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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 hour 1 min ago

Syrie : les frappes, et après ?

Tue, 17/04/2018 - 10:37

Alors que les « lignes rouges » qu’ils avaient eux-mêmes fixées – à savoir l’utilisation d’armes chimiques – ont de nouveau été franchies par le régime de Bachar Al-Assad, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ont décidé de répliquer. Ils ont néanmoins évité de franchir deux autres lignes rouges : un engagement massif et général contre la Syrie et un affrontement direct contre les alliés de cette dernière, la Russie et l’Iran.

Les frappes ont particulièrement visé des installations chimiques syriennes, et chaque protagoniste a déclaré qu’elles n’avaient causé aucune victime civile. Pour les pays occidentaux, il s’agissait avant tout d’un test de crédibilité. Mais, soucieux de ne pas tomber dans un engrenage aux conséquences incalculables, ils ont fortement encadré leur réaction et prétendent ainsi avoir respecté leur parole (ce qui est leur premier et principal objectif).

Certains s’étonnent des réactions occidentales devant l’usage d’armes chimiques et de leurs silences face à celui d’armes conventionnelles, qui causent pourtant beaucoup plus de morts. Les armes chimiques ont d’abord un statut à part depuis la Première Guerre mondiale, confirmé ensuite par le droit international : par une convention signée en 1993, dont la France est dépositaire, la possession, la fabrication et l’usage d’armes chimiques sont totalement interdits. Avec les armes biologiques (1972), il s’agit de la seule catégorie d’armes faisant l’objet d’une interdiction générale pesant de la même façon sur la totalité des États. Les armes nucléaires, elles, divisent entre les États qui ont le droit d’en posséder et les autres.

La Syrie a rejoint le traité d’interdiction des armes chimiques en 2013. C’est parce qu’elle en est signataire que l’intervention des puissances occidentales bénéficie d’un statut juridique particulier. Elle ne correspond pas aux critères légaux de l’action militaire – autorisation du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) ou légitime défense -, mais elle répond à un type particulier de violation du droit international. L’intervention ne change cependant pas le rapport de force militaire sur le terrain.

Les frappes ne sont pas venues affaiblir B. Al-Assad qui, grâce aux appuis russe et iranien, a réussi son pari de se maintenir au pouvoir, au prix d’une répression atroce et sanglante. La triste réalité est que B. Al-Assad demeure à la tête d’un pays qu’il sera très difficile de reconstruire. Cela prouve malheureusement qu’un gouvernement prêt à tout pour survivre est en mesure de le faire, à condition de bénéficier du soutien d’une grande puissance.

Il est dans un premier temps urgent d’éviter que la situation syrienne dégénère en conflit qui verrait s’affronter Russes, Américains, Israéliens, Saoudiens et Iraniens. Il n’en demeure pas moins que seule la diplomatie peut permettre de sortir de cette situation préoccupante. Au-delà de la dramatisation de l’action et du vocabulaire employé, on constate que chacun fait preuve d’une certaine retenue. Les positions russes ont été soigneusement évitées, quand cette dernière n’a pas déployé ses systèmes de défense. Mais avec la montée des tensions, chacun doit percevoir l’urgence d’approfondir les consultations entre puissances militaires concernées et, surtout, de relancer un processus diplomatique inclusif, et non avec ses seuls proches.

Qui fera céder B. Al-Assad ? Qui fera accepter à l’opposition modérée et à la majorité des Syriens le maintien au pouvoir de ce dernier ? Si l’intransigeance russe est condamnable, il ne faut pas oublier que les Syriens sont également des victimes indirectes des catastrophiques expéditions irakienne et libyenne de 2003 et 2011.

Les Russes pourraient-ils accepter de lâcher B. Al-Assad en échange d’une solution – déjà évoquée dans le passé – d’un gouvernement de coalition comprenant des éléments du régime sans B. Al-Assad et de l’opposition sans les groupes djihadistes ? De son côté, B. Al-Assad fera tout pour éviter cette situation.

La Russie n’a pas les moyens de reconstruire la Syrie, pas plus que l’Iran. Le principe défini en 1991 par Colin Powell à propos de l’Irak pour justifier son refus d’aller jusqu’à Bagdad (You break it, you own it) s’applique à la situation actuelle.

La semaine prochaine à Jérusalem ?

Fri, 13/04/2018 - 17:33

Invité par le consulat de France à Jérusalem pour y donner une conférence sur la géopolitique du sport à deux mois du coup d’envoi de la Coupe du monde, ma venue suscite quelques réactions indignées, voire menaçantes, assorties de commentaires enflammés.

Ces réactions viennent confirmer ce que j’ai écrit dans l’ouvrage Antisémite[1] : la lutte contre l’antisémitisme, dans laquelle je suis un allié, est pour certains abandonnée au profit de la sanctuarisation de l’action du gouvernement israélien. Elles viennent de plus montrer comment la prolongation du conflit israélo-palestinien et l’éloignement des perspectives de paix peuvent susciter un mélange de haine et de bêtise au front de taureau. Car, ce qui frappe dans ces « opinions » est bel et bien l’absence totale de cohérence intellectuelle.

Incohérence, tout d’abord, est le fait de se prononcer vigoureusement contre les campagnes de boycott d’Israël pour s’en prendre à quelqu’un qui souhaite venir à Jérusalem. Quelle logique guide ceux qui trouvent inadmissible le boycott des produits importés des colonies pour organiser celui d’intellectuels pour délit d’opinion ? Incohérence, ensuite, de mettre constamment en avant le fait qu’Israël soit la seule démocratie du Proche-Orient, mais de vouloir empêcher ceux qui ont eu le toupet de critiquer son gouvernement d’y mettre les pieds. On observe enfin une contradiction de la part de ceux qui dénoncent sans cesse les territoires perdus de la République que seraient devenues les banlieues françaises, mais veulent interdire la venue des personnes qui leur déplaisent sur les territoires où ils estiment être en position de force.

Dans la cohorte de ceux qui se déchaînent se mêlent extrême droite revendiquée, journalistes n’ayant visiblement jamais entendu parler de charte déontologique et personnes se réclamant de la gauche politique, mais qui ont visiblement une vision tronquée des principes politiques.

NB : en mars 2018, j’ai fait sept conférences ou débats en région. Quatre fois, les organisateurs m’ont signalé que des personnes s’autoproclamant représentantes de la communauté juive ont protesté contre ma présence, provoquant d’ailleurs plus l’agacement que suscitant la frayeur.

[1] Max Milo, 2018.

Les routes de la soie seront-elles agricoles et alimentaires ?

Fri, 13/04/2018 - 14:53

Avec l’initiative Belt and Road Initiative (BRI), la Chine propose-t-elle une vision géopolitique qui suscite beaucoup d’intérêts et de commentaires ? Devrait-on également regarder cette initiative sous l’angle des enjeux agricoles et alimentaires pour ce pays ?

Cette initiative, lancée en 2013, mais propulsée lors d’un Sommet de chefs d’État à Pékin en mai 2017, couvre désormais près de 70 pays, c’est-à-dire environ 60% de la population et 40% de la richesse mondiale. Avec les nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative), la Chine propose une vision géopolitique originale qui consiste à établir un immense pont terrestre et maritime entre l’Asie et l’Europe, sillonnant le Moyen-Orient, l’Afrique et la Méditerranée. Ce projet ambitieux et de long terme incarne donc une vision chinoise de la mondialisation et de la gouvernance mondiale, qui vise à conforter sa puissance, ainsi que son prestige à l’international (stratégie du « Go Global »). Pour la Chine, sous la présidence de Xi Jinping, il ne faut pas sous-estimer la dimension agricole dans cette initiative. En effet, les besoins alimentaires de la Chine sont colossaux. Depuis 50 ans, la Chine a construit sa sécurité alimentaire exclusivement par elle-même et s’est imposée en tant que premier producteur du monde sur des produits stratégiques clés pour ses besoins domestiques. Cependant, nourrir 1,4 milliard d’habitants, soit 20% de la population mondiale, représente un défi considérable que la seule réponse productive nationale ne permet plus de garantir. Disposant que de 9% des terres arables de la planète, le pays dispose d’une surface agricole utile très restreinte, en plus d’être impacté par des sols épuisés, pollués et grignotés par l’urbanisation qui ne cesse de progresser, notamment sur le front littoral, à l’Est de la Chine. Faim de terre et soif d’eau, combinées à des conditions météorologiques instables, ces éléments poussent aujourd’hui la Chine à mettre les moyens pour réagir sur le plan agricole et assurer sa sécurité alimentaire. Les réponses scientifiques et l’innovation technologique constituent des solutions, au même titre que l’internationalisation de la sécurité alimentaire chinoise.

