La tournée de douze jours du président des Etats-Unis en Asie est considérée comme historique depuis celle du président Nixon 43 ans plus tôt. Pour autant l’environnement international qui entoure cette visite est radicalement différent. L’isolationnisme de Donald Trump a notamment changé la donne des relations entre Washington et ses alliés régionaux traditionnels qui considèrent cette inflexion comme une érosion de la confiance envers leur allié américain tandis que d’autres pays ont choisi de tourner leur regard vers Pékin. Pour nous éclairer sur les enjeux et perspectives de cette tournée américaine, le point de vue de Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS.
La longue visite de Donald Trump en Asie vient de s’achever. Que doit-on en retenir ? Comment a-t-elle été accueillie par les pays visités ?
Cette visite, la première du président américain en Asie, était très attendue en raison des décisions importantes prises par Donald Trump depuis son entrée en fonction, comme le retrait du traité trans-Pacifique (TPP), et de la crise nord-coréenne dans laquelle il s’est engagé avec force peu après son entrée à la Maison-Blanche, mais sans doute sans en avoir mesuré les effets.
Les enjeux de cette tournée étaient multiples, entre la nécessité de rassurer les alliés traditionnels sur la fiabilité de Washington, fortement ébranlée dans des pays comme la Corée du Sud, l’impératif de se repositionner en Asie du Sud-Est après le retrait du TPP, ou encore le test grandeur nature face à la Chine juste après le 19ème Congrès du PCC. Autoproclamé fin négociateur, Donald Trump devait revenir de Pékin avec des éléments concrets confortant l’idée selon laquelle sa stratégie serait meilleure que celle de ses prédécesseurs.
Dans tous les pays qu’il visita, l’accueil fut assez froid au final, à l’exception du Japon. Passage éclair en Corée du Sud, visite très consensuelle en Chine, et surtout des mouvements de protestation en marge de son passage aux Philippines, où le crédit accordé aux Américains est sérieusement ébranlé. Au final et de manière prévisible, rien de spectaculaire, mais un sentiment qui n’est que renforcé que les Etats-Unis sont en net retrait sur la scène asiatique, et que Trump ne pourra enrayer cette dynamique.
Lors de la rencontre Trump/Xi, le président américain a prôné une Amérique souhaitant mettre un terme à de « grands accords multilatéraux qui lient les mains, obligent à renoncer à notre souveraineté et rendent toute application efficace quasiment impossible », tandis que le président chinois a lui évoqué une Chine prônant des échanges « plus ouverts, plus équilibrés, plus équitables et bénéfiques pour tous ». N’assistons-nous pas à une polarisation inédite du discours sur la mondialisation ?
C’est surtout une sorte de révolution copernicienne à laquelle nous assistons depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, avec une remise en cause par ce dernier des règles qui garantissent une mondialisation des échanges et la promotion du libre-échange, et la position opportuniste de la Chine qui s’est muée en championne du libre-échange, comme pour mieux prendre la place laissée vacante. Certains observateurs vont jusqu’à considérer que l’élection de Trump était en ce sens la meilleure chose qui pouvait arriver à Pékin.
Le problème fondamental vient du rapport de force qui s’est inversé. La Chine dispose de capitaux importants et elle est en mesure de les investir dans ses projets pharaoniques dans le monde entier, là où les Etats-Unis ne sont pas en capacité de suivre. C’est donc plus par défaut que par choix que Trump semble souhaiter d’autres règles du jeu commercial, tandis que son Secrétaire d’Etat Rex Tillerson prône de son côté la mise en place de structures alternatives à l’initiative chinoise de la ceinture et de la route. Mais avec quels financements? Là est la question.
La stratégie du « pivot » asiatique prônée par Barack Obama avait été bloquée, dès son début de mandat, par Donald Trump. Après cette visite, comment pourrait-on qualifier la politique des Etats-Unis vis-à-vis de ses partenaires asiatiques tant au niveau économique que sécuritaire avec notamment la menace nord-coréenne ? Avec quelles consequences ?
Donald Trump a porté pendant sa campagne électorale un regard très critique sur la stratégie du pivot d’Obama, mais son diagnostic était plutôt juste. Si l’objectif de cette stratégie était de contenir la montée en puissance chinoise, alors c’est un échec. Si son objectif était de regrouper autour de Washington de nouveaux partenaires, alors c’est un échec aussi. Rappelons que des pays comme les Philippines, et dans une moindre mesure la Malaisie, n’ont pas attendu l’élection de Trump pour faire un véritable bras d’honneur à Washington et se rapprocher de Pékin en critiquant vivement, comme l’a fait Rodrigo Duterte, Obama, et non Trump.
Le problème du président américain est qu’il n’a pas, au-delà de ce diagnostic, d’antidote à sa disposition. Pis encore, les mesures qu’il a engagées semblent conforter ce déclin relatif mais réel des Etats-Unis dans la région, comme une sorte d’aveu d’échec. La conséquence est grave, puisqu’elle affecte non seulement la force du discours américain face à des pays ennemis comme la Corée du Nord ou compétiteurs comme la Chine, mais aussi et surtout la crédibilité des Etats-Unis auprès de ses alliés traditionnels. La majorité des Sud-Coréens ne fait plus aujourd’hui confiance à Washington face à la Corée du Nord et, en dépit de sa réélection, le Premier ministre japonais Shinzo Abe reste isolé dans la confiance aveugle qu’il continue d’accorder à son allié américain.
Dans ce contexte, les Etats-Unis restent un acteur stratégique et économique majeur en Asie, mais ils ne sont plus seuls désormais.
Les Paradise Papers, désignant le nouveau scandale mondial lié aux paradis fiscaux à la suite d’une enquête menée par l’ICIJ (Consortium international des journalistes d’investigation), regroupent 13,5 millions de documents :
Ils permettent de démontrer la généralisation des montages défiscalisants des multinationales et des milliardaires à travers le monde, dénoncée depuis longtemps par les spécialistes de la question. L’idée centrale de cette affaire, ressassée chaque jour dans les médias, pourrait se résumer au fait que tout est légal, contrairement aux circuits des Panama Papers qui recouvraient fraude fiscale et blanchiment. Or, la question doit rester posée. Tout cela est-il vraiment légal ?
Le système, non une exception dans le système
Les discours sont effectivement tous convergents, y compris ceux des journalistes d’investigation, mais aussi, bien évidemment, ceux des entreprises et des personnes épinglées : « tout est légal ». Du coup, l’indignation se porte sur l’idée d’industrialisation et de généralisation de ces pratiques. Le paradis fiscal n’est plus l’anomalie du système, mais le système lui-même.
Le grand public, notamment les ex-salariés licenciés des multinationales, découvre que les arguments économiques avancées par ces entreprises pour expliquer la rationalisation de leur production (par le dégraissage), la délocalisation, la pression sur les salaires… ne tiennent plus. En effet une grande partie des bénéfices est escamotée par les truchements inventés par les avocats fiscalistes internationaux, pour réapparaître sur des territoires fiscalement plus cléments.
On comprend aussi par la même occasion que les difficultés rencontrées par de nombreux États s’expliquent aisément au vu de ces révélations. Nombre de pays africains par exemple, ne récupèrent jamais le moindre sou des multinationales œuvrant sur leur sol. Ces entreprises se servent et évacuent en catimini leurs bénéfices vers les paradis fiscaux. De même, la Grèce est incapable d’imposer les armateurs milliardaires ou l’Argentine qui voit à chaque crise les avoirs des plus riches s’exiler à l’étranger. Or si les montages complexes ne sont pas interdits, certaines mises en œuvre paraissent plus discutables.
De nombreuses entorses à la légalité
Quelques exemples très différents illustrent le questionnement de la légalité. Le premier concerne ces sociétés qui sont implantées dans des paradis fiscaux sans aucune activité réelle ou, pire, avec des activités fictives. C’est le cas du pilote de Formule 1 Lewis Hamilton. Il déclare la location de son jet privé immatriculé à l’Île de Man, lui conférant ainsi le statut de loueur, activité commerciale, et lui permettant d’échapper à la TVA sur le prix d’achat de son avion. Or, il est lui-même son seul et unique client, loueur et locataire.
Le deuxième questionnement sur la légalité porte sur les prix de transfert. Pour ne pas payer d’impôt dans les pays les plus fiscalisés, les multinationales créent artificiellement des charges élevées pour réduire leur résultat imposable. Peut-on considérer comme légal de vendre à 100 un produit qui nous a coûté 100 ? Oui, c’est légal, mais la logique d’une telle gestion pose question. Et l’étudiant de première année de BTS commercial apprend qu’une entreprise qui ne fait aucun bénéfice pendant plusieurs années n’est pas viable. Pourtant Starbucks n’a dégagé aucun bénéfice en France depuis qu’elle y est installée.
Nous avons aussi le cas d’Engie, entreprise dont l’actionnaire principal est l’État. Comment peut-on légalement expliquer l’inscription comptable de fausses dettes pour payer moins d’impôts ? Le recours à des montages de faux prêts est d’ailleurs une technique éprouvée aussi par les blanchisseurs de l’argent de la drogue. Donc nous sommes bien face à un faux en écritures comptables.
Enfin, que dire de la responsabilité sociétale des entreprises, la RSE, dans cette situation ? La plupart des multinationales se targuent de développer une démarche RSE dans le cadre notamment de la norme ISO26000. Et elles obtiennent des marchés grâce à cette particularité. Peuvent-elles avancer la qualité « responsable » lorsque les montages fiscaux permettent de ne pas payer d’impôts là où elles sont implantées, grevant d’autant le budget des États qui les hébergent, nuisant ainsi au développement économique et social du pays ? Il y a ici tromperie évidente.
Le processus électoral au Kenya, qui s’est poursuivi sur trois mois dans une rare confusion, est une amère déception pour tous les démocrates, africains et autres.
Une disqualification générale
On se souvient de la décision du 1er septembre dernier de la Cour suprême d’annuler les résultats du scrutin du 8 août précédent au motif qu’il avait été mal conduit par la Commission électorale. Elle avait été saluée en Afrique et ailleurs comme une « grande victoire » de la démocratie, comme une décision sans précédent qui ferait date et qui pouvait servir d’exemple ailleurs. Sept semaines après, la même Cour Suprême a été dans l’incapacité de se réunir faute de quorum (2 présents et cinq absents) pour examiner un recours demandant le report de l’élection. La peur a contaminé la Cour Suprême qui en sort totalement discréditée.
Dans le même temps, la Commission électorale, pourtant déconsidérée par la décision d’annulation du premier scrutin de la Cour suprême, est restée en place pour organiser le nouveau scrutin du 26 octobre. Sans changement de titulaires et avec seulement quelques amendements. Et une totale incapacité à assurer la sécurité – et donc la crédibilité – du vote, avec 4 comtés où l’élection est reportée à une date incertaine. Pourquoi, les résultats du nouveau scrutin, conduit par les mêmes, seraient-ils plus légitimes que le précédent ?
Enfin, les deux protagonistes majeurs de cette péripétie sortent également disqualifiés. Raila Odinga parce qu’il s’est abstenu de participer à la compétition du 26 octobre, au prétexte qu’elle risquait de donner des résultats faussés et qu’il allait sans aucun doute perdre, mais surtout parce qu’il a ainsi laissé ainsi le champ libre à son adversaire, ne se laissant qu’une seule issue : sortir du jeu démocratique en appelant à la désobéissance civile. Uhuru Kenyatta de son côté, le vainqueur sans combat, aura des difficultés à asseoir sa présidence, parce qu’il obtient un score absurde (98 %), de type nord-coréen, un score jamais vu en Afrique même dans les régimes les plus pervertis et avec un socle électoral très étriqué (40% de votants soit moitié moins qu’au précédent scrutin). Sa légitimité est pour l’avenir fatalement entamée.
