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Mensuel critique d'informations et d'analyses
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Delhi l'obscure

sam, 06/05/2017 - 00:00

Un sociopathe, un orphelin et une jeune femme dépressive se croisent dans la ville sombre et violente de New Delhi. Le journaliste Raj Kamal Jha livre un portrait au vitriol de la capitale indienne dans Elle lui bâtira une ville (1), fiction aux nombreuses références littéraires et cinématographiques où le fantastique prend souvent le pas sur le drame. Delhi est un cauchemar pour ses habitants. La classe aisée est décrite à l'image de la ville : cynique, égoïste et sans avenir. L'un des trois héros de Jha, Homme, en est le plus fidèle représentant. Psychopathe rêveur, confiné dans sa résidence de cols blancs, l'Apartment Complex, qui domine le monde, il rappelle le terrible Patrick Bateman de Bret Easton Ellis (American Psycho). Ses soudains accès de générosité envers les représentants moins bien lotis du genre humain ne font qu'accentuer sa dérangeante noirceur. À travers lui, l'auteur évoque les conditions de vie de la très vaste majorité des habitants, tapis dans l'obscurité, acculés par la pauvreté, la saleté, la corruption et la maladie.

Moins choquants, les deux autres protagonistes, Orphelin et Femme, sont, eux, enrobés de mystère, d'affection et d'amour, et laissent imaginer une possible rédemption pour cette ville qui semble transformer, littéralement, les humains en cafards. Les personnages secondaires, eux, ont droit à un nom, et leurs histoires viennent s'imbriquer dans la narration comme les quartiers pauvres et leurs habitants, sans lesquels la capitale ne pourrait pas survivre, s'imbriquent dans les « blocs » de Delhi. Ce sont ces citoyens de seconde classe, une nurse, une ouvreuse de cinéma, qui font battre le cœur de la cité. Soumis aux dangers d'une ville asphyxiante, au propre comme au figuré, ce sont eux qui permettent au lecteur de percevoir les envies, les rêves et la réalité de millions d'Indiens.

À l'inverse, le volumineux Delhi Capitale (2), malgré ses six cents pages, ne laisse pas vraiment d'espace à l'émotion ou à la couleur. Pas de promenades dans les dédales de Mehrauli ou de Chandni Chowk, ni de longues descriptions des farm houses de Saket. Peut-être le titre français aurait-il dû être « Delhi, capital », plus proche de l'original, Capital : The Eruption of Delhi. « Contempler Delhi aujourd'hui, c'est être confronté aux symptômes du XXIe siècle globalisé dans leur forme la plus spectaculaire et la plus avancée », affirme l'écrivain Rana Dasgupta, qui, dans ce très riche essai, a endossé le costume de journaliste. Il interviewe ceux du haut de l'échelle sociale, délaissant délibérément les classes modestes, dont seule une représentante est mentionnée. « J'ai mon réseau, donc je suis » : Delhi Capitale fait entrer le lecteur dans l'intimité de cette Inde mondialisée dont il rappelle avec érudition les mutations historiques.

Pour les curieux désireux de mieux comprendre comment les époques ont imprégné et disloqué la ville, on ne peut que recommander un détour par le blog The Delhi Walla, tenu par le journaliste Mayank Austen Soofi, ou de parcourir à pied la vieille capitale, et notamment son passé « britannique », avec La Cité des djinns, de William Dalrymple (3).

(1) Raj Kamal Jha, Elle lui bâtira une ville, traduit de l'anglais (Inde) par Éric Auzoux, Actes Sud, Arles, 2016, 416 pages, 23,50 euros.

(2) Rana Dasgupta, Delhi Capitale, Buchet-Chastel, Paris, 2016, 592 pages, 25 euros.

(3) Thedelhiwalla.com ; William Dalrymple, La Cité des djinns. Une année à Delhi, Libretto, Paris, 2015 (1re éd. : 2006), 464 pages, 11,80 euros.

Mécanique de la dictature

sam, 06/05/2017 - 00:00

Leonardo Sciascia (1921-1989) croyait aux vertus du petit. Il aimait les menues chroniques (chronachette), les récits brefs et enlevés, les minces anecdotes. Il coulait son génie dans des formes mineures — contes voltairiens, romans policiers, commentaires en marge des livres des autres — et logeait volontiers ses histoires dans d'étroites limites géographiques, celles de sa Sicile natale, de son canton, voire de son village. Non par provincialisme, mais parce qu'il pensait que la partie contient le tout, le microcosme le macrocosme, et qu'un fait divers, une histoire simple, peut permettre de rendre intelligible, saisissable, un réel passablement opaque.

Chez Sciascia, la réflexion sur la politique, l'histoire, la métaphysique même, n'est jamais absente. Mais elle repose souvent sur une tête d'épingle, sur un petit noyau dur et concret. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'il ait commencé sa carrière littéraire par un court recueil de fables, une salve de trente miniatures animalières, longues de quelques lignes chacune, poétiques, mais sans apprêts. Ces Fables de la dictature (1), publiées en 1950, n'ont pas les joliesses de La Fontaine : quintessenciées, sobres comme l'antique, elles rappellent plutôt Ésope ou Phèdre. Mais c'est surtout George Orwell que le fabuliste Sciascia continue. En citant l'écrivain britannique en exergue de son livre, il indique d'emblée comment il conçoit ses Fables : comme une sorte de supplément à La Ferme des animaux.

Pas d'idylle, donc, dans ces Fables, mais un monde de prédation et de domination, de duplicité et de terreur — éclairé par une ironie amère. Quelques années seulement après la chute de Benito Mussolini, chacun pouvait y reconnaître l'Italie fasciste, dans laquelle avait grandi Sciascia, né peu avant la marche sur Rome et enrôlé, enfant, dans le mouvement de jeunesse Balilla. Comme le notait Pier Paolo Pasolini, il était aisé de reconnaître, dans telle figure des Fables, des responsables politiques, « [Galeazzo] Ciano ou [Achille] Starace ». Et d'identifier, sous tel ou tel animal, le hiérarque, l'homme de main sadique, le condamné à mort… Mais Pasolini avait aussi compris que ces Fables, qui semblaient « venir après coup », ne relevaient pas seulement de l'esprit de l'escalier, du coup d'œil rétrospectif sur un temps révolu. Épurées, réduites à l'essentiel, débarrassées de leur humus historique, elles gagnent une « éternité » et une « actualité ». En effet, elles proposent moins un tableau de l'époque fasciste qu'une première variation sur un thème intemporel : le pouvoir. Pouvoir écrasant de l'Église, pouvoir occulte de la Mafia, collusion et corruption des grands partis au pouvoir : d'un livre à l'autre, Sciascia ne cessera d'y revenir, avec une fascination inquiète. L'air de rien, les Fables de la dictature inaugurent cet arpentage du pouvoir, en montrant sa violence, ses faux-semblants, les multiples pathologies qu'il engendre et dont il se nourrit.

Ce n'est pas seulement la brutalité des puissants que Sciascia met en scène. Il croque aussi les dominés, et leur complaisance vis-à-vis des dominants. Dans la suite de son œuvre, il mettra au centre de ses livres d'inoubliables figures de résistants — comme l'hérétique Diego La Matina dans Mort de l'inquisiteur, l'inspecteur Rogas dans Le Contexte, ou l'évêque Angelo Ficarra dans Du côté des infidèles (2). Mais, dans les Fables de la dictature, la résistance n'a guère de place ; Sciascia donne plutôt à voir l'accommodement, la résignation, le conformisme, et toutes les petites collaborations qui consolident l'oppression. Ce consentement au pouvoir, il l'avait vu à l'œuvre sous Mussolini, où les gens semblaient vivre dans le fascisme « comme dans leur propre peau ». Il le pressentait encore à la fin des années 1970, confiant à la journaliste Marcelle Padovani : « Je crois qu'encore aujourd'hui une bonne partie des Italiens vivrait dans le fascisme comme dans sa peau (3).  »

Ce sombre diagnostic fut dressé, « aux temps de corruption (4)  », par un romancier réputé pessimiste. Chacun jugera s'il conserve, déployé par ces Fables, quelque actualité…

(1) Leonardo Sciascia, Fables de la dictature (édition bilingue ; 1re éd. : 1950), traduction de Jean-Noël Schifano, postface de Pier Paolo Pasolini, Ypsilon Éditeur, Paris, 2017, 80 pages, 15 euros.

(2) Les éditions Fayard ont publié ses œuvres complètes.

(3) Leonardo Sciascia, La Sicile comme métaphore. Conversations en italien avec Marcelle Padovani, Stock, Paris, 1979.

(4) « Leonardo Sciascia : le romancier aux temps de corruption », L'Atelier du roman, no 88, Pierre-Guillaume de Roux, Paris, décembre 2016, 187 pages, 20 euros.

