallery, Singapour, Tokyo

    En Asie du Sud-Est (1), c'est souvent la même histoire. Au départ, les médias bruissent de rumeurs enthousiasmantes à l'endroit des candidats libéraux. Colportées par les élites nationales cultivées et connectées, elles sont relayées par l'Occident, qui s'enflamme volontiers. Il en est allé ainsi en Indonésie en 2014, quand M. Joko Widodo, surnommé Jokowi, a fait souffler un vent nouveau sur la vie politique du pays, sclérosée par de vieux clans. La campagne de ce néophyte de la politique nationale, au mode de gouvernement si innovateur, fut portée par la haute classe sociale de Djakarta — dont il était le gouverneur — et par des universitaires de tous bords, jusqu'en Australie.

    De la même manière, la victoire de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) en Birmanie en novembre 2015 a semblé sonner la fin d'une époque dominée par les militaires. Certes, bloquée par la Constitution, Mme Aung San Suu Kyi n'était pas en mesure de prendre la présidence ; mais l'un de ses proches, M. Htin Kyaw, a été élu à ce poste le 15 mars dernier. Quant à la « dame de Rangoun », en tant que ministre des affaires étrangères, elle peut siéger au Conseil national de défense et de sécurité. Elle est aussi devenue conseillère d'État — une fonction créée pour elle.

    Selon un principe symétrique, il arrive que les représentants non élus des élites tombent à bras raccourcis sur les pouvoirs en place — et que l'Occident soit tenté de suivre le mouvement. C'est ainsi qu'à Singapour, lors de l'été 2015, à la veille du scrutin du 11 septembre, les réseaux sociaux espéraient transformer l'essai des élections de 2011 qui avaient envoyé au Parlement six députés d'opposition sur quatre-vingt-sept — un record. Le père fondateur de la cité-État, Lee Kuan Yew, était décédé quelques mois plus tôt ; le temps semblait venu de tourner la page.

    À la même époque, le premier ministre malaisien Najib Razak était accusé d'avoir détourné 700 millions de dollars du fonds d'investissement public 1MDB (1 Malaysia Development Berhad) vers ses comptes personnels — ce qu'il a toujours nié. Aussitôt, le mouvement Bersih (« propre »), devenu célèbre après son premier rassemblement de protestation en 2007, reprenait la rue. Il recevait le soutien inédit de l'ancien premier ministre Mahathir Mohamad, hier mentor de M. Najib et aujourd'hui son opposant. Les jours du chef du gouvernement semblaient comptés.

    Dernier cas, celui du président philippin Rodrigo Duterte, dont les propos comme candidat ont régulièrement heurté l'intelligentsia occidentale. Il a rapidement été comparé au républicain américain Donald Trump du fait de ses déclarations macho-populo-polémiques. Non content d'avoir averti, en campagne, qu'il n'hésiterait pas à abattre des dizaines de milliers de criminels, il a, une fois élu, encouragé ses concitoyens à éliminer physiquement des trafiquants de drogue. À écouter le président investi le 30 juin 2016, les journalistes ne seraient pas à l'abri d'un tel traitement s'ils se révélaient être « des fils de p… », selon ses propres mots. Ces menaces à peine voilées ont aussitôt suscité une mise en garde de l'Organisation des Nations unies (ONU) (2). M. Duterte a de nouveau utilisé la vulgaire expression dont il est coutumier pour qualifier M. Barack Obama début septembre ; ce dernier a aussitôt annulé la rencontre bilatérale prévue, malgré les excuses de son homologue philippin, avant de lui serrer la main dans un couloir en marge du sommet de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est. Puis M. Duterte a annoncé qu'il voulait chasser les forces spéciales américaines du sud du pays…

    En résumé, on accordait peu de crédit et guère de perspectives aux dirigeants singapourien, malaisien et philippin, ce qui contrastait avec l'enthousiasme généré par les candidats d'Indonésie et de Birmanie.

    Cependant, la vérité des urnes n'est pas celle de la médiasphère. Si les villes disposent de grosses caisses de résonance, les campagnes restent prépondérantes au moment du décompte — le taux d'urbanisation en Asie du Sud-Est n'atteignait que 47 % en 2015. Et leurs priorités ne sont pas forcément celles des élites urbaines : c'est plutôt le paternalisme qui domine le système socio-politique, et caractérise la région.

