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Mon interview de Sarah Turine, l’échevine (maire adjointe) de Molenbeek-Saint-Jean, l’une des dix-neuf communes bruxelloise, est ici. Bonne lecture !
Excellente initiative des éditions La Volte: la réédition, en un seul volume, des trois magnifiques romans de science-fiction de Philippe Curval consacrés au «Marcom», le Marché commun du futur. Curval m’a demandé d’en écrire la préface, un honneur pour moi qui suis un fan de la première heure de l’un des meilleurs auteurs français du genre. La voici. J’espère qu’elle vous donnera envie d’acquérir cet ouvrage prémonitoire.
En ce début de XXIe siècle, le premier référendum organisé à l’échelle de l’Union européenne est sans appel : 80 % des citoyens ont approuvé la fermeture totale des frontières extérieures. Tous les étrangers non communautaires, y compris ceux qui ont acquis une nationalité de l’un des vingt-huit États membres depuis moins de deux générations, sont expulsés, puis « un réseau de défense automatisé d’une sophistication extrême » est mis en place. Ce rideau de fer, dont même les Soviétiques n’ont pu que rêver, coupe totalement l’Union du reste du monde : personne n’entre, personne ne sort, les échanges sont totalement interrompus. L’Union et ses 500 millions d’habitants sont désormais « un monde clos, secret, mystérieux, un grisé sur la carte de la Terre », un monde qui vit sur ses seules ressources.
Confrontée, depuis 2015, à une « invasion arabe », comme l’a qualifié le pape François, plus d’un million de personnes ayant gagné cette année-là le territoire européen, et au terrorisme islamique, travaillée par des partis populistes, fascistes et isolationnistes qui ont contaminé les vieux partis démocratiques, terrifiée par une mondialisation dont sa population vieillissante sent qu’elle ne sortira pas vainqueur, usée par une crise financière et économique qui n’en finit pas de finir, l’Europe a choisi de se replier sur elle-même, persuadée qu’elle s’en sortira mieux à l’abri d’un monde de plus en plus incertain.
Un petit scénario fiction qui n’est qu’un mauvais rêve. Pour l’instant. Car, il pourrait bien devenir réalité. Ce qui était inimaginable il y a encore quelques années semble, en effet, se réaliser sous nos yeux. La Hongrie, le pays qui a pourtant mis à bas, en 1989, le rideau de fer qui a séparé l’Europe en deux durant quarante ans, a donné le signal en érigeant en 2015 un mur à ses frontières extérieures avec la Serbie et la Croatie afin d’endiguer l’afflux de migrants et de réfugiés chassés par les guerres en Syrie, en Irak, en Afghanistan, au Soudan, par les dictatures africaines ou par la misère. Car l’Europe est un ilot de paix et de bien-être pour le reste de l’humanité. Tous les pays de la « ligne de front » ont ensuite suivi « l’exemple » hongrois, bâtissant à la hâte des murs défensifs, déployant armée et police pour stopper, à leur tour, cet afflux. Des contrôles ont été rétablis entre les pays de l’espace de libre circulation Schengen pour arrêter ceux qui auraient réussi à franchir les barbelés. Comble de l’ignominie, le Danemark a voté une loi permettant de saisir les maigres biens des réfugiés pour subvenir à leurs besoins, une loi que d’autres pays se préparent à adopter.
Il n’a fallu que quelques mois pour qu’une Europe affolée jette par-dessus bord ses valeurs les plus fondamentales, celles qui ont fondé le projet communautaire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : droit d’asile, libre circulation, protection des minorités. Même des gouvernements de gauche ont adopté une rhétorique xénophobe, voire raciste, que l’on croyait réservée à l’extrême droite. Quelques centaines de milliers de migrants et de réfugiés ont suffi pour que les peurs primitives face aux « grandes invasions » bouleversent le vieux continent et fassent resurgir les pulsions qui l’ont mené à sa perte dans les années 30.
Relire aujourd’hui les trois romans que Philippe Curval a consacrés au « Marcom » (le Marché commun) procure un vertige. Trois ans après le premier choc pétrolier de 1973, « Cette chère humanité » -suivi en 1979 par « Le dormeur s’éveillera-t-il ? » et, en 1983, par « En souvenir du futur », tous trois heureusement réédités aujourd’hui- a identifié les prémisses de la tentation du repli sur soi qui commençaient à fouailler nos sociétés usées, mal remises d’une guerre dévastatrice, travaillées par la peur et le rejet de l’autre, en l’occurrence l’Arabe (déjà), la crainte d’un monde où l’homme blanc chrétien ne dicterait plus la marche du monde. Rares sont les auteurs de science-fiction (citons notamment le Britannique J.G. Ballard) qui ont utilisé le potentiel de l’Europe en construction pour imaginer le monde du futur, sans doute parce que le genre est largement dominé par des auteurs anglo-saxons pour qui le vieux continent à son avenir derrière lui.
