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Mensuel critique d'informations et d'analyses
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Un œil neuf, libre, curieux, parfois rêveur

lun, 03/04/2017 - 12:43
« Iéna », 2000, photographie de Georges Rousse.

Dans les années 1990, un escadron d'experts internationaux s'est précipité au chevet de la Russie. Vingt ans plus tard, il se rendait en Grèce. Le premier pays faillit ne pas survivre au traitement de choc qu'on lui infligea : inflation galopante, pillage des actifs publics (« privatisations »), baisse brutale de l'espérance de vie. Quant au second, sa richesse nationale a fondu d'un quart depuis 2010.

Comment une discipline universitaire aussi prestigieuse que la science économique a-t-elle pu prêter la main à des erreurs de diagnostic aussi effarantes ? Et comment parvient-elle à dégager sa responsabilité des tourments qu'elle inflige encore ? Quelques-uns des économistes les plus réputés exercent leur influence auprès du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale, de la Banque centrale européenne (BCE, lire « La Banque centrale européenne, indépendante ou hors contrôle ? »), de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Or ces institutions n'ont pas seulement promu des choix – économiques, sociaux et politiques — presque toujours conformes aux intérêts du capital : elles ont étouffé les États qui s'en écartaient.

Au début de ce siècle, l'économie néoclassique (lire « Un foisonnement d'écoles de pensée ») avait brandi la théorie de l'« efficience des marchés » pour imposer des innovations financières telles que la titrisation. Celles-ci précipitèrent en 2007-2008 la crise dite des subprime, la plus grave et la plus durable depuis le « jeudi noir » d'octobre 1929. Des montagnes de dette publique et des dizaines de millions de chômeurs supplémentaires auraient pu susciter le réveil des « experts », leur examen de conscience ; il n'en a rien été. Plus l'économie se porte mal, plus ils durcissent les orientations qui ont failli. La crise des années 1930 avait en revanche ouvert la voie aux économistes keynésiens qui, à rebours des politiques déflationnistes suivies jusqu'alors, imaginèrent les stratégies économiques volontaristes des trois décennies suivantes.

Une barrière quasiment impénétrable d'équations

Pourquoi n'a-t-on rien observé de tel après 2008 ? L'une des raisons est sans doute que, avec le temps, les économistes néolibéraux se sont installés au centre du pouvoir et ont dominé l'univers des sciences sociales (1). Leur interprétation des événements s'impose donc depuis, ce qui les protège de devoir jamais admettre leurs erreurs. La faute réside toujours ailleurs.

Afin de garantir leur insularité, leur entre-soi, et de rehausser le crédit d'une discipline qui fut assez largement littéraire avant la seconde guerre mondiale, les économistes dominants ont également érigé une barrière quasiment impénétrable de chiffres et d'équations (lire « “Les chiffres sont formels” »). Peu à peu, la science de la richesse sociale est devenue aussi technique, aussi spécialisée que la mécanique ou l'hydraulique : entre 1940 et 1990, la principale revue d'économie américaine a vu son contenu mathématique multiplié par treize (2).

Une science économique dogmatique s'est mêlée de tout régenter

La victoire idéologique et politique du néolibéralisme a fait le reste. De grandes théories postulant que l'individu serait avant tout un consommateur qui recherche la meilleure utilisation du revenu dont il dispose (voir « Le bonheur est dans la courbe ») balayèrent l'observation, jugée trop empirique, presque vulgaire, de la réalité des sociétés. Quelques économistes, dont Keynes, estimaient au contraire que la recherche du beau et du vrai, les relations de solidarité, d'amitié et d'amour, constituaient des objectifs humains au moins aussi déterminants. Non seulement leur intuition fut écartée, mais le versant le plus utilitariste, le plus dogmatique de la science économique s'est imposé et s'est mêlé de tout régenter : la famille, la fécondité, le mariage, l'histoire, les votes, la psychologie… Au point qu'on se demande ce qu'un tel impérialisme intellectuel, décidé à échafauder seul une théorie générale du comportement humain, concède encore comme domaine aux autres disciplines.

Tout ça pour quel résultat ? Au lendemain de la débâcle russe de 1998, le directeur d'un institut américain de prévision récapitula quelques-uns des grands postulats néolibéraux qui venaient de sombrer sous ses yeux : « L'idéologie du nouvel ordre mondial soutenait qu'il n'y a plus de lieux différents, que les gens raisonnables se comportent tous de la même manière raisonnable et que, dans ces conditions, éclairée par les conseils de Harvard et des financiers de Goldman Sachs, l'économie russe évoluerait elle aussi. On croyait qu'avec la croissance économique tout le monde en viendrait à ressembler à tout le monde. La prospérité conduirait à la démocratie libérale. Et la démocratie libérale transformerait les Russes en membres enthousiastes de la communauté internationale. Un peu comme les habitants du Wisconsin, mais avec un régime alimentaire plus riche en betteraves (3). » Pour lucide qu'elle fût, l'observation n'empêcha pas qu'on recommence à croire et à gouverner de travers quelques années plus tard. La crise russe passée, on prépara donc les conditions de la suivante.

On peut se demander comment tant d'« experts » ont imposé l'idée extravagante que les leçons de l'histoire, de l'anthropologie, de la sociologie, de la politique aussi, avaient cessé de compter. L'idée aussi que chaque société n'était plus qu'une argile malaxée par les « lois de l'économie », une économie certes peuplée d'humains, mais assimilables à des atomes et à des molécules. L'idée enfin que la communication et le commerce allaient dissoudre les différences entre les nations, favorisant la création d'un marché mondial porteur de prospérité et de paix.

Nous n'y sommes pas tout à fait, même si, pour certains économistes, la terre pro­mise est déjà conqui­se : leur situation matérielle s'est améliorée au diapa­son de celle des business schools dans ­lesquelles ils enseignent et desbanques où ils con­seillent les 1 % les plus riches qui se régalent de leurs théories. Pour les autres, beaucoup plus nombreux, le tableau que le FMI lui-même vient de dresser n'est pas aussi réjouissant. Dans une étude parue en juin 2016, l'institution de Washington a en effet admis que les politiques néolibérales qu'elle a promues depuis tant d'années n'avaient entraîné aucun rebond de la croissance, au contraire, et s'étaient accompagnées d'un envol des inégalités (4) (voir « Aux États-Unis, les riches creusent l'écart »). Quant à la mondialisation financière, chérie elle aussi par le FMI, elle a accéléré la fréquence des krachs et en a accru le risque. Trente ans de recettes économiques flanqués par terre…

À dire vrai, les auteurs de ce manuel s'en doutaient un peu. Mais leurs lecteurs pourront profiter de cet éclair de lucidité pour tout revoir avec un œil neuf, libre, curieux, rêveur même. Au risque de décider qu'il faut tout reprendre, tout recommencer.

(1) Marion Fourcade, Étienne Ollion et Yann Algan, « The superiority of economists » (PDF), Maxpo Discussion Paper, n° 14/3, Paris, novembre 2014.

(2) Michel Beaud et Gilles Dostaler, La Pensée économique depuis Keynes, Seuil, Paris, 1993, p. 105.

(3) George Friedman, « Russian economic failure invites a new stalinism », International Herald Tribune, Neuilly-sur-Seine, 11 septembre 1998.

(4) Jonathan D. Ostry, Prakash Loungani et Davide Furceri, « Neoliberalism : Oversold ? » (PDF), Finance & Development, vol. 53, n° 2, Washington, DC, juin 2016.

