Seize mois après les élections législatives de mai 2019, la Belgique a enfin un gouvernement fédéral ! Il sera dirigé par le libéral flamand Alexander De Croo, 44 ans, fils de Herman De Croo, un crocodile de la politique belge. Il a été investi par une confortable majorité par le Parlement belge jeudi 1er octobre.
C’est la fin d’une très longue crise puisqu’elle a, en réalité, débuté en décembre 2018 lorsque le gouvernement du libéral francophone Charles Michel est tombé, les indépendantistes flamands de la N-VA, premier parti de Flandre (la région compte 6,6 millions habitants sur les 11,5 millions du royaume) et principale formation de la coalition au pouvoir, ayant claqué la porte. La Belgique a donc battu cette année son propre record sans gouvernement, l’intérim de 2010-2011 ayant duré «seulement» 589 jours… Ce qui ne veut pas dire que le pays n’a pas été géré durant cette période, puisqu’une grande partie des compétences est dévolue au niveau régional (Flandre, Wallonie, Bruxelles), communautaire (francophone et germanophone, d’une part, néerlandophone, d’autre part) et communal. Les Belges, un rien blasés après l’expérience de 2010, ne se sont guère montrés intéressés par cette interminable saga…
Deux démocraties quasi autonomes
Ce long intérim s’explique par la structure politique et linguistique du Royaume : le nord néerlandophone vote de plus en plus pour des partis indépendantistes de droite (N-VA) et d’extrême droite (Vlaams Belang), alors que le sud porte de plus en plus ses suffrages vers la gauche, l’extrême gauche et les écologistes tous attachés à l’unité de la Belgique… Il faut savoir que les partis sont scindés par groupe linguistique, en clair qu’un Wallon ne peut voter pour un parti flamand et qu’un Flamand ne peut voter pour un parti wallon (sauf à Bruxelles, ville bilingue). En clair, le paysage politique est éclaté entre deux démocraties fonctionnant de façon quasi autonome depuis une trentaine d’années. Former une majorité revient donc à essayer de concilier l’eau et le feu et l’exercice est à chaque fois plus complexe.
L’attelage fédéral qui se met en place ne pouvait donc qu’être baroque. Il est composé de sept partis, un record dans l’histoire du pays, que tout sépare : PS (francophone) et SPA (néerlandophone), libéraux du MR (francophone) et de l’Open VLD (néerlandophone), chrétien-démocrate flamand (CD&V), verts d’Ecolo (francophone) et de Groen (néerlandophone). Tous ensemble, ils disposent d’une confortable majorité parlementaire avec 88 sièges sur 150, mais beaucoup doutent que cela suffise à tenir jusqu’en 2024, date des prochaines élections générales.
Cette coalition inédite est baptisée du doux nom de «Vivaldi», car elle est formée de quatre familles politiques comme les Quatre Saisons. On l’appelle aussi «Quattro stagioni» comme la pizza… C’est une marque de fabrique belge que de trouver des appellations originales pour leur majorité : «coalition suédoise», pour l’alliance des libéraux dont la couleur est le bleu, de la N-VA dont la couleur est le jaune et du CD&V dont l’emblème est la croix, soit le drapeau scandinave ; «diables rouges» lorsqu’un accord entre socialistes, N-VA, MR et CD&V a été envisagé ; «bourguignonne» pour une éventuelle association de la N-VA, des socialistes et des libéraux, soit les trois couleurs de l’ancien duché de Bourgogne, etc.
Surenchère nationaliste
Dans l’opposition, vont siéger la NV-A, le Vlaams Belang (second parti de Flandre qui est désormais donné en tête dans les sondages), les centristes francophones du CDH et de Défi ainsi que les staliniens du PTB (francophone) et du PvDA (néerlandophone)… En clair, une majorité de députés flamands (46 sur un collège néerlandophone de 87 sièges) ne sont pas associés au gouvernement, ce qui est aussi une première. Certes, le gouvernement Michel (2014-2018) était minoritaire chez les francophones, mais ceux-ci sont en infériorité numérique en Belgique. C’est donc une grave fragilité constitutionnelle pour le gouvernement De Croo, d’autant que la N-VA s’est lancée dans une surenchère nationaliste talonnée qu’il est par l’extrême droite de Vlaams Belang.
