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Retour de la question sociale

ven, 05/05/2017 - 16:31

Longtemps oubliée, la question sociale revient au cœur du débat politique. En France, pour avoir sous-estimé l'attachement de ses électeurs à cette question, la gauche a été sévèrement sanctionnée. Les élections présidentielle et législatives du printemps 2002 se sont traduites, en effet, par un véritable séisme : défaite du gouvernement de la gauche plurielle ; retrait de la vie politique du premier ministre en exercice, M. Lionel Jospin ; quasi-disparition du Parti communiste ; forte montée de l'extrême droite ; réélection « triomphale » (82 % des voix) de M. Jacques Chirac ; victoire de la droite, qui a obtenu, le 16 juin 2002, la majorité absolue à l'Assemblée nationale.

L'oubli de la question sociale est sans doute à l'origine de ce grand chambardement. Après cinq ans de gouvernement d'une « gauche plurielle » qui comprenait des socialistes de toutes les tendances, des communistes, des Verts, des radicaux de gauche et des républicains du Mouvement des citoyens, cette gauche ne soulevait plus aucun enthousiasme populaire et ses importantes réformes (1) étaient oubliées, voire critiquées.

Ce 21 avril 2002, une certitude confortable s'est effondrée : alors que tout changeait dans le monde, deux vieux partis — gaulliste et socialiste — devaient continuer de se partager tranquillement le pouvoir comme depuis trente ans…

Or ces deux forces étaient usées, leur mission historique épuisée. Elles donnaient l'impression, chacune à sa manière, d'être en panne, avec des appareils déliquescents, sans organisation ni véritable programme, sans doctrine, sans boussole et sans identité.

Des élections précédentes avaient montré qu'aucun de ces deux partis ne savait s'adresser à ces millions de Français victimes des nouvelles réalités du monde postindustriel engendré par la mondialisation libérale. Cette foule des ouvriers jetables, des déclassés des banlieues, des chômeurs endémiques, des RMistes, des exclus, des retraités en pleine force de vie, des jeunes précarisés, des familles modestes menacées par la pauvreté. Toutes ces couches populaires angoissées par les effets brutaux de la mondialisation libérale...

Le Parti socialiste, en particulier, qui ne compte presque plus de cadres issus du peuple et dont de nombreux dirigeants, en revanche, sont assujettis à l'impôt sur les grandes fortunes, a donné l'impression d'être sur une autre planète sociale, à des années-lumière du peuple commun. Il s'est montré peu sensible aux mille et un problèmes — licenciements massifs, délocalisations d'entreprises, insécurité, marginalisation, chômage, précarité, nouvelles pauvretés — qui accablent la France d'« en bas ». Il a été incapable de sentir le mouvement en profondeur de « la souffrance de cette sous-France », selon l'expression du journaliste Daniel Mermet.

« Ce mouvement en profondeur écrit un analyste politique, la gauche plurielle ne l'a pas vu venir. D'où sa déroute. A l'évidence, Lionel Jospin n'était pas le bon candidat. Il a mené une mauvaise campagne avec un mauvais entourage. (…) L'erreur de Lionel Jospin et de sa gauche plurielle est bel et bien d'avoir privilégié les bobos contre les prolos (2). »

Comme d'autres pays européens — Autriche, Norvège, Belgique, Suisse et, plus récemment, Italie, Danemark, Pays-Bas et Portugal —, l'extrême droite, en France, a su tirer profit des traumatismes causés au sein de la société par la mondialisation libérale, l'unification européenne, la désindustrialisation, les privatisations, le démantèlement des services publics, la réduction de la souveraineté nationale, la disparition du franc, l'effacement des frontières, l'hégémonie des Etats-Unis, le multiculturalisme, la crise de l'Etat-providence…

Tout cela dans un contexte de très grandes mutations technologiques qui ont entraîné l'apparition d'une grave insécurité économique et ont causé d'insupportables ravages sociaux. Un contexte où, la logique de la compétitivité ayant été élevée au rang d'impératif naturel, les violences et les délinquances de toute sorte devaient naturellement se multiplier.

Devant la brutalité de ces changements, les incertitudes s'étaient accumulées, l'horizon s'était brouillé. De nombreux Français se sont alors sentis abandonnés par des gouvernants de droite comme de gauche, que les médias n'ont cessé par ailleurs de décrire comme des « affairistes », des « tricheurs », des « menteurs » des « voleurs » et des « corrompus ». Sur un tel terreau social, fait de peurs, de désarroi et de ressentiment, il était presque fatal que réapparaissent les vieux magiciens. « Le fascisme ne tombe pas du ciel, écrit Jean-Michel Quatrepoint. Il se nourrit toujours de la paupérisation et de l'exaspération des classes moyennes ainsi que des erreurs, de la suffisance et de l'aveuglement des pseudo-élites du moment (3). » A base d'arguments démagogiques, les néofascistes promettent de revenir au monde d'antan (« Travail, famille, patrie »), rejettent sur l'étranger, l'immigré maghrébin ou le juif la cause de tous les maux et de toutes les insécurités. Les immigrés constituent en particulier les cibles les plus faciles et les plus constantes parce qu'ils symbolisent les nouveaux bouleversements sociaux, et représentent aux yeux des plus modestes une concurrence indésirable.

Absurde, haineux, ce discours séduit depuis longtemps, selon certaines enquêtes, « plus d'un Français sur quatre (4)  ». Et a été approuvé, le 21 avril 2002, par des millions d'électeurs issus des classes sociales modestes (30 % des sans-emploi, 24 % des ouvriers, 20 % des jeunes).

La crise de la politique s'était accentuée en France en raison notamment d'attitudes inacceptables adoptées par certaines formations politiques. En particulier depuis le revirement de M. Jacques Chirac en octobre 1995, lorsque, cinq mois après son élection à la présidence, il renia le programme sur lequel il avait été élu (fondé sur le constat de la « fracture sociale »), et adopta une politique ultralibérale. La grande révolte des cheminots en novembre et décembre 1995, soutenue par la majorité des salariés et appuyée par des intellectuels, en particulier Pierre Bourdieu, avait déjà montré que la société était consciente des dangers que la globalisation libérale faisait courir au modèle social.

Cela s'est traduit aussi par la montée de l'abstention, ainsi que par celle du vote blanc et la non-inscription sur les listes électorales. En France, un jeune sur trois de moins de vingt-cinq ans n'était pas inscrit à la veille de l'élection présidentielle de mai 2002 ; le nombre de militants politiques ne dépasse pas 2 % des électeurs, et seuls 8 % des actifs salariés adhèrent à un syndicat (ces deux derniers chiffres étant l'un des plus faibles du monde occidental).

A gauche, le Parti communiste n'a plus d'identité politique, et a même largement perdu son identité sociologique. Les élections de mai et juin 2002 ont confirmé sa quasi-disparition (moins de 5 % des voix) en tant que force politique nationale. Quant au Parti socialiste, il a été lâché par les couches populaires.

Le socialisme, l'un des grands mythes unificateurs de l'humanité — « Le socialisme est l'expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues » disait Engels —, a également été trahi par les dirigeants sociaux-démocrates européens. Déjà la démission, le 12 mars 1999, de M. Oskar Lafontaine, ministre allemand des finances, avait révélé la panne sociale-démocrate, son effondrement idéologique et son incapacité à proposer une solution de rechange à l'hégémonie néolibérale. Naviguant à vue, obsédée par l'urgence et la proximité, la social-démocratie demeure sans boussole et dépourvue d'assise théorique, à moins d'appeler théorie ces catalogues de renoncements et de reniements que sont La Troisième Voie d'Anthony Giddens, ancien conseiller de M. Anthony Blair, et Le Bon Choix de Bodo Hombach, longtemps inspirateur de M. Gerhard Schröder.

Pour la social-démocratie, qui gouverne plusieurs grands pays européens (Royaume-Uni, Allemagne, Suède), la politique, c'est désormais l'économie ; l'économie, c'est la finance ; et la finance, ce sont les marchés. La question sociale ne figure plus parmi ses priorités. C'est pourquoi elle a favorisé les privatisations, la réduction du budget de l'Etat, le démantèlement du secteur public, tout en encourageant les concentrations et les fusions des firmes géantes. Elle a accepté de se convertir au social-libéralisme. Plus question de se fixer pour objectifs prioritaires le plein emploi, la défense des acquis sociaux, la relance des services publics ou l'éradication de la misère pour répondre à la détresse des 18 millions de sans-emploi et des 50 millions de pauvres que compte l'Union européenne.

Entre les déceptions du rêve socialiste et les décombres de nos sociétés déstructurées par la barbarie néolibérale, y a-t-il un espace pour une nouvelle utopie sociale ?

Beaucoup de citoyens souhaitent voir la gauche se ressaisir et introduire des graines d'humanité pour faire dérailler la machinerie néolibérale. En Italie, en Espagne, dans d'autres pays, les salariés se mobilisent, participent à des grèves générales. Partout on sent le désir d'action collective. Chacun éprouve la nécessité de réintroduire du collectif porteur d'avenir (5). Et le seul avenir acceptable est celui qui s'édifie sur un projet politique dont la préoccupation centrale reste précisément la question sociale.

(1) Le gouvernement de M. Lionel Jospin a fait adopter quelques grandes lois sociales qui représentent incontestablement des avancées historiques : les 35 heures, la couverture maladie universelle (CMU) et l'allocation personnalisée d'autonomie (APA).

(2) Jean-Michel Quatrepoint, « La France d'en bas », La Lettre A, Paris, 26 avril 2002.

(3) Ibid.

(4) Le Monde, 13 avril 1996.

(5) Lire Pierre Bourdieu, « L'essence du néolibéralisme », Le Monde diplomatique, mars 1998 ; lire aussi, du même auteur, « Le néo-libéralisme, utopie (en voie de réalisation) d'une exploitation sans limites », in Contre-feux, Liber-Raison d'Agir, Paris, 1998.

Le procès des droits de l'homme. Généalogie du scepticisme démocratique

ven, 05/05/2017 - 00:00

Pour les auteurs — l'une directrice du Centre de théorie politique à l'Université libre de Bruxelles, l'autre membre de ce même centre —, « nous vivons sans doute dans “l'âge des droits” au sens où les droits de l'homme sont la seule idée politique et morale qui ait reçu une consécration universelle ». Une lingua franca mondiale, en quelque sorte, compte tenu de l'échec des autres utopies. Mais le constat est accablant : « Plus de la moitié du monde vit dans une situation où les droits de l'homme sont quotidiennement violés. » En effet, l'exigence d'universalité n'a de sens que si elle s'appuie sur un projet politique d'émancipation sociale, faute de quoi les droits humains ne constituent qu'une idéologie participant d'une légitimation du statu quo. C'est en effet la même Assemblée nationale qui adopte la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et qui vote deux ans plus tard la loi Le Chapelier, interdisant notamment les organisations ouvrières. Les arguments des « procès » intentés par Edmund Burke ou Carl Schmitt, Marcel Gauchet ou Régis Debray sont analysés.

Seuil, coll. « La couleur des idées », Paris, 2016, 352 pages, 22 euros.

Des valeurs. Une approche sociologique

ven, 05/05/2017 - 00:00

C'est essentiellement aux « valeurs-principes », celles qui sont facteurs de valorisation, que s'attache ici Nathalie Heinich, au fil de cet essai touffu de sociologie axiologique. L'ouvrage est porté par une ferme critique des méthodes quantitatives dans ce domaine, de l'« invisibilisation » de cette question imputée à « la tradition matérialiste, et plus précisément marxiste », et de l'approche de Pierre Bourdieu, pour qui il n'existerait d'autre motivation « qu'intéressée à la perpétuation de la domination ». Il entend en particulier « mettre en évidence, à partir d'exemples concrets pris dans des contextes variés, les différentes catégories de principes d'évaluation et de justification, et leur articulation ». Appuyée sur de nombreux exemples porteurs de conflits, de l'appréciation de la corrida à celle de l'artiste Jeff Koons, c'est donc « la question des représentations que se font les acteurs de ce qui possède, ou de ce qui produit, de la valeur » qui se met en place, refusant l'universalisme pour un « relativisme descriptif ». Au lecteur soucieux de comprendre le sens — historique, idéologique, philosophique — de telle ou telle valeur de prolonger le travail.

Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 2017, 416 pages, 25 euros.

Cuba and Revolutionary Latin America. An Oral History

ven, 05/05/2017 - 00:00

À travers les témoignages des acteurs de l'épopée cubaine, ce livre raconte l'influence de la petite île sur les mouvements révolutionnaires latino-américains. Le retour historique sur les relations entre les États-Unis et Cuba éclaire les motivations des barbudos : une fibre nationaliste doublée d'une profonde préoccupation sociale. Le récit décrit par la suite le soutien apporté aux guérillas et aux partis de gauche en Amérique latine, ainsi que l'influence d'Ernesto « Che » Guevara, dont la vie (puis la mort) fut une source d'inspiration pour beaucoup.

Si ses forces militaires ont plutôt opéré en Afrique, Cuba n'a jamais hésité à prêter main forte à ses alliés dans la région. Deux mille professeurs, par exemple, furent envoyés au Nicaragua afin de soutenir le gouvernement sandiniste dans sa politique d'alphabétisation. Au fil des pages et des années, on observe la façon dont La Havane adopte une attitude plus pragmatique. En témoigne sa participation aux négociations de paix entre les guérillas colombiennes et Bogotá.

Zed Books, Londres, 2017, 304 pages, 19,99 livres sterling.

La France qui gronde. Politique, sécurité, éducation, religions, salaires, immigrations…

ven, 05/05/2017 - 00:00

La « France qui gronde », c'est celle de la désindustrialisation, des délocalisations, des quartiers sensibles, des déserts médicaux, des paysans et des policiers suicidaires… Pendant des mois, les journalistes Jean-Marie Godard et Antoine Dreyfus sont partis à la rencontre de cette France « qui fait parfois irruption dans le quotidien médiatique à travers des sondages, lors d'un micro-trottoir ou à l'occasion d'une émission politique pour laquelle quelques-uns de ces visages viennent pousser un coup de gueule minuté face au ministre, au chef de parti, au président ». Les deux reporters lui donnent la parole « sans fard ni filtre » et livrent le tableau d'un pays qui se débat face aux difficultés quotidiennes et se montre écœuré par l'arrogance des nantis. Certains de ces témoins s'avouent tentés par le vote Front national. Mais d'autres, observent les auteurs, font le choix « d'innover de manière pragmatique, loin des idéologies, pour résoudre des problèmes très concrets ».

Flammarion, Paris, 2017, 376 pages, 19,90 euros.

Ondes électromagnétiques

ven, 05/05/2017 - 00:00

Après la publication de l'article d'Olivier Cachard « Ondes magnétiques, une pollution invisible » (février), puis d'une lettre contestant certaines sources dans le courrier des lecteurs de mars, plusieurs lecteurs ont réagi, dont Mme Victoria Heleven

Cela fait des années que j'attendais de la part du Monde diplomatique un article sur cette question, et les propos du courrier des lecteurs n'apparaissent pas fondés. [Parmi les preuves de dangerosité], les études du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ont classé les champs électromagnétiques comme potentiellement cancérigènes pour les humains (groupe 2B), le 31 mai 2011 à Lyon (…). En mai 2016, l'Académie américaine de pédiatrie a recommandé aux parents de limiter l'utilisation du téléphone portable chez les enfants et les adolescents. L'étude scientifique révèle des tumeurs au cœur et au cerveau de rats exposés aux irradiations du téléphone portable (…).

Un printemps qui se fait attendre

jeu, 04/05/2017 - 13:41

Après l'indépendance de juillet 1962, l'Algérie fut à l'avant-garde des pays du tiers-monde qui tentaient d'éradiquer les restants du colonialisme et de bâtir un nouvel ordre international. Cinquante ans plus tard, alors que le monde arabe est emporté par une contestation sans précédent, le pays semble immobile. Jusqu'à quand ?

L'Algérie restera-t-elle longtemps à l'écart de la lame de fond qui bouleverse le monde arabe ? A Alger, ses dirigeants, même s'ils restent muets en public sur le sujet, veulent le croire. Ils avancent deux arguments qui devraient à leurs yeux fonder durablement l'exception algérienne. Le premier tient à ce qu'une révolution démocratique a déjà eu lieu en 1988 quand le Front de libération nationale (FLN) a cessé d'être le parti unique au profit d'un multipartisme « rationalisé », que l'armée s'est retiré dans ses casernes et qu'une presse indépendante a vu le jour. M. Rached Ghannouchi, le dirigeant du parti tunisien Ennahda, en visite à Alger le 19 novembre 2011 à l'invitation du président Abdelaziz Bouteflika, a repris à son compte cette antienne de ses hôtes, expliquant benoîtement que la « révolution » algérienne de 1988 a été un modèle pour la Tunisie... et oubliant fort opportunément qu'elle a commencé par un bain de sang à la suite de l'intervention des chars du général Khaled Nezzar contre de jeunes manifestants emmenés par un futur dirigeant, islamiste lui aussi, M. Ali Belhadj (1).

