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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 week 6 days ago

Birmanie : les chantiers ardus de Aung San Suu Kyi

Wed, 16/05/2018 - 10:21

Entre Inde, Chine, Bangladesh et Thaïlande[1], démocratie et régime post-junte militaire, fascination et incompréhension, hostilités et velléités de paix, la Birmanie de ce printemps 2018 suscite une foule de sentiments contraires. Les affrontements du week-end dernier intervenus dans l’Etat de Shan opposant un groupe ethnique armé[2] et l’armée nationale, la redoutable ‘tatmadaw’, viennent les renforcer de manière peu favorable. 

Déjà aux prises avec la grave et sensible crise humanitaire en Arakan et le sort ténu de la communauté rohingya[3] massivement réfugiée au Bangladesh, la Birmanie et son pouvoir hybride[4] contre nature témoignent à cette occasion de la pluralité des écueils, contentieux et défis à gérer parallèlement, ce, moins d’une dizaine d’années après l’entame (2010) d’une complexe transition démocratique[5]. L’occasion de porter un regard synthétique sur quelques-uns des principaux ‘’chantiers’’ du moment pour ceux en charge du destin national birman.

Combats dans le Nord et l’Est, ou le mythe de la réconciliation nationale

À l’instar des événements déplorés ce week-end près de la localité frontalière de Muse[6], une centaine de combattants ethniques de la Ta’ang National Liberation Army (TNLA) ont attaqué  des positions tenues par les forces gouvernementales (causant 20 morts, en majorité des civils), mais également des combats se poursuivant entre la tatmadaw et une noria de groupes ethniques armés (GEA[7]) en divers autres points[8] du territoire, les hostilités violentes, leur lot de conséquences sur le quotidien (plusieurs centaines de milliers de réfugiés), ne font guère montre d’essoufflement. Une situation inquiétante largement imputable à la volonté de l’armée régulière « d’en finir » avec certains GEA réfractaires, qui agit comme un puissant frein à la réconciliation nationale prêchée par le gouvernement civil.

Un processus de paix au point mort

L’administration démocratique a beau le répéter via sa charismatique porte-voix Aung San Suu Kyi[9] depuis sa prise de fonction voilà deux ans en avril 2016, le laborieux processus de paix engagé par l’ancien Président Thein Sein (administration précédente, 2011-16) n’a guère avancé, bien au contraire. Face à des minorités ethniques (1/3 des 55 millions de Birmans…) pour le moins réservées sur l’autorité toute relative du gouvernement civil (et sans expérience) et sceptiques quant à l’agenda véritable de l’armée (plus présente sur les lignes de front qu’à la table des négociations…), l’administration issue des urnes oppose son envie sincère de paix et ses bonnes dispositions, sans suffire ni convaincre.

 

L’Arakan, les Rohingyas et l’opprobre international

C’est peu dire que le drame humanitaire poussant à la fin de l’été 2017 plusieurs centaines de milliers de Rohingyas à fuir précipitamment l’État de l’Arakan (ouest du territoire birman) et à trouver refuge au Bangladesh a brutalement[10] reformaté – en la dégradant sévèrement – l’image extérieure du régime, alors même que ce dernier s’était progressivement sorti ces dernières années, en déroulant un processus de transition démocratique (restant certes à achever), de l’ornière dans laquelle un demi-siècle de junte militaire et de répressions (politiques, démocratiques, ethniques) l’avait confiné.

Adressées aux autorités, les critiques internationales dénonçant les contours d’une opération contre-insurrectionnelle (menée par l’armée, sur laquelle le gouvernement civil n’a aucune autorité) de toute évidence entachée d’exactions, de violences et de drames inexcusables, ont semble-t-il davantage ébranlé Aung San Suu Kyi que le chef des armées, l’inflexible senior-général Min Aung Hlaing, dont le crédit auprès de la population nationale – laquelle ne montre que fort peu d’empathie pour les « Bengalis[11] » – s’est très sensiblement renforcé suite à ces événements.

