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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 2 weeks 3 days ago

Gazoduc Maroc-Nigéria : quels enjeux économiques et géopolitiques ?

Thu, 19/08/2021 - 17:31

Où en sommes-nous aujourd’hui dans ce projet de gazoduc Maroc-Nigéria ?

Nous parlons d’un projet qui a été conçu politiquement en 2016, donc il y a cinq ans. Ce que l’on constate tout d’abord, c’est que les promoteurs de ce gazoduc, principalement le Maroc et le Nigéria, en sont toujours des soutiens actifs. Leur intérêt commun n’a pas faibli sur les cinq dernières années. En effet, la compagnie pétrolière nigériane, la NNPC (Nigerian National Petroleum Corporation) demeure très intéressée par ce projet qui lui permettrait d’accroître ses exportations en gaz naturel. Aujourd’hui, les études de faisabilité ont été réalisées et le Nigéria, via la NNPC, a indiqué sa volonté de commencer la construction à partir de la prolongation du gazoduc ouest-africain. Voilà les éléments clés pour résumer la situation actuelle. Il reste enfin la question cruciale du financement pour le démarrage de la construction de ce projet.

Justement, a-t-on une idée du montant de ce projet ?

Il s’agit d’un projet extrêmement ambitieux puisqu’il part du Nigéria pour rejoindre, à terme, l’Europe, en remontant une partie de la côte occidentale de l’Afrique et en traversant la Méditerranée. Donc sur la totalité du projet, nous sommes sur des ordres de grandeur de 25 à 30 milliards de dollars d’investissements, voire plus. Néanmoins, il faut préciser que lorsque la NNPC a indiqué au mois de juin qu’elle allait commencer la construction du projet, cela ne voulait pas dire la construction intégrale du gazoduc, mais d’abord d’une première phase du projet. Et c’est l’un de ses avantages, il peut être conçu en différentes phases. La première partie permettra déjà de vendre du gaz à des pays voisins avant de poursuivre la progression sur une période de temps plus ou moins longue. Certains ont annoncé une période de 25 ans, les promoteurs eux, disent que ce sera plus rapide. En tout cas, cela signifie que la NNPC n’a pas besoin de 25 milliards de dollars dans l’immédiat. Elle a évidemment besoin de beaucoup moins pour commencer.

Savons-nous qui va le financer ?

C’est l’élément de l’équation qui manque actuellement. Le financement d’un projet de ce type est souvent assuré, en partie, par les entreprises concernées, sur leurs fonds propres et en bonne partie sur des fonds empruntés, auprès des banques, d’institutions financières régionales, internationales. A ce titre, les promoteurs sont en contact depuis un moment déjà avec les milieux bancaires, financiers, afin de les convaincre de sa rentabilité économique. C’est une phase critique où l’on essaie de vendre le projet à ceux qui pourraient le financer, mais à l’heure où nous réalisons cette interview, il n’y a pas d’accord conclu en termes de financement.

Quel sera l’impact économique de ce gazoduc selon-vous ?

Il sera potentiellement très important et diversifié. L’impact économique le plus évident concerne le Nigéria. Avant de répondre à cette question, il faut comprendre que, lorsque l’on parle de gaz, en termes de gisement, il y a deux cas de figure. Soit vous possédez un gisement où il n’y a que du gaz, et vous le mettez en production si vous avez des débouchés.

Soit, vous avez un gisement dans lequel il y a du gaz et du pétrole, ce que l’on appelle le gaz associé. Lorsque vous voulez produire du pétrole, vous produisez en même temps du gaz puisque les deux sont dans le même réservoir. Mais si vous n’avez pas de marché pour le gaz, vous le brûlez à la torche, ce qui représente un gaspillage économique, une source de pollution locale et une contribution à l’effet de serre et au changement climatique.

Dans ce sens, le Nigéria a deux intérêts : exporter plus de gaz et donc avoir plus de recettes d’exportations, et diminuer le brûlage du gaz associé au pétrole. Sur ce parcours, d’autres pays ont des réserves de gaz, ces pays pourront également l’exporter en le mettant dans cette canalisation et en le vendant à d’autres pays africains. L’autre intérêt économique est cette fois-ci pour les pays qui n’ont pas de gaz, ils pourront l’importer via ce gazoduc. Enfin, beaucoup de pays africains souffrent encore de pénuries d’électricité qui freinent leur développement économique et impacte leur population. L’importation de ce gaz leur permettrait donc de le transformer en électricité à travers des centrales thermiques alimentées en gaz naturel. Je tiens toutefois à souligner que ce projet ne comporte pas uniquement un enjeu énergétique, mais également industriel, agricole et alimentaire. Avec le gaz, on peut faire des engrais. Qui dit engrais, dit l’augmentation de la production et de la productivité agricole et donc de l’alimentation des populations. C’est un projet énergétique qui comporte des enjeux multidimensionnels essentiels en termes d’avantages économiques pour ces pays.