La deuxième raison de cet optimisme officiel, qui pour nombre d'observateurs relève de l'aveuglement, tient à ce que le régime a pu, à la différence de ses homologues tunisien ou égyptien, résister à la pression de la rue. On l'oublie, mais la révolte arabe a commencé en janvier 2011 dans les grandes villes d'Algérie presque en même temps qu'en Tunisie. Pour une fois, le mouvement a été national, n'épargnant aucune région d'Alger à Annaba. Du 5 au 10 janvier, la jeunesse a défilé, souvent derrière un drapeau tunisien, pour le pain et la dignité. A Alger, les émeutes, les plus graves depuis 1988, ont débordé des quartiers populaires et touché les zones huppées. Un habitant de ces quartiers présent avoue sa surprise : « Je suis né ici, j'ai presque 50 ans et je n'ai jamais vu cela. Même durant les événements de 1988 (2)...  »

Les autorités sont parvenues in extremis à contenir tant bien que mal les manifestations en les noyant sous un tsunami bleu — la couleur de l'uniforme des cent quarante mille policiers. Et en multipliant les promesses : les légumes secs ont été ajoutés aux douze produits alimentaires dont les prix sont réglementés et/ou subventionnés, les salaires relevés souvent jusqu'à 80 % avec dix-huit mois ou plus de rappel. La levée de l'état d'urgence en vigueur depuis plus de vingt ans a, une fois de plus, été évoquée ainsi que l'ouverture de la télévision à des chaînes privées.

Pour la réponse politique à la crise, il faut patienter jusqu'au 15 avril 2011, après la déposition de MM. Zine El-Abidine Ben Ali et Hosni Moubarak et le déclenchement de la guerre civile en Libye. Le président Bouteflika promet ce jour-là des initiatives majeures dans la vie politique et l'information, deux secteurs où il y a loin des principes affichés dans la Constitution à la réalité sur le terrain. L'accueil est mitigé : deux importants partis tolérés de l'opposition, le Front des forces socialistes (FFS) (3) et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) (4), boycottent la conférence nationale proposée par le pouvoir. Seules quelques personnalités sont reçues au palais présidentiel puis participent à la rédaction des quatre nouvelles lois organiques promises (régime électoral, représentation des femmes dans les assemblées, incompatibilités avec un mandat parlementaire et autonomie des départements) qui, comme d'habitude, est confiée au ministère de l'inté-rieur, véritable citadelle de l'autoritarisme et du conservatisme.

Le projet semble oublié quand, fin août 2011, deux jours après un attentat meurtrier contre l'académie militaire de Cherchell — le Saint-Cyr algérien — (dix-huit morts), le président le relance et fait adopter en conseil des ministres ce que l'on présente comme une importante réforme de la loi électorale avec création, comme en Tunisie, d'une commission électorale indépendante. Mais le diable est dans les détails : ses membres seront désignés par les neuf partis politiques « autorisés à présenter des candidatures sans dépôt de listes de signatures ». En clair les trois partis qui composent l'Alliance présidentielle, largement majoritaire à l'Assemblée (5), le seront également dans la commission. Et elle sera doublée par une seconde commission composée de magistrats désignés par le président de la République, qui tient à garder un œil sur les élections.

Et pour cause. Les prochaines législatives en avril 2012 seront décisives pour le rendez-vous suprême, la présidentielle du printemps 2014. Le FLN, le parti de M. Bouteflika, qui a actuellement la majorité au sein de l'Alliance présidentielle, devrait perdre la prépondérance au profit de celui du premier ministre, M. Ahmed Ouyahia, chef du deuxième parti en importance de l'Alliance, le Rassemblement national démocratique (RND) : il deviendrait ainsi le candidat « naturel » du bloc majoritaire et le successeur programmé de M. Bouteflika, malade depuis 2005.

Ce clash d'ambitions explique la crise actuelle de l'Alliance, qui connaît une guerre larvée et n'est plus qu'une majorité éclatée pour cause de « succession anticipée ». Le président ignore superbement le chef du gouvernement, qu'il n'a jamais reçu en tête à tête depuis sa nomination en août 2009 et qui lui a été imposé ; ce dernier est contesté dans son parti par un ancien secrétaire général qui lui demande de « dire la vérité au peuple » et lui reproche l'absence d'un « discours mobilisateur ».

Au FLN, une tendance qui se réclame du redressement et de l'authenticité conteste le dirigeant, M. Abdelaziz Belkhadem, prédécesseur de M. Ouyahia au poste de premier ministre, et veut organiser un congrès de refondation. Le ministère de l'intérieur s'y oppose parce que « le mouvement n'existe pas légalement »… Quant aux islamistes « légaux », ils sont plus divisés que jamais et se neutralisent en partie alors que, de l'aveu même de hauts responsables, si demain des élections devaient se tenir en Algérie sur le modèle de ce qui s'est fait en Tunisie, une bonne moitié des électeurs se prononceraient pour eux.

La proximité du premier ministre avec le très influent département de la recherche et de la sécurité (DRS) (6) et son chef, le tout-puissant général de corps d'armée Mohamed Mediène, dit « Toufik », lui donne une longueur d'avance dans la présidentielle sur d'hypothétiques concurrents. « Bouteflika a été victime de son habileté, décode un ancien ministre algérien des affaires étrangères. Quand il est arrivé au pouvoir en 1999, il y avait en face de lui un triumvirat de généraux qui le cornaquait. Il en a débarqué deux et le troisième, resté seul, parle au nom de l'armée, plus puissant que jamais… »

Cette agitation du microcosme, obnubilé par les élections législatives du printemps 2012, laisse de marbre l'opinion. « Chacun veut un peu plus d'argent, les jeunes réclament les droits humains et la démocratie à Dieu, et le discours politique est éclipsé par le discours religieux, qui submerge tout », explique un sociologue.

Al-Jazira et Al-Arabiya ont remplacé TF1 et France 2 sur les écrans. L'influence du Qatar passe, bien sûr, par sa télévision, mais pèse également sur la politique extérieure de l'Algérie, qui fait figure de dernier régime nationaliste encore en place dans le monde arabe, les jours de M. Bachar Al-Assad en Syrie et de M. Abdallah Ali Saleh au Yémen semblant comptés.

Le 15 novembre 2011, le président Bouteflika a dû, toute honte bue, se rendre à Doha, officiellement pour un sommet gazier, où il était le seul chef d'Etat à s'être déplacé, en réalité pour réchauffer ses relations avec le Conseil national de transition (CNT) libyen et son chef, M. Moustapha Abdeljalil, qui a accusé publiquement l'Algérie d'avoir soutenu Mouammar Kadhafi jusqu'au bout et refusait de se rendre à Alger. « Les deux rencontres se sont déroulées dans la résidence de l'émir du Qatar, Cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani, dans un des rôles qu'il affectionne le plus, celui de la médiation (7). » Le Qatar accueille également M. Abassi Madani, l'ancien leader du Front islamique du salut (FIS), vainqueur des élections interrompues par les généraux en décembre 1991.

Et à peine de retour de Doha, M Bouteflika a invité à Alger un autre protégé de marque du monarque qatari, M. Ghannouchi, pour également trouver un terrain d'entente avec la nouvelle Tunisie dont El Watan disait dans son éditorial du 24 octobre 2011 : « Le pouvoir algérien vient de recevoir une belle leçon de démocratie. » Il peut, aussi, attendre un coup de main du leader tunisien pour isoler le RND au sein de l'Alliance présidentielle en rapprochant le FLN et les islamistes du Mouvement de la société pour la paix (MSP), ce qui compromettrait les chances de M. Ouyahia de succéder en 2014 à M. Bouteflika.

L'argent du pétrole alimente le système
de redistribution dont se sert
M. Bouteflika pour asseoir son pouvoir.

Isolé sur le plan diplomatique, mal vu du bloc monarchique et pétrolier du Golfe qui, en revanche, soutient le voisin marocain et a désormais la haute main sur la Ligue arabe, le régime algérien n'a plus qu'un atout dans son jeu : le prix élevé du pétrole, qu'il joue d'ailleurs plutôt mal. Les hydrocarbures devraient lui rapporter cette année plus de 70 milliards de dollars. Ils passent pour l'essentiel dans une gigantesque politique de redistribution qui arrose, inégalement, à peu près tout le monde. Anciens combattants, ménages, abonnés au gaz, à l'électricité et à l'eau, automobilistes, usagers des transports en commun, agriculteurs, débiteurs, locataires de HLM, primo-accédants au logement, retraités, banquiers, entrepreneurs, et beaucoup d'autres sont subventionnés d'une façon ou d'une autre par le Trésor public alimenté par la manne pétrolière.

La redistribution à la Bouteflika, qui se résume à une culture intensive des clientèles les plus diverses et qui lui a permis à l'automne 2008 de faire réformer la Constitution en moins de deux heures par des parlementaires apeurés, désorganise en profondeur l'économie et la société.

Sur le plan économique, elle alimente la trop forte croissance de la demande intérieure. La production nationale est incapable de suivre. Selon la Banque d'Algérie, la demande a augmenté en 2010 de plus de 5,5 % en volume et la production de 3,3 %. L'écart (2,2 % du produit intérieur brut [PIB]) provoque à la fois une forte poussée des importations, qui ont doublé en cinq ans, et un regain d'inflation invisible dans les statistiques officielles, mais très mal vécu par les ménagères, qui con-sacrent en moyenne plus de 55 % du budget familial à l'alimentation.

La hausse, modeste, de la production nationale est en partie illusoire parce que due à deux secteurs très particuliers : l'administration et le bâtiment. Le premier reflète surtout l'augmentation des effectifs de la fonction publique et le second un investissement qui cherche, sans y réussir, à rattraper la demande d'une population en croissance rapide.

En revanche, l'économie « productive », c'est-à-dire l'agriculture et l'industrie, recule année après année ; elle pesait à peine 10 % du PIB en 2009. « La désindustrialisation du pays s'accentue », constate la très officielle Banque d'Algérie. Le secteur public con-tinue sa descente aux enfers (—2,8 %). Seule son entreprise-phare, Sonelgaz, l'EDF-GDF algérien, augmente sa production et... ses pertes, faute d'un relèvement de ses tarifs, inchangés depuis 2005. Quant à l'agriculture, qui oscille entre les bonnes années comme 2009 (+ 20 %) et les moins bonnes comme 2010 et 2011 (+ 6 %), elle reste dominée par les aléas climatiques et plus incapable que jamais de nourrir le pays.

Au total, la justice sociale, tant vantée par le régime, ne bénéficie guère à l'Algérien moyen, dont le niveau de vie augmente au mieux de 1 % par an, soit 3 euros supplémentaires à la fin de l'année ; la démographie, il est vrai, ne facilite pas les choses. En cinq ans, le taux de croissance annuel de la population est remonté de 1,78 % à 2,03 %, et en 2010 il y a eu 888 000 naissances en Algérie, contre 828 000 en France.

Le retour au nationalisme économique — qui a coïncidé dès 2005 avec l'aubaine pétrolière (8), les amendements restrictifs à la loi sur les hydrocarbures, de facture libérale — a accru les difficultés. La fiscalité sur les compagnies étrangères installées dans le pays a été augmentée. Résultat, les compagnies internationales boudent le pays et, en volume, les exportations d'hydrocarbures régressent en 2011 pour la quatrième année d'affilée.

Les contentieux se sont multipliés avec des entreprises américaines, britanniques, égyptiennes, espagnoles, françaises ou italiennes. La baisse des cours du brut en 2008, passé de plus de 140 dollars le baril en juillet à moins de 50 en décembre, s'est traduite par un effondrement des recettes en devises de l'Algérie. M. Ouyahia, le premier ministre, a pris peur et multiplié les mesures administratives pour réduire les importations alors que son président, en pleine campagne électorale pour son troisième mandat, multipliait, lui, les promesses et les cadeaux. Résultat, au même moment, alors que l'un réduisait l'offre, l'autre augmentait la demande !

Les retombées locales du clientélisme ne sont pas moins dommageables. Chaque groupe, chaque région, chaque ville, chaque quartier, se juge, à tort ou à raison, moins bien traité que son voisin et tient à le faire savoir. Faute d'autres canaux de transmission avec un pouvoir ultracentralisé et autiste, l'émeute, la destruction d'édifices publics, la coupure des routes sont devenus des moyens d'expression habituels. Selon le ministère de l'intérieur, l'an passé plus de deux mille cinq cents « incidents » de ce type ont été enregistrés. La sécurité n'est plus qu'un souvenir dans beaucoup de localités où les autorités judiciaires notent, impuissantes, une recrudescence des assassinats, des enlèvements et des rackets. De plus, le régionalisme, qui est l'une des plaies du pays, se trouve encouragé par les inégalités entre régions, les favoritismes qui avantagent celles qui sont bien vues du pouvoir et « oublient » les autres au moment de la distribution des faveurs.

Enfin, à long terme, la politique économique du régime étouffe littéralement la production et l'emploi. Le commerce, légal ou plus souvent illégal, comme l'importation sauvage inondent le marché national des produits les plus invraisemblables et interdisent l'émergence d'une économie moderne. Les entreprises légales n'y résistent pas plus que l'emploi des cent cinquante mille jeunes diplômés qui sortent chaque année des quarante-huit universités du pays.

Il leur reste, maigre consolation, le secteur « informel », seul débouché de masse pour la jeunesse depuis la fermeture des frontières européennes. « Après les émeutes de janvier dernier, le commerce informel, petit et gros, a pratiquement été légalisé » écrit Le Quotidien d'Oran du 21 septembre 2011. Les petits sont omniprésents sur les trottoirs des villes et le long des grandes artères, les « gros » sont invisibles mais actifs. Une nouvelle fois, ils ont réussi à faire reculer le gouvernement, qui voulait imposer le règlement des transactions commerciales par chèque. Les parrains du trafic, comme les douaniers qui au passage prélèvent leur dîme, préfèrent les sacs poubelles remplis de billets ; ils ne laissent pas de trace. L'Algérie bat un triste record du monde en ce domaine ; les billets de banque y représentent plus du quart de la masse monétaire ! Pourtant, à l'automne 2011, les déposants faisaient la queue aux guichets des banques comme dans les bureaux de poste pour retirer de l'argent. A l'évidence, les liquidités sont dans d'autres poches...

(1) Cf. Octobre à Alger, préface de Pierre Vidal-Naquet, Seuil, Paris, 1988.

(2) Agence France-Presse, Alger, 8 janvier 2011.

(3) Le FFS a été fondé en 1963 par un des chefs historiques de la révolution algérienne, M. Hocine Aït Ahmed, qui le dirige toujours.

(4) Fondé au début des années 1980 par le docteur Saïd Sadi, il recrute, comme le FFS, surtout dans les régions berbérophones du pays. Les deux partis s'opposent l'un à l'autre au moins autant qu'au pouvoir...

(5) Aux élections législatives du 17 mai 2007, l'Alliance a obtenu 64 % des 389 sièges, dont 136 pour le FLN, 61 pour le Rassemblement national démocratique et 52 pour le Mouvement de la société pour la paix (MSP, islamistes). Le ministère de l'intérieur n'a jamais publié les résultats détaillés de ces élections.

(6) Le DRS est un département de l'état-major de l'armée ; il a son mot à dire sur les affaires publiques, des nominations de hauts fonctionnaires et des ministres à la passation des marchés publics. Il est chargé de la lutte contre le terrorisme (Al-Qaida au Maghreb islamique, AQMI), et sa direction de la documentation et de la sécurité extérieure (DDSE) anime une véritable diplomatie parallèle plus influente que celle du ministère des affaires étrangères. Le DRS tient en gros dans le système algérien le rôle qui était celui du Parti communiste dans les pays de l'ex-bloc soviétique.

(7) Salem Ferdi, « Realpolitik au sommet », Le Quotidien d'Oran, 16 novembre 2011.

(8) Les recettes pétrolières ont doublé entre 2000 et 2005, puis à nouveau doublé en trois ans.

Arroseur arrosé, piquets chinois, chiens de hipsters, intelligence, rectificatifs

jeu, 04/05/2017 - 11:14
Arroseur arrosé

Directeur exécutif du conglomérat médiatique News Corp (M. Rupert Murdoch), M. Robert Thomson a publié dans le Wall Street Journal, propriété du groupe, un article contre Google et Facebook titré « Fausses nouvelles et duopole numérique » (6 avril 2017) où affleure une pointe de jalousie.

Ensemble, les deux éditeurs d'information les plus puissants de l'histoire humaine ont créé un écosystème à la fois dysfonctionnel et socialement destructeur. Les deux entreprises auraient pu faire beaucoup plus pour mettre en avant le fait qu'il existe une hiérarchie des contenus. Au lieu de cela, ils ont prospéré considérablement en colportant une philosophie du « tout se vaut » qui ne distingue pas le vrai du faux parce que l'un et l'autre leur rapportent de substantielles sommes d'argent. « Fake News and the Digital Duopoly, 6 avril 2017. Piquets à travers la Chine

Le nombre de conflits du travail a tellement augmenté dans l'empire du Milieu que le gouvernement insiste sur la nécessité de réformer le syndicat unique, la Fédération des syndicats de toute la Chine (All-China Federation of Trade Unions), explique le China Labour Bulletin.

