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Cinq siècles de colonialisme

jeu, 16/02/2017 - 13:10

En France, les confessions du général Aussaresses sur la pratique de la torture par l'armée française durant la guerre d'Algérie (1954-1962) ont ravivé les débats sur le passé colonial. Comme si, quarante ans après les décolonisations, l'heure sonnait enfin d'ouvrir le livre noir du colonialisme.

Ce devoir de mémoire prend, en France, des accents de confrontation dramatique en raison, d'abord, de la violence extrême de la guerre d'indépendance algérienne. Ensuite, parce que, parvenue au crépuscule de sa vie, la génération des soldats engagés dans les combats - ceux qui eurent « vingt ans dans les Aurès » - veut connaître toute la vérité sur ce qui constitua souvent l'expérience la plus forte de son existence. S'y ajoute l'intérêt passionné que portent à cette question d'autres acteurs du drame : les centaines de milliers de rapatriés européens d'Algérie, les familles des harkis, et enfin tous les Algériens et descendants d'Algériens établis depuis en « métropole ».

Mais, plus largement, les polémiques sur l'histoire coloniale se multiplient, en Belgique, en Espagne, au Portugal, en Italie, aux Pays-Bas, en Angleterre, etc. Dans tous ces pays, qui eurent jadis un « empire colonial », des expositions (1), des livres, des films ou des émissions de télévision reviennent sur un passé que les ouvrages scolaires continuent de présenter comme « glorieux ».

On découvre ainsi que le colonialisme aura été un mouvement d'expansion de l'Europe qui se répand hors de ses frontières, envahit le reste de la planète pour y exploiter et opprimer ses habitants. Il commence au XVe siècle pour s'achever au cours de la seconde moitié du XXe. A son apogée, vers 1938, l'Europe colonisatrice étend sa domination sur plus de 40 % du monde habité. La Grande-Bretagne et la France possèdent, à elles seules, à la veille de la seconde guerre mondiale, 85 % du domaine colonial existant. Au point qu'on estime que 70 % des habitants actuels de la planète ont un passé colonial, soit en tant qu'anciens colonisateurs, soit comme ex-colonisés (2).

Le fait colonial débute à l'ère moderne avec les grandes inventions et les grandes découvertes qui marquent la fin du Moyen Age. Christophe Colomb met pied en Amérique le 12 octobre 1492. C'est alors que l'Europe, et elle seule, va s'étendre, conquérir, dominer et coloniser. Les premiers à le faire seront les Espagnols et les Portugais. Le pape Alexandre VI, le 3 mai 1493, partagera « les mondes découverts et à découvrir » entre l'Espagne et le Portugal afin que « la foi catholique et la religion soient exaltées et partout amplifiées et répandues (...) et que les nations barbares soient subjuguées et réduites à la foi ».

La conquête de l'Amérique se traduit par la destruction des civilisations amérindiennes et par un génocide. Des débats opposent, dès cette époque, partisans et adversaires de la colonisation. Des théologiens se demandent s'il est juste de faire la guerre aux Indiens et de les soumettre en esclavage. Oui, disent les uns, parce que Dieu en a fait des êtres inférieurs, et parce qu'ils doivent expier leurs crimes, leur idolâtrie, leurs vices, leur barbarie. Non, répliquent les autres, parce que Dieu en a fait des êtres semblables à nous, avec les mêmes attributs et les mêmes droits.

Une controverse va opposer, en 1550, à Valladolid, devant une commission de lettrés, les tenants des deux thèses. Juan Ginés de Sepulveda estime que la domination coloniale est un devoir. Bartolomé de Las Casas soutient que c'est une ignominie. Las Casas l'emporte. Mais les « lois nouvelles » ne seront pas appliquées. Et Montaigne, favorable - comme Rabelais ou Ronsard - à une colonisation humaine, pourra dénoncer la fausse gloire des conquistadores en rappelant qu'avec « les foudres et tonnerres de leurs pièces et harquebouses on triomphe sans honneur de peuples nuds ».

Après l'Espagne et le Portugal, trois autres puissances maritimes, la France, l'Angleterre et les Pays-Bas, se lancent à la conquête de colonies, en Amérique du Nord, en Inde et dans les « îles aux epices » (actuelle Indonésie). Ils le font au nom de la théorie mercantiliste, qui pendant trois siècles sera la doctrine coloniale dominante. Le mercantilisme fait des colonies des dépendances économiques de la métropole, gérées le plus souvent par des Compagnies. Il s'agit de soumettre les possessions coloniales à trois contraintes : empêcher leur production de concurrencer celle de la métropole, écarter toute intervention d'un tiers entre la colonie et sa métropole, et enfin contraindre la colonie à ne commercer qu'avec la métropole.

Si les colonies de plantation s'adaptent au mercantilisme, en revanche les colonies de peuplement ont de plus en plus de mal à le faire. Au nom de la liberté du commerce, les libéraux encouragent la dissidence. Cela conduit, en 1776, à la révolte et l'indépendance des colons d'Amérique du Nord et, trente ans plus tard, à celle de l'Amérique du Sud. Ces colons sécessionnistes sont anticolonialistes dans la mesure où ils s'opposent à la dépendance économique exclusive avec la métropole, mais, pour la plupart, ils restent farouchement colonialistes à l'égard des Indiens et des Noirs, et partisans de l'esclavage. Ce qui explique le « paradoxe américain ». L'Amérique est le premier continent à s'être libéré du colonialisme, mais cette libération vis-à-vis de la métropole s'est traduite, paradoxalement, par un renforcement du pouvoir local des colons. C'est pourquoi, de tous les territoires décolonisés de la planète, l'Amérique est (avec l'Australie et la Nouvelle-Zelande) le seul ou les populations colonisées (les Indiens) demeurent exclues du pouvoir, discriminées, marginalisées. Ce sont les Etats-Unis et l'Argentine indépendants et décolonisés qui ont pratiquement exterminé leurs Indiens...

Une première ère coloniale s'achève. Les libéraux du début du XIXe siècle, comme Alexis de Tocqueville ou Domingo F. Sarmiento, ferment les yeux sur ces massacres tout en encourageant l'abandon des colonies. « Les vraies colonies d'un peuple commerçant - écrit par exemple Jean-Baptiste Say dans son Cours complet d'économie politique en 1803 — ce sont les peuples indépendants de toutes les parties du monde. Tout peuple commerçant doit désirer qu 'ils soient tous indépendants pour devenir plus industrieux et plus riches, car plus ils seront nombreux et productifs, plus ils présenteront d'occasions et de facilités pour les échanges. Les peuples deviennent alors pour nous des amis utiles et qui ne nous obligent pas de leur accorder des monopoles onéreux, ni d'entretenir à grands frais des administrations, une marine et des établissements militaires aux bornes du monde. Un temps viendra où on sera honteux de tant de sottise et où les colonies n 'auront plus d'autres défenseurs que ceux à qui elles offrent des places lucratives à donner et à recevoir, le tout aux dépens du peuple. »

Partisans et adversaires des colonies s'affrontent tout au long du XIXe siècle. La France, qui se lance à la conquête de l'Algérie dès 1830, n'échappe pas à ces polémiques. Certains y dénoncent les crimes. Par exemple, Victor Hugo, dans Choses vues écrit : « Le général Leflô me disait hier soir, 16 octobre 1852 : « Dans les prises d'assaut, dans les razzias, il n'était pas rare de voir les soldats jeter par les fenêtres des enfants que d'autres soldats en bas recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes. Ils arrachaient les boucles d'oreille aux femmes et les oreilles avec, ils leur coupaient les doigts des pieds et des mains pour prendre leurs anneaux... » (3)  » D'autres, au nom des idées du comte de Saint-Simon, estiment que la colonisation, conduite par les savants, les banquiers et les industriels, permettra d'étendre à tous et partout les bénéfices de la science, de la raison et du progrès...

Après 1870, le colonialisme se dote d'une nouvelle facette : la dimension impériale. Les puissances industrielles, enrichies par le progrès technique, repartent en conquête avec des moyens militaires décuplés par la révolution industrielle : « La politique coloniale dira Jules Ferry, est fille de la politique industrielle. » La puissance coloniale devient une composante majeure du prestige national. L'Afrique est alors mise en coupe réglée par les puissances coloniales traditionnelles, surtout la Grande-Bretagne et la France, auxquelles s'ajoutent de nouveaux venus : la Belgique, l'Allemagne et l'Italie. En Océanie et en Extrême-Orient, les Etats-Unis et le Japon conquièrent également un embryon d'empire colonial. Une adaptation des théories de Darwin sert de philosophie à ce nouvel expansionnisme : l'élimination des « peuples arriérés » serait en définitive bénéfique pour l'humanité tout entière : « Les races supérieures explique Jules Ferry, ont un droit vis-à-vis des races inférieures. »

Les socialistes, qui globalement dénoncent la colonisation, le font au milieu de grandes hésitations. Et les textes abondent, de Engels et même de Marx, à forts relents racistes, quand il s'agit de qualifier les populations colonisées. Il faudra attendre Lénine et sa critique de « l'impérialisme, stade suprême du capitalisme » pour voir enfin le socialisme se doter d'une doctrine radicalement anticolonialiste. Sur cette base, et sur des revendications nationalistes, les révoltes et les guerres anticoloniales vont se multiplier tout au long du XXe siècle.

La seconde guerre mondiale qui ravage l'Europe affaiblit définitivement les puissances coloniales. Les années qui vont de 1945 à 1975 verront l'effondrement définitif du colonialisme, un système d'exploitation de tous les non-Européens fondé sur le racisme et qui aura finalement duré cinq longs siècles...

(1) Lire Michel Daubert, « Les musées coloniaux changent de vocation », Télérama, 18 avril 2001.

(2) Cf. Bouda Etemad, « La colonisation, une bonne affaire ? », Alternatives économiques, mai 2001.

(3) Cité par Delfeil de Ton in Le Nouvel Observateur, 9 juin 2001.

En Algérie, une guerre de cent ans contre la colonisation (1)

jeu, 16/02/2017 - 12:32

Jusqu'aux années 1990, la fermeture des archives, en particulier militaires et policières, freinait les travaux scientifiques sur la guerre d'Algérie. Les témoignages (de rapatriés, d'anciens combattants, etc.), les œuvres des cinéastes et les textes d'intellectuels n'en donnaient qu'une vision parcellaire. Depuis, la torture, les « camps de regroupement » et les autres exactions de l'armée française apparaissent au grand jour.

La prise de Mascara, le 5 décembre 1835, par les troupes francaises sur les soldats d'Abd El-Kader. Image d'Epinal, vers 1836. © Coll. Kharbine-Tapabor.

Si l'on en croit bien des livres d'histoire, la guerre d'Algérie débute le 1er novem­bre 1954, lorsque sont échangés les premiers coups de feu et qu'apparaît un groupe inconnu auparavant : le Front de libération nationale (FLN).

En réalité, la résistance du peuple algérien commence… dès le début de la colonisation française, lors du débarquement de 1830. La « pacification » ne s'achève qu'en décembre 1847, avec la reddition d'Abd El-Kader – l'unificateur des forces algériennes contre la conquête, proclamé « émir des croyants ». Depuis cette date, les insurrections, locales ou régionales, n'ont plus cessé. Une des dernières manifestations pour l'indépendance, à Sétif en mai 1945, est réprimée dans le sang, laissant dans la société algérienne une cicatrice jamais refermée.

Constat d'échec pour les solutions pacifiques et les soulèvements sporadiques.

Ces insurrections furent-elles toutes menées au nom de la nation algérienne ? Pour la phase initiale, au XIXe siècle, les historiens en débattent encore. Ce qui est certain, c'est que le sentiment patriotique algérien s'affirme progressivement face à l'occupation étrangère. En témoignent la naissance de l'Etoile nord-africaine (1926), puis celle du Parti populaire algérien (1937), deux organisations marquées par la forte personnalité de Messali Hadj – lequel sera écarté par ses camarades plus jeunes lors du déclenchement de l'insurrection de novembre 1954, qui débouchera sur la guerre d'indépendance.

Deux membres de l'Armée de libération nationale (ALN) étudient les plans de leurs futures missions. Photographie de Kryn Taconis, 1957. © Kryn Taconis/Magnum Photos. 
Des paysans accueillent des membres de l'ALN alors qu'ils patrouillent près de leur village. Photographie de Kryn Taconis, 1957 © Antonio Martorell/DR.

A ce moment, le mouvement nationaliste parvient à la conclusion que, les solutions pacifiques et les soulèvements sporadiques ayant échoué, un mouvement de révolte structuré, centralisé, est devenu nécessaire. D'autant que, quelques mois plus tôt, à l'autre bout du monde, la victoire vietnamienne de Dien Bien Phu (mai 1954) a éveillé d'immenses espoirs chez tous les colonisés (lire p. 118).

Affiche porto-ricaine du film « La Bataille d'Alger », de Gillo Pontecorvo, par Antonio Martorell. © DocPix.

Les gouvernants ne comprennent pas ce qui est en train de se passer. Les formules « L'Algérie, c'est la France. Des Flandres au Congo, une seule nation, un Parlement » et « Pas de négociation » (François Mitterrand, ministre de l'intérieur) emplissent les discours. Pour ces officiels, la réplique va de soi : « la fermeté », c'est-à-dire la violence, « la guerre » (Mitterrand).

La quasi-totalité du monde politique et journalistique préconise les mêmes « solutions ». Seules quelques voix protestent : Charles-André Julien, François Mauriac, André Mandouze, Francis Jeanson chez les intellectuels ; Témoignage chrétien, L'Humanité et France-Observateur dans la presse. Les communistes, unique force politique nationale à s'élever contre la répression et à affirmer le caractère spécifique de la question algérienne, ne vont pas pourtant jusqu'à l'affirmation du droit à l'indépendance de l'Algérie.

Guerre ? Le mot n'apparaîtra jamais dans le vocabulaire officiel de 1954 à 1962. Il ne sera adopté qu'en… octobre 1999, après une décision de l'Assemblée nationale !

Prospectus de l'association l'Etoile nord-africaine, 1934. DR.

C'est pourtant bel et bien une guerre coloniale qui commence en 1954. Dès ce moment sont mis en place des moyens proprement inhumains pour terroriser non seulement les combattants, mais toute la population, considérée comme complice, donc coupable : ratissages, arrestations, usage de la torture, évacuations de villages entiers et regroupements par la force des populations civiles, bombardements au moyen parfois du sinistre napalm.

Le désastre de Guy Mollet Affiche de propagande de la Fondation Maréchal de Lattre, 1956-1958. © Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.

Les mois passent, la guerre s'installe. Durant cette première phase, les dirigeants français, endormis par plus d'un siècle de certitudes coloniales (« Nous sommes porteurs de la civilisation… les indigènes nous sont reconnaissants… »), ne comprennent pas les enjeux. Les gouvernements de la IVe République qui se succèdent (Pierre Mendès France, Edgar Faure, Guy Mollet…) adoptent, avec des nuances, la même politique.

Le pire survient avec le gouvernement Mollet, dit de « front républicain » : élu en 1956 sur un programme de prise de contacts avec le FLN, soutenu par des communistes qui regretteront, mais bien tard, leur vote, il s'engage en fait vers une aggravation de la guerre. C'est ce gouvernement qui couvre les exactions de la féroce chasse à l'homme pudiquement appelée bataille d'Alger (début 1957).

Manuel scolaire algérien

Depuis l'indépendance,le gouvernement algérien alimente l'hostilité de la populationà l'égard des harkis. En témoigne ce manuel de neuvième, rédigé au début des années 2000.

Des groupes de personnes ont préféré se vendre à l'ennemi et combattre leurs propres frères, déjà lors des premières révoltes au XIXe siècle, en échange d'argent, de biens, de titres. Ces groupes de harkis ont été responsables des pires répressions contre les civils algériens. Ce sont eux qui ont été chargés de brûler les villages, des interrogatoires, de la torture, soit de la sale besogne de l'armée française.

Cité dans Benjamin Stora, « Guerre d'Algérie et manuels algériens de langue arabe », Outre- Terre, n° 12, 2005.

La résistance wallonne, bluff ou brèche ?

lun, 13/02/2017 - 16:33

L'Accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada (en anglais CETA) a finalement été signé le 30 octobre 2016. L'opposition farouche de la Wallonie et de son ministre-président Paul Magnette en avait bloqué l'adoption pendant plusieurs semaines. Habitués à l'échec, les opposants au libre-échange ont imaginé en avoir subi un nouveau. Ont-ils raison ?

Négocié dans le plus grand secret depuis 2009, l'Accord économique et commercial global (AECG, en anglais CETA) entre l'Union européenne et le Canada devait être signé le 27 octobre 2016. Mais, treize jours avant la cérémonie, le Parlement de Wallonie, dominé par le Parti socialiste, a refusé de donner délégation au gouvernement belge pour conclure ce traité. Ce coup de tonnerre a offert aux dirigeants européens l'occasion d'une nouvelle démonstration de leur mépris des populations. M. Paul Magnette, le ministre-président wallon, se retrouve subitement dans la situation du premier ministre grec Alexis Tsipras à l'été 2015, et de tous ceux qui osent ne pas se soumettre : il essuie le feu de la Commission européenne.

Au terme d'intenses négociations, et après de nombreuses menaces, un nouvel accord a finalement été adopté avec l'assentiment du Parlement wallon. Certains ont vu dans ce ralliement une capitulation semblable à celle du gouvernement grec, qui avait finalement accepté l'austérité. Mais, à y regarder de plus près, l'affaire, parsemée de nombreux rebondissements, paraît moins certaine.

Pas de tribunaux d'arbitrage

Les négociations de l'AECG se sont achevées une première fois fin 2013. Désireux d'inscrire ce traité à son bilan, M. José Manuel Barroso, alors président de la Commission européenne, enjoint au gouvernement canadien d'organiser prestement une cérémonie de signature. Celle-ci a lieu le 26 septembre 2014. Alors que s'engage le processus de ratification par les États, on découvre le contenu de l'accord et les Wallons commencent à s'y intéresser. En effet, la Constitution fédérale belge conférant aux entités fédérées le pouvoir de ratifier certains traités internationaux, le Parlement de Wallonie se saisit du document et organise une consultation de tous les milieux concernés : experts, juristes, syndicalistes, représentants du monde associatif, etc. Il est pratiquement le seul en Europe à réaliser un tel travail.

Au même moment, des fuites permettent de découvrir un traité identique, négocié avec les États-Unis : le grand marché transatlantique (GMT), popularisé sous son acronyme anglais Tafta, dans lequel on retrouve, comme dans l'AECG, un dispositif d'arbitrage destiné à protéger les investisseurs contre les entraves que pourraient leur imposer les États (1). Ce mécanisme suscite une opposition d'une ampleur telle que les gouvernements français et allemand font part de leurs réserves. La Commission européenne consent à quelques modifications, mais le nouveau « système de cour d'investissement » conserve des traces de la formule d'origine : les arbitres demeurent, et aucune règle déontologique ne leur est imposée pour éviter les conflits d'intérêts.

Ces changements homéopathiques conviennent au Canada et aux gouvernements européens, qui s'entendent pour organiser une nouvelle cérémonie. Mais le Parlement de Wallonie, lui, n'est toujours pas satisfait.

Dans une résolution du 27 avril 2016, il s'oppose à la mise en œuvre provisoire de l'AECG avant sa ratification et refuse au gouvernement belge les pleins pouvoirs pour le signer. Il exige de consulter la Cour de justice de l'Union européenne sur la compatibilité de l'accord avec les traités européens existants et demande qu'on confère à l'AECG le statut de traité mixte, qui implique une ratification par les Parlements nationaux.