À l'intersection des dominations

sam, 06/05/2017 - 00:00

Faisant le point sur les recherches théoriques et empiriques les plus avancées à travers vingt-trois contributions, l'ouvrage dirigé par Nadya Araujo Guimarães, Margaret Maruani et Bila Sorj (1) constitue une précieuse référence sur la problématique complexe des liens entre genre, classe et race autour de la question du travail. S'appuyant sur ces trois registres dans deux pays aussi éloignés que le Brésil et la France, et démontant les mécanismes de la construction sociale des inégalités au-delà des différences historiques, cet essai révèle des constantes dans la fabrication des discriminations. Les auteurs fourbissent leurs concepts à travers le dédale de leurs causes enchevêtrées. Ainsi, Danièle Kergoat insiste sur la dynamique constitutive des rapports sociaux de pouvoir et de domination dans une conception matérialiste des oppressions. Elle avance alors le concept de « consubstantialité » : « La classe tout à la fois crée et divise le genre et la race », écrit-elle ; ou, dit autrement : « Le genre crée et divise la classe et la race », et « la race crée et divise le genre et la classe ». Ainsi, le fait d'être une femme joue un rôle déterminant dans sa place au sein du système de production — les femmes sont majoritaires dans les tâches de domesticité, par exemple. De son côté, Antonio Sérgio Alfredo Guimarães s'attache plus particulièrement au croisement qui s'opère entre ces catégories d'oppression et à l'analyse de leur vécu, soit l'« intersectionnalité » : il s'agit de « penser ensemble les formes de subordination, de discrimination, d'exploitation et d'exercice du pouvoir afin de voir comment elles s'articulent dans la pratique sociale ».

La mise en chiffres rend flagrante l'ampleur des discriminations, même si Margaret Maruani et Monique Meron démontrent que les statistiques peuvent relayer l'idéologie dominante. Rachel Silvera décrit la situation en France : selon la moyenne nationale, les femmes gagnent 27 % de moins que les hommes, tous emplois confondus. Au Brésil, malgré leur niveau scolaire plus élevé, elles souffrent d'un taux de chômage supérieur à celui des hommes et perçoivent toujours moins qu'eux, selon les travaux d'Ana Carolina Cordilha et Gabriela Freitas da Cruz : 28 % de moins dans le secteur formel et 33 % dans le secteur informel.

Du côté du travail domestique, pas de réelle transformation : il reste majoritairement le lot des femmes. Pour le Brésil, société capitaliste patriarcale au passé esclavagiste, Laís Abramo et María Elena Valenzuela montrent que l'insertion des femmes sur le marché du travail s'est accrue sans que la responsabilité des tâches domestiques ait été renégociée. Cela n'est pas très éloigné de ce qui se passe en France, où, selon Monique Meron, les femmes en effectuent près des deux tiers. Très féminisée et emblématique, la prise en charge des personnes dépendantes, le care (soin), comme on l'appelle souvent, fait l'objet de plusieurs contributions. Marc Bessin pose la nécessité de la « politiser », de la sortir de la sphère du privé, tandis qu'Helena Hirata retrouve le lien direct entre genre, classe et race en analysant les migrations : en région parisienne, 90 % des travailleurs du care sont des immigrés ou issus d'immigrés en provenance des pays du Sud.

Les Femmes dans le monde académique (2) rassemble une sélection de contributions au colloque transdisciplinaire du même nom qui s'est tenu à Paris en 2015, et dont l'objectif était de mettre les instances et personnels universitaires face à l'importance des inégalités de carrière dans ces milieux. Un objectif qui n'a rien d'évident dans un monde « où la croyance dans la neutralité et l'objectivité des critères de l'excellence censés fonder les carrières est particulièrement vivace », comme le note Catherine Marry. On y voit les multiples facettes et naturalisations des discriminations de genre. Une mine de renseignements.

(1) Nadya Araujo Guimarães, Margaret Maruani et Bila Sorj (sous la dir. de), Genre, race, classe. Travailler en France et au Brésil, L'Harmattan, Paris, 2016, 360 pages, 37 euros.

(2) Rebecca Rogers et Pascale Molinier (sous la dir. de), Les Femmes dans le monde académique. Perspectives comparatives, Presses universitaires de Rennes, 2016, 228 pages, 18 euros.

Présence des poètes

sam, 06/05/2017 - 00:00

« Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. » Cet extrait d'Aurélia fait face à un magnifique portrait de Gérard de Nerval — un poète qui a décidé « de ne pas baisser la garde, de ne pas être indigne / de ses désirs, de ses utopies, ni de ses combats » ; l'un des dix-neuf retenus par Ernest Pignon-Ernest et André Velter, précisément parce qu'ils mettaient en cause l'ordre meurtrier du monde : « ceux de la poésie vécue (1)  », selon le titre de l'ouvrage. Dommage que l'on ne compte aucune femme — peut-être pour le prochain ouvrage ? Car ce n'est pas la première fois que le peintre hors normes et le poète chroniqueur du monde travaillent ensemble. Grâce à sa présentation, Velter donne envie de (re)plonger dans ces poèmes, tandis qu'avec ses crayons Pignon-Ernest aide à comprendre l'intensité des expériences vécues : Arthur Rimbaud « errant de la ville », Vladimir Maïakovski « trop amoureux, trop révolutionnaire et certainement trop génial », Nazim Hikmet et ses vers si douloureux : « Et la beauté ? Qu'en fait notre camarade ? / (…) Il n'en fait rien, bien entendu » ; ou encore Mahmoud Darwich, « identifié comme personne à la Palestine »… Des portraits intimes ou affichés sur les murs des villes comme autant d'interpellations, de colères, de résistances.

(1) Ernest Pignon-Ernest et André Velter, Ceux de la poésie vécue, Actes Sud, Arles, 2017, 202 pages, 35 euros. Exposition du 8 avril au 4 juin 2017, chapelle du Méjan à Arles.

Là où se termine la terre. Chili, 1948-1973

sam, 06/05/2017 - 00:00

Ce superbe roman graphique propose une exploration du Chili des luttes sociales, de la révolte qui gronde, celui de toute une génération politisée qui a conduit ce pays, situé « là où se termine la terre », à la victoire de Salvador Allende en 1970. Cette histoire est vue à travers les yeux du jeune Pedro, fils de l'écrivain socialiste Guillermo Atías. Exilé en France après le coup d'État du général Pinochet, il a ouvert la porte de sa mémoire à Alain et Désirée Frappier, et c'est tout un peuple mobilisé qui surgit : de l'onde de choc de la révolution cubaine à la création du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), puis à l'élection sur le fil du camarade-président… C'est aussi un parcours intime, servi par des illustrations en noir et blanc d'une force saisissante, laissant une large place aux paysages somptueux du Chili, à ses volcans, aux ruelles éclatantes de Valparaiso, comme aux manifestations monstres de la capitale. « Et soudain, un délire de joie envahit les rues de Santiago. (…) Les parents avaient réveillé leurs enfants, les gens riaient, s'embrassaient. » Les mille jours de la « voie chilienne vers le socialisme » venaient de commencer.

Steinkis, Paris, 2017, 260 pages, 18 euros.

The Doors. Ship of Fools

sam, 06/05/2017 - 00:00

Ce nouvel ouvrage sur les Doors, qui évite de succomber à la mystification glamour souvent symptomatique du genre, a de surcroît l'avantage de présenter avec exhaustivité l'échappée sauvage du groupe : depuis la rencontre de Jim Morrison et Ray Manzarek, étudiants en cinéma à l'université de Los Angeles, jusqu'au parcours méconnu des trois survivants après le départ du chanteur pour Paris, où il mourra, en passant par les premiers concerts turbulents, les tournées, la gloire, les procès et la chute. L'auteur accorde une bonne part à la genèse des compositions et aux enregistrements des albums studio et live, en les replaçant dans le contexte musical et sociétal de l'époque. La « nef des fous » dessine ainsi en filigrane une histoire où les monstres de Jérôme Bosch se mêlent aux révolutions psychédéliques et contestataires de 1968, dans un appel répété à la liberté et au rock'n'roll, nous incitant à faire nôtre la prière du poète à la voix hypnotique, aux visions héritières de William Blake et d'Arthur Rimbaud : « Entre dans le rêve brûlant / Viens avec nous / Tout a éclaté et danse. »

Le Mot et le Reste, Marseille, 2017, 480 pages, 27 euros.

Sociétés civiles d'Asie du Sud-est continentale

sam, 06/05/2017 - 00:00

Alors qu'en Asie du Sud-Est plusieurs mouvements sociaux et sociétaux ébranlent les structures de pouvoir traditionnelles, pourquoi paraît-il encore peu pertinent de parler à leur propos de « société civile », s'interrogent les auteurs de ce livre pluridisciplinaire ? N'existerait-il pas, dans cette région du monde, une série d'obstacles culturels à l'émancipation ? N'y constate-t-on pas une intériorisation des hiérarchies due au strict ordonnancement statutaire des sociétés et à la primauté de la relation patron-client, leur codification première se faisant dans « cette structure élémentaire du social qu'est la relation aîné/cadet » ? Pour être ambitieuse, l'analyse théorique ne quitte jamais longtemps le terrain. Thaïlande, Birmanie et Malaisie sont finement étudiées. Le Cambodge illustre exemplairement, avec le noyautage des organisations non gouvernementales par l'État, comment ce dernier entend rester le « seul opérateur légitime et “grand timonier” du développement harmonieux de la société ».

ENS Éditions, Lyon, 2016, 288 pages, 27 euros.