    En Indonésie, même si Jokowi a été élu président en juillet 2014, il n'a finalement pas largement dominé la campagne comme escompté, et les élections législatives du 9 avril 2014 l'ont privé d'une majorité au Parlement (lire les « Repères »). Il a même durci son discours pour s'appuyer sur les forces conservatrices et séduire la frange de l'électorat qui avait soutenu son rival nationaliste Prabowo Subianto. Il a autorisé les exécutions, au terme de procès légaux, de trafiquants de drogue (la dernière en juillet), ainsi qu'une traque des pêcheurs illégaux (quelque 210 navires ont été coulés depuis fin 2014) ; il s'est refusé à reconnaître clairement les massacres de masse de 1965-1966 contre les communistes (3). Et on le dit intéressé par la sanglante campagne antidrogue menée par M. Duterte.

    Les Malais derrière leur gouvernement

    De même, bien qu'ayant remporté les élections, la LND en Birmanie s'est fait attendre sur la question des minorités ethniques, à commencer par les Rohingyas musulmans (4), dont le sort est toujours loin d'être réglé — M. Kofi Annan, l'ancien secrétaire général de l'ONU, a atterri dans l'ouest du pays début septembre en espérant aider à régler la crise. Comme l'expliquent des chercheurs du Peace Research Institute of Oslo (PRIO), les élections n'ont pas seulement évincé les militaires, elles ont aussi marginalisé les partis ethniques : bien que représentant 40 % de la population, ils n'ont obtenu que 6 % des sièges, la LND profitant d'un mode de scrutin largement à son avantage. Fin 2015, certains de ces groupes ethniques, comme les Kachins, n'ont pas manqué de faire part de leur pessimisme ; ils ont admis avoir cherché l'efficacité en accordant leur voix à la Ligue, non pour la soutenir mais pour s'opposer au parti de l'ancienne junte.

    Dans le cas de Singapour, point de monde rural, mais une « majorité silencieuse » composée de fonctionnaires et d'une population âgée, toujours plus confiante dans le Parti d'action populaire (PAP), au pouvoir depuis 1959. Les électeurs ont voté en 2015 à 70 % pour les candidats du gouvernement, en leur accordant 83 sièges sur 89, à l'opposé de ce que laissait supposer l'intense activité sur les réseaux sociaux. La tendance a été confirmée lors d'une élection partielle au printemps 2016 (5).

    En Malaisie, alors qu'on les imaginait au plus bas à cause des scandales de corruption en chaîne, le premier ministre Najib et son parti ont remporté en mai et juin 2016 plusieurs scrutins : un à la tête d'un des États de la fédération et deux législatives partielles. M. Najib « se tient plus haut que jamais, reconnaissait même l'Agence France-Presse (AFP). Son destin électoral n'a jamais paru si favorable (6)  ». Sur sa lancée, il s'est permis d'adopter de nouvelles lois liberticides, renforçant notamment le contrôle d'Internet, tandis que l'ancien chef de file de l'opposition, M. Anwar Ibrahim, est en prison depuis février 2015 à cause d'accusations de sodomie, interdite en Malaisie.

    Enfin, aux Philippines, malgré le portrait peu élogieux de M. Duterte dressé par la presse internationale, ce dernier a remporté l'élection présidentielle à un tour en mai dernier avec 39 % des voix, soit cinq millions de bulletins de plus que son dauphin (7). Une fois dépassé le choc — heureux ou pas — des résultats, voire des premières mesures, l'art du compromis et le souci du consensus ont bien semblé reprendre le dessus.

    Comme souvent sur la scène internationale du Sud-Est asiatique, où les chancelleries oscillent entre Chine et États-Unis, les gouvernements reviennent à un équilibre prudent. C'est ainsi qu'après avoir cherché ses marques, le président indonésien a décidé de tourner peu à peu le dos à quelques bourgeois-bohèmes du Parti démocratique indonésien de lutte (PDI-P), de jeunes intellectuels souvent aisés, parfois formés à Singapour ou en Occident, qui l'avaient soutenu lors de la campagne. L'emprise de Mme Megawati Sukarnoputri, fille du premier président Sukarno, sur ce parti nationaliste et de centre gauche ne lui laisse en effet guère de marges de manœuvre, notamment dans les nominations. Le président profite par ailleurs de l'implosion de la coalition d'opposition au Parlement. Beaucoup de partis anciennement proches de M. Prabowo ont finalement préféré rejoindre le camp présidentiel. À présent, Jokowi aurait trouvé son cap en privilégiant une entente avec le Golkar, l'un des principaux partis, assez modéré et fervent défenseur du pancasila — cette philosophie de l'État indonésien résumée en cinq principes, dont la démocratie, la « justice sociale » ou encore l'obligation de croire en un dieu, sans autre précision.