Enfin, il préconise l'inscription dans tous les accords de libre-échange de quatorze « balises » contraignantes, « qui ne se retrouvent malheureusement pas dans le CETA » (2) : le respect des droits humains, du droit du travail et des normes environnementales ; l'adoption de listes positives en matière de libéralisation des services, mentionnant les services à ouvrir aux entreprises étrangères et excluant les services d'intérêt général ; le respect du principe de précaution et de la convention de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) sur la diversité culturelle ; l'inscription d'une exception agricole pour garantir la sécurité alimentaire, la sauvegarde de la vie rurale, la protection de la nature et de la biodiversité ; la possibilité d'inclure des clauses sociales et environnementales dans les marchés publics et de privilégier les circuits courts ; la transparence dans les négociations des futurs accords de libre-échange, etc. Les principales questions soulevées par les mobilisations citoyennes sont posées.

La témérité wallonne déteint sur plusieurs capitales, qui, à l'instar de Paris et Berlin, souhaitent désormais que les Parlements se prononcent. Le 5 juillet 2016, ignorant l'avis de la Commission européenne, le Conseil des ministres de l'Union classe l'AECG parmi les traités mixtes. Des tractations s'ouvrent avec le Canada autour d'une déclaration interprétative commune (3) de nature à répondre aux craintes exprimées. Adoptée le 5 octobre, celle-ci n'offre pas les garanties demandées par le Parlement de Wallonie, qui refuse à nouveau, le 14 octobre 2016, de donner délégation au gouvernement belge. Dès lors, les foudres de Bruxelles et d'Ottawa s'abattent sur la Wallonie. « Si, dans une semaine ou deux, l'Europe est incapable de signer une entente commerciale progressiste avec un pays comme le Canada, avec qui l'Europe pense-t-elle faire affaire dans les années à venir ? », interroge le premier ministre canadien Justin Trudeau lors d'une conférence de presse le jour même.

Pourtant, les revendications des Wallons n'ont rien de radical : ils ne rejettent pas le principe d'un traité de libre-échange ni ne remettent en cause les accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), dont ils espèrent seulement atténuer les effets. Mais ils ont face à eux un gouvernement canadien qui refuse toute renégociation, et des gouvernements européens qui l'appuient. Menaçant de ne pas ratifier l'AECG — et de bloquer ainsi sa signature —, M. Magnette demande des améliorations du document interprétatif. Après plusieurs jours de négociations et d'intimidations, une nouvelle déclaration et trente-huit autres documents sont adoptés le 30 octobre. Ils forment un ensemble juridique indissociable qui engage toutes les parties. Selon M. Magnette, l'accord final contient « des clarifications, des précisions, des engagements et des compléments qui ont valeur d'amendements du texte du traité lui-même (4) ». Le Parlement de Wallonie accepte de signer. Loin d'être une capitulation, cette décision témoigne des gains non négligeables obtenus grâce à la résistance wallonne.

Encore de nombreuses ambiguïtés

En effet, dans son ultime mouture, l'AECG n'a plus le pouvoir de modifier les règles en vigueur dans l'Union européenne en matière de principe de précaution. Par ailleurs, les pouvoirs du conseil de coopération réglementaire se trouvent nettement amoindris. Ce conseil permet, une fois le traité adopté, d'en poursuivre les objectifs en allant au-delà de ce qu'il prévoit en matière de compatibilité des normes sociales, sanitaires, industrielles, environnementales, avec la possibilité de remettre en question toutes les législations et les réglementations contestées par le secteur privé. Composé de représentants du Canada et de l'Union européenne, il échappe au contrôle démocratique ; toute nouvelle norme envisagée par un État membre de Union devrait lui être soumise. Mais le nouveau texte défend la souveraineté nationale et enlève tout caractère obligatoire aux résultats de cette coopération.

Autre avancée : chaque État peut s'en tenir à sa propre définition des services publics et ramener sous son contrôle des services auparavant privatisés. Ce droit remet-il en question le principe de la liste négative (5) et les effets du traitement national (6) ? Le texte ne le dit pas.

Le nouvel accord limite en outre la pratique des sociétés-écrans et des entreprises « boîtes aux lettres », en appliquant aux sociétés installées au Canada les mêmes règles qu'en Europe : pour bénéficier des dispositions de l'AECG, elles doivent avoir un « lien effectif et continu » avec l'économie locale (7).

Le dispositif de règlement des conflits entre entreprises privées et États a également fait l'objet d'importantes modifications, qui l'ont éloigné du cadre de la convention de Washington (8). Les parties renoncent au principe de l'arbitrage et créent une juridiction originale, animée par des magistrats professionnels soumis — contrairement aux arbitres — aux règles d'éthique propres au pouvoir judiciaire. Une instance d'appel, sur le modèle de celle existant à l'OMC, est instaurée, ce qui permettra de bâtir une jurisprudence et de garantir la sécurité juridique et l'égalité d'accès.

Dans le domaine agricole, une clause de sauvegarde a été introduite : certaines dispositions de l'AECG pourraient être suspendues si elles provoquent des « déséquilibres de marché », ce concept étant élargi à d'autres facteurs que le volume des importations. Quant aux indications géographiques protégées (un label européen certifiant l'origine d'un produit agricole), une clause permet d'en élargir la liste au cas où l'une d'elles serait usurpée au Canada. La protection du travail comme celle de l'environnement ont enfin été renforcées : les signataires se sont engagés à ne pas diminuer leur niveau de réglementation. Et, contrairement à ce qu'indiquait la première version du texte, ils ne devront pas prendre en considération le fait que leurs décisions puissent affecter négativement les attentes de profit des investisseurs — lesquels ne pourront pas demander des réparations pour de telles décisions.

Le texte de l'AECG en lui-même n'a pas changé. « Nous n'avons pas bougé une virgule », s'est vanté le premier ministre belge, M. Charles Michel, soucieux de montrer que les dirigeants européens n'avaient rien cédé à la « petite » Wallonie (tout de même plus peuplée que sept États membres de l'Union). Ce qui a changé, c'est la manière dont le traité sera mis en œuvre — si tant est qu'il le soit, puisqu'il doit désormais être ratifié à l'unanimité par les Parlements nationaux.

Les citoyens engagés contre le libre-échange espéraient davantage, et les raisons de se battre contre la ratification de l'AECG demeurent. Si de réels progrès ont été accomplis, il reste de nombreuses ambiguïtés, et on peut douter de la détermination des autorités européennes à respecter des dispositions qu'elles s'étaient bien gardées de proposer durant les négociations. Les socialistes wallons sont néanmoins allés aussi loin que possible dans un contexte où tous les gouvernements s'opposaient à eux. Ils ont démontré que résister n'est jamais vain, y compris dans le cadre institutionnel dominant. Les principales raisons de s'opposer à ces accords de libre-échange ont été, pour la première fois, portées et débattues au plus haut niveau de l'Union européenne.

(1) Lire Benoît Bréville et Martine Bulard, « Des tribunaux pour détrousser les Etats », Le Monde diplomatique, juin 2014.

(2) « Résolution sur l'Accord économique et commercial global », Parlement de Wallonie, Namur, 27 avril 2016.

(3) Lorsqu'un traité suscite des interprétations divergentes, les États signataires peuvent s'accorder sur un document annexe qui fournit une interprétation partagée par toutes les parties. En vertu de la convention de Vienne sur le droit des traités, ce document a la même force contraignante que les dispositions du traité lui-même.

(4) Commission chargée des questions européennes, Parlement de Wallonie, séance publique du 27 octobre 2016.

(5) Tous les services qui ne sont pas explicitement mentionnés sur une liste sont ouverts à la concurrence.

(6) L'obligation de traiter une entreprise étrangère de la même manière qu'une entreprise nationale (subventions, aides...).

(7) Décision du 15 janvier 1962, en vertu de l'article 54 du traité établissant la Communauté économique européenne (CEE).

(8) Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d'autres États conclue à Washington le 18 mars 1965. Elle a créé le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi), où se rendent les deux tiers des arbitrages en matière d'investissements. Cette convention exclut les mécanismes d'appel.

Nos précédents articles

Le fléau de l'arbitrage international, par Maude Barlow et Raoul Marc Jennar (février 2016).

• « Bon, d'accord. Mais que faire ? », par les Collectifs Stop Tafta de Besançon et Stop Tafta 31 (juin 2015).

Dossier : grand marché transatlantique (juin 2014).

Comment l'AMI fut mis en pièces, par Christian de Brie (décembre 1998).

« Un danger pour la solution à deux États »

lun, 13/02/2017 - 16:27

Le 23 décembre 2016, le Conseil de sécurité des Nations unies adoptait par quatorze voix et une abstention (celle des États-Unis) la résolution 2334 condamnant « la construction et l'expansion de colonies de peuplement » dans les « territoires occupés ». Cinq jours plus tard, dans un discours très critique à l'égard de la politique israélienne, le secrétaire d'État John Kerry expliquait pourquoi les États-Unis n'avaient pas utilisé leur droit de veto pour bloquer ce texte (extraits).

Soyons clairs sur la situation en Cisjordanie. En public, le premier ministre israélien soutient une solution à deux États ; mais la coalition dont il fait actuellement partie est la plus à droite de l'histoire d'Israël, et son programme est dicté par ses éléments les plus extrêmes. L'action de ce gouvernement, décrit par le premier ministre lui-même comme « plus dévoué aux colonies que tous ses prédécesseurs », va dans le sens d'une solution à un État. Israël a effectivement conforté son emprise sur une grande partie de la Cisjordanie pour servir ses intérêts propres, inversant ainsi la transition vers le renforcement de l'autorité civile palestinienne que réclamaient les accords d'Oslo.

Je pense que la majorité des gens, en Israël et a fortiori dans le reste du monde, ignorent à quel point ce processus s'est amplifié et généralisé. Mais les faits parlent d'eux-mêmes. La population des quelque 130 colonies à l'est des frontières de 1967 n'a cessé de croître. Depuis la signature des accords d'Oslo [en 1993], le nombre de colons a augmenté de 270 000 dans la seule Cisjordanie — sans compter Jérusalem-Est —, dont 100 000 depuis le début du mandat de Barack Obama en 2009.

Inutile de prétendre que cela concerne uniquement les grandes colonies. Près de 90 000 colons vivent à l'est du mur de séparation construit par Israël au beau milieu de ce qui, selon toute définition raisonnable, constituerait le futur État palestinien. Et la population de ces petites colonies lointaines a augmenté de 20 000 personnes depuis 2009. De surcroît, le gouvernement vient d'approuver une nouvelle implantation encore plus à l'est du mur, plus près de la Jordanie que d'Israël. Qu'est-ce que cela dit aux Palestiniens, mais aussi aux États-Unis et au reste du monde, des intentions d'Israël ?

Je tiens à préciser qu'il ne s'agit pas d'affirmer que les colonies sont la seule ou la principale cause du conflit. Ce n'est évidemment pas le cas. On ne peut pas non plus dire que la suppression des colonies suffirait à amener la paix. On n'y parviendrait pas sans un accord plus large. Bien entendu, un accord sur le statut final devra intégrer certaines colonies à Israël de manière à refléter les changements qui se sont produits au cours des quarante-neuf dernières années ; nous comprenons cela. De même, les nouvelles réalités démocratiques et démographiques qui existent sur le terrain devront être prises en compte. Mais, si de plus en plus de colons viennent s'implanter au milieu de territoires palestiniens, il sera aussi difficile de séparer les deux territoires que d'imaginer un transfert de souveraineté, et c'est exactement le dessein que poursuivent certains.

Disons-le : l'expansion des colonies n'a rien à voir avec la sécurité d'Israël. Au contraire, nombre d'entre elles alourdissent le fardeau sécuritaire des forces de défense israéliennes. Et les chefs de file du mouvement de colonisation sont motivés par des impératifs idéologiques qui ignorent complètement les aspirations légitimes des Palestiniens.

On en trouve l'illustration la plus troublante dans la prolifération des avant-postes de colons, illégaux aux yeux mêmes de la loi israélienne. Souvent situés sur des terrains palestiniens privés, ils occupent des positions stratégiques qui rendent la solution à deux États impossible. Il existe plus de cent avant-postes de ce type, et, depuis 2011, près d'un tiers d'entre eux ont été légalisés — ou sont en passe de l'être — malgré les promesses des anciens gouvernements d'en démanteler la majorité.

Or des représentants du mouvement de colonisation ont proposé une nouvelle législation qui légaliserait tous les avant-postes. Pour la première fois, cela signifierait appliquer à la Cisjordanie la loi nationale d'Israël au lieu de la loi militaire, ce qui serait une étape majeure vers le processus d'annexion. Quand la loi a franchi l'étape de la première lecture à la Knesset (le Parlement israélien), l'un de ses principaux promoteurs a déclaré fièrement : « Aujourd'hui, la Knesset a abandonné l'idée de créer un État palestinien pour aller dans le sens de la souveraineté israélienne en Judée et en Samarie. » Même le ministre de la justice israélien a affirmé que ce projet de loi était inconstitutionnel et qu'il enfreignait le droit international.

Vous entendrez peut-être des défenseurs des colonies soutenir qu'elles ne font pas obstacle à la paix, sous prétexte que les colons qui refuseraient de partir [en cas de partition] pourraient tout simplement rester en Palestine, comme les Arabes qui vivent en Israël. Mais ce serait là oublier un élément crucial. En tant que citoyens d'Israël, les Arabes israéliens sont soumis au droit israélien. Qui peut vraiment croire que les colons accepteraient de se plier au droit palestinien en Palestine ?

De même, des partisans des colonies avancent que les colons pourraient tout simplement rester dans leurs colonies tout en demeurant des citoyens israéliens dans des enclaves séparées au milieu de la Palestine, sous la protection de l'armée israélienne. Eh bien, il existe plus de quatre-vingts colonies à l'est du mur de séparation, dont beaucoup à des emplacements qui rendraient impossible la création d'un État palestinien continu. Peut-on vraiment penser que, si les colons restent là où ils sont, il serait possible d'instaurer un État palestinien viable ?

D'aucuns se demandent pourquoi ne pas construire dans les zones dont tout le monde sait qu'elles finiront par faire partie d'Israël. Si l'implantation de nouvelles colonies dans ces zones ou ailleurs en Cisjordanie soulève une telle opposition, c'est parce que la décision de ce qui constitue un ensemble de colonies est prise de manière unilatérale par le gouvernement israélien, sans consultation, sans le consentement des Palestiniens, qui ne bénéficient pas du droit équivalent de construire dans ce qui fera probablement partie de la Palestine. En un mot, sans accord et sans réciprocité, les choix unilatéraux deviennent des sujets de contentieux, et cela explique en partie comment nous en sommes arrivés là.

Vous entendrez peut-être dire que ces colonies lointaines ne posent pas problème parce qu'elles ne représentent qu'une infime portion du territoire. Mais nous n'avons cessé de le répéter : la question ne porte pas tant sur la quantité de terre disponible en Cisjordanie que sur sa continuité. Si elle est formée de petites parcelles éparses, comme un gruyère, elle ne pourra pas constituer un véritable État. Plus on bâtit des avant-postes, plus la possibilité de créer un État d'un seul tenant s'éloigne. Au-delà de la surface qu'occupent les colonies, leur emplacement a des conséquences sur les mouvements de population, sur la capacité des routes à relier entre elles les personnes et les communautés, et sur la notion d'État, que chaque nouvelle construction vient affaiblir. Quiconque envisage sérieusement la paix ne peut ignorer la réalité des difficultés que posent les colonies pour parvenir à cette paix.

La spirale de l'intégration

sam, 11/02/2017 - 18:26

Depuis la création du Conseil de l'Europe en 1949, la marche vers une intégration politique et économique a toujours été présentée comme inéluctable, jusqu'au « Brexit » ! À la Communauté du charbon et de l'acier de 1952 s'ajouta en 1957 la Communauté économique européenne (à six pays), qui ne cessa de s'élargir et se transforma en Union européenne en 1993. En son sein, l'Union économique et monétaire (zone euro) n'a également cessé de s'agrandir : elle est passée de onze membres à sa création en 1999 à dix-neuf aujourd'hui. Mais, si des pays entrés récemment au Conseil de l'Europe, comme la Serbie (en 2003), pourraient rejoindre l'Union prochainement, d'autres, comme la Norvège ou l'Islande, ont refusé d'aller plus avant ou, comme la Turquie, sont confinés dans l'antichambre du Conseil depuis 1950.

L'Union européenne au défi de ses frontières

sam, 11/02/2017 - 18:26

Le « Brexit » a rappelé que les frontières de l'Union européenne n'étaient pas intangibles ; pas plus que celles du continent, la Russie ou la Turquie étant souvent renvoyées vers l'Asie. Dans ces conditions, et alors que les candidatures à l'adhésion sont nombreuses, comment construire l'intégration politique d'un espace sans cesse en recomposition ?

Dans un contexte de divergences politiques internes et de redoutables défis externes, les indispensables débats sur l'avenir du projet européen gagneraient en efficacité si la mémoire des situations géopolitiques successives qui ont rendu ce projet possible restait assez vive.

« Europe » est un nom flottant, et l'espace qu'il désigne n'a pas de limites nettes préexistantes — ce n'est ni l'Australie ni le Canada —, de sorte que sa définition demeure ouverte. Cette incertitude représente une difficulté — où sont les limites de « l'Europe » (Union, marché, continent) ? — et un avantage, car elle est créatrice de dynamique : c'est la politique des Européens qui dessine la géographie de l'ensemble qu'ils forment. Telle politique induira telle délimitation — qui dans la zone euro ? qu'adviendra-t-il après le « Brexit » ? où exercer le contrôle migratoire ? —, telle limite impliquera telle configuration : union des États et des peuples, ou bien fédération d'États-nations.

L'Europe dite « géographique » est définie à l'est par les monts Oural et le fleuve Oural, au sud-est par le fleuve Araxe (qui traverse l'Arménie, la Turquie, l'Azerbaïdjan et l'Iran) et, sur les confins méridionaux, par des détroits. Toutes ces limites installées dans les esprits sont issues de décisions prises dans des circonstances historiques particulières. Sans la résistance de Mustafa Kemal Atatürk en Thrace, le Bosphore serait une limite géopolitique. À l'inverse, si le roi Sébastien du Portugal avait gagné la bataille dite « des Trois Rois » (1578), la frontière de l'Europe se situerait non pas dans le détroit de Gibraltar, mais quelque part entre le sud du Rif et Rabat.

Quant à l'Oural, il n'a jamais été et ne sera jamais une frontière internationale. Cette limite conventionnelle par excellence de l'Europe-continent a été imaginée par le géographe de Pierre le Grand, Vassilii Tatichtchev (1686-1750), afin de faire sortir la Moscovie de l'Asie et de repousser les Turcs et les Tatars au-delà de la Volga, limite militaire. Les monts Oural constituent une piètre limite naturelle, une sorte de Massif central étiré sur 2 000 kilomètres, traversé de nombreux cols bas (411 mètres pour celui emprunté par le Transsibérien). Pour les Russes, le continent asiatique ne commence qu'à l'est du lac Baïkal, où ils sont moins nombreux. L'Oural est donc une convention de cartographe. Son adoption indique que la Russie, de configuration eurasiatique, se voit comme une puissance européenne.