Quels scénarios ?
À tout le moins, le Kenya offre l’image d’un pays paradoxal. D’un côté un attachement apparent des élites aux formes de la démocratie formelle et à ses institutions, salué souvent comme exemplaire (cas de la Cour Suprême dans sa première version). De l’autre, une capacité à sortir brutalement du rail des institutions dès que les positions patrimoniales et rentières sont menacées.
Quelles sont les perspectives à court terme ? Quatre scénarios sont possibles.
Un enseignement pour l’Afrique ?
Dans son histoire l’Afrique n’a jamais eu autant de pays pourvus de systèmes politiques issus d’élections multipartites. Tous les pays africains (hormis l’Érythrée et la Somalie) tiennent régulièrement des élections nationales, régionales et locales, permettant à leurs citoyens de choisir leurs dirigeants politiques et de garantir la légitimité formelle des gouvernements. Il faut cependant se méfier d’une lecture quantitative et à courte vue. Les libertés conquises s’exercent dans un faisceau de contraintes qui fragilisent les acquis. L’élection ne fait pas la démocratie. Loin de là. Elle suppose davantage : une justice indépendante, une administration impartiale, une presse libre, une sécurité. Le Kenya est un des pays qui pourtant se rapproche d’un tel modèle vertueux. Formellement seulement. « Quand le ventre est vide, l’urne sonne creux », dit-on avec réalisme.
En raison des enjeux économiques qui se trouvent derrière, l’élection, devenue la modalité privilégiée de conquête du pouvoir, est souvent un vecteur de violence : Kenya, 2007 et 2008 ; Côte d’Ivoire 2000 et 2010 ; Zimbabwe, 2007 ; Gabon, 2010 ; RDC, 2011 ; Ouganda, 2011 ; Congo, 2016.
Sur fond de crise sociale, l’identification ethnique tend alors à culminer à l’approche du scrutin, donnant l’occasion de règlements de comptes autour de revendications foncières, sociales ou économiques.
Les faits s’imposent crûment. La démocratie formelle n’a nulle part annulé la marchandisation du politique dans les États où règne encore un système de type patrimonial. Dans de nombreux cas, comme au Kenya, c’est la démocratie élective qui a été adaptée à la logique du clientélisme et non l’inverse. « Anocratie », « Pseudo-démocratie », « démocratie de faible intensité », « démocratie illibérale », « démocratie par délégation » ? Les institutions formelles offrent de nouvelles opportunités pour distribuer des prébendes et se maintenir durablement au pouvoir. Douze chefs d’Etat africains sont au pouvoir depuis plus de vingt ans.
Le Kenya est un bon exemple de cette perversion de la démocratie élective. Les acteurs politiques, tels Kenyatta et Odinga, n’ont souvent pas de références idéologiques très précises ; ils sont surtout attachés, une fois élus, à gérer leurs intérêts et leurs alliances. Les positions d’autorité ainsi légalisées continuent de permettre à ceux qui les occupent d’extraire et de redistribuer des ressources. La modernisation institutionnelle des pratiques et des normes est pervertie par la personnalisation du pouvoir et la stratégie d’accumulation-redistribution qui préside à chaque niveau de la hiérarchie, du sommet à la base en passant par les intermédiaires. L’État existe mais il adopte la forme d’un rhizome dont les tiges – les institutions – sont moins importantes que les racines souterraines qui plongent dans la réalité complexe des solidarités et des rivalités.
Des évolutions sont toutefois perceptibles. Le Worldwide Governance Indicators (WGI) qui tente de capturer les manières avec lesquelles une population est capable de jouir de ses libertés (expression, association) et d’interroger le gouvernement sur ses actes (voice and accountability) donne des résultats plutôt en hausse. Ils sont tous enregistrés en Afrique de l’Ouest (Burkina Faso, Ghana, Liberia, Niger et Nigeria). L’alternance politique est devenue une réalité au Bénin, au Ghana, au Sénégal et même en Gambie. Reconnaissons par conséquent que dans cette région, l’évolution est plutôt positive. Les jeux politiques sont plus ouverts, la contestation intérieure plus militante, la décentralisation en partie à l’œuvre, la surveillance extérieure plus vigilante. La violence d’État s’est atténuée au fur et à mesure de l’adhésion aux droits politiques et humains et à la liberté d’expression, surtout depuis 2010. Les manifestations de résistance sociale devenues plus fréquentes, animées efficacement par des mouvements citoyens, traduisent l’émergence d’une démocratie du quotidien et le renforcement des sociétés civiles. Même si l’idée de citoyenneté demeure encore embryonnaire, davantage de pays laissent s’exprimer les médias sur les affaires publiques.
L’Est et le Centre du continent doivent apprendre de son propre Occident.
Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’IRIS, et Samuel Carcanague, chercheur à l’IRIS, répondent à nos questions à propos du dossier qu’ils ont dirigé « Transports et infrastructures » paru au sein de la Revue internationale et stratégique N°107 :
– Qu’est-ce qui a motivé la relecture de la thématique du transport et des infrastructures afin d’en faire un objet de réflexion stratégique dans les relations internationales ?
– En quoi l’Asie centrale présente-t-elle un place stratégique et un terrain d’affrontement géopolitique dans le domaine des transports et infrastructures ?
– Assiste-t-on à une transition de l’Etat planificateur du 20e siècle à l’Etat 2.0 devenu facilitateur et VRP du privé ?
Dominique Eddé, romancière et essayiste, répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage : « Edward Said : le roman de sa pensée », aux éditions La fabrique.
Chargée du lancement en France de l’ouvrage d’Edward Said, L’orientalisme, vous témoignez de « l’incroyable difficulté à mobiliser les médias français ». C’est pourtant une œuvre majeure, traduite dans plus de trente langues…
Le livre est paru aux éditions du Seuil en 1980, au moment où la scène intellectuelle et médiatique parisienne était marquée par l’apparition des nouveaux philosophes qui révisaient, de manière catégorique, leur rapport au tiers-monde, au marxisme et au religieux, en ce sens que l’identité juive, confondue par plus d’un avec l’identité israélienne, mettait désormais sur la défensive des esprits auparavant laïcs, ou, du moins, libres de ce type de solidarité communautaire. L’émission « Apostrophes », de Bernard Pivot, qui avait beaucoup de pouvoir sur le destin des livres, s’inscrivait dans cette mouvance, qui établissait un nouvel ordre de priorités, dénonçant à juste titre l’aveuglement des staliniens, mais s’acquittant aussi, à peu de frais, d’autres enjeux qui auraient encombré ou déstabilisé les raisonnements unilatéraux. Pour ce monde-là, il s’agissait d’en finir en bloc avec la culpabilité de « l’homme blanc ».
Ainsi, Edward Said, grand orateur palestinien, francophone, de culture et d’envergure internationale, n’était pas une bonne affaire. Le débat qui aurait dû, de toute évidence, se dérouler entre lui et les tenants de cette pensée occidentalocentrée n’a donc pas eu lieu. Ce rendez-vous télévisé manqué a privé les auditeurs français d’un échange qui eut été non seulement salutaire, mais peut-être bien utile à la paix.
Je n’ai pas eu de mal, en revanche, du temps où je travaillais aux éditions du Seuil à faire inviter Raymonda Tawil, la mère de l’épouse de Yasser Arafat, à la télévision. On devinera pourquoi.
Pour Edward Said, la solidarité à la cause palestinienne ne signifiait pas avaliser « les magouilles et fourvoiements de ceux qui étaient les représentants officiels ». Pouvez-vous expliquer ?
Membre du Conseil national palestinien de 1977 jusqu’à sa démission en 1991, Edward Said s’est fermement opposé aux dérives et corruptions de l’Autorité palestinienne dès le début des années 1990, par une critique très vigoureuse et très étayée – vérifiée par l’Histoire – des accords négociés à Oslo en 1993. Ses principes n’ont pas varié : il voulait la paix, bien avant d’autres, mais une paix conséquente, dotée d’un possible avenir, fondée sur l’égalité et le respect mutuel. Il voulait la reconnaissance des droits des Palestiniens, et non la reconnaissance exclusive de l’OLP aux dépens du peuple, comme ce fut le cas avec ces accords qui passaient outre la question majeure de la décolonisation, sans parler de la question de l’eau, des réfugiés, et bien sûr de Jérusalem.
Said était ulcéré par le manque de sérieux des négociateurs palestiniens qui ne disposaient même pas de leurs propres cartes géographiques. Savoir, par ailleurs, que nombre d’entre eux s’en mettaient plein les poches le rendait malade.
En réalité, il était difficile de mener autant de combats : ne rien lâcher face au rouleau compresseur de la politique israélienne, ne rien céder à l’antisémitisme qu’il avait en horreur, ne pas ménager les prétendus représentants du peuple palestinien qui, par incompétence et par manque de vision, assortis d’alliances opportunistes, ont préféré, contrairement à un Nelson Mandela, négocier leur pouvoir plutôt que défendre le droit.
Pensez-vous, comme le soutiennent le gouvernement israélien et ses avocats, que la cause palestinienne est reléguée à l’arrière-plan de la scène stratégique ?
Ce qu’on appelle la « cause palestinienne » est trahie, reléguée à l’arrière-plan depuis longtemps. Il suffit d’additionner, jour après jour, le nombre de nouvelles colonies et de terres confisquées : le projet qui consiste à effriter méthodiquement le territoire physique et moral des Palestiniens est parfaitement au point. Aussi vais-je un peu déplacer la question.
La politique de morcellement, favorable à l’identité communautaire, qui a commencé en Cisjordanie, s’est bel et bien étendue, à travers les guerres du Golfe, à l’ensemble de la région, et tout indique qu’elle risque de poursuivre son entreprise de destruction. Ce mouvement de décomposition et de repli, dont rêvait Oded Yinon en 1982, signe une défaite généralisée. Ceci étant dit, qu’en sera-t-il dans vingt ou trente ans ? On peut supposer que les logiques de manipulation politique, à l’œuvre depuis un siècle, seront alors malmenées, voire balayées, par des enjeux très supérieurs et écrasants. L’intelligence artificielle dont nous parle brillamment l’historien israélien Harari dans son livre Homo Deus ne rendra-t-elle pas bientôt dérisoires ces politiques de séparation et de cloisonnement ? Pour survivre, l’espèce humaine ne sera-t-elle pas obligée de se penser en tant que telle, plutôt qu’en termes pathétiques d’identités religieuses ou même nationales ?
Reste la question centrale de Jérusalem. Germaine Tillon voyait loin quand elle disait qu’il manquait à ce centre des trois grandes religions du Livre, le christianisme, le judaïsme et l’islam, une quatrième religion : celle du bon sens. « Il faudrait », ajoutait-elle, « que ces quatre religions, ensemble, se mettent d’accord pour considérer Jérusalem comme un centre nerveux tout à fait indiqué pour le monde tel qu’il est. » Oui, un centre nerveux plutôt qu’un centre de monopole et de puissance. Le meilleur moyen de gagner du temps, de désarmer les foutraques et d’épargner les vies serait, en effet, de déclarer Jérusalem capitale neutre, ouverte à tous. Transformer le conflit en potentiel, et cette vieille ville saturée en capitale mondiale de la pensée non artificielle. Imaginez-vous la victoire que ce serait pour les Israéliens et les Palestiniens ? Retourner cette sinistre et infernale logique de guerre en un projet commun d’avant-garde intellectuelle et politique à l’échelle…planétaire ?