    Après avoir accumulé les postures — défenseur de l'ordre face aux trafiquants de drogue, protecteur du pays en réponse aux incursions chinoises en juin dernier, pionnier de la nation en relançant la politique maritime de l'archipel —, le président Jokowi veut lutter contre le déficit budgétaire. Pour s'y attaquer, il a rappelé de la Banque mondiale Mme Sri Mulyani Indrawati, très appréciée de la communauté des affaires, lors du remaniement de cet été. L'ex-général Luhut Binsar Pandjaitan, ancien du Golkar et proche conseiller du président, confirme son statut d'homme fort du gouvernement comme ministre coordinateur des affaires maritimes ; il garde la main sur les sujets sensibles : mer de Chine méridionale, infrastructures, énergie et tourisme. La question papoue illustre les louvoiements de Jokowi. Il a certes apporté des aides, amélioré les routes. Mais, parallèlement, la militarisation se poursuit, et la nomination du général Wiranto au poste de ministre coordinateur des affaires politiques, légales et sécuritaires inquiète à cause de son passif, notamment au Timor-Leste (8).

    Tous les généraux n'ont pas désarmé

    De son côté, l'équipe victorieuse en Birmanie a su reprendre le cap initialement fixé en travaillant sur un projet fédéral afin de régler la question des minorités ethniques. M. Romain Caillaud, analyste et consultant à Singapour, précise que « beaucoup d'électeurs issus des minorités ont voté pour le parti [de Mme Aung San Suu Kyi] dans un objectif d'union nationale et d'efficacité des réformes ». En octobre 2015, un cessez-le-feu avait été signé entre le gouvernement et seulement huit partis représentant les minorités. Un an plus tard, début septembre, la conférence de Panglong du XXIe siècle — en référence à celle de 1947, réunie par le père de Mme Aung San Suu Kyi et alors présentée comme la première étape vers une République birmane unifiée — a réuni tous les groupes à l'exception d'un interlocuteur de poids, l'Armée unie de l'État wa (UWSA) : un « premier pas » dans la réconciliation nationale, selon le Myanmar Times. Une autre conférence devrait suivre dans six mois.

    En ce qui concerne les partis forts, historiques ou nationalistes (re)conduits au pouvoir, leur politique apparaît plus nuancée que ne le laissaient penser les inquiétudes initiales. À Singapour, par exemple, le gouvernement a tenté de renouveler ses élites et de se concentrer sur des politiques sociales. Il a donc multiplié aussi bien les instances de dialogue que les efforts de redistribution à travers des hausses de salaires (infirmières, policiers) et l'augmentation des aides à la génération des « pionniers » (les seniors). En septembre 2014, une commission constitutionnelle avait également rendu ses conclusions pour veiller à la représentation des minorités ethniques (malaise, indienne ou eurasienne) face à la majorité chinoise à l'occasion de l'élection présidentielle.

    En Malaisie, le premier ministre a remanié son gouvernement fin juin. Objectifs ? Témoigner sa reconnaissance à ses alliés potentiels, par le biais de nominations et promotions, mais aussi, selon ses termes, affirmer les « priorités du gouvernement : la santé économique, le bien-être social et la sécurité de tous les Malaisiens ». C'est ici un point capital et une erreur de jugement classique au sein des mouvements d'opposition, de Singapour à Kuala Lumpur (et ailleurs) : sauf régime dictatorial, les discours droits-de-l'hommistes trouvent souvent peu d'écho dans l'électorat, à la différence des considérations plus terre à terre, telles que le pouvoir d'achat. La coalition d'opposition se montrera-t-elle capable de se rassembler ? Pourra-t-elle mobiliser l'opinion autour de son combat contre le projet de loi sur l'état d'urgence, qui donnerait davantage de pouvoir au premier ministre ? Pour l'heure, les forces partisanes semblent dispersées, tandis que la récente rencontre entre Mahathir Mohamad et son vieil ennemi Anwar Ibrahim, exceptionnellement autorisé à sortir de prison pour contester une loi à la Cour suprême, a de quoi déstabiliser les observateurs.

    Reste le cas de l'avocat Duterte. Sa lutte contre les trafics et les cartels de la drogue version philippine est éminemment condamnable : depuis son arrivée au pouvoir jusqu'à mi-septembre, 3 426 personnes ont été tuées, 1 491 par la police et les autres par des civils. Mais, pour l'heure, on ne peut parler de dictature, et il existe quelques garde-fous constitutionnels, telles l'impossibilité de se présenter pour un second mandat au-delà de quatre années passées au pouvoir ou encore la procédure de destitution, plus facile à mettre en place qu'aux États-Unis (9). Surtout, le programme de M. Duterte peut séduire le plus grand nombre : il cherche à se détacher des clans familiaux qui sont à la manœuvre essentiellement depuis Manille, où il n'est allé qu'une seule fois entre sa victoire et son investiture. Il a même snobé la proclamation solennelle des résultats au Congrès. Dans cette lignée, il prône un fédéralisme susceptible d'apporter la paix dans les îles du Sud en proie au sécessionnisme, même si le pari est risqué. Fort de sa trentaine d'années d'expérience en tant que maire de Davao, dans le Sud longtemps instable, il pourrait être le mieux placé pour enfin y régler le conflit entre séparatistes musulmans et pouvoir central — sans oublier les rebelles communistes également actifs dans les zones rurales.