Quid des avantages pour le Maroc ?

Le Maroc cherche à importer du gaz, d’où son intérêt pour ce projet de gazoduc. Mais il ne s’agit pas de la seule carte dont dispose le Royaume. Il réfléchit depuis des années à un autre projet qui consisterait à importer du gaz naturel liquéfié transporté par bateau. -Nous avons deux moyens de transporter du gaz, soit sous forme gazeuse via un gazoduc, soit sous forme liquéfiée (GNL) via des méthaniers en franchissant les mers et les océans-. Depuis 2016, les autorités marocaines ont fait connaitre leur intérêt pour ce projet, pour eux et dans une dimension d’intégration économique régionale au niveau de l’Afrique de l’Ouest et du Nord-Ouest.

Quel sera l’impact géopolitique de ce projet ?

L’impact géopolitique dépend beaucoup de si le projet est réalisé dans son intégralité ou non. Plus il est réalisé de façon complète, c’est à dire du Nigéria au Maroc puis vers l’Europe, plus l’impact géopolitique sera fort. Si l’on se base donc sur l’hypothèse maximale de réalisation complète, pour l’Union européenne, ce serait une source supplémentaire de gaz naturel. L’UE cherche depuis des années à diversifier ses sources d’importation de gaz, notamment par rapport à la Russie, son principal fournisseur. Elle va donc chercher du gaz ailleurs, un gazoduc venant d’Azerbaïdjan, de la mer Caspienne est entré en exploitation depuis peu. L’Europe fait également venir du Gaz Naturel Liquéfié des Etats-Unis, du Qatar, et elle regarde à présent ce qui se passe en Afrique. Pour le Nigéria, qui est déjà un important exportateur vis-à-vis du Bénin, du Togo et du Ghana, l’intérêt géopolitique serait de se positionner davantage sur des marchés régionaux et internationaux. Pour les autres pays, l’impact géopolitique rejoint l’impact économique. La production d’électricité et d’engrais permettra leur développement économique et donc une certaine stabilisation politique et sociale.

Vous mentionniez la volonté de l’UE de diversifier ses fournisseurs de gaz, comment pensez-vous que la Russie percevra ce projet ?

La Russie ne voit pas d’un très bon œil toute tentative de l’Union européenne d’aller chercher du gaz ailleurs, ça vaut pour ce projet, ça vaut pour le gaz qui vient de l’Azerbaïdjan, ça vaut pour le GNL provenant des Etats-Unis. Gazprom préfère avoir la plus grande part de marché sur l’Europe qui est leur marché naturel depuis des dizaines d’années, et ils entendent continuer à rester un acteur dominant sur le marché européen pendant encore longtemps. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils construisent de nouveaux gazoducs vers l’Europe, le Turkstream et le Nordstream 2. Ainsi, Gazprom perçoit mal tous les projets quels que soient leurs caractéristiques, qui pourraient les concurrencer sur le marché européen. Ils ne le disent pas officiellement mais si ce projet n’aboutissait pas, les dirigeants de Gazprom n’en seraient pas profondément attristés.

Qui en seront les principaux gagnants ?

Clairement, pour moi il s’agit du Nigéria pour les raisons évoquées auparavant. De plus, il sera le principal gagnant dans presque tous les scénarios. Si le projet va jusqu’à son terme, le Nigeria pourra exporter plus de gaz vers l’Europe. Si ce n’est pas le cas, il pourra tout de même exporter plus de gaz vers les pays voisins. Donc dans tous les cas, sauf si bien sûr le projet échoue complétement, qu’il soit réalisé complétement ou partiellement il sera le principal bénéficiaire car il sera le principal fournisseur du gaz dont il dispose en abondance et qui n’est pas suffisamment exploité pour le moment. Enfin, selon moi, il n’y aura pas de perdant parmi les pays présents sur le parcours car ils pourront soit vendre leur gaz s’ils en ont, comme le Sénégal ou encore la Mauritanie, ou bien l’importer.