Tout ici hurle en silence

lun, 03/04/2017 - 10:13
Sur Babi Yar, pas de monument. Un ravin abrupt, telle une dalle grossière. L'effroi me prend. J'ai aujourd'hui le même âge que le peuple juif. Il me semble là — que je suis juif. Me voici, errant dans l'ancienne Egypte, Là agonisant, sur cette croix, Dont, jusqu'à ce jour, je porte les stigmates. Il me semble que Dreyfus, c'est moi. Les boutiquiers me dénoncent et me jugent. Je suis emprisonné. Pris dans la rafle. Poursuivi comme une bête, couvert de crachats, calomnié. Et les petites dames, en dentelles de Bruxelles, glapissent et me plantent leurs ombrelles dans le visage. Il me semble — que je suis le gamin de Bialystok. Et le sang du pogrom ruisselle. Les piliers de bistrot se déchaînent, puant la vodka et l'oignon. Et moi, jeté au sol à coups de bottes, sans force, je supplie en vain mes bourreaux. Et ils s'esclaffent : « Cogne les youpins, sauve la Russie ! » Un épicier viole ma mère. Oh, mon peuple russe ! — Je le sais — Toi — Par essence, tu es international. Mais souvent, des hommes aux mains sales ont fait de ton nom pur le bouclier du crime. Je connais la bonté de ta terre. Et quelle bassesse ! Sans le moindre frémissement, les antisémites se sont pompeusement baptisés « Union du peuple russe » ! Il me semble — que je suis Anne Frank. Transparente comme une brindille d'avril. Et j'aime. Et pas besoin de grands mots. Il faut juste que nous nous regardions en face. On voit, on sent si peu de choses ! Le ciel, les feuilles nous sont interdits. Mais nous pouvons beaucoup : Tendrement nous embrasser dans ce réduit obscur. On vient ? N'aie crainte — c'est juste le bourdonnement du printemps qui s'approche. Viens vers moi. Offre-moi vite tes lèvres. On brise la porte ? Mais non, c'est la glace qui cède... Sur Babi Yar bruissent les herbes sauvages. Les arbres regardent, terribles juges. Tout ici hurle en silence, Et moi, tête nue, je sens lentement mes cheveux grisonner. Et je suis moi-même un immense hurlement silencieux au-dessus de ces mille milliers de morts. Je suis chaque vieillard fusillé ici. Je suis chaque enfant fusillé ici. Rien en moi n'oubliera jamais cela ! Et que L'Internationale résonne quand on aura mis en terre le dernier antisémite de ce monde. Je n'ai pas une goutte de sang juif. Mais, détesté d'une haine endurcie, je suis juif pour tout antisémite. C'est pourquoi je suis un Russe véritable !

Traduction de Jean Radvanyi. Publié dans Literaturnaia Gazeta le 19 mars 1961.

Réformes en série

ven, 31/03/2017 - 16:28
Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/

1930 (président du Conseil : André Tardieu). Création des assurances sociales obligatoires pour les salariés de l'industrie et du commerce aux rémunérations inférieures à un certain plafond.

1945 (Charles de Gaulle). Ordonnances des 4 et 19 octobre créant la Sécurité sociale.

1947 (Paul Ramadier). Loi « tendant à modifier l'ordonnance du 4 octobre 1945 sur l'organisation administrative de la Sécurité sociale dans l'intérêt de la mutualité française ».

1967 (premier ministre : Georges Pompidou). Les ordonnances Jeanneney imposent la division du régime général en trois branches (santé, famille, vieillesse) et la création de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), avec pouvoir de direction. Le patronat dispose de 50 % des voix dans les caisses primaires, contre 25 % auparavant.

1976 (Raymond Barre). Premiers déremboursements de médicaments ; augmentation du ticket modérateur pour certains actes.

1983 (Pierre Mauroy). Instauration du forfait hospitalier. En Lorraine-Moselle, il est pris en charge par la « Sécu ».

1985 (M. Laurent Fabius). Nouveau code de la mutualité officialisant l'ouverture de la couverture santé à la concurrence.

1990 (Michel Rocard). Création de la contribution sociale généralisée (CSG) dans la loi de finances 1991.

1994 (M. Édouard Balladur). Autonomie financière de la branche accidents du travail.

1996 (M. Alain Juppé). Déremboursements de médicaments ; création de la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS).

2000 (M. Lionel Jospin). Création de l'aide médicale de l'État (AME) et de la couverture maladie universelle (CMU), qui deviendra la protection universelle maladie (PUMA) au 1er janvier 2016.

2001 (M. Jospin). Réforme du code de la mutualité, qui divise les activités d'assurance-santé entre celles soumises aux normes financières européennes et les autres (prévoyance…).

2004 (M. Jean-Pierre Raffarin). Instauration du principe du médecin traitant, de l'aide au paiement d'une complémentaire santé (ACS) et du forfait sur la consultation médicale (1 euro) puis sur les médicaments.

2005 (M. Raffarin). Création de l'Unocom, qui regroupe les mutuelles et les assureurs privés.

2009 (M. François Fillon). Loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST) instaurant le financement à l'acte (T2A) et la création des agences régionales de santé (ARS).

2016 (M. Manuel Valls). Les complémentaires santé deviennent obligatoires dans toutes les entreprises.

Des frontières mouvantes

jeu, 30/03/2017 - 17:46

Source : André et Jean Sellier, Atlas des peuples d'Europe centrale, La Découverte, 2014.

Le beau Danube noir

jeu, 30/03/2017 - 17:46

Qu'est-ce que l'identité nationale hongroise ? À partir de leur lecture de l'histoire, les deux grands partis classés à droite la définissent chacun à sa façon. Leurs programmes politiques et sociaux s'en inspirent pour proposer un ensemble de valeurs, qui trouvent une expression dans une « contre-culture » — des concerts de rock aux démonstrations équestres.

Peter Bauza.— Un nationaliste pointe la carte de la Hongrie telle qu'elle apparaissait avant le traité de Trianon en 1920. Budapest, 2014 ZUMA Press, Inc. / Alamy Stock Photo

Crâne rasé ou cheveux longs à la Conan le Barbare, tee-shirt aux motifs gothiques, cartouchières et grosses bagues à tête de mort, tatouages élaborés sur des biceps musclés, canette de bière à portée de main… le « métalleux » n'a pas de frontière. Il était massivement présent, en ce soir de la mi-août 2016, dans une petite ville au bord du lac Balaton, en Hongrie, pour un concert donné en plein air dans un vaste amphithéâtre adossé à une grande salle vitrée où l'on pouvait acheter des objets-souvenirs à l'effigie du groupe et… des bières. Comme partout. Sauf qu'il y avait plus de familles que d'ordinaire, et que les tee-shirts affichaient souvent des cartes géographiques quelque peu insolites au premier abord et de drôles de lettrages, que l'on identifiera plus tard comme des caractères runiques. Quelque huit cents personnes se trouvaient là pour voir se produire un groupe de « rock patriotique », selon l'appellation hongroise : Kárpátia. En fond de scène, l'image du squelette d'un oiseau, qui évoque une aigle héraldique mais renvoie en réalité au « turul », l'oiseau mythologique qui aurait accompagné les Magyars dans leur conquête des plaines danubiennes.

Le groupe arrive. Guitares, basse, batterie : du classique. Les chansons sont brèves, impeccablement entraînantes. János Petrás, le chanteur-bassiste, crâne rasé et moustache fière, occupe la scène avec la conviction d'une star ; le guitariste fait tournoyer sa longue chevelure. Le public fait spasmodiquement le signe du diable, index et auriculaire dressés, signe classique d'approbation dans les concerts de métal. Tout serait sans surprise, sauf que soudain se déploient des drapeaux, d'ordinaire réservés aux matchs de football. Des petits, parfois tenus par des enfants, et des très grands, agités avec majesté. La plupart sont énigmatiques, car ils ne correspondent pas au drapeau national. Certains lui ressemblent, mais, en plus des rayures horizontales rouge, blanche, verte, deux anges portant un blason figurent en leur milieu. Il s'agit du drapeau du royaume de Hongrie.