Net coup de froid avec l’Occident / ONU

Les gouvernements et opinions publiques des États où la population est majoritairement de confession musulmane se sont montrés très critiques à l’encontre des autorités civiles et militaires birmanes pour leurs responsabilités dans la tragédie humanitaire en Arakan. Aussi, hier encore adulée dans la totalité des capitales européennes et nord-américaines ayant longtemps soutenu (de loin) son combat dans l’opposition à la junte, invitée vedette des grands forums dédiés à la démocratie et aux droits de l’Homme, Aung San Suu Kyi y trouve aujourd’hui porte close et mâchoire serrée. Un revers de fortune des plus difficiles à imaginer il y a seulement un an, un coup dur sur la résiliente Dame de Rangoun.

Pékin ou l’improbable retour en grâce

Au contraire d’un pan de la communauté internationale dont le courroux s’est bien abattu sur le pouvoir birman depuis l’automne 2017, les principales capitales asiatiques, de Pékin à Tokyo en passant par New Delhi et Séoul, se sont au contraire empressées de confirmer leur soutien à la capitale birmane Naypyidaw. Pékin, très impliquée depuis une trentaine d’années dans les ‘’affaires birmanes’’ tant économiques, qu’industrielles, mais également ethniques et politiques – trop au goût de nombre de Birmans au point de susciter un fort ressentiment sinosceptique -, a affiché publiquement une solidarité de tous les instants ou presque[12], jusque dans la médiation entre les groupes ethniques armés et la belliqueuse tatmadaw. La Chine s’est ainsi replacée tout en douceur dans les petits papiers des autorités birmanes, une véritable aubaine sur laquelle elle entend bien capitaliser…

Développement économique, croissance, investissements directs étrangers

Après deux années d’exercice du pouvoir, l’administration de la Ligue nationale pour la Démocratie (LND), portée initialement par un soutien populaire aussi ample que ses attentes étaient déraisonnables, est redescendue de son petit nuage, contrainte à la modestie par la lecture de son bilan sujet à plus d’interrogations que de satisfecit, au niveau du processus de paix et de la réconciliation nationale, mais pas uniquement. Pour l’homme de la rue de Mandalay ou de Pathein comme pour l’homme d’affaires de Rangoun ou Sittwe, les performances et orientations économiques de ‘’l’administration Suu Kyi’’ déçoivent pour leur flou, leur insuffisance et leur légèreté. Certes, la croissance économique nationale n’a pas plongé depuis que les couleurs rouge et or de la LND flottent sur les 70 000 villages de la nation (PIB + 7,2% lors de l’année fiscale 2017-18). Mais déjà mise à mal par quelques maux quasi rédhibitoires (corruption, risque politique élevé, expertise technique limitée, infrastructures désuètes, etc.), l’attractivité de la Birmanie en matière d’investissements directs étrangers (IDE[13]) semble pâtir et du manque de solidité du programme économique porté jusqu’alors par la LND, et par les incidences de la crise en Arakan.

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Il serait possible d’ajouter à ces dossiers centraux l’avenir incertain (à deux ans du prochain scrutin général) de la très fragile relation armée / gouvernement civil, les velléités de modification de la Constitution de 2008[14] défendues par la LND et une partie de l’opinion, ou encore la nécessité pour Naypyidaw de rétablir des rapports apaisés avec les États-Unis[15] et l’ONU.

La feuille de route de la première administration civile démocratiquement élue depuis les années 1960 se perd dans les difficultés. Nombre d’écueils sont à dessein dressés par une omnipotente caste de généraux désireuse d’étirer le plus longtemps possible dans le temps le processus de transition démocratique en cours. Face à ces oppositions aux conséquences négatives multiples, il parait de bon aloi d’encourager la communauté internationale à ne pas prolonger plus que nécessaire son blâme, ni durcir au-delà du raisonnable sa politique de sanctions à l’endroit d’un gouvernement démocratique dont on aura bien compris, en ces terres exposées à un nationalo-bouddhisme virulent comptant autant de moines que de militaires, qu’il n’est guère le seul dépositaire de l’autorité.

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[1] Ajoutons, pour être exhaustif, une petite ouverture terrestre vers le Laos (240 km de frontière commune).

[2] On en dénombre une vingtaine au niveau national.