De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit

sam, 06/05/2017 - 00:00

Total est la somme, aujourd'hui privatisée, des deux géants pétroliers français : la Compagnie française des pétroles (CFP), créée en 1924 pour sortir le secteur de la dépendance américaine, et l'Union générale des pétroles, créée par le général de Gaulle en 1958, qui deviendra la société Elf. Le passif de Total cumule les méfaits de ces deux entités : corruption et diplomatie parallèle en Afrique, rétrocommissions pour financer les partis politiques, collaboration avec les régimes racistes d'Afrique du Sud et de Rhodésie, travail forcé en Birmanie, désastres écologiques… Le philosophe québécois Alain Deneault livre une synthèse documentée des agissements de la multinationale française. Il éclaire la puissance des entreprises de ce type, capables d'imposer leur loi aux États, tout en affirmant « ne pas faire de politique ». Organisant sa propre impunité, la société aux neuf cents filiales peut ensuite affirmer : « La mission de Total n'est pas de restaurer la démocratie dans le monde. Ce n'est pas notre métier. »

Rue de l'Échiquier, coll. « Diagonales », Paris, 2017, 512 pages, 23,90 euros.

Dmitry Rybolovlev. Le roman russe du président de l'AS Monaco

sam, 06/05/2017 - 00:00

Qui est M. Dmitry Rybolovlev, 148e fortune mondiale avec un peu moins de 8 milliards de dollars en banque ? Devenu président du club de football de la principauté de Monaco en 2011, le discret oligarque russe fuit les projecteurs et les mondanités. Au croisement du sport, des affaires et de la politique, cette biographie met en lumière l'ascension éclair d'un médecin devenu roi du potassium au cours des sulfureuses années Eltsine. « Le profil de Rybolovlev n'est absolument pas différent des autres ayant bâti leur fortune lors de l'explosion de l'URSS. Si vous vous référez comme critère, afin de déterminer qui est un oligarque, aux fausses banqueroutes et autres méthodes de voleur pour s'emparer de capitaux de production que les actionnaires originaux s'étaient partagés, ou encore à la corruption d'État, il en fait clairement partie », affirme un membre de la bonne société russe cité dans le livre. Reste que, à la différence de ses homologues, le milliardaire passé par la case prison — onze mois de détention préventive pour une accusation de meurtre dont il a été blanchi — ne doit pas sa fortune aux bonnes grâces du Kremlin.

Le Cherche Midi, Paris, 2017, 256 pages, 17 euros.

Le miroir de Damas. Syrie, notre histoire

sam, 06/05/2017 - 00:00

C'est à l'occultation du lien profond qui unit la Syrie à l'Europe, et de manière plus particulière à la France, que ce livre s'attaque. Car pour Jean-Pierre Filiu, spécialiste du Proche-Orient, cette mise à distance est loin d'être innocente. En feignant d'oublier que ce pays est l'un des creusets où l'Occident contemporain puise ses racines, on se trouve des excuses pour ignorer ou relativiser l'horreur qu'endure le peuple syrien depuis la révolution de mars 2011. Schismes et hérésies du début de l'ère chrétienne, dynasties musulmanes ébranlées par de constantes sécessions et par des résurgences récurrentes d'une vision millénariste du monde, terre de conquête pour les croisés et terrain d'affrontement entre minorités, émergence de mouvements nationalistes et laïques arabes, l'histoire de la Syrie est totalement imbriquée avec celle de l'Europe. Avec ce constat accablant : depuis les années 1940, la France s'est constamment fourvoyée dans un Orient moins compliqué qu'on ne le prétend.

La Découverte, Paris, 2017, 288 pages, 14 euros.

L'Arabie saoudite en 100 questions

sam, 06/05/2017 - 00:00

Vue de l'extérieur, l'Arabie saoudite ressemble à un royaume hermétique et figé dont la responsabilité dans l'expansion d'une vision de l'islam rétrograde, pour ne pas dire violente, n'est plus à démontrer. Politologue et spécialiste des monarchies de la péninsule arabique, Fatiha Dazi-Héni entend permettre de mieux connaître ce pays et de prendre conscience de son caractère hétérogène. En formulant cent questions sur l'histoire, l'économie et la société du royaume wahhabite, elle cerne les principaux enjeux et défis auxquels il fait face. Avenir de la dynastie des Saoud, liens avec les États-Unis — qui se désengagent peu à peu de la région —, rapports avec d'autres puissances régionales comme la Turquie ou Israël à l'aune de la rivalité avec l'Iran : autant de thèmes qui font prendre conscience de la fragilité de ce géant pétrolier. Sans oublier le pari que représente l'élan réformateur d'inspiration néolibérale du vice-prince héritier Mohammed Ben Salman, également ministre de la défense. Du résultat de son programme « Vision 2030 » et de son entente avec le prince héritier Mohammed Ben Nayef dépend l'avenir à court terme du pays.

Tallandier, Paris, 2017, 368 pages, 14,90 euros.

Cours de philosophie en six heures un quart

sam, 06/05/2017 - 00:00

« Je n'étais qu'en sixième classe que j'allais jeter des coups d'œil sur la “Critique de la raison pure”. » Le romancier polonais Witold Gombrowicz (1904-1969) fut, comme Marcel Proust ou Samuel Beckett, un romancier-philosophe : on peut lire Ferdydurke (1937), son premier roman, comme une résurgence de Montaigne sous Descartes, et Cosmos, le dernier (1965), comme une revanche de Démocrite sur Platon… Quand il rentre en Europe après vingt-trois ans d'exil en Argentine, il n'a mis que six livres dans sa valise, tous de philosophie. En 1969, à Vence, Gombrowicz donne ce cours « en six heures un quart » à Rita, son épouse, et à Dominique de Roux, qui prépare alors un Cahier de l'Herne sur lui. Ce sont leurs notes qui sont ici rééditées.

Attention, il ne s'agit pas de sa « philosophie » (il n'en a pas), mais bien plutôt de l'usage existentiel qu'il fait et propose de la pensée. Qui suit le fil des rapports « sujet-objet », d'Emmanuel Kant à Friedrich Nietzsche via Arthur Schopenhauer. Au cœur de ce petit livre stimulant : Jean-Paul Sartre, déjà personnage romanesque autant que conceptuel du Journal (1953-1969).

Payot et Rivages, coll. « Rivages poche / Petite Bibliothèque », Paris, 2017, 160 pages, 8,60 euros.

Histoire de l'Iran contemporain

sam, 06/05/2017 - 00:00

À bien des égards, l'Iran occupe une place à part dans le monde musulman. Majoritairement chiite alors que le reste de l'oumma — exception faite de l'Irak et du royaume de Bahreïn — est à dominante sunnite, c'est aussi un pays qui a été à plusieurs reprises le précurseur de profondes transformations qui se sont ensuite transmises au Machrek et au Maghreb. Des tentatives de réformes dans le contexte des menaces coloniales européennes au XIXe siècle à la révolution islamique de 1979, en passant par la modernisation voulue par Mohammad Reza Chah (1941-1979), l'ancienne Perse a symbolisé la lente transformation d'un vieil empire en État moderne. Comme le notent les auteurs, l'Iran, « de spectateur impuissant au XIXe siècle, est passé au statut d'acteur et de puissance régionale incontournable ». Une évolution qui ne l'empêche pas de peiner dans la mise en place d'institutions démocratiques et dans sa réponse aux aspirations sociales de sa population.

La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2017, 128 pages, 10 euros.

La crise environnementale en Chine

sam, 06/05/2017 - 00:00

D'une ampleur inédite, la crise écologique en Chine touche l'eau, les sols et l'air. Le 8 décembre 2015, le gouvernement interdisait toute circulation à la moitié du parc automobile de Pékin. Une décision inédite et bien dérisoire. Professeur d'économie chinoise et sinologue, Jean-François Huchet analyse les causes structurelles dans ce court essai très documenté. Au départ, la « croissance industrielle à tout prix » voulue par Mao Zedong dès les années 1950, avec pour corollaire un énorme gâchis « de ressources naturelles, en l'absence d'un système de prix reflétant leur rareté ». Suivent l'explosion démographique (+ 170 % depuis 1950), l'étalement urbain (la surface habitable est passée de sept à trente-cinq mètres carrés par habitant entre 1980 et aujourd'hui), l'immobilier comme moteur de croissance… Autant de facteurs que l'État va tenter d'atténuer de manière peu cohérente. Tout en développant les énergies vertes et une législation ambitieuse, il a multiplié par sept sa consommation de charbon au cours des trois dernières décennies. La rente fossile, qui assure encore son avenir, est responsable de 20 % des émissions mondiales de CO2.

Presses de Sciences Po, Paris, 2016, 152 pages, 15 euros.

Vote utile

sam, 06/05/2017 - 00:00

S'appuyant sur l'article « Et cette fois encore, le piège du vote utile ? » (avril 2017), M. Michael Feintuch tient à contester l'élection présidentielle elle-même, peu démocratique selon lui.

Serge Halimi prend l'angle du vote utile pour évoquer l'élection présidentielle. Certes, mais ne faut-il pas rappeler aussi que le Père Noël est illégitime ? Comment les Français peuvent-ils imaginer un instant qu'un homme seul puisse répondre aux attentes, questions, problèmes d'une société tout entière et lui donner pendant cinq longues années les pleins pouvoirs ? Sinon en croyant encore à l'âge adulte au Père Noël ?