C'est en ce sens que le général de Gaulle proposa en 1962 de créer une solidarité européenne « de l'Atlantique à l'Oural ». Il s'agissait de montrer à Moscou que le rapprochement franco-allemand n'était pas un acte de guerre froide excluant les pays situés hors du Marché commun. Mais il y ajoutait une condition, trop rarement mentionnée : « Pour que cette Europe soit possible, il faut de grands changements. D'abord, que l'Union soviétique ne soit plus ce qu'elle est, mais la Russie. » Où l'on voit qu'une limite classique de la géographie scolaire sert à illustrer des considérations géopolitiques précises.

Dans les régions de Transcaucasie, soumises aux influences perses et turques pendant des siècles, le fleuve Araxe n'est devenu une frontière méridionale du continent européen, à la place des crêtes de la chaîne du Caucase puis de la vallée de la Koura, qu'après les interventions russes au sud de la chaîne, aux dépens d'un Empire perse affaibli (traité de Golestan de 1813). Il s'agit là d'une frontière politique, celle de la Russie avec la Perse, valorisée comme limite de l'Europe par les géographes géorgiens et arméniens. Bref, les limites, plus visibles si elles sont adossées à des configurations hydro-topographiques, résultent de circonstances politiques.

Du point de vue historique, l'Europe peut se définir comme une civilisation millénaire bâtie sur le droit romain et le christianisme. Sur la longue durée, elle se construit dans un double réseau de relations : « celles, sans doute, que les nations européennes ont entretenues avec les autres (leurs échanges, leurs importations réciproques, leurs traductions) mais celles, aussi, que les “Européens” ont construites avec ce qu'ils ont rêvé, imaginé ou fictionné comme leurs altérités », note le philosophe Marc Crépon (1). Dans cette formation d'une conscience singulière, l'absence de limites naturelles évidentes a conduit à une série d'autodéfinitions, par différence avec les mondes proches, les royaumes arabo-berbères musulmans et conquérants, l'Empire byzantin et son successeur ottoman (2). La prise de Constantinople, en 1453, fut vécue comme un traumatisme : le pape Pie II fut le premier à dire aux princes chrétiens querelleurs de se penser comme « européens » (européicos) pour tenter de refouler les Ottomans.

Le nom « Europe » ne s'est imposé dans le langage diplomatique qu'après la Réforme, en lieu et place d'une chrétienté mise au défi de ses divisions. Il est devenu une incantation, un idéal politique après 1918, quand a émergé une conscience européenne aux deux versants distincts : l'« européanité », sentiment d'appartenance culturelle à un ensemble civilisationnel multiséculaire ; et l'« européisme », perception d'une urgence de « faire l'Europe » pour en finir avec la guerre et conjurer, dès les années 1930, une hantise du déclin — bref, un remède désespéré pour les nations qui la composaient. Après 1945, dans la partie occidentale d'un continent divisé, furent bâties les premières communautés : la Communauté européenne du charbon et de l'acier en 1951, puis la Communauté économique européenne en 1957. Après 1991 et la disparition de l'Union soviétique, la géopolitique favorisa une extension de l'Europe instituée vers l'est.

Le dehors appelé à rejoindre le dedans

Sur le long terme, ce qui paraît nouveau, c'est l'instauration d'une « communauté de droit », afin de rompre avec un passé fondé sur l'équilibre entre des pays rivaux, sur un continent qui servait de champ de bataille à des nations armées jusqu'aux dents. Il s'agit bien d'une rupture : rebâtir un concert européen fondé sur des traités et des institutions, et non plus sur des rapports de puissance. Mais, en 2016, la force d'une Union européenne formée pour affirmer le primat de la paix et du compromis est aussi sa faiblesse dans un monde de menaces existentielles et de purs enjeux de pouvoir sur la scène internationale. Chacun a adhéré ou veut adhérer pour des raisons nationales singulières. Et comme l'élargissement, corollaire pour les pays d'Europe centrale de celui de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), déplace les limites, comment se concevoir comme une entité cohérente et imaginer une politique extérieure, puisque le dehors proche est appelé à rejoindre le dedans ? Et comment être certain que les limites extérieures de l'espace Schengen sont sous contrôle, dès lors qu'elles se sont déplacées huit fois ?

Le mot « Europe » est devenu un critère d'adhésion à l'Union européenne, selon l'article 237 du traité de Rome (1957) repris dans le traité de Maastricht (1992), sans que le terme « européen » soit officiellement défini. Dans la période post-1991, où l'élargissement ne prêtait pas à discussion, la Commission de Bruxelles indiqua : « Le terme [“européen”] combine des éléments géographiques, historiques et culturels qui, ensemble, contribuent à l'identité européenne. Leur expérience partagée de proximité, d'idées, de valeurs et d'interaction historique ne peut être condensée en une formule simple et reste sujette à révision à chaque génération successive. » Il n'est « ni possible ni opportun d'établir maintenant les frontières de l'Union européenne, dont les contours se construiront au fil des temps ». Le projet se bâtit par son contenu ; la dimension spatiale sera définie par la somme des États qui y participent. Cette approche fut confirmée en 2010 par le groupe de réflexion présidé par l'ancien chef du gouvernement espagnol Felipe González sur l'Europe en 2030, qui ne consacre qu'un paragraphe (sur quarante-six) aux limites (3). Telle a été la ligne suivie jusqu'à l'irruption de crises graves : guerre en Ukraine, mise en cause de Schengen et défis terroristes. L'absence de discussion sur les limites s'explique par les divisions qu'elles suscitent et par leur refus de rendre publics leurs désaccords. Sachant le sujet polémique, les partisans de l'adhésion de la Turquie avaient obtenu que le mandat du groupe de réflexion cité ne mentionne pas la question des frontières. À terme, le refus de penser des limites, et donc de les poser, visait à faire coïncider l'Europe communautaire avec le Conseil de l'Europe, qui regroupe les quarante-sept signataires de la convention européenne des droits de l'homme, dont la Turquie depuis 1950 et la Russie depuis 1996, mais pas la Biélorussie (4). Comme le note un rapport du Sénat français, « ces antagonismes politiques sous-jacents doivent-ils cependant faire renoncer à poser la question des “frontières de l'Europe” ? Ce serait laisser sans réponse un malaise persistant dans les opinions publiques, qui est susceptible d'affaiblir l'adhésion à la construction européenne (5)  ».

Ne rassembler que ceux qui se ressemblent ?

En effet, l'incertitude conceptuelle de l'Europe géographique se prolonge dans l'évolution incessante de ses frontières. On est passé de six pays en 1951 à vingt-huit en 2016, puis bientôt vingt-sept avec le départ programmé du Royaume-Uni. Les États candidats (Turquie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Albanie) ou susceptibles de l'être (Bosnie, Moldavie, Ukraine, Géorgie...) s'impatientent. Comment se sentir membre d'une communauté politique si son territoire n'est pas fixé, visible, lisible ? Sur les billets en euros, on ne trouve, rappelle à raison Régis Debray, aucun symbole incarnant des références partagées : un pont et une fenêtre, mais pas de figures européennes illustres.

L'impossibilité d'un accord sur les limites ultimes tient également à l'existence de plusieurs conceptions antagonistes. Les partisans d'une Europe fédérale voient l'élargissement comme un obstacle à l'intégration, et ceux qui combattent le fédéralisme lui opposent le garde-fou d'une extension illimitée : l'Union chrétienne-démocrate (CDU) allemande d'un côté, les eurosceptiques britanniques de l'autre. La position française, médiane, pousse vers le sud pour équilibrer l'influence allemande à l'est : la Grèce sous le président Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981), puis Chypre et Malte, sans compter les négociations avec la Turquie sous M. Jacques Chirac (1995-2007).

La spirale de l'intégration 1er novembre 2016

Parmi les visions de la construction européenne, deux lignes politiques étaient envisagées d'emblée : pour Jean Monnet (1888-1979), la communauté naissante était conçue comme un marché d'où découlerait, un jour, la puissance politique ; elle était donc ouverte à tout le continent. Pour Robert Schuman (1886-1963), démocrate-chrétien marqué par l'annexion allemande de l'Alsace-Moselle, on ne devait rassembler que ceux qui se ressemblaient, dans une Europe carolingienne élargie. Cette vision fut reprise par les démocrates-chrétiens allemands Wolfgang Schäuble et Karl Lamers sous forme de « noyau dur » (Kerneuropa) en 1994 (6), et par les six fondateurs (France, Allemagne, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Italie) réunis en sommet informel le 25 juin 2016.

La vision (anglo-américaine) de Monnet l'a emporté, du moins jusqu'au « Brexit » du 23 juin 2016. Elle avait un objectif économique — constituer un marché unique soumis aux mêmes règles de concurrence — et un horizon infini. Au gré des contextes géopolitiques successifs, la dynamique territoriale a été tirée par de puissantes motivations. En rupture avec le passé, la sécurité est perçue comme mieux garantie si les États voisins appartiennent enfin au même club : l'intérêt national commande ainsi à l'Allemagne que la Pologne soit intégrée à l'Europe instituée et réciproquement ; en Europe centrale et baltique, l'Union garantit, avec l'OTAN, la souveraineté recouvrée. En outre, une quête politique explique la volonté d'adhérer : au Portugal, l'Union est synonyme de démocratie et de fin des guerres coloniales ; en Espagne, elle signe la fin du franquisme ; en Grèce, la fin de la dictature. L'adhésion de l'Irlande et du Royaume-Uni a aussi contribué à briser leur face-à-face obsessionnel et ménagé un climat plus apaisé entre les deux pays ; les « perspectives européennes » obligent à un dialogue interbalkanique.

Cette extension correspond à la vision stratégique anglo-américaine d'une entité européenne coïncidant, à terme, avec l'aire du Conseil de l'Europe, mais sans la Russie. Les présidents américains George W. Bush et Barack Obama ont ainsi jugé que la Turquie devait adhérer à l'Union. Le vice-président Joseph Biden soutient les autorités ukrainiennes afin de recréer un cordon sanitaire dans l'isthme continental étiré de la mer Baltique à la mer Noire. Washington a donc une vision claire des limites ultimes. Les États membres, quant à eux, affichent des positions divergentes liées à leurs intérêts nationaux : la Pologne, avocate de l'Ukraine ; la Suède, hier, des États baltes ; la Roumanie, de la Moldavie et de la Géorgie ; la Grèce, de la Serbie. Ces positions sont légitimes ; leur addition concourt à une extension continue.

Bref, pour les États et les forces politiques qui insistent sur la portée géostratégique d'un projet européen couplé à l'Alliance atlantique, l'Europe de l'Union engloberait à terme la Turquie, mais pas la Russie ; la seule incertitude concerne le Caucase méridional : Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie. C'est la vision des pays d'Europe centrale et baltique, de l'Europe du Nord et du Nord-Ouest. Pour ceux qui considèrent que l'identité fonde l'adhésion et que celle-ci repose d'abord sur la culture et les valeurs, la Turquie, musulmane, n'a au contraire pas de place. Cette position est portée par le Parti populaire européen (PPE), conservateur, libéral et favorable à un schéma fait de cercles concentriques : Union, zone euro, cercle plus restreint. Il en est ainsi de MM. Schäuble, Joseph Daul, Nicolas Sarkozy et Alain Juppé. Le Parti socialiste européen (PSE), pour sa part, se montre plus ouvert aux élargissements, qu'il voit comme une chance de diffuser les valeurs européennes (laïcité et recherche d'islamo-démocratie). La Commission européenne, elle, poursuit une politique d'élargissement continu, dans la logique de l'Europe des bureaux, adepte d'une gouvernance dépolitisée — grand marché, concurrence, intégration —, avec l'appui implicite de la majorité des États agissant dans une démarche confédérale.

D'autres posent comme préalable à tout nouvel élargissement la capacité de l'Union à absorber de nouveaux membres. Ils se prononceront alors en faveur d'une pause durable, de politiques renforcées de voisinages sans adhésion et de partenariats privilégiés. On les rencontre en France (c'est la position du président François Hollande), en Allemagne et en Italie.

Vers un « Schengen plus »

Le scénario d'une Europe de l'Union nettement plus différenciée se dessine, selon cinq ou six échelles : un espace économique à trente-deux pays (dont, sans doute, le Royaume-Uni après 2019) ; l'Union actuelle, à vingt-sept (marché commun, politiques structurantes, valeurs) ; une Europe de la zone euro, plus intégrée en termes fiscaux et budgétaires ; et une Europe de Schengen, instaurant une mobilité interne et contrôlant ses frontières extérieures, quitte à définir un espace plus restreint de contrôle sécuritaire, un « Schengen plus ». Enfin, reste l'Europe des fondateurs, autour de la France, l'Allemagne, l'Italie, et d'autres selon les dossiers : l'Espagne sur les sujets méditerranéens et africains, la Pologne en format Weimar (avec la France et l'Allemagne)... C'est ce qu'ont exprimé les ministres des affaires étrangères des six pays fondateurs le 25 juin 2016 : « Nous devrons reconnaître qu'il existe des niveaux différents d'ambition parmi les Vingt-Sept à propos du projet d'intégration européenne. » Ces propos renvoient aux défis régaliens défense, souveraineté et sécurité — que les Européens doivent affronter, et que seuls quelques États (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne) peuvent relever.

Il faut repenser le projet européen en s'accordant sur ce que les États membres peuvent apporter à l'échelle pertinente : continent, voisinages sud et est, vaste monde. Il ne s'agit donc pas d'exclure tel ou tel État, mais d'être en mesure d'exercer une politique extérieure efficace pour faire valoir des valeurs et des intérêts communs : autonomie stratégique en termes de sécurité des flux (accès aux matières premières, sécurité des voies commerciales maritimes et terrestres) et des stocks (réseaux et infrastructures critiques) ; gestion politique et diplomatique des crises proches ; dialogues stratégiques avec le monde émergent ; stratégie de « tiers facilitant » dans les enceintes multilatérales pour éviter la formation d'un duopole Washington-Pékin ; aide au développement (l'Union est le premier bailleur mondial) (7).

Si les États fondateurs de l'Europe instituée — France, Allemagne, Italie, Benelux — ne sont pas en mesure de reformuler une politique commune dans le monde qui vient comme ils le firent en temps de guerre froide et de décolonisation, s'ils n'agissent pas comme un centre de gravité — diagnostic partagé, débat et choix explicites pour une Europe « européenne » —, qui le fera ? Moscou ? Pékin ? Washington ?

(1) Marc Crépon, Altérités de l'Europe, Galilée, Paris, 2006.

(2) Cf. Rémi Brague, Europe, la voie romaine, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 1999.

(3) « Projet pour l'Europe à l'horizon 2030. Les défis à relever et les chances à saisir. Rapport du groupe de réflexion sur l'avenir de l'UE à l'horizon 2030 (PDF) », Conseil européen, Bruxelles, mars 2010.

(4) L'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) comprend, elle, cinquante-sept États, dont cinq d'Asie centrale et la Mongolie (ainsi que le Canada et les États-Unis).

(5) Pierre Fauchon, rapport d'information n° 528 (2009-2010) de la commission des affaires européennes, Paris, 8 juin 2010.

(6) Karl Lamers et Wolfgang Schäuble, « Überlegungen zur europäischen Politik », CDU/CSU-Fraktion, Berlin, septembre 1994.

(7) Cf. « Les intérêts stratégiques des Européens : choix ou nécessités ? », Questions d'Europe, n° 294, Strasbourg, 28 février 2008.

Crimes économiques sans châtiment

ven, 10/02/2017 - 13:13

En délocalisant leur production dans les pays les plus pauvres, les entreprises multinationales ne recherchent pas seulement une main-d'œuvre à bon marché. La faiblesse des lois sociales et environnementales les protège des poursuites judiciaires. Cette impunité prospère aussi faute d'instances internationales ou de tribunaux compétents en la matière dans les pays consommateurs.

Du 29 mai au 1er juin 2014, la ville de Montréal accueillait la première session canadienne du Tribunal permanent des peuples (TPP) relative à l'industrie minière. Lors d'un procès fictif, des militants et des personnalités de la société civile ont « jugé » de grandes entreprises accusées de violer les droits humains et de détruire l'environnement. Cette démarche à la fois théâtrale et sérieuse visait non seulement à mettre en lumière les dégâts liés à l'extraction de matières premières, mais également à dénoncer l'impunité dont bénéficient les multinationales implantées dans les pays pauvres.

En droit international, la notion de crime économique contre les peuples ou contre l'environnement n'existe pas. La « communauté internationale » n'est pas dépourvue d'instruments juridiques, à l'image de la Cour internationale de justice ou de la Cour pénale internationale, mais ces derniers ne s'appliquent pas aux activités économiques que les entreprises mènent à l'étranger. Les marées noires, les accidents industriels ou la corruption de fonctionnaires locaux ne méritent pas, semble-t-il, de juridiction compétente. Mieux, les pays occidentaux n'ont pas estimé judicieux de doter leurs tribunaux des moyens de juger les agissements de leurs multinationales à l'étranger : il s'agirait d'une forme de violation de la souveraineté nationale des pays qui accueillent lesdites entreprises.

La loi française, par exemple, précise qu'un crime ou un délit commis hors du territoire sera jugé en France si et seulement si « le crime ou le délit est puni à la fois par la loi française et par la loi étrangère, et s'il a été constaté par une décision définitive de la juridiction étrangère ». En somme, pour que les dirigeants de Total soient sanctionnés en France pour leur soutien à la junte birmane, il faudrait qu'ils aient été préalablement condamnés, pour les mêmes faits, par le tribunal de… Naypyidaw, la capitale de la Birmanie. Une perspective qui, jusqu'ici, n'a pas privé de sommeil les « créateurs de richesse » français, et pour cause : grâce au chantage aux délocalisations et aux moyens gigantesques dont disposent les multinationales, une condamnation dans un pays aussi pauvre et corrompu s'avère le plus souvent utopique.

Auchan au banc des accusés

Certaines organisations non gouvernementales (ONG) ne désespèrent toutefois pas de trouver une faille dans ce système d'impunité. C'est le cas de Sherpa, une association de juristes fondée en 2001 à Paris, de Peuples solidaires ou du collectif De l'éthique sur l'étiquette. Ces trois associations ont porté plainte contre Auchan dans l'affaire de l'effondrement de l'usine textile du Rana Plaza, le 24 avril 2013, au Bangladesh (1). « Auchan inscrit son action dans les principes de droit issus de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, de la déclaration relative aux principes et droits fondamentaux de l'OIT [Organisation internationale du travail] de 1998 et des principes directeurs de l'OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques], explique la société sur son site Internet. Ces textes forment un corpus de droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels qu'Auchan applique à ses partenariats. » Les mille cent trente-cinq morts du Rana Plaza partageront-ils l'analyse ? Des étiquettes d'In Extenso, une marque d'Auchan, ont été retrouvées dans les ruines de cette usine de confection. Mais le groupe a refusé d'indemniser les victimes en contestant tout lien direct ou indirect avec cet établissement. En plaidant la « pratique commerciale trompeuse », les ONG sont parvenues à obtenir l'ouverture d'une enquête préliminaire. Pour M. Gérard Mulliez, fondateur du groupe Auchan et troisième fortune de France, les menottes sont encore loin, mais il s'agit malgré tout d'un coup de semonce.