[3] Les ‘’Bengalis’’ pour une majorité de Birmans.

[4] Associant depuis avril 2016, dans une alchimie incommode, un gouvernement démocratiquement élu aux couleurs de la Ligue nationale pour la démocratie (LND ; parti politique d’Aung San Suu Kyi, l’ancienne opposante et prix Nobel de la paix) – et l’influente tatmadaw sur qui le gouvernement ne dispose d’aucune prise décisive.

[5] Après un demi-siècle ininterrompu de junte militaire, dès 1962.

[6] Nord-est du pays, dans l’État Shan, face à la province chinoise du Yunnan.

[7] Seuls 10 des 21 groupes ethniques armés ont paraphé l’accord national de cessez-le-feu (NCA) d’octobre 2015 avec le gouvernement.

[8] cf. dans les États Kachin (nord), Karen et Mon.

[9] Officiellement ‘’simple’’ Conseillère d’État et ministre des Affaires étrangères ; dans les faits, la véritable cheffe de l’État.

[10] La violente opération contre-insurrectionnelle engagée fin août dans le nord de l’Arakan par l’armée fait suite à l’attaque coordonnée le 25 août 2017 d’une trentaine de postes de police et d’une base militaire par plusieurs centaines d’assaillants rohingyas sous les ordres d’une organisation radicale, l’Arakan Salvation Rohingya Army (ARSA), dont les liens sont avérés avec plusieurs entités djihadistes internationales.

[11] Une communauté ‘apatride’ – selon Naypyidaw (capitale birmane) – originaire du sous-continent indien et de foi musulmane, à qui le statut de minorité officielle (il en existe 135 dans ce pays…) n’est pas accordé.

[12] Déplacement en Birmanie du ministre chinois des Affaires étrangères en novembre 2017, ‘’navette’’ très régulièrement effectuée (cf. septembre et décembre 2017 ; février 2018) vers Naypyidaw et Rangoun par l’envoyé spécial du gouvernement chinois, Sun Guoxiang.

[13] Ces capitaux nécessaires notamment au financement des infrastructures (routes, électricité, énergie, eau, pont, ports, aéroports, etc.), souvent antédiluviennes dans la Birmanie d’aujourd’hui.

[14] Rédigée par la plume de constitutionnalistes aux ordres de l’armée, avec pour souci central de préserver l’influence et l’autorité des hommes en uniforme, fut-ce dans une logique de transition démocratique graduelle.

[15] Et plus particulièrement avec une administration républicaine aujourd’hui guère birmanophile, à des lieues de l’intérêt que lui portait la Maison-Blanche alors démocrate, lors des deux mandats de Barack Obama (2009-2017).

Israël : un boulevard diplomatique ?

Tue, 15/05/2018 - 18:35

Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

Accord nucléaire iranien : les sanctions américaines et la désillusion des entreprises étrangères

Fri, 11/05/2018 - 17:44

Mardi 8 mai, Donald Trump a acté le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien. Malgré la volonté des cinq autres pays signataires (France, Allemagne, Royaume-Uni, Russie et Chine) de rester dans l’accord de Vienne, le rétablissement des sanctions américaines serait applicable immédiatement pour les nouveaux contrats et entreprises étrangères engagés en Iran. Face à une divergence de volontés et un risque de sanctions, la question de la souveraineté économique, mais également politique des pays est en jeu. Pour nous éclairer sur la situation, le point de vue de Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’IRIS.

Certains estiment que les Européens pourront continuer à acheter du pétrole iranien, limitant de fait l’impact des sanctions et le risque d’une flambée des prix du baril. Si tel n’était cependant pas le cas, de quelle manière les pays européens devraient-ils se positionner avec l’Iran ?