Pour donner une idée de l’ambiance qui règne dans le pays, l’ancien secrétaire d’Etat N-VA chargé de l’Immigration, le très dur Theo Francken, a twitté une photo de lui, poing serré, prise devant le drapeau ultranationaliste flamand (un lion noir sur fond jaune sans la langue rouge de l’emblème officiel de la région) clamant : «Flandre libre.» Et de promettre de combattre ce gouvernement «sur terre, en mer et dans les airs». Autant dire qu’un long calvaire attend le gouvernement De Croo qui, de plus, devra gérer la grave crise économique héritée de la pandémie de coronavirus.
Photo François Walschaerts. AFP
«Dur avec les faibles, faible avec les forts», tel pourrait être la devise de l’Union. Dans la nuit de jeudi 1er octobre à vendredi 2 octobre, elle n’a pas hésité à sanctionner un régime biélorusse dépourvu de moyens de pression sur elle, mais elle a épargné la Turquie qui, elle, dispose des armes de dissuasion nécessaires : des moyens militaires solides et surtout des millions de réfugiés qu’elle menace d’envoyer en Europe… Bref, les Etats européens ne sortent pas grandis de ce sommet pourtant censé affirmer la puissance géopolitique de l’Union.
L’essentiel de ce Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement a porté sur l’attitude belliqueuse d’Ankara qui multiplie depuis plus d’un an les provocations en Méditerranée orientale en procédant à des explorations gazières sous protection militaire dans la zone économique exclusive (ZEE) chypriote. Une agression directe et sans précédent contre un Etat membre de l’Union qui aurait dû susciter une forte solidarité européenne.
Nouvelle vague
Mais, en dehors de la Grèce, de la France et, dans une moindre mesure de l’Italie, qui ont dépêché des moyens militaires dans la région, cette solidarité n’est que verbale, alors même que l’attitude de la Turquie dans la région est de plus en plus belliqueuse (Syrie, Libye, etc.). Berlin, en particulier, tout à la fois parce qu’elle répugne à l’emploi de la force et parce qu’elle craint plus que tout une nouvelle vague de migrants équivalente à celle de 2015, refuse d’entrer dans une logique de sanctions contre le régime de Recep Tayyip Erdogan, le président turc. «L’Union a beaucoup d’intérêts à développer une relation réellement constructive avec la Turquie, malgré toutes les difficultés», a ainsi fait valoir la chancelière allemande à son arrivée à Bruxelles.
C’est cette attitude d’une bonne partie des Etats membres qui a conduit Athènes et Nicosie à bloquer les sanctions contre le régime biélorusse, un dossier cher au cœur de la chancelière allemande, mais aussi à celui des pays d’Europe de l’Est. «La discussion a été longue et difficile», a reconnu Angela Merkel à l’issue du sommet, puisqu’il a fallu sept heures de débat «passionné» pour parvenir à rassurer la Grèce et Chypre. «Certains Etats sont très réticents quand il s’agit de tracer des lignes rouges pour la Turquie, c’est pourquoi les discussions ont pris aussi longtemps», a raconté le chancelier autrichien Sebastian Kurz, en précisant qu’il «ne pensait pas seulement à l’Allemagne».
Carotte et bâton
Au final, si les Européens affirment leur solidarité avec Chypre et la Grèce, Erdogan échappe aux sanctions qui étaient pourtant déjà prêtes. Ils préfèrent jouer de la carotte que du bâton en promettant à la Turquie une amélioration de l’Union douanière qui la lie à l’UE ainsi que des moyens financiers supplémentaires pour gérer les camps de réfugiés (déjà 6 milliards d’euros versés depuis 2016) en échange de l’arrêt des forages illégaux. C’est seulement si elle n’obtempère pas que des sanctions seraient éventuellement décidées en décembre prochain.
