Dans « Pastorale américaine » (1997), le romancier Philip Roth met en scène une famille confite de bonheur, incarnation de la réussite sociale, qui soudain se lézarde quand la fille adorée, Merry, se rebelle et, un jour de 1968, fait sauter un bureau de poste.
Elle était désormais jaïn. Son père ignorait ce que cela signifiait jusqu'à ce qu'elle lui expliquât patiemment, de son débit fluide et psalmodiant, de cette voix sans aspérité qu'elle aurait eue à la maison si elle avait pu surmonter son bégaiement sous la tutelle parentale. Les jaïns étaient une secte indienne relativement restreinte, soit, c'était un fait. Quant à savoir si les pratiques de Merry étaient typiques ou relevaient de l'initiative personnelle, il n'en était pas certain, même si elle lui soutenait que le moindre de ses actes était une expression de ses convictions religieuses.
Elle portait le voile pour ne pas nuire aux organismes microscopiques qui habitent l'air qu'on respire. Elle ne se baignait pas parce qu'elle révérait toute forme de vie, y compris la vermine. Elle ne se lavait pas pour ne pas blesser l'eau. Elle ne marchait plus après la tombée du jour, même dans sa chambre, de peur d'écraser sous ses pieds un être vivant. Il y a des âmes emprisonnées dans toute forme de matière, lui expliqua-t-elle. Plus humble est la forme de vie, plus grande la douleur de l'âme qui y est emprisonnée. La seule façon de se libérer de la matière et de parvenir à « une forme de béatitude autonome pour l'éternité », c'était de devenir ce qu'elle nommait avec vénération une « âme parachevée ». On atteint cette perfection uniquement par les rigueurs de l'ascétisme, l'abnégation et la doctrine de l'ahimsa, la non-violence.
Les cinq vœux qu'elle avait faits, dactylographiés sur des fiches cartonnées, étaient scotchés au mur, au-dessus d'un étroit matelas de caoutchouc mousse crasseux à même le plancher qu'elle ne balayait pas. C'était là qu'elle dormait et, dans la mesure où il n'y avait rien d'autre dans la chambre que ce matelas dans un coin et un tas de loques, ses vêtements, dans l'autre, c'était sans doute là qu'elle s'asseyait pour manger ce qui lui tenait lieu de nourriture, et qui devait être bien symbolique à en juger par sa mine.
À la regarder, on n'aurait guère imaginé qu'elle vivait à cinquante minutes d'Old Rimrock, mais bien plutôt à cinquante minutes de Delhi ou Calcutta, famélique non comme le brahmane purifié par ses pratiques ascétiques, mais comme le paria des castes inférieures qui traîne sa misère sur ses jambes émaciées d'intouchable.
Pastorale américaine, traduit de l'anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, © Éditions Gallimard, Paris, 1999.
Les tensions récentes entre l'Algérie et le Maroc ont remis à l'ordre du jour un conflit quelque peu oublié, celui du Sahara occidental, qui remonte à près de vingt ans et auquel l'ONU tente d'apporter une solution (1). Les opérations d'enregistrement des électeurs pour le référendum d'autodétermination des populations sahraouies, prévu pour le 14 février 1995, ont débuté fin août 1994, organisées par la commission d'identification de la Mission des Nations unies pour le référendum au Sahara occidental (MINURSO).
Au centre des enjeux, on trouve les 165 000 réfugiés sahraouis qui vivent depuis près de vingt ans en exil, dans des camps installés sur le plateau désertique de Tindouf, en Algérie. Sous l'égide du Front Polisario, la vie sociale s'est rapidement organisée dans les campements et a donné lieu à l'édification d'une société originale, construite sur la base de l'engagement dans une lutte commune pour l'indépendance nationale qui intégrait, comme cela fut le cas pour de nombreux mouvements de libération, un projet progressiste de changement social (2).
Les Sahraouis vivent dispersés. Coupés de ceux qui sont dans les camps, plusieurs dizaines de milliers d'entre eux sont dans les territoires sous contrôle marocain, confrontés à une politique qui allie la surveillance et la répression policières (3), la séduction par les investissements en équipements et l'octroi d'avantages matériels. De nombreuses familles sont également installées depuis plusieurs générations en Mauritanie, en Algérie, au Maroc, d'autres ont émigré dans les années 60 en Europe.