Quand bien même la Chine produit sur son territoire presque tout et occupe, sur d’innombrables denrées agricoles, la première place des producteurs mondiaux (riz, blé, pommes de terre, tomate, lait de chèvre, œufs, viandes de porc et de mouton, poires, pêches, pommes, raisins de table, etc.), elle doit recourir aux marchés internationaux pour construire sa sécurité alimentaire. Les approvisionnements extérieurs complètent de plus en plus les récoltes nationales pourtant volumineuses (et qui contribuent encore pour 10% environ du PIB). Le géant chinois est le premier exportateur mondial (14% du total) et le second importateur (10% du total), toutes marchandises confondues. Sur le plan des produits agricoles, la Chine se classe 4e exportateur mondial (5% du total) et 2e acheteur (10% du total). Ces chiffres, calculés sur la moyenne 2012-2016, appellent facilement une observation : si la Chine génère des excédents commerciaux sur le plan global, elle présente une balance agro-commerciale déficitaire. Celle-ci était de 75 milliards de dollars en moyenne sur la période ici couverte. La première puissance économique mondiale (en parité de pouvoir) est donc exposée à la dépendance alimentaire. Sur plusieurs denrées stratégiques, ses approvisionnements augmentent graduellement et constituent les principaux moteurs du commerce agricole international. Prenons l’exemple du soja : la Chine polarise plus de 60% des importations mondiales et devrait dépasser les 100 millions de tonnes achetées cette année sur les marchés. Il faut en effet répondre à la demande alimentaire animale, et nourrir les 600 millions de porcs abattus chaque année dans le pays. Si les Etats-Unis, le Brésil et l’Argentine assurent la moitié des exportations agricoles vers la Chine, celle-ci cherche également à diversifier ses approvisionnements. Sur les céréales, le lait ou le vin, l’Europe et la France sont bien placées.

Concrètement, quelles sont les dynamiques à souligner qui revêtent un caractère stratégique ?

Le projet des nouvelles routes de la soie est une composante de la stratégie d’approvisionnement alimentaire de la Chine. L’équation de la demande alimentaire se complexifie en Chine : croissance démographique avec une classe moyenne émergente (800 millions de personnes en 2030), en pleine transition nutritionnelle, et qui va de pair avec une urbanisation massive. Ces dynamiques sociétales interrogent la sécurité et la logistique alimentaires des « méga-cités » (Chongqing compte 35 millions d’habitants, soit la moitié de la population française), et mettent également l’accent sur l’objectif politique premier de Pékin en interne : n’avoir aucun risque de secousses sociales liées à des problèmes alimentaires. Inscrites dans cette ambition politique, voir géopolitique, les nouvelles routes de la soie sont une autoroute vers les assiettes des ménages chinois au service de la sécurité alimentaire du pays.

La Chine a fait un choix pour sa stratégie agricole : être à l’équilibre sur des denrées agricoles de base (blé, maïs, riz) contre le sacrifice d’un recours à une logique d’importation massive de la protéine. Avec l’exemple du soja, Pékin s’efforce de rapprocher les zones de production pour limiter ses risques d’approvisionnement et aussi sécuriser les flux. C’est ici l’enjeu de la logistique et des routes commerciales, terrestres et maritimes, que l’initiative « Une ceinture, une route », vient clairement illustrer, tout en intégrant la dimension agricole. Pour l’Europe, c’est un terrain de jeu à considérer dans le dialogue stratégique avec la Chine. En effet, le Vieux-Continent possède des atouts à l’extrémité de ces nouvelles routes de la soie qui traversent l’Asie centrale, le Moyen-Orient et la Méditerranée. Elle produit des biens alimentaires que la Chine importe et présente une situation géopolitique stable, ce qui la distingue du théâtre d’investissements africain. Mais la Chine, sur le plan agricole, outre l’Europe et l’Afrique, n’oublie ni l’Australie (avec ses terres à louer ou à vendre), ni l’Amérique du Sud (où la construction de corridors interocéaniques servira notamment à intensifier le transport de marchandises agricoles).

Enfin, la Chine assume dorénavant son statut de puissance mondiale. Ces nouvelles routes de la soie doivent aussi être considérées comme une volonté de Pékin d’avoir la main mise sur un certain nombre d’affaires stratégiques mondiales. Il n’est donc pas surprenant que le projet BRI passe par des territoires riches en ressources naturelles, surtout en eau et en terre/sol, formant ainsi un axe de passage pour les routes agricoles, à travers le développement des infrastructures portuaires et logistiques.

La France est située à l’extrémité occidentale du continent eurasiatique. Est-elle le terminus des nouvelles routes de la soie ? Comment l’agriculture française peut-elle profiter de cette initiative ou au contraire être impactée par cette ambition géopolitique ?

Face aux changements des modes de vie de la société chinoise, la croissance de la consommation de viandes (bovines et porcines essentiellement) conduit la Chine à en importer de plus en plus, sans oublier les besoins en produits laitiers qui font que le pays achète sur les marchés tout en investissant fortement à l’étranger. En France, des unités de transformation ont été créées en Bretagne pour le segment du lait infantile, illustrant l’attractivité du pays pour certaines gammes de productions agricoles qui s’avèrent sûres et performantes, en quantité et en qualité, vues de l’extérieur. D’autres filières sont concernées par les investissements chinois : les vins dans le Bordelais depuis plusieurs années, les semences compte tenu de leur caractère stratégique, ou encore les céréales.

Avec l’initiative des routes de la soie, ces dynamiques déjà à l’œuvre, peuvent s’amplifier. Plus de productions agricoles européennes et françaises sont susceptibles avec ce dispositif de prendre le chemin de la Chine dans un avenir proche. Seuls 3% des importations de la puissance asiatique proviennent de France actuellement sur le plan agricole et agro-alimentaire. Ce sont donc des opportunités supplémentaires pour les acteurs français du secteur qui chercheraient à mieux pénétrer le marché chinois ou ceux d’un continent asiatique, où il peut parfois être utile d’avancer de concert avec un partenaire chinois. Simultanément, il est probable de voir augmenter les investissements chinois dans le secteur agricole européen et français, à tous les niveaux, à l’amont comme à l’aval des filières. De plus, il est important de mentionner les outils logistiques et les plates-formes de commerce, notamment digitales, qui constituent les maillons de compétitivité nécessaires au bon fonctionnement de ces flux.

S’il convient assurément de rester vigilant sur la portée de certains investissements et les objectifs que ceux-ci visent à moyen-long terme, la France ne peut pas tourner le dos à l’initiative des routes de la soie.  Bien au contraire, et c’est ce dialogue ouvert et en confiance que le Président de la République, Emmanuel Macron, a appelé de ses vœux lors de sa visite en Chine en janvier 2018. Forte de ses atouts agricoles et agro-alimentaires, la France dispose d’une carte stratégique pour placer concrètement ce secteur sur ces nouvelles routes géopolitiques.

Un Sommet des Amériques sans les Etats-Unis

Fri, 13/04/2018 - 12:01

Le 8e Sommet des Amériques qui se tient ces 13 et 14 avril à Lima, au Pérou, s’ouvre sur fond de tensions. Si la corruption et la bonne gouvernabilité sont au menu, l’absence du président américain – une première depuis la création de ce sommet – interroge sur les capacités des pays sud-américains à s’organiser et à coopérer sans leur voisin du Nord. D’autant que les tensions restent vives à propos du Venezuela, dont les représentants n’ont finalement pas été invités à ce rendez-vous. Le point de vue de Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’IRIS.

Quel est le poids politique du Sommet des Amériques ? Est-il capable d’apporter une ligne directrice commune à l’ensemble des nations du continent américain ?

Historiquement, ce sommet a été créé sur l’initiative de Georges Bush et mis en œuvre par Bill Clinton. Le premier sommet eut lieu à Miami, en 1994. Dans un contexte d’après-guerre froide, le retour des Etats-Unis sur le continent américain s’est effectué sur des bases différentes que celle de la période antérieure, fondée davantage sur le dialogue et le multilatéralisme. Le Sommet des Amériques, en tant qu’enceinte de consultations, fut le symbole de ce changement de politique de la part de Washington.

Mais aujourd’hui, le système est de plus en plus grippé : les deux derniers sommets (Colombie en 2012, Panama en 2015) se sont terminés sans déclaration commune, illustrant le manque de vision unifiée des Etats participants. Ce qui va être intéressant à suivre durant ce 8e sommet est la capacité des pays présents à créer un contexte de coopération malgré les tensions entre les uns et les autres dans cette partie du monde, et sans la puissance étasunienne.

Quelles vont être les thématiques clés et enjeux abordés durant ce 8e Sommet des Amériques ?

Les principaux points abordés seront a priori ceux de l’ordre du jour officiel,  la corruption, la bonne gouvernabilité, la coopération et les alliances public-privé. Ces thèmes ont été définis en consultation avec le Pérou, pays hôte du Sommet, et avec l’Organisation des États américains (OEA). La question du commerce va également être discutée. En effet, un certain nombre de pays d’Amérique du Sud prenant part au « Trans-Pacific Partnership » (TPP) ont confirmé leur engagement, en mars dernier, à Santiago du Chili, en dépit du retrait de Washington.