Il y a eu 1,77 million de conflits du travail en Chine en 2016, selon le ministère des ressources humaines et de la sécurité sociale (...). China Labour Bulletin [CLB] a recensé plus de cinq mille grèves, manifestations ou incidents sérieux en 2015-2016. Dans un document appelé « Opinion sur le renforcement des arbitrages lors des conflits du travail et l'amélioration du système de résolution » de ces conflits, le gouvernement suggère que la Fédération des syndicats de toute la Chine joue un rôle plus actif. (...) Mais, insiste le directeur de CLB, la négociation collective est la vraie solution pour résoudre les conflits. « Labour disputes on the rise, authorities call on union to take greater role », 7 avril 2017 Chiens de « hipsters »

La gentrification de Vancouver, au Canada, provoque une ruée sur la nourriture de luxe pour animaux de compagnie. L'engouement touche en particulier le régime cru, très prisé par les « hipsters » et leurs chiens, comme le note le Vancouver Business.

« Nous cherchons à développer de nouvelles formules qui se concentrent sur les problèmes de santé cruciaux des animaux de compagnie », explique Inna Shekhtman, fondatrice et directrice de Red Dog Deli Raw Food Co. Inc. « Près de la moitié d'entre eux se verront diagnostiquer un cancer au cours de leur vie, et beaucoup de propriétaires ne commencent à se soucier de leur régime que lorsqu'ils sont déjà malades. » De nouvelles recherches restent à mener pour prouver que le régime cru améliore la santé des animaux. Tyler Nyquvest, « Millennials boost premium pet-food business », 18 avril 2017. Le parti de l'intelligence

Dans un article consacré au « culte que voue la gauche aux élites intellectuelles » et à leurs aveuglements, Rick Perlstein rappelle un arrêt quasi unanime de la Cour suprême de 1927 en faveur duquel deux piliers de l'intelligentsia progressiste, Oliver Wendell Holmes et Louis Brandeis, pesèrent de tout leur poids.

Dans cette décision historique, la Cour jugea constitutionnelle la stérilisation chirurgicale d'une femme nommée Carrie Buck. La loi de l'État examinée lors de l'affaire Buck v. Bell indiquait, comme Holmes le résuma, que « la santé du patient et le bien-être de la société peuvent être améliorés dans certains cas par la stérilisation des débiles mentaux ». Et cela parce que, « dans ses diverses institutions, la Virginie subvient aux besoins de personnes déficientes qui deviendraient une menace si elles étaient rendues à la vie civile mais qui, si elles étaient incapables de procréer, pourraient retrouver la liberté en toute sécurité et devenir autonomes au bénéfice de tous ». Buck était « la fille d'une mère faible d'esprit dans la même institution, et la mère d'un enfant illégitime faible d'esprit ». « Trois générations d'imbéciles, ça suffit ! ». « Outsmarted », The Baffler, mars 2017. L'art du rectificatif

Avec son mordant proverbial, Jeffrey St. Clair ironise sur les manies du New York Times.

Alexander Cockburn avait coutume de dire que le New York Times publie deux ou trois rectificatifs par jour afin de persuader ses lecteurs que le reste du texte imprimé dans le journal est vrai. Comme celui-ci : « Rectificatif, 5 avril 2017 : du fait d'une erreur d'édition, une version précédente de cet article identifiait Ivanka Trump comme la femme du président Trump. Sa femme est Melania. Ivanka est sa fille. » « Roaming Charges : Metaphysical Graffiti », Counterpunch, 7 avril 2017.

Trafics d'influence en Afrique

ven, 28/04/2017 - 19:06

Passé quasiment inaperçu, le quatrième sommet afro-arabe s'est tenu à Malabo, en Guinée-Équatoriale, les 23 et 24 novembre 2016. Cette rencontre traduit l'intérêt croissant des pays du Golfe pour l'Afrique et, pour celle-ci, une diversification inédite de ses partenaires. Les pays situés au sud du Sahara redessinent leur insertion, jusqu'ici subie, dans la géopolitique mondiale.

Omar Ba. – « Afrique Now » (Maintenant l'Afrique), 2016 © Omar Ba - Galerie Templon, Paris - Bruxelles

Mai 2015. Sollicité par Riyad, le Sénégal décide de « déployer en terre sainte d'Arabie saoudite un contingent de 2 100 hommes » dans le but de « participer à la stabilisation de la région » et de « garantir la sécurité des lieux saints de l'islam » (1). L'annonce fait l'effet d'une bombe à Dakar, où l'on craint un enlisement dans le bourbier de la guerre au Yémen (2). Un an plus tard, le nombre de soldats réellement envoyés par le petit pays d'Afrique de l'Ouest demeure flou, mais le geste reste symbolique de la vaste recomposition des relations internationales du continent noir.

Le changement majeur pour l'Afrique contemporaine réside dans une diversification inédite de ses partenaires, concomitante de taux de croissance élevés. Depuis les années 2000, six pays subsahariens figurent systématiquement parmi les dix pays ayant la plus forte croissance du monde. Entre 2010 et 2015, ils étaient même sept : Éthiopie, Mozambique, Tanzanie, République démocratique du Congo, Ghana, Zambie et Nigeria. Si les perspectives s'assombrissent aujourd'hui — la croissance ne sera que de 2 % en moyenne en 2017, selon le Fonds monétaire international (FMI) —, cette période d'augmentation des richesses a changé la physionomie du continent. Multinationales et puissances étrangères, traditionnellement attirées par les matières premières, sont désormais séduites par la multiplication d'alléchants programmes d'investissement : en 2015, trois cents grands projets d'infrastructure étaient en chantier, pour une valeur de 375 milliards de dollars. Grâce aux cours élevé des minerais et des produits de base au début du millénaire, l'Afrique a en effet bénéficié d'une manne suffisante pour entamer son désendettement et lancer de spectaculaires projets financés sur les marchés mondiaux. Longtemps attendue, la ligne de chemin de fer Addis-Abeba-Djibouti a ainsi été inaugurée en octobre 2016 ; on assiste à une concurrence accrue des ports en eau profonde dans le golfe de Guinée et dans la Corne (3). Le FMI craint dorénavant que le besoin de financement ne conduise à un réendettement incontrôlé (4).

Cette nouvelle ruée vers l'Afrique modifie progressivement sa géopolitique. Les anciennes puissances coloniales, mais aussi l'Union européenne, perdent leur hégémonie historique. Entre 2000 et 2011, selon l'économiste Philippe Hugon, la part de marché de la France est passée de 10 à 4,7 %. Ce mouvement s'effectue au profit des pays asiatiques : la Chine, devenue le premier partenaire commercial du continent, mais aussi l'Inde et le Japon. « Les trajets les plus créatifs aujourd'hui relient l'Afrique à l'Asie, note le politiste camerounais Achille Mbembe. (…) Les flux ne s'opèrent plus uniquement de façon verticale entre le Sud et le Nord. Ce qui se joue dans ce déplacement géographique, c'est le futur du continent africain : l'Afrique est devenue une question asiatique bien plus qu'une question européenne (5). » Des francs-tireurs misent également sur elle, comme la Turquie, en pleine interrogation sur ses alliances mondiales (6). Le nombre d'ambassades turques a triplé depuis 2009, tandis que le pays investit dans les travaux publics et l'immobilier. « Après la Corne de l'Afrique, note le journaliste Philippe Tourel, [Ankara] a désormais jeté son dévolu sur l'Afrique de l'Ouest, parlant business le jour pendant que ses entrepreneurs islamistes s'activent la nuit (7).  »

Moins commentés que l'offensive asiatique, les flux économiques et financiers venus du monde arabe s'intensifient : entre 2000 et 2009, le commerce entre l'Afrique et les pays du Golfe a bondi de 270 % ; tous les secteurs sont concernés (infrastructures, télécommunications, mines, immobilier, banques, agriculture). Si les liens avec l'Afrique du Nord sont anciens, les pays arabes souhaitent diversifier leurs économies, trop dépendantes du pétrole et du gaz, en profitant des possibilités offertes au sud du Sahara. Dans les années 2000, les États du Golfe, notamment l'Arabie saoudite, ont pris part au mouvement d'accaparement des terres dans le but d'assurer leur sécurité alimentaire ou de s'inscrire dans la production d'agrocarburants (8). En 2012, le Soudan a mis deux millions d'hectares de terres à la disposition des investisseurs de Riyad. Le Conseil de coopération du Golfe coordonne et stimule la stratégie de diversification des économies de la péninsule (9).

Quelque peu endormie depuis le sommet du Caire en 1977, la coopération afro-arabe fait l'objet d'une relance volontariste : la Ligue arabe et l'Union africaine ont organisé trois rencontres entre 2010 et 2016. La dernière s'est tenue en novembre en Guinée-Équatoriale. Les relations avaient pris leur essor après le premier choc pétrolier, en 1975. Les États du Golfe cherchaient alors à placer leur manne et à soutenir les régimes africains qui avaient rompu leurs relations diplomatiques avec Israël à la suite de la guerre des six jours. L'aide au développement imaginée à l'époque, matérialisée par la création de la Banque arabe pour le développement économique en Afrique (Badea), se combine désormais avec la satisfaction d'intérêts économiques et commerciaux bien compris sur un continent en quête d'investisseurs. « Les pays arabes sont des pays riches, a déclaré le président équato-guinéen Teodoro Obiang Nguema Mbasogo sur la chaîne Africa 24, le 18 novembre. Ils peuvent contribuer au développement des pays africains sans aucune forme d'ingérence et sans se comporter comme les pays développés, nos anciens pays colonisateurs. »

Dix pour cent au moins des investissements dans les infrastructures africaines viendraient aujourd'hui du Golfe. Ainsi, en 2014, l'Investment Corporation of Dubai a signé un accord de 300 millions de dollars avec le milliardaire nigérian Aliko Dangote pour une participation dans le capital de Kerzner International. Le septième plan quinquennal de la Badea (2015-2019) est doté de 1 600 millions de dollars, soit une augmentation de 600 millions de dollars par rapport au plan précédent (2010-2014).

Actrice de ce mouvement afro-arabe, la finance islamique est elle aussi en plein essor à travers son fer de lance, la Banque islamique de développement (BID) (10). Celle-ci finance un plan de 7 milliards de dollars consacré aux infrastructures pour la période 2015-2021, ce qui représente près d'un tiers de son budget. Cet engagement s'est notamment matérialisé par la signature d'un accord avec l'Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), qui considère la finance islamique comme un axe prioritaire. En janvier 2016, c'était au tour de la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO) d'accepter de la Société islamique pour le développement du secteur privé (filiale de la BID) un financement de 30 millions de dollars — potentiellement relevable à 100 millions de dollars — en faveur des petites et moyennes entreprises de la sous-région.

Dakar et les « pays frères »

Le Sénégal fait l'objet d'une attention particulière de la part de l'Arabie saoudite. Traditionnellement ouvert sur l'étranger, le petit pays d'Afrique de l'Ouest est perçu par Riyad comme une terre de mission plus facile d'accès qu'une Europe traversée par un rejet croissant de l'islam. Il serait également une porte vers les Amériques. Dakar est la seule capitale au sud du Sahara à avoir accueilli des sommets de l'Organisation de la coopération (ex-conférence) islamique (OCI), en 1991 et en 2008. Officiellement laïque, mais peuplé à 80 % de musulmans, le Sénégal se montre très attaché à ses liens avec les « pays frères » et aux « valeurs de l'islam », termes fréquemment utilisés par le président Macky Sall. Le pays verrait aussi dans son rapprochement avec l'OCI une occasion de financer la rénovation de ses infrastructures. Chaque réunion de l'OCI s'est en effet accompagnée de spectaculaires réalisations dans les transports et les communications.

Pour Dakar, il pourrait également s'agir de contrebalancer le poids, traditionnellement grand, des confréries dans la vie politique et sociale du pays. « On observe, face à un islam noir de tradition syncrétique (par exemple les confréries soufies ou mourides), des luttes d'influence entre les mouvements wahhabites, salafistes et chiites, note l'économiste Philippe Hugon. L'Arabie saoudite apporte son aide financière et développe le wahhabisme dans les pays ou zones à dominante musulmane (11).  » Après la Corne de l'Afrique, géographiquement proche, c'est désormais l'Afrique de l'Ouest qui attire le royaume : en 2014, Riyad a effectué un don de 34 millions de dollars destiné à lutter contre le virus Ebola, puis soutenu le Programme alimentaire mondial au Sénégal, en Mauritanie et au Niger (12).

Avec 30 % des ressources minérales de la planète et une multiplication des perspectives d'investissement, le continent est devenu le terrain d'une guerre économique mêlant acteurs privés et puissances étrangères : mines, terres agricoles, ports, téléphonie, banques, etc., mettent aux prises de grands groupes indiens, émiratis, chinois, français, britanniques, américains, parfois soutenus par des gouvernements (France, Chine, Arabie saoudite…).

Mais, si cette nouvelle géoéconomie confère des marges de manœuvre aux capitales africaines, leur fournissant des partenaires et des financements, elle demeure le fruit d'une insertion passive dans le concert mondial. Comme il l'a toujours fait depuis des siècles, le continent s'adapte à des choix effectués ailleurs, jadis en Europe, aujourd'hui en Asie et dans le Golfe. Il répond à des demandes plus qu'il ne formule des souhaits. Le jeu des puissances extérieures évolue ainsi en fonction de leurs propres intérêts, sans toujours tenir compte des populations locales. La Chine est de plus en plus critiquée en raison de la concurrence que ses produits à bas prix représentent pour les petits artisans et producteurs africains. Les intérêts de l'empire du Milieu sont ainsi régulièrement pris pour cible par les manifestants, comme à Kinshasa le 19 septembre 2016.

Pékin se voit désormais contraint de déroger à sa règle de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays hôtes. Cette réserve, qui contrastait avec le paternalisme des anciens colonisateurs, était plutôt bien perçue. Mais, comme toutes les puissances, la Chine doit protéger ses intérêts et ses expatriés. En février 2016, la puissance dominante de l'Asie annonçait l'ouverture d'une base militaire à Djibouti. La participation aux missions de l'Organisation des Nations unies (ONU) lui permet d'être plus présente tout en respectant les règles internationales. En dix ans, le nombre de ses casques bleus est passé de cent à plus de trois mille, principalement basés au Soudan du Sud, où elle a conclu des accords pétroliers. La perte de l'allié libyen, après la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, et la nécessité d'assurer son approvisionnement en pétrole l'ont poussée à prendre ses distances avec le régime de M. Omar Al-Bachir au Soudan, régime qu'elle soutient mordicus depuis plus de dix ans, malgré les nombreuses exactions dont il se rend coupable au Darfour. Elle a même participé à la médiation américaine entre Khartoum et Juba, capitale d'un Soudan du Sud qui a hérité de la plupart des puits de pétrole lors de la partition de 2011. « La doctrine de la non-ingérence est désormais interrogée, mais elle reste un pilier de la diplomatie, précise la politiste Martina Bassan. Pékin ne veut bouger qu'au cas par cas » (Le Figaro, 4 juillet 2016).

Les entreprises chinoises affichent un plus grand respect des lois locales, laissant certains chefs d'entreprise faire les frais des campagnes locales contre la corruption. Travaillant son image et ses réseaux d'influence, Pékin favorise l'implantation des instituts Confucius sur le continent : 40 ont vu le jour en dix ans face au réseau vieillissant des 124 alliances françaises. Au sommet Afrique-Asie de Djakarta, le président Xi Jinping a promis d'inviter 100 000 coopérants africains en Chine et de distribuer 18 000 bourses dans les cinq ans. Pékin chercherait-il, comme jadis la France, à s'assurer avec les pays africains de commodes apports de voix dans les instances internationales, par exemple au Conseil de sécurité des Nations unies ?

En ce début de millénaire, l'Afrique demeure un espace ouvert, vulnérable aux chocs extérieurs. Les économistes de la Banque africaine de développement redoutent ainsi les conséquences du « Brexit » sur l'accès des produits africains au marché britannique ; ils s'inquiètent de l'affaiblissement de la Banque européenne d'investissement, dont Londres détient 16,1 % du capital. En matière politique et diplomatique, la déstabilisation du Proche-Orient et du Sahara favorise la recrudescence des interventions, voire des ingérences internationales. Le développement de mouvements djihadistes, en particulier au Sahel, et l'essor du terrorisme suscitent ainsi des actions militaires, notamment de la France, qui en profite pour sauvegarder ou conquérir des avantages pour elle-même. En 2013, l'opération « Serval », au Mali, a conforté Paris dans son rôle de gendarme du continent. L'ancienne puissance coloniale n'oublie pas les intérêts de groupes tels que celui de M. Vincent Bolloré, souvent sollicité pour assurer la logistique de ses opérations. L'écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop et l'ancienne ministre malienne Aminata Dramane Traoré dénoncent une forme de recolonisation (13).