« Dans les camps de réfugiés, il n'existe pas une seule famille qui soit au complet » affirme Hedy, jeune femme médecin formée à Cuba, arrivée dans les campements à l'âge de douze ans, avec sa mère et son frère. Beaucoup ont un père, un frère ou un fils tué à la guerre ou disparu dans les prisons marocaines. L'éclatement des familles et la « mémoire des martyrs » contribuent à entretenir chez les réfugiés leur détermination à poursuivre la lutte.
Les réalisations les plus notables propres à la société des camps concernent l'éducation. Tous les enfants sont scolarisés à partir de l'âge de sept ans dans les écoles primaires situées au niveau des daïras (communes), puis en internats, construits à l'écart des campements (4). Cette généralisation de la scolarité, qui ne concernait auparavant qu'une minorité, s'est accompagnée d'un important travail de sensibilisation des familles.
Selma, psychologue ayant suivi ses études à Oran et qui a en charge le département de formation des institutrices à l'école des femmes, remarque qu' « il est très important de renforcer les liens entre l'école et les mères qui, du fait des mentalités nomades, n'encouragent pas toujours leurs enfants à réussir à l'école ». Le projet de changement social et les nécessités de la vie dans les camps - les hommes sont peu présents, mobilisés pour une bonne part d'entre eux - ont entraîné une évolution du statut des femmes.
Celles-ci assurent désormais diverses responsabilités dans les secteurs de l'administration, de l'action sociale, de la santé et de l'éducation. « Au départ, cela n'a pas été facile précise une responsable de l'Union nationale des femmes sahraouies (UNFS). Pour une femme, avoir une activité professionnelle, s'occuper par exemple des enfants des autres, n'était pas toujours bien accepté et pouvait être perçu comme injuste et peu gratifiant. Mais les choses ont évolué et maintenant les jeunes femmes sont fières des métiers qu'elles exercent et demandent à bénéficier de formations spécialisées (5). »
Définis dès le départ comme prioritaires, les secteurs de la santé et de l'éducation ont progressivement pu élargir leur champ d'action. Ainsi, en 1993 un centre de jour pour enfants handicapés mentaux a été mis en place et il est envisagé de généraliser ce type de structure. Les responsables insistent sur la portée que revêtent ces réalisations non seulement dans le cadre de la vie sociale actuelle, mais aussi pour préparer l'avenir. C'est dans cette double perspective qu'ils gèrent l'aide qu'ils reçoivent des organisations non gouvernementales, des comités de soutien et du Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR).
Les Sahraouis parlent un dialecte dérivé de l'arabe classique, le hassanya. La constitution de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) indique que l'islam est la religion d'Etat, mais les Sahraouis tiennent à se définir comme des musulmans tolérants, l'intégrisme leur apparaissant incompatible avec leurs traditions culturelles et religieuses. Toute personne adulte participe à l'un des cinq comités intervenant au niveau communal : santé, approvisionnement, affaires sociales et justice, éducation, artisanat et production. Si, par bien des aspects, l'organisation politique de la vie sociale dans les camps s'apparente à celle des démocraties populaires et de l'ex-URSS, les responsables du Front Polisario ne se sont jamais réclamés d'un projet politique de type communiste.
« Tant qu'on est dans les camps, il ne peut y avoir qu'un seul parti politique. Mais la Constitution prévoit que, après l'indépendance, le multipartisme sera autorisé et qu'il y aura des élections au suffrage universel après une période de transition » indique Ahmed, juriste formé à Alger qui travaille au ministère de la justice. Sur le plan du fonctionnement de l'appareil politique, des évolutions sensibles sont perceptibles. « Aujourd'hui, les jeunes générations n'acceptent plus certaines formes de gestion autoritaire du pouvoir ; il y a eu des débats, des changements réels, et c'est autant de temps de gagné pour l'histoire de notre lutte et de notre peuple » souligne Bechir, professeur d'arabe.