1640 Après sa défaite face aux Turcs à Mohács (1526), la Hongrie est divisée en trois parties : la Hongrie « royale », gouvernée par les Habsbourg du Saint-Empire romain germanique ; la Hongrie centrale, occupée par l'Empire ottoman ; et la Transylvanie, indépendante, mais vassale des Ottomans. Des frontières mouvantes Agnès Stienne, 1er novembre 2016

D'autres présentent des variations diverses autour de bandes horizontales rouges et blanches, ce qui, d'ordinaire, fait suffoquer de fureur le citoyen peu porté sur la droite violemment extrême. Car ces couleurs-là, qui renvoient à la dynastie des Árpád, fondateurs du royaume, sont utilisées par ceux qui se prétendent les seuls « vrais Hongrois » ; et, surtout, elles furent celles des Croix fléchées, un mouvement fondé en 1939, transposition hongroise du nazisme qui, au pouvoir entre octobre 1944 et mars 1945, collabora très vigoureusement à l'extermination, en particulier des Juifs : un demi-million d'entre eux mourront, assassinés ou déportés à Auschwitz. Mais les bannières les plus mystérieuses sont celles qui, toutes pimpantes, bleues barrées de jaune, arborent un soleil et un croissant de lune. Le mystère restera entier jusque vers la fin du concert.

L'ambiance est à la fois bon enfant et emplie de ferveur. On a la nette impression d'entendre toujours la même chanson, martiale mais dansante, quand bien même la guitare se lance régulièrement dans des solos lyriques. En réalité, le public fait le show, scandant à pleine voix les refrains. Kárpátia est un phénomène. Extrêmement populaire (il donne une centaine de concerts par an), le groupe, formé en 2003, réclame « justice pour la Hongrie » — titre d'un de ses albums. Il dénonce par là le traité de Trianon, qui, le 4 juin 1920, consacrait le démantèlement du royaume : le pays perdit alors les deux tiers de son territoire et les trois cinquièmes de sa population.

Kárpátia célèbre le fantasme d'un pays « pur »

Près d'un siècle plus tard, on aurait pu croire le choc — assurément considérable — surmonté ; ce n'est pas le cas. János Petrás évoque sur scène une chanson que sa mère lui chantait, La Grande Hongrie, c'était le paradis, et le nom du groupe est là pour rappeler que les Carpates étaient autrefois hongroises. On comprend mieux soudain certains dessins sur les tee-shirts des spectateurs : ils représentent cette Hongrie d'autrefois. Et quand toute la salle, en entendant deux accords esquissés, se lève comme un seul homme, figée dans une solennité impressionnante, on croit fugacement que le groupe joue l'hymne national — erreur : il joue l'hymne de la Transylvanie, une région du cœur des Carpates aujourd'hui roumaine. Un hymne fictif, issu d'une opérette populaire, mais que tout le monde connaît, même sans être fan de Kárpátia. Le fameux drapeau bleu et jaune est celui de la Transylvanie perdue… János Petrás rappelle, non sans jubilation, que Kárpátia est interdit de concert dans la plupart des pays de l'ex-« Hongrie historique ». Il est assez saisissant de glisser du concert de rock au meeting. Qu'un patriotisme fervent de ce genre rassemble un public souvent dans la trentaine et affichant les signes de la modernité décontractée surprend, comme surprit le choix de Frigide Barjot comme porte-parole de la « Manif pour tous » en France.

János Petrás chante également, avec le même entrain vigoureux, le soulèvement de 1956, pour louer le courage de ceux qui s'opposèrent à la « dictature communiste », et célèbre les responsables des Croix fléchées, qui furent pour la plupart exécutés pour trahison après la victoire de l'Armée rouge. Le public vibre à l'unisson. En accord apparent avec ceux qui ont permis que, parmi les Juifs envoyés à Auschwitz, un sur trois ait été hongrois. Aucun opposant dans la salle, alors même que Kárpátia ne donne pas dans l'allusif et que le groupe n'est nullement confidentiel. L'amour de la patrie s'appuie ici sur la conception « hungariste » de la nation portée par les Croix fléchées — hongrois un jour, hongrois toujours — et s'accompagne d'une haine gaillarde à l'encontre du « non-Hongrois » : le communiste internationaliste, plus implicitement le Juif et plus globalement l'étranger, y compris l'acteur du libéralisme qui importe des produits et des valeurs étrangères à la « hungarité ».

Car János Petrás célèbre la Hongrie archaïque, un pays fantasmatiquement « pur », peuplé de descendants de guerriers amoureux d'une terre qu'ils ont gagnée par la force des armes. Il se raconte volontiers à Budapest qu'aucun bâtiment ne dépasse 96 mètres, afin de rappeler l'an 896, quand la confédération des tribus magyares a vaincu ses prédécesseurs et s'est installée dans la plaine du Danube, en Pannonie, signant la conquête — qui se dit en hongrois « occupation de la patrie »… Il importe de conserver les valeurs ancestrales de ce peuple « élu » et les symboles de cette élection : le « turul », dont sont érigées des statues partout où existent des minorités hongroises, de la Roumanie à l'Autriche en passant par l'Ukraine ; l'alphabet runique, utilisé jusqu'en 1850 dans certaines régions et que l'on retrouve aujourd'hui sur les panneaux de municipalités d'extrême droite ; mais également la religion chrétienne, associée à Étienne Ier, fondateur en l'an 1000 du royaume dont il deviendra le saint patron après sa canonisation.

Sacré mélange pour ce rock identitaire qu'a propulsé l'éphémère mais influente Radio Pannon, créée en 2000, et dont Kárpátia n'est pas le seul représentant. Romantikus Eröszak, par exemple, fait partie de la même constellation. Lui aussi raconte en musique une certaine version de l'histoire : « Mon rêve, c'est la Hongrie telle qu'elle existe depuis des siècles, indépendante, forte, gérée par des Hongrois, et qui fonctionne en autogestion (1)  », dit le chanteur, dont le cou s'orne d'un tatouage « Vive la patrie ». Le nom du groupe, « Violence romantique », est assez représentatif d'une sensibilité commune à cette mouvance. Si la violence y apparaît clairement comme moyen revendiqué d'une rupture avec l'ordre existant, il est peut-être plus difficile de lui associer spontanément un quelconque romantisme. Pourtant, il semble bien que ce nationalisme frénétique et dansant porte un idéal. Sur fond de nostalgie, mais dans le langage de la modernité, s'exprime une aspiration à l'héroïsme, au retour à des valeurs viriles, soudant une communauté de frères et pour lesquelles on est prêt à assumer la lutte, idéologique ou autre.

Une absence béante dans tous ces propos : la question sociale. Et un rapport à l'histoire qui a tendance à ne désigner comme « occupation » que le temps de la République populaire de Hongrie, et non celle des troupes du Reich, à partir de 1944, tout en oubliant les deux grandes périodes durant lesquelles le pays a été dominé, par l'Empire ottoman d'abord, puis par Vienne.

L'obsession « Trianon » semble d'autant plus partagée qu'elle est lourde d'ambiguïtés. Car c'est l'amiral Miklós Horthy, régent du royaume de 1920 à 1944, allié de l'Axe, qui a renégocié le traité avec Adolf Hitler et Benito Mussolini, pour « réintégrer » en 1940 une partie des territoires devenus roumains en 1918. Les territoires furent redistribués après la guerre, et, pendant la période communiste, on ne parla plus de Trianon. Mais les autocollants représentant la Grande Hongrie (1867-1918) fleurissent sur les pare-brise arrière des voitures, dont les propriétaires ne sont pas forcément d'extrême droite.