Père Noël de surcroît totalement illégitime : faut-il rappeler que l'élection présidentielle est depuis l'origine anticonstitutionnelle ? De Gaulle l'a imposée. L'élection présidentielle est illégitime dans les textes, elle l'est aussi dans les urnes. Un candidat qui va réunir 22 ou 23 % des voix exprimées au premier tour, soit 14 à 15 % des électeurs inscrits, va se faire élire sur un coup de force, par un second tour obligatoire, avec un choix par défaut, par rejet de l'autre candidat, passant ainsi à la trappe 80 % des électeurs exprimés et 85 % des inscrits du premier tour. Le référendum turc par lequel [M. Recep Tayyip] Erdoğan veut se doter des pleins pouvoirs nous horrifie, mais notre élection présidentielle « à la française » n'est-elle pas de même nature ?

Élégies documentaires

sam, 06/05/2017 - 00:00

Des images anciennes trouvées sur un marché aux puces ou un livre d'histoire : Rügen, l'île qui accueillait un camp de vacances nazi ; un kibboutz ; la constellation d'Orion en 1939 ; une double page d'un cahier de Franz Kafka... Ce sont elles qui font le « lieu » du livre. Muriel Pic a identifié une mélodie dans ces archives et a choisi la forme du chant — l'élégie — pour, au fil de ses associations, créer un croisement entre poésie et histoire, donner à ressentir l'invention de ce « documentaire », entre ces deux temporalités où le poème prend la relève de l'épopée dans une époque qui doute des héros. Elle interpelle d'un côté l'histoire naturelle, le monde des abeilles, et de l'autre l'astronomie, le ciel étoilé, en montrant que la littérature est un mode d'essaimage d'archives, qu'elle rassemble autrement. Les abeilles et les étoiles ne poussent pas le poète à tourner le dos à l'histoire : « Tourner les pages de l'histoire n'est pas facile, / quand les peuples en soulèvent chaque ligne. »

Macula, coll. « Opus incertum », Paris, 2016, 92 pages, 15 euros.

Pour une société solidaire

ven, 05/05/2017 - 19:33

Les mouvements sociaux lancés dans différents pays attestent d'une situation nouvelle, au point que l'on peut se demander si le temps des renoncements ne serait pas terminé. Ainsi, en Espagne, plusieurs grèves - dont une générale - ont agite le pays depuis juin 2002 contre la réduction du système d'indemnisation du chômage. En Italie, un formidable mouvement protestataire s'est poursuivi tout au long de l'année 2002 contre la remise en cause du code de travail. Le Portugal est lui aussi secoué par des actions de protestation contre le démantèlement des droits sociaux. Le Royaume-Uni a connu sa première grande grève dans les services publics depuis au moins vingt ans. Aux Etats-Unis, les dockers ont bloqué les ports de la Côte ouest pour la défense des salaires. En Afrique du Sud, des grèves ont bousculé le gouvernement…

Si, en France, les mouvements semblent moins spectaculaires, ils sont pourtant très nombreux, affectant le secteur privé comme le public. MM. Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin le savent bien, qui craignent une convergence de ces actions, à l'image des grandes grèves de 1995. Du coup, pour enterrer la loi sur les 35 heures, ils ciblent les anomalies de son application ; pour faire reculer les garanties des salariés mieux protégés, notamment sur la retraite, ils font semblant de déplorer le sort des plus démunis et parlent de lutte contre les inégalités. Ces principes de précaution risquent de buter sur la réalité des décisions prises. Et nul n'ose pronostiquer une quelconque paix sociale.

En Allemagne, M. Gerhard Schrôder est confronté au même dilemme : sa réélection doit beaucoup à son engagement en faveur d'actions vigoureuses contre le chômage, surtout à l'Est (1), même si ses prises de distance vis-à-vis des Etats-Unis sur l'Irak ont beaucoup joué. Pourra-t-il en rester à sa politique d'austérité d'avant ? Quant à M. Luis Inacio « Lula » da Silva, au Brésil, ses promesses de réduction des inégalités ne sont pas étrangères à son récent succès, même si une partie de la bourgeoisie nationale a misé sur le changement.

Il serait évidemment abusif de voir dans ces mouvements un raz de marée social, encore moins l'émergence d'une vague révolutionnaire. Les consciences restent embrumées par l'effondrement du communisme, l'échec du tiers-mondisme, et la crise de la social-démocratie. Mais, après deux décennies d'accablement et de silence, les populations commencent à relever la tête. Au moins une partie d'entre elles. D'autres, laissées à l'abandon, se tournent vers les mouvements autoritaires ou de droite extrême comme en témoigne le vote en faveur du Front national en France, du Mouvement social italien (MSI) en Italie, du Vlaams Blok en Belgique… D'autres encore sombrent dans la violence, souvent contre d'aussi pauvres qu'elles. Et si les Etats-Unis détiennent une sorte de record dans ce domaine, c'est que la société trouve « normal que l'Etat exerce la violence contre les pauvres », explique le cinéaste-écrivain américain Michael Moore, qui lutte contre l'explosion des ventes d'armes personnelles dans son pays (2). Son regard sur la France se révèle d'une grande lucidité : « Dès que vous commencez à déchirer votre filet de sécurité sociale déclare-t-il, dès que vous vous en prenez à vos pauvres, dès que vous commencez à blâmer vos immigrés, dès que vous commencez à agir comme nous le faisons depuis des années aux Etats-Unis, vous commencez à nous ressembler. L'éthique française dit : "Si quelqu 'un tombe malade, si quelqu'un perd son travail, nous avons la responsabilité collective d'aider cette personne L'éthique américaine, elle, dit : « Chacun pour soi ! » »

Bien sûr, la France n'en est pas encore là. Mais l'éthique de la « responsabilité collective » tend à s'étioler. Et pour cause : on ne peut penser construire une société solidaire quand la solidarité s'arrête aux portes des entreprises. Les directions de ces dernières alimentent le chômage comme un puits sans fond, ne s'interrogeant pas sur le devenir de ceux qu'elles rejettent, et en laissant la collectivité payer les ravages - de moins en moins bien d'ailleurs. En France, plus de la moitié des chômeurs ne sont pas indemnisés.

Pour rassurer les foules, certains ont tout simplement annoncé la « fin du travail » (Jeremy Rifkin) comme d'autres avaient pronostiqué la « fin de l'histoire » (3)… Pour l'instant, cependant, on n'a pas trouvé mieux que le travail pour produire et consommer. Or c'est justement la place du travail qu'il est urgent de repenser, afin d'en faire le centre de la vie collective. Il ne s'agit pas de rêver d'un quelconque retour au passé, ni de verser dans une vision productiviste de la société, mais de se poser des questions simples : Que produire ? Avec quelles finalités ? Comment s'épanouir personnellement en participant à des choix collectifs ?

Il est en effet illusoire de penser que l'on peut durablement sécuriser les personnes - ce qui est devenu un enjeu majeur au-delà même de la France - sans sécuriser les emplois, c'est-à-dire sans bâtir de nouvelles normes sociales aptes à garantir le développement de chacun.

Cela commence par une lutte acharnée contre ce que l'on ne croyait n'être qu'une spécialité américaine : les « working poors » les travailleurs pauvres. Leur nombre atteint quelque 3,4 millions de personnes en France. Ces salariés d'un type nouveau ont un emploi, mais souvent précaire, toujours à temps partiel, parfois avec des horaires « abracadabrantesques » (le soir de 18 heures à 22 heures, ou le matin très tôt, ou le week-end), et leur salaire ne leur permet même pas de se loger… Les premiers touchés : les jeunes et les femmes. Pour les uns comme pour les autres, il devient alors impossible de se projeter dans l'avenir, d'imaginer une vie indépendante (de la famille ou du conjoint), et même quelquefois d'être tout simplement présents et disponibles pour une vie familiale, sociale ou civique, active. Cela contribue au repli sur la cité, à la déstabilisation de l'autorité parentale, aux dérives en tout genre. A-t-on idée des souffrances ordinaires des vies ainsi précarisées, perpétuellement sur le fil, où le moindre incident peut prendre des allures de catastrophe sociale ? A-t-on toujours conscience de cette insécurité de vie au quotidien ?

La nature des emplois créés, leur rétribution et leur pérennité se révèlent ainsi essentielles pour sortir les jeunes et les femmes des ghettos à bas salaires, et les salariés de plus de 50 ans de la trappe à chômage. La crise d'efficacité qui frappe l'ensemble des pays développés vient précisément du faible niveau des salaires, qui comprime la consommation, du décalage entre les diplômes obtenus et les qualifications reconnues, ainsi que de la sous-utilisation du savoir-faire des individus.

De même, la nécessaire mobilité géographique ou professionnelle des salariés ne peut se développer qu'en apportant des garanties de maintien de salaire, de reconnaissance des qualifications, d'engagement de formation… Aucun licenciement ne devrait pouvoir être prononcé sans un reclassement préalable, une proposition de formation, ou un congé de reconversion. Après les scandales Enron et Vivendi, les gouvernements et les experts cherchent à protéger les placements financiers des risques du marché. Pourquoi serait-il moins noble ou plus utopique de trouver des protections pour les salariés ?