Vous dites qu’il n’y a pas de perdant parmi les pays présent sur le parcours. Qu’en est-il de ceux qui n’en font pas partie, comme la Russie…?

Vous avez raison effectivement, si le projet se concrétise, la Russie ne célébrera pas la nouvelle. Dans ce cas il y aurait un perdant si le projet va jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’UE. Dans le cas contraire il n’y aurait aucun problème pour Gazprom, car le marché qui intéresse la Russie est le marché européen.

Quid de l’Algérie et du projet NIGAL ? 

L’Algérie était effectivement porteuse d’un autre projet avec le Nigéria et le Niger. Il devait aussi partir du Nigéria jusqu’à l’Algérie, passer sous la Méditerranée et desservir l’Europe. Ce projet n’a pas eu de débouchés pour des raisons principalement de sécurité et de financement. Cela dit, du côté algérien, on ne serait évidemment pas ravis qu’un projet dans lequel le Nigéria et le Maroc sont impliqués réussisse. Mais en même temps, les dirigeants algériens savent très bien que le projet Nigal n’a pas avancé… Malgré les relations très difficiles entre les deux voisins, et le fait qu’un succès pour le Maroc ne serait pas ressenti comme une chose positive du côté d’Alger, les Algériens ne seront pas les principaux perdants. Ce sera plutôt la Russie, pour qui l’enjeu est beaucoup plus concret.

C’est une victoire totale pour les Talibans et une défaite dramatique pour les États-Unis

Tue, 17/08/2021 - 12:41

Quel regard portez-vous sur la reprise de Kaboul, et au-delà de cela, du territoire afghan, par les Talibans, au bout d’une semaine d’offensive dans le pays, et 20 ans après avoir été délogés du pouvoir par une coalition occidentale menée par les États-Unis ?

C’est une victoire totale pour les Talibans et une défaite dramatique pour les États-Unis. Après 20 années de guerre, 2.000 milliards de dollars dépensés par les États-Unis, 83 milliards de dollars de transferts militaires américains auprès de l’armée afghane, des troupes au départ mal équipées ont reconquis le pays et contraint les Américains au départ, et à négocier afin de pouvoir évacuer leur ambassade. C’est une défaite totale pour les États-Unis, mais en même temps, il n’y avait pas d’autre solution que le départ dans la mesure où cette guerre n’était pas simplement gagnable et que si les États-Unis étaient restés cinq ans de plus, avec un effort supplémentaire, ça n’aurait rien changé. La preuve, depuis le temps que les militaires disent qu’ils contrôlent la situation, on voit bien qu’il n’en est rien. Dans cette optique-là, on peut se féliciter du fait que la France se soit retirée d’Afghanistan dès 2012 parce que ce n’était pas gagnable. En la prolongeant, on ne faisait qu’allonger le nombre de morts de part et d’autre.