Au sein des Nations unies, certains Etats tentent également d'infléchir le droit international. En juin 2014, le Conseil des droits de l'homme a examiné un projet de résolution déposé par l'Equateur et l'Afrique du Sud portant sur la responsabilité sociale et environnementale des multinationales. Le texte propose de créer un groupe de travail chargé d'élaborer un « instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l'homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises ». Soumise au vote, cette résolution a été adoptée en dépit de l'opposition des nations les plus riches : l'ensemble des pays de l'Union européenne, le Japon et les Etats-Unis se sont prononcés contre. « La France a préféré une approche progressive qui s'appuie sur les travaux engagés depuis 2011, de façon à pouvoir appliquer concrètement ces mesures plus rapidement », a tenté de justifier Mme Annick Girardin, secrétaire d'Etat chargée du développement et de la francophonie (2). Si les grands patrons du CAC 40 venaient à défiler sur le banc des accusés, les pouvoirs publics soutiendraient-ils les plaignants ?

La voie « plus concrète et plus rapide » voulue par le gouvernement se nomme « principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme ». Rédigés en étroite concertation avec les sociétés privées, ils sont non contraignants et tout à fait inoffensifs. Le onzième principe indique d'ailleurs que « les entreprises devraient respecter les droits de l'homme », un conditionnel qui en dit long sur la motivation politique des rédacteurs.

Tout en repoussant ces assauts contre l'impunité des multinationales au niveau des Nations unies, M. François Hollande, M. Manuel Valls et leurs équipes doivent aussi répliquer à des attaques intérieures. En novembre 2013, des députés écologistes et socialistes ont déposé un projet de loi relatif au « devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordres ». Le texte, qui tarde à être examiné, introduirait un devoir de prévention des dommages écologiques et des atteintes aux droits fondamentaux, ainsi qu'un régime de responsabilité des maisons mères françaises. Verra-t-il le jour ? C'est peu probable. Le Mouvement des entreprises de France (Medef) s'y oppose déjà avec vigueur, de même que le ministère de l'économie. Selon toute vraisemblance, le sujet sera renvoyé devant la Commission européenne, dont on connaît la grande fermeté — pour ne pas dire la cruauté — envers les lobbies économiques…

(1) Lire Olivier Cyran, « Au Bangladesh, les meurtriers du prêt-à-porter », Le Monde diplomatique, juin 2013.

(2) Assemblée nationale, séance du mercredi 9 juillet 2014, questions au gouvernement.

Les élus passent, les eurocrates restent

ven, 10/02/2017 - 13:13

Pourquoi perdre son temps avec un député lorsque l'on peut s'adresser directement à ceux qui détiennent le pouvoir ? Dans un restaurant chic de Bruxelles, le lobbyiste Erik Polnius (1) ne s'embarrasse pas de simagrées : « Pour moi, il y a deux types de lobbyistes : d'abord, ceux qui, quand ils ont une proposition de texte, viennent voir un membre du Parlement... » Une moue moqueuse suggère ce que lui inspire la démarche et appelle la question : mais qui sont ces personnes si puissantes auxquelles préfère s'adresser la seconde catégorie de lobbyistes ? La grimace se transforme en sourire satisfait : « Les bureaucrates de la Commission, bien sûr. »

Il ne s'agit pas d'une boutade. Les traités constitutifs de l'Union européenne confèrent aux 21 000 fonctionnaires de la Commission, et notamment à ses 11 000 administrateurs (« AD » en sabir bruxellois), un pouvoir d'impulsion législative fondamental.

M. Polnius n'est pas le seul lobbyiste à avoir découvert leur importance. Ils sont nombreux à faire le siège de leurs bureaux. Or tisser des liens avec ces interlocuteurs prend du temps — une forme d'investissement. « Il y a des fonctionnaires qui arrivent et qui repartent, c'est certain, admet en haussant les épaules un lobbyiste de la puissante fédération patronale des machines-outils et des appareils mécaniques (Orgalime). Mais quand vous connaissez quelqu'un qui était chef d'unité et qui devient directeur général, c'est l'idéal : les bons rapports de travail, ça ne se perd pas. »

Recrutés sur concours, les bureaucrates de la Commission sont nommés à vie. Si les nouveaux arrivants touchent 4 359 euros net par mois (impôts prélevés à la source), ils peuvent espérer atteindre 14 953 euros net en fin de carrière. Et ils se trouvent au cœur du processus décisionnel communautaire. Chefs de bureau, ils rédigent les premiers brouillons des futures directives ; chefs d'unité ou directeurs généraux, ils arbitrent les conflits que soulèvent les textes en discussion. Grâce à eux, il est donc possible d'intervenir deux fois : en amont, en orientant directement les fondements et le libellé des futures réglementations ; et en aval, en influant sur les arbitrages effectués entre le Parlement et le Conseil (ce que l'on appelle le « trilogue » (2)). Un bon lobbyiste peut encore intervenir lors du processus dit de « comitologie », qui consiste à confier à des groupes de travail composés de fonctionnaires européens et d'experts nationaux la rédaction des actes d'application concrète des textes déjà votés.

Pour un entrepreneur de l'influence, le Parlement apparaît comme un lieu beaucoup plus incertain. Les milieux d'affaires ne peuvent jamais avoir la certitude que leur position ne sera pas menacée par telle ou telle organisation non gouvernementale (ONG) alliée aux Verts ou à la Gauche unitaire européenne (GUE). La discussion avec les bureaucrates, d'autant plus fructueuse qu'elle est discrète, garantit souvent de meilleurs résultats. « On s'est aperçus qu'on pouvait davantage influencer le processus décisionnel au niveau de la Commission, avant que les projets de directive ne deviennent publics. Donc, on se concentre sur ce travail », nous explique Mme Paulina Draga, de l'association qui représente le secteur du gaz (Eurogas). Evoquant de prochaines discussions autour de la question des infrastructures dans l'Union, elle glisse : « Là, par exemple, nous avons eu les documents de travail très tôt, alors même qu'ils étaient confidentiels. »

Nul besoin d'insister pour que M. Polnius détaille ses succès. Il a obtenu que la directive relative aux déchets introduite en 2008 soit dotée d'un volet recyclage favorable à ses employeurs. Cela lui a ensuite permis de suggérer que la Commission cofinance le développement de modes de production dits innovants pour le papier : les bioraffineries fabriquées par ses clients et hors de portée de la concurrence asiatique. Classique, l'opération illustre les ravages de ce type de lobbying, qui s'effectue en deux temps : d'abord, convaincre les fonctionnaires de la Commission de durcir certaines normes environnementales ou sanitaires ; ensuite, obtenir des subventions pour mettre au point les technologies adaptées par le biais de partenariats public-privé (PPP). On défend donc l'environnement, les salariés ou les consommateurs... pour mieux servir les grandes entreprises européennes. Le 17 décembre 2013, la Commission a ainsi annoncé le lancement de huit PPP dits « d'importance stratégique pour l'industrie ». Montant : 6 milliards d'euros sur six ans.

Dans les secteurs les plus engagés dans la compétition internationale, les sommes consacrées au travail de « représentation » sont donc un investissement très profitable : vingt-cinq des quarante entreprises les plus subventionnées par la Commission figurent également dans le top 50 de celles qui dépensent le plus pour le lobbying auprès des institutions de l'Union. Un groupe comme EADS pourrait-il maintenir sa position dans l'aviation et la défense sans engager chaque année environ 4,5 millions d'euros en lobbying à Bruxelles ? Sans doute pas. La société reçoit à la fois 39 millions d'euros de subventions directes annuelles de la part de l'administration européenne et 239,7 millions d'euros de financement indirect annuel de la Commission sous la forme de marchés publics. Plus rare, certains groupes originaires de pays extérieurs à l'Union parviennent à des résultats similaires : ainsi Microsoft, qui investit chaque année 4,5 millions d'euros pour sa représentation, bénéficie de 17,8 millions d'euros de marchés auprès de la Commission et de 1,4 million d'euros de subventions (chiffres de 2013).

Les lobbyistes visent tout particulièrement les fonctionnaires qui ont la main sur les crédits de la recherche et sur les décisions des agences techniques. De plus en plus de fédérations patronales européennes se muent en centres de recherche, déposant leurs statuts en tant qu'organismes scientifiques industriels de droit belge afin de remodeler les orientations du champ scientifique le plus proche de leur périmètre d'activité. Sans surprise, ces évolutions s'accompagnent d'une modification du profil des lobbyistes.

Les recrutements de docteurs en sciences dures se sont systématisés, notamment dans les fédérations de la chimie. Ainsi, M. Barrie Gilliat, directeur exécutif d'Eurochlor, le lobby du chlore, raconte dans une conférence organisée par Ernst & Young ce qu'il décrit comme « un tournant dans les années 1990 après les débuts difficiles du produit (3) ». Alors que le chlore était jusque-là dénoncé pour l'asthme ou les allergies qu'il était susceptible de provoquer, le recrutement de cinq docteurs en toxicologie a permis de se positionner au plus près des directions générales de l'énergie (DGE) et de la recherche (DGR) à la Commission. Et de repérer les chercheurs disposés à remettre en cause l'idée selon laquelle le chlore utilisé dans les piscines provoquerait de l'asthme chez certains enfants.

Comme a pu le montrer le scientifique américain Robert Neel Proctor à partir de son enquête sur les lobbys du tabac, le financement des scientifiques par les milieux d'affaires ne vise pas à obtenir systématiquement de « mauvais résultats scientifiques (4) ». Au contraire, il peut être utile de subventionner tel ou tel grand nom de la recherche toxicologique pour crédibiliser un institut privé qui, dans un second temps, sera invité dans les cénacles où se dessine l'avenir de la recherche. Il ne s'agit plus seulement de débaucher quelques experts ; c'est la structure même de la bureaucratie de la recherche qui est aujourd'hui un enjeu pour les représentants d'intérêts économiques.

Ainsi, nous explique un fonctionnaire de la DGR, la définition des futurs programmes-cadres pour la recherche et le développement (PCRD) s'opère dans des comités opaques, « sans obligation de représentativité », ni de nationalité, ni de spécialité scientifique. Sont d'abord conviés les représentants des mondes de la recherche les plus proches de l'industrie, ceux qui seront écoutés à la fois par les patrons et par leurs pairs. L'idéal ? « Un grand scientifique qui a fait aussi une carrière dans l'industrie, comme ça on ne risquera pas d'être attaqués. »

L'imbrication de la bureaucratie communautaire, de la recherche et de la représentation patronale est telle que, dans bien des secteurs, on peine à comprendre qui travaille pour la Commission européenne, pour l'université ou pour l'industrie. Sur les trente-deux personnalités convoquées par la DGR dans son groupe d'experts sur les nanotechnologies censé préparer « l'horizon 2020 », quinze travaillent directement pour l'industrie et dix-sept dans le monde de la recherche (5). Mais, parmi ces dernières, huit dirigent leur propre entreprise ou un consortium mêlant intérêts privés et investissements publics. Changer les majorités électorales peut-il suffire à mettre un terme à de telles pratiques ?

(1) Les noms des lobbys sont réels, mais ceux des lobbyistes ont été changés.

(2) Lire Pierre Souchon, « Une directive trop cruciale pour être débattue publiquement », Le Monde diplomatique, avril 2014.

(3) Barrie Gilliatt, «  Operating in contested environments : The experience of the chlorine industry », dans Justin Greenwood (sous la dir. de), The Challenge of Change in EU Business Associations, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2003.

(4) Robert Proctor et Londa Schiebinger (sous la dir. de), Agnotology : The Making and Unmaking of Ignorance, Stanford University Press, 2008.

(5) « Horizon 2020 advisory group for nanotechnologies, advanced materials, biotechnology and advanced manufacturing and processing », Registre des groupes d'experts de la Commission.

« Nous devrions être les jardiniers de cette planète »

ven, 10/02/2017 - 13:09

La société capitaliste est une société qui court à l'abîme, à tous points de vue, car elle ne sait pas s'autolimiter. Et une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s'autolimiter, savoir qu'il y a des choses qu'on ne peut pas faire ou qu'il ne faut même pas essayer de faire ou qu'il ne faut pas désirer.

Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d'Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu'on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d'un travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l'imagination dominante actuelle. L'imaginaire de notre époque, c'est celui de l'expansion illimitée, c'est l'accumulation de la camelote — une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre —, c'est cela qu'il faut détruire. Le système s'appuie sur cet imaginaire-là.

La liberté, c'est très difficile. Parce qu'il est très facile de se laisser aller. L'homme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » Et Périclès dit aux Athéniens : « Si vous voulez être libres, il faut travailler. » Vous ne pouvez pas vous reposer. Vous ne pouvez pas vous asseoir devant la télé. Vous n'êtes pas libres quand vous êtes devant la télé. Vous croyez être libres en zappant comme un imbécile, vous n'êtes pas libres, c'est une fausse liberté. La liberté, c'est l'activité. Et la liberté, c'est une activité qui en même temps s'autolimite, c'est- à-dire sait qu'elle peut tout faire mais qu'elle ne doit pas tout faire. C'est cela le grand problème de la démocratie et de l'individualisme.

Des idées pour deux scrutins

ven, 10/02/2017 - 11:35
Qu'ils s'abstiennent ou se rendent aux urnes, les Français disposeront bientôt d'un nouveau président et d'un nouveau Parlement. Les affaires des uns, les renoncements des autres n'ont pas encore eu raison des deux courants dominants qui se succèdent au pouvoir depuis soixante ans. Mais ​ce (...) / , , , , , , , , , , , , , - Dossiers

Des idées pour deux scrutins

ven, 10/02/2017 - 11:35
Coq fighting (Combat de coqs) cc Alexis Gravel

Qu'ils s'abstiennent ou se rendent aux urnes, les Français disposeront bientôt d'un nouveau président et d'un nouveau Parlement. Les affaires des uns, les renoncements des autres n'ont pas encore eu raison des deux courants dominants qui se succèdent au pouvoir depuis soixante ans. Mais ​ce bipartisme vacille. Rien ne dit en effet que la société française, minée par le chômage et les inégalités, acceptera indéfiniment de se soumettre aux dogmes néolibéraux de l'Union européenne. Pour le moment, la situation géopolitique, rendue plus incertaine par la nouvelle administration américaine, semble favoriser presque partout les formations politiques conservatrices, voire nationalistes. La colère populaire, qui n'a pas de représentation politique ou médiatique, pourrait-elle se tourner demain vers les partisans de l'émancipation sociale ? Les idées, en tout cas, ne manquent pas. Sélection d'archives.

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jeu, 09/02/2017 - 16:11
Barbara Kruger. – Sans titre (You Are Not Yourself [Tu n'es pas toi-même]) 1983 Bridgeman Images - Mary Boone Gallery, New York

Quand je lui demande pourquoi il emploie continuellement des mots anglais, même ceux qui ont un équivalent français, mon neveu me répond que « l'anglais, c'est plus style  ». Et, lorsqu'un résultat lui donne satisfaction, il s'écrie « Yes ! », les poings serrés, plutôt que « Oui ! » ou « Je suis content ! ».

J'y repensais l'autre jour, en voiture, alors que passait un programme de Fun Radio. Sur un ton enjoué, l'animateur enjoignait à ses auditeurs adolescents de raconter leur life — concept visiblement plus style que celui de « vie ». Après chaque chanson, une publicité les invitait à découvrir un nouveau dance floor. Tous employaient l'anglais comme une langue sacrée dont, bizarrement, les Anglo-Américains ne peuvent comprendre le sens caché, puisque, pour eux, life ne signifie que « vie » et dance floor que « piste de danse ». Ainsi apparaissait une distinction entre ceux qui parlent anglais pour se faire comprendre et ceux qui le parlent pour signifier autre chose.

Mon neveu ne déteste pas l'idée de la France. Il croit à la singularité de son pays en certains domaines ; il adore même la gouaille de Michel Audiard dans Les Tontons flingueurs… ce qui ne l'empêche pas de parler un français plein de mots anglais et de connaître les moindres célébrités hollywoodiennes dont les noms tournent en boucle sur le Réseau. Plus précisément, comme j'ai fini par le comprendre, le mot style, dans sa bouche, signifie « branché », « dans le coup », « d'aujourd'hui ». L'anglais n'est pas une langue, mais un marqueur de mouvement, d'avenir, qui ajoute à n'importe quel concept un caractère de modernité. C'est pourquoi une life paraît plus fraîche et aventureuse qu'une vie banale.

Le 26 mars 2014, M. Barack Obama s'est rendu à Bruxelles pour donner ses recommandations. Avant de participer à une réunion de l'OTAN, il a rencontré les responsables de l'Union européenne et prêché une vigilance renforcée en Syrie, tout en appelant à une grande fermeté face à la Russie de M. Vladimir Poutine. Il est également revenu sur le traité de libre-échange transatlantique cher à Washington comme aux responsables de la Commission. Sur les photos de ce sommet en bras de chemise, les responsables européens, serrés autour du séduisant président américain, ressemblent à des chefs de service autour du patron, flattés qu'il leur parle d'égal à égal. Évidemment ils étaient d'accord sur tout, les buts, les méthodes. Naturellement la rencontre s'est déroulée en anglais. Contrairement à ses lointains prédécesseurs, comme John F. Kennedy, le président américain n'a plus même à envisager l'hypothèse d'un discours en allemand ou d'une conversation en français avec les administrateurs des provinces éloignées.

Rien, en tout cas, dans cet échange politique ne ressemblait à un sommet entre États souverains. Plutôt s'agissait-il d'une réunion de bureau entre partenaires unis par une même vision du monde et des objectifs communs. Bien qu'aucune alliance militaire n'associe l'Union européenne aux États-Unis, les chefs d'État du Vieux Continent semblaient prêts à confondre leurs intérêts avec ceux de l'OTAN. Cette unité de vues s'imposait par consensus. Après avoir importé d'Amérique leurs conceptions économiques, leurs règles d'hygiène et de sécurité, leurs objectifs de dérégulation et de privatisation, leur sigle monétaire barré de deux traits et désormais leur langue commune, ils se ralliaient sans hésiter à une même ligne diplomatique et militaire substituée au vaseux projet d'Europe de la défense.

En quelques années, un supposé pragmatisme a balayé le plurilinguisme de l'Union au profit de l'anglais obligatoire. Dans la société tout entière, cette mutation amorcée depuis le milieu du XXe siècle connaît une phénoménale accélération sous l'influence d'Internet. Google, Facebook, Yahoo, Twitter et tant d'autres moyens de communication nés aux États-Unis restent modelés par les schémas de leur pays d'origine. Non seulement le Net nous confronte à l'emploi quotidien d'un anglais minimal, mais il nous incite à penser américain. Un simple coup d'œil sur la page de Google News, dans son édition française, est édifiant. Au cours de l'été, je me suis amusé à noter, jour après jour, ces informations capitales en ouverture de la rubrique « culture ». 16 août : « Michelle Obama : sa playlist hip-hop pour être en meilleure santé ». 17 août : « Décès de l'actrice Lisa Robin Kelly ». 18 août : « Un duo posthume entre Justin Bieber et Michael Jackson… » Entre les starlettes des séries TV et le dernier biopic consacré à Steve Jobs, il fallait chercher loin dans les profondeurs du classement un écho des festivals de théâtre ou de musique, nombreux en France à cette saison. Les responsables de Google rétorqueront, à juste titre, que leurs actualités sont prélevées dans les médias français. Encore faut-il savoir pourquoi l'influence de Stars Actu ou de Gala conduit à braquer continuellement nos regards sur Beverly Hills. Ainsi se généralise une vision du monde à deux vitesses : une culture internationale principalement importée des États-Unis et une actualité locale qui réduit chaque pays au rang de province.