Les populations de l'ouest du Sahara vivaient traditionnellement sur un mode nomade en pratiquant l'élevage (chameaux, caprins, ovins) et le commerce ; elles étaient organisées en castes et en tribus socialement hiérarchisées définissant les positions sociales de chacun (6) - schématiquement aristocratiques ou tributaires. Sous les effets conjugués des grandes sécheresses et d'une expansion plus active de l'administration espagnole (développement des villes et des exploitations minières de fer et de phosphate), elles se sont en partie sédentarisées dans le courant des années 60. Toutefois, les traditions et les mentalités qui demeurent très prégnantes et vivantes autorisent à parler de culture nomade, même lorsque le nomadisme proprement dit n'est plus le mode de vie dominant. Pour les réfugiés, c'est au sein de ce système culturel spécifique et de cet ensemble de valeurs et de pratiques héritées du passé que sont venues se greffer les propositions et les réalisations du mouvement de libération.
L'identification des votants constitue la principale difficulté pour la consultation de février 1995La dimension la plus fondamentale sous-tendant ces mutations sociales s'inscrit dans les nouvelles références identitaires que, dès le départ, les chefs de file de ce mouvement ont activement cherché à faire partager par l'ensemble de la population des réfugiés : l'appartenance au peuple sahraoui uni dans la lutte pour l'indépendance et la participation à une nouvelle citoyenneté porteuse de progrès social et de liberté. Il s'agissait, et il s'agit toujours, de forger une conscience nationale qui prenne le pas sur les identités tribales dénoncées comme source d'archaïsmes, de divisions et de rivalités. Le défi historique le plus délicat à relever ne réside pas tant dans le combat militaire et diplomatique, mais bien davantage dans la mise en place d'un fonctionnement social susceptible de susciter, sur le long terme, l'adhésion des individus et des groupes sociaux.
« Il ne suffit pas de bannir le tribalisme dans le langage pour le supprimer dans les esprits (7). » Cette remarque, formulée en 1978 par un fondateur du mouvement de libération sahraoui, est toujours d'une actualité brûlante : dans de nombreuses parties du globe, se révèlent toute la complexité et le caractère évolutif des interactions entre la construction des Etats modernes, le nationalisme et les références ethniques, religieuses ou tribales. C'est un syncrétisme entre ces différentes composantes qui a été amorcé au sein de l'Etat et de la société des camps de réfugiés.
Les processus de recomposition sociale et de réaménagement identitaire qu'ont connus les réfugiés sahraouis ne sont, quel que soit l'avenir, certainement pas stabilisés. C'est à la vigilance qu'appellent les responsables de l'UNFS lorsqu'elles soulignent la nécessité de continuer la lutte pour préserver et consolider les acquis ; elles attirent l'attention sur le risque toujours possible d'un retour en arrière, « à l'instar de ce qui s'est passé dans d'autres pays où, après une guerre de libération, la femme s'est retrouvée à nouveau reléguée à un niveau inférieur (8) ».
Lors de la consultation d'autodétermination qui doit se dérouler en février 1995, les Sahraouis habilités à voter auront à se prononcer pour l'indépendance du Sahara occidental ou son intégration au Maroc. La délicate question de l'identification des votants constitue la principale difficulté. Le plan de règlement de l'ONU, accepté par le Front Polisario et le Maroc en décembre 1991, stipule que la base du corps électoral est celle établie en 1974 lors du recensement effectué par l'Espagne, qui avait dénombré 74 000 personnes.
A la veille du référendum initialement prévu en janvier 1992, le Maroc avait proposé une liste complémentaire de 120 000 votants, liste avalisée par M. Perez de Cuellar, le secrétaire général de l'ONU de l'époque. La consultation avait alors été annulée et reportée sine die. Aujourd'hui, les travaux de la commission d'identification ont progressé, mais le Maroc continue de multiplier les prétextes et les obstacles - par exemple à propos de la nomination d'observateurs de l'Organisation de l'unité africaine (OUA), dont il a contesté pendant des mois la légitimité (9) - pour entraver le bon déroulement des opérations, tout en déclarant : « Nous sommes décidés à appliquer le plan de paix dans son intégralité (10). » La libération, en juillet 1994, de 424 prisonniers politiques marocains s'était accompagnée d'une déclaration du roi précisant que l'amnistie ne saurait concerner « quiconque ne reconnaît pas la marocanité du Sahara ». De son côté l'Algérie, par la voix de son président, rappelait récemment qu'« il existe toujours en Afrique un pays illégalement occupé ».