Peut-on dire que c’est le premier camouflet pour le président états-unien Joe Biden, notamment en matière de politique extérieure, sachant que les États-Unis ont dépensé 2.000 milliards de dollars en 20 ans, comme vous le rappeliez à l’instant ? Est-ce un échec pour Biden ? Bien sûr, on peut dire que la crédibilité stratégique américaine est entachée. Et les alliés européens, asiatiques ou arabes vont y regarder à deux fois pour juger du sérieux de l’engagement américain, et les spécialistes de politique extérieure Outre-Atlantique ne se privent pas de critiquer Biden. Mais en même temps, on peut dire que sur le plan intérieur, la population américaine va être satisfaite de cette décision parce qu’il y avait une très forte lassitude par rapport aux guerres menées par les États-Unis, à cause de leur coût et de l’accumulation des morts. Cela illustre finalement les deux points d’accord entre Trump et Biden en matière de politique étrangère: le premier, c’est l’hostilité envers la Chine. Le second, c’est mettre fin à ces guerres qui n’ont que trop duré. Quelles seront les conséquences concrètes de ce retour des Talibans au pouvoir en Afghanistan et dans la région de l’Asie centrale ? Une partie de la population afghane va être soulagée par la fin de cette guerre, mais celle-ci a un prix énorme : l’instauration d’un régime ultra-répressif. Notamment concernant le droit des femmes, puisque derrière un discours qui se veut rassurant, les Talibans n’ont pas beaucoup changé. Ils ont un discours pour séduire l’opinion internationale, ne pas trop l’inquiéter. Mais on voit bien que dans les villes qu’ils ont conquises, ils font régner leurs lois totalitaires, interdisant le sport, la musique, interdisant aux femmes de pouvoir se rendre à l’université, ne tolérant pas qu’elles puissent aller à l’école au-delà de l’âge de 12 ans. Il va y avoir un terrible retour en arrière, et les Talibans vont restaurer un régime rétrograde, extrêmement répressif, comme ils l’ont fait partout. Quelles leçons l’Occident peut tirer de cet échec militaro-politique, selon vous ? D’une part qu’on ne résout pas les questions politiques par des moyens militaires. D’autre part que la disproportion des moyens militaires n’est en rien le gage d’un succès. Les interventions occidentales pour réformer ou modifier des sociétés non-occidentales ont toutes étaient des échecs cuisants. – Afghanistan, Irak, Libye –, même si elles sont différentes, car l’intervention en Afghanistan a tout de même était largement soutenue. N’est-ce pas donner un certain écho à la phrase du révolutionnaire Maximilien Robespierre : « Personne n’aime les missionnaires armés » ? Effectivement. Même enrobé de bons sentiments et de volonté démocratique, le fait de calquer de façon complètement artificielle des schémas de pays occidentaux modèles sur des pays qui ont des coutumes et des habitudes tout à fait différentes, et qui plus est de le faire par la force, ne peut que conduire à des échecs pathétiques, aussi bien pour ces sociétés-là que pour les puissances intervenantes et pour la stabilité régionale globale. Est-ce que la Chine, voisine de l’Afghanistan, a un intérêt à ce retour des Talibans au pouvoir ? Si oui, lequel ? Les Chinois n’ont pas d’intérêt spécifique direct au retour des Talibans au pouvoir. Ils ont néanmoins deux préoccupations: se garantir la possibilité de pouvoir exploiter les richesses minières de l’Afghanistan d’une part, et éviter que les Talibans ne viennent prêter main-forte aux Ouïghours d’autre part. C’est la raison pour laquelle des liens diplomatiques existent déjà entre le régime chinois et les Talibans. Propos recueillis par Jonathan Baudoin pour Quartier Général.

Et le vrai, vrai talon d’Achille de l’Europe est…

Fri, 13/08/2021 - 10:26

L’Europe compte proportionnellement moins de start-ups que les États-Unis. Comment expliquer ce décalage ? 

Il convient d’abord de rappeler que le succès économique ne se mesure pas par le nombre de start-ups. La plupart des start-ups ne vont nulle part et font faillite au bout de quelques années. La Silicon Valley n’est pas un système à l’efficacité absolue de ce point de vue, et le gâchis de ressources financières et humaines y est considérable du fait de ce manque d’organisation. Malgré les imperfections (majeures) de ce système, c’est l’intégration entre ces nouvelles entreprises, les géants des divers secteurs, les universités et les agences gouvernementales qui donne aux Etats-Unis une force de frappe technologique encore impressionnante au XXIème siècle. Quels que soient les déséquilibres qui accablent le pays, les compétences de pointe y sont inlassablement préservées et développées, par le jeu de cette intégration et d’une fluidité des parcours entre diverses institutions. Les startupers qui réussissent sont assez loin des clichés vides de contenu technologique rabâchés en France. Les nouvelles entreprises qui réussissent aux Etats-Unis sont typiquement lancées par des gens d’une quarantaine d’années ou plus ayant une expérience riche au sein de grandes institutions privées comme publiques et de véritables compétences en sciences (dures). Par ailleurs l’aspect financier est essentiel puisque les start-ups, au-delà de l’exubérance de certaines grandes opérations, parviennent en général, aux Etats-Unis, à se financer à hauteur de leur potentiel technologique.

Pourquoi un manque de startups nuit-il nécessairement à l’économie mais aussi à l’influence des Etats face au reste du monde ? 