La sortie de l’accord n’engage que les États-Unis qui souhaitent imposer des sanctions à l’Iran. En tant que tel, cela ne change pas grand-chose puisque seules les sanctions imposées par le président via un executive order avaient été levées par Obama. Il n’avait aucun pouvoir sur les sanctions du Congrès qui ont force de loi et n’avaient, elles, jamais été levées, même si le Congrès avait été relativement coopératif depuis l’accord de 2015. Dans ce contexte de sanctions unilatérales, on peut imaginer que dans l’absolu, les relations commerciales avec l’Iran (achat de pétrole par exemple ou poursuite des contrats initiés depuis 2 ans) ne devraient pas être impactées. Ainsi, malgré les sanctions et surtout depuis leur levée, la Chine a multiplié ses relations commerciales avec l’Iran, et nul doute qu’elle continuera après le 8 mai 2018.

Toutefois, cela reste théorique et il important de prendre en compte la réalité des rapports de force dans le cas européen entre les États-Unis et les pays européens. C’est la « liberté » et le choix des pays européens signataires de l’accord (Allemagne, France et Royaume-Uni) que d’y rester. Pour cela, ils devraient défendre leur souveraineté et refuser de subir les conséquences du retrait américain, même s’il est évident que cela est plus compliqué qu’il n’y paraît et dépendra bien sûr du poids que mettront les Européens à faire respecter leur décision à l’administration Trump. Il y aura des menaces du côté des Américains, des tentatives de déstabilisation et une volonté d’empêcher les Européens, et surtout les entreprises, à faire des affaires avec Téhéran. Il faudra donc que les pays européens s’unissent face aux États-Unis. L’enjeu dépasse largement le seul respect de l’accord : la position des Occidentaux dans la région et la stabilisation économique et politique de l’Iran, qui induirait une possible montée des tensions.

Il y a une vraie opportunité pour les Européens à se positionner et à s’affirmer dans cette région où les intérêts pour la stabilité européenne sont beaucoup plus essentiels que pour les États-Unis qui continuent à attiser les braises. Le Président Trump, comme une bonne partie des élus américains, pensent que les Iraniens constituent un danger majeur dans la région et qu’il faut les écarter. Ce n’est pas un hasard si au début des années 2000, George W. Bush avait désigné l’Iran, comme la Corée du Nord d’ailleurs, comme des « États voyous » (rogue states). Reste à savoir si cet acte peu diplomatique n’avait pas participé à l’exacerbation des tensions dans les deux cas… Les Européens, et en son temps le Président Obama, ont fait le pari que la négociation et la coopération, y compris et surtout économique, peuvent au contraire, normaliser la situation. Ce sont deux analyses différentes d’une même situation où il n’est pas sûr que l’un des acteurs régionaux soit plus raisonnable qu’un autre.

Les entreprises étrangères ayant signé des contrats avec l’Iran, tels que Airbus, Total, General Electrics, vont certainement être pénalisées par la reprise de ces sanctions. Toutefois, un État qui déciderait de signer des accords avec l’Iran serait-il susceptible de sanctions, restrictions ou représailles de la part des États-Unis ?

Dans l’absolu, les Européens n’ont aucune obligation à appliquer des sanctions d’un autre pays, en l’occurrence les États-Unis, dont on peut d’ailleurs questionner leurs légitimités. En effet, seules des sanctions décidées par la communauté internationale, donc l’ONU, ont cette légitimité et doivent être transposées et respectées par tous. Il y a eu en son temps des sanctions à l’encontre de l’Iran qui ont été levées au moment de l’accord sur le nucléaire. Dans la réalité, depuis quelques années les États-Unis appliquent ce que l’on appelle à tort l’extraterritorialité de leurs lois qui est en fait une interprétation très inclusive de la notion de « personne américaine » et des intérêts états-uniens. Ils exploitent leur position centrale dans la mondialisation économique pour pratiquer une sorte de chantage, au prétexte que si vous avez un lien avec les États-Unis (dollars, filiales dans le pays, clients ou fournisseurs américains, etc.), vous devez respecter les règles américaines. Aucun pays ne s’est encore opposé à cette pratique.