Intérêt croissant de l'Allemagne

Si, avec trois mille soldats déployés au Sahel, ses bases et ses opérations militaires, la France demeure l'acteur occidental majeur de la région, les États-Unis accroissent leur présence depuis l'attaque de leur consulat à Benghazi, en Libye, en 2012. Officiellement, ils ne disposent que d'une base militaire, à Djibouti, dans l'ancien camp Lemonnier de l'armée française. Ils viennent toutefois d'annoncer la construction d'une base aérienne au Niger. Mais Washington a surtout déployé des centaines de conseillers et de petites unités légères qui forment et assistent les armées et les polices locales, parfois conjointement avec Paris. Ses soldats et agents sont au total plusieurs milliers. La livraison de matériel et l'installation d'infrastructures de surveillance et de renseignement (réseaux de communication, drones) facilitent des opérations ponctuelles dans le Sahel ou dans la Corne de l'Afrique contre les Chabab. La présence américaine est désormais visible au Tchad, au Cameroun, en Éthiopie, au Ghana, au Kenya, au Mali, au Niger, au Sénégal ou en Ouganda. Depuis l'entrée en fonction de son commandement militaire pour l'Afrique (Africom) en 2008, Washington cherche un pays disposé à l'accueillir. Après le nouveau refus du Maroc, en octobre 2016, l'Africom demeure basé à Stuttgart, en Allemagne. L'héberger est souvent perçu comme une manière de se placer dans le viseur des terroristes.

Les soubresauts de la géopolitique mondiale conduisent également l'Allemagne à renforcer sa présence en Afrique. En 2011, la chancelière Angela Merkel avait effectué une tournée remarquée au Nigeria, en Angola, au Kenya et au Ghana, où dominaient les enjeux commerciaux et énergétiques. Mi- octobre 2016, afin d'afficher, à un an des élections législatives dans son pays, sa volonté de tarir les flux migratoires d'où qu'ils viennent, elle s'est rendue au Mali, au Niger et en Éthiopie, avant de recevoir à Berlin les présidents du Nigeria et du Tchad, MM. Muhammadu Buhari et Idriss Déby. Fin 2015, le gouvernement allemand a obtenu du Bundestag que le nombre de soldats autorisés à participer à la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) passe de 150 à 650, tandis qu'une base de la Bundeswehr est en préparation à Niamey. Lors d'une conférence de presse accordée à Bamako, Mme Merkel a précisé ses intentions : « Il est important pour nous d'établir une cohérence entre notre coopération en matière de développement et notre soutien militaire. (...) Le militaire seul ne peut apporter la sécurité et la paix. »

Comme la Chine, l'Allemagne développe son influence culturelle à travers les instituts Goethe et le mécénat de ses fondations. L'intérêt croissant de Berlin pour l'Afrique pourrait progressivement modifier les termes du débat sur le continent noir au sein du Conseil européen. Troisième exportateur d'armes, mais affichant des convictions pacifistes, Berlin participe à toutes les opérations européennes en Afrique et se montre sourcilleux devant un interventionnisme français soupçonné de masquer un juteux mélange des genres. En 2006, il avait obtenu le commandement de la mission européenne Eufor-République démocratique du Congo, dont le siège se trouvait à Potsdam, même si la France assurait le gros de la logistique sur place (14). En 2011, l'opposition de l'Allemagne avait freiné le déclenchement de l'intervention franco-britannique en Libye.

Dans ce gigantesque jeu d'influence, l'Afrique souffre de deux faiblesses : d'une part, l'absence de leader continental solide et incontesté ; d'autre part, une intégration qui progresse plus vite sur le terrain commercial que politique et diplomatique. Représentant 15 % du produit intérieur brut (PIB) du continent, membre du G20 et du groupe des Brics (avec le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine), l'Afrique du Sud a obtenu la présidence de la Commission de l'Union africaine pour Mme Nkosazana Dlamini-Zuma en 2012. Ces attributs d'un pouvoir réel lui attirent régulièrement des accusations d'impérialisme continental. Mais elle demeure une puissance incertaine. Traversée de violentes tensions sociales, affectée par des scandales politiques à répétition, au bord de la récession économique, elle se voit désormais concurrencée dans le rôle de locomotive économique du continent par le Nigeria. Géant pétrolier et médiateur reconnu dans de nombreuses crises, celui-ci est l'un des partenaires privilégiés de Washington sur le continent. Il souffre en revanche du terrorisme massif de Boko Haram et des tensions sécessionnistes dans le Nord.

L'assassinat de Kadhafi, en 2011, a pourtant ouvert un espace sur la scène continentale. Le Maroc tente maladroitement de s'y engouffrer. Deuxième investisseur africain au sud du Sahara, il multiplie les initiatives diplomatiques : changement de 80 % des postes en Afrique et ouverture de cinq nouvelles ambassades en Tanzanie, au Rwanda, au Mozambique, sur l'île Maurice et au Bénin. Mais ses ambitions continentales restent contrariées par le conflit portant sur le Sahara occidental. Si le royaume a officiellement demandé à réintégrer l'Union africaine en 2016, l'absence d'accord sur la place de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), membre de l'organisation panafricaine, a fait échouer les négociations. Fin novembre, Rabat a même claqué la porte du sommet afro-arabe de Malabo en raison de la participation de la RASD.

Les organisations régionales (Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest, Uemoa, Communauté économique des États d'Afrique centrale, etc.) créent des zones de libre-échange sur les bons conseils des institutions financières internationales, mais se révèlent incapables de définir des politiques concertées de développement et une vision des intérêts continentaux. Les marchés intérieurs demeurent sous-développés, tandis que, comme le note M. Carlos Lopes, sous-secrétaire général des Nations unies et secrétaire exécutif de la Commission économique pour l'Afrique, l'acheminement d'un conteneur du Kenya au Burundi coûte toujours plus cher que de la Belgique ou du Royaume-Uni vers Nairobi (15). « Les résultats [de l'intégration régionale] restent encore loin des espoirs en raison de l'adhésion des pays à plusieurs groupements, note le géographe Georges Courade, du maintien de barrières commerciales, mais aussi de l'insuffisance des infrastructures et de l'incohérence des politiques économiques (16).  »

Le rôle déterminant des diasporas

C ette Afrique dorée qui fait la « une » des magazines occidentaux et séduit les hommes d'affaires en mal de nouveaux marchés est un théâtre fragile. Analysée dès les années 1960, la dépendance du continent aux matières premières persiste. Il ne représente que 1,8 % de la valeur ajoutée manufacturière (trois fois moins d'emplois industriels que la seule Corée du Sud). En 2013, la chute des prix des matières premières a durement touché des pays comme le Nigeria, l'Afrique du Sud ou l'Angola, dont l'essor repose sur le pétrole. « Quand on regarde de près, note la géographe Sylvie Brunel, ce qu'on voit, c'est d'abord une économie d'archipel, avec des zones de croissance, mais limitées aux régions littorales et aux métropoles » (Le Monde, 13-14 mars 2016). Comme au temps des grands empires européens…

Souvent perçues comme une menace ou un problème dans les pays occidentaux, les diasporas se présentent pourtant comme des actrices-clés du développement et des transformations politiques. Elles scrutent et commentent tous les événements africains, et font par exemple pression sur les organisations internationales lors de scrutins douteux, comme au Gabon ou au Congo-Brazzaville en 2016. « La durée de vie d'une dictature dépend de l'ampleur de notre silence », résume ainsi l'écrivain congolais Alain Mabanckou, également professeur à l'université de Californie à Los Angeles. Le rôle de l'« argent des émigrés » est désormais bien connu : les actifs se situeraient entre 700 et 800 milliards de dollars, près de la moitié du PIB de l'Afrique (17). Quant aux populations immigrées libanaise (400 000 à 500 000 personnes en Afrique de l'Ouest), chinoise, indienne et indo-pakistanaise (plus de deux millions en Afrique orientale et australe), elles jouent, elles, un rôle déterminant dans l'insertion de l'Afrique dans la mondialisation. Elles « participent d'un espace transnational, selon Hugon. Elles ont un poids économique important sur le continent africain tout en étant reliées à leur terre d'origine (même système d'information, participation aux mêmes fêtes religieuses, transferts, voire financement, de forces politiques). Elles sont parfois intégrées dans certains circuits parallèles (trafics divers) ».

Le développement de la menace terroriste pourrait-il inciter le continent à s'affirmer davantage ? En 2013, l'incapacité à contrer l'offensive des djihadistes sur Bamako et l'intervention militaire de la France ont provoqué un électrochoc politique dans les capitales africaines. L'Union africaine peaufine ses outils diplomatiques et militaires. Si la mise en place de sa force d'interposition, la Force africaine en attente (FAA), est sans cesse reportée, l'organisation s'est dotée d'un mécanisme de gestion des crises, la Capacité africaine de réponse immédiate aux crises (Caric), opérationnelle depuis novembre 2016. Le Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine pratique désormais une concertation régulière avec le Conseil de sécurité des Nations unies.

Mais les grandes puissances rechignent à écouter le point de vue d'un continent qui affiche régulièrement ses divisions, comme lors de l'intervention de l'Alliance atlantique en Libye en 2011 (18). En outre, les moyens militaires et financiers de l'organisation panafricaine demeurent limités. Pourtant, nous confie sous couvert d'anonymat un diplomate africain en poste à l'ONU, si les Africains avaient été écoutés, l'intervention française au Mali aurait mieux pris en compte le point de vue des Touaregs, dont la marginalisation fragilise la paix à long terme.

(1) « Message du chef de l'État aux députés sur l'envoi de 2 100 soldats en Arabie saoudite », Dakar, 5 mai 2015.

(2) Lire Laurent Bonnefoy, « Au Yémen, une année de guerre pour rien », Le Monde diplomatique, mars 2016.

(3) Lire Gérard Prunier, « La Corne de l'Afrique dans l'orbite de la guerre au Yémen », Le Monde diplomatique, septembre 2016.

(4) Cf. Antoinette M. Sayeh, « Un changement de cap s'impose » (PDF), Finances & Développement, Washington, DC, juin 2016.

(5) Télérama, Paris, 18 mai 2016.

(6) Lire Alain Vicky, « La Turquie à l'assaut de l'Afrique », Le Monde diplomatique, mai 2011.

(7) Philippe Tourel, « Business le jour, prosélytisme la nuit », Afrique-Asie, Paris, mai 2016.

(8) Lire Joan Baxter, « Ruée sur les terres africaines », Le Monde diplomatique, janvier 2010.

(9) Cf. Frédéric Paquay, « Stratégie de diversification des États du Golfe : la France face à un nouvel adversaire », Les Échos, Paris, 18 décembre 2013.

(10) Cf. Philippe Hugon, « Les nouveaux acteurs de la coopération en Afrique », Revue internationale de politique de développement, Genève, mars 2010.

(11) Ibid.

(12) Philippe Hugon, Afriques. Entre puissance et vulnérabilité, Armand Colin, Paris, 2016.

(13) Boubacar Boris Diop et Aminata Dramane Traoré, La Gloire des imposteurs. Lettres sur le Mali et l'Afrique, Philippe Rey, Paris, 2014.

(14) Lire Raf Custers, « Arrière-pensées européennes », Le Monde diplomatique, juillet 2006.

(15) Cf. Carlos Lopes, « L'intégration pas à pas » (PDF), Finances et Développement, juin 2016.

(16) Georges Courade, Les Afriques au défi du XXIe siècle, Belin, Paris, 2014.

(17) Cf. « Les transferts d'argent de la diaspora : une source de développement ? », Afrique renouveau, New York, 12 janvier 2014.

(18) Cf. Jean Ping, Éclipse sur l'Afrique. Fallait-il tuer Kadhafi ?, Michalon, Paris, 2014.

« Terra nullius », une fiction tenace

ven, 28/04/2017 - 18:29

Lors des Jeux olympiques de Sydney, en 2000, l'Australie avait célébré dans l'allégresse la réconciliation nationale entre Aborigènes et descendants de migrants européens. La cérémonie d'ouverture mettait en scène l'histoire de son peuple premier, et l'athlète d'origine aborigène Cathy Freeman allumait la flamme olympique. Dix-sept ans plus tard, la question du droit à la terre et de la dette coloniale empoisonne à nouveau la société.

Main d'un artiste aborigène, 2013 © Science Photo Library / AKG-Images

En ce 30 mai 2015, une centaine de militants s'activent sur l'île Heirisson, en plein centre de Perth (Australie-Occidentale). Ces Aborigènes Noongars campent là depuis le mois de mars. Des drapeaux de leur nation, noir, jaune et rouge, flottent sur les stands. L'île sacrée de Matargarup, comme on la nomme en langue noongar, abrite la statue de Yagan. La tête de ce chef guerrier, considéré comme un héros de la résistance à la colonisation, avait été exposée à Liverpool en tant que curiosité anthropologique au XIXe siècle. Elle n'a été rapatriée qu'en 1997. Mois après mois, les organisateurs du campement invitent les citoyens, blancs comme noirs, à discuter des droits des Aborigènes, devenus des « réfugiés dans leur propre pays ».

L'origine de cette mobilisation remonte à novembre 2014. Le premier ministre libéral d'Australie-Occidentale, M. Colin Barnett, confirme alors la fermeture prochaine de 150 des 274 communautés de l'État : « Le gouvernement fédéral est à blâmer pour cette décision qui coupe les fonds destinés aux services essentiels [l'électricité, l'eau ou l'éducation]. Cent quinze communautés comptent en moyenne cinq résidents ; le coût de leur maintien est trop élevé. »

Les communautés reculées (remote communities) se situent dans le Kimberley, à 2 000 kilomètres au nord de Perth : quelques « baraques » éparpillées en plein désert, où l'État assure le minimum. L'attachement à la terre qui fonde leur culture motive les familles à demeurer ici. D'après le recensement de 2014 (1), on dénombre aujourd'hui en Australie 713 600 Aborigènes et insulaires du détroit de Torres, soit 3 % des 23 millions d'habitants du continent. Un peu plus de 50 000 d'entre eux vivent dans des zones éloignées ; 90 000, dans des zones très reculées. L'extraordinaire diversité des tribus en Australie se mesure au pluralisme linguistique : 120 langues aborigènes sont couramment parlées, pour 250 reconnues.

« Avant l'arrivée de la première flotte, rien d'autre que le bush »

L'évacuation des baraques contraindrait plusieurs centaines de personnes à changer d'existence pour aller s'installer à la périphérie des villes ou pour survivre dans des parcs publics. Cette menace a piqué au vif la conscience des Aborigènes, d'ordinaire peu mobilisés. Malgré les distances, une solidarité renaît entre la grande majorité d'entre eux, qui vivent sur la côte est, et ceux du Kimberley. Une longue histoire de luttes resurgit soudain, avec son calendrier, ses héros, ses symboles. Ainsi, le rassemblement politique sur l'île Heirisson a été organisé à dessein fin mai, pendant la « semaine de la réconciliation », qui commémore le 27 mai 1967. Ce jour-là, les Australiens votèrent à 90 % pour le comptage des Aborigènes dans le recensement national, et donc pour leur accession au statut de véritables citoyens. Tous se souviennent également du verdict rendu par la Haute Cour d'Australie en 1992 dans l'affaire Mabo vs Queensland — Eddie Koiki Mabo, originaire du détroit de Torres, ayant été l'instigateur de la procédure juridique. « Les Aborigènes et les indigènes du détroit de Torres ont une relation spéciale à la terre, qui existait avant la colonisation et qui existe toujours aujourd'hui » : le verdict rejetait la fiction de la terra nullius, selon laquelle l'Australie colonisée n'appartenait « à personne » puisque les Aborigènes ne cultivaient pas la terre.

« Il y a eu en quelque sorte une lecture sélective de l'histoire, explique l'écrivain Bruce Pascoe, qui a étudié les textes des premiers explorateurs. Ce qui ne servait pas la réputation des Britanniques a été écarté — à savoir le fait qu'ils avaient envahi une terre déjà occupée et bien entretenue. Ils ont cherché à prétendre que les Aborigènes n'avaient pas utilisé la terre, ou, dans un premier temps, qu'ils n'étaient même pas là (2).  » Cette même année 1992, le premier ministre travailliste Paul Keating prononçait à Redfern, un quartier populaire de Sydney, un discours resté célèbre : « C'est nous qui avons dépossédé les Aborigènes. Nous avons pris leurs terres traditionnelles et brisé leur mode de vie. Nous avons apporté un désastre. »

Le Native Title Act, qui fit suite au jugement Mabo, autorise chaque grande communauté à disposer d'un conseil des terres, habilité à porter devant le National Native Title Tribunal les litiges fonciers l'opposant au gouvernement ou à des intérêts privés. Mais les libéraux, sous la pression des compagnies minières, ont à maintes reprises amendé la loi au prétexte qu'elle accordait « trop de droits ».

