Vous êtes ici

Le Monde Diplomatique

S'abonner à flux Le Monde Diplomatique
Mensuel critique d'informations et d'analyses
Mis à jour : il y a 2 semaines 1 jour

L'engagement trahi

mer, 29/03/2017 - 16:41
Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/

«  (…) L'Europe s'est affaiblie à mesure qu'elle s'éloignait des peuples, qu'elle ne répondait plus à leur attente, qu'elle était perçue comme impuissante face aux forces du marché, obsédée même par la dérégulation, incapable de résister à la mondialisation libérale. (…) C'est cette Europe que je ne veux plus. C'est cette Europe que je veux réorienter. (…)

« Il n'y aura pas de réussite, il n'y aura pas de retour à l'équilibre si le traité n'est qu'un traité budgétaire, c'est-à-dire n'est qu'un traité de disciplines, de sanctions qui deviendront vite des austérités pour tous les peuples. C'est pourquoi j'ai affirmé à plusieurs reprises, et je le fais encore aujourd'hui solennellement, que je renégocierais le traité budgétaire, non pas simplement pour la France, mais pour l'Europe tout entière. (…)

« Même certains gouvernements conservateurs expliquent déjà, après avoir apposé leur signature, que ce pacte est intenable, et demandent déjà de le revoir pour ce qui concerne les objectifs assignés à leur pays. Voyez l'Espagne, voyez les Pays-Bas, et bientôt d'autres ! J'en sais aussi qui ne disent rien pour le moment et, quoique conservateurs, espèrent notre victoire pour renégocier le pacte budgétaire. (…)

« Le traité est signé, il n'est pas ratifié, il y a donc un espace de négociation.

« J'ai donc demandé un mandat au peuple français. S'il fait le choix de me porter à la présidence de la République, j'aurai alors le devoir, l'obligation de renégocier ce traité parce que le peuple français en aura souverainement décidé. Ma détermination sera entière. (…) Il ne s'agit pas seulement d'un choix personnel. Je sais aussi que la nouvelle Assemblée nationale que le peuple français aura à choisir au lendemain de l'élection présidentielle et le Sénat ne ratifieront pas en l'état le traité s'il ne fait pas l'objet d'une renégociation sérieuse. (…)

« Je ne suis pas seul parce qu'il y a le mouvement progressiste en Europe. Je ne serai pas seul parce qu'il aura le vote du peuple français qui me donnera mandat. (…) Je ne serai pas seul parce que je respecterai mes partenaires, parce qu'ils n'ignoreront rien de ce qu'est ma volonté. Et, en même temps, je ne tiendrai pas deux langages, un langage à Bruxelles et un langage à Paris. »

Discours de M. François Hollande dans le cadre de la rencontre européenne « Renaissance pour l'Europe », Cirque d'hiver, Paris, 12 mars 2012.

Au Mexique, « modernisateurs » d'hier et d'aujourd'hui

mer, 29/03/2017 - 13:07

Au cimetière du Montparnasse, à Paris, près de la tombe du général Porfirio Díaz (1), repose Joseph Yves Limantour, ancien secrétaire au Trésor mexicain, qui a occupé l'un des plus grands bureaux du Palais national. Cette figure de proue des científicos (les « scientifiques »), courant positiviste inspiré d'Auguste Comte qui souhaitait instaurer au Mexique « ordre et progrès », a appliqué la doctrine ricardienne du libre-échange en attirant dans les secteurs minier et ferroviaire des vagues d'investissements directs provenant de l'étranger. Ce faisant, les científicos ont transformé le Mexique en plate-forme d'exportation pendant le boom des matières premières de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Leur foi en un marché idéalisé (similaire à celui que promeut l'idéologie économique anglo-saxonne dominante) ne connaissait pas de limites : trente millions d'hectares de terres fédérales appartenant à des particuliers et à l'Église ont été transférés à 835 familles propriétaires de latifundios, qui détenaient 95 % des terres arables juste avant la Révolution. Les exportations ont bondi de 600 % entre 1877 et 1911, mais les bénéfices n'ont profité qu'aux élites.

Au début de la révolution mexicaine, 78 % des personnes de plus de 10 ans sont illettrées, 95 % des terres communautaires des populations indigènes ont été confisquées, l'espérance de vie ne dépasse pas les 30 ans et les revenus minimums réels sont inférieurs à leur niveau de 1879. Les deux tiers de la main-d'œuvretravaillent dans le secteur agricole, pour beaucoup avec le statut de « salarié », mais pris dans un système infernal d'endettement et d'asservissement (2).

Une fois passées les ondes de choc de la Révolution, à partir des années 1930, les politiques nationales industrielles se focalisent sur le marché national afin de construire le système de production mexicain. Entre 1940 et 1980, le revenu par habitant double tous les vingt ans, et le produit intérieur brut (PIB) réel croît d'environ 6 % par an.

Les efforts de promotion de l'industrie nationale ralentissent au milieu des années 1970 : il semble alors plus rentable de tirer profit de l'exploitation des énormes réserves de pétrole offshore du pays. À partir de 1980, l'effondrement du marché pétrolier et l'avènement du monétarisme dopent les taux d'intérêt du système financier mexicain au moment même où la croissance devient de plus en plus dépendante d'emprunts étranger. La crise éclate en 1982-1983 ; ses répercussions se feront sentir jusqu'en 1987.

Entre 1982 et 1988, un jeune groupe de neocientíficos (« nouveaux scientifiques ») emmené par MM. Carlos Salinas — secrétaire au budget qui deviendra président de 1988 à 1994 — et Pedro Aspe — secrétaire au budget puis ministre de l'économie de M. Salinas entre 1988 et 1994 — engage une lutte de longue haleine contre tous ceux qui cherchent à rétablir les politiques de promotion industrielle (3). Ils considèrent en effet l'industrialisation et la promotion de la capacité scientifique nationale comme les deux piliers du positivisme dont il faut désormais se débarrasser. À leurs yeux, il suffit de s'en remettre aux préceptes du consensus de Washington (4) pour que le Mexique accède au statut de « pays développé ».

Le pays paie aujourd'hui le prix de cette gageure.

(1) Dictateur au pouvoir, presque sans discontinuer, de 1876 à 1911.

(2) Les informations et analyses présentées dans ce paragraphe proviennent des ouvrages suivants : Luis Betrola et José Antonio Ocampo, The Economic Development of Latin America since Independence, Oxford University Press, 2012 ;Susan Gauss, Made in Mexico.Regions, Nation, and the State in the Rise of Mexican Industrialism, 1920s-1940s, Penn State University Press, 2011 ; Juan Carlos Moreno-Brid et Jaime Ros, Development and Growth in the Mexican Economy : A Historical Perspective, Oxford University Press, 2009. Barbarous Mexico, de John Kenneth Turner (University of Texas Press, 1910), reste l'analyse de référence du « miracle économique » de Porfirio Díaz.

(3) La meilleure synthèse de ce débat crucial se trouve dans le livre de Rolando Cordera et Carlos Tello, México, la disputa por la nación : perspectivas y opciones del desarrollo, Siglo XXI, 1981.

(4) Lire « Les dix commandements du consensus de Washington », dans « Altermondialistes de tous les pays », Manière de voir, no 75, juin-juillet 2004.

La Sécurité sociale, une assistance ou un droit ?

mer, 29/03/2017 - 10:49
Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/

Alors que la campagne électorale française semble aujourd'hui sombrer toujours davantage, elle avait commencé avec une plaisanterie (involontaire) du candidat Les Républicains (LR) autour d'une histoire de rhume — le gros et le petit. Si M. François Fillon devenait président, le premier serait remboursé par la Sécurité sociale, l'autre pas… sauf « si ça tourne mal », tentait alors d'expliquer un de ses proches, M. Jérôme Chartier (1). Il entendait illustrer par là la réforme radicale imaginée par son poulain : seuls les gros risques seraient désormais assurés. Les autres se verraient plus ou moins pris en charge par les complémentaires santé. Comme quoi l'ex-président-directeur général de l'assureur Axa, M. Henri de Castries, n'était pas conseiller du candidat pour rien.

La pantalonnade du petit et du gros rhume et la brutalité de la mesure ont eu raison de cette proposition, vite remisée dans les cartons. Du moins officiellement. Les Français sont trop massivement attachés à la Sécurité sociale pour qu'on puisse la casser ouvertement. Mais soyons au moins reconnaissant à M. Fillon d'avoir porté le sujet sur le devant de la scène électorale. Deux connaisseurs de la santé s'en sont emparés au vol : M. Martin Hirsch, directeur général de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), et M. Didier Tabuteau, responsable de la chaire santé à Sciences Po. Dans une tribune retentissante, ils ont réclamé une prise en charge des soins à 100 %, ainsi qu'une fusion de la Sécurité sociale et des complémentaires santé (Le Monde, 14 janvier 2017).

L'idée n'est pas totalement nouvelle. En 2012, M. André Grimaldi, chef du service de diabétologie à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, Frédéric Pierru, sociologue et politiste à Sciences Po, et M. Laurent Sédel, chirurgien hospitalier, expliquaient dans Le Monde diplomatique : « On peut, à terme, envisager la suppression complète des assurances-maladie complémentaires, avec un taux de prise en charge publique de 100 % (2). » Depuis, les difficultés se sont tellement accumulées que tous reconnaissent l'urgence de changer de braquet. Deux candidats préconisent cette solution : M. Jean-Luc Mélenchon, de la France insoumise — avec des nuances dans la mise en œuvre —, et M. Philippe Poutou, du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) — sans détailler le processus (lire « L'assurance-maladie universelle en questions »).

Actuellement, les remboursements se font en deux étapes. La demande est d'abord envoyée à la Sécurité sociale, qui prend en charge 90 % des dépenses pour les malades atteints d'affections longue durée (ALD), mais moins de 50 % du tarif des visites chez le médecin (généraliste ou spécialiste) ou de l'achat de médicaments, un tiers environ des soins dentaires et pratiquement rien pour les lunettes. Le dossier part ensuite chez les complémentaires santé (mutuelles, instituts de prévoyance et assureurs privés), qui remboursent en fonction des contrats souscrits. Le reliquat est à la charge des patients ; cela représente 16 % pour les médicaments, par exemple.

Ce système, à bout de souffle, conduit entre 21 et 36 % des Français à renoncer aux soins pour des raisons financières (3). Derrière ces statistiques, il y a des enfants sans lunettes alors qu'ils en auraient besoin (ce qui entraîne parfois un retard scolaire) ; des dents qu'on arrache au lieu de les soigner ; des bronchites négligées qui dégénèrent, des personnes âgées qui s'isolent de plus en plus faute d'appareil auditif ... On sait que les renoncements d'aujourd'hui font les grosses pathologies de demain, et donc des frais supplémentaires pour la Sécurité sociale. Pour couronner le tout, ce mauvais niveau de remboursement provoque l'engorgement des services d'urgence des hôpitaux, où, jusqu'à nouvel ordre, on ne réclame pas de carte bleue avant de soigner.

