(lire la première partie) La
mesure active la plus ambitieuse mise en place par l'antenne parisienne [du KGB] pendant la présidence de de Gaulle fut la création, en 1961, d'une nouvelle agence de presse, le Centre d'Information Scientifique, Économique et Politique (CISEP), par le biais Pierre-Charles Pathé, un agent du KGB récemment recruté (nom de code PECHERIN, plus tard MASON). Ce journaliste, fils du magnat du cinéma qui avait fondé l'agence cinématographique Pathé, avait attiré l'attention du KGB quelques années auparavant après qu'il eut publié un ouvrage naïvement pro-soviétique :
Essai sur le Phénomène Soviétique :
Les cruautés de Staline ne sont qu'une maladie infantile. La victoire de l'Union Soviétique est celle d'une vision juste de la marche de l'Histoire. L'URSS, ce laboratoire d'idées nouvelles pour le développement le plus avancé de notre société, va dépasser le gigantisme des USA.De 1961 à 1967, le KGB paya Pathé 6000 francs par mois pour que son centre publie un bulletin hebdomadaire (nom de code OBZOR), qui était vendu sur abonnement mais aussi envoyé gratuitement aux faiseurs d'opinion du monde politique, journalistique et diplomatique.
Le but principal des
mesures actives mises en œuvre par les autres agents d'influence de l'antenne parisienne pendant les premières années de la Vème République, était de mettre à mal les relations franco-américaines, d'encourager un rapprochement franco-soviétique et d'éloigner la France de l'OTAN. Saar-Demichel rapportait des progrès sur les trois fronts. Son moment de gloire en tant qu'agent du KGB vint en mars 1965, à l'occasion d'une visite à Moscou lors de laquelle il devait négocier la vente du système SECAM français à la télévision soviétique. C'est là qu'il annonça à son officier traitant que De Gaulle souhaitait visiter l'URSS l'année suivante. De Gaulle, prétendait-il, n'attachait aucune importance aux différences idéologiques entre la France et l'URSS et lui avait dit que :
La Russie était et continuerait d'être une grande puissance en Europe. Les qualités remarquables du peuple russe demeuraient les mêmes malgré l'idéologie du gouvernement communiste, mais à l'heure actuelle l'idéologie communiste agissait comme un lien qui unissait cette vaste fédération multinationale. Toutefois, ce n'était pas des raisons idéologiques mais la raison d'état qui jouait le rôle principale.Au sujet de la réunification de l'Allemagne, à laquelle s'opposait résolument l'URSS, De Gaulle souhaitait la retarder le plus possible : "
Le plus tard sera le mieux". Le Centre [
NdT : QG du KGB], qui devait certainement exulter, transmit le message de Saar-Demichel au Comité Central.
Il est difficile de savoir si, comme le croyait le KGB, l'Elysée avait utilisé Saar-Demichel pour évaluer les intentions de Moscou quant à une visite d'état, ou bien si, connaissant les souhaits de De Gaulle, Saar-Demichel en avait pris l'initiative. Le Centre s'attribua la responsabilité de la décision de De Gaulle de prendre ses distances avec l'OTAN et de se rapprocher de l'URSS. En mars 1966, la France se retira du commandement intégré de l'OTAN. Trois mois plus tard, De Gaulle faisait une visite d'état triomphale en URSS. Le KGB avait en réalité eu peu d'influence sur ces deux décisions. Depuis que les USA et la GB avaient rejeté la demande qu'il avait formulé quelques années auparavant d'une direction tripartite de l'OTAN, De Gaulle s'était progressivement éloigné de l'organisation. Sa tentative d'utiliser l'URSS comme contre-poids à l'influence américaine en Europe remonte à la guerre, lorsqu'il se considérait comme le chef de la France Libre et que Churchill et Roosevelt refusaient de le traiter d'égal à égal. "
Ah Monsieur le Secrétaire Général", disait-il à Brezhnev lors de sa visite à Moscou, "
comme nous sommes heureux de vous avoir pour résister aux pressions américaines, de la même manière que nous sommes heureux d'avoir les USA pour résister aux pressions de l'URSS ! " Même si, contrairement aux fanfaronnades du Centre, les mesures actives ne déterminèrent pas la politique étrangère de De Gaulle, elles jouèrent au moins un rôle mineur en renforçant la conviction que l'URSS était une grande puissance traditionnelle sous un vernis communiste de plus en plus fin. Le rapport de De Gaulle à son cabinet rédigé après sa visite confirme les dires de Saar-Demichel. L'Union Soviétique, déclarait De Gaulle, évoluait de "
l'idéologie vers la technocratie" :
Je n'ai parlé à personne qui m'ait dit "Je suis un militant communiste ou un leader du parti" .... Si l'on met de côté leurs déclarations de propagande, ils mènent une politique étrangère pacifique".Les mesures actives du KGB ont eu une plus grande influence, sans pour autant être décisives, sur l'évolution de l'opinion publique française. Selon des enquêtes d'opinion réalisées après la visite d'état de DeGaulle, 35% des Français avaient une opinion favorable de l'URSS (contre 25% deux ans auparavant) alors que seulement 13% lui étaient hostiles. Le pourcentage d'opinions favorables aux USA passait de 52% en 1964 à 22% au début de l'année 1967, principalement à cause de la guerre du Vietnam.