Cette protection juridique d'un prolétariat refusant non seulement l'exploitation salariée mais aussi celle des montagnes de bauxite, de fer, d'argent et d'or que renferment ses terres constituait la base d'une possible réconciliation. C'est peu dire que cette perspective s'éloigne. En novembre 2014, en marge d'un sommet du G20, le premier ministre d'alors, M. Anthony Abbott (Parti libéral), expliquait à son homologue britannique David Cameron à quel point il était « difficile d'imaginer qu'avant l'arrivée de la première flotte, en 1788, il n'y avait rien d'autre que le bush » — balayant par là un quart de siècle de progrès politiques et cinquante mille ans d'histoire humaine attestée par les recherches archéologiques. « Les marins ont dû penser qu'ils venaient d'arriver sur la Lune ; tout devait paraître si étrange », a-t-il ajouté (3). Malgré les protestations qui enflammaient les réseaux sociaux, M. Abbott réaffirma sa vision des choses en mars 2015 : « Nous ne pouvons pas subventionner sans cesse des choix de vie qui ne contribuent pas pleinement à la société australienne (4).  »

Le mois suivant, quatre mille personnes descendaient dans les rues aux abords de Flinders Street, la principale gare de Melbourne, pour soutenir les communautés aborigènes. Le Herald Sun, détenu par News Corp., le conglomérat du multimilliardaire Rupert Murdoch, titrait : « La canaille égoïste bloque la ville » (11 avril 2015). Dans un pays dominé par les conservateurs, bloquer une gare le temps d'une journée représentait un affront intolérable.

Les fermetures de communautés seraient-elles liées, au moins en partie, à l'exploration minière ? Elizabeth Vaughan, chercheuse en archéologie et fondatrice avec le syndicaliste Clayton Lewis de l'association de défense du patrimoine Aboriginal Heritage Action Alliance, en est persuadée. « L'un des plus grands enjeux en Australie est la défense du patrimoine des Aborigènes dans le contexte de l'exploration minière. Il s'agit d'une véritable offensive contre leur culture et son héritage. » Fin 2014, rappelle M. Lewis, le Parlement d'Australie-Occidentale a voté une loi destinée à faciliter l'expulsion des populations en redéfinissant la notion de « site sacré », qui protège les lieux de culte. La précieuse appellation ne serait désormais délivrée qu'aux lieux où se tient un office religieux — une pratique qui… n'existe pas dans la culture aborigène. Vingt-trois sites ont ainsi été radiés, comme celui de Murujuga, au nord de Perth, connu pour ses pétroglyphes millénaires. Une heureuse coïncidence pour Chevron, BHP Billiton et Woodside Petroleum, qui, jusqu'alors, ne pouvaient pas exploiter le gaz naturel liquéfié disponible à quelques kilomètres au large de ces gros cailloux…

« La loi sur les sites sacrés a été votée, puis il y a eu celle restreignant la liberté de manifester (5). Enfin, il est prévu de fermer des dizaines de communautés reculées. C'est une guerre pour accéder à la terre et exploiter ses ressources naturelles », analyse M. Lewis. Ce raidissement renvoie au Queensland des années 1970. Pendant la guerre froide, le premier ministre de cet État, Joh Bjelke-Petersen, conjuguait sa politique de développement avec un autoritarisme et un racisme assumés. Le jour où le militant historique Charles Perkins suggéra de rebaptiser les États australiens de noms aborigènes, Bjelke-Petersen l'invita à « sortir de sa brousse » et le compara au witchetty grub, une larve bouffie qui vit dans le désert et dont les Aborigènes se nourrissent (6).

Le spectre d'une pédophilie endémique

Gastronomie d'un autre temps, « choix de vie » inadaptés à la modernité ou surcoûts budgétaires : les prétextes avancés pour justifier la liquidation progressive des communautés ne frappent pas autant l'opinion que celui de la protection de l'enfance. En 2011, la communauté d'Oombulgurri, dans le Kimberley, a été fermée à la suite de viols commis sur des mineurs. Ce fait divers tragique, massivement exploité par les médias et par une partie de la classe politique, a alimenté l'idée qu'une pédophilie endémique commanderait la fermeture des communautés éloignées.

Le procès n'est pas nouveau. Parmi les comportements antisociaux prêtés aux boongs ou aux coons (7), la prédation sexuelle à l'égard des enfants a depuis longtemps remplacé l'anthropophagie. Diffusé sur la chaîne ABC le 21 juin 2006, un reportage de l'émission « Lateline » mettait en scène un « délégué à la jeunesse » racontant, le visage dissimulé (« pour des raisons de sécurité »), le trafic d'esclaves sexuels auquel il assistait dans le Territoire du Nord, une région décrite comme une « zone de guerre ». Le mystérieux témoin, M. Gregory Andrews, travaillait en tant que fonctionnaire au département des affaires aborigènes. Profitant d'une vague de panique morale, le premier ministre conservateur d'alors, M. John Howard, jugea bon d'envoyer l'armée à Darwin pour « sauver les enfants ». Les bruits de bottes dans l'outback (arrière-pays) furent perçus comme une agression. L'anthropologue canadienne Sylvie Poirier note que « ces mesures d'urgence ont été qualifiées de cheval de Troie par des chercheurs, selon qui l'État reprenait par ce biais le contrôle des communautés et des terres aborigènes (8) ».

Depuis, la ficelle est régulièrement réutilisée. En 2007, le ministre des affaires aborigènes Malcolm Brough dénonçait « l'existence de gangs pédophiles dans des proportions inimaginables » dans le Territoire du Nord. Le gouvernement révoqua la surveillance par les Aborigènes de leurs propres terres et imposa un contrôle médical aux enfants. Cet épisode fit écho dans la mémoire collective à celui des « générations volées », ces quelque cinquante mille enfants placés de force dans des orphelinats, « pour leur bien » (9), entre la fin du XIXe siècle et le début des années 1960, comme dans ces pensionnats autochtones du Canada qui visaient à « tuer l'Indien dans l'œuf ». Si nul ne nie l'existence de cas de pédophilie ni la prévalence de l'alcoolisme dans certaines communautés reculées, le racisme et les intérêts industriels ont facilité la transformation du fait divers en trait social, comme au sein des communautés autochtones du Canada ou des États-Unis.

Quitte à se soucier des jeunes, les dirigeants politiques auraient pu s'interroger sur d'autres « proportions inimaginables ». En Australie-Occidentale, en 2013, les jeunes Aborigènes représentaient 6 % de la population des 10-17 ans, mais 78 % des mineurs incarcérés. Sur le plan national, ils courent vingt-six fois plus de risques de faire de la prison que les Blancs (10).

Comment expliquer une telle surreprésentation carcérale ? Ceux qui campaient sur l'île Heirisson peuvent-ils espérer une amélioration de leurs conditions de vie ? Le 18 juin 2015, la police de Perth expulsait manu militari les « réfugiés » de Heirisson (11) ; les militants promettaient, pour leur part, d'y « revenir encore et encore », ce qu'ils ont fait obstinément durant toute l'année 2016.

M. Robin Chapple, membre écologiste du conseil législatif à Perth, a déposé en mai 2016 un projet de loi visant à empêcher « l'éviction forcée des communautés ». Après une année de consultations, le gouvernement d'Australie-Occidentale a détaillé en juillet 2016 sa politique vis-à-vis des communautés reculées (12). Dix d'entre elles, identifiées en décembre, seront transformées en villes ; environ cent dix autres ne bénéficient déjà plus d'aucune aide gouvernementale.

En janvier 1988, deux cents ans après la fondation de Sydney, le militant Burnum Burnum plantait symboliquement un drapeau aborigène à Douvres : « Moi, Burnum Burnum, noble de l'antique Australie, je prends ici possession de l'Angleterre au nom du peuple aborigène. (…) Nous sommes venus vous apporter les bonnes manières, le raffinement et la possibilité d'un Koompartoo, un nouveau départ. Pour les plus intelligents d'entre vous, nous apportons la langue complexe des Pitjantjatjara ; nous vous apprendrons comment nouer une relation spirituelle avec la terre et comment trouver de la nourriture dans le bush. » Ce renversement symbolique attend toujours sa traduction politique.

(1) « The health and welfare of Australia's Aboriginal and Torres Strait Islander peoples : 2015 », Australian Institute of Health and Welfare.

(2) Bruce Pascoe, Dark Emu. Black Seeds : Agriculture or Accident ?, Magabala Books, Broome, 2014.

(3) « Tony Abbott says Australia “nothing but bush” before British arrived (video) », TheGuardian.com, 14 novembre 2014.

(4) Entretien sur ABC Goldfiels Esperance WA, www.abc.net.au, 10 mars 2015.

(5) « Criminal code amendment (prevention of lawful activity) bill 2015 », www.parliament.wa.gov.au

(6) The Sydney Morning Herald, 6 avril 1983.

(7) Termes racistes en argot australien.

(8) Sylvie Poirier, « La différence aborigène et la citoyenneté australienne : une conciliation impossible ? » (PDF), Anthropologie et Sociétés, vol. 33, no 2, Québec, 2009.

(9) D'après le rapport officiel « Bringing them home », 1997.

(10) « A brighter tomorrow. Keeping Indigenous kids in the community and out of detention in Australia » (PDF), Amnesty International Australie, Sydney, 2015.

(11) Brendan Foster, « Police remove Heirisson Island Aboriginal protesters in dawn raid », 18 juin 2015, WAtoday.com.au

(12) « Resilient families, strong communities. A roadmap for regional and remote Aboriginal communities » (PDF), Regional Services Reform Unit, gouvernement de l'Australie-Occidentale, Perth, juillet 2016.

Le choc des mémoires au mépris de l'histoire

ven, 28/04/2017 - 01:34

Dans plusieurs pays d'Europe centrale et orientale, la crise démographique et le pourrissement des questions sociales nourrissent le terreau des négationnistes. De façon de plus en plus ouverte, les nationalismes bâtis sur une réécriture de l'histoire font office de programmes politiques. De Stepan Bandera en Ukraine aux oustachis en Croatie, les criminels redeviennent des héros.

Mikhail Bozhiy. – « Vladimir Ilyich Lenin Standing » (Lénine debout), 1959-1961 © Odessa Fine Arts Museum, Ukraine / Bridgeman Images

Les Balkans produisent-ils vraiment « plus d'histoire qu'ils ne peuvent en consommer », selon la célèbre formule attribuée à Winston Churchill ? Durant l'été 2016, la Serbie et la Croatie ont encore polémiqué sur ce terrain. Belgrade accuse Zagreb de procéder à une réhabilitation du régime fasciste des oustachis (1941-1944), qui élimina en masse Juifs, Roms et Serbes. Tous les gouvernements nationalistes de la région utilisent, déforment ou manipulent les faits historiques afin de justifier ou d'asseoir leur propre pouvoir. Tous tentent de reformuler des récits nationaux qui éludent ou relativisent la mémoire de la lutte antifasciste, fondement de la Yougoslavie socialiste et fédérale (1945-1991). Vingt-cinq ans après l'éclatement de l'ancien État commun, ce processus s'emballe à nouveau.

Le 22 juillet 2016, la cour d'appel de Zagreb annulait le verdict de 1946 qui reconnaissait le cardinal Alojzije Stepinac (1898-1960) coupable de collaboration avec l'État indépendant croate (Nezavisna Država Hrvatska, NDH), créé en 1941 par les oustachis sous la protection de l'Allemagne nazie. Mgr Stepinac, nommé archevêque de Zagreb en 1937, est une figure hautement controversée. Resté en place tout au long de la guerre, il cautionna ce régime, même si ses partisans rappellent qu'il condamna les politiques raciales dans certaines de ses homélies et affirment que son procès aurait été diligenté par les communistes pour réduire le poids de l'Église catholique en Yougoslavie. Emprisonné à Lepoglava, puis assigné à résidence dans sa bourgade natale de Krašić, près de Zagreb, où il mourut, il fut élevé au rang de cardinal en 1952 par le pape Pie XII et béatifié en 1998 par Jean Paul II. Le Vatican retarde cependant l'avancée de son procès en canonisation afin de ne pas compromettre le dialogue avec le monde orthodoxe, priorité du pape François.

Une étrange et tardive « révolution nationale » est en cours en Croatie. Lors de son accession à l'indépendance et durant la guerre (1991-1995), sous la houlette du très nationaliste président Franjo Tuđman et de son parti, la Communauté démocratique croate (HDZ), la Croatie avait effectué une première mise à distance de l'héritage symbolique et idéologique de la résistance antifasciste de la seconde guerre mondiale. Certaines unités combattantes croates se revendiquaient ouvertement des oustachis, notamment en Bosnie-Herzégovine. Quant au gouvernement, il fit le choix de donner moins de relief à la commémoration annuelle de l'insurrection des détenus du camp de concentration de Jasenovac, le 22 avril 1945, tout en officialisant celle du massacre de Bleiburg. En mai 1945, près de cette petite bourgade, dans les collines du sud de l'Autriche, les partisans de Tito encerclèrent les cadres civils et militaires de l'État oustachi en déroute. Plusieurs dizaines de milliers de personnes furent tuées (1). Chaque année, la célébration des deux événements ravive une guerre des mémoires interne à la Croatie. La présence des officiels à l'une ou l'autre cérémonie suscite d'intenses commentaires : en 2016, la présidente de la République, Mme Kolinda Grabar-Kitarović (HDZ), a ainsi été « empêchée » de se rendre à Jasenovac, mais elle était présente à Bleiburg…

Néanmoins, le régime oustachi n'a jamais fait l'objet d'une reconnaissance officielle. Au contraire : la Constitution de la Croatie indépendante revendique l'héritage de l'« antifascisme ». Cette ambivalence s'explique en partie par la position personnelle de Franjo Tuđman, ancien général des partisans devenu cadre du régime yougoslave avant de virer nationaliste au début des années 1970. En somme, la Croatie indépendante rejetait les expériences yougoslaves — la Yougoslavie royale de l'entre-deux-guerres et la Yougoslavie socialiste de Tito — mais revendiquait la résistance comme élément de sa propre histoire. Un pas nouveau a été franchi avec le retour de la droite au pouvoir à l'issue des élections du 8 novembre 2015. La Coalition patriotique, dirigée par le HDZ, qui regroupe toutes les chapelles de l'extrême droite croate, a dû s'allier au « mouvement citoyen » Most (« pont »), dont les dirigeants sont très proches de la hiérarchie catholique, tandis que le poste de premier ministre revenait à un homme d'affaires croato-canadien, M. Tihomir Orešković, « sans étiquette » mais fortement lié à l'Opus Dei. L'attelage n'a tenu que jusqu'en juin 2016, ce qui a conduit à de nouvelles élections le 11 septembre dernier, après des mois de polémiques sur fond de révisionnisme.

Ministre de la culture et figure très populaire de ce gouvernement, l'historien négationniste Zlatko Hasanbegović, ancien militant du groupuscule d'extrême droite Pur Parti croate du droit (HČSP) passé au HDZ, rejette l'héritage de l'antifascisme. Il s'agit selon lui d'un « concept vide de sens » avancé par les « dictatures bolcheviques ». Dans ses travaux scientifiques, il tente de relativiser les politiques d'extermination mises en œuvre par le régime oustachi. Musulman de Zagreb, le ministre est issu d'une tradition politique hypermarginale : celle des musulmans de Bosnie-Herzégovine qui rallièrent les oustachis et s'engagèrent pour certains dans la 13e Waffen SS Handschar, répondant à l'appel à la collaboration du mufti de Jérusalem, Mohammed Amin Al-Husseini. « Le discours du gouvernement met sur un même pied la collaboration et les crimes du communisme, explique l'historien Tvrtko Jakovina. Il prétend renvoyer dos à dos les deux totalitarismes, le communisme et le fascisme. Dans la pratique, ce discours permet de stigmatiser l'“ennemi intérieur”, à commencer par les “communistes” et tous les nostalgiques de la Yougoslavie, sans oublier les Serbes et les autres minorités nationales, mais aussi les mauvais catholiques, les féministes et les minorités sexuelles. »

« La collaboration n'est pas un crime »

Ce révisionnisme croate participe d'une nouvelle tendance qui affecte toute l'Europe centrale. Sous la houlette de M. Ivo Sanader, premier ministre de 2003 à 2009, le HDZ avait engagé un net recentrage dans la perspective de rejoindre l'Union européenne. Après l'adhésion, actée le 1er juillet 2013, le parti s'est réorienté à droite toute. « L'un de ses dirigeants m'a confié : “Nous avons atteint un premier objectif avec l'indépendance, un second avec l'intégration européenne ; il est maintenant temps de créer un État vraiment national” », expliquait début mai le député Milorad Pupovac, président du conseil national de la communauté serbe de Croatie. Une fois la Croatie admise en son sein, l'Union a perdu une bonne part des moyens dont elle disposait du temps du processus d'intégration pour prévenir ou sanctionner les dérives idéologiques. La Croatie, qui a les yeux de Chimène pour ses voisins du très conservateur groupe de Visegrád (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie), estime que cette caution européenne lui donne les moyens d'affirmer son « identité nationale », et même une vision très droitière de celle-ci.