Quelques semaines avant les dernières élections du Parlement européen, la chaîne Euronews (société française, comme ne l'indique pas son nom) organisait un débat entre les chefs de file des principaux groupes politiques de l'Union (28 avril 2014). Les quatre candidats étaient de nationalité belge (M. Guy Verhofstadt), luxembourgeoise (M. Jean-Claude Juncker) et allemande (M. Martin Schulz, Mme Ska Keller). Tous parlent impeccablement l'allemand et trois sur quatre le français — les deux premières langues maternelles de l'Europe (90 millions de germanophones, 70 millions de francophones), mais aussi celles des pays fondateurs du Marché commun, désignées depuis l'origine comme « langues de travail ». Pourtant, ce débat européen allait se dérouler entièrement en anglais sous la houlette d'un journaliste américain et d'une journaliste britannique, Chris Burns et Isabelle Kumar.

Aucune protestation, aucun étonnement ne s'exprima dans la presse ni dans la classe politique. Tout juste les téléspectateurs purent-ils remarquer que les deux intervieweurs jouaient un peu le rôle de maîtres d'école dominant le langage et ses nuances. Au contraire, les quatre participants à cet EU Debate faisaient figure d'élèves brillants et pleins de bonne volonté, sans pouvoir masquer complètement les imperfections de leur accent. Aucun d'entre eux, d'ailleurs, n'aura souligné, même pour en sourire, l'étrangeté de la situation : quand quatre locuteurs germanophones et francophones relèguent leurs langues au rang de patois et préfèrent aligner de longues phrases en anglais, avec la fière assurance de candidats à la gouvernance mondiale.

Tout, dans cette mise en scène du débat, semblait conçu pour imiter un show électoral sur CNN. Debout derrière leurs pupitres, les quatre candidats faisaient face au couple de journalistes comme pour signifier : l'Europe est une grande démocratie à l'image des États-Unis. Malgré leurs divergences politiques, les intervenants se sont également retrouvés pour dénoncer le principal danger : la « Russie de Poutine ». Et, quand la représentante des Verts a regretté que l'Europe ne s'oppose pas plus fermement à la Russie, « comme font les Américains », les autres l'ont approuvée d'un air grave. Pour le reste, tous auront proclamé la grandeur de l'Europe, la singularité de l'Europe, la puissance de l'Europe, l'influence de l'Europe, la voix de l'Europe. Mais cette parole n'était qu'une parole étrangère, dans la forme comme dans le fond, y compris pour ânonner que cette entité européenne serait seule « assez vaste pour se faire entendre à l'échelle de la planète ».

Imaginerait-on que la Chine, les États-Unis, la Russie, ces entités avec lesquelles l'Europe prétend rivaliser, s'expriment dans une autre langue que la leur ? La caractéristique de ces nations tient précisément dans ce bien commun ; si bien que la Chine s'administre en mandarin, que la Russie se gouverne en russe et les États-Unis en anglais… En ce sens, l'Union européenne, pressée de jouer son rôle au club des grandes puissances, ne saurait leur être comparée, puisqu'elle est la seule entité mondiale à s'exprimer dans une langue qui n'est pas la sienne, ou seulement très partiellement. Délaissant celles des fondateurs (le français, l'allemand, l'italien…), renonçant au principe du plurilinguisme qui a longtemps caractérisé ses institutions, elle s'en remet à la langue du plus lointain de ses partenaires : le Royaume-Uni, membre de l'Union sur la pointe des pieds et qui, bientôt, n'en sera peut-être plus, ôtant toute justification à cet extraordinaire privilège.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de juillet 2016.

Février 2017 en perspective

jeu, 09/02/2017 - 11:35

Qu'est-ce qu'un bien-être écologiquement viable ? Comment distinguer entre le nécessaire et le futile ? L'écologie politique s'est bâtie autour de ces questions. En Espagne, les forces progressistes ont conquis des mairies et se frottent désormais à l'exercice du pouvoir. Une situation qui rappelle celle de certaines municipalités à la fin du franquisme. Pour gagner une élection en France, mieux vaut savoir s'entourer : MM. François Fillon et Pierre Bédier l'illustrent chez Les Républicains, mais la gauche de gouvernement n'est pas en reste. Sélection d'archives en rapport avec le numéro du mois.

  • Ce dont nous avons (vraiment) besoin Razmig Keucheyan • page 3 Le génie du capitalisme d'après-guerre aura consisté à réorienter la volonté de changement vers l'insatiable désir de consommer. Ce modèle trouve à présent sa limite dans l'épuisement des ressources naturelles. Pour imaginer un mode de vie à la fois satisfaisant et durable, récuser l'empire de la marchandise ne suffit pas. Il faut d'abord réfléchir à ce qui nous est indispensable.
  • → Critique de l'idéologie du travail André Gorz • mai 2013
  • → L'ardente obligation de préserver le futur Bernard Cassen • mai 1992
  • → Écologistes et politique Christophe Batsch • mars 1978
  • Dans les villes rebelles espagnoles Pauline Perrenot & Vladimir Slonska-Malvaud • pages 1, 8 et 9 En Espagne, Podemos a manqué son objectif de « prendre le ciel d'assaut » : renverser le système politique par le biais des élections générales. De Barcelone à Madrid en passant par Valence ou Saragosse, les forces progressistes ont toutefois conquis plusieurs municipalités-clés. Mais changer de maire permet-il de changer le monde ?
  • → Ernesto Laclau, inspirateur de Podemos R. K. & Renaud Lambert • septembre 2015
  • → Marinaleda, phalanstère andalou dans une Espagne en crise Gilbert Haffner • août 2013
  • → Les enjeux de la guerre municipale en Espagne Eduardo Haro Tecglen • septembre 1979
  • De qui François Fillon est-il le prête-nom ? François Denord & Paul Lagneau-Ymonet • pages 1 et 17 La droite française présente à l'élection présidentielle un candidat incarnant ses valeurs les plus traditionnelles. Pour l'emporter, M. François Fillon devra non seulement réfuter les soupçons d'emplois fictifs visant son épouse, mais aussi et surtout élargir sa base sociale. La radiographie de son équipe — ses soutiens, ses alliés, ses conseillers — révèle à quel point son assise est étroite.
  • → Aux dîners du Siècle, l'élite du pouvoir se restaure F. D., P. L.-Y. & Sylvain Thine • février 2011
  • → L'oligarchie, le Parti socialiste et Bernard-Henri Lévy Serge Halimi • novembre 2007
  • → Quand le patronat français impose sa refondation sociale P. L.-Y. • octobre 2002
  • Dans les Yvelines, le clientélisme au quotidien David Garcia • pages 18 et 19 Pourfendu à chaque élection présidentielle, le monarchisme républicain français s'avère d'autant plus difficile à réformer qu'il prolifère à tous les échelons de la vie politique et sociale. Le système en place dans le département des Yvelines en donne une bonne illustration.
  • → Rendez-vous manqué de la gauche et de la politique locale Fabien Desage & David Guéranger • janvier 2014
  • → Aux cimes du pouvoir : maîtres et serviteurs Christian de Brie • octobre 1987
  • → Censurer tous les gouvernements de l'ombre Ch. d. B. • mai 1997
  • Le Vietnam se rêve en atelier de la planète Martine Bulard • pages 4 et 5 En moins de quarante ans, la population vietnamienne a connu une amélioration de son niveau de vie. Mais les conditions de travail demeurent très dures et l'économie devient de plus en plus dépendante de l'étranger. L'espoir du gouvernement de nouer un partenariat privilégié avec les États-Unis risque d'être déçu.
  • → Retrouvailles des Etats-Unis et du Vietnam Xavier Monthéard • juin 2011
  • → Les écrivains vietnamiens s'attaquent aux tabous Jean-Claude Pomonti • décembre 2007
  • → Le Vietnam tourne la page Nguyen Duc Nhuan • avril 1994
  • Justin Trudeau, l'envers d'une icône Jordy Cummings • page 11 Charmeur et habile communicant, le premier ministre canadien Justin Trudeau séduit dirigeants syndicaux et patrons. En prônant l'ouverture à la fois économique et culturelle, il prétend incarner le renouveau du camp progressiste et apparaît comme l'antithèse de M. Donald Trump. Pourtant, à l'instar de son homologue américain, il participe de la recomposition des clivages politiques traditionnels.
  • → La diplomatie belliqueuse d'Ottawa Marc-Olivier Bherer • février 2009
  • → Le Canada, laboratoire institutionnel à hauts risques Edgard Pisani • janvier 1998
  • → L'élargissement du Marché commun suscite au Canada des espoirs et des inquiétudes Léo Cadieux • février 1972
  • Un grand barrage pour une petite nation Régis Genté • pages 6 et 7 La construction du plus haut barrage du monde, relancée en octobre 2016, constitue une question cruciale pour le développement du Tadjikistan. Mais, en menaçant l'économie et l'environnement du bassin de la mer d'Aral, elle suscite des tensions géopolitiques en Asie centrale.
  • → Luttes d'influence dans une Asie centrale désunie R. G. • décembre 2014
  • → La vallée de Ferghana, coeur divisé de l'Asie centrale Vicken Cheterian • mai 1999
  • → Les Républiques d'Asie centrale s'engagent sur des chemins divergents Alain Gresh • décembre 1992
  • Au Pentagone, la peur pour carburant Andrew Cockburn • page 10 Agitant la menace de la Chine ou de l'Organisation de l'État islamique, M. Donald Trump a promis d'étoffer les effectifs de l'armée, de moderniser son arsenal nucléaire, d'acquérir de nouveaux navires et avions de combat. Il reprend ainsi une stratégie de la guerre froide encore utilisée par M. Barack Obama : attiser la peur de l'adversaire pour augmenter les dépenses militaires.
  • → À Washington, scénarios pour un conflit majeur Michael Klare • septembre 2016
  • → L'OTAN à la recherche de nouvelles missions Olivier Zajec • avril 2008
  • → Une dangereuse conception de la sécurité Jerome B. Wiesner • décembre 1984
  • Chaos pénitentiaire au Brésil Anne Vigna • pages 12 et 13 La population carcérale du Brésil a été multipliée par sept en vingt ans. Sans conduire aux avancées promises en termes de sécurité ou de « guerre contre la drogue », cette politique a fortifié les gangs qui régissent tant la vie derrière les barreaux que le retour à la liberté.
  • → Dans les prisons brésiliennes João De Barros • décembre 2006
  • → Privatisations Mathilde Du Pasquier • septembre 2004
  • → La prison, machine à gérer l'exclusion Jean-Paul Jean • juillet 1995
  • Le supermarché du bout du monde Georgi Lazarevski • pages 14 et 15 La pointe méridionale du continent américain exerce son attraction sur des voyageurs en quête d'ailleurs. Au milieu des grands espaces, ils y découvrent… un supermarché et ses rayonnages familiers.
  • → Au Chili, le printemps des étudiants Hervé Kempf • octobre 2011
  • → Exploitées en Amérique centrale Maurice Lemoine • mars 1999
  • → Heure de vérité pour la démocratie chilienne José Maldavsky • janvier 1999
  • Ondes magnétiques, une pollution invisible Olivier Cachard • page 16 Alors que la société industrielle générait des nuisances perceptibles à l'odorat ou à la vue, la pollution électromagnétique de la société de l'information est invisible et inodore. Pourtant, on ne peut négliger les effets de l'usage massif tant des moyens de télécommunication que des infrastructures et des équipements électriques.
  • → Peut-on fabriquer un téléphone équitable ? Emmanuel Raoul • mars 2016
  • → Sonnerie d'alarme sur le téléphone portable Philippe Bovet • septembre 2005
  • → Esclaves volontaires du téléphone portable Dan Schiller • février 2005
  • Les remèdes toxiques à la crise financière Cédric Durand • pages 20 et 21 « Si je vous avais dit, il y a huit ans, que nous sortirions d'une grande récession, vous m'auriez répondu que j'étais trop ambitieux », s'est vanté l'ancien président américain Barack Obama lors de son discours d'adieu. Mais la crise financière est-elle vraiment derrière nous ? La stratégie mise en œuvre pour sauver les banques n'a-t-elle pas, au contraire, créé les conditions de la prochaine conflagration ?
  • → La crise de 2008 a commencé il y a quarante ans Wolfgang Streeck • janvier 2012
  • → Reprise économique, la grande illusion Laurent Cordonnier • septembre 2009
  • → Le piège du libre-échange Alain Lipietz & Philippe Messine • juin 1983
  • Cisjordanie, de la colonisation à l'annexion Dominique Vidal • pages 22 et 23 En quelques jours, le premier ministre israélien a annoncé la mise en chantier de plus de trois mille nouveaux logements à Jérusalem-Est et en Cisjordanie — plus que durant toute l'année 2016. Cette surenchère n'empêche pas M. Benyamin Netanyahou d'être débordé sur sa droite par son concurrent Naftali Bennett, qui se prononce pour l'annexion des territoires palestiniens occupés.
  • → La cérémonie de l'humiliation Abaher El Sakka & Sandra Mehl • septembre 2015
  • → Le cancer des colonies israéliennes Marwan Bishara • juin 2002
  • → Inventaire des accords d'Oslo A. G. • avril 1999
  • La volupté du sang Hubert Prolongeau • page 27 Quand, en 1897, l'Irlandais Bram Stoker invente avec son roman « Dracula » l'archétype du vampire, prince de toutes les ténèbres, celles de la nuit et celles des désirs inavouables, les temps sont nerveux : attentats anarchistes, prodiges techniques, agitation ouvrière. Le retour actuel du vampire accompagne peut-être un trouble comparable.
  • → Le retour des morts-vivants Sylvestre Meininger • mars 2008
  • → Les séries américaines, des fictions engagées Martin Winckler • juillet 2006
  • → Hollywood et la grande dépression Ignacio Ramonet • novembre 1974
  • Dégringolade Pierre Rimbert • page 28 Le tête-à-queue permanent de Jacques Julliard exprime le destin d'un projet politique qui se voulut progressiste, son échec et sa dégénérescence conservatrice.
  • → Critique des médias, vingt ans après P. R. • décembre 2016
  • → Ces architectes en France du social-libéralisme Laurent Bonelli « Le nouveau capitalisme », Manière de voir nº 72, décembre 2003 - janvier 2004
  • → A gauche, l'éternelle tentation centriste Grégory Rzepski & Antoine Schwartz • juin 2007
  • Ces architectes en France du social-libéralisme

    jeu, 09/02/2017 - 11:29

    Pendant plus de quinze ans, la Fondation Saint-Simon a favorisé en France le rapprochement d'intellectuels de la gauche modérée, de journalistes multicartes et d'industriels. La « pensée unique » fut largement son œuvre.

    La fondation Saint-simon voit le jour en décembre 1982, dans l'un des salons de l'hôtel Lutétia, à Paris, sous l'impulsion de François Furet et de MM. Pierre Rosanvallon, Alain Minc, Emmanuel Le Roy-Ladurie, Pierre Nora, Simon Nora et Roger Fauroux. Alors président de Saint-Gobain, ce dernier raconte : « Nous avons pensé qu 'il fallait que le monde de l'entreprise et celui de l'Université se rencontrent. (…) Nous sommes rapidement arrivés à la conclusion que ces rencontres ne pouvaient être fécondes et durables que si nous avions des actions concrètes à mener, ce qui exigeait un cadre juridique et de l'argent. Alors, nous avons cherché des adhérents, d'où un aspect club. Chacun a rassemblé ses amis. François Furet et Pierre Rosanvallon dans l'Université, Alain Minc et moi dans le monde de l'entreprise (1).  »

    Soixante-douze membres fondateurs furent mobilisés, venant surtout de l'industrie, de la finance, de la haute fonction publique ou de l'univers académique (lire ci-dessous). Le nombre d'adhérents crût ensuite régulièrement, en s'ouvrant notamment à des journalistes, pour dépasser les cent vingt au milieu des années 1990. Ces échanges, présentés comme une fertilisation croisée visaient à faire entrer les sciences sociales dans les entreprises et à faire sortir les intellectuels de « leur tour d'ivoire, où n'arrivaient de l'économie que les échos des catastrophes sociales ».

    A cette ouverture des espaces sociaux s'ajoutait une volonté de désenclavement idéologique. La Fondation Saint-Simon aurait ainsi dépassé les oppositions droite-gauche rapprochant « certaines personnes à l'intérieur d'un espace idéologique allant de la droite intelligente à la gauche intelligente ». Alain Minc se souvient : « La Fondation est née en pleine guerre froide idéologique et sociologique. Aujourd'hui, on se parle, mais il faut se souvenir d'où on vient. Albert Costa de Beauregard, conseiller économique de Barre à Matignon, et Jean Peyrelevade, directeur adjoint du cabinet de Mauroy, n'échangeaient pas jusqu'au jour où Saint-Simon leur a permis de découvrir qu 'ils avaient 70 % de leurs idées en commun (2).  »

    Si le Club Jean-Moulin - qui, à l'époque du gaullisme, regroupa syndicalistes, hauts fonctionnaires et intellectuels - servit au départ de référence, la Fondation Saint-Simon se définit « entre le think tank à l'américaine et le club de réflexion à la française » désireuse de « produire des idées, d'élaborer des projets, de formuler des diagnostics ». Cette référence à l'exemple américain renvoie aussi à l'idée que les financements privés permettraient une plus grande latitude d'action. M. Roger Fauroux explique : « Notre fierté, c'est d'avoir réussi à faire fonctionner notre machine culturelle sans avoir jamais recours à des fonds publics. » Les cotisations individuelles ne suffisant pas, les membres occupant des positions de pouvoir dans des institutions ou des grandes entreprises les sollicitèrent à hauteur de 18 000 euros environ par an. Au nombre de ces contributeurs, on trouvait la Caisse des dépôts, Suez, Publicis, la Sema, le Crédit local de France, la banque Wormser, Saint-Gobain, BSN Gervais-Danone, MK2 Productions, Cap Gemini Sogeti, etc. La fondation pouvait de la sorte compter sur un budget avoisinant les 300 000 euros, qui permit de mener à bien ses activités.

    C'est ainsi qu'elle organisa dans ses locaux, situés dans un immeuble cossu du sixième arrondissement parisien, un déjeuner-débat mensuel autour de l'exposé de l'un des membres ou d'un invité. MM. Helmut Schmidt et Raymond Barre, Mgr Lustiger, MM. Robert Badinter, Jacques Chirac, Edmond Maire, Michel Rocard, Laurent Fabius, Valéry Giscard d'Estaing, etc., se sont de la sorte succédé au siège de la Fondation. La quasi-totalité des premiers ministres français y ont commenté leur politique. Ces séances rassemblaient en général entre trente-cinq et cinquante personnes. Selon Jacques Julliard, on y venait« chercher du sens à la complexité, persuadé d'y découvrir le dessous des cartes, grâce au contact direct avec des personnalités influentes ».