Après les succès apparents des premières années, l'antenne parisienne ne voyait plus l'intérêt de continuer à subventionner le CISEP de Pathé, dans lequel il avait dépensé 436.000 francs depuis 1961. Le centre ferma et son bulletin cessa d'être publié. Pathé continua toutefois de travailler comme agent d'influence, en écrivant régulièrement des articles dans les journaux nationaux sous le pseudonyme de "Charles Morand". De janvier 1967 à juin 1979, il reçut un total de 218.400 francs en salaire, plus 68.423 francs en bonus divers. En 1969 Pathé était l'un des organisateurs du Mouvement pour l'Indépendance de l'Europe, parti de sensibilité gaulliste, que le Centre considérait comme un moyen potentiel pour déstabiliser l'OTAN.
La pénétration des services secrets français par le KGB continua pendant les années 60. Les notes de Mitrokhine rapportent qu'au moins quatre officiers du renseignement français et un ancien directeur de la Sûreté Générale étaient des agents actifs du KGB entre 1963 et 1966, mais elles apportent peu de détails. Dans les années qui suivirent la démission de De Gaulle, la qualité, mais pas la quantité, des recrues françaises du KGB semble avoir diminué. Le nombre d'agents contrôlés par l'antenne parisienne passa de 48 en 1971 à 55 en 1974 ; en 1974 l'antenne avait aussi 17 contacts confidentiels. Toutefois les archives Mitrokhine ne contiennent aucune indication que les agents de 1974 étaient des fonctionnaires ou des officiers de renseignement. Le KGB perdit aussi les services de DROM un de ses deux agents au sein du Parti Socialiste. En 1973, on lui avait donné une somme d'argent substantielle pour lui permettre de rembourser ses dettes. Peu de temps après, on rapporta que DROM était en contact avec la DST.
La meilleure indication de la solidité du réseau d'agents français du KGB au milieu des années 70, est une liste de 13 "agents de valeur" contrôlés par l'antenne de Paris, qui, avec l'accord d'Andropov lui-même, reçurent des cadeaux de Noël substantiels en 1973, 74 et 75. A chaque fois JOUR reçut un bonus de 4000 francs, ANDRE, BROK et FYODOR 3000 ; ARGUS, DRAGUN, DZHELIB et LAURENT 2000 ; NANT et REM 1500 ; BUKINIST, MARS et TUR 1000. On doit noter que la liste ne compte pas l'agent de renseignement scientifique et technique le plus important pour l'antenne : ALAN, qui lui était payé selon un système de bonus différent (il en était peut-être de même pour tous les agents de Ligne X [
NdT : officiers de renseignement chargés de recueillir les renseignements scientifiques et techniques]). Deuxièmement, trois des agents qui reçurent un bonus pour Noël étaient des officiels étrangers stationnés à Paris et qui fournissaient des renseignements principalement sur des sujets ne concernant pas la France. DZHELIB était un membre d'une Ambassade d'un pays asiatique, il fournissait des codes et des documents confidentiels ; REM était un Canadien qui travaillait au QG de l'UNESCO à Paris et qui servait d'agent recruteur ; BUKINIST travaillait dans une ambassade d'un pays du Moyen-Orient. Les 11 recrues françaises récompensées lors du Nouvel An entre 1973 et 75 donnent une idée très précise de la perception qu'avait le Centre et son antenne parisienne de leurs agents français.