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«Nous voulons maintenant susciter un agenda constructif avec la Turquie», vu «l’importance [de nos] relations stratégiques», a expliqué Angela Merkel, à l’issue du sommet, mais «à condition que les efforts progressent pour réduire les tensions comme en témoignent certains actes accomplis ces dernières semaines».
Chaud et froid
Elle faisait notamment référence à l’accord trouvé jeudi à l’Otan entre la Grèce et la Turquie sur un mécanisme pour éviter les conflits et au fait qu’Erdogan se soit dit déterminé «à maintenir les voies du dialogue ouvertes». La Turquie est habituée à souffler le chaud et le froid afin d’obtenir le maximum de ses voisins européens. La faiblesse de la réaction de l’Union montre qu’elle a encore bien joué…
Foin de ces subtilités avec Minsk. «Nous avons décidé la mise en œuvre de sanctions contre les responsables de la répression en Biélorussie», a proclamé martialement le président du Conseil européen, Charles Michel. Effectives dès ce matin, elles visent une quarantaine de personnes impliquées dans la répression qui sont interdites de voyage dans l’Union, ce qui en période de pandémie est de toute façon compromis, et qui voient leurs avoirs gelés. Alexandre Loukachenko, le président biélorusse, n’est pas dans la liste afin de laisser la voie du dialogue ouverte. Mais «si ça se durcit, on ne s’interdit pas de mettre Loukachenko sous sanctions», a prévenu Emmanuel Macron.
Turquie, Chine, Russie, Biélorussie : autant de pays, autant de désaccords entre les Vingt-sept. À tel point que le Belge Charles Michel, président du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, a jugé nécessaire de convoquer cet été un sommet, qui a eu lieu jeudi et vendredi, centré, pour l’essentiel, sur une « politique étrangère européenne » qui, plus de vingt ans après sa création, reste un oxymore : l’Union n’est toujours pas un acteur politique sur la scène internationale.
Ainsi, alors qu’il voulait se joindre aux sanctions européennes contre Minsk - qui réprime violemment les manifestations contre le régime d’Alexandre Loukachenko-, le Royaume-Uni, fraichement sorti de l’Union, lassé des tergiversations des Vingt-sept, a décidé, hier, en coordination avec le Canada, d’agir de son côté et de punir le président bélarusse et neuf membres de son entourage… Londres aurait voulu souligner l’impuissance congénitale d’une Union pourtant dotée d’un « Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité », en la personne de l’Espagnol Josep Borell, qu’elle ne s’y serait pas prise autrement.
Impotence
Une impotence qui se vérifie dans tous les dossiers internationaux, sauf à de rares exceptions comme l’emblématique accord nucléaire iranien assassiné par Donald Trump. Néanmoins, il serait faux d’affirmer que rien n’a changé en vingt ans : l’épisode dramatique de la seconde guerre d’Irak, en 2003, qui avait vu la grande majorité des pays européens s’aligner derrière George W. Bush alors que l’Allemagne, la France, la Belgique et le Luxembourg refusaient de se joindre à l’aventure, ou encore le refus allemand en 2011 de voter à l’ONU en faveur d’une intervention en Libye voulue par la France paraissent appartenir à la préhistoire.
Car le contexte géostratégique a totalement changé en quelques années : isolationnisme américain, hostilité de Donald Trump à l’égard de l’Union, mais aussi de l’OTAN, guerre commerciale ouverte entre Washington et Pékin, Brexit, agressivité ouverte des « empires » autocratiques que sont la Russie, la Turquie ou la Chine, guerres civiles et interventions étrangères en Syrie et Libye, déstabilisation de l’Iran, etc. Le monde est devenu d’une fluidité extrême et les dangers se rapprochent du vieux continent. « Il y a désormais une compréhension par les Vingt-sept d’un contexte stratégique qui se dégrade plus vite que prévu comme en témoigne la volonté d’Ursula von der Leyen de faire de sa commission un organe « géopolitique » », analyse Thierry Gomart, patron de l’Institut français des relations internationales (IFRI).