Ce qui s'exprime aussi dans ce genre de manifestation, c'est le rejet d'une autre occupation, bien plus récente : celle qu'exerce le capitalisme. La Grande Hongrie rappelle le temps, certes fantasmé mais puissamment évocateur, de la souveraineté nationale et populaire. Il faut reconnaître que le pays a violemment souffert de son « ouverture » à l'Ouest. La coalition socialiste-libérale au pouvoir dans les années 1990 avait suivi sans broncher les exigences du Fonds monétaire international et instauré une sévère austérité budgétaire. Le chômage était devenu galopant et, en 2004, année de l'adhésion à l'Union européenne, 80 % des grandes entreprises étaient des propriétés étrangères, ainsi que 80 % des banques. Si l'on ajoute à cette mise à l'encan du pays de fracassantes histoires de corruption, il apparaît clairement que les élites de gauche ne peuvent qu'assez largement susciter le mépris et la défiance, tout comme les promesses de bonheur associées à la libéralisation des marchés.

« Chers descendants d'Attila »

Quand le Fidesz - Alliance civique hongroise, le parti du chef du gouvernement Viktor Orbán, rejoint l'imagerie de Kárpátia (2), c'est aussi sur ces rejets-là. En 2010, de retour au pouvoir après huit années d'absence, il ne s'est pas contenté de décréter le 4 juin, anniversaire de la signature du traité, « jour de la cohésion nationale » : il a précisé que cette commémoration était destinée à renforcer l'« identité nationale ». Mieux : il a accordé la citoyenneté aux minorités d'origine hongroise vivant dans des régions relevant jadis de la Grande Hongrie, soit entre deux à trois millions de personnes. Il ne se contente pas de flatter l'irrédentisme : il promeut une ethnicisation de la citoyenneté et évoque la création d'une « Eurorégion hongroise » rappelant le rêve des « terres unies de Hongrie » cher aux Croix fléchées. Il ajoute à cette passion de la « hungarité » le refus des lois étrangères (européennes), prône le « patriotisme économique » et l'« illibéralisme (3)  ». Il professe enfin un anticommunisme virulent, qui lui fait chérir les « martyrs » du soulèvement de Budapest en 1956…

Rien d'étonnant, donc, à ce que János Petrás ait été décoré par le gouvernement de M. Orbán. À ceci près tout de même qu'il a composé l'hymne d'une milice paramilitaire fondée en 2007, dissoute en 2009, dûment interdite — mais parfaitement tolérée. Cette Magyar Gárda, présidée par M. Gábor Vona, le chef du parti d'extrême droite Jobbik, se consacrait à la protection des traditions, de la culture nationale… et de la population. Elle avait pour but, selon ses statuts, de « défendre physiquement, spirituellement et intellectuellement la Hongrie sans défense ».

La médaille remise à János Petrás illustre impeccablement la proximité de sensibilité entre le Jobbik et le Fidesz. Mais les accents mis sur la définition de l'identité hongroise diffèrent quelque peu. « Chers descendants d'Attila » : c'est ainsi que M. Vona aime s'adresser à ses électeurs, qui lui ont accordé 20,5 % des voix aux élections législatives de 2014. Le festival Kurultáj, dont la première édition, en 2010, s'est tenue au Kazakhstan, a précisément pour objet de réunir lesdits descendants du Hun (4). Ce Kurultáj, « réunion tribale » — traduction du terme d'origine turque —, se déroule désormais tous les ans, en août, à 120 kilomètres de Budapest, près de Bugac, dans la grande plaine — la puszta — et accueille pendant trois jours douze nations, vingt-sept groupes ethniques et 250 000 spectateurs pour le « plus grand événement traditionnel d'Europe (5)  ». Le vice-président de l'Assemblée nationale parraine l'événement, destiné, selon ses termes, à développer le sens de la fraternité entre peuples d'origine turco-mongole, dont ont fait partie les Huns.

Pour s'y rendre, on marche longtemps sur une petite route qui traverse une forêt. Près de l'entrée, des Harley-Davidson. Il est probable que des membres de l'association des Goj Motorosok, autrement dit les « motards goys (6) », soient de la fête. Pourquoi « goys » ? Une blague, a répondu le fondateur, qui porte un pendentif représentant la Grande Hongrie et arbore d'ordinaire un blouson orné de la « sainte couronne » d'Étienne Ier. L'association propose des virées à moto et prévoit notamment une tournée commémorant Trianon… Les Goj Motorosok sont célèbres et semblent souvent requis pour accompagner des hommes politiques.

Daniel Kerek. — Quartier du château à Budapest. Sur la vitre du van : « Justice pour la Hongrie, 4 juin 1920 Trianon ! » Daniel Kerek / Alamy Stock Photo

On entre, gratuitement, dans l'aire du festival sous l'œil sévère d'un immense Attila, dont le portrait farouche domine une très vaste esplanade. Poussière et chaleur — il peut faire 40 degrés l'été. Et l'on a comme un vertige. Car circulent un peu partout, entre les yourtes entrouvertes sur des tapis colorés et les stands où l'on peut acheter des souvenirs mongols et des arcs à l'ancienne, des hommes couverts de colliers, de bracelets, de grigris, arborant des gilets brodés, des tuniques à col russe, de larges pantalons blancs, de longs manteaux de cuir, des toques incrustées de pierres, des fourrures, parfois même des armures, ou des peaux d'animal sur leur torse nu. Cheveux souvent longs, boucles d'oreilles, tatouages et moustache arrogante. Peu de gens habillés « en civil » : on avance parmi des réinventions des conquérants nomades. Les femmes portent des jupes folkloriques ou suivent la mode « Bocskai », du nom du prince de Transylvanie qui prit la tête de l'insurrection contre les Habsbourg au début du XVIIe siècle.

Un bruit à répétition fait sursauter avec régularité. On dirait des coups de feu ; ce ne sont que des claquements de fouet. Un fouet très long, à l'évidence difficile à manier, arme plus qu'instrument, et qu'ils sont nombreux à déployer de façon rythmée. Des percussions partout, surtout des tambours ; l'ambiance est à la transe.

La yourte sur laquelle figure une grande photographie d'Atatürk semble fermée. Dans une autre s'exhibent les chiens (irlandais) les plus grands du monde. Mais, dans certaines, n'entre pas qui veut. Quand on se présente devant l'une de celles qui semblent accueillir des spectateurs, la tenture redescend, et le préposé à l'admission nous demande ce que nous venons voir. Nous répondons avec entrain que, précisément, c'est parce que nous l'ignorons que nous souhaitons entrer. Il nous est fraîchement répondu que c'est pour cette même raison que nous n'y serons pas autorisés. Bon…

On voit circuler de nombreux policiers et des hommes en noir, dont les seules couleurs sont le liséré rouge-blanc-vert sur leur veste : ils évoquent furieusement la Magyar Gárda. Les drapeaux flottent un peu partout. Ici, il y a des Ouïgours, des Turkmènes, des Tchouvaches, des Turcs, des Kirghizes, des Yakoutes… Le spectacle est dans la foule, mais la foule est aussi venue pour le programme du festival, de la scène centrale au « champ de bataille » : le cercle de chamanes sur fond de tambours, les cornemuses du folklore hongrois, les duels au sabre, les démonstrations équestres, etc. Sans oublier les conférences internationales sur les civilisations nomades eurasiatiques.

Car Kurultáj est un concentré de « touranisme » : le terme désigne initialement la famille linguistique ouralo-altaïque (langues turciques, hongrois, finnois), puis une idéologie politique affirmant la prééminence des affinités entre peuples originaires d'Asie centrale. Ce courant s'épanouit entre les deux guerres et animait le hungarisme des Croix fléchées (7). Aujourd'hui, le Jobbik en est le principal représentant. Deux de ses dirigeants possèdent une entreprise de vêtements et accessoires aux motifs archaïsants. Ses militants tiennent d'ailleurs un stand au festival.

