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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 3 weeks 5 days ago

Dures réalités en Afghanistan

Wed, 25/08/2021 - 10:00


Depuis l’entrée sans combat des talibans à Kaboul le 15 août, suite leur spectaculaire avancée dans la quasi-totalité du pays et leur prise méthodique des capitales provinciales à un rythme que rien ne semblait pouvoir arrêter, nous assistons à un déferlement médiatique centré sur la situation de l’aéroport de la capitale afghane. Les scènes diffusées sont en effet terribles, mais l’émotion que l’on peut ressentir ne doit pas nous exempter de décrypter les causes du moment présent. Il serait vain de prétendre ici à un bilan exhaustif, mais plus modestement de rappeler quelques éléments saillants d’une situation prévisible.

En effet, une fois de plus, les raisonnements binaires opposant les forces obscurantistes, en l’occurrence incarnées par les talibans, à celles qui étaient porteuses de modernité ne rendent pas compte de la situation. Que les talibans veuillent instaurer un ordre répressif qui fera fi des principes démocratiques tels que les puissances occidentales prétendent les incarner est une certitude, pour autant leurs prédécesseurs ne constituaient pas pour leur part un modèle de vertu démocratique. Les doctes affirmations sur l’Afghanistan « cimetière des empires » ne sont guère plus satisfaisantes et tiennent la plupart du temps plutôt des commentaires du café du commerce que de l’analyse raisonnée de l’accumulation des erreurs politiques commises à propos de ce pays.

Il est d’abord utile de se pencher sur la situation sociale de ce pays après 20 ans de présence occidentale, tout particulièrement états-unienne. Les aides extérieures, qui représentent environ 75% des dépenses publiques du pays, ont été déversées sans aucun discernement et n’ont pas profité, c’est le moins que l’on puisse dire, à la masse de la population, mais ont par contre alimenté une corruption généralisée alimentant les réseaux clientélistes de toute sorte. Le taux de pauvreté qui était de 34% en 2007-2008 est ainsi passé à 55% en 2016-2017, un tiers des enfants en âge d’être scolarisé ne l’est pas. Fiasco complet quand on se souvient que les puissances étrangères impliquées prétendaient participer à la construction du pays, au nom du fumeux concept de state building. À ce propos une remarque s’impose. Comme le souligne Gilles Darronsoro, un des meilleurs connaisseurs français de l’Afghanistan, ce n’est pas le rejet de l’État qui est un des marqueurs de la situation afghane, mais au contraire une demande d’État, un État qui serait organisateur et structurant.

On ne peut de ce point de vue qu’être confondu par la débandade accélérée des 180.000 soldats de l’armée nationale afghane financée à hauteur de 83 milliards de dollars par les États-Unis, organisée, équipée, entraînée durant de nombreuses années par l’OTAN et donc en réalité principalement par Washington. Quand une armée connaît une telle situation plusieurs explications se conjuguent : abandon brutal de ses mentors, c’est une certitude, infinie faiblesse et corruption de son encadrement prompt à pactiser avec les talibans pour sauver ce qui peut l’être et, surtout, absence de projet mobilisateur à défendre pour lequel un soldat est prêt à se sacrifier. Une armée n’est efficace que lorsqu’elle est cimentée par des principes et des objectifs communs, jamais elle ne combat pour défendre ce qui n’existe pas… En ce sens, l’obsession anti-talibane entretenue ne pouvait suffire, d’autant que, dans le même temps, des négociations se déroulaient avec les représentants politiques de ces derniers à Doha. Ce n’est en réalité pas l’affaissement de l’armée afghane qui est surprenant, mais la rapidité du phénomène.

A contrario, la force des talibans, outre leur visible discipline, c’est la conviction de défendre une cause et un pays. L’existence d’une forme de sentiment national, évidemment non réductible à celui qui a été façonné par l’histoire dans d’autres États et d’autres parties du monde, est une donnée que les dirigeants des puissances occidentales n’ont pas saisie. À force de réduire l’Afghanistan à une mosaïque d’ethnies et de tribus, il est non seulement impossible de mesurer le sentiment d’appartenance qui y existe, mais surtout on fait l’impasse sur le rejet que suscite, toujours et en tout lieu, la pérennisation de la présence de troupes étrangères légitimement perçues comme des troupes d’occupation. C’est très certainement pourquoi une partie de la population respectera ceux qui combattent ces dernières et en débarrassent le sol national.

Les talibans sont sans nul doute rétrogrades et liberticides, mais ils sont dotés d’une stratégie politique. Ainsi, si les capitales provinciales afghanes sont tombées en leurs mains les unes après les autres, c’est que le terrain avait été préparé et que loin de se contenter de consolider leurs forces dans les régions pachtounes dont ils sont majoritairement issus, ils ont aussi pris la peine de recruter au sein des autres ethnies et d’y passer des alliances et des compromis. L’Afghanistan n’est pas un pays d’anarchie, mais un lieu où des systèmes d’alliances existent selon des règles qui n’ont rien d’idéologiques, mais sont parfaitement fonctionnelles. Si des exécutions sont d’ores et déjà attestées, il y a aussi des garanties de sortie honorables pour les responsables qui se battaient il y a quelques mois seulement contre les talibans, mais qui acceptent désormais la nouvelle donne, avec son lot d’amnistie et de cooptation.

Le constat est terrible de l’incapacité de l’OTAN à comprendre les réalités d’un pays après presque vingt ans de présence, plus de 2250 milliards de dollars investis et dépensés, sans oublier les 3000 soldats tués. C’est une nouvelle preuve cinglante qu’il s’avère impossible d’imposer un ordre politique à un pays de l’extérieur. En vingt ans, les cas afghans et irakiens sont lourds d’enseignement auxquels ils seraient judicieux de réfléchir. Une des raisons du fiasco afghan réside d’ailleurs certainement dans la précipitation de l’administration Bush à envahir l’Irak en 2003 alors que la situation afghane n’était pas stabilisée. La prétention des néoconservateurs états-uniens à vouloir apporter la démocratie dans les soutes de leurs bombardiers est une faute absolue qui a modifié les équations stratégiques régionales au détriment des puissances occidentales.

La décision de départ de Washington et les conditions dans lesquelles il s’opère témoignent d’une confondante improvisation parce qu’il n’y avait plus de solution adéquate. Pour autant, plusieurs questions immédiates se posent. Quid de la relation à venir du gouvernement taliban avec Al-Qaïda, dont il faut se souvenir qu’elle fut à l’origine de l’intervention de 2001 ? Si dans un premier temps on peut supposer que les talibans, ayant parfaitement en mémoire les conséquences que leur a coûté le soutien accordé à Al-Qaïda à l’époque, demanderont aux successeurs de Ben Laden de faire profil bas, cela pourrait poser problème à plus long terme, si cette posture permet au groupe djihadiste de se renforcer. Même question à propos de Daech. Mais dans ce cas, ce sera certainement une opposition, y compris armée, entre les deux acteurs. Les agendas et les objectifs étant concurrentiels, le gouvernement taliban ne fera pas de concession à Daech. Comment aussi parvenir à insérer l’Afghanistan dans une stratégie de projets économiques régionaux et internationaux lui permettant de sortir, enfin, d’une situation de guerre et de misère qui perdure depuis plus de quarante ans ?