Cocon confortable
Pour autant, les vieux réflexes ont la vie dure : prendre conscience des dangers n’implique pas que l’on soit d’accord sur l’urgence de la réaction à y apporter et sur les moyens à mettre en œuvre pour y parer. Ainsi, la plupart des États membres ne parviennent pas à faire leur deuil de l’OTAN, ce cocon confortable et déresponsabilisant. Seul Emmanuel Macron, le chef de l’État français, a osé affirmer, sous les huées de ses partenaires européens, que cette alliance était en état de « mort cérébrale » puisque les États-Unis s’en désengagent de facto. Il est pourtant clair que, sans avoir disparu, le parapluie américain s’est considérablement affaibli : « les Allemands ne veulent ainsi pas voir qu’il n’y a quasiment plus de VIe flotte américaine en Méditerranée et que les marines russe, chinoise, turque et iranienne y sont de plus en plus actives », avertit Thierry Gomart. En pratique, cela se traduit par « un fort décalage entre l’activisme de la France, seul pays de l’Union qui a encore une ambition globale, une marine et une armée qu’il peut projeter, et la prudence des autres États membres », poursuit Thierry Gomart. La réaction de l’Union face aux ambitions turques en Méditerranée le souligne jusqu’à la nausée : seules la France et l’Italie ont envoyé navires et avions de combat pour soutenir Chypre et la Grèce, Berlin préférant dialoguer avec Ankara, pendant que les pays de l’Est n’ont d’yeux que pour la Biélorussie et la Russie.
Dans un tel contexte, les appels d’Emmanuel Macron en faveur d’une politique étrangère commune et d’une armée européenne relèvent du vœu pieux. Sur ce dernier point, rappelons que le Fonds de défense destiné à encourager la recherche militaire qui devait être doté de 13 milliards d’euros pour la période 2021-2027 a subi des coupes sévères lors du sommet européen de juillet dernier : seuls 7 milliards d’euros lui seront finalement affectés. Rien de surprenant, en réalité : comment imaginer une armée de l’Union dotée de matériels communs alors que les Vingt-sept ne sont pas d’accord sur les menaces et la doctrine d’emploi des forces et qu’une grande majorité d’entre eux préfèrent acheter du matériel américain afin de s’attirer les bonnes grâces de Washington ?
Agir à quelques uns
Pour sortir de ces blocages persistants, certains plaident pour passer du vote à l’unanimité au vote à la majorité qualifiée (55 % des États représentant 65 % de la population). Une illusion dès lors que l’Union n’est pas un État fédéral à l’américaine : imagine-t-on un instant que la France aurait accepté d’envoyer son armée en Irak en 2003 parce qu’une majorité l’aurait décidé ? Ou qu’elle accepterait de renoncer à l’arme nucléaire parce qu’une majorité d’États membres y est favorable ?
« Si on veut forcer les choses avec la méthode communautaire, cela va échouer », prévient le pourtant très fédéraliste Jean-Dominique Giuliani, le patron de la fondation Robert Schuman. Pour lui, « ce que l’on fait aujourd’hui est déjà de la politique étrangère européenne : un ou plusieurs pays agissent de leur côté et généralement l’Union s’en satisfait puisque cela évite de s’attirer les foudres d’États tiers plus puissants. Ainsi, l’accord nucléaire iranien a été obtenu grâce à l’Allemagne et la France. De même, l’Allemagne est la plus à même pour parler commerce avec la Chine. Ou encore, la France la plus crédible pour organiser des opérations militaires au Sahel, en Méditerranée orientale ou dans le golfe persique. On progressera par l’exemple. À terme, on pourrait imaginer que l’Union charge expressément un pays ou un groupe de pays d’agir en son nom ». Bref, plutôt que de se désespérer de l’absence de l’Union en tant que telle à la moindre crise internationale, mieux vaut accepter le fait que la politique étrangère et de la défense resteront pour longtemps nationales.