L'agent français le mieux considéré au milieu des années 70 était aussi celui qui travaillait pour le KGB depuis le plus longtemps : JOUR, qui travaillait au Quai d'Orsay comme chiffreur, et qui avait été recruté 30 ans plus tôt. C'est lui qui recevait les bonus les plus importants. Entre 1968 et 1973, il fournit des renseignements sur les machines de chiffrement de l'ambassade de France à Moscou et du QG de l'OTAN, qui permirent probablement à la Sixième Direction (SIGINT) de décrypter une bonne partie des câbles diplomatiques. En 1973, JOUR fut muté dans une ambassade de France dans un pays étranger, où le contact était conservé grâce au système de
boîte aux lettres morte. Les renseignements fournis par JOUR ont probablement servi à mettre sur écoute les nouveaux téléscripteurs installés à l'Ambassade de France à Moscou entre octobre 1976 et février 1977. Curieusement, ces téléscripteurs avaient été laissés sans surveillance pendant 48 heures durant leur transport par rail vers Moscou. C'est à ce moment que des micros y furent placés secrètement, ils permirent au KGB de déchiffrer tous les messages reçus et émis par l'Ambassade pendant plus de six ans. Le chef de l'opération, Igor Vasilyevich Vaslov, fut décoré de l'Ordre de Lénine et promu à la tête de la Sixième Direction.
Jusqu'en 1983, grâce à JOUR et à Maslov, le Centre eut de bien meilleures informations sur la politique étrangère de la France vis-à-vis de l'URSS que n'importe quel allié de la France au sein de l'OTAN. JOUR continua à chercher des recrues potentielles parmi les autres chiffreurs et le personnel du Ministère des Affaires Étrangères. En 1978-79, il approcha "L" (identifié seulement comme faisant partie des "collaborateurs" du ministre), il obtint son adresse personnelle, fit une vérification de ses antécédents et facilita son recrutement par un officier traitant de l'antenne parisienne. Entre 1978 et 1982, six agents de chiffrement du Quai d'Orsay étaient en phase de recrutement active par le KGB.
La majorité des agents français les mieux notés au milieu des années 1970 (six de ceux qui reçurent des primes du Nouvel An entre 73 et 75 : ANDRE, BROK, ARGUS, NANT, MARS et TUR) étaient des journalistes ou travaillaient dans le monde de la presse. Cela indique clairement que, quelle qu'ait été l'efficacité des campagnes de désinformation du KGB contre ses cibles françaises, le Centre considérait que les mesures actives étaient l'une des forces principales de l'antenne parisienne. Parmi les trois autres principaux agents, FYODOR occupait une position importante au sein d'un institut de politique étrangère et fournissait des documents sur les USA, l'OTAN et la Chine. LAURENT était scientifique dans un centre de recherche aéronautique de l'OTAN ; DRAGUN était homme d'affaire et agent de recrutement. LAURENT et DRAGUN étaient probablement des agents de la Ligne X. Pathé (MASON), qui était l'un des principaux agents d'influence des années 60, vit son influence diminuer au cours de la décennie 70. Selon les fichiers du KGB, ANDRE, un journaliste de renom, comptait parmi les familiers du Président Pompidou, qui avait succédé à De Gaulle en 1969, ainsi que de ses principaux ministres, tels Pierre Mesmer, qui devint Premier Ministre en 1972, et Maurice Schumann, le Ministre des Affaires Etrangères. Des rapports de l'antenne parisienne montrent qu'ANDRE avait l'habitude de transmettre au bureau de Pompidou des "informations biaisées", visant à exciter la défiance du Président vis-à-vis des USA. Comme dans toute opération d'influence, il est difficile d'évaluer son efficacité. Étant donné qu'ANDRE avait accès aux plus hauts niveaux de l'administration Pompidou, il est difficile de croire qu'il était tout bonnement ignoré. Il est tout aussi difficile d'imaginer qu'il ait eu autre chose qu'une influence marginale sur la politique étrangère de la France. Le Centre surévalue dans ses rapports au Comité Central, l'importance qu'il a eu dans la création de tensions au sein de l'Alliance Atlantique.
Les limites de l'influence des mesures actives du KGB sur la politique française furent mises en évidence à l'occasion de l'échec de l'opération LA MANCHE (de nom de la mer), qui visait à créer des tensions entre Pompidou et Edward Heath, le Premier Ministre britannique afin de persuader le président de maintenir le veto de DeGaulle sur l'entrée de la GB dans la Communauté Européenne.