Mais la question principale réside bien sûr dans le type de relations qu’il est envisageable d’établir avec le gouvernement taliban ? Il est à ce stade bien trop tôt pour fournir une réponse précise. On peut en tout cas souhaiter que l’erreur commise en Syrie de fermer notre ambassade ne se reproduira pas. La France a besoin d’établir et de maintenir des contacts avec toutes les parties à la situation politique afghane telle qu’elle existe aujourd’hui dans un contexte où le gouvernement taliban affirme vouloir être reconnu comme légitime. La Chine, la Russie, le Pakistan bien sûr et des États arabes du Golfe sont d’ores et déjà à la manœuvre. Il n’y a aucune raison de les laisser seuls se déployer. Force est néanmoins d’admettre que nous ne sommes pas les mieux placés pour peser positivement sur la situation.

Comprenons que l’ensemble des interrogations qui se posent dès maintenant aux États-Unis, et par extension aux membres de l’OTAN, le sont dans les plus mauvaises conditions parce que leur intervention, quels que soient les degrés de responsabilités, se solde par une défaite cinglante. La France très engagée au Sahel, dans un contexte certes différent, serait fondée à tirer méthodiquement les leçons des dernières évolutions en Afghanistan.

L’échec du « nation building » en Afghanistan

Tue, 24/08/2021 - 10:10

Si les talibans ont pu l’emporter aussi aisément, c’est en grande partie parce que les efforts de la communauté internationale visant à créer quasiment de toutes pièces puis à consolider l’État afghan n’ont pas été couronnés de succès. Il y a des raisons objectives à cela. Retour sur vingt ans d’erreurs. Tentons de tirer quelques leçons pour l’avenir, en particulier pour le Sahel…

Les néoconservateurs américains étaient farouchement hostiles au « nation building »

Contrairement à ce qu’on lit couramment, les Américains, qui furent de très loin les plus importants pourvoyeurs d’aide en Afghanistan, ne se sont jamais sérieusement intéressés au « nation building ». Les néoconservateurs y étaient même farouchement opposés, comme Donald Rumsfeld l’a exprimé à de multiples reprises. Barack Obama n’y croyait guère non plus ; mais à sa prise de pouvoir en 2008, il était de toute façon déjà bien tard pour se lancer dans une telle entreprise, du fait des erreurs accumulées depuis 2002 par l’équipe Bush/Cheney/Rumsfeld, qui était focalisée sur l’Irak.

La première erreur fut bien sûr cette guerre d’Irak qui conduisit à une dispersion des efforts militaires et financiers américains. La deuxième erreur, liée à la première, fut le refus obstiné des Américains de construire une armée afghane à la hauteur des défis sécuritaires pendant les années cruciales de démarrage de l’insurrection, entre 2003 et 2008. Ils l’ont en effet alors délibérément limitée à 30 000 hommes car ni le Pentagone ni l’USAID ne voulaient prendre à leur charge les coûts de fonctionnement correspondants, et les calculs de leurs analystes leur laissaient penser que cet effectif correspondait à ce que le budget afghan pourrait à terme supporter.

Il a fallu les premières grandes offensives d’été des talibans qui ont failli occuper Kandahar en 2008, mais surtout l’arrivée à la même époque du général David Petraeus pour que Washington révise sa position. Constatant la dramatique dégradation de la sécurité, Petraeus, qui venait de rédiger le manuel de contre-insurrection de l’armée américaine, chiffra alors les besoins en police et armée de l’Afghanistan à 600 000 hommes.

Ce chiffre de 600 000 hommes correspondait aux effectifs de l’armée algérienne au plus fort de la guerre civile, en 1997/1998 – sachant que les populations de l’Afghanistan et de l’Algérie étaient à peu près équivalentes. Le coût lié à la formation, l’équipement et l’entretien d’une telle armée afghane fit hurler quelques sénateurs américains et, après de difficiles négociations, l’objectif fut ramené à 350 000. Or en 2009, les effectifs atteignaient péniblement 60 000 hommes – dont à peu près la moitié étaient réellement disponibles compte tenu des absences, des désertions et des besoins de formation. Les Pachtounes, dont les familles étaient menacées par les talibans, n’osaient déjà plus s’engager. L’armée a ainsi été construite sur une base tadjike et non multiethnique, ce qui l’a considérablement fragilisée.

Le temps que les budgets soient négociés et approuvés à Washington, puis les recrutements engagés, vers 2011, soit dix ans après le début de l’intervention américaine, les effectifs des forces de sécurité afghanes s’élevaient à environ 130 000 hommes, dont les meilleurs officiers avaient été formés par les Soviétiques. Il faut en effet noter qu’au cours de leur occupation et avant de se retirer en 1989, ces derniers avaient construit une armée afghane qui s’est révélée capable en 1990/1991 de tailler en pièces les moudjahidines soutenus par le Pakistan et financés par la CIA. Le régime de Najibullah installé par Moscou a ainsi survécu pendant les deux ans où les financements du Kremlin étaient encore disponibles. Il serait sans doute encore en place et l’Afghanistan peut-être en paix si Ronald Reagan avait eu l’intelligence, lorsque Mikhaïl Gorbachev a décidé de jeter l’éponge, de se substituer aux Russes pour financer ce régime laïque qui n’avait rien de communiste.

Les Américains ont enfin laissé les Nations unies désarmer les chefs de guerre dès 2004, ce qui excluait l’option la plus simple en matière de construction étatique, à savoir une confédération des seigneurs de guerre soucieux de défendre leurs territoires respectifs. Un tel fonctionnement aurait au moins permis, sans grand effort occidental, la formation d’un État de type féodal, laissant au Pakistan le soin de régler l’avenir du pays… option peu glorieuse, mais peu coûteuse.

Ne confondons pas « nation building » et « state building »

La construction d’une nation afghane dont tout le monde semble aujourd’hui parler n’était donc pas à l’agenda américain. Mais en tout état de cause, construire une nation en Afghanistan, qui est un pays exceptionnellement fragmenté au plan ethnique, où les différentes tribus se sont continuellement combattues et qui sortait de plus de vingt ans de guerre civile ne pouvait être qu’un processus politique qui ne pouvait être sous-traité à des partenaires extérieurs. Ni les États-Unis ni l’URSS ne pouvaient construire une nation afghane. Une telle opération ne pouvait être réalisée que par des dirigeants afghans prêts à dépasser les clivages ethniques et à construire des consensus. Il leur fallait quand même aussi, pour cela, disposer de la force armée pour « convaincre » les dissidents. Or leurs capacités militaires étaient non seulement réduites mais entre les mains des États-Unis.