Se définir comme le petit-fils d'Attila, qui constitua un empire de l'Asie centrale à l'Europe centrale au Ve siècle et mourut au combat devant les Romains, décline une identité assurément singulière et a priori quelque peu différente de celle affirmée par le Fidesz. Certes, la nouvelle Constitution de 2011 voulue par M. Orbán décrit aussi la nation en termes culturels ; mais la sainte couronne des rois hongrois est prise comme référence de son unité, le christianisme et la famille sont posés comme piliers de la société.

Le Jobbik (Mouvement pour une meilleure Hongrie), qui se définit moins comme un parti que comme une « communauté », selon l'un de ses dirigeants György Szilágyi, se réclame lui aussi du christianisme. Mais il semble bien que ses électeurs et sa culture propre soient néopaïens, sensibles à une spiritualité liée aux puissances magiques et ancestrales de l'esprit de la Nature. De même, il se détourne de « l'Occident », qui a trahi la Hongrie avec le traité de Trianon, pour aller vers ses alliés « naturels », proches des supposées racines nationales : les peuples d'Asie. L'un des trois députés européens du Jobbik prône d'ailleurs une « grande alliance touranienne » entre la Hongrie et les « khanats rouges » de l'Asie centrale, et le parti était invité en Turquie par le Parti de la justice et du développement (AKP) de M. Recep Tayyip Erdoğan pour la proclamation des résultats du premier tour de l'élection présidentielle en 2014. Le Jobbik réserve son hostilité aux Tziganes, non en tant que tels, comme le précise le site du parti, mais parce qu'ils seraient victimes de mauvaises conditions socio-culturelles, portant atteinte à la collectivité… En revanche, il n'a rien contre l'islam, « le dernier espoir de l'humanité dans les ténèbres du globalisme et du libéralisme », selon M. Vona (8).

Aller vers une « meilleure Hongrie » passe ainsi par le retour à des traditions plus ou moins réimaginées, fortement teintées d'opposition à la modernité « occidentale », imprégnées de fantasmes moyenâgeux, qui mettent en avant la virilité, la fraternité entre membres d'une même armée, l'héroïsme, le lien avec les forces premières de la Nature. Autour d'une table de bistrot en plein air où nous nous remettions du choc Kurultáj, deux Hongrois tatoués se sont lancés dans un éloge vibrant du légendaire betyár, le voleur de grand chemin assimilé à un genre un peu particulier de Robin des Bois : il détrousse les riches, il enlève les femmes mais les séduit, sur son cheval il est un conquérant. Bandit d'honneur… Panache, choix de l'illégalité, puissance et équité : autant de qualités implicites pour les héros touraniens.

Le slogan Jobbik « 100 % hongrois » implique de rejeter l'Occident, le libéralisme, la sujétion à l'Union européenne, pour retrouver une identité certes hongroise mais ancrée dans l'eurasiatisme, vigoureuse, solidaire et spirituelle : l'ensemble compose lui aussi un idéal romantique, porteur d'authenticité et de morale. « On ne peut pas arrêter l'avenir », affirme sur sa page Facebook le Jobbik, parti populaire chez les jeunes — 33 % des étudiants en sont électeurs ou sympathisants. Cet avenir passe, de façon inattendue, par la restauration des services publics et la notion de bien commun aussi bien que par l'expansion des ressources nationales, qui « incluent la condition physique et mentale de la nation, le sentiment patriotique et la solidarité (…), la fourniture d'eau potable et les infrastructures de transport » (9).

Les « médiévaleries » apparaissent ainsi moins comme l'expression d'une aspiration à retrouver les origines d'un pays que comme la mise en symboles d'une quête d'épanouissement, individuel et collectif. À vrai dire, cette recherche d'un sens de la vie qui ne soit pas lié à l'argent, au marché, d'une inscription de l'individu dans un monde stable mais ouvert à la « transcendance », explique peut-être bien le succès d'un certain nombre de jeux vidéo, récits de fantasy et parcs à thème — le Puy du Fou de M. Philippe de Villiers en Vendée, par exemple. Et, comme l'appartenance à la chrétienté était censée jadis avoir priorité sur les autres affiliations et leur donner sens, Kurultáj et le touranisme enchâssent la « patrie » dans un ensemble plus vaste, où les frontières importent moins que la communauté.

L'archaïsme comme source d'un avenir heureux

En d'autres termes, le patriote tend à se dissoudre dans un peuple supranational, auquel il décide de s'identifier. Les choix de ce type inclinent donc à l'archaïsme présenté comme… l'avenir, au nom de la célébration de valeurs supérieures — la spiritualité, la défense des humbles, le dépassement des intérêts personnels — anéanties par la modernité, représentée en particulier par la démocratie et le capitalisme.

Certains de ces choix ne sont pas réservés à la droite identitaire, réactionnaire et conservatrice, et peuvent se retrouver dans l'imaginaire de mouvements se définissant comme progressistes : certains groupes à la recherche d'un mode de vie alternatif, les tenants d'une spécificité culturelle plus ou moins menacée et qu'il importerait de protéger, les partisans d'une morale s'opposant au « narcissisme » induit par le capitalisme artiste, etc.

En Hongrie, cet appel à un retour vers un passé source d'avenir heureux est d'autant plus entendu qu'il semble proposé par deux partis concurrents. Leurs différences importent peut-être moins que leurs convergences : quand M. Orbán commande une chanson en hommage aux « martyrs de 1956 », c'est à un rocker, le compositeur et producteur Desmond Child, né américain de parents hongrois et récemment naturalisé. On a connu ce dernier plus affriolant, du temps où il composait pour les extravagants Alice Cooper ou Kiss, et non pour soulever le désir de « marcher main dans la main sur les traces de nos héros (10)  ». Mais le plus surprenant, c'est que le Fidesz, arc-bouté sur une conception de la famille autour du couple homme-femme, se compromet ici avec un militant homosexuel, marié à un homme.

Près de Budapest se déroule presque en même temps le festival de Sziget, adoubé par Pepsi et fêté comme le plus grand festival de rock européen. Ses tarifs sont prohibitifs. Les Hongrois n'y vont quasiment pas.

(1) Cf. Salomé Legrand, « “Violence romantique”, le rock hongrois qui aide “à résister contre Bruxelles” », Trans'Europe Extrêmes, 18 mai 2014.

(2) Lire G. M. Tamás, « Hongrie, laboratoire d'une nouvelle droite », Le Monde diplomatique, février 2012.

(3) « Viktor Orbán pourfend le libéralisme occidental », Courrier international, Paris, 1er août 2014.

(4) Les Huns ont précédé de plusieurs siècles les tribus magyares, venues de l'Oural. Conquérants redoutables, païens aux rites « barbares », Huns et Magyars ont vite été rapprochés dans l'imaginaire collectif.

(5) Cf. le site Kurultaj.hu

(6) Goy signifie « gentil, non juif » en yiddish.

(7) En Turquie, le panturquisme, revendiqué par les ultranationalistes héritiers des Loups gris, s'en réclame. Les leaders du pantouranisme jeune-turc avaient autrefois rejoint Mustafa Kemal Atatürk.

(8) Lire Corentin Léotard, « Une extrême droite qui n'exècre pas l'islam », et Jean-Yves Camus, « Extrêmes droites mutantes en Europe », Le Monde diplomatique, respectivement avril 2014 et mars 2014.

(9) Cf. la page Facebook du Jobbik.

(10) Joël Le Pavous, « L'hymne à la liberté commandé par Orbán se fait descendre en Hongrie », Rue89, 24 août 2016.