Le révisionnisme n'épargne pas la Serbie. Le 22 décembre 2004, le Parlement de Belgrade votait une loi octroyant les mêmes droits à la retraite aux anciens partisans et aux anciens tchetniks (2). La loi avait été proposée par M. Vojislav Mihailović, député du Mouvement serbe du renouveau (SPO, monarchiste) et petit-fils de Dragoljub Draža Mihailović (1893-1946), le chef de l'Armée yougoslave dans la patrie, qui regroupait durant la seconde guerre mondiale les unités de francs-tireurs connues sous le nom de tchetniks. Ce mouvement « légaliste », fidèle au gouvernement royal en exil à Londres, s'est d'abord engagé dans la lutte contre les occupants (nazis, bulgares, italiens), contre leurs collaborateurs serbes du Gouvernement de salut national et contre le régime oustachi. Puis une partie de ses unités ont choisi la collaboration, préférant combattre la résistance communiste des partisans de Tito, dont l'influence croissante lui valut le soutien du Royaume-Uni à partir de 1943 (3). Traqué dans les montagnes de Bosnie orientale, Draža Mihailović fut arrêté le 12 mars 1946, jugé à Belgrade et fusillé. Au terme d'un procès ouvert en 2006, il a été définitivement réhabilité le 14 mai 2015. Si les historiens reconnaissent l'ambivalence du mouvement nationaliste tchetnik, qui fut un authentique mouvement de résistance avant de verser partiellement dans la collaboration, cette réhabilitation pose d'autres questions : si Draža Mihailović était innocent, son exécution fut un crime, commis par le régime communiste yougoslave.

Une étape supplémentaire a été franchie avec l'ouverture, en mai 2015, du procès en réhabilitation du général Milan Nedić (1878-1946). Chef d'état-major de l'armée yougoslave de 1934 à 1935, nommé ministre de l'armée et de la flotte en 1939, il fut contraint un an plus tard à démissionner de cette charge par le prince Paul, régent du royaume, en raison de ses sympathies affichées pour l'Allemagne nazie. Tenu pour l'un des responsables de l'effondrement de la défense yougoslave face à l'invasion des forces de l'Axe en avril 1941, il prit le 29 août 1941 la tête du Gouvernement de salut national, qui ne fut qu'un simple outil administratif au service des nazis dans la Serbie occupée. Sous la férule du gouverneur militaire allemand, les troupes de Nedić contribuèrent à l'arrestation, à la déportation et à la mise à mort de milliers de Juifs et de résistants. « La collaboration n'est pas un crime. La collaboration n'est qu'une forme de coopération avec l'occupant », affirmait, à l'ouverture du procès, l'un des plus chauds partisans de la réhabilitation du « Pétain serbe », l'historien Bojan Dimitrijević, par ailleurs membre de la direction du Parti démocratique (DS), une organisation rattachée à l'Internationale socialiste (4).

Avant lui, le Parti libéral serbe, une petite formation disparue en 2010, avait également milité pour la réhabilitation du général. Cet engouement ne procède pas d'un soutien à l'idéologie nazie, mais d'un rejet tellement vif du communisme yougoslave que tous ses adversaires s'en trouvent légitimés. Le régime de Tito est rejeté par les libéraux en tant que système social et en tant que projet fédéral et multinational qui aurait étouffé le peuple serbe. La Serbie, monarchie parlementaire dès le milieu du XIXe siècle, ce qui fait d'elle l'une des plus anciennes démocraties d'Europe, aurait été empêchée de suivre son évolution naturelle. Les intellectuels révisionnistes serbes estiment se battre contre la vision monolithique de l'histoire imposée par le régime communiste ; ils dénoncent le « mythe » de la fraternité et de l'unité des peuples yougoslaves, credo central du régime titiste.

Ce débat a été considérablement obscurci durant le régime de Slobodan Milošević, qui, au pouvoir de 1989 à 2000, excellait dans l'art de jouer sur les deux tableaux. D'une part, l'ancien chef de la Ligue des communistes de Serbie se présentait comme le défenseur de l'héritage yougoslave mis à mal par la sécession des autres républiques fédérées ; de l'autre, il réhabilitait le nationalisme serbe dans ses variantes les plus conservatrices et orthodoxes.

Depuis 2014, le pays est dirigé par le très libéral Parti progressiste serbe (SNS). Directement issu de l'extrême droite nationaliste, celui-ci a effectué en 2008 un aggiornamento radical et professe depuis des convictions proeuropéennes à toute épreuve. Ancien jeune loup du Parti radical serbe (SRS), connu pour ses appels au meurtre des musulmans dans les années 1990, le premier ministre Aleksandar Vučić essaie de cultiver une image lisse de technocrate. Poursuivant un programme de réformes ultralibérales tout en favorisant le culte effréné de sa propre personne, il se garde de trop investir le terrain mémoriel. Son discours exalte une « Serbie de l'avenir » qui devrait rompre avec les fantômes de son passé, solder les comptes de son histoire — notamment à propos du Kosovo, dont Belgrade, sans le dire, reconnaît progressivement l'indépendance, proclamée en 2008.

Dans le regard occidental, les Balkans sont toujours spontanément associés à une histoire touffue, confuse. L'argument de la « complexité » permet de refuser tout travail d'intelligibilité et s'inscrit dans un dispositif idéologique que l'historienne bulgare Maria Todorova (5) qualifie de « balkanisme », dans un sens proche de celui donné à l'orientalisme par Edward W. Said.

La perspective d'entrer dans l'Union européenne après la décennie de guerre des années 1990 était censée offrir à la région le moyen de rompre avec la supposée répétition d'un passé tragique. En quelque sorte, cette intégration devait lui garantir une forme de « sortie de l'histoire », inhérente au processus d'européanisation. L'exemple croate montre bien la vanité de ces prétentions. Mais, alors que le processus d'élargissement n'est plus à l'ordre du jour, nombre de diplomates européens s'accommodent fort bien du discours désidéologisé de M. Vučić, dont la principale qualité serait sa capacité à garantir la stabilité de la Serbie. Ce faisant, ils oublient les excès nationalistes du premier ministre, pardonnés comme des « péchés de jeunesse ». Il est vrai que l'échec du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie a permis aux anciens « chiens de guerre » de rester sur le devant de la scène politique. L'égalité postulée en Croatie entre oustachis et partisans, l'« indifférence historique » professée par les autorités serbes ont pour objectif commun d'effacer et de dénigrer la singularité de la résistance yougoslave, qui associait un projet socialiste à une volonté de vivre ensemble et à une promesse d'égalité entre les peuples.

En Macédoine, cet effacement de la mémoire prend une forme plus singulière. À Skopje, l'impressionnant Musée du combat macédonien pour un État indépendant reconstitue depuis 2011 la geste des combattants nationalistes macédoniens, traqués par les Turcs, puis par les Serbes et les Bulgares et enfin par les communistes yougoslaves. La Macédoine, enfin « réconciliée (6) » sous la houlette de l'Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure - Parti démocratique pour l'unité nationale macédonienne (VMRO-DPMNE), oublie ainsi les blessures et les divisions de son histoire, alors même que sa naissance en tant qu'État remonte précisément à la résistance antifasciste. C'est ce moment particulier qu'il faut faire disparaître. Les jets d'eau colorés du monument tiennent lieu d'analyse historique, et collaborateurs des nazis comme résistants ne sont plus que les figures hiératiques d'un carrousel privé de sens.

(1) Jozo Tomasevich, War and Revolution in Yugoslavia, 1941-1945 : Occupation and Collaboration, Stanford University Press, 2002.

(2) Cf. Sonja Drobac, « Serbie : égalité pour les anciens partisans et les anciens tchétniks de la seconde guerre mondiale », Le Courrier des Balkans, 10 janvier 2005.

(3) Sur le mouvement tchetnik, l'ouvrage récent le plus objectif est celui de Roland Vasić, Mihailović entre révolution et restauration. Yougoslavie 1941-1946, L'Harmattan, Paris, 2009. Cf. aussi les Mémoires de l'émissaire de Winston Churchill auprès de Tito, Fitzroy Mclean, Dangereusement à l'Est (1936-1945), Viviane Hamy, Paris, 2015.

(4) Cf. Ljudmila Cvetković, « Nazisme et collaboration en Serbie : l'inacceptable réhabilitation de Milan Nedić », Le Courrier des Balkans, 30 décembre 2015.

(5) Maria Todorova, Imaginaire des Balkans, Éditions de l'EHESS, Paris, 2011.

(6) Lire « La Macédoine à la dérive », Le Monde diplomatique, mai 2016.

« Le Parisien » enchaîné

jeu, 27/04/2017 - 15:07

Début 2016, peu après son rachat par le groupe LVMH de M. Bernard Arnault, Le Parisien avait interdit la publication d'articles sur le film de François Ruffin Merci patron !, qui tournait en ridicule le nouveau propriétaire. Au printemps 2017, la nouvelle cible se nomme Jean-Luc Mélenchon, qualifié de « marchand de rêves » dans un éditorial (16 avril 2017). À l'avant-veille du premier tour (21 avril 2017), une double page assimilait son mouvement, La France insoumise, au Front national : « Ils appartiennent à une droite et à une gauche pour le moins radicales, allergiques l'une et l'autre à l'Allemagne, à l'Europe, au monde qui, tout autour de nous, bouge et avance. Quoi qu'on en dise, les populismes quels qu'ils soient sont un rabougrissement des idées et des ambitions qui pourrait mettre la France en état de congélation. » Contrairement au courant d'air vivifiant qu'insuffle le journalisme de faits divers.

Pour préciser le fond de sa pensée, le quotidien a sollicité un expert impeccablement neutre, présenté comme « directeur de la Fondapol » : Dominique Reynié, en réalité candidat Les Républicains aux régionales de 2015 dans le Languedoc-Roussillon. « Ces deux extrémismes sont-ils identiques ? », interroge la journaliste. « Quelle est la force qu'a cherché à mobiliser Mélenchon la semaine dernière lors de son meeting à Marseille lorsqu'il a fait huer l'État d'Israël ?, rétorque le militant grimé en politologue. Il y a toujours eu dans l'extrême gauche un vieux fond antisémite contre lequel elle se défend en insistant sur la différence, qui n'est qu'un leurre, entre “antisémitisme” et “antisionisme”. » On attend désormais que Le Parisien fasse commenter la politique étrangère américaine par Élizabeth Teissier, présentée comme géopoliticienne.

Quelque part au sud de Paris

jeu, 27/04/2017 - 15:05

Isolé au fond d'une zone industrielle bordée par la forêt de Sénart, l'hôtel de Tigery connaît ce jour-là une forte agitation. M. François Laballe, chargé de mission au Secours populaire de l'Essonne, au sud de Paris, et quelques bénévoles déchargent leur camion de vivres et de vêtements. Quelques tables sont rapidement dressées dans l'épais brouillard matinal. Plusieurs dizaines de personnes, des femmes, principalement, et quelques enfants, sortent du hall de l'hôtel. Cinquante-quatre familles, cent vingt personnes, sont hébergées ici dans soixante-quatre chambres. Immigrés économiques ou réfugiés, détenteurs de cartes de séjour ou en situation irrégulière. « En à peine deux ans, nous avons constaté l'augmentation des besoins concernant les migrants et les réfugiés dans notre département, explique Mme Annie Grinon, responsable fédérale de l'association. Les hôtels sont mal desservis par les moyens de transport et n'offrent donc pas de possibilité de rejoindre l'une de nos permanences. Nous venons donc jusqu'à eux. Bientôt, nous pourrons utiliser un nouveau bus, le Solidaribus, avec une partie réfrigérée et un espace d'accueil, capable de se rendre dans ces zones. »

Face aux premiers gestes d'impatience, M. Laballe rappelle les règles : d'abord donner son numéro de chambre, auquel correspond un panier alimentaire élaboré en fonction de la composition de la famille. « Il y a une participation de tous de 50 centimes par personne hors bébé, rappelle-t-il. Concernant le vestiaire, c'est 50 centimes pour les vêtements d'occasion et 1 euro pour le neuf. » Christine, l'une des bénévoles, reprend à peine son souffle. « Il y a un litre de lait par personne, des boîtes de conserve, un kilo de pâtes, du riz, des fruits, des légumes, de l'huile, de la viande ou des plats cuisinés. » Les produits frais proviennent principalement des collectes effectuées auprès des grandes enseignes du département ; ceux à conservation plus longue, du Fonds européen d'aide aux plus démunis (FEAD).

Tous ont été orientés jusqu'ici par le pôle hébergement et réservation hôtelière (PHRH) du Samu social de Paris dont ils dépendent, souvent après de multiples séjours, parfois brefs, dans la constellation d'hôtels de la région. Trente-cinq mille personnes sont accueillies chaque nuit dans les hôtels d'Île-de-France, selon la direction régionale et interdépartementale de l'hébergement et du logement. Elles sont quatre mille par nuit dans le seul département de l'Essonne. Mme Marie Diakité, 26 ans, a composé le 115, comme tout le monde appelle ici, le numéro du Samu social. « Je suis d'abord allée dans une structure pour femmes pendant deux semaines, puis dans des hôtels à Cergy pendant quelques jours, puis à Paris, dans le 18e arrondissement, pendant une nuit, et encore à Cergy-Préfecture pendant trois ou quatre nuits, avant, enfin, d'arriver ici il y a un mois. »

Car l'hôtel de Tigery est, selon la terminologie officielle, un « hôtel de stabilisation ». « Le processus peut durer longtemps, explique M. Laballe. D'abord quelques jours, quelques semaines, puis quelques mois. Chaque fois que la composition de la famille change, ils doivent aussi changer d'hôtel. Ils font des allers-retours. » Carine, 29 ans, vit ici depuis un an avec ses deux enfants. Elle occupe une étroite chambre de quatorze mètres carrés. Un lit superposé, sur lequel s'est assoupie sa fille de 3 ans, fait face à une petite salle de bains et à une colline de sacs qu'elle a accumulés. Son itinéraire ressemble à celui de nombre de ses voisins de chambre. Carine a d'abord affronté la route des migrants. « Je viens de Côte d'Ivoire, raconte-t-elle Je suis originaire de l'ouest du pays, de la région de l'ancien président Laurent Gbagbo, et j'ai perdu mon emploi lorsqu'il a perdu le pouvoir. Je suis d'abord allée en Turquie, pendant dix mois. Le choix de la route dépend des contacts que tu as. En ce qui me concerne, c'est un Ivoirien que je connaissais qui a joué les intermédiaires avec des Nigérians en Turquie. Ensuite, je suis passée par la Grèce, la Bulgarie, la Hongrie, et enfin la France. »

Les familles se plaignent surtout de l'isolement et des difficultés à rejoindre leur lieu de travail ou, pour les enfants, leur établissement scolaire. À la défaillance du réseau de transports (quasi absents de la zone industrielle) s'ajoute son coût pour ceux qui n'ont pas la couverture maladie universelle (CMU). « Beaucoup des personnes hébergées ne bénéficient que de l'aide médicale de l'État [AME]. Or, depuis une décision du conseil régional d'Île-de-France en janvier 2016, celle-ci ne prend plus en charge le prix des billets de train ou de bus », nous explique M. Laballe.

Errements de la politique migratoire de Bruxelles

jeu, 27/04/2017 - 15:05

L'arrivée de migrants (0,2 % de la population européenne) a créé une « crise des réfugiés », qui n'est pas autre chose qu'une crise de l'Europe elle-même et de sa capacité à fédérer les États autour des droits fondamentaux.

Face à l'arrivée de migrants et de réfugiés, la réaction des États et de l'Union européenne consiste uniquement à tout mettre en œuvre pour éviter un nouvel « afflux » de population, sans engager leur responsabilité, fût-ce au prix de nombreuses violations des droits humains et du droit des réfugiés. Ils ont ainsi développé diverses techniques allant du renforcement matériel des frontières — y compris par la construction de murs ou de camps destinés à parquer et à trier les migrants — jusqu'au développement de mécanismes juridiques plus subtils, qui exacerbent les ambiguïtés du projet européen (1).

La politique migratoire commune est officiellement née avec l'adoption du traité de Lisbonne, en 2008. Toutefois, seuls certains aspects des migrations ont pu être pris en charge, notamment la politique d'asile et celle des visas de court séjour, ou l'harmonisation des conditions de renvoi des étrangers ressortissants d'États tiers en situation irrégulière.

En réalité, face au besoin de protection ressenti contre des étrangers dépeints comme des délinquants, des criminels ou des terroristes dans un contexte de crise économique, les États membres jouent un double jeu. D'un côté, ils rejettent les normes et institutions communes qui les contraignent à accepter les réfugiés et d'autres migrants. Ils ont ainsi refusé le plan de la Commission qui souhaitait imposer des quotas de réfugiés à réinstaller en Europe et une relocalisation au sein de l'Union des demandeurs d'asile arrivés en Grèce et en Italie. Mais, d'un autre côté, ils renforcent ces normes et institutions quand elles servent leurs desseins. Ainsi ont-ils accepté le développement de réseaux de fichiers de données et métadonnées permettant de contrôler les déplacements des étrangers (mais aussi des Européens), ou le renforcement de l'agence Frontex par la création d'un corps de gardes-frontières et de gardes-côtes disposant d'une autonomie et de pouvoirs plus grands (2).