La construction d’une nation aurait exigé un charisme particulier de la part du chef de l’État, qui aurait dû être porteur d’une vision permettant d’envisager, à terme, la fusion des innombrables fragments d’une société profondément divisée par des années de conflits. Un exemple historique de construction d’une nation dans un pays multiethnique est celui de Julius Nyerere en Tanzanie, qui détruisit sans doute largement l’économie de son pays en le soumettant à un système de type soviétique, mais en fit une nation. Les qualités de Nyerere manquaient manifestement à Hamid Karzaï, qui fut largement un choix opportuniste américain.

La communauté des donateurs pouvait, au mieux, s’engager dans un processus d’appui à la construction d’un État afghan viable : le « state building ». Mais dans un contexte où le leader américain du camp occidental avait l’œil rivé sur l’horizon irakien et cumulait les erreurs, il était impossible pour les autres donateurs de se lancer sérieusement dans une stratégie cohérente de ce type, pour au moins trois raisons :

(1) Une telle approche demandait de la part des donateurs une capacité de dialogue et de pressions politiques à haut niveau que seuls les Américains étaient capables de conduire ;

(2) Le chef de l’État se révélait, dans son mode de gouvernance, un chef tribal essentiellement soucieux d’acheter des loyautés et de jouer du népotisme ambiant ; il restait ainsi parfaitement rétif aux réformes qui s’imposaient pour construire un appareil d’État sur une base méritocratique ; cet achat de loyautés exigeait comme toujours en ce cas la mise en place de réseaux de corruption. Ces réseaux de corruption ont progressivement conduit à un véritable déchaînement de la corruption qui a décrédibilisé toute la classe politique.

Enfin (3) la pagaille entre les donateurs interdisait toute approche coordonnée de leur part sur un tel sujet qui ne figurait pas sur leur écran radar.

À la même époque, on constate d’ailleurs que, en Irak, les erreurs de Washington furent bien pires, car les Américains ont alors délibérément détruit un appareil d’État structuré. Paul Bremer, le proconsul américain de l’Irak en 2003/2004, a systématiquement démoli l’appareil d’État irakien, en licenciant sous prétexte de débaasification, l’armée, la police et l’administration irakiennes, ceci à la grande colère de Colin Powell qui mesura immédiatement le désastre mais ne put s’y opposer. C’est cette destruction de l’appareil baasiste qui a conduit au chaos, à la guerre civile irakienne, à la prise de pouvoir des chiites entraînant l’alignement de l’Irak sur l’Iran et, à terme, à la création de Daech. Il est difficile d’imaginer une politique américaine en Irak susceptible de conduire à un pire fiasco !

Les Américains ont en revanche tenté de construire en Afghanistan une démocratie largement inspirée de leur propre système – ce qui, dans ce pays extrêmement divisé, a ajouté des affrontements électoraux aux clivages ethniques traditionnels. Ce système a en particulier conduit à partir de 2014 – alors que les jeux étaient déjà faits et qu’une victoire sur les talibans était devenue impossible – à une paralysie provoquée par la rivalité entre le Pachtoune Ashraf Ghani et le Tadjik Abdullah Abdullah, chacun titulaire d’environ la moitié des voix correspondant largement à la division ethnique du pays.

Ashraf Ghani – qui lors de mes premiers entretiens avec lui, alors qu’il était ministre des Finances puis recteur de l’université de Kaboul, avait précisément l’ambition et la lucidité nécessaires pour construire un État fonctionnel – parvint au pouvoir en 2014, trop tard pour pouvoir mettre en œuvre sa vision. Il fut absorbé par son conflit avec Abdullah Abdullah, la grave dégradation sécuritaire, les tensions avec les Américains, la crise financière de l’État, la perpétuelle recherche de financements, les conflits incessants entre tribus, les désaccords avec les bailleurs de fonds et, enfin, les élections. La construction de la démocratie à l’américaine a finalement accentué les divisions internes au lieu de les résorber comme espéré. Situation très classique dans un pays multiethnique.

La construction d’un État afghan exigeait la construction d’un ensemble d’institutions « modernes »

Les néoconservateurs américains ignoraient que la construction d’un État passait par la mise en place d’un ensemble d’institutions dégagées du népotisme ambiant : une armée multiethnique disposant d’une logistique qui fonctionne et d’une aviation autonome la moins sophistiquée possible pour pouvoir être entretenue par des mécaniciens rapidement formés, une police et une justice non corrompues, une administration centrale et locale reconstruites sur la base du mérite. C’était certes particulièrement difficile à instaurer dans un pays tribal, dans un contexte où le président Karzai refusait le principe méritocratique pour garder le contrôle de la nomination des responsables en fonction de sa stratégie d’alliances mouvantes.

La mise en place d’institutions « modernes » était néanmoins possible, comme l’ont prouvé la création entre 2002 et 2005 de quatre institutions fonctionnant correctement : le ministère des Finances ; la Banque centrale, le ministère de la Reconstruction et du Développement Rural (MRRD) et, enfin, les Renseignements militaires. Le MRRD fut même pendant une décennie une institution modèle conçue ex nihilo par une équipe afghane qui a géré avec une remarquable efficacité un programme national de petits travaux ruraux financés par la Banque mondiale et divers donateurs, le « National Solidarity Program » (NSP). Ce programme fut jusque vers 2014 et la réduction des financements extérieurs un modèle du genre, qui a permis de réaliser pour environ 2 milliards de dollars de petits travaux à haute intensité de main-d’œuvre avec un minimum de corruption et de détournements. Une prouesse dans ce pays !

Techniquement et financièrement, rien n’empêchait en 2003/2004, avant la montée en puissance des talibans en 2007/2008, de construire ou reconstruire les institutions régaliennes constituant le cœur d’un appareil d’État moderne, en particulier les ministères de la Défense, de l’Intérieur, de la Justice, de l’Énergie. Mais ces ministères furent octroyés selon la stratégie d’alliances de Karzaï et gérés comme des butins octroyés à des brigands qui y mirent en place leurs réseaux de prédation.

La remise en ordre de cette douzaine d’institutions aurait été envisageable dans l’ambiance d’enthousiasme qui régnait en 2003/2004. Une telle remise en ordre doit en effet commencer par une comparaison entre compétences et profils des titulaires des postes, ce qui permet déjà de découvrir des situations surprenantes et d’effectuer un premier tri… En outre, nombre d’Afghans de la diaspora hautement qualifiés abandonnaient alors leur emploi aux États-Unis ou en Europe pour offrir leurs services à l’équipe en place à Kaboul.