À Belleville, plus de mille « marcheuses »

jeu, 30/03/2017 - 17:31

Le plus grand conflit intercommunautaire chinois est survenu il y a un peu plus de dix ans, entre les Dongbei (Chinois du Nord-Est) et les Wenzhou (Chinois de l'Est). Les premiers, employés comme gardes d'enfants ou comme ouvriers dans les ateliers, se sentaient surexploités par les seconds, et ont vivement protesté. Depuis, les Wenzhou ne les recrutent plus. « Cela pousse les femmes vers la prostitution », constate la chercheuse Wang Simeng.

Tian Jing, jeune Pékinoise diplômée de l'Institut français de presse de l'université Panthéon-Assas, à Paris, évoque une rencontre avec une femme d'une quarantaine d'années au cours de son jogging. « Elle cherchait l'hôpital Saint-Louis. » Et elle s'est mise à raconter sa vie avec un débit de parole impressionnant : « Je suis nounou dans une famille wenzhou, si malfaisante. Je suis aujourd'hui malade, ils ont même refusé que j'aille chez le médecin. Une fois ma dette remboursée, je rentrerai en Chine. Vu ma situation, on m'a suggéré d'être “marcheuse”. »

Les « marcheuses », cette communauté délaissée par les Chinois de France, comptent environ 1 200 femmes, âgées en moyenne de 43 ans. Elles sont suivies par le Lotus Bus, un programme spécifique de Médecins du monde. Lors de son lancement, en 2002, moins de 200 femmes ont été reçues. Leur nombre a atteint un pic de 1 300 en 2015. « On voyait 300 femmes par soir, en moyenne. Mais, en 2016, on est tombé aux alentours de 200 », explique M. Tim Leicester, coordinateur du Lotus Bus. La loi de 2016 pénalisant les clients de la prostitution a poussé ces femmes à changer de mode de travail, soit en trouvant refuge sur Internet, soit en partant en province, dans des villes dont elles ne connaissent même pas le nom.

Si certains évoquent la colère des riverains contre elles, notamment à Belleville, Naël Marandin, réalisateur du film La Marcheuse (2015) et résident du quartier, s'inscrit en faux. « Un habitant a dit que lorsqu'il sort du métro, en rentrant chez lui, sur cent mètres, des femmes le regardent, et ça le dérange. Mais, de tout temps, dans l'espace public à Paris, les femmes ont subi le regard des hommes, commente-t-il à propos d'une réunion entre des riverains et des prostituées. Ce qui me gêne, c'est l'hypocrisie qu'il y a autour de cette question. » Beaucoup de Chinois estiment que ces femmes leur font perdre la face et se montrent très durs à leur égard. « Pourquoi des Chinois intimident-ils des Chinois ?, se demande Tian Jing. Pourquoi ne pas les aider, au contraire ? »

Mis à jour le 30 mars 2017.

Les Inrocks 2

jeu, 30/03/2017 - 15:03

L'hebdomadaire publie un hors-série sur l'auteur de mangas Taniguchi Jiro (Quartier lointain), mort en février. Outre des dessins et des planches, on y trouve une interview du mangaka faite en 2014, ainsi qu'une série d'articles sur les influences actuelles. (Hors-série, 7,90 euros. — Paris.)

http://www.lesinrocks.com

Accattone

jeu, 30/03/2017 - 15:01

Cette revue antimoderne et antiprogressiste placée sous le patronage de Pier Paolo Pasolini consacre son dernier numéro à Georges Bernanos et à la critique de la civilisation des machines qui, selon l'éditorial, « cherche à nous écraser par son génocide culturel ». (N° 4, parution irrégulière, 8 euros, sur commande sur le site. — Huningue.)

http://accattone.net

Nouvelle École

jeu, 30/03/2017 - 14:48

La bataille culturelle menée par la « nouvelle droite » ne vise pas seulement à annexer au conservatisme des idées glanées à gauche, mais aussi à dépoussiérer des figures de droite naguère infréquentables. Illustration avec le dernier numéro de cette revue dirigée par Alain de Benoist, consacré à Charles Maurras. (N° 66, annuel, 25 euros. — Lille.)

http://www.revue-elements.com/nouve...

The Politico

jeu, 30/03/2017 - 14:29

Le projet de Breitbart News, le site phare de la « droite alternative » américaine, pour conquérir la France et l'Europe ; une analyse des effets de la loi adoptée par M. Vladimir Poutine en 2013, qui criminalise les « insultes contre les sentiments des croyants ». (Vol. 3, n° 8, parution irrégulière, gratuit. — Washington, DC, États-Unis.)

http://www.politico.com

ContrePied

jeu, 30/03/2017 - 14:12

Le rapport des nouvelles générations à la topographie connaît un bouleversement grâce, notamment, à l'introduction de la course d'orientation dans les programmes du collège. Le dossier de l'organe du Syndicat national de l'éducation physique de l'enseignement public explore les nombreuses ressources de cette discipline. (Hors-série, n° 17, janvier, gratuit. — Paris.)

http://www.epsetsociete.fr/-Contrepied-

Les rapports de Berlin. André François-Poncet et le national-socialisme

jeu, 30/03/2017 - 13:50

De septembre 1931 à novembre 1938, l'ambassadeur de France à Berlin André François-Poncet, secondé par des collaborateurs compétents, fournit au Quai d'Orsay une bonne information sur la politique intérieure allemande. On en retiendra surtout la description de « l'établissement de la dictature » et de « la persécution des Juifs ». D'autres sujets, décisifs, manquent à l'appel : les relations entre Adolf Hitler et les siens, la Reichswehr et le grand capital, et la mission qui définit les vrais rapports de l'ambassadeur avec le national-socialisme : délégué du Comité des forges, il fut un pivot de la politique française d'apaisement, entre tractations financières initiales sur la Sarre et liquidation finale de l'allié tchécoslovaque. Les « rapports de Berlin » excluent les « erreurs de jugement » de celui qui ne fut pas « réticent à côtoyer les dignitaires du régime nazi », mais, l'auteur le note, « rencontra » souvent Hermann Göring, représentant gouvernemental de « l'aile dure » — ou fut-ce la douce ? — du national-socialisme et représentant, en fait, de la grande industrie de 1933 à mai 1945.

Fayard, Paris, 2016, 244 pages, 22 euros.

¡A Zaragoza o al charco ! Aragon, 1936-1938. Récits de protagonistes libertaires

jeu, 30/03/2017 - 13:50

Parallèlement à la réédition largement augmentée des Mémoires d'Antoine Gimenez sur la guerre d'Espagne, Les Fils de la nuit (Libertalia, 2016), les auteurs livrent ici leurs autres recherches : quatre témoignages recueillis auprès de militants de la CNT-FAI (alliance de la Confédération nationale du travail et de la Fédération anarchiste ibérique), aujourd'hui disparus, ou de leurs enfants. Celui de Juan Peñalver Fernández concerne également l'exil et le passage de relais d'une génération à l'autre dans la lutte antifranquiste. Fidèles à leur méthode, qui consiste à tenter d'« articuler les histoires particulières et l'analyse des questions collectives », les Giménologues livrent un très riche matériel documentaire, en particulier sur deux colonnes de la CNT qui combattaient en Aragon, ainsi que sur les collectivisations dans cette région. Ils complètent leur propos par des analyses sur les conditions de la mise en route du projet communiste libertaire en Aragon et sur la question controversée de la violence révolutionnaire, des années 1930 à nos jours.

Les Giménologues - L'Insomniaque, Lagarde-Montreuil, 2016, 448 pages, 20 euros.