    À en croire Richard Javad Heydarian, professeur à l'université De La Salle à Manille, M. Duterte n'a rien d'un « Trump de l'Est ». Le chercheur le qualifie au contraire d'acteur « sophistiqué et nuancé », comme l'illustre sa « géopolitique de la mer de Chine méridionale », à savoir sa vision du conflit territorial, sa diplomatie régionale et sa porte ouverte à Pékin sur ce dossier sensible. Et M. Caillaud de préciser qu'il serait également « bien entouré » pour les dossiers économiques.

    En revanche, des acteurs risquent de troubler les jeux en cours dans la région. En premier lieu, le facteur islamiste ne peut être négligé alors qu'un bataillon de Malais a été constitué au sein de l'Organisation de l'État islamique (OEI) au Proche-Orient. La Malaisie a été frappée par un attentat le 28 juin 2016, après celui de Djakarta en janvier où l'on a déploré sept morts, dont cinq assaillants. Une province du « califat » se mettrait en place aux Philippines, d'après des analystes jamais avares en éléments de dramatisation propices au bon financement de leurs instituts. Car, tout comme il avait été question de « second front de la terreur » dans les années 2000, marquées par l'âge d'or d'Al-Qaida — une allégation jamais confirmée —, l'OEI est aujourd'hui servie à toutes les sauces sud-est-asiatiques.

    C'est le cas aux Philippines, alors qu'avec la Syrie les liens y sont bien moins évidents qu'avec le grand banditisme. C'est également le cas en Indonésie, où les autorités auraient déjoué début août, sur l'île de Batam, une attaque au lance-roquettes planifiée contre Singapour. L'affaire est prise très au sérieux dans la cité-État, toujours à la recherche d'ennemis pour cimenter son pacte social. Mais elle suscite le scepticisme en Indonésie, où l'affaire est qualifiée d'opaque... De même, le profil des quelques personnes arrêtées pour radicalisation et djihadisme à Singapour ne semble pas correspondre à celui des auteurs d'attentats en Europe, souvent moins amateurs, plus radicalisés et davantage connectés à la Syrie. Enfin, les travaux du Pr Duncan McCargo, politiste spécialiste de la région, avaient déjà permis de mettre en relief le poids de la politique locale — et non des nébuleuses islamistes transnationales — dans le conflit du sud de la Thaïlande entre Malais musulmans et Thaïs bouddhistes (10). Là encore, des attaques en août dernier dans les provinces du Sud n'ont pas complètement livré leurs secrets : sont montrés du doigt tantôt les insurgés malais du Sud, tantôt les opposants politiques à la junte.

    Faut-il alors davantage s'inquiéter des armées ? En Thaïlande justement, sous prétexte de stabilisation du pays, les généraux ont, en 2014, confisqué le pouvoir autour duquel s'écharpaient libéraux et nationalistes, élites et peuple, urbains et ruraux, « chemises jaunes » et « chemises rouges ». La junte a organisé un référendum le 7 août dernier sur un projet de Constitution guère démocratique. Le général Prayuth Chan-o-cha, premier ministre, s'est félicité de la victoire du « oui » (autour de 61 %), l'objectif étant certes la tenue d'élections générales en 2017 mais aussi de contrôler un Sénat qui ne serait plus élu mais nommé par le pouvoir militaire. La population se serait-elle fait une raison, à moins qu'elle ne courbe le dos jusqu'au prochain scrutin ?

    La transition sera-t-elle plus douce en Birmanie ? Mme Suu Kyi doit encore composer avec ce qu'elle appelle « l'armée de son père ». Celle-ci dispose de 25 % des sièges au Parlement, sachant que 75 % des voix sont requises pour modifier la Constitution. À charge pour la LND de trouver les dosages subtils afin de concéder le minimum à un acteur encore incontournable à court terme. Ce fut particulièrement notable lors de la conférence de Panglong : les officiers des forces armées (Tatmadaw) ont clairement marqué leur territoire en rejetant vigoureusement les demandes d'autonomie administrative des Was et des Shans, tout en interdisant à d'autres groupes combattants de participer à la rencontre historique.