    Toutefois, l'activité principale de la Fondation consistait en la réunion de groupes de réflexion traitant des questions économiques, sociales ou internationales. Les travaux ont été édités sous forme d'ouvrages (une quarantaine) (3) ou de notes (cent dix). Ces dernières (les fameuses « notes vertes ») oscillaient entre une dizaine et une centaine de pages. Elles visaient à présenter une vision synthétique d'un sujet, répondant ainsi aux velléités pédagogiques de la fondation. Elles devinrent presque mensuelles à partir de 1991, sous l'impulsion d'une jeune équipe (Laurence Engel, Daniel Cohen, Nicolas Dufourcq, Antoine Garapon et Denis Olivennes), regroupée autour de Pierre Rosanvallon, qui non seulement en écrivait certaines, mais choisissait les thèmes et contactait les auteurs potentiels. Editées à mille exemplaires, elles s'adressaient surtout à des hommes politiques, chefs d'entreprise, cadres supérieurs, hauts fonctionnaires, ainsi qu'à quelques intellectuels, à des syndicalistes et à un nombre croissant de journalistes, économiques notamment. Le travail de ces groupes de réflexion a également donné lieu à cinquante séminaires entre 1984 et 1993, destinés au même public et portant sur de thèmes comme « Individualisme libéral et justice sociale » ; « L'avenir du syndicalisme en France » ; ou encore « L'avenir de l'Etat-providence ». L'ensemble de cette production intellectuelle et ses modalités de diffusion jouèrent un rôle important dans la propagation des thèses libérales dans leur version « de gauche » et dans la transformation des cadres de pensée des élites au pouvoir après 1981.

    Pour comprendre ce succès, rétrospectivement saisissant, il faut revenir sur la genèse de la fondation et du « décloisonnement » social qu'elle revendique. Le recrutement s'opérant par cooptation, il repose à la fois sur l'importance des liens interpersonnels et sur certaines propriétés sociales particulières. La Fondation Saint-Simon peut de la sorte s'appréhender comme une série de cercles excentriques rassemblant, autour d'un noyau central très soudé, des individus issus d'univers différenciés et attirés par des personnages « ponts ».

    A l'origine de la fondation, on retrouve des gens entretenant des relations personnelles fortes, qui vont consolider l'échange social. Certaines de ces relations sont familiales : François Furet épousa en premières noces la sœur de Simon et de Pierre Nora, alors que Roger Fauroux se mariait avec la sœur d'Emmanuel Le Roy-Ladurie. D'autres renvoient à des trajectoires communes, qui ont généré des solidarités solides. Le passage au Parti communiste français entre 1949 et 1956 constitua par exemple un premier creuset d'affiliation. Emmanuel Le Roy-Ladurie et François Furet notamment y préparèrent ensemble l'agrégation d'histoire. Cet engagement, qui obligea le fils d'un ministre et un fils de banquier à transgresser leur univers social ordinaire, souda les deux hommes. Leur rupture avec le PCF après 1956 et l'anticommunisme viscéral qu'il nourrirent les rapprocha de la mouvance plus ou moins structurée autour de Raymond Aron et des revues Preuves, Contrepoint puis Commentaire auxquelles ils collaborèrent. Ils y rejoignirent des syndicalistes chrétiens qui contribueraient au lancement et à l'essor de la CFDT.

    Si la lutte contre le « totalitarisme » ne constitue qu'une dimension des trajectoires des membres fondateurs de Saint-Simon, en revanche ils passent presque tous par la nébuleuse modernisatrice. Ces gens « qui voulaient à tout prix faire décoller la France » pour paraphraser Françoise Giroud, étaient avant tout des grands commis de l'Etat, des universitaires, des patrons et des syndicalistes. Ils définirent, après la seconde guerre mondiale, la formule de « l'économie concertée », comme système de collaboration permanente entre l'administration, le patronat et le mouvement syndical, à même selon eux d'en finir avec une dimension conflictuelle des rapports sociaux, vue comme « archaïque (4) ». Autour de figures comme celles de François Bloch-Lainé et de Simon Nora s'élabora une pensée « modemisatrice », assise sur une méfiance tenace à l'égard du « peuple » : « Nous étions explique Simon Nora, le petit nombre qui savions mieux que les autres ce qui était bon pour le pays, et ce qui n 'était pas complètement faux. Nous étions les plus beaux, les plus intelligents, les plus honnêtes, et les détenteurs de la légitimité (5).  »

    La naissance de Saint-Simon est directement liée à l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Si certains futurs membres reçoivent des postes stratégiques dans l'appareil d'Etat (MM. Jean Peyrelevade, Robert Lion), les modernisateurs sont les perdants de l'alternance. L'équilibre des forces au sein du Parti socialiste est alors très largement en leur défaveur. L'échec de Michel Rocard, devenu l'homme des modernisateurs, à faire valoir ses vues au sein du gouvernement généra un ressentiment profond. Serge July, directeur de Libération rejoindra la Fondation Saint-Simon. Il exprime cette déception dès 1981 :

    « Si les intellectuels sont pour quelque chose dans l'effondrement du PC, ils ont été battus par ailleurs. Les dirigeants actuels du PS présentent la particularité d'avoir échappé aux quatre grands mouvements de ces vingt-cinq dernières années : l'indépendance de l'Algérie et la décolonisation ; le mouvement réformiste des années 1960 ; 1968 et le mouvement que j'appelle des nouveaux rapports sociaux ; le mouvement antitotalitariste. Il se trouve que les hommes qui sont aux commandes, qui sont de fait à la tête de la gauche, ne sont pas ces gens-là. Et même si Rocard a raison, il a fini par avoir tort puisqu 'il a été battu (6). »

    La fondation va alors mener un large combat pour « dépasser certaines pesanteurs du passé et (…) en finir avec la diabolisation antérieure de toute culture de gouvernement, pour ouvrir intellectuellement un nouvel espace à la pensée réformatrice (7)  ». C'est-à-dire en clair pour purger la gauche au pouvoir de toute sa culture marxiste, avec ce qu'elle comprend d'utopies, de conflits et de conquêtes sociales. Dans leurs analyses, les rapports de domination vont disparaître, au profit de ceux d'inclusion/exclusion, de même qu'on va passer de l'égalité à l'équité comme fondement philosophique de l'Etat-providence.

    La fondation Saint-Simon conserve - voire exacerbe - l'élitisme qui caractérisait la sphère modernisatrice. Parlant de François Furet et de ses camarades, Jean Daniel a expliqué : « Je ne trouvais pas du talent à ces hommes et à ces femmes parce qu'ils étaient mes amis. J'étais devenu leur ami parce que je leur trouvais du talent. Il y avait un côté club chez nous, auquel on accédait par la cooptation, mais seulement en faisant preuve de talent (8).  » Le profil-type des élus correspond peu ou prou à une « noblesse culturelle » qui serait dotée d'une essence supérieure, caractérisée par « une largeur de vues, une vision en survol, une culture générale, des capacités de synthèse, bref une somme de vertus que les dominants s'attribuent à eux-mêmes et s'accordent à exiger des impétrants qu 'ils vont coopter en leur sein (9)  ». Et chacun des membres, persuadé de représenter la fraction éclairée de l'élite, d'être au contact de gens aussi « intelligents » que lui-même, reprend, diffuse et alimente assez naturellement les interventions de ses pairs. Ce profond ethnocentrisme de classe façonne des visions partagées de la société qui finissent par permettre l'économie d'un certain nombre de questions (tant les réponses paraissent implicites) et des conclusions qui - sans jamais avoir été vérifiées scientifiquement ou même dans la pratique - deviennent des « évidences » au point de ne plus devoir être discutées. S'il existe des différences entre les saint-simoniens, ils sont néanmoins d'accord sur les sujets importants, ceux qui méritent « débat », et sur la manière de les trancher.

    La distance apparente entre ces individus ainsi que les effets de brouillage nés de l'opacité de leurs liens renforcent l'impact de ces diagnostics concordants. Quels rapports semblent en effet entretenir a priori un historien de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, le PDG d'une grande entreprise nationale, un haut fonctionnaire et un journaliste en vue ? Leurs avis convergents sur un sujet - comme le soutien au plan Juppé de « réforme » de la Sécurité sociale par exemple - ont une efficacité sociale remarquable, car ils paraissent peu suspects de refléter la défense d'un groupe, d'une faction, ou d'intérêts particuliers. Cette légitimité s'effrite pourtant lorsque, après avoir mis au jour les liens qui les unissent, on découvre que la plupart de ces individus ne sont pas hauts fonctionnaires, PDG, journalistes ou intellectuels, mais occupent successivement ou simultanément l'ensemble de ces positions sociales. Roger Fauroux, par exemple, est PDG, puis président d'honneur de Saint-Gobain, mais aussi énarque et inspecteur des finances. Il peut de surcroît arguer de sa proximité avec les intellectuels, puisqu'il est également normalien et agrégé d'allemand. Enfin, actionnaire du Monde (journal dont Alain Minc, trésorier de la Fondation, préside la Société des lecteurs depuis 1985), il a des relations dans la presse. De nombreux autres membres de Saint-Simon partagaient avec lui cette ubiquité qui leur permit d'exister dans des lieux différents, sous des titres différents. Elle favorisa la circulation des langages, des manières, des thèmes, et des questions, concourant à la production de problématiques communes et générant des sentiments de familiarité et de solidarité qui ne s'arrêtent pas aux divisions consacrées du jeu politique.

    Nombre des membres de la fondation ont collaboré à des gouvernements au titre de conseillers techniques ou de chargés de mission. Du rapport Minc de 1994 à la commission Fauroux sur l'enseignement, leur mobilisation a été importante. Mais, explique-t-on alors, parce que les projets de société seraient de moins en moins politiques, de plus en plus techniques. Ils échoient donc à des « experts », choisis pour leur « compétence » sur un sujet donné et qu'on suppose « neutres ». L'appui que ces experts reçoivent simultanément d'intellectuels, de hauts fonctionnaires, de syndicalistes de la CFDT, d'industriels, de journalistes, etc., renforce leur position. Il permet également de disqualifier des adversaires en fustigeant leur « angélisme » (pour les intellectuels critiques), « corporatisme » (pour les autres syndicats), « démagogie » (pour les hommes politiques) ou « frilosité » (pour les gens qui se mobilisent contre les « réformes »).

    Cette vision d'ensemble de la politique, moderniste et technicienne, n'est ainsi qu'une idéologie qui tait son nom. Mais, en brouillant la relation entre positions sociales et prises de position idéologiques, la fondation a accompli un travail idéologique de dissimulation de son travail politique. Si, au niveau individuel, elle a fonctionné comme un multiplicateur de capital social, elle a constitué, collectivement, un des lieux de ces multiples retournements conservateurs qui fabriquent l'atmosphère de contre-révolution dans laquelle nous vivons. L'un des résultats de ce mouvement est d'avoir réussi à faire passer les progressistes pour des conservateurs, les luttes sociales pour de l'« immobilisme » et le marché pour une valeur de « gauche ». Quand la Fondation Saint-Simon met fin à ses activités, le 31 décembre 1999, cette offensive intellectuelle et idéologique se solde par un succès : le libéralisme apparaît comme l'horizon indépassable de nos sociétés, y compris à gauche, et les lignes de partage privilégiées sont sociétales (ou « morales ») - et plus sociales.

    C'est oublier que les sociétés contemporaines se sont construites de manière conflictuelle et que les progrès sociaux n'ont pas été généreusement octroyés par des élites éclairées, mais conquis de haute lutte par l'action collective. Les contre-feux allumés ici et là contre l'utopie capitaliste et ses avocats empressés viennent chaque jour nous rappeler que la « fin de l'Histoire » n'est pas écrite.

    Saint-Simon : 72 membres fondateurs

    Michel Albert (pdt AGF), Elisabeth Badinter, Aristide Patrice Blank (PDG Liaisons sociales), François Bloch-Lainé (Pdt Opéra-Bastille), Jean Boissonat (vice-pdt Expansion), Pierre Bonelli (PDG Sema-Metra), Jean-Denis Bredin, Jean-Claude Casanova, Jean-Etienne Cohen-Séat (PDG éditions Calmann-Lévy), Albert Costa de Beauregard (dir. gai. adj. BNP), Jean Daniel, David Dautresme (PDG Crédit du Nord), Claude Durand (éditeur), Roger Fauroux (PDG Saint-Gobain), Luc Ferry, François Furet, Marcel Gauchet, Jean-Louis Gergorin (conseiller du président de Matra), Franz-Olivier Giesbert, Jean-Claude Guillebaud, Pierre Hassner, François Henrot (DGT), Henry Hermand (PDG Gerec), Albert Otto Hirschman, Yves-André Istel (The First Boston Corporation), François Jacob (pdt Institut Pasteur), Jérôme Jaffré (Sofres), Jean-Noël Jeanneney, Jacques Julliard, Serge July, Serge Kampf (PDG Cap Gemini Sogety) Marin Karmitz (MK Productions), Georges Kiejman (avocat), Leslek Kolakowski (philosophe), Milosz Kundera, G. Lasfargues (Banque Vernes), Peter Laslett (sociologue), Emmanuel Le Roy-Ladurie, Maurice Levy (Publicis Conseil), Yves Lichtenberger (resp. mission emploi-nouvelles technologies), Robert Lion (Caisse des dépôts et consignations), Francis Lorentz (Bull), Henri Madelin, Pierre Manent, Bernard Manin, Gilles Margerie (Jacquin de) (inspecteur des finances), Gilles Martinet, Philippe Meyer, Jean-Claude Milleron (dir. de la prévision), Alain Mine, André Miquel (admin. de la BNF), Jérôme Monod (Lyonnaise des Eaux), Edgar Morin, Pierre Nora, Simon Nora (dir. de l'ENA), Mona Ozouf, Jean Peyrelevade (Suez), Evelyne Pisier (prof. de droit), Krzystof Pomian (historien), Jacques Revel (historien), Antoine Riboud (BSN-Gervais Danone), Jacques Rigaud (RTL), Pierre Rosanvallon, Yves Sabouret (Hachette), Rudolf Thadden (von) (historien), René Thomas (BNP), Gilbert Trigano (Club Méditerranée), Marc Ull-mann (RTL), Philippe Viannay (pdt CFPJ), Serge Weinberg (Havas), Gérard Worms (Suez), André Wormser (banquier).

    Source : Plaquette de présentation du programme des séminaires publics 1985-1986 (professions à l'époque).

    (1) Le Débat, Paris, n° 40, mai-septembre 1986.

    (2) Les Echos, 4-5 avril 1997.

    (3) Dans la collection « la Liberté de l'esprit » chez Calmann-Lévy.

    (4) Voir Richard Kuisel, Le Capitalisme et l'Etat en France, Gallimard, Paris 1984.

    (5) Simon Nora, Le Débat, mai-septembre 1986.

    (6) « Surpris, soufflés, hors du coup... », entretien avec Serge July et Michel Marian, Esprit, octobre-novembre 1981.

    (7) Pierre Rosanvallon, Le Monde, 23 juin 1999.

    (8) Cité par Rieffel R., Les Intellectuels sous la Cinquième République, Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 479.

    (9) Pierre Bourdieu. La Noblesse d'Etat ; grandes écoles et esprit de corps, Ed. de Minuit, Paris, 1989, p. 210.

    Primitivisme

    mer, 08/02/2017 - 17:01

    Dans « Pastorale américaine » (1997), le romancier Philip Roth met en scène une famille confite de bonheur, incarnation de la réussite sociale, qui soudain se lézarde quand la fille adorée, Merry, se rebelle et, un jour de 1968, fait sauter un bureau de poste.

    Elle était désormais jaïn. Son père ignorait ce que cela signifiait jusqu'à ce qu'elle lui expliquât patiemment, de son débit fluide et psalmodiant, de cette voix sans aspérité qu'elle aurait eue à la maison si elle avait pu surmonter son bégaiement sous la tutelle parentale. Les jaïns étaient une secte indienne relativement restreinte, soit, c'était un fait. Quant à savoir si les pratiques de Merry étaient typiques ou relevaient de l'initiative personnelle, il n'en était pas certain, même si elle lui soutenait que le moindre de ses actes était une expression de ses convictions religieuses.

    Elle portait le voile pour ne pas nuire aux organismes microscopiques qui habitent l'air qu'on respire. Elle ne se baignait pas parce qu'elle révérait toute forme de vie, y compris la vermine. Elle ne se lavait pas pour ne pas blesser l'eau. Elle ne marchait plus après la tombée du jour, même dans sa chambre, de peur d'écraser sous ses pieds un être vivant. Il y a des âmes emprisonnées dans toute forme de matière, lui expliqua-t-elle. Plus humble est la forme de vie, plus grande la douleur de l'âme qui y est emprisonnée. La seule façon de se libérer de la matière et de parvenir à « une forme de béatitude autonome pour l'éternité », c'était de devenir ce qu'elle nommait avec vénération une « âme parachevée ». On atteint cette perfection uniquement par les rigueurs de l'ascétisme, l'abnégation et la doctrine de l'ahimsa, la non-violence.

    Les cinq vœux qu'elle avait faits, dactylographiés sur des fiches cartonnées, étaient scotchés au mur, au-dessus d'un étroit matelas de caoutchouc mousse crasseux à même le plancher qu'elle ne balayait pas. C'était là qu'elle dormait et, dans la mesure où il n'y avait rien d'autre dans la chambre que ce matelas dans un coin et un tas de loques, ses vêtements, dans l'autre, c'était sans doute là qu'elle s'asseyait pour manger ce qui lui tenait lieu de nourriture, et qui devait être bien symbolique à en juger par sa mine.

    À la regarder, on n'aurait guère imaginé qu'elle vivait à cinquante minutes d'Old Rimrock, mais bien plutôt à cinquante minutes de Delhi ou Calcutta, famélique non comme le brahmane purifié par ses pratiques ascétiques, mais comme le paria des castes inférieures qui traîne sa misère sur ses jambes émaciées d'intouchable.

    Pastorale américaine, traduit de l'anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, © Éditions Gallimard, Paris, 1999.

    Sahara occidental : la paix en suspens

    mar, 07/02/2017 - 16:36

    Les tensions récentes entre l'Algérie et le Maroc ont remis à l'ordre du jour un conflit quelque peu oublié, celui du Sahara occidental, qui remonte à près de vingt ans et auquel l'ONU tente d'apporter une solution (1). Les opérations d'enregistrement des électeurs pour le référendum d'autodétermination des populations sahraouies, prévu pour le 14 février 1995, ont débuté fin août 1994, organisées par la commission d'identification de la Mission des Nations unies pour le référendum au Sahara occidental (MINURSO).

    Au centre des enjeux, on trouve les 165 000 réfugiés sahraouis qui vivent depuis près de vingt ans en exil, dans des camps installés sur le plateau désertique de Tindouf, en Algérie. Sous l'égide du Front Polisario, la vie sociale s'est rapidement organisée dans les campements et a donné lieu à l'édification d'une société originale, construite sur la base de l'engagement dans une lutte commune pour l'indépendance nationale qui intégrait, comme cela fut le cas pour de nombreux mouvements de libération, un projet progressiste de changement social (2).

    Les Sahraouis vivent dispersés. Coupés de ceux qui sont dans les camps, plusieurs dizaines de milliers d'entre eux sont dans les territoires sous contrôle marocain, confrontés à une politique qui allie la surveillance et la répression policières (3), la séduction par les investissements en équipements et l'octroi d'avantages matériels. De nombreuses familles sont également installées depuis plusieurs générations en Mauritanie, en Algérie, au Maroc, d'autres ont émigré dans les années 60 en Europe.

    « Dans les camps de réfugiés, il n'existe pas une seule famille qui soit au complet » affirme Hedy, jeune femme médecin formée à Cuba, arrivée dans les campements à l'âge de douze ans, avec sa mère et son frère. Beaucoup ont un père, un frère ou un fils tué à la guerre ou disparu dans les prisons marocaines. L'éclatement des familles et la « mémoire des martyrs » contribuent à entretenir chez les réfugiés leur détermination à poursuivre la lutte.