De plus, il y a une confusion entre la réalité des poursuites orchestrées par le Department of Justice ces dernières années, qui ont valu d’amende à plusieurs banques européennes, et.la politique étrangère de ce pays, même s’il est vrai que les banquiers européens sont aujourd’hui dans une situation délicate ayant accepté une intrusion et un contrôle américain de leurs activités d’une part, et d’autre part face à un système financier iranien ne fournissant aucune garantie réelle après des années d’isolement d’un système financier mondial ayant beaucoup évolué… Les banques européennes sont donc particulièrement vulnérables, mais là encore la question est à la fois économique et politique. Les banques italiennes, par exemple, plus petites et moins globalisées que les françaises, sont moins sensibles aux pressions américaines. Ce sera certainement la même chose pour certains pays africains, pour la Chine ou pour la Russie. Par ailleurs, fut un temps où les Européens avaient affiché leur refus de ce diktat américain, durant les années 1990 lorsque la loi américaine Helms-Burton sanctionnait Cuba. Les relations économiques des Européens avec Cuba (cf. le développement du tourisme) ont été préservées. Les conséquences du retrait américain dépendront donc aussi de la posture politique des Européens face aux États-Unis et vis-à-vis de l’Iran.

Face au retrait américain, la Chine pourrait-elle tirer son épingle du jeu et renforcer le poids du yuan dans les échanges pétroliers ainsi que dans le financement des investissements en Iran ?

La Chine tire déjà son épingle du jeu. Les relations commerciales avec l’Iran se sont intensifiées depuis l’accord. Rappelons deux choses : la Chine était l’un des pays signataire de l’accord, donc partisane de la recherche ou du pari d’un apaisement avec ce pays. Et les routes de la soie traversent l’Iran, pivot essentiel de la stratégie chinoise dans la région. Elle ne laissera donc certainement pas les États-Unis lui dicter ou influencer ses relations avec l’Iran, cela pourrait d’ailleurs être un grief de plus du président Trump à l’encontre de la Chine. La « diplomatie du panda » développée par la Chine est aux antipodes de la stratégie américaine actuelle et profitera certainement aux intérêts chinois. Elle n’en est pas moins inquiétante pour les Européens et leurs intérêts en Iran, et au-delà d’ailleurs. La balle est dans le camp de ces derniers …

Trump déclenche la plus grave crise de l’Alliance atlantique

Fri, 11/05/2018 - 11:42

La dénonciation par Donald Trump de l’accord sur le nucléaire iranien n’est pas uniquement l’expression d’un différend entre alliés. Il constitue une attaque supplémentaire de la part du président américain contre un ordre international multilatéral. Il annonce une crise stratégique aux conséquences potentielles incalculables au Proche-Orient, et est porteur de ruptures du pacte transatlantique.

En réalité, lorsque Donald Trump prend une décision de politique étrangère, il fait toujours preuve de cohérence : il prend en compte ce que pensent et souhaitent ses électeurs au détriment de l’intérêt national à long terme. Il joue en permanence une stratégie de la tension, estimant que cela va conduire les autres nations à se ranger derrière la barrière américaine, et éventuellement intensifier leurs achats d’armements aux États-Unis. Leur poids, leur rôle historique, leur puissance ont conduit les Américains à ne jamais hésiter à avoir une politique unilatéraliste, le multilatéralisme étant plutôt une option. Mais jamais un président américain n’aura poussé le curseur aussi loin. Washington a toujours eu une conception de l’alliance atlantique comme devant être menée sous son leadership. Mais jamais aucun président américain n’a traité ses alliés avec aussi peu de considérations. Pour Trump, il n’y a pas de partenaires, il n’y a que des vassaux qui doivent s’aligner docilement derrière Washington.

La façon dont il gère le dossier iranien est encore plus grave que celle dont fit preuve George W. Bush dans le dossier irakien. Au moins celui-ci avait tenté de convaincre ses partenaires et essayé de trouver une solution au sein de l’ONU, faisant même revenir son pays à l’UNESCO pour montrer qu’il n’ignorait pas totalement le multilatéral. Trump ne s’embarrasse de rien de cela. Il décide seul, en fonction de calculs partisans, les autres nations doivent suivre sans discuter.

George W. Bush avait été suivi par des pays européens, notamment le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie et tous les pays de l’Est. Aujourd’hui, le président américain est bien plus isolé puisqu’il y a un front commun Londres-Paris-Berlin estimant qu’il fait gravement fausse route. Sans doute la République tchèque et les pays baltes, voire quelques autres, vont comme d’habitude le suivre docilement. Mais au niveau mondial, Trump est encore plus isolé que ne l’était George W. Bush en 2003. Pourtant, il est aujourd’hui devenu évident que le monde unipolaire était une illusion.