Cela n'empêche ni M. Fillon ni M. Emmanuel Macron (En marche !) de prévoir une baisse des dépenses de l'assurance-maladie : 20 milliards d'euros d'économies en cinq ans pour le premier (4) ; 15 milliards pour le second. « On ne peut avoir des dépenses de santé qui augmentent trois fois plus vite que la création de richesses », professe M. Macron (5), pourtant guère gêné de voir les distributions de dividendes augmenter, elles, dix fois plus que les richesses produites. Mme Marine Le Pen (Front national) se prononce elle aussi pour une « rationalisation des dépenses », sans avancer de montant. Comme M. Fillon, elle mise sur la suppression de l'aide médicale d'État, qui permet aux étrangers sans papiers de se soigner. Sans préciser s'il faudra les laisser mourir sur place…

Voilà trente ans que les gouvernements (de droite comme socialistes) appellent à la baisse des dépenses, et trente ans qu'elles continuent d'augmenter. Et pour cause : la natalité se maintient à un bon niveau, la population augmente, on vit plus longtemps, la médecine avance. Un malade du HIV-sida mourait rapidement il y a vingt ans ; il vit aujourd'hui grâce à la trithérapie. Évidemment, cela coûte plus cher… Faut-il le regretter ?

Selon que vous serez riche ou pauvre, salarié ou retraité…

Ce que veulent nombre de candidats, en réalité, c'est réduire les dépenses socialisées dans le cadre de la Sécurité sociale et accroître celles qui dépendent des contrats (individuels ou collectifs) négociés avec les complémentaires santé. M. Benoît Hamon (Parti socialiste), qui a visiblement un certain génie pour détourner ce magnifique qualificatif qu'est « universel (6) », appelle cela la « Sécurité sociale universelle ». Il s'agit, pour lui, de faciliter « l'accès des complémentaires santé à tous, indépendamment du statut (…), fonctionnaires, retraités, étudiants et chômeurs longue durée (7) ». Le candidat socialiste prolonge ainsi la fameuse loi dite de « sécurisation de l'emploi », tirée de l'Accord national interprofessionnel (ANI) signé en 2013 par le patronat et les syndicats — à l'exception de la Confédération générale du travail (CGT) et de Force ouvrière (FO) —, qui a, entre autres, rendu les complémentaires obligatoires dans toutes les entreprises. C'est aussi sur elles que comptent MM. Fillon et Macron pour le remboursement intégral des soins dentaires ou auditifs et des lunettes, d'ici à 2017 pour le premier, 2022 pour le second.

Un choix coûteux

Or ce basculement de la protection sociale vers les complémentaires n'est neutre ni idéologiquement, ni médicalement, ni socialement, ni même économiquement. En effet, sur 100 euros de cotisations reçues par les complémentaires, 15 à 19 % partent en frais de gestion (et de publicité) (8), contre 4 à 5 % pour la Sécurité sociale. Aucune « rationalité économique » ne justifie donc que l'on préfère l'une à l'autre. Au contraire : un guichet public unique qui rembourserait tout « permettrait de gagner 7 milliards d'euros », précise M. Noam Ambrourousi, spécialiste de la santé et conseiller de M. Mélenchon. Pour en mesurer l'importance, il faut se rappeler que le fameux « trou » de la Sécurité sociale s'élève à 4,7 milliards d'euros. Au passage, cela simplifierait la vie de tout le monde : des médecins, qui pourraient appliquer le tiers-payant sans problème, et des malades, qui n'auraient rien à débourser lors de leur visite.

Socialement, les complémentaires s'avèrent également plus inégalitaires. Certes, 95 % de la population en dispose désormais. Mais le nombre ne fait pas grand chose à l'affaire, car, à la différence des cotisations sociales, les primes à payer varient en fonction de l'âge, de la situation de famille, du statut (retraité, auto-entrepreneur, salarié…), tandis que les prestations dépendent du type de contrat. Tout le monde n'est pas logé à la même enseigne.

Les contrats collectifs négociés dans les entreprises, grandes et moyennes, sont pour partie pris en charge par celles-ci ; ils coûtent moins cher et offrent une bonne couverture — dite A ou B, sur une échelle qui va jusqu'à E — pour les deux tiers des personnes couvertes. Mais cela ne concerne que 16 % des contrats. Les souscriptions individuelles sont de loin les plus nombreuses — plus de la moitié (54 %) des contrats —, et sont nettement moins avantageuses : seuls 9 % des souscripteurs peuvent s'offrir des primes apportant une couverture A ou B, et près de la moitié doivent se contenter de contrats bas de gamme (D ou E). Autrement dit, pour les complémentaires, plus vous pouvez verser, plus vous êtes remboursé, alors qu'avec la Sécurité sociale chacun paie selon de son revenu et reçoit selon ses besoins. N'est-ce pas la définition même de l'universalisme ?

Un droit pour tous ou une assistance pour quelques-uns ?

Ce double étage de la protection sociale (Sécurité sociale et mutuelle) existe depuis la naissance de la « Sécu », en 1945. À l'origine, le Conseil national de la Résistance (CNR) se proposait d'instaurer, indépendamment de la situation professionnelle, « un plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d'existence dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec une gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l'État ».

Le ministre communiste Ambroise Croizat et le haut fonctionnaire gaulliste Pierre Laroque, fondateurs de l'organisme public, ont dû affronter plusieurs opposants : le patronat, qui, bien qu'affaibli, essayait de limiter l'étendue des dégâts ; les médecins, qui ne voulaient pas que l'on encadre leur liberté de s'installer ou de fixer leurs tarifs ; les mutuelles, qui existaient bien avant la guerre et voyaient d'un mauvais œil l'arrivée de l'État — et, parfois, de la classe ouvrière.

En témoigne le discours du président de la Fédération nationale de la Mutualité française, lors de l'assemblée générale du 5 mai 1945 : « On veut instituer dans chaque département un régime de caisse unique, froide, bureaucratique, où les assurés seront intégrés pêle-mêle sans leur consentement (...). [Mieux vaudrait] garder un système dans lequel la partie aisée de la population apporterait sa contribution au bien commun par le moyen d'imposition aux organismes sous forme de subvention d'État (9). » Le libre choix contre l'obligation. La différence philosophique est essentielle : d'un côté, les promoteurs de la Sécurité sociale parlent d'un droit pour toute personne vivant sur le territoire ; de l'autre, des mutualistes prônent une assistance, notamment pour les moins riches. Cette deuxième option est évidemment préférable à la charité, qui plaît tant aux grosses fortunes et au patronat. Mais elle fait dépendre les prestations du bon vouloir de l'État, qui fixe l'impôt, et du consentement des couches aisées à l'acquitter. C'est d'autant plus dangereux qu'aujourd'hui les classes moyennes bénéficient de moins en moins du système collectif (pour les soins courants) et doivent payer de plus en plus pour elles-mêmes. Cela n'a pas toujours été le cas. Un jour viendra où elles refuseront de payer deux fois, et alors le privé l'emportera.

Le compromis de 1945

Les ordonnances du 4 et du 19 octobre 1945 portant la Sécurité sociale sur les fonts baptismaux sont donc le fruit d'un compromis : elles garantissent les droits des salariés et de leurs familles — certains professionnels restant en dehors (commerçants, agriculteurs, professions libérales) ou gardant leur propre caisse (cheminots, électriciens, etc.) — et elles admettent le principe d'un ticket modérateur, non remboursé par l'assurance-maladie, tout en envisageant de le voir s'éteindre (art 49). Un an et demi plus tard, le 17 mars 1947, est instaurée une loi qui vise explicitement à modifier l'ordonnance du 4 octobre 1945 « dans l'intérêt de la mutualité française ». On ne saurait être plus clair. « Dans la bataille menée par les mutuelles, celles-ci remportent une victoire — qui sera aussi une victoire des assurances lorsqu'elles pourront assurer la protection complémentaire santé », note M. Tabuteau. Les conséquences ne se mesureront que bien plus tard.

Il reste que, politiquement et socialement, la création la Sécurité sociale marque une rupture avec les siècles passés. Elle définit des droits articulés autour de quatre solidarités indissociables : entre les plus aisés et les plus pauvres, mais aussi entre les bien-portants et les malades, entre les actifs et les retraités, entre les ménages avec enfants et ceux qui n'ont pas (10). C'est ce qui fait sa force. De plus, elle instaure un système démocratique inédit : l'élection par les assurés eux-mêmes des conseils d'administration, qui comprennent deux tiers de représentants des salariés (11).

Une « Sécu » de plus en plus écartée

Les gouvernements successifs s'attacheront à miner ces deux caractéristiques fondamentales. Du côté des soins, on va assister à une baisse continue des prestations : instauration du forfait hospitalier ; déremboursement des médicaments dits « de confort », dont la liste ne cessera de s'allonger (on parle maintenant de médicaments « à faible efficacité ») ; forfait pour les consultations médicales ; non-relèvement des forfaits pour les lunettes et les soins dentaires ; etc. En 1978, Raymond Barre met en place un numerus clausus pour réduire le nombre de soignants, ce qui va conduire à la pénurie. Deux ans plus tard, il instaure le secteur 2, qui donne toute liberté aux médecins de fixer leurs tarifs tandis que les assurés demeurent remboursés sur la base antérieure : 10 % des médecins généralistes, 40 % des spécialistes ont basculé dans ce secteur (plus de 70 % des nouveaux spécialistes y adhérent désormais). Un marché s'ouvre alors pour les complémentaires qui vont — au moins partiellement — rembourser ces dépassements (8 milliards d'euros en 2015).

Les entreprises déresponsabilisées

S'agissant du financement, les mêmes vont s'acharner à réduire la part des cotisations sociales, en exonérant le patronat — la palme revient à M. François Hollande et à M. Macron, avec le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) et ses 40 milliards d'euros d'exonérations — et en créant en 1990 la Contribution sociale généralisée (CSG), un impôt décidé par l'État qui représente désormais près du quart des recettes. Les candidats LR et En marche ! proposent de pérenniser la baisse des cotisations payées par les employeurs ; M. Macron veut augmenter (de 1,7 point) la CSG, acquittée à 90 % par les salariés, les retraités et les chômeurs, et M. Fillon la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui pèse avant tout sur les moins fortunés.

La lente marche vers l'étatisation

Du côté de la démocratie, le pouvoir de droite va rapidement ramener le nombre de représentants des salariés à égalité avec ceux du patronat. À partir de 1962, il supprime les élections des administrateurs, qui feront un rapide retour en 1983 avant de disparaître corps et biens. Entre-temps, en 1967, est créée une Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) qui chapeaute les caisses toujours gérées paritairement. La loi du 13 août 2004 leur supprime tout pouvoir et le transfère à l'Union nationale des caisses d'assurance maladie (Uncam), dont la direction est nommée par le gouvernement. Exit les représentants des salariés, qui n'ont plus qu'un rôle consultatif. L'étatisation est en marche.

Le pari des mutuelles

Dans le même temps, les complémentaires — assurances et mutuelles — vont gagner du terrain et étendre leurs prérogatives. En 1985, sous la houlette de M. Laurent Fabius, le Parlement adopte un nouveau code de la mutualité qui entérine l'entrée des compagnies privées dans le domaine de la santé. Puis, en 2001, avec M. Lionel Jospin, les directives européennes sont transposées et les règles assurantielles classiques deviennent prédominantes. Malgré l'opposition de certaines organisations et « après de nombreux et houleux débats », note la spécialiste Hélène Vincent, la Mutualité française fait pencher la balance en arguant que cela permettra aux mutuelles de participer « à la construction du marché de l'assurance complémentaire »  et de « proposer leurs services en dehors de la France » (12). Alors qu'à l'origine il voulait s'en extraire, le mutualisme tombe petit à petit dans la marmite du marché.