Les dirigeants mexicains espéraient la présence du président des Etats-Unis à Lima, pour relancer la négociation concernant l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Objectif retardé ou reporté par l’absence d’un Donald Trump qui, par ailleurs, vient d’annoncer le déploiement de 2 000 à 4 000 soldats le long de la frontière avec le Mexique. Cette opération s’effectue dans le cadre de sa politique contre l’immigration et le trafic de stupéfiants. Qui a semble-t-il pris le dessus sur les enjeux commerciaux.

Enfin, pour associer politiquement le Nord et le Sud du continent, un dénominateur commun avait été défini par le précédent secrétaire d’État américain, Rex Tillerson, l’isolement du  Venezuela, cible supposée rassembler l’ensemble du continent américain. Le 14 février dernier, le Pérou et 13 autres Etats américains ont adopté une déclaration, dite de Lima,  demandant à Nicolas Maduro (le président du Venezuela) s’il souhaitait assister à ce Sommet, de reporter les élections dans son pays prévues le 20 mai prochain. Caracas a maintenu son calendrier électoral, avec pour conséquence la suspension de l’invitation au sommet des Amériques du président vénézuélien. Le secrétaire d’Etat Rex Tillerson, brutalement démis de ses fonctions, n’est plus en poste. Donald Trump semble actuellement se désintéresser du Venezuela en réorientant ses critiques principales en direction du Mexique. Dans le désordre conceptuel des propos contradictoires émanant de la Maison Blanche, il était difficile de comprendre réellement quel pays, entre le Venezuela et le Mexique, pouvait être la cible de la rencontre continentale. En ne venant pas à Lima, Donald Trump a finalement acté l’inexistence aujourd’hui à Washington d’un discours sur l’Amérique latine.

L’absence de Donald Trump à ce rendez-vous est-elle le symbole de la politique américaine ambiguë avec les pays d’Amérique latine, spécialement avec le Mexique ?

A première vue, cette décision peut sembler totalement contradictoire dans la mesure où l’existence de ce Sommet des Amériques est le résultat d’une initiative inventée par les Etats-Unis. Washington souhaitait réorganiser par la voie du dialogue son autorité morale et politique, ainsi que son influence économique, commerciale et culturelle sur l’ensemble du continent américain. La décision du président des Etats-Unis, de Donald Trump, de ne pas assister à cette conférence a un sens politique qui est totalement cohérent avec la façon dont il considère les relations internationales, ainsi que les rapports que son pays doit avoir avec les pays d’Amérique centrale et du Sud. Ces liens sont fondés sur l’idée que ces derniers sont des pays de « second ordre ». Donald Trump a notamment utilisé des propos particulièrement grossiers envers Haïti, le Salvador (et les pays africains) qui reflètent son sentiment à leur égard. Les relations avec ces pays répondent à des injonctions découlant des intérêts des Etats-Unis. Cette relation ambiguë et inégalitaire est caractérisée aussi par les déclarations du président américain concernant le Mexique et l’ALENA, ce dernier étant le plus mauvais accord signé par les Etats-Unis, selon Donald Trump. Ou encore envers la Colombie. Le chef d’État a critiqué la centralité prise par le processus de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), soulignant que le plus important n’était pas la paix mais plutôt de mettre fin au trafic de stupéfiants, qui compromet la sécurité des Etats-Unis.

Le paradoxe des relations entre les Etats-Unis et les pays d’Amérique latine est que, pendant longtemps, Cuba a été exclu des Sommets des Amériques et de l’OEA en raison du caractère de son régime politique. Mais depuis le rétablissement de relations officielles entre La Havane et Washington, Cuba a pu participer au 7e Sommet des Amériques. Le président cubain, Raul Castro, va participer à ce 8e Sommet, sa dernière intervention publique avant sa retraite, sans que cela soit contesté par les Etats-Unis.

Ce sommet sera intéressant à suivre dans la mesure où les pays latino-américains, y compris ceux, aujourd’hui majoritaires, menant une politique de « droite », c’est-à-dire les plus favorables à la politique des Etats-Unis, vont se trouver au défi de s’organiser en faisant abstraction, dans une certaine mesure, de l’absence d’un dialogue, suivi et cohérent, avec leur grand voisin du Nord.

Syrie : Faut-il avoir peur? (Déambulation dans la tête de Donald Trump…)

Thu, 12/04/2018 - 14:26

Le monde regarde du côté de la Syrie et retient son souffle. L’avenir de notre planète va-t-il se décider dans les quelques heures qui viennent? Y aura-t-il des frappes américaines? Et si oui, y aura-t-il une réplique russe? Est-on, avec des mots clairs, à la veille de la 3e guerre mondiale ? Faut-il avoir peur?

On se perd en conjoncture et il convient de reposer l’ensemble des données connues pour tenter de distinguer quelque chose de cohérent, et suivre à peu près quelle sera la marche vers une décision : le premier tweet qui est tombé en provenance du téléphone privé de Donald Trump a surpris tout le monde : le président des Etats-Unis semblait défier les Russes, avec sa rhétorique habituelle, lorsqu’il parlait de missiles « beaux », « tout neufs » et « intelligents ». On aurait volontiers rit si l’affaire n’avait pas été aussi grave.

Pire que durant le guerre froide?

Du côté des Russes on a eu beaucoup moins envie de rire. L’ambassadeur russe au Liban a violemment réagi, promettant la destruction des bases de lancement. Comprenez : les navires d’où serait hypothétiquement tirés ces beaux missiles. La porte-parole de la diplomatie russe s’est exprimée assez vite dans à peu près les mêmes termes ; cela suffisait pour inquiéter le monde et s’interroger sur notre avenir à tous. Donald Trump a fini de nous faire peur en ajoutant que les relations entre les deux pays sont exécrables, et même pires que durant la guerre froide !

Mais on sait aussi que Donald Trump ne souhaite pas froisser son homologue russe et Vladimir Poutine semble dans les mêmes dispositions d’esprit. Quelles que soient les crises, les sanctions décidées, les deux hommes ne cessent jamais de se parler et d’envoyer des signes qui, au contraire, nous rassurent. D’ailleurs, un nouveau tweet présidentiel américain venait confirmer qu’il en serait encore une fois ainsi puisque Donald Trump tendait à nouveau la main à Vladimir Poutine, et expliquait qu’ils avaient bien plus intérêt à s’entendre qu’à se déchirer. On retrouvait là le businessman, celui qui ne veut pas faire la guerre mais préfère faire du commerce. Du côté russe, même son de cloche, qui a été un peu inaudible dans une ambiance surchauffée, avec Vladimir Poutine qui a invité tout le monde à rester calme.

Les débats médiatiques, diplomatiques et politiques ont donc tourné toute la journée autour de ces questions existentielles d’une possibilité de tirs américains –ou avec une coalition de pays–, ainsi que des rapports entre les Américains et les Russes.

Et si on changeait de point de vue ?

Arrêtons-nous là quelques instants : n’est-on pas dans une discussion très « classique » sur le plan de la diplomatie ou du militaire ? Et comme il nous faut obligatoirement répondre par l’affirmative, comment ne pas s’interroger sur cette chose si étrange ? Car, en effet, depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump on n’a JAMAIS parlé de diplomatie avec les mots d’autrefois, ceux d’avant sa présidence. Cette constatation n’est pas indigne d’intérêt. Creusons donc cette idée, quitte à changer notre point de vue, pour regarder toute cette scène avec un œil neuf…

On a compris depuis très longtemps que Donald Trump ne veut pas froisser Vladimir Poutine : avec ses appels répétés à collaborer avec lui, il s’est mis à dos pendant sa campagne l’ensemble des élus républicains, qui ne veulent pas en entendre parler. Même s’il a été élu et qu’il a fait plier le parti, ceux-ci lui ont tout de même imposé fin juillet 2017 des sanctions contre les Russes, avec une loi qu’il n’est même pas autoriser à amender ou interpréter. Un véritable camouflet voté à la quasi-unanimité du congrès !

Sur le plan diplomatique, de façon plus générale, Donald Trump n’aime pas subir les évènements : c’est donc lui qui créé sans cesse les actions et oblige toutes les places diplomatiques du monde à s’adapter à sa volonté, après les avoir mise à chaque fois en émoi profond. Pourquoi y aurait-il soudain une mutation aussi nette de sa part ? Est-ce dû à son entourage, qui a changé récemment ? Va-t-on encore une fois nous expliquer qu’il n’est qu’une marionnette aux mains de quelques conseillers qui font de lui ce qu’ils veulent, avant de se faire renvoyer manu-militari ? Ou bien, le président Trump est-il tellement englué dans des affaires intérieures qu’il n’a trouvé que ce moyen pour obliger tout le monde à regarder ailleurs ? Certains commentateurs voient en effet là une énième conséquence de l’enquête russe (la collusion entre la campagne Trump et la Russie).