    Les réalisations les plus notables propres à la société des camps concernent l'éducation. Tous les enfants sont scolarisés à partir de l'âge de sept ans dans les écoles primaires situées au niveau des daïras (communes), puis en internats, construits à l'écart des campements (4). Cette généralisation de la scolarité, qui ne concernait auparavant qu'une minorité, s'est accompagnée d'un important travail de sensibilisation des familles.

    Selma, psychologue ayant suivi ses études à Oran et qui a en charge le département de formation des institutrices à l'école des femmes, remarque qu' « il est très important de renforcer les liens entre l'école et les mères qui, du fait des mentalités nomades, n'encouragent pas toujours leurs enfants à réussir à l'école ». Le projet de changement social et les nécessités de la vie dans les camps - les hommes sont peu présents, mobilisés pour une bonne part d'entre eux - ont entraîné une évolution du statut des femmes.

    Celles-ci assurent désormais diverses responsabilités dans les secteurs de l'administration, de l'action sociale, de la santé et de l'éducation. « Au départ, cela n'a pas été facile précise une responsable de l'Union nationale des femmes sahraouies (UNFS). Pour une femme, avoir une activité professionnelle, s'occuper par exemple des enfants des autres, n'était pas toujours bien accepté et pouvait être perçu comme injuste et peu gratifiant. Mais les choses ont évolué et maintenant les jeunes femmes sont fières des métiers qu'elles exercent et demandent à bénéficier de formations spécialisées (5). »

    Définis dès le départ comme prioritaires, les secteurs de la santé et de l'éducation ont progressivement pu élargir leur champ d'action. Ainsi, en 1993 un centre de jour pour enfants handicapés mentaux a été mis en place et il est envisagé de généraliser ce type de structure. Les responsables insistent sur la portée que revêtent ces réalisations non seulement dans le cadre de la vie sociale actuelle, mais aussi pour préparer l'avenir. C'est dans cette double perspective qu'ils gèrent l'aide qu'ils reçoivent des organisations non gouvernementales, des comités de soutien et du Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR).

    Les Sahraouis parlent un dialecte dérivé de l'arabe classique, le hassanya. La constitution de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) indique que l'islam est la religion d'Etat, mais les Sahraouis tiennent à se définir comme des musulmans tolérants, l'intégrisme leur apparaissant incompatible avec leurs traditions culturelles et religieuses. Toute personne adulte participe à l'un des cinq comités intervenant au niveau communal : santé, approvisionnement, affaires sociales et justice, éducation, artisanat et production. Si, par bien des aspects, l'organisation politique de la vie sociale dans les camps s'apparente à celle des démocraties populaires et de l'ex-URSS, les responsables du Front Polisario ne se sont jamais réclamés d'un projet politique de type communiste.

    « Tant qu'on est dans les camps, il ne peut y avoir qu'un seul parti politique. Mais la Constitution prévoit que, après l'indépendance, le multipartisme sera autorisé et qu'il y aura des élections au suffrage universel après une période de transition » indique Ahmed, juriste formé à Alger qui travaille au ministère de la justice. Sur le plan du fonctionnement de l'appareil politique, des évolutions sensibles sont perceptibles. « Aujourd'hui, les jeunes générations n'acceptent plus certaines formes de gestion autoritaire du pouvoir ; il y a eu des débats, des changements réels, et c'est autant de temps de gagné pour l'histoire de notre lutte et de notre peuple » souligne Bechir, professeur d'arabe.

    Les populations de l'ouest du Sahara vivaient traditionnellement sur un mode nomade en pratiquant l'élevage (chameaux, caprins, ovins) et le commerce ; elles étaient organisées en castes et en tribus socialement hiérarchisées définissant les positions sociales de chacun (6) - schématiquement aristocratiques ou tributaires. Sous les effets conjugués des grandes sécheresses et d'une expansion plus active de l'administration espagnole (développement des villes et des exploitations minières de fer et de phosphate), elles se sont en partie sédentarisées dans le courant des années 60. Toutefois, les traditions et les mentalités qui demeurent très prégnantes et vivantes autorisent à parler de culture nomade, même lorsque le nomadisme proprement dit n'est plus le mode de vie dominant. Pour les réfugiés, c'est au sein de ce système culturel spécifique et de cet ensemble de valeurs et de pratiques héritées du passé que sont venues se greffer les propositions et les réalisations du mouvement de libération.

    L'identification des votants constitue la principale difficulté pour la consultation de février 1995

    La dimension la plus fondamentale sous-tendant ces mutations sociales s'inscrit dans les nouvelles références identitaires que, dès le départ, les chefs de file de ce mouvement ont activement cherché à faire partager par l'ensemble de la population des réfugiés : l'appartenance au peuple sahraoui uni dans la lutte pour l'indépendance et la participation à une nouvelle citoyenneté porteuse de progrès social et de liberté. Il s'agissait, et il s'agit toujours, de forger une conscience nationale qui prenne le pas sur les identités tribales dénoncées comme source d'archaïsmes, de divisions et de rivalités. Le défi historique le plus délicat à relever ne réside pas tant dans le combat militaire et diplomatique, mais bien davantage dans la mise en place d'un fonctionnement social susceptible de susciter, sur le long terme, l'adhésion des individus et des groupes sociaux.

    « Il ne suffit pas de bannir le tribalisme dans le langage pour le supprimer dans les esprits (7). » Cette remarque, formulée en 1978 par un fondateur du mouvement de libération sahraoui, est toujours d'une actualité brûlante : dans de nombreuses parties du globe, se révèlent toute la complexité et le caractère évolutif des interactions entre la construction des Etats modernes, le nationalisme et les références ethniques, religieuses ou tribales. C'est un syncrétisme entre ces différentes composantes qui a été amorcé au sein de l'Etat et de la société des camps de réfugiés.

    Les processus de recomposition sociale et de réaménagement identitaire qu'ont connus les réfugiés sahraouis ne sont, quel que soit l'avenir, certainement pas stabilisés. C'est à la vigilance qu'appellent les responsables de l'UNFS lorsqu'elles soulignent la nécessité de continuer la lutte pour préserver et consolider les acquis ; elles attirent l'attention sur le risque toujours possible d'un retour en arrière, « à l'instar de ce qui s'est passé dans d'autres pays où, après une guerre de libération, la femme s'est retrouvée à nouveau reléguée à un niveau inférieur (8) ».

    Lors de la consultation d'autodétermination qui doit se dérouler en février 1995, les Sahraouis habilités à voter auront à se prononcer pour l'indépendance du Sahara occidental ou son intégration au Maroc. La délicate question de l'identification des votants constitue la principale difficulté. Le plan de règlement de l'ONU, accepté par le Front Polisario et le Maroc en décembre 1991, stipule que la base du corps électoral est celle établie en 1974 lors du recensement effectué par l'Espagne, qui avait dénombré 74 000 personnes.

    A la veille du référendum initialement prévu en janvier 1992, le Maroc avait proposé une liste complémentaire de 120 000 votants, liste avalisée par M. Perez de Cuellar, le secrétaire général de l'ONU de l'époque. La consultation avait alors été annulée et reportée sine die. Aujourd'hui, les travaux de la commission d'identification ont progressé, mais le Maroc continue de multiplier les prétextes et les obstacles - par exemple à propos de la nomination d'observateurs de l'Organisation de l'unité africaine (OUA), dont il a contesté pendant des mois la légitimité (9) - pour entraver le bon déroulement des opérations, tout en déclarant : « Nous sommes décidés à appliquer le plan de paix dans son intégralité (10).  » La libération, en juillet 1994, de 424 prisonniers politiques marocains s'était accompagnée d'une déclaration du roi précisant que l'amnistie ne saurait concerner « quiconque ne reconnaît pas la marocanité du Sahara ». De son côté l'Algérie, par la voix de son président, rappelait récemment qu'« il existe toujours en Afrique un pays illégalement occupé ».

    Pour le Maroc, la consultation, à laquelle il s'est finalement rallié, devrait se réduire à un référendum confirmatif sur l'intégration du Sahara au royaume chérifien. De son côté, le Front Polisario ne peut accepter un scrutin dont les conditions de préparation et de déroulement ne garantissent pas la libre expression des Sahraouis. Un communiqué de presse publié par le ministère sahraoui de l'information, en juillet 1994, indiquait que la presse internationale a été interdite d'accès à El Ayoun, que les personnes appelées à être identifiées n'ont pas toutes été averties et que les autorités marocaines ont retiré aux citoyens tous les documents espagnols qu'ils possédaient, afin de les empêcher de s'en servir. Cela, précisait le communiqué, « démontre une fois de plus que les choses ne cessent d'évoluer selon la volonté du Maroc et conformément à ses conditions, et que le Maroc continue de dicter à l'ONU la voie à suivre ».

    Plusieurs autres interventions du Front Polisario ont attiré l'attention de l'ONU sur les dérives de la procédure d'enregistrement des électeurs. Les autres questions en suspens concernent la réduction des forces armées marocaines implantées au Sahara et fortes actuellement de 200 000 hommes (que l'ONU prévoit de ramener à 65 000 hommes d'ici au 15 décembre 1994) ainsi que la présence d'environ 170 000 colons marocains installés ces dernières années sur le territoire du Sahara occidental. Autant dire qu'en dépit d'avancées notables la perspective d'un référendum impartial et qui marque un terme définitif au conflit du Sahara occidental demeure incertaine.

    (1) C'est en janvier 1976 que le Maroc et la Mauritanie ont envahi le territoire du Sahara occidental que l'Espagne, puissance coloniale depuis 1884, leur avait cédé lors des accords tripartites secrètement signés à Madrid en novembre 1975. Le Front Polisario, créé trois années auparavant, accompagne alors l'exode des Sahraouis vers les camps, proclame le 27 février 1976 la fondation d'un Etat indépendant, la République arabe sahraouie démocratique (RASD), et s'engage activement dans la lutte armée, soutenu par l'Algérie (et, jusqu'en 1984, par la Libye). Après le retrait de la Mauritanie, en 1979, le Maroc a étendu son occupation et contrôle actuellement l'essentiel du territoire, défendu par un « mur de sable », Lire Martine de Froberville, « Sahara occidental : échec au plan de paix », Manière de voir, n° 21, février 1994.

    (2) Voir Jean Ziegler, Les Rebelles, Seuil, Paris, 1993.

    (3) Voir les rapports qu'Amnesty International a consacrés au Maroc et au Sahara occidental en février et en avril 1993.

    (4) Voir Christiane Perregaux, l'Ecole sahraouie ; de la caravane à la guerre de libération, L'Harmattan, Paris, 1987.

    (5) Depuis la fin des années 70, de nombreux étudiants sahraouis sont accueillis par divers pays - notamment l'Algérie, la Libye, Cuba, la Syrie - pour suivre des études supérieures dans divers domaines : santé, éducation, formations techniques, etc.

    (6) Au sujet de l'histoire et des traditions des populations sahraouies, ainsi que sur l'histoire contemporaine du conflit du Sahara occidental, lire Ahmed-Baba Miské, Front Polisario, l'âme d'un peuple, éditions Rupture, Paris, 1978 ; Claude Bontems, la Guerre du Sahara occidental, PUF, Paris, 1984 ; Tony Hodges, Sahara occidental, l'Harmattan, Paris, 1987.

    (7) Ahmed-Baba Miské, op. cit., p 247.

    (8) Jari Bulaje, « Las mujeres saharauis », Sahara, independencia y libertad, n° 4, mai-juin 1993.

    (9) En 1984, la RASD a été admise à l'OUA comme membre à part entière. Le Maroc s'est alors retiré de l'Organisation. Au sujet des obstacles mis par le Maroc aux activités de la MINURSO dans les territoires occupés, lire « L'ONU discréditée », Témoignage chrétien, 16 mai 1994.

    (10) Entretien avec M. Driss Basri, ministre de l'intérieur, Maroc, le Monde, 2 septembre 1994.

    Génocides

    mar, 07/02/2017 - 14:50

    Récurrent, le débat sur le devoir de mémoire a été relancé par la publication, en français, du livre de Norman Finkelstein, « L'Industrie de l'Holocauste ». Au-delà des critiques justifiées adressées à l'ouvrage, certaines réactions hostiles relèvent de tentatives de manipulation du génocide des juifs. Comme si, sans précédent dans l'histoire, la Shoah ne s'inscrivait pas dans la terrible chaîne des crimes contre l'humanité. Comme si l'universalité des leçons qu'il convient d'en tirer ne garantissait pas sa mémoire. Comme si, pour l'avenir, sa sacralisation n'était pas aussi dangereuse que sa banalisation.

    Crise ukrainienne, une épreuve de vérité

    mar, 07/02/2017 - 14:29

    Les dirigeants occidentaux ont boycotté les cérémonies du 70e anniversaire de la Libération à Moscou, sous le prétexte de la crise ukrainienne. Afin de résoudre ce conflit, M. Jean-Pierre Chevènement avait rencontré M. Vladimir Poutine le 5 mai 2014, à la demande du président français. Il décrit ici le chemin qui a conduit à la défiance, et dessine les moyens d'en sortir.

    Décidée fin 1991 par Boris Eltsine, président de la Russie, et par ses homologues ukrainien et biélorusse, la dissolution de l'Union soviétique s'est déroulée pacifiquement parce que son président, M. Mikhaïl Gorbatchev, n'a pas voulu s'y opposer. Mais elle était grosse de conflits potentiels : dans cet espace multinational, vingt-cinq millions de Russes étaient laissés en dehors des frontières de la Russie (qui comptait 147 millions d'habitants au dernier recensement de 1989, contre 286 millions pour l'ex-URSS), celle-ci rassemblant au surplus des entités très diverses. Par ailleurs, le tracé capricieux des frontières allait multiplier les tensions entre Etats successeurs et minorités (Haut-Karabakh, Transnistrie, Ossétie du Sud, Abkhazie, Adjarie, etc.). Beaucoup de ces Etats multiethniques n'avaient jamais existé auparavant. C'était notamment le cas de l'Ukraine, qui n'avait été indépendante que trois ans dans son histoire, de 1917 à 1920, à la faveur de l'effondrement des armées tsaristes.

    L'Ukraine telle qu'elle est née en décembre 1991 est un Etat composite. Les régions occidentales ont fait partie de la Pologne entre les deux guerres mondiales. Les régions orientales sont peuplées de russophones orthodoxes. Les côtes de la mer Noire étaient jadis ottomanes. La Crimée n'a jamais été ukrainienne avant une décision de rattachement imposée sans consultation par Nikita Khrouchtchev en 1954. La tradition de l'Etat est récente : moins d'un quart de siècle. Les privatisations des années 1990 ont fait surgir une classe d'oligarques qui dominent l'Etat plus que l'Etat ne les domine. La situation économique est très dégradée ; l'endettement, considérable. L'avenir de l'Ukraine — adhésion à l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) ou neutralité — est ainsi inséparable de la reconfiguration des rapports de forces à l'échelle européenne et mondiale. En 1997, M. Zbigniew Brzezinski écrivait déjà que le seul moyen d'empêcher la Russie de redevenir une grande puissance était de soustraire l'Ukraine à son influence (1).

    Un dérapage accidentel

    Le rappel des faits est essentiel pour qui veut comprendre. La crise ukrainienne actuelle était prévisible depuis la « révolution orange » (2004) et la première tentative de faire adhérer le pays à l'OTAN (2008). Cette crise était évitable pour peu que l'Union européenne, au moment du lancement du partenariat oriental (2009), eût cadré la négociation d'un accord d'association avec l'Ukraine, de façon à le rendre compatible avec l'objectif du partenariat stratégique Union européenne-Russie de 2003 : créer un espace de libre circulation « de Lisbonne à Vladivostok ».

    Il eût fallu, bien entendu, tenir compte de l'intrication des économies ukrainienne et russe. L'Union eût ainsi évité de se laisser instrumentaliser par les tenants d'une extension de l'OTAN toujours plus à l'est. Au lieu de quoi, Bruxelles a mis l'Ukraine devant le dilemme impossible d'avoir à choisir entre l'Europe et la Russie. Le président ukrainien, M. Viktor Ianoukovitch, a hésité : l'offre russe était, financièrement, nettement plus substantielle que l'offre européenne. Il a demandé le report de la signature de l'accord d'association qui devait être conclu à Vilnius le 29 novembre 2013.

    J'ignore si le commissaire européen compétent, M. Stefan Füle, a pris ses directives auprès de M. José Manuel Barroso, alors président de la Commission européenne, et si le Conseil européen a jamais délibéré d'une question qui portait en germe la plus grave crise géopolitique en Europe depuis celle des euromissiles (1982-1987). Le président Poutine a déclaré s'être vu refuser par les autorités européennes (MM. Barroso et Herman Van Rompuy) en janvier 2014, toute possibilité de discuter du contenu de l'accord d'association avec Kiev, sous le prétexte de la souveraineté de l'Ukraine.

    Le report de la signature de l'accord par le président Ianoukovitch a été le signal des manifestations dites « proeuropéennes » de Maïdan, qui allaient aboutir, le 22 février 2014, à son éviction. Que l'Union européenne fasse rêver une partie notable de l'opinion ukrainienne est compréhensible. On doit cependant se poser la question de savoir si la Commission européenne était mandatée pour promouvoir les normes et les standards européens à l'extérieur de l'Union. Les manifestations de Maïdan ont été encouragées sur place par les multiples visites de responsables européens, mais surtout américains, souvent éminents (2), tandis qu'organisations non gouvernementales et médias initiaient une véritable guerre de l'information. Ce soutien explicite à des manifestations dont le service d'ordre était assuré pour l'essentiel par des organisations d'extrême droite — Praviy Sektor et Svoboda — ne prêtait-il pas à confusion entre ce qui était du ressort de l'Union européenne et les initiatives de l'OTAN, quand ce n'étaient pas celles de Washington et de ses services ? L'« exportation de la démocratie » peut revêtir des formes diverses.

    La non-application de l'accord du 21 février 2014, qui prévoyait une élection présidentielle à la fin de l'année, et l'éviction inconstitutionnelle, dès le lendemain, d'un président qui avait sans doute beaucoup de défauts, mais qui fut quand même élu, peut passer pour une « révolution » ou pour un coup d'Etat. C'est cette dernière interprétation qui a prévalu à Moscou. Bien que la Crimée ait été russe avant 1954, il n'est guère contestable que la décision d'organiser son rattachement à la Russie, même couverte par un référendum, a été une réaction disproportionnée. Elle est contraire au principe constamment affirmé par la Russie du respect de l'intégrité territoriale des Etats, notamment quand ce principe fut bafoué par le détachement du Kosovo de la Yougoslavie. M. Poutine, en Crimée, a fait passer les intérêts stratégiques de la Russie en mer Noire avant toute autre considération, redoutant sans doute que le nouveau gouvernement ukrainien ne respecte pas l'accord donnant Sébastopol en bail à la Russie... jusqu'en 2042 !

    Cette crise a donc été un dérapage accidentel. L'annexion de la Crimée n'était pas programmée : M. Poutine clôturait, fin février, les Jeux olympiques de Sotchi, qui se voulaient une vitrine de la réussite russe. Il a surréagi à un événement que l'Union européenne n'avait pas non plus programmé, même si elle l'a encouragé par imprudence. Il est clair qu'elle a été débordée par des initiatives venues d'ailleurs, même si elles trouvaient en son sein des relais importants. La question posée aujourd'hui est de savoir si les Européens vont pouvoir reprendre le contrôle de la situation.