Je travaillais à cette époque comme consultant pour la Banque mondiale et j’en ai alors auditionné une bonne centaine qui, financés par cette institution, furent placés dans ces principaux ministères dans des positions parfois de management. Au bout de quelques mois, la grande majorité revint me voir pour se plaindre du népotisme généralisé et des foyers de prédation qu’étaient malheureusement ces institutions non réformées. Tous pratiquement ont renoncé, découragés. Soit ils étaient de la mauvaise ethnie et ostracisés. Soit leur présence gênait les détournements et le pillage organisé.

L’Afghanistan n’ayant pas de pétrole et ne pouvant budgétairement soutenir seul même une guerre de basse intensité, il aurait aussi fallu que l’aide internationale et, en premier lieu, l’aide américaine accepte de financer à environ 80 % le fonctionnement de cette douzaine d’institutions clés une fois remises à niveau ainsi que toutes les dépenses budgétaires afférentes. Le coût n’aurait pas été négligeable. Mais tant d’argent fut plus tard déversé en vain sur ce pauvre pays que les montants correspondants auraient certainement pu être mobilisés.

De plus, outre les fortes réticences politiques locales, il fallait affronter le fonctionnement très particulier de l’aide internationale. Car les donateurs détestent financer les fonctions publiques et, pour certains d’entre eux, comme la Banque mondiale, cela leur est même interdit. Financer l’armée et la police aurait aussi posé des problèmes spécifiques. Mais enfin, avec un peu de volonté on trouve des solutions ! Finalement, toutes ces institutions qui constituaient le cœur d’un État moderne sont restées des foyers de blocage et de corruption.

Ne se sont vraiment intéressés au problème du « state building » que les Britanniques, la Banque mondiale et quelques donateurs bilatéraux qui n’ont jamais eu de liberté de manœuvre sur ce sujet à cause du poids américain et de l’impossibilité d’un dialogue sérieux sur ce sujet avec le président Karzaï. C’est toutefois dans ce contexte qu’ont été quand même renforcées progressivement un certain nombre d’institutions étatiques bénéficiant de très importants financements externes. Ce fut le cas du ministère de l’Éducation nationale et du ministère de la Santé, deux domaines où des résultats significatifs ont été enregistrés en partant de situations qui étaient catastrophiques en 2002.

L’aide internationale a contribué à l’affaiblissement de l’appareil d’État résiduel

Bien involontairement, le mode de fonctionnement de l’aide internationale a le plus souvent provoqué un affaiblissement et non un renforcement des institutions étatiques afghanes, déjà bien faibles. Et cela, non pas parce que les équipes techniques des donateurs étaient incompétentes, mais à cause des contraintes qui leur sont imposées par leurs mandants politiques. Les instructions sont en effet de toujours faire au plus vite, d’obtenir rapidement les résultats les plus visibles possibles, et surtout de n’avoir dans ces pays, où la corruption est endémique, aucune perte en ligne dans les circuits financiers, aucun détournement de fonds, aucun cas de corruption.

De telles instructions ne permettent pas de procéder au lent travail peu visible de reconstruction institutionnelle qui est nécessaire à l’obtention de résultats durables. Le refus de toute corruption oblige à recourir au système des projets autonomes très contrôlés. Cela aboutit certes à des résultats rapidement visibles, mais ceux-ci ne sont pas pérennes car conduisant à un désastre institutionnel. Ainsi, des écoles seront construites et inaugurées en fanfare, mais les maîtres ne seront pas là car la programmation des constructions n’a pas été prise en compte par un ministère de l’Éducation dysfonctionnel. Et quand les maîtres arriveront sur le terrain, un tiers d’entre eux seront illettrés, car nommés sur intervention de notables locaux. Et enfin quand arriveront les fins de mois, la paye ne sera pas là…

Dans un tel contexte, l’aide internationale, qui dans ce type de pays craint toujours de voir ses fonds disparaître dans des structures opaques, évite l’administration locale et finance directement « ses » projets. En Afghanistan, on estime que 80 % des financements extérieurs échappaient à tout contrôle des responsables afghans et court-circuitaient délibérément le budget et les institutions afghanes. Cette façon de procéder, qui a exaspéré Ashraf Ghani lorsqu’il était ministre des Finances, limitait certes corruption et détournements de fonds, mais en contournant le problème au lieu de le traiter.

Le traiter aurait impliqué des changements dans les équipes dirigeantes d’une douzaine d’institutions clés et le démantèlement des réseaux de corruption alimentant autant de réseaux politico-ethniques. Pour Karzaï, une telle mesure était impensable. Seuls les Américains auraient pu soulever la question. Mais ils avaient d’autres préoccupations. Dans certains cas, comme celui, pourtant crucial, de l’énergie, où le ministre Ismaïl Khan était un grand chef de guerre de la région de Hérat, placé là car Karzai voulait reprendre le contrôle des douanes à Hérat… les donateurs ont préféré ne pas s’occuper de ce secteur et Kaboul est restée pour cette raison pendant près de dix ans dans le noir. Tous ces mécanismes ont été parfaitement analysés et documentés par Sarah Chayes dans un livre remarquable.

Entre syndrome hollandais et concurrence entre bailleurs, les salaires dérapent

L’injection par la présence militaire et l’aide internationale de montants financiers considérables dans la petite économie afghane a provoqué ce que l’on appelle un « syndrome hollandais », mécanisme bien connu des pays pétroliers.

Ce phénomène a entraîné une forte inflation et une appréciation de la monnaie qui a entravé l’activité manufacturière locale. La concurrence entre donateurs pour trouver du personnel afghan de qualité a également fait monter les salaires du personnel d’une certaine technicité, parlant anglais et maîtrisant un ordinateur. L’écart entre les salaires versés par les donateurs (dont les ONG) et la fonction publique afghane se situait dès 2004/2005 dans un rapport de 1 à 5, voire de 1 à 10. Cette situation a provoqué un exode de tout le personnel de l’administration ayant un minimum de compétences techniques ou managériales vers les projets financés par les donateurs. J’ai eu un temps comme chauffeur un directeur de l’administration à qui son salaire de fonctionnaire ne permettait plus de payer son loyer.

Au lieu d’être ainsi renforcées par l’aide internationale, les principales institutions étatiques ont été vidées de leurs rares compétences techniques pour être remplacées par des projets d’une durée limitée financés par les bailleurs. Une fois le projet exécuté, l’équipe projet était dispersée. Les programmes de formation, qui furent très nombreux, permettaient au personnel des administrations qui avait bénéficié de cette formation de fuir vers les projets. Cette mécanique infernale interdisait toute efficacité institutionnelle à la formation. En 2013, lors de ma dernière mission sur ces questions de renforcement de capacités, il y avait infiniment plus de personnel « professionnel » afghan dans des structures de projets que dans les institutions nationales. Dans ce contexte, rares furent les renforcements de capacité au niveau institutionnel.