L’important réside dans le développement des nouvelles technologies, qui s’agrègent la plupart du temps aux technologies existantes. Le modèle économique qui met les start-ups sur un piédestal repose sur l’idée que cette innovation doit venir de nouvelles structures, qui vont supplanter les anciennes. Dans les secteurs qui réussissent à l’échelle nationale, les choses sont bien plus complexes en réalité. Les nouvelles entreprises sont essentielles mais s’inscrivent, quand elles réussissent sur le plan technologique, dans un environnement bien plus riche de recherche et d’innovation. Les grandes entreprises, quand elles sont une véritable force de frappe technologique, ne disparaissent pas mais jouent progressivement un rôle différent, plus discrets, comme c’est par exemple le cas d’IBM aux Etats-Unis, géant historique qui reste une entreprise très importante du secteur informatique. L’idée que l’on se fait souvent en France du modèle des start-ups, qui sortiraient de nulle part et s’épanouiraient par milliers, sur la base de concepts marketing saugrenus, pour faire vibrer le monde de demain dans une économie par ailleurs en état de pétrification, n’entretient qu’un lien très diffus avec la réalité technologique mondiale.

Fait-on, en Europe et en France, ce qu’il faut pour faciliter l’émergence de startups ? Que faudrait-il faire pour améliorer la situation ? 

La situation est de nature diverse en Europe. L’Allemagne s’est enfermée, du fait de sa focalisation ultra-exportatrice notamment, sur des technologies en voie de dépassement comme les véhicules diesel et a le plus grand mal à prendre le virage de l’électrique par exemple ou de la digitalisation. Pour autant le pays s’efforce de préserver ses compétences scientifiques, même s’il manque une certaine dynamique d’innovation et de projection dans les nouvelles technologies. Le succès de BioNTech montre que le pays en est encore capable grâce à la préservation du savoir scientifique.

La situation en France est plus préoccupante et relève davantage d’une forme de micro-révolution-culturelle, si l’on considère la destruction des compétences technologiques. Les discours politiques s’affrontent de plus en plus violemment mais communient dans un mélange de formalisme politologique aux accents gérontocratiques et de vide scientifique, entretenant le sacrifice depuis trois décennies, génération après génération, de scientifiques et de gens aux compétences diverses, en vertu du rituel apocalyptique de la « gestion de crise ». La confiscation du débat public et la mise sous tutelle des institutions publiques et privées par ces milieux spécialisés dans le verbiage politologique, sous couvert « d’intelligence économique », qu’ils soient pseudo-socialistes, pseudo-libéraux ou pseudo-souverainistes, et par leurs innombrables vassaux, aura déclassé la réflexion technologique et les compétences qui la nourrissaient.

 

Propos recueillis par Atlantico.

Suspension des expulsions vers l’Afghanistan : « Les renvoyer les exposerait à des dangers »

Thu, 12/08/2021 - 09:08

Les Afghans qui seraient renvoyés dans leur pays risquent-ils leur vie ? La France n’avait pas d’autres choix que d’arrêter les expulsions ?

Les renvoyer les exposerait à des dangers, notamment s’ils sont renvoyés dans leurs provinces d’origine, où les talibans sont maîtres. Les talibans considèrent tous ceux qui ont collaboré avec les occidentaux, ou qui sont liés d’une manière ou d’une autre à ces pays, comme des traîtres. Mais quelques jours après la décision du gouvernement français, plusieurs pays européens dont l’Allemagne, la Belgique ou les Pays-Bas ont écrit au commissaire européen pour dire qu’il fallait continuer à renvoyer les déboutés du droit d’asile afghans pour ne pas encourager l’arrivée d’autres réfugiés. Je pense qu’il faudrait que l’Union européenne, prenne une position commune, une position défendable par l’ensemble des pays.

Les talibans se rapprochent de Kaboul, ils sont à 150 kilomètres de la capitale et les négociateurs proposent un accord de partage du pouvoir aux talibans, en échange de la fin des violences. Est-ce réaliste ?

Si cette proposition vient du gouvernement de Kaboul ce sera une nouveauté. Cette éventualité existait : Antony Blinken, secrétaire d’État aux affaires étrangères américaines a envoyé, il y a à peu près trois mois, un plan de paix et de négociations qui exigeait la mise en place d’un gouvernement provisoire. La situation est telle que le gouvernement de Kaboul doit négocier de manière sérieuse et être prêt à partager le pouvoir avec le mouvement des talibans. Pour l’instant, les talibans sont prêts au partage. Mais on ne peut pas faire confiance à un mouvement islamiste très fondamentaliste qui a le pouvoir militaire sur le terrain. L’ensemble des pays voisins, y compris le Pakistan, qui a été la base arrière des talibans depuis toujours, les pousse à éviter de prendre le pouvoir par la force. Dans ce cas, l’Afghanistan entrerait dans une nouvelle période de guerre, une guerre civile inter-ethnies qui déstabiliserait encore le pays.