Dans la compétition avec les assurances privées, les mutuelles ont perdu des plumes : sur les 33 milliards d'euros collectés en 2015 par les complémentaires, elles n'en recueillent plus que 53 % (contre les deux tiers il y a vingt ans), les assureurs privés 28 % et les instituts de prévoyance 19 %. Quelle que soit la bonne volonté des mutualistes — et beaucoup tiennent à leurs principes d'origine —, la logique du privé s'impose. C'est ainsi que la Mutuelle générale de l'Éducation nationale (MGEN), qui désormais appartient au groupe Istya, se vante d'investir en Chine (13). Pas sûr que cela soit très utile aux enseignants…

Au fur et à mesure que la Sécurité sociale se désengage sur décision de l'État, les complémentaires (mutualistes ou privées) sont invitées à prendre le relais. Comme les prix ont tendance à exploser, on les incite désormais à mieux segmenter leur clientèle et à présenter des contrats-types (trois ou quatre, selon les candidats Fillon, Macron et Hamon) qui seront mis en concurrence pour faire baisser les prix. Déjà ont été instaurés des contrats dits « solidaires et responsables » limitant les remboursements des complémentaires santé, ce qui peut pousser celles-ci à « négocier » avec les professionnels de santé pour qu'ils acceptent de réduire ou de choisir certaines prescriptions. C'est alors la mutuelle ou l'assurance qui détermineraient le bien-fondé de tel ou tel soin (et non plus les soignants), comme cela se pratique aux États-Unis. « Cela peut menacer l'indépendance professionnelle des praticiens et soumettre les pratiques médicales à des considérations financières au détriment des malades », s'alarme M. Tabuteau. Les plus riches (ou les moins pauvres) pourront toujours choisir une surcomplémentaire.

Ainsi pourrait s'installer un système à trois ou quatre vitesses pas très éloigné du schéma originel de M. Fillon : la couverture des gros risques par la Sécurité sociale, avec une prise en charge pour les pauvres — couverture maladie universelle (CMU et CMU-complémentaire) —, une couverture plus ou moins importante grâce à la complémentaire, et une surcouverture pour les plus favorisés. Un système éclaté favorable au marché.

Dans le même temps, les mutuelles occupées à concurrencer les assurances privées éprouvent de plus en plus de difficultés à faire vivre leurs centres pluridisciplinaires, hier innovants. Elles peinent à renforcer la prévention, dont le champ mérite pourtant d'être étendu si l'on veut stopper l'extension continue des maladies chroniques.

C'est pour contrer cette dérive que certains veulent promouvoir un remboursement à 100 %, en intégrant les activités d'assurance santé des complémentaires au sein d'une Sécurité sociale rénovée. Pour revenir à l'esprit et la lettre du CNR, version XXIe siècle. Il n'y aurait alors plus de distinction entre les assurés classiques et les bénéficiaires de la couverture maladie universelle (CMU et CMU-C), si souvent stigmatisés ; celle-ci pourrait ainsi disparaître. Le droit serait le même pour tous.

(1) France-Inter, 12 décembre 2017.

(2) Lire André Grimaldi, Frédéric Pierru et Laurent Sedel, « D'autres pistes pour la santé publique », Le Monde diplomatique, juin 2012.

(3) « Renoncement aux soins pour raisons financières » (PDF), Dossier « Solidarité et santé », n° 66, Paris, juillet 2015.

(4) François Fillon, discours à la Mutualité française, « Place à la santé », Paris, 21 janvier 2017, et sur son site.

(5) Emmanuel Macron, discours à Nevers, le 6 janvier 2017, et à la Mutualité française, « Place à la santé », Paris, 21 janvier 2017.

(6) Lire Mona Chollet, « Revenu garanti, l'invité-surprise », Le Monde diplomatique, mars 2017.

(7) Benoît Hamon, discours à la Mutualité française, et Le Monde, 21 janvier 2017.

(8) Muriel Barlet, Magali Beffy et Denis Raynaud, « La complémentaire santé : acteurs, bénéficiaires, garanties » (PDF), direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques, ministère de la santé, Paris, 2016.

(9) Cité par Yves Saint-Jours, Michel Dreyfus et Dominique Durand, Traité de Sécurité sociale, tome V : « La Mutualité », Libraire générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1990.

(10) Cf. Pierre Yves Chanu, « Modernité de la Sécurité sociale », Revue française des affaires sociales, Paris, 2016.

(11) Lire Bernard Friot et Christine Jakse, « Une autre histoire de la Sécurité sociale », Le Monde diplomatique, décembre 2015.

(12) Hélène Vincent, « La Mutualité française dans l'Union européenne : nouveau contexte, nouveaux défis » (PDF), Revue internationale de l'économie sociale, n° 300, Paris, 2006.

(13) Communiqué sur le site de la MGEN, juin 2016.

Salaire et santé, contrôle, bobard, jeunes pauvres

mer, 29/03/2017 - 10:48
Salaire et santé

À la « une » du quotidien populaire allemand Bild, un article rend compte d'une recherche menée à l'Institut du comportement et des inégalités de l'université de Bonn.

Au cours d'une expérience, les chercheurs ont payé un salaire injuste à des participants qui devaient exécuter un travail monotone, tout en mesurant leur fréquence cardiaque. Ils n'ont pas tardé à repérer des symptômes de stress aigu. Ce stress a conduit sur le long terme à une détérioration de leur état de santé général, ont expliqué les chercheurs. Selon le professeur Armin Falk, l'analyse de diverses enquêtes aboutit au même résultat : ceux qui considèrent leur salaire comme injuste souffrent plus fréquemment de maladies cardio-vasculaires. « Schlechtes Gehalt ist schlecht fürs Herz », 14 mars. Contrôle

La première ministre écossaise Nicola Sturgeon a demandé la tenue d'un nouveau référendum sur l'indépendance de l'Écosse, justifié à ses yeux par la décision du Royaume-Uni de sortir de l'Union européenne. Sa demande confronte les principaux acteurs politiques britanniques à leurs déclarations d'hier.

Mme Sturgeon souhaite que les Écossais « gardent le contrôle des événements, pas qu'ils les subissent », explique-t-elle. Comment les ministres britanniques pourraient-ils s'y opposer, alors qu'ils ont été si nombreux à enjoindre aux électeurs de « voter en faveur de la sortie pour reprendre le contrôle » l'été dernier ? Mais le « Brexit » pose également problème aux nationalistes (…), et il ne sera pas aisé pour Mme Sturgeon de plaider à la fois pour l'appartenance à l'Union européenne et pour la sortie du Royaume-Uni. N'avait-elle pas expliqué [au sujet du « Brexit »] qu'il n'est pas très futé de quitter le marché unique auquel vous envoyez la majorité de vos exportations ? Pour l'Écosse, ce marché s'appelle « Royaume-Uni ». « Nicola Sturgeon hopes to turn Brexit into Scoxit », The Economist, 18 mars. Bobard

Des Irlandais auraient été déportés en Amérique du Nord pour servir d'esclaves, et leur sort aurait même été pire que celui des Africains. Cette calembredaine est reprise par de nombreux internautes, à commencer par des suprémacistes blancs.

Les vidéos virales d'extrême droite se multiplient en ligne et sont utilisées comme arguments racistes contre les Afro-Américains. « Les Irlandais ont aussi été esclaves, affirment souvent ces messages. Nous [les Irlandais] l'avons surmonté, alors pourquoi pas vous ? » (…) Le récit des esclaves irlandais est fondé sur une interprétation erronée de l'histoire de la servitude sous contrat [ou domesticité], qui fut le statut sous lequel des Européens pauvres émigrèrent en Amérique du Nord et dans les Caraïbes au début de la période coloniale. (…) Selon Matthew Reilly, un archéologue spécialiste de la Barbade, les différences juridiques entre la servitude sous contrat et l'esclavage familial étaient profondes. Contrairement aux esclaves, les domestiques étaient considérés légalement comme des êtres humains. Leur servitude était basée sur un contrat qui limitait leur service à une période finie, habituellement d'environ sept ans, en échange du passage aux colonies. Ils ne transmettaient pas leur statut à leurs descendants. Liam Stack, « Debunking a Myth : The Irish Were Not Slaves, Too », The New York Times, 17 mars. Jeunes pauvres

The Hankyoreh, l'un des rares quotidiens sud-coréens à ne pas être sous la coupe des grands groupes (chaebol), a rendu publique l'étude d'un chercheur de l'Institut coréen de la santé et des affaires sociales.

Environ un tiers des jeunes qui travaillent ou qui cherchent un emploi connaissent la pauvreté (…). En 2015, 37,1 % des actifs âgés de 19 à 34 ans — dont les jeunes diplômés — ont occupé un emploi précaire ou mal payé, et disposé d'un revenu inférieur au seuil de pauvreté. Ce taux était de 34,2 % en 2006. Hwangbo Yon, « Around one-quarter of South Koreans stuck in low-wage work », 5 mars 2017.

L'effet Matthieu

mer, 29/03/2017 - 10:46

Qu'y a-t-il de commun entre l'expression des courants de pensée et d'opinion à la télévision et l'Évangile selon Matthieu ? Peut-être ce précepte : « On donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a. » Entre le 1er février et le 20 mars, les vingt-cinq principales chaînes de télévision et de radio ont concédé 10 heures et 15 minutes de temps d'antenne (1) à M. Philippe Poutou (Nouveau Parti anticapitaliste), 5 heures et 10 minutes à M. Jean Lassalle (Résistons !), mais 315 heures et 15 minutes à M. Emmanuel Macron (En marche !) et un peu plus de 529 heures à M. François Fillon, selon les comptages du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Arguant du principe d'équité (et non d'égalité) alors en vigueur, TF1 a réservé le grand débat du 20 mars aux cinq prétendants les mieux lotis dans les sondages. Exclu du panel, comme cinq autres candidats, M. Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France), député de l'Essonne, a déposé un référé-liberté devant le Conseil d'État afin que ce dernier enjoigne au CSA de contraindre TF1 à revoir son plateau.

Ce 16 mars, dans la salle du contentieux au Palais-Royal, l'enjeu dépasse ce cas particulier. L'équité commande-t-elle de proportionner le temps de parole des candidats plutôt à leur représentativité, c'est-à-dire à leur notoriété et à leur force institutionnelle déjà établies, ou plutôt à leur contribution à l'animation du débat électoral, c'est-à-dire à leur capacité à diffuser des idées originales (en théorie, le CSA apprécie les deux critères) ? Et, subsidiairement : incombe-t-il à une chaîne commerciale, d'abord soucieuse d'audience et de recettes publicitaires, de trancher cette question ?

Sous une fresque représentant le palais d'Orsay avant que les communards ne l'incendient, M. Dupont-Aignan explique : « J'ai lu avec beaucoup d'inquiétude le mémoire de la société TF1 [transmis au Conseil d'État]. Il y a des pages qui font froid dans le dos. » Selon lui, « ce n'est pas à une chaîne de télévision d'apprécier la qualité politique d'un représentant élu » en le qualifiant de « petit candidat » au discours « inaudible » qui « n'occupe qu'un rôle mineur » dans la campagne. « Ce jugement de valeur introduit une présélection totalement contraire à l'esprit de la loi. » Si le CSA « ne prend en compte que les candidats qui sont déjà dans les médias, il n'y aura jamais de nouveaux entrants dans la démocratie française ». Les mêmes considérations sondagières auraient d'ailleurs écarté MM. Benoît Hamon et François Fillon des débats télévisés des primaires.