Actuellement, la gestion des emplois est uniquement guidée par les mouvements de capitaux et les exigences des gros actionnaires. Il faut en finir avec la dictature de la rentabilité financière. A contrario, les gouvernements de gauche comme de droite se sont eux-mêmes désarmés au fil des ans, en faisant sauter tous les verrous de contrôle public (monnaie, entreprises publiques, politiques industrielles, droits du travail…). Sans doute certains de ces instruments étaient-il devenus obsolètes. Mais, au lieu de se lamenter et de baisser les bras en assurant, tel Lionel Jospin, que « l'Etat ne peut pas tout faire » (4), ne vaudrait-il pas mieux s'attacher à concevoir d'autres outils ? Et notamment, revoir toute l'architecture sociale, afin de bâtir un nouveau champ de garanties sociales, individuelles et collectives ? La tâche n'a rien d'insurmontable. Avant la création des contrats de travail assis sur des normes collectives légales, la force de travail était considérée comme une simple marchandise, se négociant en tête a tête (5). La création de règles collectives, dans le privé, tout comme le statut dans la fonction publique, ont représenté des premières tentatives - réussies - de dépassement de cette conception. Pourquoi ne pas aller plus loin ?

Ce n'est pas par hasard si ces acquis font l'objet d'attaques en règle de la part du mouvement des entrepreneurs français (Medef) et du gouvernement de M. Raffarin. Leur « refondation sociale » vise précisément a étendre l'univers de la marchandisation à l'ensemble des relations de travail, à la formation, aux fonds de retraite ou de prévention… Il faudrait, au contraire, commencer à extraire certains domaines des rapports marchands (comme la recherche, la santé, la formation, l'école voire l'urbanisme ou même des productions de pointe indispensables), ce qui suppose de s'attaquer au sacro-saint principe de la rentabilité financière, qui mine la société. En voulant « réguler » le capitalisme sans chercher à s'extirper, au moins partiellement, de sa logique, la gauche plurielle a perdu son âme et ses électeurs.

Une période historique s'achève. Le temps du social considéré comme un supplément d'âme est révolu. Le partage des tâches consistant à laisser les gestionnaires gérer à leur guise, et les « politiques » limiter les dégâts sociaux (au mieux), est mort en même temps que la gauche plurielle. On ne pourra espérer résoudre durablement les dérives de la société (de la violence au racisme, de l'insécurité à l'égalité entre les sexes) et fonder une nouvelle cohésion sans toucher à la question centrale de la maîtrise du développement économique et du travail. Une nouvelle articulation entre le social, l'économique et le politique est à inventer.

(1) Lire Jens Reich « Les élections se perdent à l'Est », Le Monde diplomatique, septembre 2002.

(2) Interview aux Inrockuptibles, 9-15 octobre 2002, pour la sortie, en France, de son film Bowling for Columbine et de son livre Mike contre-attaque, La Découverte, Paris.

(3) Jeremy Rifkin, La Découverte, Paris, 1996 ; Francis Fukuyama, Flammarion, Paris, 1992.

(4) Déclaration à la chaîne France 2, le 13 septembre 1999.

(5) Lire Jean-Christophe Le Duigou, « Pour une sécurité sociale professionnelle », in Formation Emploi, n° 76, octobre décembre 2001, La Documentation française.

Un sentiment d'abandon

ven, 05/05/2017 - 19:06

Fin mars, la classe politique métropolitaine s'est réveillée pour constater les terribles retards de développement qu'accuse la Guyane malgré le succès économique du centre spatial de Kourou (16 % du produit intérieur brut) : 22,3 % de chômage, la moitié de la population sous le seuil de pauvreté, des aliments 45 % plus chers qu'en métropole et une insécurité record. Les Guyanais partagent le sentiment que Paris les méprise. Bien que très diverses, les revendications convergent toutes vers le même constat : un désengagement de l'État, alors que la population guyanaise croît à un rythme bien supérieur à celui de tous les autres départements. La population est passée de 115 000 habitants en 1990 à plus de 250 000 aujourd'hui (1). Tous les champs du service public manquent de moyens : la santé, l'éducation, la sécurité. Et les horizons de développement semblent bien sombres : la coopération économique avec les voisins (Brésil et Surinam) est quasi inexistante, tandis que persiste une sorte d'économie de comptoir, artificielle et captive, souffrant d'un déficit d'investissement chronique. Ce désespoir explique la forte mobilisation non seulement de toutes les catégories sociales, mais aussi de toute la mosaïque des peuples guyanais.

(1) « Recensement de la population en Guyane », Insee Flash Guyane, n° 56, Cayenne, 2 janvier 2017.

Près de soixante ans de lutte pour le respect des droits humains

ven, 05/05/2017 - 19:05

12 août 1961. Assassinat de Salah Ben Youssef à Francfort (Allemagne). Il était le principal opposant du président Habib Bourguiba.

Janvier 1963. Interdiction du Parti communiste (elle durera jusqu'en 1981). Mise en place du régime de parti unique.

Janvier 1966. Lettre à Bourguiba, de l'homme politique Ahmed Tlili. Il y dénonce notamment un « système policier ».

14 décembre 1966. À la suite de l'arrestation de deux étudiants, une manifestation tourne à l'émeute ; 200 étudiants sont arrêtés. Parmi les neuf condamnés, cinq sont membres du Groupe d'études et d'action socialiste en Tunisie (GEAST), les fondateurs de la revue de gauche Perspectives tunisiennes (qui va devenir le symbole de tout un mouvement d'opposition).

6 juin 1967. Un militant du GEAST, Ahmed Ben Jannet, est condamné par le tribunal militaire de Tunis à vingt ans de travaux forcés pour avoir organisé une manifestation.

18 mars 1975. Bourguiba est nommé président à vie.

26 janvier 1978. « Jeudi noir » : répression militaire d'une grève générale, qui fait 200 morts.

1978. Publication d'un rapport d'Amnesty International couvrant la période 1977-1978. Le document dénonce les répressions policières violentes et meurtrières des manifestations ainsi que les arrestations arbitraires d'opposants et de syndicalistes.

29 décembre 1983 - 1984. Les « émeutes du pain » interviennent après l'augmentation des produits céréaliers provoquée par la suspension des subventions à ces cultures. L'émeute populaire est réprimée violemment par la police mais aussi par l'armée. L'état d'urgence est déclaré. Le gouvernement recule et fait baisser les prix. Bilan officiel de la répression : 70 morts.

1984. Publication d'un rapport d'Amnesty International sur l'année 1983. Le document dénonce le maintien en prison des prisonniers d'opinion. Il met aussi l'accent sur les soupçons de tortures et de privations sur les prisonniers politiques.

7 novembre 1987. M. Zine El-Abidine Ben Ali succède à Bourguiba (dont il était le premier ministre) en le déposant pour sénilité.

18 mars 1988. Annulation des amendes qui avaient été prononcées contre les médias des partis d'opposition (pour infraction au code de la presse).

30 avril 1988. Le président Ben Ali décide de gracier M. Ahmed Ben Salah, ancien responsable de l'expérience socialisante, M. Rached Ghannouchi, leader islamiste, ainsi que les prisonniers islamistes.

27 juin 1989. Loi d'amnistie générale : 5 416 personnes qui avaient été condamnées pour raison politique ou syndicale peuvent de nouveau jouir de leurs droits civiques et politiques.

Janvier 1991. Début de la répression du parti politique Ennahda. Des milliers d'islamistes sont arrêtés dans le pays.

28 août 1992. Condamnation à de lourdes peines pour un grand nombre de dirigeants islamistes.

Janvier 1994. Rapport d'Amnesty International intitulé « Du discours à la réalité ». Le texte dénonce notamment les arrestations arbitraires et le double langage du gouvernement tunisien sur la scène internationale par rapport à la réalité du respect des droits humains.

21 mars 1994. M. Moncef Marzouki (qui deviendra président de 2011 à 2014) est emprisonné sans jugement pendant quatre mois. La veille, il s'était présenté à l'élection présidentielle. Il ne sortira de prison qu'après l'intervention personnelle de Nelson Mandela.

11 février 1998. Le vice-président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, M. Khemaïs Ksila, est condamné à trois ans de prison.

30 décembre 2000. M. Marzouki est condamné à un an de prison pour son appartenance au Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) et pour avoir critiqué la gestion du Fonds de solidarité nationale, placé sous l'égide du président Ben Ali.

12 février 2001. La justice annule les actes du Congrès de la ligue tunisienne des droits de l'homme.

Septembre 2002. Libération de M. Hamma Hammami, dirigeant du Parti communiste, qui était en prison depuis onze ans.

Octobre-novembre 2005. Des opposants se lancent dans une grève de la faim pour dénoncer les atteintes aux libertés publiques.

Janvier-juillet 2008. Mobilisation sociale à Gafsa (bassin minier). Arrestation de centaine de personnes. Les leaders écopent de dix ans de prison.

Novembre 2009. Taoufik Ben Brik (journaliste d'opposition) est condamné à six mois de prison ferme au prétexte (controversé) de l'agression d'une femme.

19 décembre 2010. Les manifestations consécutives à l'immolation, le 17 décembre, d'un jeune marchand tunisien, Mohamed Bouazizi, prennent de l'ampleur et se multiplient dans le pays. Début de la révolution tunisienne.