Regardons l’entourage

Un nouveau tweet est tombé deux heure après le premier, celui qui est signalé plus haut : le président Américain a étrangement associé les difficultés que les Américains rencontrent avec les Russes à l’enquête menée par le procureur Mueller. On était là bien loin de la guerre froide. L’incompréhension est devenue grande. A vrai dire, c’est un peu comme à chaque fois. Certains commentateurs se sont donc concentrés sur la crise en Syrie, avec les manœuvres militaires et diplomatiques, car c’était déjà assez compliqué à expliquer. D’autres, au contraire, se sont à nouveau précipités sur cette enquête russe, un feuilleton digne de « Dallas », la série fleuve des années 1980, où on se savait plus qui était méchant ou gentil mais que tout le monde regardait, car il y avait un côté addictif avec de multiples rebondissements qui se contredisaient les uns les autres.

Bien évidemment, comme à chaque fois, d’autres encore se sont inquiétés d’un possible renvoi de ce procureur, ou de son supérieur direct, Rod Rosenstein, et il y a même eu un projet de loi déposé illico par une groupe de sénateurs très motivés pour permettre à Mueller de faire appel de son renvoi si celui-ci devait intervenir dans les prochains jours.

Le fou montre la lune et tout le monde regarde son doigt

L’agitation qui règne à Washington n’émeut plus les foules américaines depuis très longtemps. Chacun vaque à ses occupations et attend de voir ce qui va en sortir, autrement dit pas grand-chose, d’habitude. Sauf si l’enjeu est ailleurs.

Car on a aussi appris à suivre cette présidence avec un décodeur qui nous a été fourni par Donald Trump lui-même : son livre « l’Art du Deal ». Il a répété à toutes les pages que lorsqu’on veut quelque chose il faut surtout le cacher à son adversaire et lui faire croire que, justement, l’enjeu est ailleurs. Pour cela, explique-t-il très bien, il faut avoir recours au chaos, dans lequel on cache ses intentions et sa progression. Malin ! Il reste à faire une hypothèse sur ce qui motive si fortement Donald Trump en ce moment. A vrai dire, je ne vois qu’une chose qui pourrait prodigieusement l’ennuyer : ce serait que son poulain, Mike Pompeo, qu’il vient de nommer au ministère des Affaires Étrangères en remplacement de Rex Tillerson, ne soit pas confirmé par le sénat.

Un tel événement serait un coup de tonnerre politique sans précédent, qui affaiblirait prodigieusement sa présidence puisqu’elle détruirait son autorité et le rangerait dans le camp des « perdants » aux yeux de ses supporters. Cette chose-là ne doit évidemment pas arriver aux yeux de Donald Trump, alors que tout est objectivement réuni pour que ce soit inévitable : Pompéo n’est pas apprécié des élus. Son passage à la tête de CIA lui a surtout collé la réputation d’un homme intransigeant, dur, favorable à la torture. Pour cette raison-là, Rand Paul a déjà indiqué qu’il votera contre cette nomination. Or les républicains n’ont plus qu’une seule petite voix de majorité d’avance au sénat. L’aubaine est trop belle pour les démocrates, qui considèrent déjà tous que cet homme ne peut pas occuper ce poste car il est ouvertement islamophobe. Ils resserreront donc les rangs pour infliger à ce président insaisissable une défaite majeure, à quelques mois des élections de mi-mandat.

Du moins, tout cela aurait été possible dans un climat plutôt apaisé. Ça ne l’est plus dans un climat de guerre potentielle ou de crise internationale majeure. Les démocrates s’exposeraient en effet à une critique sévère des électeurs qui ne plaisantent jamais avec l’intérêt national. La donne a donc changé et tout est devenu très compliqué.

Les auditions de Mike Pompéo en vue de sa confirmation commencent aujourd’hui. En se levant ce matin, il devait être un peu plus serein qu’il ne l’aurait été voici quelques jours à peine. Cela ne nous épargnera pas les frappes, ou peut-être que oui. Donald Trump décidera de l’intérêt de poursuivre sur cette voie, ou pas. Mike Pompéo devrait être confirmé. Très peu aurait parié là-dessus voici quelques jours encore.

Attaque d’un pétrolier saoudien par des miliciens houthis au large du Yémen : prémices d’un nouveau front sécuritaire ?

Thu, 12/04/2018 - 12:41

Dans l’article « Crise au Yémen : les enjeux du détroit de Bab el-Mandeb » publié le 31 mars 2015, nous avions analysé les risques de perturbation du trafic naval dans le détroit de Bab el-Mandeb suite à la crise politique et militaire qui venait de démarrer au Yémen.

Le détroit de Bab el-Mandeb (qui sépare le Yémen de Djibouti et relie la mer Rouge au golfe d’Aden, dans l’océan Indien) est le quatrième passage maritime le plus important au niveau mondial en termes d’approvisionnement énergétique. Selon les données de l’Energy Information Administration américaine [1], en 2016, ce détroit a vu passer chaque jour 4,8 millions de barils de pétrole brut et raffiné, notamment en provenance d’Arabie saoudite.

Dans l’article cité, nous avions indiqué que si « le risque d’un blocage prolongé et complet du détroit demeure toutefois faible, le risque de perturbations ponctuelles dans le détroit semble cependant plus élevé, par exemple dans le cadre d’attaques de pétroliers saoudiens par des miliciens houthis ».

Un événement de ce type s’est produit le 3 avril 2018 : le pétrolier MT Abqaiq appartenant à la compagnie saoudienne National Shipping Company of Saudi Arabia’s (Bahri) a été victime d’une attaque au sud de la mer Rouge à hauteur de la ville de Al Hudaydah (Yémen) qui est le principal port actuellement contrôlé par les milices houthies. La cause et l’origine de l’attaque restent encore à préciser, mais selon les informations convergentes de source saoudienne et yéménite, le navire aurait été touché par un missile (probablement lancé par les Houthis en représailles du bombardement saoudien qui – selon les médias yéménites – a frappé la ville de Al Hudaydah le 1er avril). Selon les autorités de Riyad, l’attaque n’a pas eu de conséquences pour l’équipage, et le navire a été endommagé de façon légère lui permettant de continuer sa route.

Il ne s’agirait donc pas d’un cas de piraterie (évènement assez commun dans la région, notamment au large de la Somalie), mais bien d’un acte belliqueux lié au conflit en cours depuis 3 ans au Yémen – intervention militaire de l’Arabie saoudite, à la tête d’une coalition d’États sunnites, contre les Houthis qui, selon les autorités de Riyad, bénéficient du soutien de l’Iran. Dans le cadre de ce conflit, le territoire de l’Arabie saoudite a déjà été frappé à plusieurs reprises par des missiles lancés depuis le Yémen et au moins à deux reprises des navires militaires ont été visés par des tirs de missiles au cours de l’année 2017.

Il est impossible de prévoir si cette attaque restera un événement isolé ou s’il s’agit des prémices d’un nouveau front sécuritaire,

Pour mieux comprendre l’enjeu stratégique que représentent le transport pétrolier et la libre circulation dans le détroit de Bab el-Mandeb pour l’Arabie saoudite, il est utile de faire une mise en perspective géographique et historique.

La plupart des champs de production d’hydrocarbures en Arabie saoudite se situent dans les régions de l’Est du pays (où se concentre aussi la minorité chiite), et dans le passé les principales infrastructures et ports d’exportation ont été construits le long du Golfe arabo-persique. Ce qui signifie que pour avoir accès aux marchés internationaux, le pétrole saoudien devait transiter par le détroit d’Ormuz. En cas de tension avec l’Iran – qui contrôle la rive nord du détroit et qui pendant la guerre avec l’Irak a montré sa capacité à perturber le trafic –, ce passage représente donc une faiblesse stratégique majeure pour le régime de Riyad qui tire une partie prépondérante de ses revenus de la vente du pétrole.

Pour pallier cette situation, l’Arabie saoudite a progressivement développé des infrastructures permettant d’exporter sa production pétrolière depuis la mer Rouge, notamment avec la construction du East-West Pipeline, oléoduc de 1200 km de longueur qui relie le gisement d’Abqaïq avec la mer Rouge, ayant actuellement une capacité de transport de 5 millions de barils/jours (des travaux pour augmenter la capacité à 7 millions de barils/jours sont en cours). D’autres installations comme les complexes portuaires et de raffinages de Yanbu, de Rabigh et de Jazan (construction en cours de finalisation) permettront à la région de la mer Rouge de prendre le dessus sur la région du golfe arabo-persique comme principale zone de raffinage et d’exportation pour le royaume.

Trois ans après son début, l’intervention militaire de l’Arabie saoudite et de ses alliés n’est pas un succès, avec une constante instabilité au Yémen, le contrôle territorial des Houthis sur des larges parties du pays et la possible présence de forces iranienne. L’éventuel développement de risques sécuritaires sur le transport pétrolier (avec son corollaire d’augmentation des primes d’assurances et de perturbations sur le flux d’exportation) représente une perspective inquiétante pour le pouvoir de Riyad.