Après vingt ans de présence étrangère, le retrait des troupes américaines de l’Afghanistan sera définitif le 31 août. Ces vingt années n’ont servi à rien ?

Non, absolument à rien. Dès 2008 je préconisais des négociations avec les talibans, alors qu’il y avait eu 150 000 soldats américains et d’autres pays de l’OTAN en Afghanistan, et que les talibans n’avaient pas la même force qu’aujourd’hui. Dès cette époque, on voyait que les talibans étaient imbattables sur le plan militaire dans un pays extrêmement compliqué. Malheureusement, Barack Obama n’a pas écouté le conseil de Joe Biden, qui était alors vice-président.

Propos recueillis par France info.

Afghanistan : pourquoi l’avancée des talibans semble-t-elle inarrêtable ?

Wed, 11/08/2021 - 15:27

Quels sont les événements qui ont conduit les talibans à repartir à l’offensive ?

En décembre 2018, le président américain Donald Trump, pressé de pouvoir « ramener les boys à la maison » avant la prochaine échéance présidentielle de novembre 2020, annonce qu’il va retirer la moitié de ses troupes dans les trois mois, c’est-à-dire 7 000 soldats environ. A ce moment-là, les talibans comprennent que le rapport de force est en leur faveur, puisque le seul souci du président est alors d’en finir à tout prix avec cette désastreuse aventure américaine de presque vingt ans en Afghanistan.

En février 2020, les Américains et les talibans signent à Doha, au Qatar, un accord fixant les conditions et le calendrier précis du retrait des troupes. Les conditions sont clairement au seul avantage des talibans, qui ne s’engagent à presque rien, sauf ne pas attaquer les forces étrangères dans le processus de retrait. Le gouvernement afghan est d’ailleurs absent de l’accord.

En revanche, les Américains s’engagent au nom de ce gouvernement absent à libérer 5 000 prisonniers talibans et, au nom des 39 pays de la coalition internationale, à retirer toutes les forces étrangères actives en Afghanistan sous commandement de l’Otan. Enfin, les Etats-Unis s’engagent aussi à demander à l’ONU d’approuver cet accord, ce qui sera fait dix jours plus tard, par le vote de la résolution 2513.

Ainsi, lorsque Joe Biden arrive au pouvoir, il essaie bien de tergiverser, mais il ne peut plus rien renégocier. Dans son communiqué officiel du 14 avril, il annonce, dépité, le retrait total sans autres conditions. Il obtient juste un délai supplémentaire pour retirer l’ensemble de ses troupes d’ici le 11 septembre au lieu du 1er mai initialement prévu.

Quelle est la stratégie adoptée par les talibans ?

Ils n’ont pas fait la même erreur qu’en 1994-96, lorsqu’ils menaient une guerre de conquête du pays en proie depuis quatre ans à la guerre civile. A cette époque, ils avaient d’abord conquis toutes les zones pachtounes dans le Sud et l’Est – à l’origine, les talibans étaient tous d’ethnie pachtoune – avant de prendre le pouvoir à Kaboul. Puis, ils ont essayé de prendre le Nord, où vivent principalement des Ouzbeks, Turkmènes, Tadjiks, mais n’avaient que partiellement réussi à cause de la résistance de l’Alliance du Nord dirigée par Rachid Dostum et le commandant Massoud.

Pour cette fois-ci, ils avaient préparé de longue date le terrain en obtenant d’importantes défections ouzbèkes et tadjikes venues gonfler leurs propres rangs, et se sont ainsi rendus maîtres en moins de trois mois de la quasi-totalité des districts du Nord et de l’Ouest.

Il y a des endroits où il y a des combats acharnés, mais dans 80% des cas, l’armée afghane rend les armes sans résistance. Dimanche dernier, les talibans se sont emparés de la ville de Zarandj, une commune de 200 000 habitants à la frontière avec l’Iran, sans que l’armée ne montre la moindre opposition. On a pu voir des talibans parader ensuite dans des Humvees [véhicules de transport militaire américains], donc on voit bien qu’ils récupèrent des moyens que les Etats-Unis avaient mis à disposition de l’armée afghane.

Pourquoi le gouvernement afghan est-il si impuissant face à cet ennemi ?