Philippe Curval a imaginé un Marcom xénophobe et réactionnaire coupé du monde, afin de protéger son économie de l’immigration et des influences extérieures. Même si la science-fiction n’a aucune fonction prédictive, elle se fonde sur des faits, des tendances, des idéologies connus à l’époque où l’auteur écrit son roman pour envisager des futurs possibles. Quarante ans après, les romans de Curval montre à quel point les passions de 2016 étaient déjà bien présentes comme le démontre chaque jour une actualité dramatique. Et, face à l’incertitude, les sociétés fragiles pensent toujours que la fermeture, une réponse simpliste à un problème complexe, est la solution la plus adéquate alors qu’elle est mortelle.
Certes, le « Marcom » imaginé par Curval est pré-chute du mur (1989) et pré-Union européenne (1992). En 1976, il était inimaginable que l’Union soviétique, ce nouvel « empire de mille ans », puisse s’effondrer sans crier gare et que l’Europe s’étendrait un jour jusqu’aux confins de l’ex-URSS. Ainsi, ce Marcom imaginaire ne compte que treize États, loin des vingt-huit actuels : en 1976, les membres de la Communauté économique européenne (CEE) n’étaient que neuf, auxquels l’auteur a ajouté l’Espagne et le Portugal –devenus effectivement membres en 1986-, l’Autriche -1995- et un treizième pays qui pourrait être la Suède ou la Finlande -1995 aussi-, cela n’est pas précisé. En revanche, la Grèce (adhésion en 1981), qui n’a pas de continuité territoriale avec la CEE, n’est pas dans le Marcom, car elle aurait compliqué son isolement. Ce qui est plutôt bien vu, un « Grexit » n’étant plus totalement écarté.
Mais pour le reste, le Marcom rappelle étrangement l’Union de 2016 : il est allergique aux non-Européens (les ressortissants des « Payvoïdes », anciens pays en voie de développement), vit dans son passé (avant, c’était forcément mieux) et est profondément individualiste. Il est dirigé par un « gouvernement secret » qui ressemble étrangement à la Commission, car dans le Marcom, on vote pour des idées, pas pour des hommes ou des femmes. Ce sont ensuite les adhérents du parti arrivé en tête qui choisissent les ministres, en l’occurrence, dans « Cette chère humanité », l’UDC, « l’union de défense du citoyen ». A l’époque, l’UDC suisse (Union démocratique du centre), isolationniste et xénophobe, n’existait pas encore…
Curval s’amuse à pousser jusqu’à l’absurdité une certaine furie normative communautaire. La bibliothèques des « textes sacrés du Marcom » est affriolante : « Traité des bordures de trottoirs dans les villes de moins de dix mille habitants des treize États du Marcom » et en sous-titre : « Minutes des 123 conférences de La Haye » ; « Règlements fédéraux pour le transport sous douane des escargots sans coquille » ; « Recueil des décrets portant sur l’organisation des commissions chargées d’organiser les commissions fédérales d’études » ; « Dictionnaires des mots interdits » : « Charte fédérale de définition des eaux polluées »… Tout est fait pour assurer le bonheur du citoyen. Même contre son gré : le port du casque et de combinaison protectrice pour les piétons est obligatoire et des inspecteurs sont même chargés de veiller au respect de l’hygiène corporelle… Le meilleur des mondes.
Dans ce monde parfait, mais vieillissant, on prolonge la vie par des greffes d’organes, mais aussi en ralentissant le temps. Chacun possède sa « cabine de temps ralentie » qui permet de vivre sept jours en un jour. Une vie centrée sur le culte du passé (le Marcom devient un musée), où le repli sur soi ne s’arrête pas aux frontières extérieures, mais gagne petit à petit chaque communauté puis chaque individu : la campagne est désertée, les villes sont devenues aveugles et muettes et les Marcom’s répugnent à quitter leur cabine de « temps ralentis » : « tous les Marcom’s vivent comme des chrysalides dans un cocon, sans jamais devenir chenilles, puis lépidoptères », écrit Curval. Pour l’auteur, l’espoir, ce sont les « Payvoïdes », « la face éclairée de l’humanité ». Tout est dit.
Face à l’énergie du reste de la planète, les vieux Européens, pourtant issus d’un melting pot qui n’a rien à envier à celui des États-Unis ou du Canada, ont pris peur et cette peur les a conduit inéluctablement à l’enfermement. Mais celui-ci ne peut conduire qu’à l’entropie, aucun mur n’ayant jamais empêcher l’effondrement d’une civilisation, celle-ci puisant sa force dans l’ouverture. L’Union de 2016 va-t-elle devenir le cauchemar marcomien décrit par Philippe Curval ? On ne peut totalement écarter le fait que des agents du « Centre de gestion temporel » (« En souvenir du futur ») sont à l’œuvre pour éviter qu’il se concrétise … Le pire n’est jamais sûr, même s’il est hélas souvent probable.