24 décembre 2010. La police ouvre le feu sur les manifestants. Mohamed Ammari est tué d'une balle dans la poitrine.

2 mars 2011. Des centaines de prisonniers politiques sont libérés. Ces libérations font suite à la loi d'amnistie générale qui a été décrétée le 20 janvier par le gouvernement intérimaire, six jours après la chute du régime de M. Ben Ali.

16 octobre 2011. Des milliers de tunisiens manifestent pour la liberté d'expression et contre l'islam radical en réponse à l'attaque qu'a subi la chaîne de télévision Nessma, qui avait diffusé le film Persepolis (sur la révolution islamiste en Iran), par des islamistes et à la plainte déposée contre la chaîne par un groupe d'avocats pour atteintes aux valeurs religieuses et morales.

28 janvier 2012. A Tunis, 10 000 personnes marchent pour la défense des libertés et contre les violences religieuses.

27 novembre 2012. Répression violente d'une manifestation des habitants de Siliana, qui protestaient contre leur gouverneur (préfet).

6 février 2013. L'homme politique et opposant de gauche Chokri Belaïd est assassiné à Tunis.

25 juillet 2013. L'homme politique Mohamed Brahmi est assassiné à Tunis.

16-21 janvier 2016. Vague de protestations populaires contre le chômage et les inégalités. Mouvement sans précédent depuis la révolution en 2011.

Novembre 2016. Début des audiences publiques de l'Instance vérité et dignité (IVD).

13 février 2017. Amnesty International publie un rapport sur les violations des droits humains commises au nom de la sécurité, « Tunisie. “Nous ne voulons plus avoir peur”. Violations des droits humains sous l'état d'urgence ».

Dans les villes rebelles espagnoles

ven, 05/05/2017 - 17:44

En Espagne, la jeune formation Podemos a manqué son objectif de « prendre le ciel d'assaut » : renverser le système politique par le biais des élections générales. De Barcelone à Madrid en passant par Valence ou Saragosse, les forces progressistes critiques de l'austérité ont toutefois conquis plusieurs municipalités-clés. Mais changer de maire permet-il de changer le monde ?

Boa Mistura. – « Dors moins et rêve plus », Madrid, 2014 www.boamistura.com

Une montagne de fleurs et de crucifix s'élève sur la place du Pilar, en cette mi-octobre, à l'occasion de la fête annuelle de Saragosse. Les rues regorgent de touristes, les grands magasins font le plein : aucun soviet, pas de prise d'un quelconque Palais d'hiver ibérique. Ici comme à Madrid, Barcelone ou encore Valence, une « coalition d'unité populaire » formée par des militants du mouvement social et de divers partis de gauche a remporté les élections municipales de mai 2015. Mais, en dépit des cris d'orfraie des conservateurs, alarmés par ces victoires, la révolution se fait discrète.

« On ne change pas une ville en un an et demi », plaide M. Guillermo Lázaro, coordinateur du groupe municipal de la coalition Zaragoza en Común (ZeC) (1). Avant d'ajouter que, en dépit des promesses de progrès social figurant dans les programmes électoraux, le changement auquel aspire la population consiste moins à abolir la propriété privée qu'à balayer la « caste » : « Les gens n'espéraient pas tant un changement réel de leurs conditions de vie que l'accession au gouvernement de personnes normales, qui leur ressemblent. »

À Saint-Jacques-de-Compostelle, la plate-forme victorieuse Compostela Aberta (« Compostelle ouverte ») est née d'« un dégoût », nous expliquent Mme Marilar Jiménez Aleixandre et M. Antonio Pérez Casas, respectivement porte-parole et militant de la coalition. « À peine un an après son élection, le précédent maire, le conservateur Gerardo Conde Roa, a été condamné pour fraude fiscale. » Deux autres se sont succédé au cours d'une mandature scandée par les affaires judiciaires, ce qui a valu à la ville d'être rebaptisée « Santiago de Corruptela ».

Cette crise de la représentation politique, moteur du mouvement du 15-M (né le 15 mai 2011 à Madrid), a favorisé la création de coalitions hétéroclites, renouvelant le profil des exécutifs traditionnels : « Compostela Aberta se compose en partie d'anciens militants de grands partis, mais pas uniquement, indiquent Mme Jiménez Aleixandre et M. Pérez Casas. Beaucoup de ses membres n'avaient jamais fait de politique auparavant ou viennent des associations de voisins (2), du mouvement féministe ou syndical, de collectifs de lutte contre la spéculation immobilière, etc. On trouve aussi des personnalités, des écrivains, des représentants du monde de la culture, ainsi que des gens issus du 15-M. » Et tout le monde ne se définit pas comme « de gauche ».

Utilisée par leurs adversaires et par une partie de la presse, l'appellation « mairies Podemos » (du nom du parti apparu en octobre 2014) oblitère les relations délicates, voire conflictuelles, que ces équipes entretiennent avec la jeune formation. D'ailleurs, « au-delà de nos différences avec les autres coalitions municipales, nous avons un point commun, observe Mme Jiménez Aleixandre : nous ne nous concevons pas comme des partis. Dans leur grande majorité, les partis de gauche traditionnels donnent la priorité aux intérêts de leurs noyaux dirigeants : garder son poste, sans toujours dialoguer avec les militants. On observe une évolution similaire au sein de Podemos. Nous, nous testons diverses formes d'organisation pour donner la priorité à notre programme. »

Main dans la main ou face à face ?

Lequel ? D'une ville à l'autre, les feuilles de route intègrent de nombreuses ambitions communes : démocratie, répartition des richesses, réduction du poids de l'Église, réappropriation des services publics, droits des femmes, etc. Notre entretien n'a débuté que depuis quelques minutes lorsque le maire de Saint-Jacques-de-Compostelle, M. Martiño Noriega Sánchez, se lève : « Je descends dans la cour, prévient-il. Nous organisons une minute de silence chaque fois qu'une femme meurt sous les coups d'un homme. » Dans cette ville de près de cent mille habitants, de telles actions accompagnent la réhabilitation d'un centre d'accueil pour les femmes victimes d'agression, ainsi que des campagnes destinées à rendre leur lutte plus visible. Le 25 novembre, défini par les Nations unies comme la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, la ville se drapait de noir, bus et vitrines arborant l'inscription « Contra a violencia ».

À son retour, le maire nous expose le plan de prestations sociales entré en vigueur en octobre et dont il souhaite que d'autres gouvernements s'inspirent. « “Compostela Suma” est le programme le plus ambitieux que nous ayons porté jusqu'à présent. Nous avons signé des accords avec des hôtels, des associations, comme la Croix-Rouge, et débloqué des moyens pour loger les sans-abri, en utilisant des immeubles de la mairie qui n'avaient jamais été destinés à cela. » Le programme prévoit de venir en aide à des habitants considérés comme « trop riches » pour bénéficier de l'allocation d'inclusion sociale de Galice (Risga). M. Noriega Sánchez n'hésite pas, en outre, à afficher son soutien aux grévistes lors des grandes journées de mobilisation des travailleurs précaires et des sous-traitants de Telefónica, le principal opérateur de télécommunications d'Espagne.

Parmi les cibles des nouvelles équipes municipales, certains symboles. À Barcelone, la réapparition d'une statue décapitée du général Francisco Franco a scandalisé les conservateurs. Pour l'Épiphanie, le 6 janvier 2016, la mairie de Valence a choqué en remplaçant certains Rois mages par des reines. Provocations gratuites ? Il s'agirait plutôt de bousculer les héritages franquiste et catholique, en écho à l'aspiration républicaine du 15-M. Laquelle continue de flotter sur les manifestations espagnoles à travers le drapeau violet, jaune et rouge (les couleurs de la IIe République espagnole, 1931-1939).

Une fois le programme défini et l'élection remportée, il faut gouverner. L'entrée dans l'institution d'anciens militants associatifs habitués, pour les avoir souvent subis, aux rapports conflictuels avec les équipes municipales a provoqué un changement d'attitude du nouveau pouvoir local vis-à-vis du secteur associatif. « On constate une volonté de nous inclure dans les processus de décision, se félicite M. Enrique « Quique » Villalobos, président de la Fédération régionale des associations de voisins de Madrid (FRAVM). Il est devenu plus facile d'obtenir des informations. Ça n'a peut-être l'air de rien, mais c'est un pas de géant, parce que, une fois en possession de ces informations, nous pouvons revendiquer. Les conflits qui nous opposent actuellement à la mairie ont donc été facilités par la mairie elle-même ! »

Boa Mistura. – « Je te mangerais de poésie », Madrid, 2013 www.boamistura.com

Travailler main dans la main, mais sans renoncer au face-à-face : pour les collectifs militants, collaborer avec d'anciens camarades implique également de conserver son indépendance, pour « maintenir la pression ». Car l'amélioration des relations entre les acteurs des sphères publique et politique n'offre pas un gage d'avancées sociales, pas plus que la cordialité n'est synonyme de collaboration. « Nous portons un regard mitigé sur les premiers temps du gouvernement de Barcelona en Comú, déclare M. Daniel Pardo, membre de l'Assemblée des quartiers pour un tourisme durable (ABTS). Des espaces de dialogue se sont ouverts, alors qu'auparavant les questions liées au tourisme demeuraient le pré carré de l'institution, en lien avec les professionnels du secteur : les seconds décidaient, la première signait. Mais nous sommes assez surpris de voir que notre voix, qui défend l'intérêt général, est mise sur le même plan que l'avis du premier hôtelier venu. »