Il est donc probable que nous assistions à une augmentation de la présence militaire dans la région et notamment des forces navales saoudiennes et de celles de ses alliés des Émirats arabes unis et de l’Égypte (pour lequel la sécurité en mer Rouge est nécessaire afin d’assurer l’activité du canal de Suez).

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 [1] U.S. Energy Information Administration, 2017 World Oil Transit Chokepoints.

 

“Canada is back” : où en est la diplomatie canadienne ?

Wed, 11/04/2018 - 12:18

Entretien avec Frédérick Gagnon, titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand, directeur de l’Observatoire sur les États-Unis à l’UQAM :
– Comment définir la diplomatie actuelle du Canada ? Comment le pays se positionne-t-il notamment sur le secteur de la paix et de la sécurité ?
– En quoi l’ALENA est-il un dossier particulièrement stratégique pour le président Trudeau ? Quelle est la nature des relations entre D.Trump et J.Trudeau ?
– Alors que les prochaines élections fédérales se tiendront en 2019, sur quels enjeux devraient-elles porter ? Quel est le bilan de la politique de Justin Trudeau ?

Vers une « désagricolisation » des campagnes françaises ?

Wed, 11/04/2018 - 11:24

Le secteur de l’agriculture traverse actuellement des mutations systémiques majeures. A la fois profondes et traumatisantes pour nombre de fermiers, elles engagent durablement l’agriculture française dans une nouvelle ère à la fois sur le plan social, économique et territorial.

Activité commercialement très rentable (9,3 milliards d’€ en 2015) dans un contexte (tous secteurs économiques confondus) de déficit commercial chronique (qui a quadruplé depuis 2015), gestionnaire des paysages et garante de leur entretien, engendrant des effets économiques induits majeurs tant sur le plan entrepreneurial que social (17 600 entreprises travaillent dans l’agroalimentaire et emploient 427 220 personnes) et financier (le chiffre d’affaires de l’agroalimentaire atteint 172 milliards d’€), l’agriculture demeure une base solide de puissance pour la France[1]. Et pourtant, tout comme l’industrie française est entrée, à partir des années 1970, dans une phase de désindustrialisation qui n’a cessé depuis lors de s’accélérer, l’agriculture semble connaitre à son tour, mutatis mutandis, des évolutions sensiblement analogues et que l’on pourrait appeler un processus de « désagricolisation ».

Celle-ci prend d’abord la forme d’une contraction forte des effectifs humains, mais aussi de l’espace agricole cultivé. Entre 1988 et 2013, le nombre d’exploitations a chuté de 56 %. Jamais les effectifs agricoles n’ont été aussi bas (577 000 exploitants et co-exploitants en 2013) et ils poursuivent leur orientation baissière, ce qui n’empêche pas le métier de continuer de susciter de nouvelles vocations paysannes. Mais si l’on compte 13 215 installations de nouveaux agriculteurs en 2013, 28 675 ont en même temps cessé leur activité. Le foncier agricole s’est aussi nettement réduit : la France perd tous les ans plus de 70 000 ha de terres. Certes, la pression urbaine explique pour partie cette rétraction mais la progression des superficies forestières (25 % du territoire métropolitain), ainsi que l’extension des friches traduisent des formes très réelles, mais territorialement ciblées, de déprise agricole. Les agrosystèmes de production ne couvrent plus désormais que 54 % de l’espace national.

Longtemps protégée, jusqu’à la réforme de 1992, derrière les principes régulateurs de la Politique agricole commune (PAC : soutien des prix, protectionnisme, aide aux exportations, préférence communautaire), l’agriculture française est fortement déstabilisée par la libéralisation des marchés agricoles. Cette ouverture commerciale est organisée par l’Union européenne elle-même notamment via la construction d’un marché communautaire décloisonné aussi bien en interne que sur le monde par des accords de libre-échange (CETA avec le Canada, accord en discussion avec le MERCOSUR). Même le foncier agricole devient l’objet d’une marchandisation planétaire (achat de plus de 2 500 ha de terres par l’investisseur chinois Hongyang dans l’Indre et dans l’Allier) qui fragilise les agriculteurs français et interroge le principe de la souveraineté productive nationale.

Produire est désormais un paradigme finalement connexe à un impératif premier : trouver des débouchés et vendre dans un marché national largement européanisé et mondialisé. Car la concurrence, exacerbée par les stratégies commerciales des industries agro-alimentaires et des centrales d’achat de la grande distribution, est désormais de mise dans tous les secteurs, aussi bien dans le conventionnel que dans l’agriculture biologique. Alors que la part de marché de la ferme France décline (8,3 % en 2000, 5 % en 2014), ses importations agroalimentaires s’accroissent (elles augmentent de 2,6 milliards d’€ entre 2016 et 2017) – y compris sur des secteurs de niche comme le bio où 29 % des produits consommés sont importés.

L’irrégularité exacerbée des revenus agricoles démontre que l’agriculture française est durement éprouvée : selon la Mutualité sociale agricole, 30 % des agriculteurs vivent avec moins de 350 € par mois. En 2016, les revenus paysans baissent de 22 %, notamment dans l’élevage mais aussi dans des secteurs traditionnellement considérés comme riches. Aujourd’hui, être céréalier ne signifie plus être un agriculteur nanti surtout lorsque les mauvaises récoltes se combinent aux effets commerciaux délétères liées à l’émergence de nouveaux compétiteurs. En 2016, les revenus des producteurs de céréales et d’oléo-protéagineux ont chuté de 51 % alors que la collecte française en blé tendre s’affaisse de 32 %. Parallèlement, les prix baissent de 11 % sous la pression induite par le déferlement sur le marché international des céréales venues d’Europe de l’Est et plus encore de Russie. En 2016, cette dernière dépasse, avec 72,2 millions de tonnes, les records de production de feue l’URSS (qui disposait de superficies autrement plus vastes) et met sur le marché mondial 27 millions de tonnes de blé. Les Etats-Unis perdent alors leur leadership commercial avec 24 millions exportées. Les 18 millions de tonnes mises sur le marché par la France la font passer derrière le Canada et l’Australie (avec respectivement 20 millions de tonnes).

Pour autant, tous les agriculteurs ne sont pas également impactés par l’ouverture des marchés. Car les trajectoires paysannes sont très variées et les exploitations agricoles tout aussi hétérogènes. Le monde agricole ne forme pas un bloc uniforme : l’individualisation des logiques productives est toujours plus prégnante. La course à la concentration foncière et à la massification productive ainsi que la quête d’économies d’échelle engendrent des structures de production de plus en plus grandes. Désormais, les fermes de plus de 200 hectares ne forment que 5 % du total des exploitations, mais concentrent 25 % des terres. Elles reposent le plus souvent sur des formes sociétaires complexes (GAEC, EARL) dont la « ferme des 1 000 vaches » ou « la ferme des 1 000 veaux » sont des avatars majeurs dans le secteur de l’élevage. A rebours, des micro-exploitations jouant la carte de la qualité productive et développant des filières de commercialisation courtes s’en sortent très bien. A l’instar de la mondialisation qui est un phénomène qui s’articule entre les échelles planétaires et locales, les agriculteurs ciblent des segments de marché parfois diamétralement opposés. En revanche, les exploitations de taille intermédiaire, qui maintiennent une logique de production conventionnelle et qui avaient été grandement aidées par la PAC (surtout entre 1962 et 1992), sont les grandes perdantes des évolutions agricoles actuelles. Trop peu concentrées, victimes de la concurrence extra et intra-européenne, elles peinent à se reconvertir vers des filières de production alternatives. Leur devenir pose plus largement celui des campagnes dans lesquelles elles jouent un rôle fondamental dans l’animation de la vie locale.

Cette diversité agricole se traduit aussi par un total éclatement des logiques culturales et des modalités d’élevage. L’exploitation des terroirs juxtapose des méthodes a priori contradictoires. Aux processus d’intensification reposant notamment sur une chimisation poussée (engrais, pesticides) des assolements culturaux répondent par exemple des modes d’agriculture biologique proscrivant tout intrant non naturel. Cette diversité se retrouve jusque dans la façon de cultiver les sols : l’agriculture de conservation prône les TCS (Techniques de culture simplifiées), allonge les rotations culturales afin d’éviter les logiques de monoculture et prohibe le recours aux labours jugés traumatisants pour les terres – si souvent utilisés par ailleurs.

Si « désagricolisation » il y a, celle-ci reste, tout comme la désindustrialisation, un processus socialement et territorialement très sélectif qui procède moins d’un déclin strict que de l’éclatement d’un secteur économique dont les trajectoires productives s’individualisent et se complexifient. Le monde agricole oscille alors, selon ses acteurs, entre crise sévère et réussite insigne. A l’heure où la PAC entre dans une nouvelle phase de réforme, le politique est tenu de répondre clairement à une question structurante : la « désagricolisation » doit-elle être combattue ou, au contraire, accélérée au nom du principe de rentabilité économique qui suppose une mise en concurrence, à l’aune de leur inégale compétitivité, des systèmes agricoles et des exploitations ?