Notes pour servir à l'histoire de la Commune de Paris

jeu, 30/03/2017 - 13:50

Mardi 23 mai 1871. La Commune de Paris agonise et Jules Andrieu, délégué aux services publics, borgne de naissance, ne peut s'enfuir avant d'avoir trouvé un œil de verre, « afin que j'en eusse deux comme tout le monde ». Cela fait, ce pédagogue rationaliste, qui donnait auparavant des cours du soir aux ouvriers, gagne Londres, rassemble et complète ses notes. Loin du lyrisme de la « défaite glorieuse » qui, faute de mieux, imprègne souvent les mémoires de communards, ses souvenirs nous plongent dans l'univers administratif d'une ville en révolution. Comment s'occupe-t-on des rues, de l'éclairage, des égouts, des cimetières ? Comment « répondre journellement aux nécessités journalières » quand toute routine s'évanouit ? Andrieu ne cache pas un certain agacement face aux décisions de la Commune : il eût fallu, dit-il, prendre d'emblée la Banque de France ; regrouper en masse des otages comme monnaie d'échange plutôt que d'en exécuter quelques-uns ; miner la capitale plutôt que l'incendier. « La Commune a été violente et faible. Elle devait être radicale et forte. »

Libertalia, Paris, 2016, 400 pages, 18 euros.

Les Fleurs bleues

jeu, 30/03/2017 - 13:50

Le dernier film (posthume) d'Andrzej Wajda, Powidoki (littéralement « images rémanentes », devenu Les Fleurs bleues...), est consacré aux dernières années de l'artiste Władysław Strzemiński (1893-1952), en butte à l'imposition du réalisme socialiste auquel il refuse de se plier. En effet, Strzemiński et sa femme Katarzyna Kobro, formés dans l'Union soviétique des années 1918-1924 auprès de Kazimir Malevitch et Vladimir Tatline, avaient fondé en Pologne, avant la guerre, un mouvement constructiviste dont les principes visaient à donner forme aux objets usuels, aux vêtements, à l'architecture, à la vie quotidienne, à partir d'une réflexion sur l'espace. Ce n'est cependant pas cette opposition-là que présente Wajda, mais celle entre l'artiste comme figure spirituelle, intériorisée, solitaire, et le pouvoir politique, qui finira par le priver de tout, jusqu'à ce que la tuberculose l'emporte. En greffant un discours narratif démonstratif sur une esthétique naturaliste, Wajda aboutit à la caricature que le surtitre de l'affiche française exprime bien : « Le peintre qui s'opposa à la dictature soviétique [sic] ». Car il n'est pas une image qui ne mette en scène cette « dictature » et cette « résistance », précisément comme dans les films à thèse du réalisme socialiste.

« Élitaire pour tous »

jeu, 30/03/2017 - 13:50

Construit en 1902, le théâtre municipal de Saint-Denis, renommé en 1960 théâtre Gérard-Philipe (TGP), fait figure de théâtre rouge par excellence — la municipalité est communiste depuis 1920 —, soucieux de mettre l'art à la portée du monde ouvrier et de la population de la ville. Michel Migette, lui-même natif de Saint-Denis, et son complice Étienne Labrunie racontent l'histoire du TGP, indissociable de celle de la décentralisation et du projet d'un « théâtre élitaire pour tous » cher à Jean Vilar (1). Photographies, témoignages, interviews, portraits : le livre va à la rencontre des créateurs d'hier et d'aujourd'hui, mais aussi des acteurs locaux pleinement impliqués dans la vie du TGP, où ils trouvent une sorte d'agora. Pour les directeurs qui s'y succèdent, la culture n'est pas un supplément d'âme, mais prend toute sa place au cœur d'un projet de société émancipateur. Aujourd'hui, Jean Bellorini dirige cette maison après Jacques Roussillon, José Valverde, René Gonzalez, Daniel Mesguich, Jean-Claude Fall, Stanislas Nordey, Alain Ollivier et Christophe Rauck. Tous défendaient un théâtre de création sur un territoire singulier, se battant pour obtenir des tutelles et du ministère de la culture les moyens de développer leur action auprès du public, en particulier de la jeunesse.

Parmi les auteurs en compagnonnage au TGP, on trouve Michel Simonot, rompu à la pédagogie de l'éducation populaire et fin observateur de la société, dont l'écriture se place en équilibre entre fil politique et veine poétique. Avec Delta Charlie Delta (DCD, code pour « décédé ») (2), il revient sur l'histoire traumatique de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés à Clichy-sous-Bois dans un transformateur où ils s'étaient réfugiés pour fuir la police, ce qui provoqua les révoltes de l'automne 2005 : « À partir de cette expérience, la question artistique fut pour moi, du point de vue de l'écriture, de savoir comment parler des révoltes. Quels mots mettre sur cet événement ? » Les mots seront ceux de Muhittin Altun, le troisième adolescent, qui a survécu à ses blessures, « le seul à posséder la parole sur 2005 ». Loin d'un « travail de journaliste à chaud », l'auteur emprunte un chemin artistique d'investigation où il cherche une « capacité de distance et de recul, de décalage et de décentrement » vis-à-vis des événements qu'il explore, depuis cette journée blême du 27 octobre 2005 jusqu'au dernier procès de 2015, où furent relaxés définitivement les policiers poursuivis pour non-assistance à personne en danger. La forme chorale du récit entremêle des faits datés et précis et des éléments de fiction, jouant librement avec divers registres de la langue. L'effet de souffle en est assez puissant pour interdire au lecteur toute indifférence.

Sur un autre territoire, moins rugueux, mais qui fut emblématique d'un renouvellement, il faut s'intéresser à l'expérience d'Ariane Mnouchkine, entamée en 1970 à la Cartoucherie de Vincennes, ancien dépôt d'armement abritant aujourd'hui cinq théâtres dans un écrin de verdure partagé avec des chevaux. L'Art du présent (3) offre seize entretiens avec la fondatrice du Théâtre du Soleil conduits par Fabienne Pascaud, critique dramatique de l'hebdomadaire Télérama, entre 2002 et 2004, puis complétés et actualisés. Le vaste champ de réflexion ainsi ouvert est fertile : sont évoqués et interrogés l'histoire du Soleil, le rôle des individus et du collectif, le rapport au public, mais aussi la technique théâtrale, la relation entre auteur et metteur en scène, entre la compagnie et l'actualité et le politique… Autant d'éléments qui permettent de mesurer l'ambition et la démesure de spectacles qui se fabriquent sur plusieurs années, avec des comédiens de toutes nationalités. Ceux-ci entrent au Soleil comme dans une utopie, partageant toutes les tâches de recherche et d'intendance, acceptant une égalité des salaires qui fait figure de vestige soixante-huitard. Femme de tête et femme de poigne, pionnière dans l'élaboration d'un tel lieu de création monumental, Mnouchkine symbolise l'engagement de toute une vie au cœur d'un théâtre populaire, éthique et politique, qui se nourrit des cultures du monde entier.

(1) Michel Migette, Théâtre Saint-Denis. TGP : 100 ans de création en banlieue, PSD - Au diable Vauvert, Saint-Denis - Vauvert, 2016, 364 pages, 30 euros.

(2) Michel Simonot, Delta Charlie Delta, Éditions Espace 34, Les Matelles, 2016, 120 pages, 16 euros.

(3) Ariane Mnouchkine, L'Art du présent. Entretiens avec Fabienne Pascaud, Actes Sud, coll. « Babel », Arles, 2016, 336 pages, 8,90 euros.