    Quant à l'armée indonésienne, elle ne reste pas non plus inactive. Son Livre blanc de la défense publié au printemps dernier relance très vaguement l'idée d'infiltrations étrangères et de « défense totale » impliquant toutes les composantes de la société. En sus, le fait terroriste donne lieu à une concurrence entre la police et l'armée, qui y voit une occasion de s'affirmer davantage sur le territoire sous prétexte de protection. Mais le ministre de la défense manque trop de charisme pour rivaliser avec MM. Jokowi et Luhut. Ces derniers semblent encore tenir les rênes. Toutefois, ici — dans une moindre mesure — comme en Thaïlande, en Birmanie et de façon discrète à Singapour, où bien des ministres sont généraux ou amiraux, les officiers veillent, un pied dans la porte du jeu démocratique.

    (1) On ne s'intéresse pas ici aux pays passés par l'expérience communiste (Vietnam, Laos, Cambodge) ni au sultanat de Brunei.

    (2) Alpha Diallo, « Philippines : des experts de l'ONU regrettent des propos du président élu Duterte sur les journalistes », Radio des Nations unies, Genève, 6 juin 2016.

    (3) Lire Lena BjürstrÖm, « Indonésie 1965, mémoire de l'impunitéé », Le Monde diplomatique, décembre 2015.

    (4) Lire Warda Mohamed, « Des apatrides nommés Rohingyas », Le Monde diplomatique, novembre 2014.

    (5) Le parti au pouvoir l'a emporté le 7 mai 2016 à Bukit Batok avec 61,2 % des voix contre le Dr Chee Soon Juan, opposant historique.

    (6) «  A year after 1MDB : Najib takes hardline turn » ; lire page 22, Agence France-Presse, 27 juin 2016.

    (7) La coalition de partis qui le soutient compte 112 sièges sur 238 ; le parti libéral dispose de 115 sièges, mais plusieurs de ses membres soutiennent M. Duterte.

    (8) Il a été accusé d'être responsable des exactions commises au lendemain des élections de 1999.

    (9) Il suffit qu'un tiers de la Chambre des représentants soit convaincue pour lancer la procédure auprès du Sénat.

    (10) Duncan McCargo, Tearing Apart the Land. Islam and Legitimacy in Southern Thailand, Cornell University Press, Ithaca (État de New York), 2008 ; et Mapping National Anxieties. Thailand's Southern Conflict, NIAS Press, Copenhague, 2011.

    1981, l'occasion ratée

    mer, 10/05/2017 - 22:24

    La lecture conservatrice du « tournant de la rigueur » de 1983 suggère que la fatalité économique a imposé ses évidences à François Mitterrand, deux ans après sa promesse de « rompre avec le capitalisme ». Lors de sa campagne, le candidat socialiste avait toutefois mis en lumière l'ensemble des contraintes auxquelles il se heurtait, et énoncé les mesures susceptibles d'y répondre. En renonçant à appliquer l'ensemble de son projet, le président ne se condamnait-il pas à l'échec ?

    Ce graphique de Sarah Cabarry est une version interactive de celui qu'a réalisé Cécile Marin pour le manuel imprimé. Une version fidèle à la double page initiale est disponible ci-dessous.

    La Constitution contre Donald Trump

    mer, 10/05/2017 - 13:58

    Immigration, droits des femmes : depuis sa prise de fonctions, M. Donald Trump affronte une résistance tous azimuts, même si sa base électorale lui demeure fidèle. Certains contestataires ont choisi d'utiliser les possibilités offertes par la Constitution américaine, conçue par les Pères fondateurs dans l'objectif d'empêcher que le président puisse bouleverser l'ordre social existant.

    Jean Hélion. — « Équilibre », 1933 © ADAGP - Photo : Philippe Migeat - RMN-Grand Palais - MNAM-CCI - Centre Pompidou, Paris

    Le 21 janvier, au lendemain de l'investiture de M. Donald Trump, plusieurs millions de personnes à travers les États-Unis prenaient part à des centaines de « marches des femmes ». Après le décret sur l'immigration adopté le 27 janvier, des manifestants ont bloqué les aéroports. Parallèlement, les grands médias multiplient les enquêtes pour révéler les turpitudes présumées du président républicain, tandis que des multinationales comme Airbnb ou Budweiser s'offrent des spots publicitaires pour dénoncer ses politiques. Toutefois, dans la durée, la résistance la plus efficace pourrait être celle qui s'appuiera sur les contre-pouvoirs prévus par les Pères fondateurs des États-Unis selon le principe des « poids et contrepoids » (checks and balances).