Lors de son entretien avec N. Mandela, ce dernier avait dit à E. Said qu’il fallait frapper les imaginations. E. Said a beaucoup fait, avec son ami, Daniel Barenboim, dans cet esprit. À présent, quel meilleur lieu de rendez-vous que Jérusalem pour imaginer et penser le monde autrement ? Pour affronter, toutes disciplines et nationalités confondues, le danger que représente, pour notre espèce, une toute-puissance robotique à la gigantesque mémoire, mais coupée de la mémoire humaine ? Cette mémoire humaine et individuelle ne sera préservée qu’à la condition d’un renoncement aux mémoires exclusives érigées en droit de propriété.
La désignation de Paris et de Los Angeles pour l’organisation des olympiades d’été 2024 et 2028 n’est pas seulement une victoire pour les deux équipes de candidatures françaises et américaines. Elle représente également un formidable coup de maître du Comité international olympique (CIO), qui, à la faveur d’un accord inédit dans l’histoire des Jeux, a réussi à retourner une situation potentiellement catastrophique et sécuriser la tenue des Jeux d’été jusqu’à 2032.
Depuis l’attribution des Jeux 2004, pour lesquelles 11 villes s’étaient bousculées (avec 5 candidatures finalement retenues), le nombre de candidatures a lentement décliné. Paris et Los Angeles étaient seules en piste pour 2024, après les abandons de Hambourg, Rome et Budapest. La crise atteint également les JO d’hiver, puisque pour 2022 le CIO s’est retrouvé dans un choix hautement inconfortable entre Almaty et Pékin, après que plusieurs villes occidentales aient dû aussi renoncer face à l’opposition populaire (St Moritz/Davos, Cracovie, Lviv, Oslo). A vrai dire, dans l’histoire du mouvement olympique, les villes ne se sont pas toujours précipitées pour accueillir les Jeux. A partir des JO 1984, pour lesquels Los Angeles était seule en lice, les candidatures se sont multipliées, stimulées par la commercialisation grandissante et l’exposition médiatique mondiale qu’apportent ces événements sportifs. Les profits réalisés par l’équipe organisatrice des JO d’été de Los Angeles 1984 avaient pour ainsi dire ouvert la voie. La période actuelle est donc paradoxale. Jamais les Jeux n’ont rapporté autant d’argent (5,7 milliards de dollars de revenus pour le CIO pour la période 2013-2016[1]), jamais ils n’ont été autant suivis (le CIO estime que la moitié de la population mondiale a eu accès aux Jeux de Rio 2016), mais les villes ne semblent plus vouloir les organiser. Il y a donc un problème dans le fonctionnement de l’olympisme, que la double attribution 2024-2028 permet d’occulter. Ou presque.
Il y a quelques jours, Innsbruck s’est retiré de la course aux Jeux d’hiver 2026 après un référendum négatif, tout comme St Moritz quelques mois plus tôt. D’autres villes restent en lice (Salt Lake City, Calgary, Sion, Sapporo, entre autres), mais le vote final aura lieu en juillet 2019 et, d’ici là, d’autres villes pourraient abandonner. D’ailleurs, dans le cas où seulement deux villes venaient à postuler, le CIO pourrait bien réitérer sa récente stratégie et attribuer simultanément les JO d’hiver 2026 et 2030 (Salt Lake City a déjà annoncé qu’elle envisageait les deux dates).
Comment expliquer la raréfaction des villes candidates ? L’un des premiers arguments invoqués est la dégradation du ratio couts/bénéfices pour les organisateurs. Même si le but premier de l’accueil des Jeux n’est pas de réaliser des profits, la facture des dernières olympiades s’est envolée, en raison des impératifs sécuritaires mais aussi des nouvelles dimensions de l’événement : 10 000 athlètes concourent dans près de 1000 épreuves, sur tout juste deux semaines de compétition. 30 000 journalistes sont accueillis, ainsi que des officiels et des chefs d’Etat du monde entier. Les exigences d’accueil se sont ainsi accrues en quelques années (par exemple le CIO demande aujourd’hui une capacité hôtelière de 40 000 chambres, dont 4000 chambres 5 étoiles pour les membres de la « famille olympique »), réduisant déjà de fait le nombre de villes hôtes potentielles. En tous les cas, ni les revenus directs (montant versé par le CIO, billetterie, sponsoring national), ni les revenus indirects (liés au rayonnement), ne permettent aujourd’hui de couvrir cette dépense, puisque la majeure partie des retombées financières des JO est conservée par le CIO (qui le redistribue à hauteur de 90% au mouvement sportif). Naturellement, les restrictions économiques liées aux conséquences de la crise de 2008 influencent aussi la rationalité des villes, en particulier dans les pays occidentaux, dont les autorités politiques sont plus sensibles à l’opinion publique.
Un deuxième facteur d’opposition aux Jeux est la perte de crédibilité des institutions sportives internationales, de plus en plus affectées par des scandales de corruption et de conflits d’intérêts. Depuis 2015, la FIFA est visée par plusieurs enquêtes pénales aux Etats-Unis, en Suisse et au Brésil, pour des cas de fraude surtout liés à l’attribution des Coupes du monde 2018 et 2022. Le CIO, dont on saluait auparavant les réformes entreprises suite aux révélations de corruption pour l’attribution des JO de Nagano (1998) et Salt Lake City (2002), se retrouve actuellement acculé par plusieurs procédures judiciaires concernant l’attribution des JO de Rio (2016) et Tokyo (2020). Quatre de ses membres ont récemment été arrêtés ou suspendus (Patrick Hickey, Lamine Diack, Carlos Nuzman et Frankie Fredericks) et les enquêtes se poursuivent. Plus globalement, les dérives liées à la commercialisation du sport de haut niveau, les problèmes d’éthique (dopage, manipulation, etc.), et l’archaïsme institutionnel du mouvement sportif international nuisent à l’image des grandes compétitions comme les JO, et conditionnent le rejet des villes.
Bien sûr, le CIO est pleinement conscient des limites du modèle des Jeux olympiques et s’évertue à le réformer. Fin 2014, un an après l’arrivée de son nouveau président Thomas Bach, et quelques jours après qu’Oslo ait laissé Pékin et Almaty seuls en course pour 2022, les membres du CIO ont voté à l’unanimité pour l’Agenda 2020, un document comprenant 40 recommandations visant en particulier à réduire le coût des olympiades (simplification de la procédure de candidature, plus de coopération entre le CIO et le comité organisateur, promotion des infrastructures préexistantes, plafonnement de la taille des Jeux, promotion de l’héritage environnemental, économique et social des jeux, etc.) et améliorer l’image du CIO (transparence, intégrité, promotion des droits de l’homme, centralité des athlètes, etc.). Malgré les bonnes intentions et l’ambition de ce document, le message du CIO reste inaudible alors que l’héritage de Rio 2016 se ternit déjà, que le budget de Tokyo 2020 dérape et que Pékin lance des travaux pharaoniques pour accueillir les JO d’hiver 2022.
Faudra-t-il donc attendre Paris 2024 et Los Angeles 2028, dont les représentants et les dossiers semblent avoir parfaitement intégré l’esprit de l’Agenda 2020, pour que l’olympisme entre dans une nouvelle ère et sorte de cette crise structurelle ? Malheureusement, les conditions actuelles paraissent insuffisantes. Pour trois raisons.
Premièrement, l’Agenda ne change pas le mode de désignation des villes candidates, qui demeure un vote anonyme par des personnes qui ne représentent qu’elles-mêmes. Ces membres sont bénévoles mais le pouvoir que leur confère leur position est immense. Jamais le CIO ne pourra être sûr que leur vote est déterminé par les principes énoncés par l’Agenda 2020. Deuxièmement, le modèle d’organisation des Jeux, où la ville hôte est responsable des infrastructures, de la sécurité et de leur bonne tenue en général alors qu’il ne reçoit qu’une relativement petite partie des retombées financières reste structurellement inéquitable[2]. Enfin, les dérives liées à la commercialisation du sport sont amenées à se poursuivre étant donné que les institutions sportives vivent de ce marché à forte croissance et que les réformes de gouvernance, de transparence et de contrôle externe peinent encore à se matérialiser (notamment car les individus qui doivent voter et appliquer ces réformes structurelles sont en partie ceux qui ont profité de leur absence). De plus, au gré des enquêtes judiciaires en cours sur l’attribution des derniers JO et sur les failles institutionnelles du système anti-dopage, de nouvelles révélations risquent fort d’éclipser les récents (et réels) efforts d’intégrité du CIO et des autres organes du mouvement sportif.
Des solutions, certes radicales, peuvent remédier au problème des candidatures : désigner un site par continent et instaurer un système de rotation, mais resterait la question du choix de ces sites. Une autre idée serait d’attribuer les Jeux uniquement à des villes qui ont déjà accueilli les Jeux au cours des dernières décennies, mais trouverait-on suffisamment de candidates parmi ces villes ? Une idée plus satisfaisante serait de désigner un site d’accueil permanent des Jeux. Chaque année l’Assemblée générale des Nations unies a bien lieu sur le même site… Pourquoi par les Jeux ? Dans les années 1970, comme à la fin du 19e siècle, la Grèce, territoire des Jeux antiques, avait proposé d’accueillir les Jeux de façon permanente. On pourrait estimer que cette solution va à l’encontre de l’aspect théoriquement universel des Jeux. Mais, implicitement, le format actuel s’en éloigne déjà (difficile d’imaginer une olympiade en Afrique aujourd’hui). Un site d’accueil permanent aussi neutre que possible pourrait justement leur redonner, sur le long terme, un élan universel et apolitique.
Sans bouleverser le système de désignation actuel, une des solutions pour diluer les risques de corruption pourrait être d’élargir sensiblement le nombre de votants, par exemple en incluant des athlètes ayant pris part aux dernières olympiades, ou un certain nombre de licenciés sportifs. Il faut ouvrir le système aux parties prenantes. Sur la question de l’accueil des Jeux, une piste serait d’accroître la coopération matérielle (financière et technique) entre le CIO et les comités d’organisation afin d’alléger la charge des villes. De même, diminuer certaines exigences d’organisation liées à la capacité hôtelière, les transports privés et l’accueil VIP de la famille olympique et ses partenaires aurait non seulement un impact sur la facture du pays hôte, mais favoriserait surtout la légitimité du CIO. En interne, celui-ci peut aller plus loin encore dans la transparence et instaurer un contrôle plus indépendant de ses activités et celles de ses membres. Il lui faut concrétiser, tout en les approfondissant, les réformes entreprises au début des années 2000 puis avec l’Agenda 2020.
Comme face aux autres crises qu’il a traversé dans son histoire récente, le Comité va certainement continuer un jeu d’équilibre institutionnel et géopolitique et privilégier un progrès par tâtonnements, dont lequel l’Agenda 2020 n’est qu’une étape. N’oublions pas que la puissance financière du CIO cache une profonde dépendance aux organisateurs des Jeux (les Etats) et aux fédérations qui encadrent les disciplines et sélectionnent les athlètes. Au-delà de leur reconnaissance par le CIO, ces fédérations n’ont pas de lien juridique direct avec ce dernier. En ce sens, le pouvoir du CIO dans le système olympique n’est ni absolu, ni définitif[3]. De même, la puissance politique du CIO (observateur de l’Assemblée générale des Nations unies depuis 2009) cache une fragilité juridique liée à son statut d’organisation non-gouvernementale de droit national (suisse), dont les membres sont une petite centaine d’individus principalement cooptés. La Charte olympique n’est pas un document international mais bien un accord de droit privé suisse. Un problème de légitimité démocratique et de responsabilisation publique se pose donc pour le CIO, malgré l’image d’universalisme et de neutralité qu’il s’efforce de dégager[4].