Cabotage juridique

jeu, 30/03/2017 - 13:50

« Pour la Commission, un maximum de pouvoir pour un minimum de contrôle. » C'est ainsi que le rapport annuel de la très orthodoxe Fondation Robert-Schuman décrit la procédure peu connue qui permet à l'exécutif bruxellois de légiférer en toute indépendance dans un nombre croissant de domaines : le recours aux actes délégués (1). À l'origine, il s'agissait, en cas de désaccord persistant entre le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne — qui regroupe les ministres des vingt-huit États membres —, d'accélérer l'adoption d'un texte en reportant les points litigieux à l'adoption ultérieure d'actes dits « délégués » par la Commission européenne. Mais le recours à cette procédure, qui devait rester exceptionnel, a connu un tel essor que deux tiers des normes européennes en sont aujourd'hui issues. Il en est ainsi par exemple de la résolution relative à la mise sur le marché et à la brevetabilité des semences et obtentions végétales. Elle prévoyait que la Commission fixe seule, à travers un acte délégué, la liste des semences soumises à certification obligatoire. Mais le contrôle des espèces placées sur le marché concerne l'environnement, l'alimentation et les rapports entre semenciers et agriculteurs…

Le rapport Schuman recommande donc que l'adoption des actes délégués associe désormais les Parlements nationaux. Alors que les critiques portant sur le « déficit démocratique » se font de plus en plus vives, il s'agit d'augmenter la légitimité d'actes qui ont des conséquences réelles sur le quotidien des populations.

La mise en œuvre du droit européen recèle elle aussi son lot d'ambiguïtés, voire d'entorses à l'État de droit. La transposition des directives en droit national souffre, selon le rapport Schuman, du « syndrome européen de Janus » : au moment de les faire valider dans leurs États respectifs, les gouvernements éprouvent des difficultés à appliquer des normes qu'ils ont pourtant approuvées à Bruxelles. Deux rapports, l'un de la Commission européenne (2), l'autre du Sénat français (3), jettent une lumière crue sur ces pratiques, par ailleurs inégalement répandues dans les vingt-huit États membres. En France, la mauvaise foi des ministres se traduit par exemple par l'inscription volontairement tardive des mesures de transposition à l'ordre du jour du Parlement, afin d'abréger un débat public gênant pour l'exécutif. Même volonté de procéder en catimini dans le recours au douteux stratagème des « cavaliers législatifs » : insertion discrète, dans un texte prêt à être voté, d'une mesure qui n'a pas de lien avec son contenu. Ce fut notamment le cas pour la directive sur les services postaux communautaires, que le gouvernement a transposée par un amendement inséré au détour d'un texte de loi en discussion relatif au développement durable du territoire… Ces arrangements valent à la France de figurer, avec l'Espagne, la Belgique, la Pologne et l'Italie, au rang des États membres qui enregistrent le taux de directives incorrectement transposées le plus élevé (0,8 %), soit neuf directives par an.

Or les transpositions incorrectes portent directement préjudice aux citoyens. Tout d'abord, ce sont eux, les contribuables, qui paient les amendes élevées pour non-application du droit européen. En 2008, la France s'est vu infliger une amende de 10 millions d'euros pour la transposition tardive de la directive relative à la dissémination volontaire d'organismes génétiquement modifiés (OGM).

De plus, ces pratiques quelque peu désinvoltes dégradent la qualité de la justice. En effet, les juges nationaux se retrouvent parfois face à des textes obscurs, ce qui les oblige à questionner la Cour de justice de l'Union sur leur sens. Ces questions dites « préjudicielles » peuvent allonger de plusieurs mois les délais de procédure, alors même que la France est régulièrement condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme pour violation du droit à un délai de procédure raisonnable.

(1) Thierry Chopin et Michel Foucher (sous la dir. de), L'État de l'Union. Rapport Schuman 2016 sur l'Europe, Lignes de repères, Paris, 2016, 308 pages, 109,90 euros.

(2) Commission européenne, « Rapport 2016 pour la France contenant un bilan approfondi sur la prévention et la correction des déséquilibres macroéconomiques » (PDF), Bruxelles, 2016.

(3) Sénat, commission des affaires européennes, « La non-application du droit de l'Union » (PDF), Actualités européennes, n° 36, Paris, 3 juin 2013.

Philosophie de la praxis. Marx, Lukács et l'école de Francfort

jeu, 30/03/2017 - 13:50

Élève de Herbert Marcuse et de Lucien Goldmann, Andrew Feenberg examine, dans ce remarquable ouvrage, le fil conducteur qui mène du jeune Karl Marx à l'école de Francfort, en passant par le Georg Lukács d'Histoire et conscience de classe (1923) : la philosophie de la praxis. Inspirés à la fois par l'esprit de révolte du romantisme et par le rationalisme hégélien, les « marxistes occidentaux » (un terme inventé par Maurice Merleau-Ponty, en opposition au marxisme soviétique) ont développé une critique radicale de la réification et de l'irrationalité capitalistes. Mais si, pour Marx et pour Lukács, la révolution est la seule réponse aux « exigences de la raison » de la philosophie classique allemande, l'école de Francfort se situe dans une période de réaction, où le sujet révolutionnaire collectif semble absent. Theodor Adorno et Max Horkheimer auront recours au concept lukacsien de réification pour esquisser une reformulation dialectique de la théorie marxiste, tout comme Marcuse, le seul à trouver des signes d'espoir dans la « nouvelle gauche » et dans les mouvements sociaux des années 1960-1970.

Lux, Montréal, coll. « Humanités », 2016, 544 pages, 22 euros.

Girls and Sex. Navigating the Complicated New Landscape

jeu, 30/03/2017 - 13:49

Interrogeant de livre en livre la condition féminine contemporaine aux États-Unis, la journaliste Peggy Orenstein enquête cette fois sur la sexualité des jeunes femmes, entre le lycée et la faculté. Mêlant ses entretiens avec soixante-dix d'entre elles à la restitution de multiples données chiffrées et travaux de recherche, elle dresse un paysage à la fois détaillé et nuancé. Avec empathie et perspicacité, elle passe en revue diverses questions : l'apprêtement du corps, la place de l'alcool, la sacralisation de la virginité et l'obsession de la « pureté », l'importance de la réputation, la prise de conscience de l'homosexualité, mais aussi l'influence des nouvelles technologies, de la pornographie et du showbiz — de Beyoncé à Miley Cyrus. Elle montre comment, même pour les plus « libérées », un rapport sexuel reste voué à la satisfaction du désir masculin. Et les récits glaçants qu'elle rapporte d'aventures d'un soir ayant tourné au viol sur les campus font voir d'un tout autre œil les politiques de « consentement explicite » mises en place dans de nombreux établissements, si souvent caricaturées et tournées en dérision en France.

Harper Collins, New York, 2016, 320 pages, 26,99 dollars.

Lire Debord

jeu, 30/03/2017 - 13:49

Issu d'un colloque tenu à la Bibliothèque nationale de France (BNF) en 2013, parallèlement à l'exposition « Guy Debord. Un art de la guerre », cet ouvrage permet d'abord de lire l'auteur de La Société du spectacle. On y trouve des inédits, principalement des notes de travail pour des projets de livres et de films, aboutis ou non, qui concernent aussi bien les luttes des années 1960-1970 en France et en Italie que la Fronde (XVIIe siècle), le cinéma ou la corruption du langage, mais aussi une courte scène de théâtre sur le « couple en milieu pro-situ » qui ne manque pas d'humour. Souvent, ces notes sont passionnantes et vont à la racine des choses. Ainsi, à propos de 1968, quand Debord remarque : « Si le prolétariat n'est pas révolutionnaire, vaine est notre espérance, vain notre jeu historique. » Ou lorsqu'il souligne que « jamais l'humanité n'a été réduite (…) à un hédonisme de pacotille aussi désespéré ». La seconde partie propose, en écho à ces inédits, une ou plusieurs contributions de lecteurs de l'œuvre de Debord et de ses archives. Quant à sa postérité, les études respectives de Laurent Jeanpierre et de Patrick Marcolini dessinent l'espace des interprétations et des controverses.

L'Échappée, Paris, 2016, 440 pages, 25 euros.

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