Pour le Maroc, la consultation, à laquelle il s'est finalement rallié, devrait se réduire à un référendum confirmatif sur l'intégration du Sahara au royaume chérifien. De son côté, le Front Polisario ne peut accepter un scrutin dont les conditions de préparation et de déroulement ne garantissent pas la libre expression des Sahraouis. Un communiqué de presse publié par le ministère sahraoui de l'information, en juillet 1994, indiquait que la presse internationale a été interdite d'accès à El Ayoun, que les personnes appelées à être identifiées n'ont pas toutes été averties et que les autorités marocaines ont retiré aux citoyens tous les documents espagnols qu'ils possédaient, afin de les empêcher de s'en servir. Cela, précisait le communiqué, « démontre une fois de plus que les choses ne cessent d'évoluer selon la volonté du Maroc et conformément à ses conditions, et que le Maroc continue de dicter à l'ONU la voie à suivre ».
Plusieurs autres interventions du Front Polisario ont attiré l'attention de l'ONU sur les dérives de la procédure d'enregistrement des électeurs. Les autres questions en suspens concernent la réduction des forces armées marocaines implantées au Sahara et fortes actuellement de 200 000 hommes (que l'ONU prévoit de ramener à 65 000 hommes d'ici au 15 décembre 1994) ainsi que la présence d'environ 170 000 colons marocains installés ces dernières années sur le territoire du Sahara occidental. Autant dire qu'en dépit d'avancées notables la perspective d'un référendum impartial et qui marque un terme définitif au conflit du Sahara occidental demeure incertaine.
(1) C'est en janvier 1976 que le Maroc et la Mauritanie ont envahi le territoire du Sahara occidental que l'Espagne, puissance coloniale depuis 1884, leur avait cédé lors des accords tripartites secrètement signés à Madrid en novembre 1975. Le Front Polisario, créé trois années auparavant, accompagne alors l'exode des Sahraouis vers les camps, proclame le 27 février 1976 la fondation d'un Etat indépendant, la République arabe sahraouie démocratique (RASD), et s'engage activement dans la lutte armée, soutenu par l'Algérie (et, jusqu'en 1984, par la Libye). Après le retrait de la Mauritanie, en 1979, le Maroc a étendu son occupation et contrôle actuellement l'essentiel du territoire, défendu par un « mur de sable », Lire Martine de Froberville, « Sahara occidental : échec au plan de paix », Manière de voir, n° 21, février 1994.
(2) Voir Jean Ziegler, Les Rebelles, Seuil, Paris, 1993.
(3) Voir les rapports qu'Amnesty International a consacrés au Maroc et au Sahara occidental en février et en avril 1993.
(4) Voir Christiane Perregaux, l'Ecole sahraouie ; de la caravane à la guerre de libération, L'Harmattan, Paris, 1987.
(5) Depuis la fin des années 70, de nombreux étudiants sahraouis sont accueillis par divers pays - notamment l'Algérie, la Libye, Cuba, la Syrie - pour suivre des études supérieures dans divers domaines : santé, éducation, formations techniques, etc.
(6) Au sujet de l'histoire et des traditions des populations sahraouies, ainsi que sur l'histoire contemporaine du conflit du Sahara occidental, lire Ahmed-Baba Miské, Front Polisario, l'âme d'un peuple, éditions Rupture, Paris, 1978 ; Claude Bontems, la Guerre du Sahara occidental, PUF, Paris, 1984 ; Tony Hodges, Sahara occidental, l'Harmattan, Paris, 1987.
(7) Ahmed-Baba Miské, op. cit., p 247.
(8) Jari Bulaje, « Las mujeres saharauis », Sahara, independencia y libertad, n° 4, mai-juin 1993.
(9) En 1984, la RASD a été admise à l'OUA comme membre à part entière. Le Maroc s'est alors retiré de l'Organisation. Au sujet des obstacles mis par le Maroc aux activités de la MINURSO dans les territoires occupés, lire « L'ONU discréditée », Témoignage chrétien, 16 mai 1994.
(10) Entretien avec M. Driss Basri, ministre de l'intérieur, Maroc, le Monde, 2 septembre 1994.