[1]. Il faut lire à cet égard les travaux de Sébastien Abis, notamment Agriculture et mondialisation. Un atout géopolitique pour la France, en collaboration avec Thierry Pouch (Presses de Sciences Po, 2013) ainsi que Géopolitique du blé. Un produit vital pour la sécurité mondiale (Armand Colin, 2015).

Mohammed Ben Salman à la recherche de reconnaissance internationale

Wed, 11/04/2018 - 10:15

Après avoir passé trois semaines aux États-Unis, trois jours en Égypte et deux jours au Royaume-Uni, Mohammed Ben Salman s’est rendu à Paris, dernière étape de sa tournée internationale. La rencontre entre le jeune prince héritier et Emmanuel Macron avait pour objectif de nouer une relation plus forte entre les deux pays, notamment dans le domaine militaire et économique. Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, sur les enjeux de cette tournée.

Quels sont les enjeux de la tournée internationale de Mohammed Ben Salman ? Est-ce inédit dans l’histoire diplomatique saoudienne ? Est-ce un signe d’ouverture de son pays envers l’Occident ?

Cette tournée, de plus de 4 semaines, s’inscrivait dans la nécessité de se faire connaître auprès des chefs d’État occidentaux. Mohammed Ben Salman (MBS) a en effet été propulsé prince héritier au mois de juin dernier. Alors qu’il avait déjà acquis de nombreuses responsabilités depuis l’accession de son père au trône, cela s’est fait en bousculant les habitudes successorales du royaume saoudien. MBS n’a que peu d’expérience, et il n’a pas encore effectué beaucoup de déplacements à l’étranger, d’où cette tournée en Occident pour renforcer les liens. D’autant que l’état de santé fragile de son père pourrait le contraindre à accéder rapidement au trône.

Cette tournée n’est cependant pas inédite dans l’histoire diplomatique saoudienne, bien qu’elle se singularise par sa durée, plus habituelle il y a 30 ou 40 ans. Elle donne également une indication sur la situation politique de l’Arabie saoudite. Si le nouvel homme fort du royaume a de nombreux opposants, y compris parmi les princes héritiers, une tournée d’une durée de 4 semaines indique que son pouvoir semble assez conforté au plan national.

Le royaume a établi des relations étroites de longue date avec les puissances occidentales. Durant la Guerre froide, l’Arabie saoudite fut ainsi le pays le plus instrumentalisé au sein des mondes arabes par les États-Unis, dans la lutte contre le « péril communiste » et les forces nationalistes arabes. Il y a toujours eu ce paradoxe, apparent, au sein du royaume saoudien, c’est-à-dire une véritable proximité avec les puissances occidentales, en particulier avec les États-Unis, et en interne, un régime archaïque et réactionnaire où le poids du religieux est extrêmement important.

Il est cependant difficile de dire si cette tournée est réellement un signe d’ouverture. D’un point de vue interne, des changements s’opèrent au niveau du royaume, timides, mais à souligner. Mohammed Ben Salman souhaite incarner une forme de modernité qui s’illustre, par exemple, par l’accession des femmes à la possibilité de conduire, ou par la réduction des pouvoirs de la police des mœurs – la Muttawa – qui ne possède désormais plus de droits de poursuite et d’interpellation. Sur le plan économique, si le prince héritier sait que la rente pétrolière est un élément qui a permis au royaume de se fortifier, il a conscience de l’instabilité des cours du pétrole et ainsi de la nécessité de diversifier l’appareil économique saoudien. C’est le sens de son projet « Vision 2030 ». Mais, au final, MBS a surtout cherché par cette tournée à conforter les soutiens et alliances, spécialement avec les États-Unis, dans le bras de fer qui oppose son pays à l’Iran.

Le prince héritier a entamé sa dernière visite en France. L’Élysée a indiqué que celle-ci aurait pour but de nouer un « nouveau partenariat stratégique entre l’Arabie saoudite et la France ». Quelle est la nature des relations entre les deux pays ? Quel bilan peut-on faire de cette visite ?

Sous le quinquennat de François Hollande, à l’inverse de celui de Nicolas Sarkozy au cours duquel les liens avec le Qatar étaient plus affirmés, il y eut une véritable politique pro-saoudienne. Cela s’est illustré par une convergence sur de nombreux dossiers internationaux et régionaux, notamment à propos de la Syrie. Signe de ce rapprochement, l’ancien président fut invité, en 2015, à une réunion au sommet d’un Conseil de coopération du Golfe, une première pour un chef d’État occidental. De nombreux dossiers et promesses de contrats furent par ailleurs établis entre la France et l’Arabie saoudite, pour un montant qui tournait autour de 50 milliards de dollars. Cela étant, la plus grande partie de ces engagements ne s’est pas concrétisée, et a entraîné une certaine amertume et des déceptions dans les cercles français en lien avec le royaume.

Au niveau économique, la place de la France est relativement faible en Arabie saoudite, autour des 3% des parts de marché, loin derrière la Chine, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et le Japon. Toutefois, le point fort côté français est le marché de l’armement qui s’élevait à 7 milliards de dollars en termes de pré-engagement, même si cette tendance est à la baisse ces quatre dernières années. Cela peut s’expliquer par les difficultés budgétaires du royaume induites par la diminution de la rente pétrolière, mais également par les choix saoudiens de ne pas concrétiser avec la France.

Si Paris n’aspire pas à être dans le peloton de tête des partenaires économiques de l’Arabie saoudite, des marchés de niche peuvent être intéressants pour la France, dont son industrie reconnue et performante peut intéresser le royaume : le défi énergétique, le défi de l’approvisionnement en eau, l’industrie du tourisme, sans oublier le domaine de l’armement.

A noter cependant, sur ce dernier point, que certains armements livrés par la France à l’Arabie saoudite ont été utilisés dans le conflit au Yémen, notamment dans les bombardements indiscriminés contre les populations civiles. De nombreuses ONG internationales critiquent l’implication de l’Arabie saoudite dans ce conflit depuis 2015, et demandent à Riyad de cesser les bombardements sur les civils et de faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire. Cela pourrait constituer une forme de restriction, car les marchands d’armes, notamment français, ne sont pas nécessairement insensibles aux campagnes internationales menées par les ONG.

Un des potentiels points de crispation réside dans la guerre que l’Arabie saoudite mène au Yémen. Quels sont les positionnements des différents pays visités sur cette question ? La position du royaume saoudien peut-elle évoluer vis-à-vis de cette guerre menée pour contrer avant tout l’influence iranienne sur la région ?

Le principal point de destination de cette tournée internationale était les États-Unis. Sur la question yéménite, Washington n’a pas émis de critique sur la position saoudienne. Cela ne signifie pas que les dirigeants américains se réjouissent des bombardements, mais pour l’administration Trump, l’essentiel repose sur la lutte contre l’Iran. Le réel objectif est de donner un coup d’arrêt à ce que les Américains nomment « l’expansionnisme » iranien, et cela se traduit par un soutien inconditionnel à la politique saoudienne. Au mois de mai, l’année dernière, ce lien bilatéral s’est illustré lors de la tournée du président américain au Moyen-Orient, dont l’étape la plus longue fut en Arabie saoudite. Elle s’était concrétisée par des promesses de contrats de près de 400 milliards de dollars.

Quant au Royaume-Uni et à la France, ils ont émis très peu de critiques à l’égard de la politique saoudienne au Yémen.

La position de l’Arabie saoudite sur ce dossier pourrait pourtant évoluer si ladite communauté internationale prenait le dossier en main. Même l’ONU, à l’instar des puissances occidentales, n’a émis que très peu d’avis sur la situation au Yémen. Une partie de ladite communauté internationale est en effet préoccupée par l’Iran et ne souhaite pas affaiblir Riyad. Dès lors, le dossier yéménite est pollué par cette rivalité.

Les Saoudiens accusent les Iraniens d’être à la manœuvre au Yémen en soutenant les forces houthies. Malgré l’existence d’un intérêt politique de l’Iran pouvant contribuer à affaiblir son rival saoudien, penser qu’il y aurait une politique préétablie et organisée de l’Iran sur le dossier yéménite et les houthistes est peu probable. En effet, très peu de preuves tangibles ont été amenées concernant l’implication directe des Iraniens dans ce pays.

En l’absence de pression des États-Unis, voire de la France et du Royaume-Uni, seuls des débats au niveau des instances internationales permettraient une inflexion de la politique saoudienne au Yémen et stopper cette agression caractérisée contre un pays dont les habitants paient le prix fort.

Jusqu’où la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis peut-elle aller ?

Fri, 06/04/2018 - 18:29

L’escalade des menaces entre les deux géants économiques est relancée. Dans le cadre de la guerre commerciale entre Washington et Pékin, la Chine a fermement rétorqué aux mesures tarifaires prises par les États-Unis, en annonçant une taxation sur 128 produits américains, ainsi qu’une volonté d’importer son pétrole en yuan et non plus en dollar, ce qui pourrait avoir de nombreuses conséquences, tant symboliques que géopolitiques. Cette passe d’armes économiques illustre également un retrait progressif de l’OMC, n’ayant finalement que peu de pouvoir de médiation dans le cadre de ce conflit. Le point de vue de Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’IRIS.