Conscient de sa position singulière et de ses vulnérabilités, le CIO doit piloter le mouvement olympique à travers une crise de croissance historique. Quarante ans ont transformé un mouvement qui représentait une vision humaniste du sport en un système désincarné où les supposées « valeurs olympiques » baignent dans un univers dédié à la performance, la rationalisation et la maximisation économique. Qu’en sera-t-il dans 20 ans ? L’adoption de la feuille de route stratégique de l’Agenda 2020 fut une décision ambitieuse et louable, mais ce ne sera pas suffisant. Deux conditions doivent être réunies pour sortir l’olympisme de sa crise : d’une part une volonté inconditionnelle de la part du CIO et, d’autre part, du temps. En ce qui concerne ce deuxième élément, la double attribution des JO 2024-2028 donne une faible mais réelle marge de manœuvre. Au CIO, en coopération avec ses partenaires, de saisir cette occasion.
[1] Rapport annuel du CIO, 2016.
[2] A travers le CIO, ce sont surtout les Comités olympiques nationaux et les fédérations internationales qui bénéficient des revenus olympiques.
[3] Pour une analyse aboutie sur le fonctionnement de ce système olympique, voir : Jean-Loup Chappelet & Kübler-Mabbott, The International Olympic Committee and the Olympic System : the Governance of World Sport, Routledge, 2008, et Jean-Loup Chappelet, Jeux Olympiques, raviver la flamme, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2016.
[4] Sur le sujet de la responsabilité du CIO et de son rapport avec le droit international, voir : Ryan Gauthier, The International Committee, Law, and Accountability, Routledge, 2017.
L’absence de négociations politiques depuis le retour au pouvoir du Parti populaire en 2011, le refus par ce dernier de toute forme de médiation depuis le référendum du 1er octobre et l’accroissement continu des tensions ont abouti à la proclamation solennelle de la République de Catalogne le 27 octobre 2017. Immédiatement, le Sénat de l’Etat espagnol a riposté en votant l’article 155 de la Constitution permettant de mettre les institutions de l’autonomie catalane sous tutelle (dissolution du Parlement catalan, destitution des membres du gouvernement…). Des élections régionales ont par ailleurs été planifiées par Madrid pour le 21 décembre.
Deux logiques politiques s’affrontent ainsi irrémédiablement et la situation devient infiniment volatile au vu d’un fossé qui s’est graduellement creusé entre les protagonistes de la crise. Nous assistons à l’affrontement de deux nationalismes, au demeurant asymétriques car chargés d’un contenu politique différents, dont chacun considère que le moindre compromis serait l’expression d’une capitulation. La question est donc désormais de savoir comment sortir d’une crise qui a atteint son acmé.
Les partisans de l’indépendance se félicitent de leur victoire, mais cette dernière risque en réalité d’avoir un goût amer. En effet, les divergences sont grandes au sein même du camp indépendantiste et ne peuvent désormais que se cristalliser. Les différences d’appréciation ont jusqu’alors été plus ou moins tues au nom de l’objectif commun revendiqué de l’indépendance, mais entre les partisans d’un centre droit modéré et ceux de la gauche radicale les divergences sont essentielles. C’est une des raisons pour lesquelles des questions centrales comme le rapport à l’Union européenne (UE) ou la question sociale ont été mal appréciées, voire éludées. Ainsi, le type de modèle républicain à mettre en œuvre n’a pas été débattu publiquement, or la revendication de l’indépendance ne peut constituer un programme politique en soi.
C’est, de notre point de vue, une position de principe que de reconnaître la volonté de s’exprimer librement et la possibilité de recourir à un processus d’auto-détermination. Il importe que ce choix décisif puisse être réalisé en toute clarté, donc sur les bases d’un programme, d’alliances et, éventuellement, de compromis entre les parties au processus, rigoureusement exposés aux citoyens. Le cardinal de Retz qui considérait en son temps qu’« on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment » avait en l’occurrence politiquement tort. La précision des objectifs et des médiations utilisées pour y parvenir est d’autant plus nécessaire que la revendication de l’indépendance a mobilisé des millions de citoyens depuis maintenant plusieurs années et que ces derniers ont besoin de perspectives nettes et claires.
On ne peut alors par exemple qu’être confondu par les illusions qui, depuis des années, ont marqué la majorité du camp indépendantiste sur le soutien que lui apporterait l’UE. Or, la réalité se révèle amère. Ni Bruxelles ni aucune capitale européenne n’ont manifesté le moindre appui au processus d’indépendance. A contrario, leur soutien à Mariano Rajoy est total. On en conviendra, c’est une erreur d’appréciation politique majeure que les dirigeants indépendantistes risquent de payer chèrement, à l’exception de ceux de la Candidature d’unité populaire (CUP – gauche radicale) qui sont vivement critiques à l’égard de l’UE.
Le contenu social de la République de Catalogne n’a pas non plus été véritablement abordé, débattu et clarifié. Si la revendication de l’indépendance révèle indiscutablement une profonde aspiration du sentiment national catalan, elle n’exprime pas automatiquement une volonté de redistribution plus égalitaire des richesses, de défense et d’accroissement des droits sociaux. Or, comme souvent dans l’histoire des processus d’émancipation sociale et politique, les mouvements qui ne parviennent pas à lier la question nationale et la question sociale sont, la plupart du temps, voués à l’échec. C’est ainsi une faiblesse des composantes du camp indépendantiste que de n’avoir pas suffisamment cherché une jonction organisée avec le mouvement social et syndical alternatif en Catalogne et au sein de l’Etat espagnol.
Même si la fenêtre est désormais étroite, c’est au prix de ces clarifications que le mouvement initié en Catalogne pourra se dénouer politiquement et démocratiquement. Nul ne peut croire un seul instant que la question nationale catalane puisse être réglée par des mesures coercitives de mise sous tutelle. La réponse à la crise présente ne peut être ni juridique ni bureaucratique mais fondamentalement politique, c’est-à-dire qu’elle doit recourir au dialogue et à la négociation, ce que jusqu’alors le gouvernement de Madrid et ses alliés de circonstance se sont systématiquement refusés à accepter.
Les multiples manifestations qui ponctuent la vie politique en Catalogne depuis plusieurs années, les résultats du référendum du 1er octobre, dans les conditions de violence répressive dont tous les observateurs se souviennent, indiquent assez clairement que la société catalane est intensément et massivement mobilisée. C’est pourquoi, on ne peut être que profondément sceptiques quant à l’antienne propagée par les autorités de Madrid sur la « majorité silencieuse ». On ne peut par exemple prétendre que les élections régionales du 27 septembre 2015, atteignant un taux de participation de 77 % du corps électoral et qui ont donné une courte majorité en sièges aux diverses composantes des partisans de l’indépendance sur la promesse d’organiser un référendum, ne constituent pas un indicateur fiable de l’état d’esprit des citoyens catalans et de leur inclination. Pour autant ce serait illusoire de penser que la mobilisation restera croissante et s’exprimera de façon linéaire.
C’est donc inlassablement par la multiplication des contacts avec toutes les forces politiques, sociales et syndicales alternatives de l’Etat espagnol que l’intransigeance du Parti populaire et de ses alliés peut être battue. On ne sait à ce jour si les partis indépendantistes participeront au scrutin organisé par Madrid le 21 décembre prochain en Catalogne. La principale exigence c’est, a minima, que tous les partis puissent le faire sans aucune restriction, en d’autres termes qu’aucun de leurs dirigeants ne soit emprisonné.
Enfin, c’est la reconnaissance de la Catalogne comme une nation et donc celle de l’Etat espagnol comme un Etat pluri-national, qui permettra paradoxalement de dépasser les pièges du nationalisme. En un mot, revenir au statut de 2006 qui avait été voté par le Parlement catalan, puis le Parlement de l’Etat espagnol, puis approuvé par référendum en Catalogne avant d’être porté devant le Tribunal constitutionnel par le Parti populaire pour le vider de sa substance… On connaît la suite… Il faut désormais sortir de l’impasse. Un processus constituant apparaît comme une nécessité pour dénouer la crise.
Sans surprise, le président de la République populaire de Chine a été reconduit comme Secrétaire général du Parti communiste chinois ce 25 octobre à l’issue d’un 19ème congrès qui n’a pas manqué de susciter l’émoi de la presse internationale. La Chine de Xi Jinping y a affiché la ferme ambition de prendre la tête du leadership économique et technologique. Le peut-elle également sur les questions stratégiques ? Pour nous éclairer, le point de vue de Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS.
Au lendemain du 19e Congrès du Parti communiste chinois (PPC), Xi Jinping, le président de la République populaire de Chine, est conforté sur le plan politique et idéologique. Le terme « maoïsme » usité largement par la presse internationale au lendemain de sa réélection est-il pertinent pour qualifier ce nouvel horizon politique ?
Tout dépend de ce que l’on entend par maoïsme. S’il s’agit du contenu de la politique de Mao Zedong, alors Xi Jinping avec son socialisme à la chinoise et sa glorification de l’économie de marché en est très éloigné. Il est, sur ce point, plutôt l’héritier de Deng Xiaoping. Si on comprend par maoïsme la tactique politique, qui serait, pour paraphraser Clausewitz, la poursuite de la guerre par d’autres moyens, alors on retrouve sans doute chez Xi des éléments inspirés par Mao, que la campagne anti-corruption de son premier mandat symbolise. Mais de manière générale les comparaisons sont déplacées, et assez simplistes, sans doute par manque de recul et de connaissance sur ce pays. C’est un peu comparable à la tentation pour les observateurs étrangers de vouloir trouver, chez tous les dirigeants français, un peu de Napoléon ou de de Gaulle. Pourquoi faire systématiquement référence à Mao pour chercher à comprendre les dirigeants de la Chine, sinon pour mieux montrer notre incapacité à prendre la mesure des développements exceptionnels de ce pays depuis la mort du Grand timonier, il y a plus de quarante ans ?
Xi Jinping a son propre style, et surtout un contexte que ses prédécesseurs n’ont pas connu, celui d’une Chine en position de force sur la scène internationale, et qui est en voie de devenir la première puissance économique mondiale. Certes, dans la méthode, l’habileté du président Chinois a consisté à réconcilier Mao et Deng, les deux figures de référence de la Chine contemporaine, comme pour mieux s’inscrire dans la continuité de ces dirigeants emblématiques. Mais le qualifier de maoïste est réducteur.
La Chine tend à se débarrasser définitivement de son statut « d’atelier du monde » qui l’a caractérisé au 20ème siècle pour se hisser à la pointe du progrès économique et technologique. Quelle est la Chine du 21ème siècle dessinée par Xi Jinping ?
Il s’agit là d’un vaste projet de reconversion de l’économie chinoise déjà amorcé par Hu Jintao, le prédécesseur de Xi, et son Premier ministre Wen Jiabao. Rappelons d’ailleurs au passage que le Premier ministre actuel, Li Keqiang, est proche de Hu. Les dirigeants de la Chine contemporaine ont compris que l’atelier du monde, s’il a permis à ce pays de sortir de la misère, doit désormais laisser place à une montée en gamme de l’économie. Il s’agit d’ailleurs là d’une réalité en partie consommée, et qui n’a pas attendu le 19e congrès du PCC pour se manifester.
Ces efforts se traduisent par une réduction de la pauvreté, l’émergence de classes moyennes dans des proportions qui donnent le vertige, et une augmentation de la consommation intérieure. Cela se fait au prix d’une croissance moins soutenue et d’une transformation progressive de l’économie chinoise, qui était indispensable. Mais ce sont des tendances amorcées il y a déjà près d’une décennie et que Xi ne fait que conforter, tout en capitalisant sur leurs résultats pour voir plus loin. Car, et c’est l’un des points les plus intéressants de ce congrès, la Chine se projette désormais sur plusieurs décennies, avec notamment les objectifs affichés pour 2049, année qui marquera le centenaire de la République populaire.