Accompagné d'une vingtaine de militants reconnaissables à leurs tee-shirts verts et à leurs slogans enjoués, M. Carlos Macías, porte-parole de la Plate-forme des victimes du crédit hypothécaire (PAH) de Barcelone, manifeste devant la mairie, en ce jour de tenue du conseil municipal, en octobre 2016. Une motion qu'ils portent depuis des mois vient d'être adoptée. Elle dénonce une clause prévoyant l'indexation des intérêts de certains prêts immobiliers sur un indice dont la méthode de calcul a été revue de manière très favorable aux banques par une loi de septembre 2013. Plus d'un million de prêts seraient concernés, empêchant de nombreuses familles de payer leurs mensualités à cause du surcoût important engendré par cette disposition, régulièrement jugée abusive par les tribunaux. À Barcelone, la municipalité s'engage désormais à ne plus travailler avec les banques qui l'utilisent et à fournir une aide administrative aux victimes. À l'échelle nationale, le rôle des mairies est pourtant limité : au mieux, elles peuvent demander au gouvernement espagnol de changer la loi, de mettre en place un système de prêts à taux zéro ainsi qu'un remboursement de tous les intérêts injustement perçus par les banques. Ce qui suffit à faire trembler les grands financiers. « Je sais qu'il est peu probable que la mairie cesse de travailler avec ces établissements financiers, confesse M. Macías. Il resterait deux banques, tout au plus, et aucune qui puisse lui prêter de l'argent. Mais je suis convaincu qu'il faut continuer à mettre la pression pour que l'équipe municipale ne baisse pas les bras. »

Ne pas se démobiliser, telle serait la priorité. « Barcelona en Comú ou Podemos ont une responsabilité : celle du discours, poursuit M. Macías. Si vous envoyez à votre propre camp le message : “Tout va bien, calmons-nous, nous sommes arrivés au pouvoir et on va tout régler”, c'est que vous n'avez rien appris au cours des quarante dernières années. » Les nouvelles équipes se disent conscientes du risque : « Nous ne voulons à aucun prix reproduire l'erreur de 1982, quand la victoire du PSOE [Parti socialiste ouvrier espagnol] a abouti au démembrement du mouvement social, veut rassurer Mme Luisa Capel, membre de l'équipe de communication d'Ahora Madrid (« Madrid maintenant »). À l'époque, la gauche a choisi une logique de démocratie représentative, et nous avons perdu du pouvoir dans la rue. Cela s'est vérifié tout au long des années 1990, avec des effets dévastateurs. Nous souhaitons que le mouvement social continue à jouer son rôle pour nous aider à mener notre politique. Ceux d'en face, eux, ne se privent pas d'essayer de peser. »

« Technique de profanation des institutions »

Cette invitation provoque néanmoins quelques tensions. À Barcelone, elles se cristallisent autour de la lutte contre le tourisme de masse, point fort du programme de Barcelona en Comú. À l'été 2015, la maire, Mme Ada Colau, a adopté un moratoire d'un an (prolongé jusqu'en juin 2017) sur les licences permettant l'ouverture de nouveaux logements touristiques, le temps de mettre sur pied une politique de long terme dans une ville où tous les quartiers souffrent de l'essor du tourisme de masse. Si le moratoire — au grand dam des représentants du secteur — répond à la première des exigences de l'ABTS, le plan spécial urbaniste de logements touristiques (PEUAT) qui l'accompagne a essuyé le feu de ses critiques.

Encore en discussion après avoir reçu une centaine d'amendements, cette réglementation vise à définir quatre zones urbaines. Dans le centre, zone dite de « décroissance naturelle », aucune nouvelle construction hôtelière ne serait autorisée, et les établissements existants ne pourraient être ni agrandis ni remplacés par d'autres si leur activité venait à cesser ; dans la deuxième zone, le statu quo serait maintenu ; et, dans les quartiers périphériques des troisième et quatrième couronnes, des licences seraient délivrées de manière « soutenable », avec des restrictions en fonction de la superficie et du nombre de places des établissements. « Nous savons que ce projet est ce qui s'est fait de plus courageux à Barcelone, mais nous savons aussi à quel point il est insuffisant, explique M. Pardo. La mairie nous demande de la soutenir, mais nous ne pouvons pas lui signer un chèque en blanc. La “décroissance naturelle” est un tour de passe-passe langagier. En l'état, certains des quartiers représentés dans nos assemblées se retrouveraient immédiatement à la merci de la spéculation. Notre exigence ? Un moratoire indifférencié. Politiquement, c'est peut-être un suicide, mais nous ne pouvons pas demander moins. »

Chaque jour, les « mairies du changement » se retrouvent aux prises avec les difficultés qu'implique le passage de la rue aux institutions. Cette mutation dépossède le mouvement social d'une part significative de ses forces. Assise à la terrasse d'un café, Mme Ana Menéndez, récemment propulsée à la tête de la Fédération des associations de voisins de Barcelone (FAVB), énumère ceux de ses anciens camarades qui travaillent désormais pour les services municipaux. Le phénomène fait écho au siphonnage de nombreux animateurs du mouvement social par Podemos. Dans les rangs de Compostela Aberta, Mme Jiménez Aleixandre ne parvient pas à dissimuler son découragement quand elle analyse l'impact sur l'action militante d'un an et demi de présence dans les institutions : « Ces derniers temps, le fonctionnement de Compostela Aberta, comme celui des autres “mairies du changement”, a été très affecté par les processus électoraux. Nous avons vécu une élection municipale, deux générales et une régionale en un an et demi ! Nous nous y sommes investis à corps perdu, et elles ont absorbé une énorme part de l'énergie que nous aurions pu consacrer à la ville. Sans compter les tensions internes que ce processus a provoquées, puisque les coalitions changeaient en fonction du type d'élection. »

Boa Mistura. – « La vie pourrait être de couleur rose », Madrid, 2014 www.boamistura.com

Ces tensions ne résultent pas seulement de visions divergentes. Elles révèlent la difficulté de reproduire dans les institutions politiques les pratiques et les mots d'ordre du mouvement social. Adeptes du concept d'empowerment, repris et développé par Podemos, les nouvelles mairies pensent le terrain institutionnel comme un champ d'expérimentation politique. Elles misent sur la conception de plates-formes numériques citoyennes (3) — une prolongation des méthodes en vogue pendant le 15-M, où chacun pouvait, au coin d'une place, au détour d'un débat, inscrire ses propositions sur un tableau blanc. « L'objectif est de rompre avec cette bureaucratisation de la participation pour faire quelque chose de plus dynamique, davantage dans l'esprit du 15-M, où les accords s'obtiennent par consensus et où il n'est pas nécessaire d'appartenir à une association déclarée pour pouvoir participer », explique Mme Capel à Madrid.

Mais cette inventivité numérique — que le journaliste Ludovic Lamant qualifie de « technique de profanation des institutions (4)  » — et la bonne volonté qui l'accompagne se heurtent parfois aux pratiques des habitants. « Beaucoup ont finalement découvert que l'institution, ce n'est pas Twitter », constate le directeur de la FRAVM. À Saint-Jacques-de-Compostelle, le vote des budgets participatifs a mobilisé un millier de personnes, soit un peu moins d'un habitant sur cent. À Madrid, lors de la vaste campagne de réhabilitation de la place d'Espagne en 2016, 31 761 personnes ont voté en ligne pour les divers projets : environ 1 % de la population totale de la capitale. La répartition des 60 millions d'euros du budget participatif a quant à elle suscité l'intérêt de 45 522 habitants. Gadgets hors-sol ou « démocratie réelle » ? Pour le maire de Saint-Jacques-de-Compostelle, M. Noriega Sánchez, ces outils feront la preuve de leur efficacité de manière rétroactive, « une fois que les habitants auront pu constater que les propositions dont ils ont été les auteurs ont bien été adoptées et mises en place ».

Devenir de simples exécutants locaux ?

À condition, toutefois, de pouvoir porter ces mesures et les faire adopter par le conseil municipal. Aucune des coalitions de gauche arrivées au pouvoir en mai 2015 ne jouit d'une majorité absolue. « Nous gouvernons la ville, mais nous n'avons pas le pouvoir », résume M. Pablo Hijar, conseiller municipal au logement de ZeC. Le soutien d'autres groupes — souvent le PSOE, ou des partis régionaux comme Chunta Aragonesista (Union aragonaisiste, CHA), mouvement nationaliste et écosocialiste en Aragon — s'avère donc indispensable. À Saragosse, « les socialistes nous empêchent d'appliquer des critères de progressivité fiscale », s'agace le maire Pedro Santisteve. « Le PSOE entrave systématiquement les grandes décisions, celles qui remettent en question le système capitaliste », renchérit M. Guillermo Lázaro, de ZeC.