La Chine a annoncé la suspension des concessions tarifaires sur une liste de 128 produits américains, en réponse aux mesures protectionnistes prises par les États-Unis. Quels vont être les impacts de ces mesures punitives pour l’économie américaine ? Jusqu’où cette guerre commerciale entre Pékin et Washington peut-elle aller ?

Cette déclaration de la part de Pékin intervient suite à l’annonce des mesures tarifaires sur l’acier et l’aluminium par le président Trump, au début du mois de mars qui faisait elle-même suite à des promesses de campagne. L’argument avancé par l’administration américaine pour justifier de telles mesures est celui de la sécurité nationale : tout le monde sait qu’il faut de l’acier pour faire des tanks et des avions de combat et lorsque cette industrie est menacée par la concurrence étrangère, c’est l’indépendance stratégique qui en est affectée, voilà l’argument. Ce dernier est important, car il est prévu par la charte de l’OMC, et s’il est avéré, il rend les États-Unis inattaquables devant l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC. C’est pour cette raison que la première réaction des Européens a été de le contester.

Dans un premier temps, le Président chinois Xi Jinping n’avait que très peu réagi, car les mesures sur l’acier et l’aluminium concernaient finalement assez peu l’économie chinoise. En effet, l’acier représente moins de 3% des exportations de la Chine vers les États-Unis. Le président Trump, probablement alerté par ses conseillers, a rapidement compris que ces mesures n’avaient qu’un faible impact sur l’économie chinoise. Or, deux pays sont depuis toujours dans le collimateur de Donald Trump : la Chine et l’Allemagne qui sont les 2 grands responsables du déficit commercial américain.

C’est dans ce contexte que Donald Trump annonce, fin mars, une seconde vague de mesures protectionnistes, qui cette fois visera directement Pékin, et dont l’argument central est la protection de la propriété intellectuelle avec la double idée que, d’une part, la Chine soutient et subventionne ses entreprises innovantes, créant ainsi des distorsions de concurrence ; d’autre part, que la Chine ne respecte pas les droits de propriété intellectuelle (droit d’auteur, brevet, etc.). Les arguments ne sont pas nouveaux et les États-Unis, alliés aux Européens, avaient déjà été très durs à l’encontre de la Chine lors de la conférence de l’OMC à Buenos Aires. L’OMC en effet abrite un accord TRIPS (Trade Related to Intellectual Property Rights) qui engage les pays membres en la matière.

Le gouvernement de Xi Jinping a donc annoncé des mesures de rétorsion concrètes vis-à-vis des États-Unis, qu’il viendrait à prendre si les États-Unis mettaient leurs menaces à exécution. L’argument qui permet de telles mesures est celui de la discrimination. En visant la Chine, et uniquement elle, les États-Unis ne respectent pas leurs engagements de traiter tous les pays de la même manière. La Chine est par cette réaction le premier pays à véritablement prendre le risque d’entrer dans une « guerre commerciale » avec la puissance américaine. Il est important de noter que la Chine est la deuxième puissance économique derrière les États-Unis, mais la première puissance commerciale du monde. Dès lors, il y a réellement une compétition entre ces deux géants, rivaux ou partenaires potentiels et, dans ce contexte, une réelle menace de guerre commerciale. On ne s’attaque jamais à beaucoup plus fort que soi. La Chine reste toutefois prudente en réalité, bien consciente des risques tant pour sa propre économie, que pour l’économie et le commerce mondial. Dans sa dernière annonce concernant 128 produits américains qui pourraient être taxés, ils représentent exactement un montant de 50 milliards de dollars de pertes potentielles pour les entreprises américaines, ce qui constitue les estimations faites dans le cas des mesures américaines contre les entreprises chinoises.

L’objectif de la Chine est de ne surtout pas apparaître comme agressive dans cette guerre commerciale tout en affichant une fermeté certaine. Le président américain n’est vraisemblablement pas tout à fait dans cette logique, puisqu’il a réagi immédiatement en annonçant de nouvelles mesures à l’encontre des produits chinois (avec une période préalable de transition pour évaluer l’impact de ces mesures).

A l’heure actuelle, il est difficile de prévoir quelle sera la suite de cette « guerre commerciale » entre ces deux acteurs. D’un côté, les Chinois ne souhaitent pas se soumettre aux demandes de Washington, tout en étant favorables à la négociation. De l’autre côté, Donald Trump souhaite réduire le déficit commercial américain de 100 milliards de dollars et tous les moyens semblent bons. Une partie toutefois de la majorité républicaine est beaucoup plus réticente, voire opposée à de telles mesures.

Ce qui va être important à suivre est la façon dont va se positionner l’Europe. Est-ce qu’elle va céder aux pressions, parvenir à des concessions ou plutôt tenir une position ferme face aux volontés américaines ? Le président Macron, durant le dernier sommet des chefs d’État de l’Union européenne, a déclaré qu’il ne serait pas question de céder face à ces pressions. Enfin, la Corée du Sud est le seul pays qui a, dans ce contexte, accepté des concessions avec les États-Unis, et il serait fort probable que le Canada adopte la même démarche que Séoul. Les Européens seront finalement les arbitres dans cette guerre commerciale.

Le ministre chinois du Commerce a dénoncé un non-respect des règles du commerce international, précisément celui du principe de non-discrimination, de la part de l’administration américaine envers la Chine. De quelle manière l’OMC peut-elle jouer un rôle de médiatrice dans cette « guerre commerciale » ?

Dans un monde parfait, où les États respecteraient les organisations internationales, l’OMC est effectivement l’acteur qui permettrait de réunir les acteurs dans un processus de dialogue et de négociation. Mais aujourd’hui l’OMC a en réalité peu de marges de manœuvre et peu de poids face à ces imprévisibilités. La dernière conférence annuelle de l’OMC à Buenos Aires, au mois de décembre 2017, a laissé dubitatif sur les capacités de l’organisation à reprendre en main le dossier du commerce international. Cette relative faiblesse de l’OMC ne date pas seulement d’aujourd’hui. Depuis sa création en 1995, l’OMC est en difficulté pour différentes raisons, à la fois liées à son organisation, mais également au contexte économique et à l’évolution de la globalisation, avec une résurgence des États-nations souverains.

Au sein même de l’OMC, l’Organe de règlement des différends (ORD) est clairement l’instance habilitée à recevoir les plaintes des pays qui s’estiment floués par des mesures protectionnistes d’un pays membre de l’organisation. L’engagement à cette dernière repose sur le principe de la libéralisation des échanges et de la non-discrimination. Dès lors, Pékin a toute légitimité à attaquer auprès de l’ORD. Les Européens, quant à eux, contestent le fait que les mesures soient nécessaires à la sécurité économique des États-Unis. L’ORD, après lecture du dossier, devra juger s’il s’agit de protectionnisme ou de sécurité. Toutefois, l’organe est aujourd’hui paralysé par le fait que les États-Unis ont refusé, en décembre dernier, de choisir les trois juges qu’il faut renouveler au sein de l’ORD, handicapant cette dernière. Le représentant américain au commerce a clairement dénoncé le poids et le pouvoir qu’avait pris l’ORD en parlant de « judiciarisation » du commerce mondial au travers de cette dernière, et réduisant une nouvelle fois le poids de l’OMC. Une hypothèse pourrait être que, si des effets néfastes apparaissent sur la croissance économique américaine, Donald Trump utilise la carte de la négociation dans le cadre de ce conflit pour protéger ses intérêts.

La Chine, premier importateur mondial de pétrole et second consommateur de la planète après les États-Unis, serait sur le point de payer ses importations en pétro-yuan et non plus en dollars. Une guerre des monnaies avec toujours l’objectif de réduire l’hégémonie américaine est-elle aussi en cours ? Quel impact cette décision économique et financière pourrait-elle avoir ?

Il serait peu probable qu’une guerre des monnaies apparaisse entre le dollar et le yuan. Historiquement, lorsqu’il y a eu des menaces de la part des États-Unis envers la Chine, Washington dénonçait la sous-évaluation du yuan, en expliquant que ce phénomène donnait un avantage comparatif à Pékin. Aujourd’hui, lorsque la Chine annonce qu’elle souhaite importer son pétrole dans sa monnaie locale, elle souhaite rentrer dans une logique de rentabilité en souhaitant payer en yuan.  Deux éléments pourraient expliquer cette volonté : la première est l’idée que, de nos jours, lorsque la Chine achète en dollar, elle peut négocier ses tarifs, mais reste dépendante du taux de change yuan/dollar. Autrement dit, la politique monétaire américaine a des impacts sur le taux de change du dollar, et donc aurait des conséquences sur la santé économique chinoise. De la part de Pékin, ce souhait serait finalement une reprise en main d’une partie de sa souveraineté et conduirait à une plus grande marge de manœuvre dans la négociation des tarifs avec les pays exportateurs de pétrole.