Avec le repli des Etats-Unis de Trump, la Chine est-elle la puissance stratégique de demain ? Comment entend-elle se positionner sur la scène internationale ?
Le déclin, relatif mais réel, des Etats-Unis sur la scène internationale, qu’on ne saurait au passage uniquement imputer à Trump et dont il ne serait qu’un accélérateur, laisse un vide. Et comme il coïncide avec la montée en puissance et la mise en avant d’un discours plus volontaire de Pékin, les raccourcis sont rapidement dessinés quant à une transition de puissance qui ferait de la Chine le nouvel artisan de l’ordre mondial. C’est aller vite en besogne.
D’une part, les Etats-Unis resteront encore plusieurs décennies, voire davantage, la première puissance militaire mondiale et ne vont pas s’effacer comme par enchantement (un rêve pour certains, cauchemar pour d’autres). La Chine est en passe de devenir un géant économique, mais elle n’est pas encore en mesure de rivaliser, sur les questions stratégiques, avec Washington. C’est sur cette base que le sinologue américain Michael Pillsbury qualifiait il y a quelques années la Chine de « puissance partielle », dominante dans certains secteurs, mais en retard dans d’autres domaines.
D’autre part, et dans le prolongement de cette idée, doit-on partir du principe que la Chine cherche à s’affirmer comme la puissance stratégique de demain, avec toutes les contraintes que cela impose et dont Washington a fait les frais ? Ne va-t-elle pas, au contraire, se complaire dans ce rôle de puissance partielle, jouant un rôle accru dans les affaires internationales, mais refusant d’être en première ligne ? Des réponses apportées par les dirigeants chinois à cette question dépendra toute l’articulation des relations internationales et de l’ordre mondial (unipolaire, multipolaire ou apolaire) des prochaines décennies.
Alors que le Venezuela est confronté à une crise politique entre l’opposition et le gouvernement qui a dégénéré en violences au printemps-été 2017 et à une crise économique et sociale d’ampleur du fait de l’effondrement des recettes de l’Etat consécutif notamment à la chute des cours pétroliers, le scrutin de dimanche a déjoué les pronostics donnant une large victoire pour Nicolas Maduro et ses partisans. Le point de vue de Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Amérique latine.
Le scrutin régional de dimanche a donné la victoire au parti du gouvernement avec 18 Etats remportés sur 23 contre 5 pour l’opposition ; initialement le rapport de force était de 20 Etats pour les chavistes contre 3 pour l’opposition. Comment interpréter ces résultats ? Est-ce une victoire pour Nicolas Maduro ?
Effectivement, les résultats ne sont pas ceux prédits par les sondages, ni par la presse internationale, l’Union européenne ou les Etats-Unis. Ils font d’ailleurs l’objet d’un silence gêné de la plupart des médias, pourtant très mobilisés sur le Venezuela ces derniers mois, notamment en France. La participation a été très forte puisque plus de 61% de la population est allée voter. Le parti chaviste, le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), a obtenu 54% des suffrages au niveau national contre 45% pour la Table de l’unité démocratique (MUD en espagnol). Ces chiffres sanctionnent un nouveau rapport de forces favorable au chavisme.
Ce vote confirme plusieurs choses. Tout d’abord que le chavisme est en premier lieu une force sociologique dominante dans le pays. Ensuite que l’opposition connaît un reflux depuis l’élection de l’Assemblée nationale constituante. Fondamentalement, elle est associée aux troubles et aux violences qui ont secoué le pays cette année. Ce vote la sanctionne pour cela. Déjà, lors de primaires qu’elle avait organisées le 10 septembre dans la perspective de ces élections, la MUD avait reçu de premiers signaux de son affaiblissement. En effet, ces primaires avaient mobilisé très peu de gens dans le pays – fait à l’époque peu commenté par la presse internationale – et la coalition avait étalé ses dissensions internes entre ses secteurs les plus radicalisés (Volontad Popular, Primero Justicia notamment), hostiles à la participation aux élections et favorables à la continuité de l’affrontement insurrectionnel, et ceux – notamment Action démocratique (AD, sociaux-démocrates) – souhaitant rompre avec cette stratégie. En effet, AD considère que la stratégie de la tension a échoué et affecté l’image de l’opposition dans le pays, notamment auprès des classes populaires et moyennes.
Le vote du 16 octobre a confirmé l’analyse et amplifié la réalité du phénomène.
En fait, l’opposition vient de connaître ce que le chavisme a vécu en 2015 lors des élections législatives, à savoir un « trou électoral » puisqu’une partie importante de ses électeurs ne s’est pas rendue aux urnes, sans doute déstabilisée par la stratégie de la MUD et ses divergences, désillusionnée par la situation générale et pour sanctionner plus spécifiquement la direction de cette opposition qui a mené une stratégie qui a échoué et semé le trouble au sein de la population. Pour sa part, l’électorat chaviste s’est quant à lui fortement mobilisé, d’abord pour exprimer son rejet de l’opposition en général. C’est un message très dur qui lui est envoyé et dont le gouvernement va profiter, ouvrant une nouvelle séquence pour le pays.
De ce point de vue, cette séquence ouverte avec l’élection de l’Assemblée nationale constituante et ces élections constitue une indéniable victoire tactique et stratégique de Nicolas Maduro sur ses adversaires, aujourd’hui affaiblis et divisés.
Quel est l’état de l’opposition ?
L’opposition est en crise ouverte après ce scrutin. En quelques mois, elle a perdu la bataille de la rue et celle du champ électoral. Elle n’a plus de voix unifiée, les cadres les plus radicaux, partisans de la stratégie de la « sortie » (salida) de Nicolas Maduro depuis son élection en 2013, ont été sanctionnés. La seule formation qui ressort gagnante est Action démocratique (AD), vieux parti de la social-démocratie vénézuélienne qui assume une ligne plus modérée.
Aujourd’hui, Action démocratique a remporté 4 des 5 Etats, ce qui la renforce sur le plan politique et institutionnel. De plus, les Etats remportés sont d’une haute importance stratégique pour le pays. Il s’agit des Etats frontaliers avec la Colombie et pétroliers. AD prend aujourd’hui le leadership d’une opposition sonnée. Au sein de la MUD, ce scrutin marque également, de ce point de vue, un nouveau tournant.
De son côté, la partie la plus radicale des opposants continue à ne pas reconnaître les résultats, arguant d’une fraude massive pendant le scrutin. Ce positionnement ne réussira pas à inverser le cours des choses. D’une part, la MUD a participé à tout le processus électoral, elle en a accepté et validé les règles et leur mise en place. L’audit général du vote est en cours, le Conseil des experts électoraux d’Amérique latine (Ceela) – constitué d’anciens présidents de tribunaux électoraux de divers pays latino-américains-, présent sur place, a confirmé la pleine sincérité du vote et la fiabilité du système électoral vénézuélien. Au sein même de la MUD, cette thèse de la fraude est loin de faire l’unanimité. Des voix prennent leur distance, notamment celle du dirigeant d’AD, Henry Ramos Allup, qui pourrait aujourd’hui prétendre devenir le candidat de l’opposition pour la prochaine élection présidentielle. Selon lui, c’est bel et bien l’abstention au sein de l’électorat de la MUD qui explique la défaite et non la qualité du scrutin ou les irrégularités et entorses mentionnées par plusieurs dirigeants de son camp. Pour sa part, Enrique Capriles, autre figure de l’opposition, n’a pas directement relayé la thèse de la fraude même s’il a dénoncé la « corruption générale » du système électoral. L’ancien secrétaire exécutif de la MUD, Jesus Torrealba, rejette aussi cette thèse de la fraude et dénonce l’échec politique général de la direction de la MUD comme raison de la défaite. Il demande un changement global de stratégie et de direction.
Aujourd’hui, AD est en position de force dans l’opposition. L’aile radicale se marginalise. Cette évolution signifie qu’une ligne plus favorable au dialogue avec le gouvernement pourrait prendre le pouvoir. Cet élément est nouveau à quelques mois de nouvelles échéances électorales déterminantes. Les élections municipales pourraient se dérouler en décembre et l’élection présidentielle est prévue fin 2018.
Comment envisager des avancées dans les négociations entre l’opposition et le pouvoir ? Quelles issues à une sortie de crise tant politique qu’économique ?
L’issue ne peut être que politique. Il faut que la démarche de canalisation du conflit dans le cadre électoral progresse. AD semble incarner cet aggiornamento stratégique au sein de l’opposition.
Toutefois, la situation reste fragile et incertaine. Que vont faire les secteurs les plus à droite de l’opposition ? La défiance entre le gouvernement et l’opposition reste béante. Les cinq gouverneurs de cette dernière ne se sont pas rendus devant l’Assemblée nationale constituante pour prêter serment. En effet, l’opposition ne reconnaît pas la légitimité de cette Assemblée. Le blocage est toujours total. Comment cette Assemblée et le gouvernement vont réagir ?
Par ailleurs, les interventions et sanctions des Etats-Unis et de l’Union européenne (cette dernière étudie à son tour la possibilité de sanctions financières et commerciales) risquent de jeter de l’huile sur le feu en permanence et compliquent les possibilités de redressement financier et économique du pays, au détriment de la population. Face à cette situation, le gouvernement renforce ses liens avec la Chine et la Russie (qui ont pleinement reconnu les résultats et félicité le gouvernement pour la tenue de ce scrutin).
L’autre dimension de cette sortie de crise se jouera en effet sur le plan économique et social. Sur ce point, la responsabilité du gouvernement est cruciale car la victoire qu’il a enregistrée ne signifie pas pour autant une adhésion à son action. Détérioration économique et sociale, corruption, sécurité. Ces maux continuent d’affliger la société.
C’est donc sur le volet politique et économique que le gouvernement pourra ou non préparer la reconduction du chavisme au pouvoir. Cette force politique et sociologique a fait la démonstration de son ancrage dans le pays, de sa position majoritaire et de ses capacités de résilience, indépendamment de la crise à laquelle est confronté le gouvernement de Nicolas Maduro.
Du règlement ou non de ces questions dépendra grandement l’issue des prochains scrutins.
François Grünewald est ingénieur agronome, directeur du Groupe Urgence, réhabilitation et développement (URD). Il répond à nos questions à l’occasion de sa participation aux Géopolitiques de Nantes organisés par l’IRIS et le lieu unique avec le soutien de Nantes métropole, les 29 et 30 septembre 2017 :
– Les frontières ont-elles du sens aujourd’hui au regard des problématiques transfrontalières humanitaires, sécuritaires, climatiques ?
– Que pensez-vous des nouveaux écosystèmes transfrontaliers au Golfe de Guinée, Sahel et Lac Tchad ?
– Comment le groupe URD travaille-t-il autour de ces problématiques ?
Les 27 dirigeants de l’Union européenne se sont réunis à Bruxelles ces 19 et 20 octobre pour aborder les principaux enjeux auxquels elle est confrontée. Or la superposition de dossiers récents et sensibles – Catalogne, Turquie – qui s’empilent sur des réflexions de long terme – gouvernance économique et budgétaire, défense commune devant aboutir à un projet de refondation -, ont pour conséquence une mise à l’agenda peu lisible. Le point de vue de Rémi Bourgeot, économiste et chercheur associé à l’IRIS.
Brexit, Catalogne, crise de l’accueil des réfugiés, travailleurs détachés, situation sécuritaire en Afrique de l’Ouest et au Moyen-Orient, tensions avec Ankara… Les dossiers sont nombreux. Quels étaient les priorités et les enjeux de ce sommet ?