Après la réduction du nombre des troupes étrangères en 2014, en gros de 150 000 soldats à moins de 20 000, la lutte contre les talibans s’est faite essentiellement par voie aérienne. Mais les Américains se sont bien gardés de transmettre leur haute technologie et leurs systèmes sophistiqués de guidage. L’armée afghane est désormais incapable d’entretenir l’aviation laissée par les Américains et les capacités de l’armée de l’air sont déjà très diminuées.

L’armée afghane pâtit également des actions menées par la coalition, son image n’est pas forcément bonne auprès de la population. Ces dernières années, selon les rapports de la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (Manua), la majorité des victimes civiles ont été tuées par les opérations aériennes des armées afghane et américaine.

Résultat, dans les zones tribales pachtounes, des chefs de tribus encouragent les soldats à ne pas se faire tuer pour rien, à rendre les armes.

Le 9 août, Ashraf Ghani a ainsi invité au palais présidentiel des « seigneurs de la guerre » – ces anciens chefs moudjahidines qui ont combattu avec succès l’armée soviétique et qui ont pour la plupart entretenu des milices privées – et s’est engagé à leur fournir des armes pour combattre les talibans. Mais ces chefs de guerre n’ont rien à voir les uns avec les autres, ne forment pas une force nationale homogène et leurs intérêts personnels et leurs propres parcours ne sont que rarement compatibles. En 1992, c’est dans un contexte similaire que l’Afghanistan avait sombré dans une guerre civile épouvantable.

 

Propos recueillis par Elisa Lambert pour France info.

« SHERIF 2021 – De la mondialisation à la planétisation » – 3 questions à Serge Degallaix

Mon, 26/07/2021 - 16:02

SHERIF, pour Synthèse historique et économique des relations internationales du futur, est le titre du rapport annuel de la Fondation Prospective et Innovation (FPI), présidée par Jean-Pierre Raffarin. Le titre est un clin d’œil à René Monory créateur de cette fondation dont le surnom était le shérif. A l’occasion de l’édition 2021 intitulée : « De la mondialisation à la planétisation », Serge Degallaix, secrétaire général de la fondation, répond aux questions de Pascal Boniface.

Quelles différences faites-vous entre mondialisation et planétisation ?

De la mondialisation à la planétisation, le titre du SHERIF 2021 n’est pas un jeu de mots mais renvoie à la manière dont l’humanité entend vivre ensemble. La mondialisation est une réalité qui vient de loin mais qui, depuis les grandes découvertes et la Révolution Industrielle, a pris une forme essentiellement commerciale et financière, avec les ruptures introduites par les grandes guerres et les découvertes technologiques.

De la fin des années cinquante, du siècle dernier au début de notre siècle, soit pendant près de cinquante ans, les barrières tarifaires et non-tarifaires sont tombées, les échanges mondiaux se sont généralisés, amplifiés. Ils ont permis d’élever le niveau de vie et de sortir de la pauvreté des centaines de millions de personnes dans les pays de l’OCDE comme en Asie – bien moins en Afrique il est vrai car restée marginale dans ce vaste mouvement. Le libre commerce se justifiait aussi par les désastres entraînés par le protectionnisme des années 1930, prélude à la guerre.

Les limites de ce modèle apparaissent clairement depuis une quinzaine d’années. Les inégalités entre les nations et en leur sein se sont creusées, la peur du lendemain oblitère souvent la foi dans la science et l’avenir, le nationalisme érode le multilatéralisme et la planète souffre de dérèglements climatiques et de l’appauvrissement de la biodiversité.

Comme disait aux Nations Unies, Jacques Chirac nous n’avons pas de planète de rechange et il nous faut préserver celle que nous avons, sans tomber naturellement dans le catastrophisme. La planétisation, autrement dit la responsabilité collective de l’état de la planète, doit guider nos actions et faire prévaloir l’esprit de solidarité sur celui de compétition, de vision à long terme sur les intérêts économiques immédiats. Il faut fixer et respecter des règles à l’échelle planétaire, avec leurs déclinaisons régionales et nationales. La mondialisation ne peut s’arrêter tout comme la croissance ne peut être à taux zéro ou la décroissance , prônée par certains, s’installer,  ce serait un repli suicidaire pour le bien-être et la paix si ce n’était pas utopique, mais elles doivent être gérées de façon moins oligarchique et prendre en compte les inégalités et les coûts des dommages à l’environnement qui peuvent en résulter.