La volonté de Trump d’interdire aux autres signataires de l’accord sur le nucléaire iranien et à tout autre pays de continuer à avoir des relations commerciales avec l’Iran est une mise en cause fondamentale de leur souveraineté. Paris, Londres et Berlin sont mis au défi : soit ils résistent et ne tiennent pas compte des menaces de Washington, il y aura alors la plus grave crise que l’Alliance atlantique n’ait jamais connu ; soit ils appliquent les consignes de la Maison-Blanche et perdent en crédibilité et souveraineté.

C’est une occasion unique de montrer que l’Europe peut prendre en main son destin. Les États-Unis, qui ont été son protecteur pendant la guerre froide, apparaissent aujourd’hui plus comme une source de danger en termes de sécurité, que de stabilité. Ils rassuraient face à l’URSS, désormais ils font peur. L’Alliance atlantique était une protection, Trump veut en faire une servitude. Nous parlons souvent de valeurs communes des pays occidentaux. Mais le multilatéralisme, qui est une valeur fondamentale dans un monde globalisé, nous sépare en fait. Trump montre une volonté hégémonique et punitive à l’égard de ceux qui sont en désaccord et dépasse ainsi de loin toutes les démarches impériales de ses prédécesseurs.

La France, en s’opposant à la guerre d’Irak en 2003, avait permis non pas de l’éviter, mais de préserver une biodiversité stratégique : le monde occidental n’était pas un bloc uni en se dressant face à une force sans loi, face au recours à la guerre comme moyen de résoudre les problèmes politiques, face à la brutalité aveugle. Elle avait obtenu un surcroît de prestige et une popularité internationale impressionnante. Emmanuel Macron, qui s’est maintes fois réclamé du gaullo-mitterrandisme, a aujourd’hui une occasion de marquer l’histoire.

Coopération États-Unis – Amérique latine : la Chine de plus en plus proche

Thu, 10/05/2018 - 12:08

Le 2 mai dernier, Pékin et Saint-Domingue ont annoncé la mise en place d’un accord exclusif de coopération et de reconnaissance mutuelle. Exit Taipeh, qui perd petit à petit le dernier carré de pays avec lesquels elle entretenait des relations diplomatiques privilégiées. Restent fidèles à la Chine nationaliste, le Guatemala, le Honduras, Haïti, le Nicaragua, le Paraguay, et le Salvador. En 2017 en effet, Panama avait franchi le pas après le Costa-Rica qui avait signé en 2011 un accord de libre échange avec la Chine communiste, prolongeant la reconnaissance officielle de 2007.

Mais derrière Taiwan relégué au rang de région économique de la Chine continentale au même titre que Macao ou Hong Kong, ce sont les États-Unis qui perdent influence et rayonnement commercial. Certes, Taipeh n’est plus le partenaire chinois privilégié par Washington, mais reste malgré tout un point d’appui protégé. Intervenant après bien d’autres, le choix diplomatique de la République dominicaine est révélateur d’un changement d’époque.

Deuxième puissance économique du monde, la Chine a développé sa présence internationale y compris en Amérique latine. Ses présidents successifs ont «ouvert le bal» au tournant du millénaire. Ils ont été suivis assez vite par les ministres du gouvernement central, puis par diverses autorités locales, et enfin par des acteurs économiques, privés comme publics. Dès 2010, un accord de libre échange avait été négocié et signé avec le Pérou.