En face, les représentants du CSA et ceux de la chaîne du groupe Bouygues siègent côte à côte. Les premiers jugent l'équité respectée. Mais serait-elle bafouée qu'ils n'y pourraient pas grand-chose : l'autorité de régulation de l'audiovisuel n'a « pas de pouvoir d'injonction » et ne « s'ingère pas dans la liberté éditoriale des chaînes »« les chaînes, à qui nous imposons déjà énormément de contraintes ! », s'émeut Mme Sylvie Pierre-Brossolette, ancienne rédactrice en chef du Point passée au CSA. Pour TF1, l'impératif de « lisibilité » et de « clarté » des échanges commandait d'évincer plus de la moitié des candidats. Seuls les plus connus pourront se faire mieux connaître. Or, écrit la chaîne, M. Dupont-Aignan « est peu perceptible au sein du débat public et fait l'objet d'un traitement médiatique pour le moins discret ». Ce qui justifie sa mise à l'écart… De toute manière, annonce l'avocat de TF1, c'est à prendre ou à laisser : « Le report de ce débat est matériellement impossible. S'il était fait droit à une injonction, le débat n'aurait tout simplement pas lieu. » L'issue ne faisait guère de doute : en donnant raison à M. Dupont-Aignan, le Conseil d'État aurait désavoué le CSA, lequel est présidé par M. Olivier Schrameck, ancien président de section… du Conseil d'État.

Invité par compensation au journal télévisé de TF1 (18 mars), le candidat débouté dénonça son éviction avant de quitter le plateau en lançant : « Je souhaite que, par mon geste, votre chaîne renoue un jour avec la démocratie. » Ruse de la raison médiatique, la séquence sera visionnée plus de treize millions de fois dans les jours suivants, soit davantage que le débat dont on l'avait banni.

(1) Temps de parole du candidat, de ses soutiens, plus l'ensemble des éléments éditoriaux qui lui sont consacrés s'ils ne sont pas explicitement défavorables.

Dialogue de muets

mer, 29/03/2017 - 10:46
Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/

« Stratégie de la peur » ? Dans son édition du 9 mars 2017, Le Figaro ironise sur la rhétorique de Mme Marine Le Pen quant à la question européenne. Non, le risque économique lié à une sortie de l'euro ne serait pas qu'un cauchemar de cassandres dépourvues de crédibilité. À la charge de la candidate du Front national — « Posez-vous la question : d'où parlent ceux qui nous diabolisent, ces économistes (...), pour qui travaillent-ils ? (…) Avec quelles banques ont-ils des contrats ? » — le quotidien de M. Serge Dassault répond par une « revue de détail » des arguments d'« experts et économistes » triés sur le volet : Vincent Juvyns, économiste à JP Morgan AM (une banque) ; Wilfrid Galand, responsable de la stratégie de marché de Neuflize OBC (une banque) ; Éric Lefèvre-Pontalis, directeur de la gestion de Degroof Petercam France (une banque) ; Gilles Moëc, économiste à la Bank of America Merrill Lynch ; Philippe Waechter, directeur de la recherche économique de Natixis AM (une banque) et Nicolas Véron, économiste à Bruegel (un think tank proche du patronat). Maladresse ? dialogue de sourds ? Non : esprit de synthèse. Car il n'existerait en somme que deux camps politiques : d'un côté, l'extrême droite europhobe et soupçonneuse ; de l'autre, le grand patronat, ouvert et pro-Bruxelles. Dans les colonnes du Figaro, tous les autres sont invités à un dialogue de muets.

Paysage avant la bataille électorale

mer, 29/03/2017 - 10:46
Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/

Le renoncement de M. François Hollande à briguer un second mandat consacre autant son échec que l'épuisement d'institutions accordant au président de la République un pouvoir exorbitant. Dans un jeu plus ouvert que prévu, les turpitudes du candidat Les Républicains, M. François Fillon, ont monopolisé l'attention au détriment de questions telles que les interventions militaires françaises (lire « La canonnière, une passion française »), l'avenir de l'assurance-maladie (lire « L'assurance-maladie universelle en questions ») ou la culture (lire « Sortilèges de la culture »). Plus que jamais confrontée au verrou européen (lire « Et cette fois encore, le piège du vote utile ? »), la gauche manifeste aussi un grand embarras au sujet de l'immigration (lire « Embarras de la gauche sur l'immigration »). Et si les candidats cherchent à s'affranchir des partis traditionnels, les organisations créées pour leurs campagnes n'apportent pas toujours le renouvellement proclamé (lire « La fin des partis politiques ? »).

Équitable

mer, 29/03/2017 - 10:44

Dans son article « Ce dont nous avons (vraiment) besoin » (février), Razmig Keucheyan estime que « si un smartphone équitable voit le jour — le Fairphone semble en être une préfiguration (1)—, il n'y a pas de raison que cet objet soit banni des sociétés futures ». M. Hervé Krief ne partage pas ce point de vue.

Non, l'outil n'est pas neutre, il est ambivalent et s'inscrit dans un système technicien sans rapport avec la morale ou la justice sociale. Mais, pour revenir à l'exemple cité du Fairphone : (…) ce téléphone intelligent n'a rien d'équitable. Actuellement, il faut 62 métaux pour élaborer un tel objet. Pour l'heure, seuls deux ou trois de ces matériaux sont traçables dans le Fairphone (cela signifie qu'ils viennent de mines dites « responsables »). L'extraction de tous ces métaux conduit à fragiliser les peuples vivant sur les territoires concernés et à polluer les rivières, l'air et les sols. La plupart de ces mines sont désormais « à ciel ouvert ». Elles utilisent des quantités gigantesque d'eau, (…) énormément de pétrole, des produits chimiques et des métaux lourds (dont du mercure). Elles contribuent donc au dérèglement climatique. Les préconisations des États occidentaux et de leurs experts, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), invitent à laisser 80 % des hydrocarbures dans le sol pour éviter le chaos. Cette extraction, réalisée par des multinationales en collaboration avec l'armée ou les milices, contribue également à la destruction de cultures autochtones. Des peuples disparaissent ; d'autres sont contraints de se déplacer en abandonnant coutumes et traditions ancestrales. Ce qui correspond à l'idéal d'Apple, de Google et de tous les héritiers du libéralisme : l'uniformisation standardisée des humains. (…)

[De plus], les téléphones se connectent à Internet grâce à une infrastructure gigantesque. Les centres de données qui permettent ce fonctionnement existent et sont bien réels. Ils nécessitent encore des ordinateurs, des disques durs, des systèmes de refroidissement et il faut encore extraire des minerais pour leur fabrication, du pétrole, de l'eau… (…)

Cette infrastructure nécessaire à Internet est aux mains des multinationales américaines. Cette hétéronomie technologique fait des utilisateurs de toutes les machines numériques des moutons bien dociles et incapables de maîtriser un tant soit peu le monde virtuel dans lequel ils vivent. Le système technicien décide seul avec ses ingénieurs de ce qui est possible ou pas, de ce qui est bon ou pas pour le reste du monde. On est loin des aspirations « authentiques » exprimées dans l'article. (…)

Le portable, Internet et les ordinateurs ne sont-ils pas précisément la dernière évolution du capitalisme ? (…) Ne sont-ils pas l'expression la plus violente de la coercition sociale et de la destruction de la condition humaine exercées par les multinationales libérées sur l'ensemble des peuples ?

(1) Lire Emmanuel Raoul, « Peut-on fabriquer un téléphone équitable ? », Le Monde diplomatique, mars 2016.

Revenu garanti

mer, 29/03/2017 - 10:44

En lisant l'article de Mona Chollet « Revenu garanti, l'invité-surprise » (mars), M. Antoine Allombert estime avoir décelé un « petit paradoxe » dans notre ligne éditoriale.

Alors que, comme à votre accoutumée, vous publiez plusieurs articles et éditoriaux dénonçant les logiques de « marché », vous glissez dans votre chaussure gauche un petit caillou favorable à ces politiques économiques. (...) Dans un contexte où le capital a de moins en moins besoin de travail humain pour assurer sa reproduction, la mise en place d'un revenu garanti aura pour effet, et pour certains pour motivation principale, d'assurer au « marché » un contingent de consommateurs solvables pour continuer à l'alimenter. Lorsque vous évoquez le cas de Liliane Bettencourt dont le revenu inconditionnel serait reversé à la collectivité sous forme d'impôt, vous oubliez d'évoquer la part de ce revenu distribué à l'ensemble du corps social qui lui reviendra à nouveau, sous forme d'achats de produits de son groupe par des consommateurs rendus solvables grâce au revenu garanti. (...) La comparaison entre ce revenu garanti et la Sécurité sociale me semble erronée. Le principe de la Sécurité sociale est justement une politique qui mutualise une part de la richesse produite tout en l'excluant de la sphère du marché. Une réelle politique de réduction des inégalités sociales consisterait, de mon point de vue, à consolider ce principe pour la santé et à l'étendre aux autres besoins fondamentaux : eau, énergie, logement ; voire aux transports et, pourquoi pas, aux terres arables sous la forme d'un accès à des jardins potagers partagés. (...) Le revenu inconditionnel est bien ce cheval de Troie du libéralisme que le peuple de gauche serait bien inspiré de brûler hors les murs de la cité, s'il ne veut, tel le roi Priam, pleurer une fois de plus la dépouille de son fils le plus puissant : le socialisme.

Fantasmes du paradis perdu

mer, 29/03/2017 - 10:44

Tous les États abritent des minorités ethniques, religieuses, régionales, sexuelles ou linguistiques, des populations indigènes ou des immigrés. Perçue comme une richesse culturelle ou comme une menace, cette diversité s'accompagne souvent d'inégalités, de dominations, voire de persécutions. Après avoir analysé la multiplicité des formes d'appartenance identitaire, leurs imbrications, mais aussi leurs contradictions (chapitre 1), cette nouvelle livraison de Manière de voir (1) explore les politiques mises en place pour organiser la cohabitation de populations différentes, du multiculturalisme britannique à la discrimination positive en Afrique du Sud, de l'arabisation à marche forcée en Algérie au régionalisme européen (chapitre 2).

Tandis que certains pays reconnaissent et favorisent l'expression des particularismes, au risque d'encourager les revendications communautaires, d'autres s'emploient à les gommer afin de forger un sentiment d'unité parfois factice. Loin de constituer des solutions miracles ou d'être figées, ces réponses sont le fruit de l'histoire et des traditions nationales.

Une attention toute particulière est portée au cas de la France et à son prétendu « modèle républicain d'intégration » (chapitre 3). Réputé avoir bien fonctionné pendant plus d'un siècle avec les Italiens, les Polonais ou les Espagnols, ce modèle serait — nous explique-t-on dans la presse — entré en crise, incapable d'intégrer les descendants de Maghrébins et d'Africains : telle est, dans le débat sur l'immigration, une idée devenue fort populaire. Outre qu'elle alimente le climat de panique identitaire, cette opposition entre un passé paré de toutes les vertus et un présent condamné à la catastrophe occulte la dimension conflictuelle qui a toujours caractérisé l'insertion des étrangers dans l'Hexagone.

S'ils ont fini par se fondre dans leur nouvelle société, les immigrants partis des pays pauvres de l'Europe au XIXe siècle et au début du XXe siècle se sont eux aussi heurtés à l'hostilité des classes populaires autochtones, qui les percevaient comme des concurrents économiques déloyaux et leur reprochaient leurs différences culturelles. En montrant la variété des chemins de l'intégration, la mise en perspective historique conduit à douter de l'existence d'un modèle spécifiquement français, fondé sur l'assimilation, ancré dans la tradition républicaine et inchangé depuis cent cinquante ans.

(1) « L'engrenage identitaire », Manière de voir, n° 152, avril-mai 2017, 8,50 euros, en kiosques.