Mais, entre fermeture et ouverture, entre autonomie et subordination aux États membres, les institutions européennes font elles aussi preuve d'ambiguïté. Le président de la Commission, M. Jean-Claude Juncker, semble lui-même marquer le pas lorsqu'il estime, dans son discours sur l'état de l'Union de 2016, que le devoir de solidarité ne peut pas être imposé. Le Conseil de l'Union (ministres) ne cesse, pour sa part, de proroger des autorisations données à certains États de maintenir des contrôles sur une partie de leurs frontières intérieures à l'espace Schengen. Quant à la Cour de justice de l'Union, elle affirme que les États ne sont pas obligés d'accorder un visa humanitaire à des personnes souhaitant se rendre sur le territoire européen pour demander l'asile.

Par ailleurs, les États membres et les institutions européennes cherchent à échapper à leurs responsabilités en recourant à l'externalisation des contrôles migratoires, technique empruntée au management des entreprises commerciales. Il s'agit de délocaliser les contrôles hors du territoire européen et de sous-traiter leur exercice à d'autres acteurs, essentiellement les États d'origine et de transit des migrants.

Cette technique est utilisée aux mêmes fins que l'externalisation des opérateurs économiques : ménager les finances en transférant à d'autres la surveillance de l'immigration, quitte à allouer aux États tiers une indemnisation symbolique, de plus en plus souvent déguisée en aide au développement. L'Union et ses États membres se prémunissent également contre le risque juridique d'être condamnés en repoussant les contrôles loin des yeux du public et des juges européens.

L'arrangement du 18 mars 2016 entre la Turquie et l'Union n'est qu'un aspect de ce phénomène général, qui conduit à de nombreuses violations des engagements européens en matière de droits humains et de droit des réfugiés. Avec Ankara, comme avec d'autres pays (Libye, Soudan), il s'agit, à force de « mesures incitatives » et de menaces de sanctions économiques, de bloquer les migrants à leurs frontières ou de les contraindre à réadmettre les étrangers en situation irrégulière identifiés sur le territoire des États membres.

On sous-traite encore à des États tiers qui ne reconnaissent pas le droit d'asile le soin de statuer sur les demandes de protection des étrangers qu'ils ont retenus. Il en va ainsi de la Turquie, qui est certes partie à la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, mais qui a déclaré ne l'appliquer qu'aux personnes devenues des réfugiés à la suite d'événements survenus en Europe, ce qui exclut donc les Syriens. Quant à la Libye déchirée, elle n'est pas partie à la convention de 1951. Et que dire encore des discussions avec le Soudan — dont le président, M. Omar Al-Bachir, fait l'objet d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale —, l'Égypte et l'Érythrée ? Sans que cela soit assumé par l'Union et par ses membres, l'Europe est de moins en moins une terre d'asile.

(1) Cf. « L'espace Schengen : crise et méta-crise », Migrations sans frontières, 11 décembre 2016.

(2) Règlement (UE) 2016/1624 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2016 relatif au corps européen de gardes-frontières et de gardes-côtes.

Mondialisons la solidarité !

jeu, 27/04/2017 - 15:05

Le grand public connaît bien les activités du Secours populaire français dans le domaine alimentaire en France — 180 millions de repas sont en effet distribués chaque année. Il connaît bien également ses grandes campagnes organisées à l'occasion des vacances ou des fêtes de fin d'année, notamment les « Pères Noël verts », pour aider les personnes en difficulté à y prendre part.

En revanche, ses activités dans le monde sont moins connues. Et pourtant ! Chaque année, le Secours populaire vient en aide, au-delà de nos frontières, à plus de 450 000 personnes dans une cinquantaine de pays, avec un réseau de 150 associations locales. Sans parler de la construction du grand mouvement d'enfants Copain du monde, créé il y a vingt-cinq ans, et qui est la traduction sur le terrain des beaux textes de la convention internationale des droits de l'enfant. Que de bonnes intentions ! Mais cela ne suffit pas. D'où l'organisation, cette année, d'une trentaine de villages « Copain du monde » pour apprendre à s'aimer les uns les autres, et non à se détester, apprendre à se rencontrer plutôt qu'à se fuir.

Mais il faut également répondre à ce drame inhumain d'une ampleur encore jamais rencontrée : ce flot d'enfants et de familles réfugiés venus du Proche-Orient ou d'Afrique, tentant de fuir les guerres, les violences, la famine et la misère. Le Secours populaire se mobilise ici et là-bas pour leur venir en aide.

Aujourd'hui, les bénévoles ou les donateurs sont les bienvenus. Ils font œuvre utile dans ce monde où tant de personnes sont confrontées à des situations dramatiques.

Le fantôme de la guerre d'Espagne

jeu, 27/04/2017 - 15:05

À la fin des années 1930, face à la guerre qui ravage leur pays, de nombreux Espagnols cherchent l'asile en France. Tandis que le Front populaire, arrivé au pouvoir en 1936, impose un accueil solidaire des réfugiés, les derniers gouvernements de la IIIe République mettent en place une législation restrictive qu'utilisera le régime de Vichy.

Dans les années 1920, la France, touchée par la première guerre mondiale et les pertes d'hommes jeunes, est amenée à recruter des travailleurs étrangers et à accueillir des réfugiés. Elle devient, à l'aube des années 1930, le premier pays d'immigration du monde. Des travailleurs entrés individuellement ou recrutés collectivement par la Société générale d'immigration, créée par le patronat, se mêlent aux réfugiés. Mais les effets de la crise économique de 1929 provoquent une poussée de xénophobie.

De l'été 1936 au printemps 1938, les premiers bombardements de l'histoire de villes européennes et les représailles exercées par les franquistes provoquent l'arrivée de plusieurs vagues de réfugiés espagnols. Souvent suivis de retours, ces flux représentent plus de 150 000 personnes. Quarante-huit heures après le putsch de Francisco Franco, à la mi-juillet 1936, le gouvernement du Front populaire recommande de pratiquer à l'égard des réfugiés un accueil conforme à la « tradition ». Le 18 août 1936, il est demandé aux préfets des départements situés entre Garonne et Loire de procéder à un recensement des locaux susceptibles de recevoir les démunis. Une « Instruction générale sur l'hébergement des réfugiés espagnols », édictée en mai 1937, détermine la liste des départements concernés et synthétise les prescriptions en matière de conditions d'accueil.

Après la chute du gouvernement de Léon Blum, en juin 1937, il se produit une inflexion restrictive sensible. Le 27 novembre, il est décidé qu'en dehors des femmes, des enfants, des vieillards et des malades, qui peuvent encore être hébergés aux frais des collectivités publiques, les réfugiés doivent pouvoir subvenir à leurs besoins.

Le gouvernement d'Édouard Daladier, constitué en avril 1938, marque un net changement dans la politique d'admission des étrangers. On considère désormais que les réfugiés sont trop nombreux et menacent la sécurité nationale. Le 14 avril, le ministre de l'intérieur réclame « une action méthodique, énergique et prompte en vue de débarrasser notre pays des éléments indésirables trop nombreux qui y circulent ». Le 2 mai, un décret prévoit que, si un étranger frappé par un arrêté d'expulsion ne parvient pas à obtenir le visa qui lui permettrait de quitter la France, le ministère de l'intérieur « pourra assigner à l'intéressé une résidence déterminée qui rendra sa surveillance possible ». Le 12 novembre de la même année, un décret estime que, pour les « indésirables » qui « sont dans l'impossibilité de trouver un pays qui les accepte », l'assignation à résidence prévue en mai représente une « liberté encore trop grande » : ils seront dirigés vers des « centres spéciaux » où ils feront l'objet d'une surveillance permanente.

En janvier et février 1939, face à l'exode d'un demi-million de personnes consécutif à la conquête de la Catalogne par les franquistes, la principale préoccupation du gouvernement est d'assurer l'ordre et la sécurité, tout en incitant les arrivants à repartir en Espagne. Malgré les avertissements répétés des diplomates, rien n'a été prévu pour préparer le moindre hébergement. L'asile est certes consenti ; mais, dépassés par des événements qu'ils n'ont pas su ou voulu anticiper, les pouvoirs publics gèrent le grand exode de 1939 de manière sécuritaire.

La séparation des familles, quand elles ont pu partir groupées, s'effectue dès la frontière : les femmes, les enfants et les personnes âgées sont généralement évacués vers des centres d'hébergement en province où ils sont tant bien que mal accueillis. Quant aux combattants et aux hommes jeunes, ils sont conduits sous bonne escorte dans des camps aménagés à la hâte sur les plages du Roussillon. Ces camps sont dits alors « de concentration » dans les textes administratifs, au sens où l'on entend « concentrer », afin de les surveiller, ceux que l'on juge « indésirables ». Les réfugiés se retrouvent dispersés sur tout le territoire pour de longs mois, voire des années.

Chaos et improvisation dominent : les premiers camps poussent sur les plages du Roussillon, à Argelès-sur-Mer et à Saint-Cyprien, dans les Pyrénées-Orientales. Ce sont de simples espaces délimités par des barbelés, sans baraquements ni installations sanitaires, placés sous la surveillance de corps de troupe (gendarmerie, gardes mobiles, troupes coloniales). Les réfugiés doivent, en plein hiver, s'enfouir dans le sable pour se protéger des intempéries. Des épidémies se répandent, tant ces populations sont affaiblies par des mois de guerre et par de longues marches.

Ces camps se révèlent vite insuffisants ; les autorités en ouvrent d'autres : au Barcarès, non loin, pour les réfugiés en instance de rapatriement ; à Bram, dans l'Aude, à Agde, dans l'Hérault, à Septfonds, en Tarn-et-Garonne, puis au Vernet d'Ariège et à Gurs, près de Pau. En février 1939, quelque 275 000 Espagnols sont internés. Fin mars 1939, des réfugiés parviennent à gagner l'Algérie, où les autorités, souvent profranquistes, les accueillent rudement ; des camps précaires, tels Morand (à Boghari) et Suzzoni (à Boghar), attendent les combattants près d'Alger.

Les autorités françaises incitent les internés à retourner en Espagne, malgré les risques encourus, ou à s'engager dans la Légion étrangère. Les autres se retrouvent, de gré ou de force, employés à la fortification des frontières ou embarqués dans l'économie de guerre : enrôlement dans les compagnies de travailleurs étrangers, militarisées, et, sous Vichy, dans les groupements de travailleurs étrangers.

Les Espagnols attendront 1945 pour bénéficier du statut de réfugiés politiques, après avoir participé en grand nombre à la guerre et à la Résistance. Entre-temps, ces camps et d'autres nouvellement créés — comme celui de Rivesaltes — auront été utilisés par le régime de Vichy, qui en aura fait les instruments de sa politique d'exclusion à leur égard et à celui d'autres « indésirables », notamment des Juifs. Le sécuritaire avait toutefois pris le pas sur l'humanitaire dès la fin de la IIIe République.

La Grèce en première ligne

jeu, 27/04/2017 - 15:05
Bruce Clarke. – « Home Boy » (Frère),2016 Bruce Clarke / ADAGP

En visite officielle en Grèce, le 3 mars dernier, le premier ministre français Bernard Cazeneuve a trouvé quelques instants, entre deux rendez-vous consacrés à la dette, pour s'adresser aux réfugiés en partance pour la France. Chaque mois, quatre cents personnes prennent le chemin de l'Hexagone, où elles demandent l'asile tant espéré. Sélectionnées sur dossier par les autorités grecques, elles n'obtiennent l'éventuel accord final qu'une fois arrivées sur le sol français. Entre-temps, elles apprennent les rudiments de la langue et s'informent sur la vie quotidienne qui les attend. Ce programme, instauré par M. Cazeneuve lui-même en septembre 2015, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, arrivera à son terme en septembre prochain. Pour l'instant, aucune suite n'est prévue.

Le camp de Malakasa, à une heure de route à peine à l'ouest d'Athènes, accueille principalement des Afghans et des Iraniens. Mais, aux yeux du Secours populaire français (SPF) et de son partenaire local Solidarité populaire, la nationalité ne revêt que peu d'importance dans un monde sous tension. Tous les migrants appellent un geste de solidarité, sans distinction d'origine.

Ce jour de mars, un camion du SPF arrive de France, chargé de vivres. Pour les bénévoles, la première étape consiste à préparer des sacs : huile, sauce tomate, pâtes, légumineuses, confiture, mais aussi des douceurs, comme du sirop de citron ou des bonbons, pour offrir un peu de plaisir aux petits. Chacune des deux cents familles hébergées dans le camp a droit à deux sacs remplis à ras bord.

« Nous sommes des électrons libres »

Trois clowns nous approchent. Trois femmes. Prenant le contrepied de la xénophobie qui monte dans son pays d'origine, les Pays-Bas, l'une d'elles se montre particulièrement joyeuse : « Je suis venue vous dire que je suis bien heureuse que tous mes compatriotes ne soient pas des salauds. » Juditth L. habite Amsterdam, elle est clown et, comme ses deux collègues, elle vient en Grèce aussi souvent que possible pour rendre le sourire aux enfants comme aux adultes. « Nous sommes des électrons libres, nous n'appartenons à aucune organisation », précise-t-elle avant de nous embrasser puis de poursuivre le tour du camp.

Les organisations et les « électrons libres » sont si nombreux qu'en dresser la liste se révèle malaisé. Fragmentées et confuses, les données changent en outre continuellement depuis le début de la crise migratoire, en 2015, le va-et-vient des associations variant avec l'afflux des personnes. En septembre 2016, le ministère de la politique migratoire grec recensait 170 associations, dont il était cependant impossible de savoir si elles avaient simplement foulé le sol du pays ou si elles inscrivaient leur action dans la durée. Aucune information ne permettait de préciser le rôle des unes et des autres, les objectifs poursuivis, le statut juridique et le pays d'origine, ni les budgets alloués…

L'impossibilité de réaliser un état des lieux découle principalement de l'implication de plusieurs ministères : les organisations non gouvernementales (ONG) dont la raison sociale est le sauvetage en mer sont enregistrées au ministère des ports ; celles qui s'investissent dans des actions de solidarité sociale, au ministère du travail et de la solidarité sociale ; celles qui fournissent des soins médicaux rendent des comptes au ministère de la santé ; et les ONG étrangères sont censées se faire connaître du ministère des affaires étrangères. « Si les autorités compétentes parviennent à avoir une vision assez complète de la présence des ONG dans le pays, il n'existe pas de registre officiel répertoriant tous les acteurs, confirme un ex-cadre du ministère de la politique migratoire qui préfère garder l'anonymat. Le ministère donne son accord à toutes les organisations qui le demandent, mais, en dehors des camps proprement dits, il est difficile de savoir qui fait quoi. »

La situation devrait s'éclaircir une fois finalisé le registre national des organisations non gouvernementales (RNONG), sur lequel les associations devaient s'inscrire avant le 30 mars 2017. Seules celles qui seront dûment enregistrées pourront avoir accès aux réfugiés et bénéficier des fonds européens. Le ministère n'exercera pas de contrôle sur elles, mais il pourra encadrer leurs activités en spécifiant les règles d'accès aux migrants afin de coordonner leur action. Établi par le gouvernement grec, le RNONG contiendra les informations financières, fiscales, administratives concernant chaque organisme. Il précisera également le type de service fourni et le statut du personnel (bénévole ou rémunéré).

Une collaboration harmonieuse

Le sommet européen de mars 2016 a autorisé la Commission à distribuer directement les fonds communautaires aux ONG, mettant le gouvernement grec devant le fait accompli. Depuis, c'est Bruxelles qui gère une manne sur laquelle Athènes n'exerce plus aucun contrôle. Pour les ONG internationales, intervenir dans un pays industrialisé qui n'a pas subi de catastrophe naturelle ou qui ne se trouve pas en état de guerre constitue une première. Si, dans un premier temps, la collaboration avec les autorités a été harmonieuse, quelques incidents provoquant une certaine tension sont survenus. Par exemple, dans les îles du sud-est de la mer Égée, des associations ont cimenté un terrain sans autorisation ; d'autres ont molesté un photojournaliste dont les clichés portaient, selon elles, atteinte au respect de la vie humaine. D'autres encore se sont spontanément installées sur des plages, sans coordination, suscitant des tensions avec la population locale.

Seul le RNONG pourra décider de la répartition des financements et préciser les activités de ces organisations. Sa création a été jugée d'autant plus nécessaire que maintes rumeurs circulent, certaines proches des théories du complot, d'autres reposant sur des dépôts de plaintes à l'encontre d'ONG soupçonnées de tirer avantage des réfugiés. Un rapport confidentiel de Frontex, l'agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l'Union européenne, mentionne le premier cas avéré impliquant une ONG de trafiquants conduisant illégalement des réfugiés vers l'Italie. Les migrants avaient « reçu avant leur départ des indications claires sur la route précise à suivre pour arriver à des bateaux appartenant aux ONG (1».

