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Interrogez les journalistes accrédités à Bruxelles sur l’Irlandais Phil Hogan : ils resteront sans voix, alors qu’ils seront intarissables sur le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, la Suédoise Cécilia Malmström, commissaire au Commerce ou sur la Danoise Margrethe Vestager, sa collègue chargée de la Concurrence.
Un an et demi après sa prise de fonctions, le commissaire à l’Agriculture, 55 ans, reste un parfait inconnu. Ce n’est pas un hasard si sa fiche Wikipédia France se résume à une misérable ligne et que la version anglophone, à peine plus fournie, observe un silence religieux sur son activité européenne. Il faut dire que l’homme, au physique imposant de lutteur de foire, fuit avec une constance qui force l’admiration les contacts avec la presse. Ainsi, depuis le début de la crise agricole en France, au premier trimestre 2015, il s’est contenté de donner deux entretiens à la presse régionale, à Ouest-France et au Télégramme. Et encore, l’une a été réalisée par écrit, c’est-à-dire par ses services… Ses briefings «off» sont inexistants et ses conférences de presse très rares.
Mais il n’est pas plus présent auprès du monde paysan : il s’est certes rendu au dernier Salon de l’agriculture à Paris, mais après avoir longtemps hésité et surtout sans prévenir de sa venue et sans parcourir les allées par peur d’être confronté à quelques paysans excités, une perspective qui n’a pas découragé François Hollande ou Manuel Valls, qui en ont payé le prix.
Doutes
L’argument qui voudrait qu’un commissaire européen n’ait pas à prendre de risques politiques, comme un gouvernement, ne tient pas la route : celui qui a la responsabilité de la politique agricole commune (PAC) est, pour les agriculteurs, infiniment plus important qu’un président de la République française. Presque toutes les subventions viennent du budget communautaire et c’est la Commission qui est chargée de gérer et de surveiller les marchés. Autant dire que la Commission, c’est l’alpha et l’oméga de la politique agricole.
Alors que Juncker a proclamé, dès juillet 2014, que sa commission serait politique, Phil Hogan ne semble pas avoir entendu le message. A la différence, par exemple, d’une Cécilia Malmström qui mouille son chemisier pour défendre le très contesté accord de libre-échange avec les Etats-Unis, en parcourant l’Europe et en participant à des forums citoyens. Hogan (qui ne parle que l’anglais, avec un fort accent irlandais) a pour politique de ne quitter que rarement son bureau du bâtiment Berlaymont, siège de la Commission à Bruxelles, de ne pas expliquer la PAC et sa logique, de ne pas répliquer aux accusations des gouvernements nationaux ravis de pouvoir librement «basher Bruxelles». A l’image d’un Hollande ou d’un Valls qui, le 8 février, a accusé la Commission «d’en faire trop peu ou trop tard» pour résoudre les crises du porc et du lait.
Toutes choses qui ne seraient pas trop graves si le commissaire gérait bien son portefeuille. Or, on peut avoir quelques doutes vu les longs mois qu’il a mis à prendre la mesure exacte de la crise que traverse une partie de l’agriculture européenne et surtout française, laissant la situation se dégrader plus que de raison. Une atonie qui s’explique en grande partie par la «chaîne de commandement agricole» à Bruxelles qu’il a mise en place. En effet, après avoir longtemps été la chasse gardée de la France, celle-ci est exclue de la plupart des instances de décision mais reste la première puissance agricole européenne.
Casting
Le cabinet de Hogan est une caricature : sur huit membres, on compte cinq Irlandais, une Italienne, une Espagnole et un Allemand, mais aucun Français. Au niveau de la «DG» agriculture, le directeur général, Jerzy Bogdan Plewa, est polonais, aucun de ses quatre adjoints n’est français et, au niveau inférieur, les onze directeurs, deux sont ressortissants de l’Hexagone. Pour couronner le tout, le porte-parole de Hogan est un ancien journaliste portugais également en charge du commerce, dossier extrêmement prenant. Face à ce casting catastrophique, Margaritis Schinas, porte-parole de Juncker, a imposé, début 2015, une Française comme «officier de presse» (adjoint du porte-parole) afin de limiter la casse.
Au Parlement européen, le tableau n’est pas plus réjouissant, la puissante commission agricole (qui codécide avec les Etats) étant désormais présidée par un Polonais, prix à payer pour le score du FN : ce parti étant exclu des instances de décision, les eurodéputés français «utiles» ne sont plus qu’une cinquantaine. Dès lors, comment s’étonner de l’absence quasi totale d’empathie de Hogan avec le monde rural français et du retard à l’allumage quand les premiers signes de la crise sont apparus ? Pour l’Irlandais et ses hommes, la France n’est qu’un pays parmi d’autres, guère plus important que la Lituanie… On comprend mieux l’agacement de la France face à une commission perçue comme sourde et aveugle.
N.B.: article paru dans Libération du 14 mars. Lire aussi l’article expliquant les mesures techniques décidées pour stabiliser les marchés agricoles, ici.