L’Union européenne donne parfois l’impression d’être un bateau ivre dont le capitaine a depuis longtemps déserté la passerelle de commandement. L’affaire des visas (de moins de 90 jours) en fournit une illustration saisissante. Ainsi, en juin prochain, les Turcs devraient pouvoir se rendre dans l’espace Schengen sans visa, l’une des concessions faites à Ankara pour qu’elle stoppe l’afflux de migrants et de réfugiés sur le sol européen. Les Ukrainiens, si les États membres acceptent la proposition faite par la Commission le 20 avril, devraient prochainement bénéficier du même régime de libre circulation, en dépit du rejet par les Néerlandais, le 6 avril, de l’accord d’association avec Kiev. Parallèlement à ce grand mouvement d’ouverture, le 12 avril, l’exécutif européen a publié une communication menaçant de rétablir les visas pour les ressortissants américains et canadiens, Washington exigeant toujours des visas pour les Bulgares, Croates, Chypriotes, Polonais et Roumains, et Ottawa pour les Bulgares et Roumains. Autrement dit, l’Union se prépare à désarmer face à la Turquie et à l’Ukraine, des pays instables et pauvres, et se propose de réarmer face à l’Amérique du Nord, un continent qui n’est pas connu pour les problèmes de sécurité et d’immigration qu’il pose à l’Union… Une logique qui ne peut qu’échapper au commun des mortels.
La menace d’un rétablissement des visas (pour 12 mois dans un premier temps) à l’égard des États-Unis et du Canada est, a priori, de bonne politique, puisque ces pays refusent, en discriminant entre les États membres, de reconnaître l’Union comme un tout, alors même que leurs ressortissants peuvent voyager librement sur le territoire des Vingt-huit. Serait-il imaginable que l’on distingue, par exemple, entre le Texas et l’Illinois ? Évidemment non. Depuis les élargissements de 2004, 2007 et 2013, Bruxelles exige donc que tous ses États soient traités de la même façon, notamment sous la pression de Varsovie qui ne digère pas, elle, l’alliée fidèle qui a suivi Washington dans toutes ses aventures guerrières, d’être traitée comme un réservoir d’immigrants illégaux. Mais les États-Unis et le Canada font la sourde oreille alors que l’Australie et le Japon ont fini par supprimer, fin 2015, les visas qu’ils réclamaient encore aux ressortissants de certains pays de l’Est (Bulgarie, Roumanie et Croatie pour le premier, Roumanie pour le second).
Le principe de réciprocité devrait donc s’appliquer sans l’ombre d’un doute. Mais voilà : l’Union est prête à se sacrifier pour la Pologne, en particulier, alors que ce pays estime que la solidarité européenne ne doit jouer qu’en sa faveur, comme l’a montré son attitude dans la crise des réfugiés. Peut-on la conforter dans cette attitude d’enfant gâté avec les conséquences que cela aura pour leurs partenaires ? Car les États-Unis et le Canada ne manqueront pas de répliquer à un rétablissement des visas et les pays qui auront le plus à en souffrir seront ceux qui accueillent le plus de touristes et d’hommes d’affaires nord-américains sur leur territoire, au premier rang desquels la France. Au-delà du message d’incohérence dans sa politique des visas envoyé aux opinions publiques européennes et au reste du monde, l’Union prend le risque d’accroitre le divorce grandissant avec ses propres citoyens qui comprennent de moins en moins ce qui se passe à Bruxelles : si réciprocité il doit y avoir, elle doit être à double sens, ce qui implique que la Pologne, pour ne citer qu’elle, assume aussi des politiques qui lui pose problème, par exemple en accueillant quelques dizaines de milliers de réfugiés comme elle s’y est pourtant engagée... L’Union n’est pas un guichet où l’on ne prend que ce qui intéresse ! Même si personne n’ose le dire tout haut, c’est que beaucoup de pays pensent tout bas et rares sont ceux qui ont envie de se fâcher avec Ottawa et surtout Washington.
N.B.: article paru dans Libération du 2 mai ici.