    M. Trump a commencé son mandat en gouvernant seul, par décrets, ce qui lui a permis de se forger une image volontariste. Mais ce mode d'action ne peut se prolonger indéfiniment : pour mettre en œuvre certains de ses engagements de campagne, comme l'abrogation de la loi sur la protection des patients et les soins abordables, surnommée « Obamacare », ou la réforme fiscale, il devra passer par le Congrès. Habilité à voter les lois et le budget, celui-ci représente le premier contre-pouvoir inscrit dans la Constitution, notamment pendant les périodes de cohabitation.

    À première vue, l'administration Trump n'a pas grand-chose à redouter de ce côté-là : le Parti républicain contrôle à la fois le Sénat (52 sénateurs sur 100) et la Chambre des représentants (237 députés sur 435). Mais cette majorité est divisée et fragile, en particulier au Sénat, et elle pourrait se révéler insuffisante pour lui assurer des jours tranquilles. Car les États-Unis ne sont pas un régime parlementaire : la discipline de vote au Congrès n'est pas une règle absolue. En fonction de leurs convictions personnelles, des intérêts de l'État qu'ils représentent ou du lobbying dont ils sont l'objet, des parlementaires peuvent se désolidariser de leur majorité. Alors que les démocrates dominaient les deux Chambres entre 2008 et 2010, M. Obama a ainsi dû batailler pendant deux ans, y compris contre des élus de son propre camp, pour faire voter son projet d'assurance-maladie.

    Fronde des États démocrates

    Quelques jours après son investiture, les difficultés commençaient déjà pour M. Trump. Le 1er février, les sénatrices républicaines du Maine et de l'Alaska Susan Collins et Lisa Murkowski refusaient de confirmer la nomination de la femme d'affaires Betsy DeVos au poste de ministre de l'éducation. Ce choix n'a pu être validé que grâce au pouvoir dévolu au vice-président Mike Pence — qui préside aussi le Sénat — de départager un vote : du jamais-vu ! Puis, le 6 mars, tandis que le président présentait au Congrès son premier texte législatif, qui vise à « abroger et remplacer » le régime d'assurance-maladie de M. Obama, le sénateur libertarien du Kentucky Rand Paul ainsi que des conservateurs du Freedom Caucus (proche du Tea Party), comme le député du Michigan Justin Amash ou celui de Caroline du Sud Mark Sanford, ont fait savoir qu'ils s'opposeraient à ce texte, qualifié par M. Paul de « version allégée de l'“Obamacare” », et dont le coût serait à leurs yeux exorbitant. De son côté, le Bureau du budget du Congrès, non partisan, donnait au début de mars des arguments aux démocrates en estimant que le « Trumpcare » priverait 24 millions d'Américains d'une couverture santé d'ici à 2026. Respectivement députés de l'Ohio et de Virginie, les républicains James Jordan et David Brat ont quant à eux annoncé qu'ils refuseraient toute incitation fiscale ou nouvelle dépense susceptible de creuser le déficit public, et notamment le grand plan de construction d'infrastructures promis pendant la campagne.

    Outre le pouvoir de voter les lois, le Congrès a la charge de « surveiller » le président et son administration ; ses commissions peuvent lancer des enquêtes, citer des témoins à comparaître. Plusieurs parlementaires entendent utiliser ce levier contre M. Trump. Au Sénat, un groupe s'est constitué pour réclamer une enquête sur les soupçons d'intervention russe dans le processus électoral. Bipartisan, il rassemble des républicains proches du Pentagone, comme MM. John McCain et Lindsey Graham, et des démocrates, comme M. Charles Schumer. À la Chambre des représentants, la cheffe de la minorité démocrate Nancy Pelosi demande que le Bureau fédéral d'enquête (FBI) s'intéresse aux liens personnels, financiers et politiques entre l'administration Trump et le Kremlin, afin de déterminer « ce que les Russes ont sur Trump » : « Nous voulons aussi voir sa déclaration d'impôts et savoir la vérité sur sa relation avec [Vladimir] Poutine », a-t-elle déclaré (1).

    Les démocrates ont également dans leur ligne de mire M. Jefferson Sessions, adoubé par le Sénat au début de février. Le nouveau ministre de la justice, dont dépend le FBI, est accusé d'avoir menti lors de son audition : il a affirmé sous serment n'avoir « pas eu de contact avec les Russes » pendant la campagne présidentielle, alors qu'il avait rencontré deux fois leur ambassadeur aux États-Unis. Pour se défendre, il explique que ces réunions se sont déroulées « dans le cadre de [sa] fonction de sénateur ». S'il s'avérait néanmoins que cette dissimulation a été faite sciemment, elle pourrait être qualifiée de trahison, ou du moins de parjure, un possible chef d'accusation en vue d'une destitution (impeachment). M. Schumer et Mme Pelosi réclament la démission de M. Sessions et demandent la nomination d'un « procureur spécial impartial » pour mener l'enquête. Une exigence appuyée par certains républicains, qui ont déjà obtenu que le ministre de la justice se récuse dans toute enquête sur les liens entre la Russie et l'équipe de M. Trump.