Prostitution

mer, 29/03/2017 - 10:44

À la suite de l'enquête de William Irigoyen « Prostitution, la guerre des modèles » (janvier), M. Édouard Jacquesson nous fait part de son expérience au sein d'une association.

Nous n'avons que faire de penser si la prostitution est bien ou mal. La prostitution existe ; à partir de là, que faire ? Il y a quinze ans, nous avons choisi d'aller à la rencontre des filles pour parler avec elles et sonder leurs besoins. Nous leur donnons des préservatifs et des gels, sur des fonds alloués par l'agence régionale de santé (ARS). Nous leurs proposons des dépistages gratuits. Nous aidons celles qui sont victimes de violence à faire valoir leurs droits. Mais la loi [pénalisant les clients] a changé les choses : d'une part, la prostitution se déplace et, en conséquence, nous perdons le contact avec certaines filles ; d'autre part, notre financeur principal, l'ARS, vient de stopper un financement alloué depuis quinze ans, au motif que notre mission ne relève pas de la santé.

Et cette fois encore, le piège du vote utile ?

mer, 29/03/2017 - 10:43

Le premier tour de l'élection présidentielle, le 23 avril, opposera onze candidats aux opinions très diverses. Ce pluralisme a été en partie éclipsé par les affaires judiciaires et par la place que les médias ont consacrée au bal incessant des sondages. Néanmoins, la perception de la nature profondément antidémocratique des institutions françaises et européennes gagne les esprits. Mais la traduction en termes électoraux de cette conscience nouvelle risque d'être dévoyée par le piège d'un « vote utile » qui choisirait comme opposant à l'extrême droite un adorateur de la mondialisation.

Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/

Nous entrons dans une ère politique où bien des phrases qui commencent par « Ce serait la première fois que... » semblent annoncer la réalisation d'une éventualité jusqu'alors inconcevable. En ce printemps 2017, l'élection présidentielle française marque ainsi la première fois que l'on ne s'interroge plus sur la présence du Front national (FN) au second tour : on pose l'hypothèse, encore très improbable, de sa victoire. La première fois que nul ne défend le bilan d'un quinquennat alors même que deux anciens ministres du président sortant, MM. Benoît Hamon (Parti socialiste, PS) et Emmanuel Macron (En marche !), participent au scrutin. La première fois aussi que les candidats du PS et de la droite, qui ont gouverné la France sans discontinuer depuis le début de la Ve République, pourraient être conjointement éliminés dès le premier tour.

On chercherait également en vain des précédents à une campagne aussi parasitée par l'information continue, les affaires judiciaires, l'incapacité générale à fixer son attention plus de vingt-quatre heures sur une question essentielle. Et on ne trouve assurément aucun cas antérieur d'un postulant important à la magistrature suprême poursuivi pour détournement de fonds publics alors qu'il proclame depuis dix ans que la France est en faillite.

Le renoncement du président sortant à briguer un second mandat risque de dissimuler le point de départ de tous ces dérèglements. Le quinquennat qui s'achève a vu M. François Hollande devenir le chef d'État le plus impopulaire de la Ve République, et ce juste après que son prédécesseur, M. Nicolas Sarkozy, eut déjà été répudié. Or, le président socialiste l'a admis lui-même, il a « vécu cinq ans de pouvoir relativement absolu (1)  ». En juin 2012, pour la première fois de son histoire, le PS contrôlait en effet la présidence de la République, le gouvernement, l'Assemblée nationale, le Sénat, 21 des 22 régions métropolitaines, 56 des 96 départements et 27 des 39 villes de plus de 100 000 habitants.

De ce pouvoir M. Hollande a fait un usage discrétionnaire autant que solitaire. C'est lui qui a décidé l'état d'urgence, engagé la France dans plusieurs conflits extérieurs, autorisé l'assassinat de simples suspects par voie de drone. Lui, aussi, qui a fait modifier le code du travail, contraignant sa majorité parlementaire à une réforme qu'elle refusait d'endosser (recours à l'article 49-3 de la Constitution) et pour laquelle ni elle ni lui n'avaient reçu mandat du peuple. Sans oublier la refonte de la carte des régions françaises, que le chef de l'État a redessinée de son bureau de l'Élysée.

Voilà qui pose avec acuité la question des institutions de la Ve République, que M. Hamon et M. Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise) se sont engagés à remettre en cause, mais dont M. François Fillon (Les Républicains) et M. Macron s'accommodent, tout comme Mme Marine Le Pen. Aucune autre démocratie occidentale ne connaît une telle concentration du pouvoir entre les mains d'un seul. Au-delà du danger, bien réel, de voir un jour en disposer un chef de l'État moins débonnaire que celui qui achève son mandat, les proclamations ronflantes sur la démocratie française, la République, butent sur un constat que la présidence de M. Hollande a rendu aveuglant : l'exercice solitaire du pouvoir conforte la faculté illimitée de piétiner les engagements d'une campagne qui pourtant devrait fonder le mandat du peuple souverain.

M. Hollande s'engageait à défendre la sidérurgie française, il a entériné la fermeture du site de Florange ; il devait renégocier le pacte de stabilité européen, il y a renoncé dès le premier jour de son mandat ; il promettait d'« inverser la courbe du chômage » avant la fin de l'année 2013, elle a poursuivi son envol trois ans de plus. Toutefois, si un sentiment de trahison s'est ancré aussitôt dans les esprits, c'est sans doute en raison d'une phrase qui a marqué sa campagne de 2012 et que chacun a réentendue cent fois depuis : « Mon seul adversaire, c'est le monde de la finance. » Or M. Hollande a pris sitôt élu un ancien banquier de Rothschild pour conseiller à l'Élysée, avant de lui confier les clés du ministère de l'économie.

L'actuelle faveur dont semble bénéficier M. Macron dans l'opinion est d'autant plus déconcertante qu'elle risque de propulser vers le pouvoir suprême le digne héritier, fût-il parricide, de ce président sortant à l'impopularité inégalée. « Emmanuel Macron, c'est moi, a lâché un jour M. Hollande, il sait ce qu'il me doit. » Assurément, M. Macron n'est pas socialiste, mais M. Hollande non plus. L'un le proclame, l'autre biaise. Les propos du premier tournent le dos à une tradition de gauche qui pourfendait « l'argent » ou « la finance », mais cela correspond aux convictions que le second exprimait dès 1985 dans un ouvrage, La gauche bouge, qui avait également pour auteurs l'actuel ministre de la défense et le secrétaire général de l'Élysée (2).

Dans ce livre, on trouvait déjà l'idée chère à M. Macron, même si elle est chez lui ensevelie sous des amas de mots cotonneux et creux, d'une nouvelle alliance sociale entre les classes moyennes cultivées et le patronat libéral, soudés par la volonté conjointe de se déployer dans un marché mondial. « Entrepreneuriat » plutôt qu'« assistanat », profit plutôt que rente, réformistes et modernistes contre extrémistes et passéistes, refus de la nostalgie « des chameliers et des porteurs d'eau » : entendre M. Macron, c'est réécouter ce que proclamaient M. William Clinton dès 1990, MM. Anthony Blair et Gerhard Schröder quelques années plus tard (3). Et le suivre reviendrait à s'engager plus hardiment encore que M. Hollande dans la « troisième voie » du progressisme néolibéral. Celle qui a enjôlé le Parti démocrate américain et la social-démocratie européenne, les laissant dans le ravin où ils gisent en ce moment.

« Le projet d'Emmanuel Macron, c'est le marchepied du Front national »

« Mondialistes » et « parti de Bruxelles » contre « patriotes » : Mme Le Pen se réjouirait que l'affrontement politique se résume à cette dialectique. Député PS et pilier de la campagne de M. Macron, M. Richard Ferrand semble devancer ses désirs : « Il y a, estime-t-il, d'une part, les néonationalistes réactionnaires et identitaires ; et, de l'autre, les progressistes qui pensent que l'Europe est nécessaire (4).  » Une telle structuration du débat idéologique n'est pas innocente. Il s'agit, de part et d'autre, de submerger la question des intérêts de classe en alimentant pour les uns des terreurs « identitaires », en vitupérant pour les autres des pulsions « réactionnaires ».

Mais, n'en déplaise à tous les progressistes de marché, ceux « qui pensent que l'Europe est nécessaire » sont situés socialement. Les « travailleurs détachés » qu'une directive bruxelloise de 1996 a enfantés, et dont le nombre a décuplé ces dix dernières années, sont plus souvent ouvriers du bâtiment ou salariés agricoles que chirurgiens ou antiquaires. Or ce que « pensent » les victimes de ce dispositif est aussi et d'abord le produit de ce qu'ils appréhendent, c'est-à-dire un dumping salarial qui menace leurs conditions d'existence. Pour eux, l'Europe ne se résume pas au programme Erasmus et à l'Ode à la joie.

Stratège politique de M. Donald Trump, M. Stephen Bannon a compris le parti que la droite nationaliste pouvait tirer du déclassement social qui accompagne presque toujours les célébrations du village global. « Le cœur de ce que nous croyons, explique-t-il, c'est que nous sommes une nation avec une économie, et pas une économie dans je ne sais quel marché mondial aux frontières ouvertes. Les travailleurs du monde en ont assez d'être soumis au parti de Davos. Des New-Yorkais se sentent désormais plus proches des habitants de Londres ou de Berlin que de ceux du Kansas ou du Colorado, et ils partagent avec les premiers la mentalité d'une élite qui entend dicter à tous la façon dont le monde sera gouverné (5).  » Quand, dans ses réunions publiques constellées de drapeaux européens, M. Macron exalte la mobilité, réclame la « relance par les marges des entreprises » et s'engage à supprimer les indemnités de chômage après le deuxième refus d'une « offre d'emploi décente (6)  », comment distinguer ses propositions des intérêts des oligarques de l'argent et du savoir qui composent le « parti de Davos » ? On imagine les dégâts démocratiques qui découleraient d'un éventuel face-à-face entre lui et Mme Le Pen, celui-là même que les médias s'emploient à installer.

Depuis plus de vingt ans, prôner le « vote utile » revient à présenter les deux partis dominants en remparts contre une extrême droite dont leurs choix successifs et concordants ont favorisé l'envol. « Aujourd'hui, estime M. Hamon, le projet d'Emmanuel Macron, c'est le marchepied du Front national (7).  » Mais, réciproquement, la puissance du FN a affermi le monopole du pouvoir de ses adversaires, socialistes compris (8). Dès 1981, François Mitterrand calculait qu'une extrême droite puissante obligerait la droite à faire alliance avec elle, au risque de devenir ainsi inéligible (9). La manœuvre s'est renversée en avril 2002, quand M. Jean-Marie Le Pen a affronté M. Jacques Chirac lors du second tour de l'élection présidentielle. Depuis, la droite n'a plus qu'à devancer le PS dans n'importe quel scrutin, national ou local, pour devenir aussitôt aux yeux de presque toute la gauche l'archange de la démocratie, de la culture, de la République.

Des institutions monarchiques qui permettent toutes les roueries, tous les reniements ; une vie politique verrouillée par la peur du pire ; des médias qui s'accommodent des unes tout en se repaissant de l'autre ; et puis, il y a… l'Europe. La plupart des politiques économiques et financières de la France y sont étroitement subordonnées, ce qui n'empêche pas l'essentiel de la campagne de s'être déroulée comme si le prochain président allait pouvoir agir en toute liberté.