    M. Poutine n'avait sans doute pas prévu que les Etats-Unis allaient se saisir de l'annexion de la Crimée pour édicter des sanctions d'abord limitées (juillet 2014), puis beaucoup plus sévères (septembre). Début mai 2014, il se déclarait prêt à circonscrire le conflit. Il encourageait les régions russophones à trouver une solution à leurs problèmes à l'intérieur de l'Ukraine. Le 10 mai, M. François Hollande et Mme Angela Merkel évoquaient, à Berlin, une décentralisation de l'Ukraine à inscrire dans sa Constitution. Le 25 mai, le président Petro Porochenko était élu et immédiatement reconnu par Moscou. Le « format de Normandie » (Allemagne, France, Russie, Ukraine) était ébauché le 6 juin. La crise paraissait pouvoir être résorbée pacifiquement.

    Mais tout dérape à l'été : les autorités de Kiev lancent vers les « républiques autoproclamées » une « opération antiterroriste », qui dresse contre elles la population du Donbass. L'affaire tourne court du fait du délitement de l'armée ukrainienne, malgré le soutien de « bataillons de volontaires » pro-Maïdan. Signés le 5 septembre, les accords de Minsk I proclament un cessez-le-feu. Six jours plus tard, le 11 septembre, des sanctions sévères commencent à être mises en œuvre par les Etats-Unis et par l'Union européenne, officiellement pour garantir l'application du cessez-le-feu. Par le canal des banques, tétanisées par les sanctions américaines, le commerce eurorusse va se trouver progressivement freiné sinon paralysé. La Russie décrète des contre-sanctions dans le domaine alimentaire et se tourne vers les « émergents », particulièrement vers la Chine, pour diversifier son commerce extérieur et ses coopérations industrielles.

    Dans le même temps, les cours du brut s'effondrent. Le rouble dévisse de 35 à 70 roubles pour un dollar fin 2014. Faute de suivi, les accords de cessez-le-feu s'enlisent. Kiev lance une seconde offensive militaire, qui finit par échouer comme la première. Grâce à l'initiative des chefs d'Etat réunis par M.Hollande, de nouveaux accords, dits « Minsk II », sont signés le 12 février 2015.

    Le piège se referme : les sanctions occidentales sont faites, en principe, pour être levées. Or, si le volet militaire des accords de Minsk II s'applique à peu près, le volet politique reste en panne. Il obéit à une séquence bien définie : vote d'une loi électorale par la Rada (le Parlement ukrainien), élections locales dans le Donbass, réforme constitutionnelle, loi de décentralisation, nouvelles élections, et enfin récupération par Kiev du contrôle de sa frontière avec la Russie. Mais, le 17 mars dernier, la Rada adopte un texte qui bouleverse cette séquence en faisant du « retrait des groupes armés » un préalable. Le blocage du volet politique des accords de Minsk par le gouvernement de Kiev oriente en réalité le conflit ukrainien vers un « conflit gelé ». La levée des sanctions est ainsi prise en otage dans un cercle vicieux. En principe, elles ne peuvent être reconduites qu'à l'unanimité. En réalité, c'est la « loi du consensus » qui risque de s'appliquer : déjà, Mme Merkel a annoncé, le 28 avril 2015, que les sanctions européennes seraient probablement reconduites fin juin.

    Nous sommes en présence d'une guerre qui ne dit pas son nom. Le débat feutré entre ceux qui souhaitent — généralement à voix basse — le maintien du partenariat eurorusse tel qu'il avait été conçu au début des années 2000 et les partisans d'une politique d'endiguement, voire de refoulement de la Russie, c'est-à-dire en fait d'une nouvelle guerre froide, reflète un heurt de volontés entre Washington et Moscou. Une guerre par procuration se déroule sur le terrain. Elle oppose d'une part l'armée ukrainienne et les « bataillons de volontaires » soutenus par les Etats-Unis et leurs alliés, et d'autre part les milices dites « séparatistes », qui trouvent leur appui d'abord dans la population de l'Est russophone et, bien sûr, dans une aide russe parée aux couleurs de l'aide humanitaire. La poursuite de ce conflit peut conduire à faire de l'Ukraine un brandon de discorde durable entre l'Union européenne et la Russie. A travers une véritable croisade idéologique largement relayée, Washington cherche à la fois à isoler la Russie et à resserrer son contrôle sur le reste de l'Europe.

    Les hérauts d'une nouvelle guerre froide nous décrivent la Russie comme une dictature fondamentalement hostile aux valeurs universelles et qui aspirerait à reconstituer l'URSS. Pour ceux qui connaissent la Russie d'aujourd'hui, cette description est outrée, voire caricaturale. La popularité de M. Poutine tient à la fois au redressement économique qu'il a su opérer dans un pays qui avait perdu la moitié de son produit intérieur brut dans les années 1990 et au coup d'arrêt qu'il a su donner à la désagrégation de l'Etat. Son projet n'est pas impérial, mais national. C'est un projet de modernisation de la Russie, étant donné bien évidemment que celle-ci, comme tout Etat, a des intérêts normaux de sécurité.

    On peut évidemment tenter de ranimer de vieilles peurs : il en est qui prennent Le Pirée pour un homme (3) et M. Poutine pour un pays. La Russie est en fait en pleine transformation. Sa société est marquée par la montée de couches moyennes nombreuses, qui contestaient souvent le retour de M. Poutine au pouvoir en 2012, mais qui lui semblent aujourd'hui ralliées. Même M. Mikhaïl Gorbatchev considère que l'Occident, depuis 1991, a traité injustement la Russie comme un pays vaincu, alors que le peuple russe est un grand peuple évidemment européen (4). Est gommé le fait qu'il a payé le tribut le plus lourd dans la guerre contre l'Allemagne nazie. Nous assistons ainsi à une véritable réécriture de l'histoire, comme si l'anticommunisme devait éternellement survivre au communisme.

    Russophobie médiatique

    Les bases matérielles de la guerre froide — l'opposition de deux systèmes économiques et idéologiques antagonistes— n'existent plus. Le capitalisme russe a certes ses spécificités, mais c'est un capitalisme parmi d'autres. Les valeurs conservatrices affirmées par M. Poutine visent surtout, dans son esprit, à cicatriser les plaies ouvertes pendant la parenthèse de soixante-dix ans qu'a été le bolchevisme dans l'histoire russe.

    Le véritable enjeu de la crise ukrainienne actuelle est la capacité de l'Europe à s'affirmer comme un acteur indépendant dans un monde multipolaire ou, au contraire, sa résignation à une position de subordination durable vis-à-vis des Etats-Unis. La russophobie médiatique relève d'un formatage de l'opinion comparable à celui qui avait accompagné la guerre du Golfe en 1990-1991. Cette mise en condition de l'opinion repose sur l'ignorance et l'inculture s'agissant des réalités russes contemporaines, quand ce n'est pas sur une construction idéologique manichéenne et manipulatrice.

    La Russie manifeste une capacité de résilience certaine. Il appartient à la France d'incarner, dans le format de Normandie dont elle a pris l'initiative, l'intérêt supérieur de l'Europe. Il est difficile d'accepter que notre politique extérieure soit entravée par des courants extrémistes ou révisionnistes. Pour ma part, je ne mets pas un signe d'égalité entre le communisme et le nazisme, comme le font les « lois mémorielles » votées par la Rada de Kiev le 9 avril dernier. Dans la crise ukrainienne, l'Allemagne conservatrice de Mme Merkel me paraît beaucoup trop alignée sur les Etats-Unis. Elle peut être tentée d'abandonner provisoirement son Ostpolitik traditionnelle vers la Russie pour une percée vers l'Ukraine. Le nombre des implantations industrielles allemandes en Ukraine atteignait mille huit cents en 2010, contre cinquante pour la France. L'Ukraine prolonge naturellement le bassin de main-d'œuvre à bas coût de la Mitteleuropa, avantage comparatif pour l'industrie allemande, que l'augmentation des salaires dans les pays d'Europe centrale et orientale tend aujourd'hui à éroder. L'Allemagne doit convaincre les Européens qu'elle n'est pas le simple relais de la politique américaine en Europe, comme pourrait le faire penser l'instrumentalisation du BND (5) par la National Security Agency (NSA). Le format de Normandie doit être le moyen de faire appliquer Minsk II, bref, de lever l'opposition de l'Ukraine à l'application du volet politique de l'accord. Et l'Europe détient des leviers financiers.

    Il est temps qu'une « Europe européenne » se manifeste. Elle pourrait d'abord essayer de convaincre les Etats-Unis que leur véritable intérêt n'est pas de bouter la Russie hors de l'« Occident », mais de redéfinir avec elle des règles du jeu mutuellement acceptables et propres à restaurer une confiance raisonnable.

    (1) Zbigniew Brzezinski, Le Grand Echiquier.L'Amérique et le reste du monde, Fayard/Pluriel, Paris, 2011 (1re éd. : 1997).

    (2) Notamment Mme Victoria Nuland, secrétaire d'Etat adjointe américaine pour l'Europe et l'Eurasie, le sénateur américain John McCain ou le ministre allemand des affaires étrangères Guido Westerwelle.

    (3) Que le lecteur veuille bien excuser cette référence à La Fontaine [Le Singe et le Dauphin]. Ses fables décrivent encore notre univers...

    (4) Discours de Berlin, 9 novembre 2014.

    (5) Bundesnachrichtendienst : service de renseignement allemand.

    Des missionnaires aux mercenaires

    mar, 07/02/2017 - 12:38
    Aurélie piau. — « Le Sacré Pouvoir d'H A », 2011 aurelie-piau.blogspot.fr

    Quel fil peut bien relier les ministres ou anciens ministres Emmanuel Macron, Fleur Pellerin et Najat Vallaud-Belkacem, la présidente du conseil régional d'Île-de-France Valérie Pécresse, les journalistes Jean-Marie Colombani et Christine Ockrent, l'homme d'affaires Alain Minc, le banquier Matthieu Pigasse (l'un des propriétaires du Monde SA) ou encore l'ancien premier ministre Alain Juppé ? Tous ont effectué un passage par la French-American Foundation dans le cadre de son programme « Young Leaders ». Tout comme cinq cents autres personnalités françaises, parmi lesquelles le président François Hollande lui-même.

    Depuis 1981, cette fondation privée organise des séminaires de deux ans où une douzaine de jeunes Français côtoient les élites américaines de la même classe d'âge. Officiellement, l'objectif est de favoriser le dialogue franco-américain. En réalité, il s'agit de bien faire comprendre aux futurs décideurs français — entrepreneurs, responsables politiques, journalistes — les bienfaits de la mondialisation à l'anglo-saxonne. Certes, on constatera ultérieurement que, ici ou là, l'opération de séduction a échoué (avec M. Nicolas Dupont-Aignan, par exemple). Mais, dans l'ensemble, ces jeunes gens effectueront une brillante carrière au sein des structures de pouvoir et dans les affaires. Des personnalités qui ne feront pas dans l'antiaméricanisme…

    Ce programme est révélateur de la stratégie d'influence des États-Unis. Celle-ci s'exerce de manière encore plus spectaculaire à travers le pantouflage des élites, notamment européennes, dans de grandes entreprises américaines. Dernier exemple en date — ô combien symbolique : la décision de M. José Manuel Barroso de rejoindre la banque Goldman Sachs. L'ancien président de la Commission européenne va mettre son expérience et son carnet d'adresses — où figurent notamment tous les dirigeants politiques de l'Union — au service de ce prestigieux établissement… qui a participé au maquillage des comptes de la Grèce pour lui faire intégrer l'euro.

    M. Barroso n'est pas le seul commissaire à se reconvertir dans des fonctions lucratives : ce fut le cas récemment de Mme Neelie Kroes (Bank of America) et de M. Karel De Gucht, négociateur et thuriféraire du grand marché transatlantique (CVC Partners). M. Mario Draghi est, quant à lui, directement passé de Goldman Sachs à la présidence de la Banque d'Italie, puis à celle de la Banque centrale européenne (BCE) (1).

    Ces allers-retours entre public et privé relèvent de pratiques courantes aux États-Unis. Sous la présidence de M. William Clinton, les instigateurs de l'abrogation — réclamée par Wall Street — du Glass-Steagall Act de 1933, qui séparait banques de dépôt et banques d'affaires, se sont facilement reconvertis dans de grands établissements financiers. Le big business sait récompenser ceux qui l'ont bien servi. À la tête de la Réserve fédérale (FED) de 2006 à 2014, M. Ben Bernanke a favorisé la création monétaire au profit des acteurs financiers en déversant 8 000 milliards de dollars dans l'économie au nom du sauvetage des banques. En 2015, il a intégré Citadel, l'un des principaux fonds d'investissement du pays. La même année, M. Timothy Geithner, l'un des protégés de M. Clinton, ancien secrétaire au Trésor de M. Barack Obama, a rejoint Warburg Pincus, un grand fonds d'investissement.

    Le monde des affaires sait aussi miser sur ceux qui, demain, pourront faire prévaloir ses intérêts, lui ouvrir les portes des administrations, relayer son discours. Aux États-Unis, bien sûr, mais aussi dans le reste du monde. Cette stratégie permet de rendre désuet le recours aux pots-de-vin et autres enveloppes. Plus besoin de corrompre ! Fini aussi le chantage direct, les menaces, pour obtenir un marché ou des renseignements. On fait désormais dans le soft power, le lobbying.

    Le coup d'envoi en France de cette stratégie de l'influence, que d'aucuns pourraient qualifier de trafic d'influence, a été donné en 1986 lorsque Simon Nora, figure tutélaire et emblématique de la haute administration, a intégré à 65 ans la banque d'affaires Shearson Lehman Brothers, devenue par la suite Lehman Brothers. Au cours de la décennie 1990, la mondialisation a accéléré le pantouflage. Désormais, les grands établissements financiers américains, qui veulent pénétrer le marché français et européen, font leurs emplettes au sein de l'élite hexagonale. Toute une génération d'énarques et d'inspecteurs des finances approche de l'âge de la retraite. Leur salaire en tant que hauts fonctionnaires, dirigeants de banques hier nationalisées ou de grandes entreprises, pour être correct, n'avait cependant rien à voir avec ceux pratiqués outre-Atlantique. Banques et fonds d'investissement leur font miroiter la perspective de gagner en quelques années autant que durant toute leur carrière passée. Tentant ! D'autant qu'ils éprouvent le sentiment d'aller dans le sens de l'histoire.

    C'est ainsi qu'en 1989 Jacques Mayoux, lorsqu'il était fonctionnaire, président de la Société générale, est devenu le représentant de Goldman Sachs à Paris. Il a été suivi de beaucoup d'autres. À commencer par M. Philippe Lagayette, ancien directeur de cabinet de M. Jacques Delors lorsqu'il était ministre de l'économie, des finances et du budget, ancien directeur général de la Caisse des dépôts, qui rejoignit JP Morgan en 1998. Les énarques dits « de gauche » ne sont pas les derniers à succomber aux sirènes de ce capitalisme de connivence. Ces personnalités sont choisies et touchent de confortables honoraires pour ouvrir les portes et pour faciliter les fusions et les rachats d'entreprises françaises que lanceront les banques.

    Au fil des ans, des centaines de sociétés sont passées de main en main par le biais d'achats à effet de levier (leverage buy-out ou LBO). Chaque fois, les banques d'affaires touchent une commission, leurs dirigeants français ayant bien mérité leurs émoluments. Peu importe, finalement, que la France se désindustrialise, que les salariés soient licenciés pour accroître le rendement du capital, que les déficits commerciaux se creusent. L'essentiel n'est-il pas de saisir la vague de cette finance triomphante ? Hier, ou plutôt avant-hier, les fonctionnaires issus des grands corps de l'État — s'ils pantouflaient déja — s'estimaient investis d'une mission : ils servaient la nation. À partir des années 1990, les mentalités changent. La mondialisation a transformé les missionnaires en mercenaires. Le capitalisme débridé a remplacé le capitalisme d'État.

    Ce mouvement s'est amplifié au fil des ans. En 2004, M. Charles de Croisset, ancien président du Crédit commercial de France (CCF), a marché dans les traces de Mayoux en devenant conseiller international chez Goldman Sachs et vice-président de Goldman Sachs Europe. Les branches françaises des cinq grandes banques d'investissement américaines sont toutes dirigées par un énarque (2). M. Jean-François Cirelli, ex-dirigeant de Gaz de France et d'Engie, ancien membre du cabinet du président Jacques Chirac, vient de rejoindre la filiale pour la France et le Benelux de BlackRock. Peu connu du grand public, ce fonds est le premier gestionnaire d'actifs du monde (5 000 milliards de dollars).

    Tout aussi symbolique est le parcours de Mme Clara Gaymard. Cette énarque, épouse de M. Hervé Gaymard, ministre de M. Chirac, avait été nommée en 2003 déléguée aux investissements internationaux. De quoi étoffer son carnet d'adresses, l'un des plus fournis de l'énarchie. En 2006, General Electric (GE) lui proposa de prendre la tête de son antenne France, puis la vice-présidence de GE International, l'entité chargée des grands comptes et des relations avec le gouvernement. Elle a servi d'intermédiaire lors du rachat par GE de la division énergie d'Alstom, au printemps 2014. Une fois l'opération achevée, le président du groupe, M. Jeffrey R. Immelt, s'est séparé d'elle brusquement, mais, soyons-en sûrs, avec de bonnes compensations. Pendant dix ans, Mme Gaymard a été l'un des relais essentiels de l'influence américaine en France : membre de la Trilatérale (3), présidente de la Chambre américaine de commerce, membre du conseil d'administration de la French-American Foundation.

    Proposer de belles fins de carrière aux seniors, miser sur quelques personnages-clés dans le Tout-Paris médiatico-politique, investir dans de jeunes cadres prometteurs : tels sont les axes de ce soft power qui s'exerce aux quatre coins de la planète. Cet investissement dans la jeunesse se retrouve dans le cas d'Alstom : à la demande du gouvernement français, GE a promis de créer 1 000 emplois nets en France sur trois ans. Mais le groupe s'est au passage engagé à recruter 240 jeunes de haut niveau à la sortie des grandes écoles pour ses « programmes de leadership ». Ces derniers se verront proposer une carrière accélérée chez GE, aux États-Unis et dans le reste du monde. Une opération fort habile de captation des cerveaux ; une manière aussi de vider un peu plus la France de ses forces vives.

    Car l'expatriation des capitaux s'accompagne désormais d'un exode des jeunes diplômés vers les États-Unis, mais aussi vers Londres, Singapour ou ailleurs. Ce sont bien souvent les enfants de cette nouvelle caste de managers mercenaires, les relations des parents aidant à leur trouver des postes intéressants dans les multinationales. Dans ce monde globalisé, les élites françaises ont adopté les mêmes comportements et les mêmes ambitions que leurs homologues américaines.

    (1) Lire Vicky Cann, « De si confortables pantoufles bruxelloises », Le Monde diplomatique, septembre 2015.

    (2) Cf. Jean-Pierre Robin, « Créer son fonds d'investissement, ainsi font font font les petites marionnettes », Le Figaro, Paris, 17 octobre 2016.

    (3) Créée en 1973 par M. David Rockefeller, la Commission trilatérale a pour but de resserrer les liens entre les États-Unis, l'Europe et le Japon. Lire Diana Johnstone, « Une stratégie “trilatérale” », Le Monde diplomatique, novembre 1976.

    Article mis à jour le 20 janvier 2017 : Jacques Mayoux n'est pas le père de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA).

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