Les dossiers sont effectivement nombreux et surtout disparates. Les débats paraissent quelque peu éloignés de l’idée d’un grand projet pour l’Europe que voudraient mettre en avant certains responsables politiques pour conjurer la crise multiforme qui secoue l’Union européenne.
La Catalogne fait planer une ombre particulière sur ce sommet, avec le spectre de la dislocation d’un Etat dans le cadre européen. Le fait que la Commission se tienne à distance, alors que l’UE a plutôt été vue historiquement comme un soutien des régionalismes, et l’hostilité des Etats membres illustrent le caractère explosif de cette situation pour le cadre communautaire.
Il était attendu de ce sommet, au cours des mois passés, qu’il permette des avancées importantes dans la construction européenne, une fois passées les élections allemandes et la relance du couple franco-allemand. Naturellement, la donne politique européenne est en réalité éloignée de la vision qui sous-tendait cet agenda il y a encore quelques semaines. Les dirigeants européens se retrouvent donc à gérer des dossiers les uns après les autres, à l’écart de l’idée d’une grande refonte ou d’une relance du projet européen. Alors que les projets relevant d’une grande vision, aussi bien économique sur le parachèvement de la zone euro que stratégique sur l’Europe de la défense, devait couvrir les controverses liées au Brexit, on voit précisément le problème du déraillement des négociations entre Bruxelles et Londres revenir sur le devant de la scène et occuper les discussions au-delà de ce qui était initialement prévu. Ce sommet qui devait viser la refondation de l’UE relève donc plutôt, une nouvelle fois, de la logique de la « gestion de crise ».
Emmanuel Macron aura été un des rares dirigeant politique européen à avoir conduit sa campagne avec comme fil conducteur un européisme assumé. L’ambition du président français de relancer l’Union européenne vous semble-t-elle réalisable ? L’actualité domestique de plusieurs Etats membres n’est-elle pas en train de paralyser la scène européenne ?
Le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a souvent été vu comme une « feuille de route » pour l’Europe, mais la conscience des limites pratiques sur les dossiers les plus fondamentaux évoquait davantage l’idée de prendre date face aux blocages européens et en particulier allemand sur l’euro.
Son élection avait suscité une vague d’optimisme en Europe et même au-delà quant à de possibles avancées pour la construction européenne et une consolidation de l’union monétaire. La prise de conscience des limites de son socle électoral au cours de l’été a commencé à ébranler cet optimisme, mais surtout la dynamique politique allemande est apparue comme contraire à ces avancées, à l’occasion des élections fédérales. Ces limites étaient en fait visibles avant même le bond de l’AfD ou la perspective de l’entrée dans la coalition d’un FDP devenu eurosceptique.
La coalition entre les conservateurs de la CDU/CSU et les sociaux démocrates du SPD n’avait pas abouti à une esquisse de coordination macroéconomique européenne, l’Allemagne poursuivant dans la voie d’un désinvestissement visant à l’accroissement continu des excédents budgétaires. L’idée d’un parachèvement fédéral de la zone euro y est assez largement taboue, que ce soit chez la plupart des responsables politiques mais aussi et surtout au sein d’une large majorité de la population. L’impasse sur l’instauration d’un budget substantiel pour la zone euro en découle logiquement. Ainsi la réforme de la zone euro voulue par Emmanuel Macron ne devrait pas voir le jour, en tout cas d’ici à la prochaine crise financière, si ce n’est sous une forme fortement réduite qui en change la nature.
Restent d’autres sujets, effectivement importants, mais qui ne permettent pas de régler les déséquilibres de fond qui traversent l’Europe.
Emmanuel Macron est parvenu à initier une réforme du travail détaché, sur laquelle il existe une forme de consensus assez large en Europe occidentale, et l’idée d’une Europe plus protectrice face à la mondialisation trouve un écho dans un certain nombre de sujets qui fédère notamment en Allemagne, comme le contrôle des investissements chinois ou l’arsenal anti-dumping.
La crise européenne appelle une réponse ambitieuse mais il est naturellement impossible de faire l’impasse sur les réalités politiques nationales qui se manifestent autant en Allemagne que plus récemment en Autriche avec l’arrivée du FPÖ d’extrême droite dans une coalition avec les conservateurs du ÖVP.
La première étape d’un projet économique pour l’Europe pourrait reposer sur l’idée d’une plus grande coordination économique, alors que celle-ci est quasiment inexistante au-delà du cadre limité des règles budgétaires. Ce débat, indispensable, serait difficile mais permettrait d’aborder des sujets de fond qui ne renvoie pas à de véritables tabous dans un pays comme l’Allemagne, en particulier dans une période d’assez bonne conjoncture économique, contrairement à la question de la solidarité financière ou d’un véritable gouvernement économique qui dépasserait les simples règles budgétaires.
Ce sommet européen aura été consacré en bonne partie au Brexit dont les négociations sont actuellement au point mort et doivent s’accélérer. Quels sont actuellement les points de blocage et le jeu des différentes parties ?
Le blocage actuel résulte, côté britannique, de la crise politique qui sévit à Londres depuis l’élection générale du mois de juin qui a privé Theresa May d’une véritable majorité aux Communes et donc d’un mandat fort pour négocier un accord. Côté européen, l’idée de segmenter les négociations en deux phases, la première centrée sur la facture puis la seconde sur l’accord commercial, s’avère impraticable, les deux points étant en réalité liés dans la perspective d’un accord politique. Alors que la Commission fait face à un constat de quasi-échec dans les négociations, les Etats-membres sont amenés à s’impliquer davantage pour esquisser un accord politique et aborder enfin le fond de la question commerciale.
Les blocages n’ont pas permis à Michel Barnier, le négociateur européen en chef, de cocher toutes les cases qui permettent en théorie l’accès à la seconde phase. Theresa May a tenté un signe de bonne volonté, lors du discours de Florence, en proposant un paiement de 20 milliards d’euros (encore éloigné des 60 à 100 milliards réclamés par la Commission). Face au déraillement du processus de négociation de nombreuses voies se sont élevées, notamment dans les pays continentaux qui seraient les plus directement affectés par l’absence d’accord (Pays-Bas, Belgique, Danemark), pour permettre d’esquisser un début de négociation commerciale.
Les blocages côté britannique dans l’adoption du « withdrawal bill » (projet de loi de retrait de l’Union européenne) proviennent notamment de la volonté de parlementaires des deux bords d’avoir leur mot à dire non seulement sur l’accord final mais aussi en cas d’absence d’accord pour empêcher le Brexit en l’état. Donc, sur le fond, l’idée d’un accord est bien plus ancrée qu’on ne le dit souvent.
Il semble que la partie européenne s’oriente vers l’élaboration d’un accord assez général qui serait présenté en bloc à la partie britannique pour être éventuellement amendé. Si cette démarche peut, dans certaines circonstances, permettre de sortir le processus de l’impasse actuelle, il soulève également le risque d’un nouveau blocage, plus fondamental, en cas de désaccord sur les bases même de cet accord commercial. Ces difficultés résultent de la faiblesse politique dont souffre Mme May à Westminster mais aussi du cadre impraticable qui a été fixé côté européen, le négociateur en chef souffrant de prérogatives extrêmement limitées qui l’empêche d’entrer dans une négociation véritablement politique avec la partie britannique. C’est finalement l’implication des Etats, avec leurs intérêts économiques à l’esprit, qui devrait permettre de débloquer la situation.
Marie-Cécile Naves est politologue, chercheuse associée à l’IRIS et vice-présidente du think tank européen Sport et Citoyenneté (S&C). Julian Jappert, est directeur de S&C et enseignant en droit du sport. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « Le pouvoir du sport », aux éditions Fyp.
En quoi le sport peut-il être utile à l’émancipation des femmes ?
Les bénéfices d’une pratique régulière et adaptée du sport sur la santé ont été mis en évidence par un grand nombre d’études françaises et internationales, et ce, que l’on parle de prévention des maladies chroniques ou de certains cancers (notamment celui du sein), ou même du traitement de certaines pathologies, en complément des protocoles thérapeutiques traditionnels. Or, malgré d’immenses progrès dans le dépistage de certains cancers féminins, la vigilance en matière de prévention des maladies cardio-vasculaires est plus faible chez les femmes, du fait de stéréotypes genrés fortement présents dans la santé.
En outre, chez les jeunes en particulier, les bienfaits de la pratique dans le cadre de l’EPS, du sport scolaire et universitaire, comme du sport en club ou de l’activité physique exercée de manière libre, sont immenses pour la cohésion et l’insertion sociale, le respect de l’autre, la mixité et la lutte contre l’exclusion. Mais, à l’adolescence, les filles sont nombreuses à abandonner le sport (en dehors de l’EPS bien sûr) parce que la société leur envoie de nombreux messages négatifs, « illégitimants », décourageants : conditions de pratique plus favorables aux garçons dans beaucoup de clubs et dans le cadre de la politique de la ville, très faible médiatisation des sportives qui occasionnent un manque de role models pour les filles, etc.
Or, le sport permet aussi de prendre confiance en soi, d’avoir une bonne image de son corps, d’apprendre à se dépasser, à atteindre des objectifs. Il est donc un vecteur d’empowerment, particulièrement précieux pour les femmes et les jeunes filles dans le champ scolaire et universitaire et dans le monde professionnel, qui reste très compétitif. Apprendre aux filles comme aux garçons qu’il n’existe pas de « sports d’hommes » et de « sports de femmes », pas plus qu’il n’existe de manière de pratiquer « masculine » ou « féminine », accroît leur liberté en ouvrant le champ des possibles. Cela se retrouvera d’ailleurs dans leurs choix professionnels. Une société qui tend vers l’égalité est une société plus confiante, plus pacifiée, plus performante, etc. En un mot : plus forte.
La diplomatie sportive peut-elle être considérée comme la récupération politique du sport par des régimes douteux ?
Parler de « récupération » est peut-être excessif, mais il est certain que la diplomatie du sport et par le sport ne se limite plus, en effet, aux pays développés. Tous ont compris le pouvoir extraordinaire du sport – et en particulier l’organisation de grandes compétitions internationales comme les championnats masculins de football, de handball, de rugby, ou les Jeux olympiques et paralympiques – pour améliorer ou adoucir leur image, renforcer leur rôle économique et politique sur la scène internationale – comme la Chine ou la Russie, par exemple – ou dans le but de devenir incontournables au plan régional, voire au-delà – c’est le cas du Qatar.
On a pu regretter que les promesses en matière de droits humains n’aient pas été tenues à Pékin en 2008 ou à Sotchi en 2014, mais, sous l’impulsion notamment de la FIFA, on sent un « frémissement » au Qatar, notamment par l’amélioration de la protection des travailleurs immigrés, même s’il faut rester prudent. Cela signifie que le soft power du sport porte en lui un potentiel de développement, bien sûr économique, mais aussi de lutte contre les inégalités. Or, comme le notent les grandes organisations internationales (ONU, OCDE et même FMI), le chemin vers davantage d’égalité (entre les femmes et les hommes, entre les communautés, entre les classes sociales, etc.) est une condition sine qua non d’une croissance vertueuse.
Le sport est-il en pointe ou en retard dans la lutte contre les discriminations ?
Le sport français et mondial est globalement en retard sur ce sujet, précisément parce qu’il est sous-utilisé par les décideurs comme levier d’innovation et de changement sociaux. Malgré des progrès récents, on en reste souvent aux discours incantatoires quand il s’agit des « valeurs du sport », comme la méritocratie, le vivre-ensemble et la tolérance. Mais, pour influencer efficacement les plus jeunes, ces promesses doivent se concrétiser.