Une victoire de Mme Le Pen pourrait signer la fin de l'Union européenne — elle a prévenu : « Je ne serai pas la vice-chancelière de Mme Merkel. » Dans l'hypothèse où l'un des favoris du scrutin — et de Mme Angela Merkel —, c'est-à-dire M. Fillon ou M. Macron, s'installait à l'élysée, la continuité avec les présidents qu'ils ont servis respectivement serait en revanche assurée, la cohérence avec les orientations de la Commission européenne préservée et l'hégémonie allemande et l'ordolibéralisme confirmés, l'une faisant office de gardienne sourcilleuse de l'autre. La question se poserait différemment pour M. Hamon ou pour M. Mélenchon. Mis à part les tentations fédéralistes du premier et son appui à l'idée d'une défense européenne, leurs objectifs peuvent paraître proches. Mais leurs moyens de les atteindre diffèrent du tout au tout, au point que leurs deux candidatures se concurrencent et font courir à chacun le risque de l'élimination.

Avec M. Hamon, difficile d'échapper à un sentiment de déjà-vu. Cherchant à concilier son attachement à l'Union européenne et son désir de la voir rompre avec l'austérité pour conduire une politique plus favorable à l'emploi et à l'environnement et moins impitoyable envers des États comme la Grèce que leur endettement accable, le candidat socialiste doit se persuader que la réorientation à laquelle il aspire est possible, y compris dans le cadre des institutions actuelles ; qu'il est concevable d'« atteindre des résultats tangibles sans se mettre à dos toute l'Europe ». Et il fonde son espérance sur un regain d'influence de la gauche européenne, allemande en particulier.

Or c'est presque exactement l'hypothèse qu'avait laissée miroiter M. Hollande il y a cinq ans. Le 12 mars 2012, s'engageant « solennellement » devant ses camarades européens réunis à Paris à « renégocier le traité budgétaire » qu'avaient conclu Mme Merkel et M. Sarkozy, il précisait : « Je ne suis pas seul parce qu'il y a le mouvement progressiste en Europe. Je ne serai pas seul parce qu'il y aura le vote du peuple français qui me donnera mandat » (lire « L'engagement trahi »).

Mme Cécile Duflot, qui devint sa ministre du logement, nous rappelle la suite : « Tout le monde attendait que [M. Hollande] engage le bras de fer avec Angela Merkel. (…) Nous allions enfin tourner le dos au Merkozy. (...) Tout libéral et rigide qu'il est, l'Italien Mario Monti comptait sur la France pour inverser la tendance. Le très conservateur Mariano Rajoy voyait dans l'élection de François Hollande la possibilité de desserrer l'étau qui étreignait l'Espagne. Quant à la Grèce et au Portugal, ils étaient prêts à suivre n'importe quel sauveur pour éviter la ruine (10).  » On sait ce qu'il advint.

Une Union européenne fébrile à chaque scrutin national

Rien d'autre au fond que ce qui s'était déjà produit quinze ans plus tôt (11). À l'époque, M. Hollande dirigeait le PS et M. Lionel Jospin le gouvernement. En guise de prélude à la monnaie unique, un « pacte de stabilité et de croissance » venait d'être négocié qui prévoyait un ensemble de disciplines budgétaires, dont des amendes en cas de déficits excessifs. Chef de l'opposition, M. Jospin n'avait pas manqué de dénoncer dans le pacte un « super-Maastricht », « absurdement concédé aux Allemands ». Devenu premier ministre en juin 1997, il en accepta néanmoins tous les termes au Conseil européen d'Amsterdam, quelques jours plus tard. Pour prix de son consentement, prétendit M. Pierre Moscovici, alors ministre des affaires européennes, il aurait arraché « la première résolution d'un Conseil européen consacrée à la croissance et à l'emploi ». Une résolution à l'impact foudroyant, comme chacun a pu en témoigner depuis.

MM. Hamon et Mélenchon entendent à leur tour renégocier les traités européens. Cette fois, s'en donnent-ils les moyens ? M. Hamon ne remet pas en question l'indépendance de la Banque centrale européenne, mais il espère « faire évoluer ses statuts ». Il consent à la règle des 3 % de déficit public, mais « souhaite des politiques de relance » compatibles avec ses ambitions écologistes. Il propose « la constitution d'une assemblée démocratique de la zone euro », mais il précise aussitôt : « J'accepterai qu'on en discute, évidemment. Je n'irai pas à Berlin ou ailleurs en disant : “C'est cela ou rien”, ça n'a pas de sens. »

Certaines de ces réformes exigent l'accord unanime des membres de l'Union et aucune d'elles ne peut aujourd'hui se prévaloir de l'aval de Berlin. M. Hamon espère par conséquent modifier la donne grâce à un « arc d'alliance des gauches européennes ». Et il récuse le précédent peu encourageant de 2012 : « Je crois que les Allemands sont plus ouverts aujourd'hui qu'ils ne l'étaient quand M. Hollande est arrivé au pouvoir. » La crainte d'une dislocation de l'Union européenne d'une part, la perspective d'une alternance politique en Allemagne de l'autre auraient rebattu les cartes à son profit. « Je suis du parti de l'espérance », admet-il néanmoins.

L'espérance de M. Mélenchon, elle, a changé depuis 2012. Puisque « aucune politique progressiste n'est possible » dans l'Union telle qu'elle existe, à défaut d'une « sortie concertée des traités européens » ou de leur refonte (plan A) il n'exclut plus une « sortie unilatérale » (plan B). Comme il ne croit pas trop à une poussée prochaine et simultanée des forces de gauche, lesquelles auraient plutôt tendance à refluer ces dernières années, la France, deuxième puissance de l'Union, devient à ses yeux le « levier de la bataille européenne ». Codirecteur de la rédaction de son programme présidentiel, Jacques Généreux résume ainsi l'équation : « La sortie contrainte de la France signifierait la fin de l'euro et la fin de l'Union européenne, tout simplement. Personne n'a intérêt à prendre ce risque. Surtout pas l'Allemagne. » Par conséquent, tout en refusant de se plier aux règles européennes qui contraignent ses priorités économiques, « la France peut sans crainte, et si elle le souhaite, rester dans l'euro aussi longtemps qu'elle veut (12)  ».

L'Union européenne était devenue indifférente aux choix démocratiques de ses peuples, assurée que les orientations fondamentales des États membres étaient verrouillées par des traités. Depuis le vote du « Brexit » et la victoire de M. Trump, la politique prend sa revanche. Une Union désormais fébrile observe chaque scrutin national comme si elle y jouait sa peau. Même la victoire d'un des candidats français qu'elle a adoubés ne la rassurerait pas longtemps.

(1) Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « Un président ne devrait pas dire ça… ». Les secrets d'un quinquennat, Stock, Paris, 2016.

(2) Un collectif masqué sous le pseudonyme de Jean-François Trans. Lire Pierre Rimbert, « Toupie ou tout droit ? », Le Monde diplomatique, septembre 2014.

(3) Cf. Le Grand Bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde, Agone, Marseille, 2012.

(4) Le Journal du dimanche, Paris, 12 mars 2017.

(5) Cité par William Galston, « Steve Bannon and the “Global Tea Party” », The Wall Street Journal, New York, 1er mars 2017.

(6) C'est-à-dire pour un salaire qui ne serait « pas inférieur de plus de 20 %-25 % » à celui de l'ancien poste.

(7) France 2, 9 mars 2017.

(8) Lire « Le Front national verrouille l'ordre social », Le Monde diplomatique, janvier 2016.

(9) Cf. Emmanuel Faux, Thomas Legrand et Gilles Perez, La Main droite de Dieu. Enquête sur François Mitterrand et l'extrême droite, Seuil, Paris, 1994.

(10) Cécile Duflot, De l'intérieur. Voyage au pays de la désillusion, Fayard, Paris, 2014.

(11) Lire « Quand la gauche renonçait au nom de l'Europe » et « L'audace ou l'enlisement », Le Monde diplomatique, respectivement juin 2005 et avril 2012.

(12) Jacques Généreux, Les Bonnes Raisons de voter Mélenchon, Les Liens qui libèrent, Paris, 2017.

Faut-il changer le statut de l'hôpital public ?

ven, 24/03/2017 - 16:19
À l'occasion de l'élection présidentielle, s'est amorcé un débat sur la Sécurité sociale et les assurances privées complémentaires. La primaire de la droite et du centre a mis en lumière le rôle des mutuelles, des instituts de prévoyance et des assureurs privés. Et permis de suggérer le chemin inverse de (...) / , , , , , , , - La valise diplomatique

La Lettre clandestine

ven, 17/03/2017 - 11:45

Ce périodique de recherche sur les manuscrits philosophiques clandestins des XVIIe et XVIIIe siècles propose un dossier étoffé sur le Traité des trois imposteurs, un pamphlet contre la religion d'inspiration spinoziste qui circula abondamment sous le manteau au siècle des Lumières. (2016, n° 24, annuel. — Garnier, Paris.)

https://www.classiques-garnier.com/...

Les Pays-Bas ferment leurs prisons

jeu, 16/03/2017 - 15:10

Contrairement à la majeure partie des pays européens, les Pays-Bas enregistrent une baisse de leur population carcérale, au point qu'ils louent désormais des places de prison à la Belgique ou à la Norvège. Une politique de réinsertion très ancienne, un recours accru aux peines courtes et aux sanctions financières, ou encore à une justice négociée, se combinent aux considérations budgétaires pour expliquer ce phénomène.

Suyk Koen. – Au musée de la prison de Veenhuizen, Pays-Bas, 2005 ANP Photo

Des matelas repliés sur les couchettes, des bureaux vides, des cloisons nues : la place ne manque pas à la prison de Norgerhaven, dans le nord des Pays-Bas. Le cliquetis du trousseau de clés accroché à son pantalon résonne tandis que M. Frank Hogterp, chef de détention, se dirige à travers les couloirs vers la salle d'activités. « Une fois par jour, les détenus peuvent venir y regarder la télévision, jouer au ping-pong ou se préparer à manger », explique-t-il. Il devra communiquer avec eux en anglais : « Ici, on ne parle pas norvégien », précise-t-il en souriant. Car, depuis septembre, les cellules inoccupées ont été attribuées à 242 prisonniers norvégiens.

Alors que, jusqu'en 2004, les Pays-Bas souffraient comme la France d'une pénurie de places de prison, leur population carcérale a chuté de près de 45 % en moins de dix ans. Huit établissements ont déjà changé d'affectation, et une vingtaine d'autres devraient fermer d'ici trois ans. A contre-courant du reste de l'Europe, où la situation n'a pas changé, seules 10 500 des 12 400 places de prison du pays sont aujourd'hui occupées (1). Et le taux d'occupation devrait encore baisser, pour atteindre 60 % en 2018, si l'administration ne ferme pas d'autres établissements. Depuis 2009, dans un souci de rentabilité et pour éviter la mise au chômage des personnels, la Belgique s'est vu proposer de sous-traiter à son voisin l'incarcération de ses détenus ; et un accord similaire vient d'être signé avec la Norvège pour trois ans.

Le cas néerlandais suggère que l'encombrement des prisons n'est pas une fatalité. Pour autant, il n'est pas facile de saisir les mécanismes qui ont permis d'inverser la tendance. « Personne n'aurait pu le prévoir, nous affirme Miranda Boone, professeure de droit pénitentiaire à l'université de Groningue. Ce n'est pas le simple résultat d'une politique. » Les pouvoirs publics sont eux-mêmes surpris. Selon M.Peter Hennephof, directeur des institutions carcérales néerlandaises, « le gouvernement donne pour seules directives de faire baisser les taux de criminalité et de lutter contre la récidive ». Il ajoute — et cela a son importance : « … tout en maintenant des coûts aussi bas que possible ». Il invoque comme principal facteur la baisse de la criminalité, même s'il est incapable de l'expliquer. Toute tentative d'explication demeure d'ailleurs difficile à étayer tant la notion de criminalité recouvre des réalités différentes.