Récurrent, le débat sur le devoir de mémoire a été relancé par la publication, en français, du livre de Norman Finkelstein, « L'Industrie de l'Holocauste ». Au-delà des critiques justifiées adressées à l'ouvrage, certaines réactions hostiles relèvent de tentatives de manipulation du génocide des juifs. Comme si, sans précédent dans l'histoire, la Shoah ne s'inscrivait pas dans la terrible chaîne des crimes contre l'humanité. Comme si l'universalité des leçons qu'il convient d'en tirer ne garantissait pas sa mémoire. Comme si, pour l'avenir, sa sacralisation n'était pas aussi dangereuse que sa banalisation.
Les dirigeants occidentaux ont boycotté les cérémonies du 70e anniversaire de la Libération à Moscou, sous le prétexte de la crise ukrainienne. Afin de résoudre ce conflit, M. Jean-Pierre Chevènement avait rencontré M. Vladimir Poutine le 5 mai 2014, à la demande du président français. Il décrit ici le chemin qui a conduit à la défiance, et dessine les moyens d'en sortir.
Décidée fin 1991 par Boris Eltsine, président de la Russie, et par ses homologues ukrainien et biélorusse, la dissolution de l'Union soviétique s'est déroulée pacifiquement parce que son président, M. Mikhaïl Gorbatchev, n'a pas voulu s'y opposer. Mais elle était grosse de conflits potentiels : dans cet espace multinational, vingt-cinq millions de Russes étaient laissés en dehors des frontières de la Russie (qui comptait 147 millions d'habitants au dernier recensement de 1989, contre 286 millions pour l'ex-URSS), celle-ci rassemblant au surplus des entités très diverses. Par ailleurs, le tracé capricieux des frontières allait multiplier les tensions entre Etats successeurs et minorités (Haut-Karabakh, Transnistrie, Ossétie du Sud, Abkhazie, Adjarie, etc.). Beaucoup de ces Etats multiethniques n'avaient jamais existé auparavant. C'était notamment le cas de l'Ukraine, qui n'avait été indépendante que trois ans dans son histoire, de 1917 à 1920, à la faveur de l'effondrement des armées tsaristes.
L'Ukraine telle qu'elle est née en décembre 1991 est un Etat composite. Les régions occidentales ont fait partie de la Pologne entre les deux guerres mondiales. Les régions orientales sont peuplées de russophones orthodoxes. Les côtes de la mer Noire étaient jadis ottomanes. La Crimée n'a jamais été ukrainienne avant une décision de rattachement imposée sans consultation par Nikita Khrouchtchev en 1954. La tradition de l'Etat est récente : moins d'un quart de siècle. Les privatisations des années 1990 ont fait surgir une classe d'oligarques qui dominent l'Etat plus que l'Etat ne les domine. La situation économique est très dégradée ; l'endettement, considérable. L'avenir de l'Ukraine — adhésion à l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) ou neutralité — est ainsi inséparable de la reconfiguration des rapports de forces à l'échelle européenne et mondiale. En 1997, M. Zbigniew Brzezinski écrivait déjà que le seul moyen d'empêcher la Russie de redevenir une grande puissance était de soustraire l'Ukraine à son influence (1).
Un dérapage accidentelLe rappel des faits est essentiel pour qui veut comprendre. La crise ukrainienne actuelle était prévisible depuis la « révolution orange » (2004) et la première tentative de faire adhérer le pays à l'OTAN (2008). Cette crise était évitable pour peu que l'Union européenne, au moment du lancement du partenariat oriental (2009), eût cadré la négociation d'un accord d'association avec l'Ukraine, de façon à le rendre compatible avec l'objectif du partenariat stratégique Union européenne-Russie de 2003 : créer un espace de libre circulation « de Lisbonne à Vladivostok ».
Il eût fallu, bien entendu, tenir compte de l'intrication des économies ukrainienne et russe. L'Union eût ainsi évité de se laisser instrumentaliser par les tenants d'une extension de l'OTAN toujours plus à l'est. Au lieu de quoi, Bruxelles a mis l'Ukraine devant le dilemme impossible d'avoir à choisir entre l'Europe et la Russie. Le président ukrainien, M. Viktor Ianoukovitch, a hésité : l'offre russe était, financièrement, nettement plus substantielle que l'offre européenne. Il a demandé le report de la signature de l'accord d'association qui devait être conclu à Vilnius le 29 novembre 2013.