    Chacun des cinquante États fédérés joue également un rôle déterminant dans l'équilibre des pouvoirs imaginé par les Pères fondateurs. Ils jouissent de la « compétence par défaut », et l'État fédéral de « compétences d'attribution ». Énumérées dans l'article I (section 8) de la Constitution, celles-ci se limitent à certaines prérogatives essentielles (lever l'impôt, pourvoir à la défense commune, réglementer le commerce avec les autres pays, déclarer la guerre, fixer le code de la nationalité…). Hors de ces domaines, les États fédérés disposent d'une vaste marge de manœuvre.

    Plusieurs d'entre eux ont manifesté leur intention de résister par tous les moyens à l'administration Trump, que ce soit sur le terrain de l'immigration, de l'environnement ou de la justice pénale. La Californie, qui a voté pour Mme Hillary Clinton à plus de 61 % des voix et qui représente 12 % de la population du pays, s'est posée en cheffe de file des frondeurs. Se préparant à de longues batailles judiciaires avec Washington, elle a recruté M. Eric Holder, ancien ministre de la justice de M. Obama, pour la conseiller sur les leviers légaux permettant de s'opposer au président. « Avoir l'ancien ministre de la justice des États-Unis nous donne une puissance de feu pour protéger les valeurs du peuple de Californie », déclare le démocrate Kevin de León, président de la législature de cet État (2).

    La question environnementale sera notamment au cœur du bras de fer. M. Trump n'a jamais caché son scepticisme quant au réchauffement climatique. Il s'affirme comme un fervent défenseur du charbon et de la fracturation hydraulique. Dès son arrivée à la Maison Blanche, il a autorisé deux projets d'oléoduc pharaoniques, auparavant bloqués par l'administration Obama. Il a également promis de démanteler les réglementations adoptées par son prédécesseur, d'annuler toutes les mesures qui empêcheraient les entreprises de prospérer et de supprimer à terme l'Agence de protection de l'environnement (EPA).

    Pour mener à bien ces projets, M. Trump a nommé à la tête de l'Agence un climato-sceptique, M. Scott Pruitt. Du temps où il était ministre de la justice de l'Oklahoma (2011-2017), celui-ci avait intenté pas moins de treize recours en justice contre les réglementations de l'EPA. Il avait ainsi contesté les dispositions sur les eaux des États-Unis, qui visent à protéger les lacs, rivières et espaces marécageux du pays, qualifiant ce texte de « plus grand coup jamais porté à la propriété privée durant l'ère moderne (3)  ». Il a également attaqué une réglementation adoptée par l'EPA en 2015 pour diminuer les taux autorisés d'ozone troposphérique (de basse altitude). Plusieurs de ces affaires sont encore en cours, et des militants demandent au directeur de l'agence de se récuser. Mais rien ne l'y oblige…

    Avant même la création de l'EPA, en 1970, la Californie définissait déjà des règles environnementales. Selon le principe de la « clause dérogatoire », elle conserve depuis la capacité de fixer ses propres normes, plus strictes que les normes fédérales, notamment concernant la pollution émise par les véhicules motorisés. Une disposition de la loi sur l'air propre (Clean Air Act, 1963, amendé en 1970) autorise d'autres États, comme le Massachusetts, l'Oregon, le Nouveau-Mexique ou le Vermont, à appliquer les réglementations californiennes. Lors de son audition devant les sénateurs, M. Pruitt a dit envisager de revenir sur ce régime dérogatoire, ce qui ouvrirait une âpre bataille judiciaire.

    Les cours de justice et le recours au contentieux sont en effet une pièce essentielle du système américain de séparation des pouvoirs. Dans son article III, la Constitution présente le pouvoir judiciaire, gardien des droits et des libertés, comme « l'égal » des pouvoirs exécutif et législatif. Le système jurisprudentiel anglo-saxon, défini par la doctrine du « précédent » (stare decisis en latin : « rester sur la décision »), implique que les tribunaux rendent des décisions conformes à celles prises antérieurement par les juridictions supérieures. Les juges américains détiennent donc un fort pouvoir normatif. Ils peuvent bloquer toute mesure qui contreviendrait à la Constitution ou aux lois existantes.