« Bien sûr, les gouvernements aiment dire que ce déclin est le fruit d'une politique gouvernementale », s'amuse Norman Bishop, expert scientifique auprès du Conseil de l'Europe. Et le sens commun voudrait que le taux d'incarcération soit influencé par le taux de criminalité. Or cette association ne se vérifie pas toujours, comme on le voit en Suède (lire « Succès des libérations conditionnelles en Suède »).

Jadis dépendant au crack, Peter est devenu coach sportif

La longue tradition humaniste néerlandaise serait-elle alors à l'origine de cette déflation carcérale ? Les pays nordiques sont régulièrement loués pour le succès de leurs peines non privatives de liberté et leur capacité à limiter la récidive. Et les Pays-Bas sont réputés pour avoir instauré très tôt un système dit « de probation », fondé non sur la punition, mais sur la réinsertion.

« L'histoire de la probation hollandaise est la plus ancienne du monde », confirme M. Willem Van De Brugge, secrétaire général de la Confédération européenne de la probation (CEP). Le premier service de ce type a vu le jour en 1823, sous la forme d'une institution privée dénommée « Société néerlandaise pour le relèvement moral des prisonniers » (2). Inspirée des idées du réformateur anglais John Howard (3), cette initiative permit l'amélioration des conditions carcérales et se développa sans intervention de l'Etat pendant près d'un siècle. Après la seconde guerre mondiale, l'empathie des intellectuels, qui dénonçaient l'inutilité sociale de la prison, lui donna un nouvel élan. Le service de probation s'institutionnalisa alors, avec pour objectif d'accompagner le délinquant dans son retour à la société. Enfin, en 1995, la myriade d'organisations qui s'étaient créées au fil des ans furent regroupées par le gouvernement pour ne plus former que trois agences, encore en place aujourd'hui.

La principale, Reclassering Nederland (« Service de probation néerlandais »), est généraliste : elle prend en charge 60 % des personnes en probation. Les agents fournissent des rapports de personnalité aux magistrats pour les aider à trancher et à opter soit pour l'enfermement, soit pour une peine non privative de liberté. Ils supervisent aussi les mesures imposées aux condamnés en cas de sursis : formation, indemnisation des victimes, suivi psychologique… Enfin, ils mettent en place les travaux d'intérêt général lorsqu'un juge les ordonne.

La deuxième agence, Stichting Verslavings- reclassering (SVG, « Agence de probation pour les personnes dépendantes »), s'occupe de ceux qui souffrent de problèmes d'addiction, soit 30 % de la population en probation. Ce sont principalement des consommateurs de drogues ou d'alcool qui commettent des vols. « En moyenne, nous les suivons pendant deux ans, indique Mme Barbara Kuijs, agente de probation depuis cinq ans à SVG. Lors des rendez-vous, nous essayons de comprendre leur addiction et de voir s'il ne s'y ajoute pas d'autres problèmes, notamment financiers. » En général, les probationnaires sont également soumis à une obligation de soins. Enfin, la dernière organisation, Armée du salut, se consacre aux sans-abri et aux plus marginaux, qui cumulent les difficultés familiales avec les difficultés de logement et d'emploi. Les agents de probation agissent également en prison pour limiter les sorties sans accompagnement, qui favorisent la récidive.

Suyk Koen. – Au musée de la prison de Veenhuizen, Pays-Bas, 2005 ANP Photo

A lui seul, Peter a expérimenté tout l'éventail des sanctions existant dans le système pénal néerlandais. « Le crime est une addiction », témoigne cet ancien détenu, qui a requis l'anonymat. Ce quinquagénaire au visage marqué évoque son passé de multirécidiviste avec une sincérité peu commune : « C'est une aventure. On gagne beaucoup d'argent. On fait ce qu'on veut. Oui… c'était une belle vie. Au début, en tout cas. » Entre les entrées et les sorties, il a passé près d'une décennie derrière les barreaux. Dépendant au crack pendant vingt ans, il est aujourd'hui coach sportif. Sorti il y a quatre ans d'un programme de probation au sein de SVG, il dit avoir tout arrêté. Avant cela, il a connu de nombreux programmes destinés aux récidivistes chevronnés — sans résultat. « Je cherchais seulement à sortir de prison, admet-il. Et à recommencer. » Jusqu'à ce qu'il en ait assez, un jour. A ce moment-là, le soutien d'un conseiller de probation lui a été précieux.

Il serait tentant de voir dans la période actuelle, comme y incite le ministère de la justice, un retour à l'état de grâce de l'après-guerre, quand, entre 1947 et 1975, les Pays-Bas adoptaient une politique pénale à rebours du tout-carcéral et faisaient de la réinsertion des condamnés une priorité (4). Mais certains éléments laissent penser qu'il y a de tout autres raisons au récent déclin des prisons néerlandaises.

Les peines de travaux d'intérêt général, dites de « services à la communauté », n'ont pas été davantage utilisées ces dernières années. Au contraire : elles suivent de près la courbe des taux d'incarcération. On en comptait 40 000, soit 30 % de l'ensemble des peines prononcées, en 2006 ; elles sont aujourd'hui stabilisées autour de 30 000 (5). Pourtant, les services de probation ont le sentiment que leur charge de travail augmente. Car, depuis plusieurs années, la politique d'austérité leur impose des réductions d'effectifs draconiennes. Le budget de 260 millions d'euros qui leur avait été alloué en 2012 a depuis été réduit de 40 millions d'euros.

Une journée en prison coûte 262 euros à l'Etat

De même, les prisons hollandaises ne se vident pas parce que les Pays-Bas renoncent à enfermer les condamnés. Comparé à celui des pays voisins, le recours à l'incarcération est même plus fréquent : 23 % de l'ensemble des sanctions prononcées, contre 15 % en moyenne en Europe. En revanche, on constate une réduction générale de la durée des peines. La prison reste la peine de référence pour les crimes graves, ainsi que pour les récidives — y compris avec des délits mineurs. Mais, pour le reste, les tribunaux infligent davantage de peines courtes, c'est-à-dire inférieures à un mois : 52 % des sanctions pénales en 2013, contre 38 % en 2005. Par ailleurs, ils privilégient aussi les sanctions financières.

On voit également davantage de recours aux mécanismes de « justice négociée », qui, depuis les années 1980, permettent d'éviter les procès, et donc l'emprisonnement. Le procureur a notamment la possibilité de proposer une transaction : si l'auteur du délit reconnaît sa culpabilité, les poursuites pénales peuvent être abandonnées en échange d'une amende. En outre, un grand nombre d'infractions ont été retirées du code de la route pour être traitées de manière administrative. Le ministère public et la police peuvent ainsi régler directement des affaires pénales, y compris pour des infractions passibles d'un maximum de six années d'emprisonnement.

Enfin, depuis 2008, les Pays-Bas délaissent la transaction consentie pour lui préférer l'« ordonnance pénale imposée » : un système par lequel le ministère public peut imposer une sanction, à charge pour le suspect de la contester et de demander à passer devant un juge. En 2013, 42 000 ordonnances de ce genre ont été rendues. Dans la grande majorité des cas, elles prennent la forme d'une sanction financière. « Ce procédé [de justice négociée] a l'avantage d'accélérer les procédures et de désengorger les tribunaux, explique Boone. L'objectif est que cela soit plus rapide, tant pour la victime que pour le contrevenant, et moins coûteux pour l'ensemble de la société. »

Nonobstant l'indépendance sans cesse évoquée du personnel judiciaire, la cohérence entre cette orientation et la politique actuelle d'austérité saute aux yeux. Une journée en prison coûte 262 euros à l'Etat. Une journée en probation, moins : entre 11 et 50 euros, selon le niveau de risque ; mais cela reste un coût. Les sanctions financières représentent, elles, une rentrée d'argent dans les caisses de l'Etat. Ces recettes s'élevaient à 673 millions d'euros en 2005, et à 1 050 millions huit ans plus tard (6).

Les budgets de tous les services publics subissent des coupes sévères, mais la lutte contre la criminalité figure parmi les priorités affichées par le gouvernement. Au programme : contrôle et surveillance accrus. Dans les rues, les gares, et même à l'intérieur des tramways qui sillonnent les villes, les caméras ont envahi le paysage néerlandais. De nombreux programmes de prévention de la petite délinquance voient le jour : ils scrutent les taux d'absentéisme et les comportements asociaux ou « déviants » chez les jeunes. L'objectif : leur venir en aide avant que certains ne basculent dans la délinquance. Ces programmes empiètent sans complexes sur les dispositifs sociaux : « La frontière entre l'aide et la punition se brouille de plus en plus, observe René Van Swaaningen, professeur de criminologie à l'université Erasmus de Rotterdam.Le système pénal se tient toujours prêt à intervenir si la personne ne se montre pas assez coopérative. »

Le fameux esprit de tolérance néerlandais a donc du plomb dans l'aile. Interrogée sur l'accueil que la société réserve aux anciens condamnés, Boone nous confirme l'ambiguïté : « J'ai pour habitude de qualifier la culture pénale néerlandaise de “culture de la bifurcation”, explique la professeure de droit. D'un côté, la réhabilitation pour ceux qui ont encore le potentiel pour devenir des citoyens décents, et, de l'autre, une dureté croissante envers certains groupes de population. » Ce qui s'explique par une culture profondément calviniste, selon Bas Vogelvang, professeur de politique pénale à l'université Avans de sciences appliquées : « Nous sommes très sévères envers ceux qui commettent des crimes. Les deux tiers du territoire néerlandais se situant au-dessous du niveau de la mer, pour lutter contre les marées, tout le monde doit travailler ensemble. Si un membre du groupe se marginalise, il aura des problèmes. »

Faire payer les frais d'incarcération aux détenus

Dans un tel contexte, le discours répressif forme un mélange assez étrange avec la baisse de la population carcérale, qui suscite tant d'admiration à l'étranger. Le directeur des institutions carcérales néerlandaises l'admet : « Il vaut certainement mieux pour la société avoir le moins de personnes possible en prison, mais il faut également répondre à sa demande de justice. »

En réalité, la singularité néerlandaise ne fait pas particulièrement la fierté de l'actuel gouvernement — issu d'une coalition entre les libéraux du premier ministre Mark Rutte et les travaillistes. « Leur but n'est pas de réduire la population carcérale, mais le coût du système », insiste Boone. La Haye entend réaliser 340 millions d'euros d'économies budgétaires sur les prisons en cinq ans, soit une réduction de 27 % à l'échéance de 2018.

En 2014, le Parlement a ainsi examiné deux propositions de loi alliant économies budgétaires et logique répressive. La première visait à faire payer les frais d'incarcération par les détenus eux-mêmes, soit 16 euros par nuit passée en prison. La seconde, à faire contribuer les condamnés aux frais de justice et aux soins requis par les victimes. En outre, à l'heure où la France, faute de place, reporte pour la quatrième fois l'application du principe de l'encellulement individuel, le gouvernement néerlandais semble fier d'annoncer sa nouvelle trouvaille pour réduire les coûts : les détenus seront désormais deux par cellule. Alors même que ses établissements se vident, le pays abandonne délibérément cet objectif après lequel courent la majorité des pays européens depuis la création de la prison moderne.