Ces tensions ont déplacé le débat sur le terrain politique. L'opposition accuse le gouvernement de M. Alexis Tsipras de manquer de transparence et de se laisser dépasser par les événements. Les élus locaux montent au créneau. M. Spyros Galinos, maire de Lesbos, une des îles qui accueillent le plus de réfugiés — sa population est passée de 90 000 à 450 000 habitants en 2015 —, exprime souvent sa reconnaissance envers les ONG.

Mais toutes ne sont pas si vertueuses : « Beaucoup d'ONG sont venues sans prendre la peine de s'enregistrer, sans chercher à coopérer avec notre municipalité, déplore l'élu local. Elles suscitent le doute et la méfiance parmi les résidents de Lesbos. Je dirais que leur présence est plus perturbatrice qu'utile (2).  » Outre les trente associations dûment enregistrées dans l'île, une quarantaine travailleraient de manière autonome.

L'Union des médecins du secteur public de Lesbos exprime, pour sa part, ses inquiétudes dans un communiqué de presse : l'encadrement des réfugiés et la distribution des soins médicaux de base ont été délégués à des ONG « qui ne disposent pas d'un seul pédiatre pour les camps de Moria et de Kara Tepe (3)  ».

C'est donc l'hôpital de Lesbos qui traite tous les cas, alors même que ce sont les ONG qui disposent des financements. « Ils ont lamentablement échoué à assurer des conditions humaines pour les réfugiés », concluent les médecins. Mais ce n'est pas le seul sujet de préoccupation.

Un magnat controversé

La multiplication des intervenants pose de redoutables défis de coordination. En effet, on distingue quatre catégories. En premier lieu, les grandes organisations internationales : l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et le Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef). En deuxième lieu, les ONG financées par la direction générale pour la protection civile et les opérations d'aide humanitaire européennes de la Commission européenne (ECHO). Il y a ensuite les ONG financées par des dons, comme la Croix-Rouge, ou par des fonds privés, tel l'International Rescue Committee (IRC), fondé par Albert Einstein pour aider les opposants à Adolf Hitler. En Grèce, l'IRC reçoit des dons, entre autres, de la Fondation Stavros-Niarchos. Enfin, certaines ONG puisent dans leurs propres fonds, comme Solidarity Now (« Solidarité maintenant »), financée par Open Society Foundations (OSF), du magnat controversé George Soros. À cette liste déjà longue pourraient s'ajouter d'autres associations, plus petites mais exerçant elles aussi dans le secteur caritatif sur le sol grec. Faute d'être enregistrées, celles-ci échappent à tout repérage.

Les grandes ONG parviennent à travailler dans une certaine harmonie les unes avec les autres. Par exemple, les organisations françaises Médecins sans frontières et Médecins du monde assurent la médecine générale, Save the Children s'occupe principalement des enfants, l'IRC distribue des coupons d'alimentation et prend soin de la sécurité et de l'hygiène, le Centre pour le développement des réfugiés (Refugee Development Center, RDC) se concentre sur la gestion et la distribution des produits non alimentaires, etc.

Après les tensions des premiers mois, la plupart des ONG tentent de tirer les leçons de l'expérience dans leurs relations avec les populations locales. Elles cherchent notamment à mettre en valeur l'économie grecque. Par exemple, les repas, qui étaient à l'origine distribués par des traiteurs, le sont désormais en collaboration avec des cuisines communautaires. Conçues soit par les ONG, soit par les réfugiés eux-mêmes, celles-ci utilisent des produits locaux.

Selon les chiffres de la Commission européenne, depuis le début de 2015, 481,9 millions d'euros ont été alloués à la Grèce au titre du Fonds asile, migration et intégration (AMIF) et du Fonds pour la sécurité intérieure (ISF), sur un total de 1 059 millions engagés jusqu'à l'année 2020. Cependant, au-delà des annonces et des engagements dans les livres de comptes, qu'en est-il exactement ? Comme tout financement européen, le décaissement dépend de procédures compliquées et longues. En ce début d'année 2017, les chiffres demeurent imprécis quant à l'argent réellement parvenu aux réfugiés, l'Union manifestant une tendance à les gonfler et les bénéficiaires à les sous-estimer. Les récipiendaires, tant l'État grec que les organismes internationaux ou européens et les ONG, doivent déposer des dossiers et attendre qu'ils soient acceptés.

On sait en revanche qu'une « aide extraordinaire » de 352 millions d'euros a bien été débloquée. Elle se décompose de la manière suivante : 178 millions d'euros alloués à l'État et à ses ministères — la défense, la police et les gardes-côtes se taillent la part du lion — et 174 millions d'euros à d'autres organismes (OIM, HCR, Bureau européen d'appui en matière d'asile, etc.).

En outre, le commissaire européen chargé de l'aide humanitaire et de la gestion des crises, le Chypriote Christos Stylianides, a pu attribuer une enveloppe de 198 millions d'euros prélevée sur le fonds d'aide d'urgence de l'Union européenne pour 2016. Ce montant — versé aujourd'hui à 94 % — est consacré à une série d'actions spécifiques : l'amélioration des logements existants et des conditions d'hygiène, la construction de nouveaux camps avant l'hiver, la fourniture d'une assistance directe aux réfugiés, l'accès des enfants réfugiés à l'éducation et l'assistance aux mineurs non accompagnés.

Contrôle sévère des fonds

En janvier 2017, le ministre de la politique migratoire, M. Yannis Mouzalas, a réclamé à la Commission européenne un contrôle sévère des fonds alloués aux ONG. Ce médecin-gynécologue de formation ne mâche pas ses mots. « Avec moins d'argent que ce qu'ont reçu les ONG et les organisations internationales, nous avons satisfait plus de 70 % des besoins dans des camps », a-t-il déclaré lors d'un voyage à Lesbos en compagnie du responsable européen du financement des ONG, M. Philippe de Broers, et du commissaire chargé de l'immigration, M. Dimitris Avramopoulos (4). Ce dernier a appelé les ONG à « gérer l'argent disponible dans la transparence » et à « intensifier leurs efforts pour fournir une aide immédiate aux personnes dans le besoin dans les îles » (5).

On imagine aisément les frictions entre l'État grec et les ONG, chacun ayant sa part de responsabilité. Le bras de fer qui a opposé les pouvoirs publics à l'association allemande Arbeiter-Samariter-Bund (ASB) début 2015 en fournit un bon exemple. Il s'agissait d'aménager les bâtiments d'une usine de papier toilette désaffectée appartenant à la société Softex. Les locaux accueillaient des dizaines de réfugiés depuis plusieurs mois dans des conditions précaires. C'est pourquoi ASB a proposé de consacrer 1,5 million d'euros à améliorer les installations. L'État a formulé une contre-proposition, plus ambitieuse mais aussi plus chère. Finalement, l'absence d'accord a conduit au statu quo : les bâtiments sont restés en l'état, c'est-à-dire inadaptés pour permettre à leurs occupants d'affronter un hiver particulièrement rigoureux. Des situations semblables se retrouvent dans la plupart des camps de réfugiés.

Loin de tout financement européen ou national, parfois même sans statut juridique, regroupant de simples citoyens désireux de manifester leur soutien aux réfugiés, on trouve ceux qu'on surnomme les « solidaires ». Ils agissent spontanément, par de petits gestes. Ils ne figurent dans aucun registre, mais la plupart collaborent sans heurts avec les autorités grecques ou les ONG.

C'est dans cette perspective d'une solidarité concrète que travaille le collectif Solidarité populaire, partenaire du Secours populaire français. L'association s'est installée dans un coin tranquille du centre d'Athènes. « C'est un don, nous ne payons pas de loyer, l'espace appartient à un ami », précise le trésorier, M. Haïk Apamian, un Français installé en Grèce depuis plus de vingt ans. Plusieurs de ses membres sont francophones, et son président, M. Frédéric Bendali, est français lui aussi, d'où les liens avec le SPF. Comme l'explique M. Ismaïl Hassouneh, secrétaire national, à la tête de la délégation venue de Paris, le SPF privilégie les partenariats locaux plutôt que la création de bureaux propres à l'étranger. De même, une partie des aliments distribués provient de France, l'autre étant achetée sur place.

L'action solidaire est non seulement la passion, mais aussi la raison de vivre de la plupart des membres de Solidarité populaire. « Une fois l'accueil initial organisé et les actions urgentes assurées (nourriture, soins), nous nous préoccupons de l'insertion des réfugiés dans la société », explique le secrétaire Edouardos Georgiou. Les enfants font l'objet d'une attention particulière. Des « matinées créatives » leur sont proposées en fin de semaine, ainsi que des escapades d'une journée à la campagne.

Un matin, nous partons tôt à Malakasa pour participer à la distribution organisée par le SPF et Solidarité populaire avant le déjeuner. Les bénévoles n'ont pas fini de remplir les sacs destinés aux réfugiés que déjà les premiers bénéficiaires approchent. Ce sont surtout des jeunes de 15-17 ans. Ils sont accompagnés d'un réfugié d'une cinquantaine d'années qui garde le silence, car il ne parle pas anglais. Karim, son fils, nous explique le rôle de chacun : « Nous pouvons vous aider à organiser la distribution, mais il faut que mon père nous surveille. Ainsi, nous serons acceptés par les autres migrants. » Mais nous sommes suffisamment nombreux pour assurer l'ensemble des tâches. D'autres jeunes s'approchent. « Il faut faire attention, insiste notre interlocuteur, il y a des gens qui vont essayer de passer deux ou trois fois. Après, ils essaieront de vendre les aliments pour acheter de la drogue. »

Tensions avec la Turquie

Les réfugiés font tranquillement la queue, serrant dans leur main les tickets attribués par la direction du camp. Elena, qui supervise les distributions au sein de la direction du camp, vient nous saluer au nom de tous les travailleurs de Malakasa. Elle nous laisse rapidement : connaissant les bénévoles de Solidarité populaire, elle sait qu'aucun problème ne surgira. Elle vaque donc à d'autres tâches. Beaucoup d'enfants demandent un bonbon de plus aux militants du SPF. Heureusement, l'association française en a apporté plus qu'assez pour tout le monde.

Des personnes âgées viennent s'asseoir auprès de nous à l'ombre d'un olivier. Au-delà de leur utilité immédiate, les distributions d'aliments organisées par Solidarité populaire constituent des événements sociaux. Si les jeunes peuvent aisément se rendre au village voisin, qui n'est distant que d'un kilomètre, pour les vieux, l'horizon se limite souvent aux barrières du camp. « Comment ont-ils fait pour arriver jusqu'ici ? », se demande-t-on spontanément quand on les voit se déplacer avec peine.

Et c'est justement la question. Les tensions entre la Turquie et l'Union européenne pourraient conduire à l'arrivée de nouvelles vagues, incontrôlables, de réfugiés. Dans ce cas, même si la solidarité manifestée par le peuple grec se révèle exemplaire, et même si l'aide d'organisations telles que le SPF est inestimable, comment assurer à tous les soins nécessaires ?

(1) Duncan Robinson, « EU border force flags concerns over charities' interaction with migrant smugglers », Financial Times, Londres, 15 décembre 2016.

(2) Helen Nianias, « Refugees in Lesbos : Are there too many NGOs on the island ? », The Guardian, Londres, 5 janvier 2016.

(3) Penny Bouloutza, « Les médecins dénoncent les ONG » (en grec), I Kathimerini, Athènes, 14 février 2017.

(4) Ethnos, Athènes, 19 janvier 2017.

(5) Ibid.

L'Europe au défi des réfugiés

jeu, 27/04/2017 - 15:04
Bruce Clarke. – « Life After » (La Vie d'après), 2013 Bruce Clarke / ADAGP

Les conflits qui ravagent le Proche-Orient, singulièrement la Syrie, l'Irak et l'Afghanistan, ont jeté des centaines de milliers de personnes (hommes, femmes et enfants) sur les routes de l'exil. Si les pays frontaliers, comme le Liban, assurent le gros de l'effort d'accueil, les États de l'Union européenne sont également sollicités au nom du droit d'asile. Mais leur réponse varie selon les capitales et est souvent parcimonieuse. À Bruxelles, la Commission a tenté en vain d'organiser une réponse coordonnée des Vingt-Huit. Sur le terrain, les associations se mobilisent pour prodiguer aux réfugiés les premiers soins, leur fournir gîte et nourriture : un devoir de solidarité, comme le rappelle M. Julien Lauprêtre, président du Secours populaire français (lire « Mondialisons la solidarité ! »). En Grèce, l'afflux inattendu de dizaines de milliers de migrants met à rude épreuve toute la société (lire « La Grèce en première ligne »). Le bilan de la crise révèle le non-respect de la convention internationale relative au statut des réfugiés et un certain oubli des leçons de l'histoire (lire « Le fantôme de la guerre d'Espagne »).

Rectificatifs

jeu, 27/04/2017 - 15:04

— L'article « Le piège de la dépendance se referme sur le Mexique » (numéro d'avril) contenait une erreur de date. Nous voulions écrire « le salaire moyen enregistré entre 1988 et 2015 [et non 2005] ne dépasse pas 60 à 70 % de son niveau de 1981 ».

— Le revenu moyen mensuel des dentistes n'est pas de « 21 900 euros net », comme écrit dans l'article « L'assurance-maladie universelle en questions » (numéro d'avril), mais de 21 900 euros en honoraires, soit 8 600 euros net par mois en moyenne.

Politique de la pollution

jeu, 27/04/2017 - 15:04

On peut décimer la population avec des gaz toxiques sans recevoir de missiles de croisière ni encourir la réprobation internationale, mais à une condition : procéder à très large échelle et de manière continue. « En 2015, estime une équipe de chercheurs dans un article publié par la revue médicale The Lancet, l'exposition longue aux particules fines (moins de 2,5 microns) a causé la mort de 4,2 millions de personnes et la perte de 103,1 millions d'années de vie en bonne santé (1).  » Le bilan de cette pollution de l'air d'origine essentiellement industrielle ne cesse de s'alourdir. Mais pas pour tous. « Ces morts prématurées surviennent dans 59 % des cas en Asie du Sud et de l'Est », notamment en Chine, en Inde, au Pakistan et au Bangladesh. Dans ce dernier pays, l'atmosphère contient en moyenne neuf fois plus de particules fines qu'aux États-Unis.

On suffoque dans les ateliers du monde pour qu'on puisse soupirer d'aise dans les centres commerciaux de Paris ou de Los Angeles sans risquer de s'encrasser les bronches. Cette hypothèse audacieuse, qui fait du libre-échange l'une des causes majeures de mortalité sur terre, ne provient pas d'un livret militant mais d'un second article, publié cette fois par la revue scientifique Nature (2). Région par région, les chercheurs ont évalué les décès dus aux particules fines selon qu'ils découlaient de la production de biens et de services, de leur consommation ou du déplacement atmosphérique des polluants. Ils estiment que, sur les 3,45 millions de décès prématurés dus aux particules fines comptabilisés en 2007, « 22 %, soit 762 400 morts, étaient liés à des biens et des services produits dans une région mais consommés dans une autre », donc au commerce international, contre « 12 %, soit 411 100 morts, à des polluants émis dans une région différente de celle où les décès surviennent », c'est-à-dire au déplacement par le vent des particules fines d'un pays à l'autre.

Par exemple, « la pollution émise en Chine en 2007 se traduit par plus de 64 800 morts prématurées dans d'autres régions du monde, dont 3 100 morts en Europe de l'Ouest et aux États-Unis. Mais, d'un autre côté, la consommation en Europe et aux États-Unis de biens chinois est liée à plus de 108 600 décès prématurés en Chine ». Parce qu'ils corrompent leur atmosphère pour produire chez eux les baskets et smartphones que d'autres consomment ailleurs, les Chinois se retrouvent exportateurs net de biens et de services, mais importateurs net de morts dus à l'air vicié. Réciproquement, lorsqu'ils importent des marchandises, les pays riches exportent la mortalité associée aux particules fines. « S'il s'avère que le coût des produits importés est plus faible à cause de contrôles de pollution atmosphérique moins stricts dans les pays producteurs, concluent les scientifiques, alors les consommateurs font des économies au détriment de vies perdues ailleurs. »

Diffusées en boucle par la presse, des photographies de petites victimes agonisantes décideraient-elles M. Donald Trump à bombarder le siège de l'Organisation mondiale du commerce ?

(1) Aaron Cohen et al., « Estimates and 25-year trends of the global burden of disease attributable to ambient air pollution : An analysis of data from the Global Burden of Diseases Study 2015 », The Lancet, Londres, vol. 389, no 10078, 15 avril 2017.

(2) Qiang Zhang et al., « Transboundary health impacts of transported global air pollution and international trade », Nature, Londres, vol. 543, no 7647, 30 mars 2017.

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