Sans compter qu'un certain nombre de mesures figurant dans les programmes électoraux relèvent de prérogatives régionales ou nationales. « S'il y avait eu un changement simultané à ces échelles, cela aurait été plus facile, soupire M. Villalobos. La région de Madrid gère les hôpitaux, l'éducation publique, la loi du sol. Nombre de décisions de la mairie sont donc accessoires : elle invite la région à prendre telle ou telle mesure... le plus souvent sans l'obtenir. » Les moyens ne suffisent pas à mettre en œuvre les mesures radicales promises contre les expulsions. Et ce d'autant moins que les mairies subissent la pression budgétaire de Madrid : « Seul 12,8 % du budget national leur parvient, reprend M. Santisteve. Elles doivent pourtant répondre aux besoins élémentaires des citoyens en matière de transport, de traitement des eaux et des déchets. »

La stratégie de « changement de l'intérieur » promue par les nouveaux exécutifs municipaux achoppe sur la définition de leurs compétences, héritée de la transition démocratique et des lois nationales. En particulier la loi de rationalisation et durabilité de l'administration locale, dite loi Montoro, du nom du ministre des finances de M. Mariano Rajoy, M. Cristóbal Montoro, qui l'a fait adopter en 2013. La première phrase de son préambule ne laisse planer aucun doute sur ses visées : « La réforme de l'article 135 de la Constitution espagnole (…) consacre la stabilité budgétaire comme principe directeur devant présider à l'action de toutes les administrations publiques. » Dictée par le « respect des engagements européens en matière de consolidation fiscale » et arrivant dans le sillage des politiques d'austérité, cette loi impose, en plus de la réduction du déficit, de consacrer tout éventuel excédent budgétaire au remboursement de la dette. Au-delà des exigences de leur politique, les mairies doivent mener un combat sur la conception même de l'action municipale : faut-il se satisfaire de devenir des exécutants locaux dans le cadre prévu par l'État ou bien tenter de se consolider comme entités politiques à part entière, dans la lignée de la tradition « municipaliste » ancrée dans l'histoire du pays depuis le XIXe siècle ?

Cette situation oblige les coalitions progressistes à d'étranges contorsions en matière de communication. Si toutes peuvent se vanter d'avoir assaini les comptes publics et dégagé un confortable excédent budgétaire depuis leur prise de pouvoir (5), elles ont dû, en vertu de la loi Montoro, reverser celui-ci aux banques (2,3 milliards d'euros cumulés (6)). Certaines décident toutefois de faire contre mauvaise fortune bon cœur : faute de pouvoir investir l'argent récupéré, elles choisissent de présenter ces remboursements comme la preuve de leur bonne gestion.

Une telle stratégie n'interdit pas aux figures de proue du mouvement de tenter d'obtenir une modification de la loi. Avec le soutien des « maires du changement », le groupe parlementaire Podemos a déposé une proposition de loi allant dans ce sens en octobre 2016. Fin novembre, une cinquantaine de représentants municipaux se sont réunis à Oviedo afin de lancer un cycle de rencontres pour dénoncer la dette illégitime et les coupes budgétaires. Loin d'être isolée, la réunion d'Oviedo relève d'une démarche familière aux « mairies rebelles » : faire front. Les 4 et 5 septembre 2015 se tenait ainsi à Barcelone le sommet « Villes pour le bien commun. Partager les expériences du changement », prolongé à La Corogne un mois plus tard. Il s'agissait dans les deux cas d'échanger sur les sujets les plus conflictuels : la remunicipalisation des services publics, les centres de rétention administrative, les réfugiés, la mémoire.

Pour certains, douze mois ont toutefois suffi à susciter un sentiment de déception. Successeur de Mme Colau dans le rôle de porte-parole de la PAH de la capitale catalane, M. Macías déplore la lenteur des changements promis : « Prenons la question de la sanction des banques propriétaires de logements maintenus vides : la mairie n'a pas rempli sa mission. Elle a infligé entre cinquante et soixante amendes ; il aurait dû y en avoir deux mille. Soit elle ne va pas dans la bonne direction, soit elle est excessivement lente. Et, sur cette question, il n'y a pas de débat quant à ses prérogatives : c'est bien de son ressort. »

Tenus par les décisions de leurs prédécesseurs

Début 2016, un conflit a agité l'équipe municipale, critiquée pour sa gestion de la grève des travailleurs des transports publics. Convoquées au moment du Mobile World Congress, vitrine internationale du secteur de la téléphonie, fin février 2016, les mobilisations exigeaient la fin des contrats précaires, le dégel des salaires et la publication des revenus des cadres dirigeants. Après le rejet par les syndicats des solutions proposées par la « mairie rebelle » pour arrêter la grève, Mme Colau a qualifié le mouvement de « disproportionné », et sa conseillère à la mobilité, Mme Mercedes Vidal, en a appelé à la « responsabilité » des grévistes. « Cette position totalement hostile à la grève, peut-être plus féroce que celle d'autres équipes municipales, a beaucoup surpris, rapporte M. José Ángel Ciércoles, délégué CGT Metro, le syndicat majoritaire dans cette branche des transports. Il est évident que ceux qui avaient voté pour Ada Colau se sont sentis trahis. »

Président d'Ateus de Catalunya (« Athées de Catalogne »), une association nationale dénonçant le poids de la religion catholique dans la société espagnole, M. Albert Ruba Cañardo se demande quand aboutira le recensement des propriétés immobilières de l'Église — et de leurs privilèges —, qu'il a réclamé à la mairie de Barcelone et qu'il considère comme une donnée-clé de la question du logement. « Le concordat, que nous voulons abolir, exonère d'impôt les propriétés de l'Église référencées comme lieux de culte. Mais c'est une hypocrisie. Vous pouvez avoir un immeuble gigantesque, avec une façade longue de plus de cent mètres et donnant sur une place centrale de la ville, qui appartient à l'Église, avec, à l'intérieur, des bureaux d'avocats, des magasins, tous loués. Et, sur cet immeuble, l'Église ne paie aucun impôt. Pourquoi ? Parce qu'elle a installé une sculpture de saint dans un coin. »

En prenant le relais de la droite dure, comme à Madrid, où Mme Manuela Carmena a été élue après vingt-quatre ans de gouvernement du Parti populaire (PP), les coalitions héritent d'accords et de projets antérieurs. Les nouveaux venus subissent alors le feu d'une critique qui devrait en grande partie s'adresser à leurs prédécesseurs. La capitale espagnole vient ainsi d'avaliser la construction du quartier Los Berrocales, imaginé par l'ancienne mairie. Plus de 22 000 logements devraient y être construits d'ici à 2018. « Le PP a laissé derrière lui tout un héritage de contrats sur trente ans ou plus avec telle ou telle entreprise, commente M. Villalobos. Les remettre en question impliquerait des indemnisations énormes. Los Berrocales, par exemple, est une folie. La ville dispose aujourd'hui d'un nombre suffisant de logements pour les trente ou quarante prochaines années. Si nous construisons le nouveau quartier, certains resteront vides. » Mme Carmena avait promis de ne pas autoriser de nouveaux chantiers urbains de cette ampleur ; elle a néanmoins estimé ne pas pouvoir révoquer ce projet conçu par ses adversaires politiques.

En avril 1931, la victoire des forces progressistes dans plusieurs grandes villes du pays, dont Madrid, avait préfiguré la IIe République. Certains voient dans les « mairies du changement » un écho à ce précédent. Mais, sur place, une forme de déception guette, à la mesure de l'enthousiasme qu'avaient suscité ces victoires en 2015, dans un contexte différent. À l'époque, de nouvelles formations politiques, Podemos en tête, bénéficiaient d'une forte dynamique. Elles espéraient triompher lors des dernières élections législatives. Leurs dirigeants théorisaient l'idée d'un « assaut institutionnel » : la conquête rapide du pouvoir à tous les niveaux par le biais d'une stratégie électoraliste assumée, peu clivante (le discours du « ni droite ni gauche ») et ouvertement revendiquée comme « populiste ».

Dans l'attente d'un nouvel assaut, et au-delà de leurs propres contradictions, les « mairies du changement » doivent faire face à des exécutifs nationaux et régionaux structurellement plus puissants, et bien décidés à les tenir en échec.

(1) Formée par Podemos, Izquierda Unida (union du Parti communiste d'Espagne et d'autres partis de la gauche radicale), Equo (écologistes), Puyálon (souverainistes aragonais anticapitalistes), Somos (républicains de gauche), Demos Plus (né du mouvement social de défense de la santé et de l'éducation publiques) et Piratas de Aragón (Parti pirate).

(2) Le mouvement des associations de voisins tient une place particulière en Espagne depuis la dictature franquiste. Présentes dans tout le pays, celles-ci se regroupent par fédérations dans les communautés autonomes et participent de manière très large au débat public.

(3) La mairie de Madrid a par exemple créé la plate-forme https://decide.madrid.es

(4) Ludovic Lamant, Squatter le pouvoir. Les mairies rebelles d'Espagne, Lux, Montréal, 2016.

(5) Madrid, en particulier, fait figure de « bon élève » pour avoir réduit la dette publique de 19,7 % en un an.

(6) Eduardo Bayona, « La deuda en los ayuntamientos del cambio se reduce 160.000 euros cada hora », Público, 26 novembre 2016.

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