En dépit des apparences, donc, la société néerlandaise persévère dans la logique répressive à l'œuvre en Europe depuis le début des années 1980. Selon le sociologue David Garland, à cette époque, la dénonciation insistante de l'« assistanat » a conduit à remettre en question le projet de réinsertion par l'institution pénale (7). Une nouvelle doctrine punitive s'est imposée. En témoigne le glissement à droite du paysage politique depuis une dizaine d'années. La progression des formations d'extrême droite encourage les programmes sécuritaires. Le meurtre, en 2002, de Pim Fortuyn, un homme politique connu pour fustiger l'immigration, puis celui, en 2004, du réalisateur Theo Van Gogh par un islamiste, ont contribué à la montée d'un discours d'intolérance. La lutte contre la délinquance est devenue un enjeu majeur lors des campagnes électorales après l'ascension fulgurante du Parti pour la liberté (PVV). Avec 15,4 % des suffrages et 24 sièges à la Chambre basse, celui-ci est devenu en 2010 un acteur-clé de la vie politique, monnayant son soutien au premier ministre libéral Mark Rutte avant de le lâcher deux ans plus tard.

Dans le même temps, les dernières voix critiques sur la question carcérale se sont tues. « L'opposition qui émanait du parti écologiste est aujourd'hui silencieuse, remarque Van Swaaningen. Les libéraux et le Parti démocrate-chrétien craignent de voir leurs électeurs les abandonner pour le PVV. Alors, tous adoptent un discours plus sévère. » Depuis 2012, les libéraux ont formé une coalition avec les travaillistes, mais ils affichent toujours une intransigeance de façade — le ministère de la justice a ainsi été rebaptisé « ministère de la sécurité et de la justice ». En fait, l'originalité néerlandaise réside probablement dans le fait que, malgré un discours répressif, les principaux partis ne remettent pas en cause les fondements de la politique pénale. Ils se contentent d'accentuer les restrictions budgétaires.

Car, depuis trente ans, les Pays-Bas ont adopté les standards de la « nouvelle gestion publique ». Dans tous les domaines — santé, éducation, justice —, des objectifs chiffrés ont été introduits et la rentabilité est érigée en norme. Après avoir construit un Etat providence social-démocrate puissant dans les années 1960 et 1970, le pays glisse vers un modèle d'Etat néolibéral à l'anglo-saxonne.

Le mouvement touche jusqu'au cœur des services publics pénitentiaires et transforme le sens de la mission des travailleurs sociaux. « Même le rapport que l'on rédige sur quelqu'un est devenu un produit. Les sanctions communautaires sont des produits. Le contrôle est un produit », énumère M.Van De Brugge. Principale révolution en la matière : l'instauration du principe d'efficacité, le what works (« ce qui fonctionne »), une approche managériale importée du Royaume-Uni. Les agences ne parlent plus de « délinquants » et se réfèrent à leurs « clients », classés en trois catégories selon leur niveau présumé de dangerosité. Les agents de probation doivent se concentrer sur les personnes « rentables », celles présentant un profil moins ancré dans la délinquance et des chances de réinsertion plus rapides.

Les professionnels du monde judiciaire espèrent désormais un renflouement des caisses. Car, en sacrifiant les programmes de réinsertion et l'accompagnement humain qui rend celle-ci possible, les gouvernements courent le risque, estiment-ils, de voir les prisons se remplir à nouveau…

(1) Marcelo Aebi et Natalia Delgrande, « SPACE I - Council of Europe annual penal statistics : Prison populations », Conseil de l'Europe, Strasbourg, 2015.

(2) C. Th. Van Den Yssel, « Casser, puis reclasser ? », Déviance et société, vol. 6, no 1, Genève, 1982.

(3) Hygiéniste et philanthrope (1726-1790), auteur en 1777 du rapport The State of the Prisons, qui plaidait pour une réforme des prisons et une amélioration des conditions de détention.

(4) Miranda Boone et René Van Swaaningen, « Regression to the mean : Punishment in the Netherlands », dans Vincenzo Ruggiero et Mick Ryan (sous la dir. de), Punishment in Europe : A Critical Anatomy of Penal Systems, Palgrave Macmillan, coll. « Palgrave Studies in Prisons and Penology », Londres, 2013.

(5) Selon une étude du centre de recherche et de documentation intégré au ministère de la sécurité et de la justice des Pays-Bas, 2013.

(6) Ibid.

(7) David Garland, Punishment and Welfare : A History of Penal Strategies, Gower-Ashgate, Farnham (Royaume-Uni), 1985.

L'équipe du Manuel d'histoire critique

mer, 15/03/2017 - 18:16

Coordonné par Benoît Bréville et Dominique Vidal

Cartographie : Cécile Marin, avec Dario Ingiusto

Couverture : Boris Séméniako

Conception graphique : Boris Séméniako et Nina Hlacer, avec la participation de Gersende Hurpy

Rédactrice photo : Lætitia Guillemin

Documentation : Pauline Perrenot

Photogravure : Didier Roy

Correction : Pascal Bedos, Xavier Monthéard et Nicole Thirion

Traduction des encadrés : Aurélien Bellucci (mandarin), Benoît Bréville (anglais, italien), Renaud Lambert (espagnol), Hélène Richard (russe), Dounia Vercaemst (arabe), Dominique Vidal (allemand).

Cet ouvrage a été composé avec les caractères typographiques Minuscule (dessinés par Thomas Huot-Marchand), Pluto (dessinés par Hannes von Döhren) et Trend (dessinés par Daniel Hernández et Paula Nazal Selaive).

Le diabète en pleine expansion

mer, 15/03/2017 - 12:39

En Afrique du Sud, on constate un taux de prévalence (1) du diabète de 9,8 % (7,7 % pour les hommes, 11,8 % pour les femmes). Le pays a mis en place un programme relativement complet de prise en charge de la maladie (2). Mais il reste à évaluer concrètement son efficacité, tant les inégalités face au système de santé sont importantes dans ce pays. Quant au Burkina Faso, dont le taux est de 4,2 % (4,6 % pour les hommes et 3,8 % pour les femmes), il ne dispose d'aucun plan de lutte, ni préventif ni curatif. À titre de comparaison, la France, dont l'arsenal préventif et curatif est exhaustif, affiche un taux de prévalence du diabète de 6,5 % pour les hommes et 4,4 % pour les femmes. En 2013, au Sénégal, le ministère de la santé estimait la population diabétique à 400 000 personnes, sur une population adulte (20-79 ans) de 6,6 millions d'habitants (14 millions au total). Or ne sont officiellement recensés que 60 000 cas, dont seulement 10 % seraient suivis de manière régulière.

(1) Nombre de personnes affectées par rapport à la population.

(2) Tous les chiffres sont tirés des fiches pays de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).

Juste un peu de sang

mar, 14/03/2017 - 16:27

À l'automne 1993, les médias occidentaux célèbrent la mise au pas puis le bombardement du Parlement russe, dominé par des adversaires du néolibéralisme.

« Le coup de force de Boris Eltsine est un acte de salut public. » Charles Lambroschini, Le Figaro, Paris, 23 septembre 1993. « Le président russe, Boris Eltsine, a consulté le gouvernement des États-Unis avant de donner l'ordre de l'assaut du Parlement. (…) Bill Clinton a considéré que l'assaut par la force de la “Maison blanche” de Moscou était “inévitable pour garantir l'ordre”. » El País, Madrid, 5 octobre 1993. « Boris Eltsine se sera finalement résolu, à son corps défendant, à faire donner les chars pour restaurer l'ordre public et sauver son régime. Une décision radicale autant que tardive. » Éditorial du Monde, 5 octobre 1993. « La peste brune-rouge, curieuse épidémie de fin de siècle, s'est révélée, cette fois encore, n'être qu'un coup de sang. Et le sang, justement, n'a été répandu qu'en quantité raisonnablement mesurée (…). Bref, tout va bien. Sauf que l'énigme russe paraît plus redoutable que jamais. » Gérard Dupuis, éditorial de Libération, 5 octobre 1993. « Si Eltsine mérite d'être applaudi, ce n'est pas parce qu'il a remporté la victoire, mais parce qu'il a eu le courage d'employer enfin la force contre ceux qui n'ont jamais caché que les réformes démocratiques, tant politiques qu'économiques, ne convenaient pas à leurs intérêts. » L'Écho, Bruxelles, 5 octobre 1993. « En se débarrassant de ses ennemis, quitte à faire couler un peu de sang, Boris Eltsine rétablit l'ordre et offre aux Russes les chances d'un peu plus de démocratie. » Antoine Bosshard, Le Journal de Genève, 5 octobre 1993.

Futurisme

mar, 14/03/2017 - 16:27

Le 20 février 1909, « Le Figaro » publie à la « une » le « Manifeste du futurisme » rédigé par l'écrivain, juriste et artiste italien Filippo Tommaso Marinetti — une apologie de la violence mécanique et virile qui ne tarderait pas à se déchaîner à l'échelle du monde.

1. Nous voulons chanter l'amour du danger, l'habitude de l'énergie et de la témérité.

2. Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l'audace et la révolte.

3. La littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing.

4. Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive… Une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.

5. Nous voulons chanter l'homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la Terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite.

6. Il faut que le poète se dépense avec chaleur, éclat et prodigalité pour augmenter la ferveur enthousiaste des éléments primordiaux.

7. Il n'y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d'œuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l'homme.

8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !... À quoi bon regarder derrière nous, du moment qu'il nous faut défoncer les vantaux mystérieux de l'Impossible ? Le Temps et l'Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l'absolu, puisque nous avons déjà créé l'éternelle vitesse omniprésente.

9. Nous voulons glorifier la guerre —seule hygiène du monde—, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme.

10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.

11. Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flairant l'horizon ; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d'énormes chevaux d'acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l'hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste.

Le Pal

mar, 14/03/2017 - 16:27

Mystique catholique, antimoderne, journaliste et romancier, Léon Bloy a porté l'art de l'imprécation à ses limites. En 1885, il édite « Le Pal », un journal pamphlétaire dont la parution cesse au bout de cinq numéros. Il vilipende ici Albert Wolff, critique d'art au « Figaro ».

Il est assez connu des gens du boulevard, ce grand bossu à la tête rentrée dans les épaules, comme une tumeur entre deux excroissances ; au déhanchement de balourd allemand, qu'aucune fréquentation parisienne n'a pu dégrossir depuis vingt-cinq ans — dégaine goujate qui semble appeler les coups de souliers plus impérieusement que l'abîme n'invoque l'abîme. Quand il daigne parler à quelque voisin, l'oscillation dextrale de son horrible chef ouvre un angle pénible de quarante-cinq degrés sur la vertèbre et force l'épaule à remonter un peu plus, ce qui donne l'impression quasi-fantastique d'une gueule de raie émergeant derrière un écueil.

Alors on croirait que toute la carcasse va se désassembler comme un mauvais meuble vendu à crédit par la maison Crépin, et la douce crainte devient une espérance, quand le monstre est secoué de cette hystérique combinaison du hennissement et du gloussement qui remplace pour lui la virilité du rire franc.

Planté sur d'immenses jambes qu'on dirait avoir appartenu à un autre personnage et qui ont l'air de vouloir se débarrasser à chaque pas de la dégoutante boîte à ordure qu'elles ne supportent qu'à regret, maintenu en équilibre par de simiesques appendices latéraux qui semblent implorer la terre du Seigneur — on s'interroge sur son passage pour arriver à comprendre le sot amour-propre qui l'empêche encore, à son âge, de se mettre franchement à quatre pattes sur le macadam.

Le Pal, n° 5, 10 avril 1885.

Pages