Ces renforcements institutionnels tentés par des donateurs désespérés portaient en général sur l’injection de cadres qualifiés provenant souvent de la diaspora dans des fonctions spécifiques comme les directions administratives et financières ceci pour tenter de sortir de l’opacité généralisée. Les cadres recrutés à cet effet exigeaient compte tenu de leurs charges familiales à l’étranger le paiement de sursalaires qui représentaient évidemment un multiple des salaires de leurs collègues de la fonction publique. Or la durée limitée des projets correspondants laissait rapidement à la charge de l’État afghan des coûts salariaux qu’il ne pouvait supporter, alors que les différences salariales provoquaient des tensions ingérables au sein des institutions concernées. En général le personnel de la diaspora restait peu de temps, découragé par l’ambiance de corruption, l’absence de systèmes d’informations fiables, les dénonciations calomnieuses, etc.

Ces sursalaires exigeaient pour être octroyés une revue des compétences des cadres et du personnel destiné à en profiter, en particulier des cadres provenant de ces administrations dont les compétences étaient très variables. Le président Karzaï, irrité par les réclamations des cadres non sélectionnés, a décidé un jour de généraliser ces sursalaires à l’ensemble de la fonction publique, ce qui était budgétairement délirant et, en outre, détruisait l’approche des donateurs fondée sur le principe du mérite. Ce problème salarial a dangereusement accru la dépendance du pays vis-à-vis de l’aide internationale et contribué à créer infiniment plus de pagaille que de capacités institutionnelles.

Finalement, les donateurs ont fini par intégrer dans des projets spécifiques de nombreux « morceaux d’institutions », y compris certains ministres et leur cabinet politique. Cette formule permettait surtout au personnel ainsi intégré dans des projets de bénéficier des sursalaires correspondants… Ce système, qui était au total d’une extrême fragilité, ne pouvait fonctionner que tant que l’aide internationale pouvait financer. Dès la réduction de cette aide, très sensible à partir de 2013/2014, cette mécanique s’est grippée.

Le caractère dysfonctionnel de l’ensemble de cet appareil d’État afghan et non seulement de l’armée a ainsi beaucoup joué dans l’effondrement final de ce régime. Le « système Karzaï », qui impliquait ainsi des « achats » de loyauté, reposait in fine sur une corruption qui a pris une dimension exceptionnelle, favorisée par le trafic de l’opium.

Cette corruption, qui a affecté tout le fonctionnement de l’appareil d’État, a joué un rôle non négligeable dans la désaffection générale de la population vis-à-vis du régime. Elle a considérablement fragilisé l’État afghan tel qu’il s’est construit plutôt mal que bien depuis 2002, crédibilisant la propagande des talibans et facilitant leur enracinement dans la population rurale. Il est à cet égard remarquable de noter le parallèle avec la fin du régime sud-vietnamien, lui aussi décrédibilisé et rongé par la corruption.

Quelles leçons pour les bailleurs internationaux ?

Ayant assisté comme le monde entier à l’effondrement du château de cartes que constituait l’appareil d’État afghan, je suis bien sûr effondré, mais non surpris.

L’une des leçons qu’il est possible de tirer de ces multiples expériences est tout d’abord qu’il faut, comme le fit le MRRD dont j’ai suivi attentivement la mise en place, engager les processus de restructuration institutionnelle en s’attaquant à la totalité d’une institution et en commençant par sa direction. Cette démarche implique la sélection de dirigeants ayant à la fois un certain charisme et des capacités managériales. On pouvait parfaitement en trouver une douzaine en Afghanistan en 2002.

Une telle restructuration doit être conduite indépendamment par chaque équipe de direction à son rythme. Elle implique que l’on trouve des solutions pour le personnel « irrécupérable » : mises à la retraite, packages de départ, voire postes d’ambassadeurs pour dirigeants qu’il faut écarter… Elle suppose évidemment que l’on sorte radicalement du système dans lequel on affectait chaque ministère ou chaque institution publique comme la société d’énergie ou la police à un chef de guerre ou à un allié politique qui allait conduire une politique de recrutement sur base ethnique et mettre en place un réseau de corruption pour son profit ou celui de sa tribu d’origine.

Cela dit, malgré ses multiples défauts, ce système dénoncé par Ashraf Ghani lui-même lorsqu’il était professeur dans un ouvrage bien connu des spécialistes pouvait se corriger progressivement. En tout cas, cette fin chaotique pouvait certainement être évitée. Mais le « deal » de Donald Trump, négocié directement avec les talibans, était absolument inepte. Comment négocier son départ en commençant par fixer sa date de départ ? ? C’est entamer une négociation en mettant toutes ses cartes sur la table. On peut tout au plus négocier sa reddition, c’est-à-dire rien du tout.

La méthode de Joe Biden, consistant à décider d’abandonner un jour un peuple parce qu’on a changé de politique, est également inacceptable. D’autres sorties moins lamentables étaient possibles pour les Américains. Même les Soviétiques, qui ont quitté l’Afghanistan en bon ordre, en furent capables.

Au total, la responsabilité des néoconservateurs et, en particulier, du trio Bush/Cheney/Rumsfeld dans ce désastre est immense. Ils ont cru que le problème afghan était simplement militaire et pouvait se régler rapidement. C’était une double erreur rendue plus inadmissible par leur refus d’écouter les multiples experts américains, parfois d’origine afghane, qui connaissaient parfaitement le pays et sa complexité.

Si la responsabilité de Trump dans cette déroute complète est considérable, celle de Biden l’est aussi. Mais celle de la communauté des donateurs, à laquelle j’ai consacré l’essentiel de ma vie professionnelle, n’est pas non plus négligeable.

Il devrait être établi une bonne fois pour toutes qu’on ne peut manifestement pas remettre sur pied un pays en crise grave avec des dizaines de bailleurs de fonds refusant toute coordination significative, initiant des centaines de projets éphémères, sans compter 2000 ONG et leur milliers de petits projets ! Les donateurs doivent impérativement accepter, dans ces pays en crise ou en conflit, au minimum deux révisions radicales de leurs méthodes d’intervention :

En premier, reconnaître comme une priorité l’appui à la construction d’un appareil d’État moderne en portant leurs efforts tout particulièrement sur les questions régaliennes, y compris la réforme de la justice et des services de sécurité. Ils ont encore pour principe de ne pas s’intéresser à ces secteurs dits de « souveraineté ». C’est une grave erreur encore répétée au Mali actuellement.