J'ignore si le commissaire européen compétent, M. Stefan Füle, a pris ses directives auprès de M. José Manuel Barroso, alors président de la Commission européenne, et si le Conseil européen a jamais délibéré d'une question qui portait en germe la plus grave crise géopolitique en Europe depuis celle des euromissiles (1982-1987). Le président Poutine a déclaré s'être vu refuser par les autorités européennes (MM. Barroso et Herman Van Rompuy) en janvier 2014, toute possibilité de discuter du contenu de l'accord d'association avec Kiev, sous le prétexte de la souveraineté de l'Ukraine.
Le report de la signature de l'accord par le président Ianoukovitch a été le signal des manifestations dites « proeuropéennes » de Maïdan, qui allaient aboutir, le 22 février 2014, à son éviction. Que l'Union européenne fasse rêver une partie notable de l'opinion ukrainienne est compréhensible. On doit cependant se poser la question de savoir si la Commission européenne était mandatée pour promouvoir les normes et les standards européens à l'extérieur de l'Union. Les manifestations de Maïdan ont été encouragées sur place par les multiples visites de responsables européens, mais surtout américains, souvent éminents (2), tandis qu'organisations non gouvernementales et médias initiaient une véritable guerre de l'information. Ce soutien explicite à des manifestations dont le service d'ordre était assuré pour l'essentiel par des organisations d'extrême droite — Praviy Sektor et Svoboda — ne prêtait-il pas à confusion entre ce qui était du ressort de l'Union européenne et les initiatives de l'OTAN, quand ce n'étaient pas celles de Washington et de ses services ? L'« exportation de la démocratie » peut revêtir des formes diverses.
La non-application de l'accord du 21 février 2014, qui prévoyait une élection présidentielle à la fin de l'année, et l'éviction inconstitutionnelle, dès le lendemain, d'un président qui avait sans doute beaucoup de défauts, mais qui fut quand même élu, peut passer pour une « révolution » ou pour un coup d'Etat. C'est cette dernière interprétation qui a prévalu à Moscou. Bien que la Crimée ait été russe avant 1954, il n'est guère contestable que la décision d'organiser son rattachement à la Russie, même couverte par un référendum, a été une réaction disproportionnée. Elle est contraire au principe constamment affirmé par la Russie du respect de l'intégrité territoriale des Etats, notamment quand ce principe fut bafoué par le détachement du Kosovo de la Yougoslavie. M. Poutine, en Crimée, a fait passer les intérêts stratégiques de la Russie en mer Noire avant toute autre considération, redoutant sans doute que le nouveau gouvernement ukrainien ne respecte pas l'accord donnant Sébastopol en bail à la Russie... jusqu'en 2042 !
Cette crise a donc été un dérapage accidentel. L'annexion de la Crimée n'était pas programmée : M. Poutine clôturait, fin février, les Jeux olympiques de Sotchi, qui se voulaient une vitrine de la réussite russe. Il a surréagi à un événement que l'Union européenne n'avait pas non plus programmé, même si elle l'a encouragé par imprudence. Il est clair qu'elle a été débordée par des initiatives venues d'ailleurs, même si elles trouvaient en son sein des relais importants. La question posée aujourd'hui est de savoir si les Européens vont pouvoir reprendre le contrôle de la situation.
M. Poutine n'avait sans doute pas prévu que les Etats-Unis allaient se saisir de l'annexion de la Crimée pour édicter des sanctions d'abord limitées (juillet 2014), puis beaucoup plus sévères (septembre). Début mai 2014, il se déclarait prêt à circonscrire le conflit. Il encourageait les régions russophones à trouver une solution à leurs problèmes à l'intérieur de l'Ukraine. Le 10 mai, M. François Hollande et Mme Angela Merkel évoquaient, à Berlin, une décentralisation de l'Ukraine à inscrire dans sa Constitution. Le 25 mai, le président Petro Porochenko était élu et immédiatement reconnu par Moscou. Le « format de Normandie » (Allemagne, France, Russie, Ukraine) était ébauché le 6 juin. La crise paraissait pouvoir être résorbée pacifiquement.