Ainsi, en ce qui concerne la pratique, les propos consistant à dire que les inégalités et les discriminations à l’encontre des filles dans le sport sont spécifiques aux banlieues défavorisées – pour le dire autrement : à forte proportion immigrée ou musulmane – se multiplient et sont dangereux, en plus d’être faux. Dans sa lutte contre le sexisme, le sport doit impérativement éviter de tomber dans le piège identitaire, lequel a aussi ceci de commode qu’il permet de se dédouaner de ses propres pratiques.
Quant à la gouvernance sportive, elle doit renouveler ses acteurs en luttant contre un entre-soi qu’on ne tolère plus en politique, mais dont le sport s’accommode encore très bien. Pour cela, le non-cumul des mandats dans le temps, au sein des fédérations et du Comité national olympique et sportif français (CNOSF) est une nécessité. Mais les discriminations ont ceci de pervers qu’elles sont en partie involontaires. D’où l’enjeu de sensibilisation qui passe par la formation interne, le mentorat et les bonnes pratiques, françaises et européennes. Les initiatives sont nombreuses en la matière – il y a des fédérations vertueuses. De plus, avoir été ancien sportif de haut niveau ne fait pas automatiquement de vous un bon gestionnaire ou un bon manageur du sport. Le secteur du sport, comme l’entreprise ou le champ politique, ne peut plus se passer de compétences pointues. Et parce qu’il véhicule certaines valeurs, il doit être exemplaire dans l’optimisation des talents et l’ouverture à tous, notamment les jeunes, les femmes et les personnes de toutes origines. Le sport doit être représentatif de la société française. Mais pour cela, il faut le prendre au sérieux.
Jean-Dominique Merchet est journaliste à l’Opinion, spécialisé sur les questions militaires, stratégiques et internationales. Il répond à nos questions à l’occasion de sa participation aux Géopolitiques de Nantes organisés par l’IRIS et le lieu unique avec le soutien de Nantes métropole, les 29 et 30 septembre 2017 :
– Les coups d’éclat diplomatiques d’Emmanuel Macron depuis son arrivée au pouvoir ne sont-ils pas une manière de corriger sa popularité sur les réformes de politique intérieure ?
– Comment qualifier la ligne Macron à l’international ?
– Emmanuel Macron a-t-il les moyens de ses ambitions au niveau diplomatique ? Peut-il replacer la France au centre du jeu international ?
A la veille de l’ouverture du XIXe congrès du PCC qui a débuté ce 18 octobre, l’agence officielle Xinhua dénonçait « les crises et le chaos » qui caractérisent les démocraties occidentales, soutenant ainsi la supériorité politique du modèle chinois. Comment interpréter de telles déclarations, notamment au regard du discours tenu par Xi Jinping, en passe de renforcer encore son pouvoir ?
Dans le monde chinois, et pas seulement en Chine populaire, le refus critique du modèle offert par les démocraties occidentales n’est pas nouveau. Qu’il soit empereur ou chef du Parti communiste, le dirigeant chinois tire depuis toujours sa légitimité non pas d’un choix du peuple mais du fait qu’il lui garantit le nécessaire sur le plan matériel, la solidarité entre les sujets et la justice. En échange, le peuple accepte de ne pas contester son pouvoir. Toutefois, le « Mandat du Ciel » n’est accordé qu’au souverain vertueux.
Si celui-ci se révèle corrompu ou incapable de protéger ses sujets (y compris contre une administration corrompue), il perd la protection du Ciel et il est alors légitime, pour le peuple, de le renverser et de mettre en place une nouvelle dynastie. Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, l’arrivée au pouvoir de Mao n’a pas vraiment changé les choses. Il est donc évident que les modèles démocratiques occidentaux que certains veulent imposer au monde entier, parfois de force et toujours avec arrogance, ne sont pas acceptables. Leur critique, déjà maintes fois entendue dans le passé, n’est qu’une manière de rappeler, autant aux commentateurs étrangers ignorants des réalités chinoises qu’aux Chinois eux même, la volonté de pérenniser un modèle politique multi séculaire.
L’agence Xinhua indique que « La médisance politique sans fin, les querelles et les renversements de politique qui font les marques de la démocratie libérale ont retardé le progrès économique et social et ignoré les intérêts de la plupart des citoyens. ». Quelles sont les forces d’opposition chinoises, en faveur de « plus de démocratie ». Les occidentaux ont ils eu tendance à surestimer ces forces ?
Dans le concept de pouvoir autocratique assez largement accepté par les Chinois, il est évident que le fonctionnement des démocraties occidentales ne peut qu’être critiqué. Les dirigeants de l’Empire du Milieu travaillent -ou essaient de travailler- sur le temps long. Cela implique de suivre une ligne et d’éviter tout ce qui pourrait faire dévier de cette ligne. Les alternances et les remises en cause perpétuelles sont inacceptables. L’interdiction de la critique est donc une base et peut conduire à mater avec brutalité tout ce qui pourrait remettre en cause l’ordre établi. Ceci est d’autant plus vrai que tout mouvement de contestation populaire est perçu par l’autorité comme une faille potentielle dans sa légitimité et un obstacle au progrès dans tous les domaines. « SI l’Empire se prend à cheval, il ne se gouverne pas à cheval. Il se prend par la force, mais se conserve par l’adhésion des sujets et l’autorité du prestige ».
Il existe quand même, bien entendu, des forces de contestation. Traditionnellement et tant que le pouvoir central fonctionnait « correctement », cette contestation se limitait à des pétitions de lettrés ou à des « grognes » populaires locales vite réprimées. Mao y a ajouté quelques grandes opérations destinées à tuer dans l’œuf des contestations potentielles. Mais ce qui était gérable dans un monde préservé des influences extérieures ne l’est plus au XXI° siècle. Les Chinois voyagent et sont en contact avec le monde extérieur, malgré une censure qui demeure parfois féroce.
De plus en plus d’entre eux sont tentés par les modèles politiques occidentaux et souhaiteraient qu’il s’applique chez eux. C’est évidemment inacceptable pour les dirigeants appartenant à la « dynastie » fondée par Mao. De temps en temps, un contestataire arrive à se faire entendre en Occident, parfois jusqu’à être reconnu par un prix Nobel. Mais il n’est pas certain que l’influence de ces opposants soit aussi grand à l’intérieur du pays qu’on se l’imagine dans les cercles « droit-de-l’hommistes » de nos pays. Pour cause d’intérêts marchands et de sinophilie, on constate d’ailleurs que les soutiens occidentaux aux contestataires demeurent excessivement limités.
Quelles sont les failles existantes dans le système mis en place ?
Le système mis en place, basé sur un autocrate s’appuyant sur une lourde hiérarchie pyramidale a relativement bien fonctionné depuis des siècles. Toutefois, toutes les dynasties, après des périodes plus ou moins longues, ont fini dans le chaos et/ou ont été remplacées par des dynasties de colonisateurs.
Le système, tel qu’il fonctionne depuis 1949, est basé sur trois piliers : Etat, Parti et Armée, le Parti étant supposé être au-dessus des deux autres. Ceci est relativement facile à gérer quand un seul homme est porteur des trois couronnes. C’est actuellement le cas de Xi Jinping. Toutefois, chacun des piliers a sa hiérarchie et sa gouvernance propre, et les intérêts sont de plus en plus divergents. Cela a conduit Xi à mener, pendant les cinq premières années de son mandat, de nombreuses purges. Celles-ci ont été justifiées par la lutte contre la corruption, sujet qui recueille depuis des siècles l’adhésion populaire. Il semble qu’il ait à peu près réussi à mettre en place presque partout des hommes qui acceptent de revenir au schéma traditionnel. On saura s’il a vraiment réussi s’il n’y a plus, après le Congrès, de nouvelles campagnes anticorruption visant des dirigeants de haut niveau.
Mais le système, parce que la population est de plus en plus en contact avec le monde extérieur et que le niveau de vie s’élève et fait découvrir de nouvelles aspirations, est exposé à de nouvelles menaces. Le libéralisme effréné qui est de règle dans une partie de la société est aussi un facteur de remise en cause des solidarités, en particulier entre les provinces. De plus, les dirigeants pékinois ont bien d’autres défis à relever : démographie, économie, pollution…. Le Mandat du Ciel pourrait s’en trouver remis en cause.
Olivier Goujon est journaliste-photoreporter pour la presse française et européenne. Dès 2009, il fut le premier à réaliser des sujets sur les Femen en Ukraine. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage, « Femen : histoire d’une trahison », aux éditions Max Milo.
Selon vous, les véritables créatrices du mouvement Femen ont été écartées et mises en danger en Ukraine, par les manœuvres de celle qui a incarné en France ce mouvement, Inna. Pourquoi et comment ?
Pas « selon moi », mais selon les faits. La fondation du mouvement « Nouvelle Éthique » en 2007 (qui devient vite Femen), par Oxana Shachko et Sacha Shevchenko, l’installation à Kiev, l’arrivée d’Inna Shevchenko (aucun lien de parenté avec Sacha), la leader actuelle, qui ne rejoint le mouvement que fin 2010, le roman de son évasion vers la France à l’été 2012, l’année à suivre, terrible, que vont passer Sacha et Oxana en Ukraine, les manœuvres de Caroline Fourest (qui va quand même jusqu’à dire à Oxana et Sacha qu’elles ne sont pas les bienvenues en France, alors qu’elle a apporté toute son aide à Inna) pour asseoir son pouvoir sur le mouvement, l’hostilité de Femen France, instrumentalisée par C. Fourest et Inna contre Sacha et Oxana, pourtant bien plus légitimes qu’elles pour diriger le mouvement… Tout cela est documenté, sourcé, démontré et appuyé par de nombreux témoignages.
Pourquoi ? Parce que Sacha et Oxana sont des révolutionnaires sincères qui mettent en place un mouvement égalitaire et solidaire en Ukraine, alors qu’Inna poursuit un objectif personnel. Ce n’est pas condamnable en soi, sauf que la réalisation de cet objectif va passer par la mise à l’écart politique et la mise en danger des deux autres. Le tout avec la complicité de C. Fourest et devant les yeux aveugles de la presse et des institutions.
Au-delà de cette guerre pour le pouvoir, c’est tout le mouvement qui va perdre son idéal avec ce hold-up. Au départ égalitaire (en Ukraine, les fondatrices partageaient tout), le mouvement devient une structure verticale avec culte du chef et décisions autoritaires. Mouvement révolutionnaire, il se démultiplie et perd son idéologie première : la lutte pour l’égalité des sexes à travers le sextrémisme. Ce dernier, mouvement de fond qui multipliait les actions quotidiennes, notamment contre l’industrie du sexe, ne va plus se focaliser que sur les actions à forte plus-value médiatique…
Comment expliquer que les médias français, bien qu’alertés, n’aient pas voulu rendre compte de ces manipulations ?