En second, l’exemple afghan, mais il s’est malheureusement répété au Mali, montre que la coordination des donateurs, qui devrait être centralisée à un niveau très élevé (premier ministre de préférence), n’est pas ou est mal assurée par le gouvernement bénéficiaire. Des dizaines de bailleurs traitent dans le plus grand désordre avec une bonne douzaine d’institutions locales. Il est ainsi caractéristique que le FMI traite avec le ministère des Finances, la Banque mondiale avec le ministère du Plan et nombre de bailleurs avec les ministères où ils ont trouvé des correspondants… La coordination, qui est alors déléguée aux donateurs, repose sur des consultations entre ces derniers. Mais cela ne fonctionne pas et ne permet pas de mettre de l’ordre dans la pagaille des projets tous azimuts qui fréquemment oublient l’essentiel.

En Afghanistan, le montant des ressources affectées de 2002 à 2007 au développement rural ne dépassait par 4 % du montant total de l’aide affectée au pays. Il est par ailleurs notable de remarquer que la table ronde de 2015 consacrée au Mali affectait également moins de 4 % à ce secteur alors que dans chacun de ces deux pays l’activité rurale est fondamentale. La mauvaise coordination entre donateurs justifierait la mise en commun de l’essentiel de leurs ressources dans un ou plusieurs fonds fiduciaires qui devraient être gérés de manière rationnelle, comme des budgets d’investissement cohérents. C’est, à mon expérience, la seule façon efficace permettant de coordonner leur action dans ce type de situation.

Pauvre Afghanistan coincé entre les talibans et la « communauté internationale » !

Espérons, sans trop y croire, que ces erreurs ne se reproduisent plus au Sahel…

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Serge Michailof est chercheur associé à l’IRIS, Senior Fellow à la fondation FERDI, Université Clermont Auvergne (UCA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Afghanistan : du soutien unanime au total désastre

Mon, 23/08/2021 - 17:00

Le retrait des troupes américaines d’Afghanistan clôt une guerre de 20 ans mais produit une catastrophe stratégique et un gâchis humain. D’autres solutions étaient elles possibles? Quelles leçons stratégiques faut il tirer ?

L’analyse de Pascal Boniface.

Les talibans ne pourront pas se maintenir éternellement au pouvoir

Sat, 21/08/2021 - 18:00

Quelle est la responsabilité du président américain qui est très critiqué sur la situation en Afghanistan ?

C’est une responsabilité partagée entre Joe Biden et le Pentagone. Je pense que la décision d’évacuer l’Afghanistan est assez soutenue aux États-Unis, il y avait d’ailleurs un accord bipartisan entre lui et Trump pour mettre fin aux guerres, mais il n’y a pas eu d’anticipation sur les conditions de cette sortie. On aurait pu planifier bien plus en avance l’évacuation des ressortissants américains et de tous ceux qui ont travaillé pour les États-Unis. Ça n’a pas été fait, de même que la victoire rapide des talibans n’a pas été anticipée, d’où ces images de chaos. Je crois donc qu’il faut distinguer la décision stratégique de mettre fin à la guerre en Afghanistan, parce qu’il n’y avait pas tellement d’autre issue et qu’elle aurait pu continuer sans fin, de ces conditions d’exécution qui sont chaotiques. Finalement, c’est le Pentagone qui n’a jamais réellement accepté de devoir quitter l’Afghanistan. Obama voulait déjà partir lorsque Biden était vice-président et le Pentagone s’y était opposé.

Que peut-on attendre du gouvernement dit « inclusif » qui doit être établi par les talibans ?

Les faits parlent d’eux-mêmes. Il y a des Hazaras qui ont été tués, des femmes qui sont empêchées de se déplacer, il y a une volonté de ne pas permettre à ceux qui veulent partir de pouvoir le faire librement. On voit bien que derrière un discours modéré et policé, les talibans sont restés les mêmes. Le système répressif se met en place petit à petit. Ce qui a changé, c’est qu’il y a quand même beaucoup plus de femmes qui sont allées à l’université, qui veulent se faire entendre et que la société a bien changé depuis 20 ans. On peut dire que les difficultés vont commencer désormais pour les talibans, qui doivent assumer le pouvoir.

Les talibans ne pourront donc pas se maintenir éternellement au pouvoir, mais ils peuvent quand même durer quelques temps et c’est bien sûr la population afghane et surtout les femmes qui vont en faire les frais.

Quelle sera l’influence de la France alors qu’Emmanuel Macron veut peser diplomatiquement et faire en sorte que nous soyons à la hauteur des enjeux vis-à-vis des réfugiés ?

Oui, effectivement, nous ne devons pas perdre la face, pas perdre l’honneur et permettre à tous ceux qui ont travaillé pour la France d’y trouver refuge. Sauf que pour le moment, il n’y a eu que quatre avions. On s’en félicite, mais il est difficile de parler d’un pont aérien entre Kaboul, les Emirats, et la France. Il ne faut pas se faire trop d’illusions sur notre poids par rapport à cela. Nous avions quitté l’Afghanistan en 2014, ce qui était d’ailleurs une décision qui apparaît encore plus pertinente aujourd’hui. Certes, la France est un membre important de l’Otan et a des capacités militaires, mais honnêtement, ce sont l’ensemble des pays occidentaux qui sont impuissants par rapport à ce qui se passe aujourd’hui en Afghanistan.

 

Propos recueillis par France info.

Gazoduc Maroc-Nigéria : quels enjeux économiques et géopolitiques ?

Thu, 19/08/2021 - 17:31

Où en sommes-nous aujourd’hui dans ce projet de gazoduc Maroc-Nigéria ?

Nous parlons d’un projet qui a été conçu politiquement en 2016, donc il y a cinq ans. Ce que l’on constate tout d’abord, c’est que les promoteurs de ce gazoduc, principalement le Maroc et le Nigéria, en sont toujours des soutiens actifs. Leur intérêt commun n’a pas faibli sur les cinq dernières années. En effet, la compagnie pétrolière nigériane, la NNPC (Nigerian National Petroleum Corporation) demeure très intéressée par ce projet qui lui permettrait d’accroître ses exportations en gaz naturel. Aujourd’hui, les études de faisabilité ont été réalisées et le Nigéria, via la NNPC, a indiqué sa volonté de commencer la construction à partir de la prolongation du gazoduc ouest-africain. Voilà les éléments clés pour résumer la situation actuelle. Il reste enfin la question cruciale du financement pour le démarrage de la construction de ce projet.

Justement, a-t-on une idée du montant de ce projet ?