Mais tout dérape à l'été : les autorités de Kiev lancent vers les « républiques autoproclamées » une « opération antiterroriste », qui dresse contre elles la population du Donbass. L'affaire tourne court du fait du délitement de l'armée ukrainienne, malgré le soutien de « bataillons de volontaires » pro-Maïdan. Signés le 5 septembre, les accords de Minsk I proclament un cessez-le-feu. Six jours plus tard, le 11 septembre, des sanctions sévères commencent à être mises en œuvre par les Etats-Unis et par l'Union européenne, officiellement pour garantir l'application du cessez-le-feu. Par le canal des banques, tétanisées par les sanctions américaines, le commerce eurorusse va se trouver progressivement freiné sinon paralysé. La Russie décrète des contre-sanctions dans le domaine alimentaire et se tourne vers les « émergents », particulièrement vers la Chine, pour diversifier son commerce extérieur et ses coopérations industrielles.
Dans le même temps, les cours du brut s'effondrent. Le rouble dévisse de 35 à 70 roubles pour un dollar fin 2014. Faute de suivi, les accords de cessez-le-feu s'enlisent. Kiev lance une seconde offensive militaire, qui finit par échouer comme la première. Grâce à l'initiative des chefs d'Etat réunis par M.Hollande, de nouveaux accords, dits « Minsk II », sont signés le 12 février 2015.
Le piège se referme : les sanctions occidentales sont faites, en principe, pour être levées. Or, si le volet militaire des accords de Minsk II s'applique à peu près, le volet politique reste en panne. Il obéit à une séquence bien définie : vote d'une loi électorale par la Rada (le Parlement ukrainien), élections locales dans le Donbass, réforme constitutionnelle, loi de décentralisation, nouvelles élections, et enfin récupération par Kiev du contrôle de sa frontière avec la Russie. Mais, le 17 mars dernier, la Rada adopte un texte qui bouleverse cette séquence en faisant du « retrait des groupes armés » un préalable. Le blocage du volet politique des accords de Minsk par le gouvernement de Kiev oriente en réalité le conflit ukrainien vers un « conflit gelé ». La levée des sanctions est ainsi prise en otage dans un cercle vicieux. En principe, elles ne peuvent être reconduites qu'à l'unanimité. En réalité, c'est la « loi du consensus » qui risque de s'appliquer : déjà, Mme Merkel a annoncé, le 28 avril 2015, que les sanctions européennes seraient probablement reconduites fin juin.
Nous sommes en présence d'une guerre qui ne dit pas son nom. Le débat feutré entre ceux qui souhaitent — généralement à voix basse — le maintien du partenariat eurorusse tel qu'il avait été conçu au début des années 2000 et les partisans d'une politique d'endiguement, voire de refoulement de la Russie, c'est-à-dire en fait d'une nouvelle guerre froide, reflète un heurt de volontés entre Washington et Moscou. Une guerre par procuration se déroule sur le terrain. Elle oppose d'une part l'armée ukrainienne et les « bataillons de volontaires » soutenus par les Etats-Unis et leurs alliés, et d'autre part les milices dites « séparatistes », qui trouvent leur appui d'abord dans la population de l'Est russophone et, bien sûr, dans une aide russe parée aux couleurs de l'aide humanitaire. La poursuite de ce conflit peut conduire à faire de l'Ukraine un brandon de discorde durable entre l'Union européenne et la Russie. A travers une véritable croisade idéologique largement relayée, Washington cherche à la fois à isoler la Russie et à resserrer son contrôle sur le reste de l'Europe.
Les hérauts d'une nouvelle guerre froide nous décrivent la Russie comme une dictature fondamentalement hostile aux valeurs universelles et qui aspirerait à reconstituer l'URSS. Pour ceux qui connaissent la Russie d'aujourd'hui, cette description est outrée, voire caricaturale. La popularité de M. Poutine tient à la fois au redressement économique qu'il a su opérer dans un pays qui avait perdu la moitié de son produit intérieur brut dans les années 1990 et au coup d'arrêt qu'il a su donner à la désagrégation de l'Etat. Son projet n'est pas impérial, mais national. C'est un projet de modernisation de la Russie, étant donné bien évidemment que celle-ci, comme tout Etat, a des intérêts normaux de sécurité.