    M. Trump en a déjà fait l'expérience. Le 27 janvier, il signait un décret suspendant, au nom de la sécurité nationale, le programme d'admission de réfugiés aux États-Unis et bloquant pour trois mois l'entrée des ressortissants (y compris binationaux) de sept pays à majorité musulmane (4). Plusieurs juges ont aussitôt été saisis en urgence par les intéressés, parfois aidés par l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), auxquels se sont associés une vingtaine d'États fédérés et une centaine de multinationales de la Silicon Valley comme Google, Twitter ou Microsoft. Intervenant en tant qu'« amis de la cour » (amicus curiae), ces géants des nouvelles technologies ont détaillé les préjudices qu'ils risquaient de subir, affirmant que ce décret portait atteinte à l'image des États-Unis dans le monde et entravait leurs programmes de recrutement en les empêchant de faire appel à la main-d'œuvre de leur choix.

    L'enjeu de la Cour suprême

    Dès le 28 janvier, un juge de New York a interdit l'expulsion de deux Irakiens. Puis, le 3 février, un magistrat de Seattle a suspendu la mise en œuvre du décret au niveau national : en accordant un régime spécial aux minorités chrétiennes, le texte contreviendrait au premier amendement de la Constitution, qui garantit la liberté religieuse ; en discriminant les étrangers de certains pays, il violerait la loi sur l'immigration de 1965, qui interdit toute discrimination en fonction de la nationalité. Contrairement aux affirmations du président, ces recours en justice ne relèvent pas d'un « acharnement » de la part des démocrates, mais du fonctionnement habituel des institutions américaines. Les républicains avaient d'ailleurs eux aussi saisi les tribunaux pour contester les décrets du président Obama visant à suspendre l'expulsion de certains sans-papiers (5).

    Le président Trump a renoncé à défendre son décret du 27 janvier, préférant préparer un nouveau texte avec l'aide de juristes et des ministères concernés. Dévoilée le 6 mars, la nouvelle mouture ne concerne plus les binationaux ni les détenteurs de visa ou de carte verte ; l'Irak ne figure plus parmi les pays bannis ; et la clause sur les minorités chrétiennes a disparu. « Rendez-vous au tribunal », a aussitôt réagi l'ACLU sur Twitter. Et, le lendemain, M. Douglas Chin, ministre de la justice de Hawaï, saisissait la cour d'appel de son État. Le 15 mars, le juge fédéral de Hawaï Derrick Watson a bloqué l'application du second texte pour l'ensemble du territoire quelques heures avant son entrée en vigueur. La bataille risque d'être longue, car ce décret est, d'un point de vue juridique, mieux conçu que le précédent. L'affaire pourrait donc finir devant la Cour suprême, laquelle, d'ici là, sera sans doute au complet et aura retrouvé l'équilibre qui prévalait avant la mort du juge Antonin Scalia en février 2016 : cinq conservateurs et quatre progressistes (6).

    Alors que les batailles judiciaires se multiplient, la Cour suprême est appelée à jouer un rôle déterminant. Les auditions de M. Neil Gorsuch, le magistrat conservateur choisi par M. Trump, ont débuté le 20 mars devant le Sénat. Bien que l'aile gauche du parti les presse de bloquer le processus de désignation en activant une procédure d'« obstruction parlementaire » (filibuster) (7), les sénateurs démocrates devraient s'incliner pour ne pas brûler toutes leurs cartouches maintenant.

    Au cours des quatre prochaines années, M. Trump aura peut-être l'occasion de nommer un deuxième juge, ce qui accentuerait l'inclination droitière de la Cour suprême. Les grandes manœuvres pour déréguler le système financier, la protection environnementale ou même le droit à l'avortement ne font donc que commencer.

    (1) Isaac Arnsdorf, « Pelosi calls for probe of possible Russian blackmail of Trump », Politico.com, 5 février 2017.

    (2) Adam Nagourney, « California hires Eric Holder as legal bulwark against Donald Trump », The New York Times, 4 janvier 2017.

    (3) Rand Paul et Scott Pruitt, « EPA water rule is blow to Americans' private property rights », The Hill, Washington, DC, 4 mars 2015.

    (4) Irak, Iran, Libye, Somalie, Soudan, Syrie et Yémen.

    (5) Les décrets Deferred Action for Childhood Arrivals (DACA) et Deferred Action for Parents of Americans (DAPA).

    (6) Lire « Un neuvième juge décisif », Le Monde diplomatique, juin 2016.

    (7) Dans ce cas, il faudrait que M. Gorsuch soit confirmé par les trois cinquièmes des sénateurs, soit 60 sur 100, et non plus par une simple majorité.

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