Il s’agit d’un projet extrêmement ambitieux puisqu’il part du Nigéria pour rejoindre, à terme, l’Europe, en remontant une partie de la côte occidentale de l’Afrique et en traversant la Méditerranée. Donc sur la totalité du projet, nous sommes sur des ordres de grandeur de 25 à 30 milliards de dollars d’investissements, voire plus. Néanmoins, il faut préciser que lorsque la NNPC a indiqué au mois de juin qu’elle allait commencer la construction du projet, cela ne voulait pas dire la construction intégrale du gazoduc, mais d’abord d’une première phase du projet. Et c’est l’un de ses avantages, il peut être conçu en différentes phases. La première partie permettra déjà de vendre du gaz à des pays voisins avant de poursuivre la progression sur une période de temps plus ou moins longue. Certains ont annoncé une période de 25 ans, les promoteurs eux, disent que ce sera plus rapide. En tout cas, cela signifie que la NNPC n’a pas besoin de 25 milliards de dollars dans l’immédiat. Elle a évidemment besoin de beaucoup moins pour commencer.

Savons-nous qui va le financer ?

C’est l’élément de l’équation qui manque actuellement. Le financement d’un projet de ce type est souvent assuré, en partie, par les entreprises concernées, sur leurs fonds propres et en bonne partie sur des fonds empruntés, auprès des banques, d’institutions financières régionales, internationales. A ce titre, les promoteurs sont en contact depuis un moment déjà avec les milieux bancaires, financiers, afin de les convaincre de sa rentabilité économique. C’est une phase critique où l’on essaie de vendre le projet à ceux qui pourraient le financer, mais à l’heure où nous réalisons cette interview, il n’y a pas d’accord conclu en termes de financement.

Quel sera l’impact économique de ce gazoduc selon-vous ?

Il sera potentiellement très important et diversifié. L’impact économique le plus évident concerne le Nigéria. Avant de répondre à cette question, il faut comprendre que, lorsque l’on parle de gaz, en termes de gisement, il y a deux cas de figure. Soit vous possédez un gisement où il n’y a que du gaz, et vous le mettez en production si vous avez des débouchés.

Soit, vous avez un gisement dans lequel il y a du gaz et du pétrole, ce que l’on appelle le gaz associé. Lorsque vous voulez produire du pétrole, vous produisez en même temps du gaz puisque les deux sont dans le même réservoir. Mais si vous n’avez pas de marché pour le gaz, vous le brûlez à la torche, ce qui représente un gaspillage économique, une source de pollution locale et une contribution à l’effet de serre et au changement climatique.

Dans ce sens, le Nigéria a deux intérêts : exporter plus de gaz et donc avoir plus de recettes d’exportations, et diminuer le brûlage du gaz associé au pétrole. Sur ce parcours, d’autres pays ont des réserves de gaz, ces pays pourront également l’exporter en le mettant dans cette canalisation et en le vendant à d’autres pays africains. L’autre intérêt économique est cette fois-ci pour les pays qui n’ont pas de gaz, ils pourront l’importer via ce gazoduc. Enfin, beaucoup de pays africains souffrent encore de pénuries d’électricité qui freinent leur développement économique et impacte leur population. L’importation de ce gaz leur permettrait donc de le transformer en électricité à travers des centrales thermiques alimentées en gaz naturel. Je tiens toutefois à souligner que ce projet ne comporte pas uniquement un enjeu énergétique, mais également industriel, agricole et alimentaire. Avec le gaz, on peut faire des engrais. Qui dit engrais, dit l’augmentation de la production et de la productivité agricole et donc de l’alimentation des populations. C’est un projet énergétique qui comporte des enjeux multidimensionnels essentiels en termes d’avantages économiques pour ces pays.

Quid des avantages pour le Maroc ?

Le Maroc cherche à importer du gaz, d’où son intérêt pour ce projet de gazoduc. Mais il ne s’agit pas de la seule carte dont dispose le Royaume. Il réfléchit depuis des années à un autre projet qui consisterait à importer du gaz naturel liquéfié transporté par bateau. -Nous avons deux moyens de transporter du gaz, soit sous forme gazeuse via un gazoduc, soit sous forme liquéfiée (GNL) via des méthaniers en franchissant les mers et les océans-. Depuis 2016, les autorités marocaines ont fait connaitre leur intérêt pour ce projet, pour eux et dans une dimension d’intégration économique régionale au niveau de l’Afrique de l’Ouest et du Nord-Ouest.

Quel sera l’impact géopolitique de ce projet ?

L’impact géopolitique dépend beaucoup de si le projet est réalisé dans son intégralité ou non. Plus il est réalisé de façon complète, c’est à dire du Nigéria au Maroc puis vers l’Europe, plus l’impact géopolitique sera fort. Si l’on se base donc sur l’hypothèse maximale de réalisation complète, pour l’Union européenne, ce serait une source supplémentaire de gaz naturel. L’UE cherche depuis des années à diversifier ses sources d’importation de gaz, notamment par rapport à la Russie, son principal fournisseur. Elle va donc chercher du gaz ailleurs, un gazoduc venant d’Azerbaïdjan, de la mer Caspienne est entré en exploitation depuis peu. L’Europe fait également venir du Gaz Naturel Liquéfié des Etats-Unis, du Qatar, et elle regarde à présent ce qui se passe en Afrique. Pour le Nigéria, qui est déjà un important exportateur vis-à-vis du Bénin, du Togo et du Ghana, l’intérêt géopolitique serait de se positionner davantage sur des marchés régionaux et internationaux. Pour les autres pays, l’impact géopolitique rejoint l’impact économique. La production d’électricité et d’engrais permettra leur développement économique et donc une certaine stabilisation politique et sociale.

Vous mentionniez la volonté de l’UE de diversifier ses fournisseurs de gaz, comment pensez-vous que la Russie percevra ce projet ?

La Russie ne voit pas d’un très bon œil toute tentative de l’Union européenne d’aller chercher du gaz ailleurs, ça vaut pour ce projet, ça vaut pour le gaz qui vient de l’Azerbaïdjan, ça vaut pour le GNL provenant des Etats-Unis. Gazprom préfère avoir la plus grande part de marché sur l’Europe qui est leur marché naturel depuis des dizaines d’années, et ils entendent continuer à rester un acteur dominant sur le marché européen pendant encore longtemps. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils construisent de nouveaux gazoducs vers l’Europe, le Turkstream et le Nordstream 2. Ainsi, Gazprom perçoit mal tous les projets quels que soient leurs caractéristiques, qui pourraient les concurrencer sur le marché européen. Ils ne le disent pas officiellement mais si ce projet n’aboutissait pas, les dirigeants de Gazprom n’en seraient pas profondément attristés.

Qui en seront les principaux gagnants ?

Clairement, pour moi il s’agit du Nigéria pour les raisons évoquées auparavant. De plus, il sera le principal gagnant dans presque tous les scénarios. Si le projet va jusqu’à son terme, le Nigeria pourra exporter plus de gaz vers l’Europe. Si ce n’est pas le cas, il pourra tout de même exporter plus de gaz vers les pays voisins. Donc dans tous les cas, sauf si bien sûr le projet échoue complétement, qu’il soit réalisé complétement ou partiellement il sera le principal bénéficiaire car il sera le principal fournisseur du gaz dont il dispose en abondance et qui n’est pas suffisamment exploité pour le moment. Enfin, selon moi, il n’y aura pas de perdant parmi les pays présents sur le parcours car ils pourront soit vendre leur gaz s’ils en ont, comme le Sénégal ou encore la Mauritanie, ou bien l’importer.