On peut évidemment tenter de ranimer de vieilles peurs : il en est qui prennent Le Pirée pour un homme (3) et M. Poutine pour un pays. La Russie est en fait en pleine transformation. Sa société est marquée par la montée de couches moyennes nombreuses, qui contestaient souvent le retour de M. Poutine au pouvoir en 2012, mais qui lui semblent aujourd'hui ralliées. Même M. Mikhaïl Gorbatchev considère que l'Occident, depuis 1991, a traité injustement la Russie comme un pays vaincu, alors que le peuple russe est un grand peuple évidemment européen (4). Est gommé le fait qu'il a payé le tribut le plus lourd dans la guerre contre l'Allemagne nazie. Nous assistons ainsi à une véritable réécriture de l'histoire, comme si l'anticommunisme devait éternellement survivre au communisme.
Russophobie médiatiqueLes bases matérielles de la guerre froide — l'opposition de deux systèmes économiques et idéologiques antagonistes— n'existent plus. Le capitalisme russe a certes ses spécificités, mais c'est un capitalisme parmi d'autres. Les valeurs conservatrices affirmées par M. Poutine visent surtout, dans son esprit, à cicatriser les plaies ouvertes pendant la parenthèse de soixante-dix ans qu'a été le bolchevisme dans l'histoire russe.
Le véritable enjeu de la crise ukrainienne actuelle est la capacité de l'Europe à s'affirmer comme un acteur indépendant dans un monde multipolaire ou, au contraire, sa résignation à une position de subordination durable vis-à-vis des Etats-Unis. La russophobie médiatique relève d'un formatage de l'opinion comparable à celui qui avait accompagné la guerre du Golfe en 1990-1991. Cette mise en condition de l'opinion repose sur l'ignorance et l'inculture s'agissant des réalités russes contemporaines, quand ce n'est pas sur une construction idéologique manichéenne et manipulatrice.
La Russie manifeste une capacité de résilience certaine. Il appartient à la France d'incarner, dans le format de Normandie dont elle a pris l'initiative, l'intérêt supérieur de l'Europe. Il est difficile d'accepter que notre politique extérieure soit entravée par des courants extrémistes ou révisionnistes. Pour ma part, je ne mets pas un signe d'égalité entre le communisme et le nazisme, comme le font les « lois mémorielles » votées par la Rada de Kiev le 9 avril dernier. Dans la crise ukrainienne, l'Allemagne conservatrice de Mme Merkel me paraît beaucoup trop alignée sur les Etats-Unis. Elle peut être tentée d'abandonner provisoirement son Ostpolitik traditionnelle vers la Russie pour une percée vers l'Ukraine. Le nombre des implantations industrielles allemandes en Ukraine atteignait mille huit cents en 2010, contre cinquante pour la France. L'Ukraine prolonge naturellement le bassin de main-d'œuvre à bas coût de la Mitteleuropa, avantage comparatif pour l'industrie allemande, que l'augmentation des salaires dans les pays d'Europe centrale et orientale tend aujourd'hui à éroder. L'Allemagne doit convaincre les Européens qu'elle n'est pas le simple relais de la politique américaine en Europe, comme pourrait le faire penser l'instrumentalisation du BND (5) par la National Security Agency (NSA). Le format de Normandie doit être le moyen de faire appliquer Minsk II, bref, de lever l'opposition de l'Ukraine à l'application du volet politique de l'accord. Et l'Europe détient des leviers financiers.
Il est temps qu'une « Europe européenne » se manifeste. Elle pourrait d'abord essayer de convaincre les Etats-Unis que leur véritable intérêt n'est pas de bouter la Russie hors de l'« Occident », mais de redéfinir avec elle des règles du jeu mutuellement acceptables et propres à restaurer une confiance raisonnable.
(1) Zbigniew Brzezinski, Le Grand Echiquier.L'Amérique et le reste du monde, Fayard/Pluriel, Paris, 2011 (1re éd. : 1997).
(2) Notamment Mme Victoria Nuland, secrétaire d'Etat adjointe américaine pour l'Europe et l'Eurasie, le sénateur américain John McCain ou le ministre allemand des affaires étrangères Guido Westerwelle.
(3) Que le lecteur veuille bien excuser cette référence à La Fontaine [Le Singe et le Dauphin]. Ses fables décrivent encore notre univers...
(4) Discours de Berlin, 9 novembre 2014.
(5) Bundesnachrichtendienst : service de renseignement allemand.