Bien que le journaliste ARGUS n'ait semble-t-il pas eu de contact direct avec Pompidou, il était en revanche plus proche de Messmer qu'ANDRE. Selon les rapports de l'antenne de Paris, il avait régulièrement des entretiens avec le Premier Ministre pendant la campagne de mars 1973 et continua de la conseiller par la suite. Le but principal de la désinformation du KGB véhiculée par l'intermédiaire d'ARGUS, était de mettre à mal la coalition menée par les Gaullistes en semant la discorde entre eux et leurs alliés. ARGUS raconta à Messmer que Michel Poniatowski, le secrétaire général des Républicains Indépendants et le Réformiste Jean-Jacques Servan-Schreiber conspiraient afin de saper la position des candidats gaullistes. Suivant les instructions du KGB, ARGUS répandit la même désinformation dans la presse. Une autre mesure active mise au point par le Service A afin de nuire aux candidats "atlantistes" consistait à diffuser de faux rapports prétendant que la campagne électorale de Servan-Schreiber et du Chrétien-Démocrate Jean Lecanuet était financée par des fonds américains. Dans la circonscription de Servan-Schreiber en Meurthe-et-Moselle, les notables locaux reçurent des lettres anonymes venant d'un fantasmatique groupe néo-nazi en RFA qui appelait tous ceux qui avaient "du sang allemand qui coulait dans leurs veines" à voter pour Serban-Schreiber. Même si de telles opérations étaient en mesure d'impressionner le Centre, on peut imaginer qu'elles n'eurent aucun effet significatif sur les électeurs français. Bien que la gauche eût obtenu de meilleurs résultats à cette élection, la coalition gaulliste conserva une majorité confortable à l'Assemblée.
Après avoir grandement exagéré ses succès en 1973, le Centre avait confiance en ses capacités à influencer le résultat de l'élection présidentielle de 1974. Il informa le Comité Central que le leader socialiste François Mitterrand, candidat des principaux partis de gauche, avait une réelle chance de victoire et monta une importante campagne de mesures actives contre son principal adversaire : Valéry Giscard d'Estaing (nom de code KROT (taupe)). En une semaine pendant la campagne, 10 officiers de l'antenne parisienne menèrent 56 soit-disant "mesures opérationnelles notables".
BROK, un journaliste au carnet d'adresse bien rempli, qui était aussi l'un des agents les mieux notés et les plus anciens de l'antenne parisienne, tint une place prépondérante dans les mesures actives dirigées contre Giscard. Recruté à l'origine comme agent idéologique en 1946, BROK avait commencé à travailler pour de l'argent en complément de son salaire de journaliste afin de s'acheter un appartement à Paris. Au milieu des années 70, il était payé 100.000 francs par an. Durant sa carrière au service du KGB, BROK connut 10 officiers traitants différents, il bénéficiait de la plus haute considération de la part des responsables du KGB, aussi avait-il le privilège de rencontrer régulièrement des cadres du
Cinquième Département du PGU, dont les activités s'étendaient en France. Pendant la campagne électorale précédant l'élection présidentielle de 1974, le KGB fournit à BROK, à la demande d'Andropov lui-même, la copie d'un faux document secret qui comportait des indications soit-disant données par les Américains à Giscard pour battre Miterrand et Chaban-Delmas, le rival gaulliste malheureux de Giscard éliminé lors du premier tour. On montra le faux document à Chaban et à d'autres afin de rendre la collaboration au second tour entre lui et Giscard plus difficile.
La seule autre opération décrite dans les notes de Mitrokhine et visant à discréditer Giscard pendant la campagne électorale de 74, est une mesure active des plus bizarres, et qui reflète l'obsession des nombreux théoriciens du complot au KGB pour les intrigues sionistes. Le Centre croyait qu'un puissant lobby juif manipulait en coulisse le processus politique en France, aux USA et ailleurs. Le KGB décida d'exploiter le meurtre d'une proche de Giscard en octobre 1973 afin de monter une opération extraordinaire visant à l'impliquer avec le lobby juif. Le Service A concocta un faux document soit-disant distribué par un fantasmatique groupe français pro-israélien, qui affirmait qu'elle avait été tuée par les Sionistes afin de venger la participation de Giscard à la mise en examen de financiers juifs lorsqu'il était Ministre des Finances quelques années auparavant. Le Centre était extrêmement fier de cette opération absurde. Au second tour de l'élection, Giscard battit Mitterrand de moins de 2%. Il n'y a aucune preuve que les mesures actives du KGB aient eu la moindre influence sur le résultat.
(A suivre ...)Traduit de l'anglais par mes soins. The Mitrokhin Archive: The KGB in Europe and the WestChristopher M. Andrew, Vasili Mitrokhin Allen Lane, 1999 - (pp 606 - 612)Relire :
Dans les années 60-70, les services secrets et l'armée française étaient devenus de vraies passoires. Les services secrets russes ont recréé une version contemporaine du Komintern, pour coordonner les agents de désinformation locaux qu'ils ont implantés dans chaque pays européen. Faux-diplomates, pseudo-journalistes, barbouzes : l'offensive des espions de Poutine en France