Vous dites qu’il n’y a pas de perdant parmi les pays présent sur le parcours. Qu’en est-il de ceux qui n’en font pas partie, comme la Russie…?

Vous avez raison effectivement, si le projet se concrétise, la Russie ne célébrera pas la nouvelle. Dans ce cas il y aurait un perdant si le projet va jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’UE. Dans le cas contraire il n’y aurait aucun problème pour Gazprom, car le marché qui intéresse la Russie est le marché européen.

Quid de l’Algérie et du projet NIGAL ? 

L’Algérie était effectivement porteuse d’un autre projet avec le Nigéria et le Niger. Il devait aussi partir du Nigéria jusqu’à l’Algérie, passer sous la Méditerranée et desservir l’Europe. Ce projet n’a pas eu de débouchés pour des raisons principalement de sécurité et de financement. Cela dit, du côté algérien, on ne serait évidemment pas ravis qu’un projet dans lequel le Nigéria et le Maroc sont impliqués réussisse. Mais en même temps, les dirigeants algériens savent très bien que le projet Nigal n’a pas avancé… Malgré les relations très difficiles entre les deux voisins, et le fait qu’un succès pour le Maroc ne serait pas ressenti comme une chose positive du côté d’Alger, les Algériens ne seront pas les principaux perdants. Ce sera plutôt la Russie, pour qui l’enjeu est beaucoup plus concret.

C’est une victoire totale pour les Talibans et une défaite dramatique pour les États-Unis

Tue, 17/08/2021 - 12:41

Quel regard portez-vous sur la reprise de Kaboul, et au-delà de cela, du territoire afghan, par les Talibans, au bout d’une semaine d’offensive dans le pays, et 20 ans après avoir été délogés du pouvoir par une coalition occidentale menée par les États-Unis ?

C’est une victoire totale pour les Talibans et une défaite dramatique pour les États-Unis. Après 20 années de guerre, 2.000 milliards de dollars dépensés par les États-Unis, 83 milliards de dollars de transferts militaires américains auprès de l’armée afghane, des troupes au départ mal équipées ont reconquis le pays et contraint les Américains au départ, et à négocier afin de pouvoir évacuer leur ambassade. C’est une défaite totale pour les États-Unis, mais en même temps, il n’y avait pas d’autre solution que le départ dans la mesure où cette guerre n’était pas simplement gagnable et que si les États-Unis étaient restés cinq ans de plus, avec un effort supplémentaire, ça n’aurait rien changé. La preuve, depuis le temps que les militaires disent qu’ils contrôlent la situation, on voit bien qu’il n’en est rien. Dans cette optique-là, on peut se féliciter du fait que la France se soit retirée d’Afghanistan dès 2012 parce que ce n’était pas gagnable. En la prolongeant, on ne faisait qu’allonger le nombre de morts de part et d’autre.

Peut-on dire que c’est le premier camouflet pour le président états-unien Joe Biden, notamment en matière de politique extérieure, sachant que les États-Unis ont dépensé 2.000 milliards de dollars en 20 ans, comme vous le rappeliez à l’instant ? Est-ce un échec pour Biden ? Bien sûr, on peut dire que la crédibilité stratégique américaine est entachée. Et les alliés européens, asiatiques ou arabes vont y regarder à deux fois pour juger du sérieux de l’engagement américain, et les spécialistes de politique extérieure Outre-Atlantique ne se privent pas de critiquer Biden. Mais en même temps, on peut dire que sur le plan intérieur, la population américaine va être satisfaite de cette décision parce qu’il y avait une très forte lassitude par rapport aux guerres menées par les États-Unis, à cause de leur coût et de l’accumulation des morts. Cela illustre finalement les deux points d’accord entre Trump et Biden en matière de politique étrangère: le premier, c’est l’hostilité envers la Chine. Le second, c’est mettre fin à ces guerres qui n’ont que trop duré. Quelles seront les conséquences concrètes de ce retour des Talibans au pouvoir en Afghanistan et dans la région de l’Asie centrale ? Une partie de la population afghane va être soulagée par la fin de cette guerre, mais celle-ci a un prix énorme : l’instauration d’un régime ultra-répressif. Notamment concernant le droit des femmes, puisque derrière un discours qui se veut rassurant, les Talibans n’ont pas beaucoup changé. Ils ont un discours pour séduire l’opinion internationale, ne pas trop l’inquiéter. Mais on voit bien que dans les villes qu’ils ont conquises, ils font régner leurs lois totalitaires, interdisant le sport, la musique, interdisant aux femmes de pouvoir se rendre à l’université, ne tolérant pas qu’elles puissent aller à l’école au-delà de l’âge de 12 ans. Il va y avoir un terrible retour en arrière, et les Talibans vont restaurer un régime rétrograde, extrêmement répressif, comme ils l’ont fait partout. Quelles leçons l’Occident peut tirer de cet échec militaro-politique, selon vous ? D’une part qu’on ne résout pas les questions politiques par des moyens militaires. D’autre part que la disproportion des moyens militaires n’est en rien le gage d’un succès. Les interventions occidentales pour réformer ou modifier des sociétés non-occidentales ont toutes étaient des échecs cuisants. – Afghanistan, Irak, Libye –, même si elles sont différentes, car l’intervention en Afghanistan a tout de même était largement soutenue. N’est-ce pas donner un certain écho à la phrase du révolutionnaire Maximilien Robespierre : « Personne n’aime les missionnaires armés » ? Effectivement. Même enrobé de bons sentiments et de volonté démocratique, le fait de calquer de façon complètement artificielle des schémas de pays occidentaux modèles sur des pays qui ont des coutumes et des habitudes tout à fait différentes, et qui plus est de le faire par la force, ne peut que conduire à des échecs pathétiques, aussi bien pour ces sociétés-là que pour les puissances intervenantes et pour la stabilité régionale globale. Est-ce que la Chine, voisine de l’Afghanistan, a un intérêt à ce retour des Talibans au pouvoir ? Si oui, lequel ? Les Chinois n’ont pas d’intérêt spécifique direct au retour des Talibans au pouvoir. Ils ont néanmoins deux préoccupations: se garantir la possibilité de pouvoir exploiter les richesses minières de l’Afghanistan d’une part, et éviter que les Talibans ne viennent prêter main-forte aux Ouïghours d’autre part. C’est la raison pour laquelle des liens diplomatiques existent déjà entre le régime chinois et les Talibans. Propos recueillis par Jonathan Baudoin pour Quartier Général.

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