D’abord, l’histoire était belle de cette façon. On avait une pasionaria fascinante qui s’échappait d’Ukraine, où elle était poursuivie pour avoir abattu un symbole religieux, et qui se réfugiait au pays des droits de l’homme et des lumières… Les décideurs des rédactions ne sont pas prêts à démentir ou nuancer la légende parce que la vérité est secondaire. Ce qui importe, c’est offrir au public une histoire positive, au clivage lisible, qui soit facilement digérable et permette à chacun de se déterminer facilement. Ce même souci de simplification induit des raccourcis suffisamment anodins pour que la conscience des journalistes s’en accommode, mais dont l’addition finit par corrompre en profondeur la vérité. Par exemple, Inna n’a pas fondé le mouvement Femen, mais arrive plus de deux ans après et « s’échappe » très vite vers les feux de la rampe français. Pourtant, dans la plupart des articles consacrés à Femen, elle est présentée comme une de ses fondatrices. C’est plus simple ainsi ! La répétition de ces raccourcis a été fatale à Sacha et Oxana qui avaient à cœur, elles, la pérennité du mouvement et sa flamme. L’histoire était de plus garantie, sur fond de romance, par une figure médiatique de premier plan, Caroline Fourest, qui publiait alors un livre rempli d’imprécisions, d’erreurs et de contre-vérités. [1]
Certains journalistes ont cependant alerté sur l’usurpation qui se déroulait (Marie Vaton à L’Obs ou Frédéric Beigbeder dans Lui). Mais ils ont été rares et, surtout, inaudibles. C’est tout l’enjeu de la machine médiatique. Une information s’installe comme vraie, autojustifiée par sa puissance de matraquage dans l’espace médiatique. Plus on en parle, plus elle devient réelle. Il ne s’agit pas d’accuser « les » journalistes, car les individus sont largement dépassés et inexistants à l’intérieur même de leurs médias. En mai dernier, les journaux ont massivement soutenu Emmanuel Macron, pourtant, à l’intérieur des rédactions, les journalistes, même politiques, étaient bien plus nuancés.
Mais, pour avancer, cette machine médiatique a besoin de relais forts. Caroline Fourest et son réseau au sein des médias et ministères (dont elle fait étalage à longueur de livres et d’interviews[2]) ont influencé sans aucun doute le sens de l’histoire.
Dénoncer ce type de manœuvres peu honorables est-il facile en France ? Votre livre est-il bien reçu par les médias, qui ont été nombreux à parler de l’action des Fémen ?
Non ce n’est pas facile, car personne n’aime se remettre en cause. On argue du temps qui passe, du manque d’actualité du sujet, de son effet « peu concernant » … Comme si rétablir dans leurs vérité et honneur deux réfugiées politiques, ayant donné naissance à un mouvement radical de résistance qui a acquis en quelques mois une notoriété planétaire, était moins prioritaire que le statut de Brigitte Macron ou un transfert au PSG.
Je me suis également heurté à la frilosité du monde de l’édition. Le livre m’a été commandé par les éditions Marabout. À quelques heures de partir à l’imprimerie, son éditrice, effondrée, m’apprend qu’elle ne sort pas le livre. Tout le monde est très satisfait de l’enquête, Marabout a beaucoup investi en temps, énergie, argent, nous avons un go du service juridique… Mais le livre est bloqué. Je n’ai eu aucune explication officielle. Alors, je conjecture, ce qui m’amène obligatoirement à envisager que la mise en cause de C. Fourest n’y est pas pour rien, car cette dernière publie de nombreux livres chez Hachette.
Il ne s’agit pas de crier au complot. Personne en France ne peut empêcher un livre de sortir. Elle n’était, sans doute, même pas au courant du problème (même si je l’ai évidemment contactée pour le livre et qu’elle a refusé de répondre) et n’a certainement pas décroché son téléphone pour empêcher la publication. C’est juste un raisonnement commercial : quelqu’un au-dessus de mon éditrice a jugé que mon livre allait causer davantage d’ennuis que de bénéfices. C’est de l’autocensure et de la frilosité. Heureusement, Max Milo m’a ouvert sa porte.
Pour autant, au-delà des connivences entre Inna et certains médias, le livre n’est pas mal reçu. D’abord, pour sa qualité d’enquête de fond et son caractère inédit. Personne n’a jamais dit la véritable histoire de ce mouvement, ni pourquoi et comment il se perd, mais également, même si cela semble paradoxal, parce que l’effet de système dont je parle est aussi intense que bref. Le manque de mémoire, la superficialité, les turn-overs dans les rédactions… font que le contexte est différent cinq ans après. Tout de même, je constate que partout où je suis invité, on me demande plus d’évoquer l’histoire de Femen et sa dérive, plutôt que l’emballement médiatique pour Inna Shevshenko à partir de 2012, qui fait main basse sur le mouvement, ou les mensonges de C. Fourest pour soutenir cette entreprise de confiscation.
[1] FOUREST (Caroline), Inna, Grasset, 2014.
[2] cf. les chapitres de mon livre sur l’obtention du statut de réfugiée pour Inna, établie en un temps record, ou bien sur les manipulations ayant pour but de faire croire qu’Inna est le modèle de la nouvelle Marianne.
Sous la présidence française, le Conseil de sécurité va visiter cette semaine des Etats du G5 Sahel, un groupement régional composé du Burkina Faso, du Mali, de la Mauritanie, du Niger et du Tchad. Ces pays vivent une crise sécuritaire depuis 2005, année des premières grandes prises d’otages occidentaux et année des attaques armées d’envergure contre les forces de sécurité nationales. Un espace de transit où les trafics divers, en particulier de drogues, de cigarettes et d’êtres humains, se sont progressivement généralisés.
Il est fréquent pour ce principal organe des Nations unies qu’est le Conseil de sécurité de se rendre sur le terrain pour s’informer davantage d’une crise avant de revenir à New York avec plus d’idées de sortie de crises. Précisément, au début de la décennie 2000, le Conseil avait effectué des déplacements remarqués dans des pays alors ravagés par de violentes guerres civiles : Côte d’Ivoire, Guinée Bissau, Libéria, Sierra Leone. Des pays où les Nations unies avaient investi massivement pour la paix à travers le déploiement de Casques bleus et l’assistance humanitaire. Des pays qui sont aujourd’hui plutôt stables ce qui permet l’espoir pour le Sahel.
Marqué par une culture nouvellement importée et fondée sur une suspicion aiguë qui pousse à la fuite en avant, ce Sahel vit simultanément plusieurs crises. La plus médiatisée, et la plus meurtrière, sans être pour autant la plus profonde, est la crise sécuritaire. Elle résulte des attaques des mouvements djihadistes qui sont de plus en plus ‘’des indigènes’’, c’est-à-dire issus ou proches des populations autochtones. Il existe aussi une crise interne aux pays concernés qui alimente la précédente. Face à des dangers réels, la présence et l’utilité des autorités publiques ne sont pas souvent senties ou même perçues par les populations. Les gouvernements se comportent comme si la situation de leur pays était normale et que des efforts de renforcement et d’élargissement de leurs bases politiques n’étaient ni nécessaires ni utiles.
À ces deux déficits s’ajoute un troisième bien plus grave : le déni des réalités. Celui-ci est conforté par une propagande insidieuse et quasi officielle qui attribue l’origine des difficultés des pays et leur gravité à des forces extérieures. Un euphémisme pour désigner ceux qui viennent au secours de nos pays ! Dans la rue et les salons, comme dans les écoles, les populations sont orientées, voire chauffées à blanc contre les partenaires dans une ambiance xénophobe dont les ravages seront encore plus sévères dans le futur.
Au lieu d’appeler à la solidarité avec les alliés extérieurs qui combattent un ennemi commun et d’aider à une plus grande efficacité des troupes nationales et internationales, des campagnes sont menées à travers plusieurs États pour démontrer la connivence entre djihadistes, rebellions et les forces extérieures bilatérales et multilatérales. Aussi incompréhensible que cela puisse paraître c’est dans cet environnement de suspicion que la délégation du Conseil de sécurité se rendra dans les pays du G5 Sahel.
Dans ce contexte, comment aider à résoudre la tragédie de la région ? Le second secrétaire général de l’ONU, le suédois Dag Hammarskjöld aimait dire : « Les Nations unies n’ont pas été créées pour mener l’humanité au Paradis mais pour l’empêcher d’aller en enfer. »
Critiquer cette organisation est tout à fait légitime et reste un exercice facile ce qui le rend fréquent même avant le fameux ‘’machin ‘’du Général de Gaulle. Mais là n’est pas le point. Pour les pays affectés par une crise multidimensionnelle, et pour leurs alliés extérieurs, la priorité doit être de créer de solides fronts internes capables de venir à bout d’un adversaire déterminé et qui ne cesse de prendre plus de place et plus de poids. Ouverte ou insidieuse, la diabolisation des alliés bilatéraux ou internationaux est injuste mais surtout une fuite en avant qui ne sert que des intérêts politiques immédiats. Les gouvernements nationaux ne peuvent utiliser les partenaires extérieurs pour se décharger des responsabilités qu’ils ont vis-à-vis de leurs citoyens. La réécriture de l’histoire est un exercice futile qui a souvent engendré de terribles désastres que les nations du Sahel seraient bien inspirées d’éviter.
En définitive, les Etats du G5 Sahel et leurs alliés doivent s’atteler à réaffirmer à la délégation du Conseil de sécurité leurs priorités et s’y conformer par leurs décisions et leurs déclarations. Il s’agit tout d’abord de mettre fin à l’insécurité ce qui exige plusieurs mesures dont l’action militaire est un élément essentiel et qu’il faudra cesser de minimiser et encore moins de diaboliser. Pour en assurer l’efficacité, celle-ci a besoin du soutien moral et politique des gouvernements et surtout des opinions publiques nationales. Il s’agit alors d’agir simultanément sur plusieurs fronts à commencer par la restauration de la visibilité et de l’utilité de l’Etat ainsi que de la sauvegarde de ce qui reste de son autorité.
Détribaliser l’administration et les forces de sécurité est l’une des premières mesures que les pays concernés doivent mettre en route afin de stopper le processus de déconstruction des Etats post coloniaux. Une déconstruction qui renforce les bases ethniques et régionales des rébellions.
Le Conseil de sécurité sait qu’il existe des guerres de choix quand des acteurs extérieurs interviennent pour aider un allié, exercer des pressions ou affirmer leur puissance. Ceci étant, dans une région où malgré de grands progrès en matière de liberté d’expression, le Conseil doit rappeler aux gouvernements visités que la sagesse et l’intérêt bien compris de tous sont de constituer un front commun et non d’exposer leurs alliés à la vindicte populaire. À cet égard, et au-delà de la vérité historique, les lancinantes évocations d’agendas secrets des partenaires extérieurs du Sahel ou d’actions de résistance à la colonisation, il y a plus d’un siècle, ne servent pas les priorités actuelles de lutte contre le terrorisme. Ni l’agenda du développement. Et ne permettront pas de faire l’économie des efforts de gouvernance désormais indispensables à fournir à des citoyens plus exigeants.
Comme à son habitude, la délégation du Conseil de sécurité écoutera et discutera avec les autorités nationales et rencontrera sans doute des délégués de la société civile et des personnalités des pays visités. Elle trouvera la manière et le style pour encourager ses interlocuteurs à agir de façon à ce que les gouvernements sahéliens, et leurs partenaires extérieurs, œuvrent ensemble pour atteindre leur objectif commun de retour à la stabilité et au développement. Silences et questions seront les réponses à des affirmations, hors contextes, qui leur seront servis. Toutefois, le message sera amical et donc sincère. Précisément ce qu’il faut pour marginaliser un adversaire de plus en plus confiant car de plus en plus présent dans la région.
Pour les gouvernements visités, ces rencontres avec le Conseil de sécurité sont des occasions importantes non comme opérations de politique intérieure mais pour présenter des explications convaincantes parce que crédibles à un organe politique dont l’influence ne saurait être sous-estimée.
Le financement des forces du G5 Sahel, des troupes des Nations unies et des mesures économiques d’accompagnement se jouera sans doute au cours de cette visite. Familière avec le Sahel et ses problèmes, la présidence française du Conseil de Sécurité peut aider à faire aboutir les demandes des pays visités et, pour le moins, selon la formule consacrée, maintenir le sujet inscrit à l’ordre du jour du Conseil.