Le second élément, encore plus important, est que le fait d’acheter le pétrole massivement en yuan va directement entraîner une plus grande circulation de la monnaie chinoise. Ce qui est intéressant c’est que cette circulation entre la Chine et les pays exportateurs de pétrole augmentera la quantité de yuans en circulation dans une zone qui couvre peu ou prou la route de la soie telle que pensée par la Chine.

Est-ce une guerre des monnaies ? Pas forcément ! Évidemment que ça ne peut qu’affaiblir le poids du dollar dans les transactions internationales. Pour autant, cette diversification peut aussi être bénéfique. Ainsi, l’arrivée du yuan aurait un impact plutôt stabilisateur sur la valeur des devises et augmenterait la valeur de la monnaie chinoise, car elle serait davantage demandée. Nul doute qu’en Asie, un certain nombre de pays, dont les États exportateurs de pétrole, vont accepter de recevoir des yuans du fait de leur proximité géographique et économique avec la Chine. Au niveau géopolitique, l’ascension du yuan pourrait modifier les relations des pays à cette devise, et donc directement avec Pékin, au détriment de la position américaine. Il serait probable qu’apparaisse un écosystème lié au yuan entre la Chine, les pays exportateurs de pétrole situés principalement au Moyen-Orient, et les États d’Asie du Sud-Est avec lesquels Pékin a d’importantes relations commerciales. Pour l’instant, la dimension symbolique est la plus forte parmi celles citées précédemment.

Acheter en yuan serait une reconnaissance à la souveraineté chinoise par le biais de sa devise, et finalement augmenterait la place de la Chine – ainsi que son soft power – dans l’échiquier des relations internationales.

L’Europe : un nouveau départ ?

Fri, 06/04/2018 - 12:15

Nicole Gnesotto est Professeur titulaire de la chaire sur l’Union européenne au CNAM, vice-présidente de Notre Europe et présidente de l’Institut des Hautes études de défense nationale (IHEDN). Elle répond à nos questions à l’occasion de sa participation à la seconde édition des Internationales de Dijon, organisés par l’IRIS et la Ville de Dijon, le 24 mars 2018 :
– Vers quel modèle tend l’Europe ? Les pays de l’Union européenne partagent-ils toujours assez de valeurs pour établir un modèle davantage fédérateur ?
– La gouvernance de l’UE doit-elle être encouragée par le couple franco-allemand ou une Europe davantage coopérative doit-elle être pensée ?
– L’Europe doit-elle jouer davantage un rôle de médiation en termes de coopération internationale et de sécurité ? Le peut-elle réellement ?

Brésil : hors-jeu de Lula, hors-jeu démocratique

Fri, 06/04/2018 - 10:57

Une petite majorité, mais une majorité suffisante du TSF, le Tribunal supérieur fédéral du Brésil (Supremo Tribunal Federal-STF) a décidé, mercredi 4 avril 2018, de rejeter l’appel présenté par les avocats de l’ex-président Lula. Cette décision réduit de façon drastique la perspective d’une candidature Lula aux présidentielles du 7 octobre prochain qu’il avait de grandes chances de gagner. En effet, les sondages le plaçaient nettement en tête des intentions de vote depuis plusieurs mois.

Tout n’est pas encore définitivement joué. Les juristes évoquent diverses options d’appel en dépit de l’appel rejeté par le Tribunal régional fédéral n°4 (TRF4) de Porto Alegre le 27 mars dernier. Un recours devant le Tribunal supérieur de justice concernant l’éventuel non-respect de la procédure, voire une nouvelle saisine du TSF s’appuyant sur la violation de certains éléments de la Constitution par le juge. Toutefois, ces experts reconnaissent que ces appels ne sont pas suspensifs.  Dès lors, le juge de première instance Sergio Moro, pourra dès réception de la décision prise par le TSF le 4 avril, décider de faire appliquer la sentence ayant condamné en appel l’ex-président Lula à 12 ans d’emprisonnement.

Le TSF, in fine, a pris une décision cohérente avec celles des tribunaux ayant eu à se prononcer. Tous ont validé une condamnation pour corruption, reposant sur la délation d’un condamné cherchant à bénéficier d’un aménagement de sa peine, et sur l’intime conviction de culpabilité du juge de première instance, finalement avalisée par ses collègues. La messe était dès le départ chantée sur un mode laissant peu d’échappatoires au mis en examen.

La procédure suivie a jonglé avec les règles de droit dès le début de l’enquête. Cela s’est illustré par la descente de police au domicile de Lula, à 6h du matin, pour se voir signifier une mise en examen dont il n’avait pas été au préalable informé par la justice. Également par les écoutes téléphoniques de la présidente Dilma Rousseff, sans autorisation judiciaire correspondante, ainsi que par les informations tirées du dossier du juge communiquées au grand groupe média, « Globo ».

La procédure a fait l’objet d’un accompagnement « culturel » par les grands canaux d’information. Plus récemment, Netflix a fabriqué un feuilleton sur les scandales financiers, attribuant à l’acteur interprétant Lula des propos scandaleux tenus par d’autres. Diverses églises évangélistes ont relayé la mise à l’index de Lula. Les petites mains ayant animé les grandes manifestations de 2013 contre l’augmentation du prix des transports, via les réseaux sociaux, appellent aujourd’hui à manifester pour envoyer Lula en prison. Enfin, le général en chef de l’armée de terre a donné de la voix pour dénoncer une éventuelle mansuétude du TSF à l’égard de l’ex-président.

Les jeux étaient faits. Les jeux sont faits. Les cartes étaient distribuées de telle sorte qu’il ne pouvait en être qu’ainsi. Le final, ou quasi final du drame, était quelque part inscrit dans le premier pas de clerc démocratique commis en 2016 par le parlement avec la destitution inconstitutionnelle de la présidente Dilma Rousseff. Les choses sont depuis allées de mal en pis, si l’on veut considérer comme un bien, le nécessaire respect rigoureux des règles démocratiques dans un pays ayant vécu plus de 20 ans de dictature militaire[1].

Derrière ces évènements politiques, un enjeu économique et social était présent. La crise ayant affecté le Brésil à partir de 2013 appelait deux sortes de réponse. L’une de nature économique devait s’efforcer de trouver la voie d’un retour à la croissance. L’autre sociale devait, dans l’attente, procéder à une juste répartition des efforts à consentir pour amortir les effets de la récession. La destitution de la présidente Dilma Rousseff avait pour objectif premier d’écarter toute option de partage social des sacrifices.

Au prix d’un coup d’Etat parlementaire, les nouveaux dirigeants du pays ont pu mettre en œuvre une politique d’austérité, rabotant les acquis sociaux et l’investissement public, cédant au capital étranger les pans les plus prometteurs de l’économie nationale. Les conséquences de cette politique ont été nombreuses : 2 à 3 millions de personnes sont repassées sous le seuil de pauvreté etla délinquance a brutalement progressé. L’Etat a répondu par le biais de son armée, un jour à Brasilia, et l’autre à Rio, avec les résultats que l’on a pu constater, ceux de pompiers incendiaires.

Restait, pour éviter tout risque de retour en arrière, à éliminer Lula. L’ex-président garde une popularité très forte dans les milieux modestes. Pour la première fois dans l’histoire du Brésil, de 2003 à 2016, la pauvreté a massivement reculé. Les jeunes noirs et les plus pauvres en général ont eu accès à l’électricité pour tous, au logement et à l’université. La mémoire de ces avancées est encore très fraîche. Lula, porté par les retombées de ses réalisations sociales, a fait campagne dans tout le Brésil depuis un an. Il est en ce moment en tête des intentions de vote, autour de 35%. En dépit des campagnes de presse, des réseaux sociaux hostiles, et des tentatives violentes d’intimidation comme il y a quelques jours, lorsque son autobus a été visé par des tireurs non-identifiés.

Dans ce scénario qui se veut sobre et sans effusion de sang, il revenait donc à la justice de donner le coup de pied de l’âne. C’est aujourd’hui chose à peu près faite. Reste à savoir au lendemain de ces dérives démocratiques, judiciaires et morales ce qui va rester du Brésil refondé en 1988 sur les cendres d’une dictature. Toutes choses rappelant la fable du grand écrivain brésilien Machado de Assis, « O Alienista ». La Cité modelée par un apprenti sorcier se retrouve après bien des vicissitudes aux mains d’un irresponsable. Il se trouve aujourd’hui, si Lula venait à être définitivement écarté, un Aliéniste en bonne place pour le scrutin du 7 octobre. Il se nomme Jairo Bolsonaro. C’est un ancien militaire de la dictature, fier de son passé, proche des évangélistes, défenseur des valeurs traditionnelles et de la tolérance zéro à l’égard du crime. Il était avant la décision du TSF favorable à la mise sur la touche de l’ex-président Lula à plus de 20% des intentions de vote.

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[1] De 1964 à 1988

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