Les Accords de Paris sur le climat de 2015 constituent la pierre angulaire des efforts communs pour que la planète reste un espace vivable pour l’humanité. Face à la crise climatique, les barrières entre États, populations n’existent pas. Il n’y a pas d’échappatoire à la solidarité, même si la diplomatie et la défense de certains intérêts nationaux, les jeux politiques intérieurs ne disparaitront pas de sitôt. C’est le principal message que le SHERIF 2021 entend faire passer, avec le corollaire de soutien aux efforts du Sud, notamment de l’Afrique, que les pays industrialisés doivent apporter. Jean-Pierre Raffarin, qui préside la Fondation Prospective et Innovation, parle de substituer le consensus de Paris, fondé sur une réponse commune à une menace universelle, à celui de Washington, expression du néo-libéralisme économique et de la concurrence mondialisée incarné jusqu’à peu par le FMI.

Va-t-on assister à une relocalisation des productions ?

Une fois la mer des émotions retirée, le temps des slogans politiques passé, il apparaîtra que le prix à payer pour mener à grande échelle une relocalisation des productions n’est pas à notre portée. Nous ne pouvons nous couper du reste du monde et les royaumes ermites qui le font sont loin d’être des modèles à tous points de vue. Les contradictions sont fortes entre le rapatriement d’activités et le fait qu’il faut parfois une décennie pour réaliser un projet, que l’on n’en veut pas chez soi (« pas dans mon jardin ») et que cela renchérira le prix des produits, des services et donc abaissera le niveau de vie. Cela n’empêche pas, bien sûr, de privilégier des sites français ou européens ou maghrébins dans certains cas, notamment pour de nouvelles productions qui réduisent ou préviennent la dépendance. De toute façon, cela prendra du temps – et beaucoup de capitaux – et, pendant ce temps-là, on voit le commerce mondial des marchandises repartir de plus belle et de nouvelles dépendances s’aiguiser car le monde ne peut être statique, géographiquement et technologiquement.

Le protectionnisme est un engrenage dangereux et l’échange reste la clé du progrès, pour peu que des règles soient clairement posées et que nous soyons à même d’en profiter en sachant nous adapter.

Vous semblez optimistes sur le fait que le Maghreb bénéficie de la reconfiguration des chaînes de valeur en Europe.

Optimiste de cœur et de raison car nous devons œuvrer pour que la zone euro-méditerranéenne et, au-delà, eurafricaine, se renforce par les courants économiques, humains, intellectuels et culturels. Nous ne pouvons négliger nos voisins du Sud, tout comme ils ne peuvent nous négliger. Notre destin est commun et nous devons y travailler ensemble, dans le respect de l’autre et le pragmatisme de l’action. La Fondation Prospective et Innovation entend y contribuer en mettant ensemble hommes d’affaires et responsables politiques des trois pays du Maghreb central avec leurs vis-à-vis de la rive nord de la Méditerranée et d’Allemagne. La reconfiguration voulue en Europe des chaînes de valeur offre une occasion de renforcer les liens économiques entre nous, de tirer profit des atouts des pays de la rive Sud (dynamisme de la jeunesse et niveau éducatif, proximité géographique et culturelle, main d’oeuvre abondante et à coûts compétitifs, marchés en expansion), de diversifier nos sources d’approvisionnements et de les sécuriser par la force de nos liens.

Les ajustements structurels nécessaires au Sud peuvent être réalisés plus facilement si l’investissement, les projets, l’emploi, qualifié des perspectives mobilisatrices sont au rendez-vous. Le redéploiement de chaînes de valeur offre de telles opportunités. Les secteurs ne manquent pas : mécanique et électronique, pharmacie, agro-alimentaire, services informatiques et aux entreprises, hydrogène vert et énergies nouvelles, etc. Des actions sont déjà menées mais pourquoi, à l’instar des Japonais qui ont une vision régionale de leurs intérêts géoéconomiques et qui ont mis en place les instruments financiers d’accompagnement, les Européens n’adopteraient ils pas une approche plus volontariste pour que la reconfiguration des chaînes de valeur appelée des vœux prennent en compte pleinement le Maghreb, l’Afrique avec les enjeux politiques et économiques qui s’y rapportent. La présidence française de l’Union européenne peut fournir l’occasion de faire partager cette approche et de la traduire en actions.

 

 

 

 

 

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