La Chine a très vite cherché à donner une pérennité à ces échanges humains. Un livre blanc a été publié en 2008. La Chine a consolidé ses rapports avec le Brésil via une appartenance commune au groupe BRIC. La destitution douteuse de la présidente Dilma Rousseff n’a rien changé, du point de vue de la Chine, aux rapports bilatéraux. Michel Temer, chef d’État intérimaire du Brésil a été invité au Sommet BRIC de Shanghaï. Un réseau de consultance et de recherche en espagnol, REDCAEM, a été mis en place en 2015[1]. La CEPAL, Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, a organisé à Santiago du Chili une première conférence internationale Chine/Amérique latine en 2015. À peine constituée, la CELAC, Communauté d’États latino-américains et caraïbes, a été invitée à Pékin en 2015. Un Forum Chine-Amérique latine (FCC) a été créé. Il s’est réuni au Chili pour la deuxième fois le 23 janvier 2018. Ces différentes rencontres ont été l’occasion de doter le FCC de structures permanentes.

Le repli national effectué par les États-Unis avec Donald Trump a été saisi par Pékin pour bonifier le rapport mutuel. Initiative bien reçue par des dirigeants politiques et des responsables économiques latino-américains déconcertés par le retrait des États-Unis du TPP, (accord de partenariat transpacifique), et la dénonciation de l’ALENA. Rex Tillerson, secrétaire d’État démis par Donald Trump avait lancé l’alerte le 2 février dernier. «Chine et Russie», avait-il déclaré à l’occasion de son unique déplacement en Amérique latine, «constituent une menace commune aux intérêts des pays de l’hémisphère occidental».

Remercié de façon cavalière, il n’a pas été vraiment remplacé, pas plus que la stratégie commune aux Amériques qu’il avait tenté de proposer à son chef. Donald Trump dénonce la montée en puissance économique et commerciale de la Chine, tout comme celle de l’Europe et de l’Amérique latine. Cette offensive commerciale tous azimuts, sans mode d’emploi réaliste, ouvre la voie à toutes sortes de rapprochements entre la Chine, toujours signalée par les États-Unis comme adversaire principal, et une Amérique latine en quête de nouveaux équilibres.

Le choix de Pékin, assumé sans complexe par la République dominicaine, pourrait en annoncer d’autres. Le Chili a adhéré en 2017 à la banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB), créée par Pékin en 2015. L’Uruguay est en négociations depuis plusieurs semaines avec la Chine. La Chine a actualisé le livre blanc de ses relations avec l’Amérique latine, le 25 novembre 2016. Le ministre chinois des affaires étrangères, Wang Yi, a signalé publiquement qu’il négociait un accord de libre échange avec Montevideo le 26 janvier 2018. 2018 devrait voir se multiplier les occasions de rencontres entre décideurs, consultants et universitaires.

Révélateur d’une montée en puissance bilatérale, les liaisons aériennes ont été densifiées. Le 7 avril 2018, Air China a inauguré une liaison directe Panama/Pékin. Celle-ci complète les vols Pékin/São Paulo, via Madrid ; Pékin/La Havane via Montréal ; et les offres concernant le Mexique proposées par les compagnies China Southern Airlines et Hainan Airlines.

De fait, en 2017, la Chine aura été le troisième partenaire commercial de l’Amérique latine. Déjà le premier de l’Argentine, du Brésil, du Chili et de l’Uruguay, le deuxième du Costa-Rica, du Mexique et du Pérou. Les investissements chinois dans la région, toujours en 2017, selon la CEPAL, ont représenté 15% du total. Les trois pays accueillant le plus d’investissements chinois sont, dans l’ordre, le Brésil, le Pérou et l’Argentine. Ces investissements privilégient les secteurs minier, de l’énergie, des télécommunications, des travaux publics. Ces investissements cumulés ont généré la création entre 2001 et 2016 de 254 000 emplois, essentiellement au Brésil, en Équateur et au Mexique. La Chine, enfin, est devenue le banquier de l’Amérique latine. Elle est aujourd’hui son premier créancier, loin devant la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement.

Ce n’est sans doute qu’un début. Les latino-américains sont intéressés par le grand projet de route de la soie, certes euro-asiatique, mais qui pourrait dépoussiérer les souvenirs du galion des Philippines. D’autant plus qu’ils n’attendent rien de particulièrement positif de la part des États-Unis. Situation insolite et même paradoxale qui est celle de voir la coagulation d’une alliance entre une Chine communiste-libérale et celle de pouvoirs latino-américains libéraux-anti bolivariens …

[1] Red China America Latina

L’avènement d’une démocratie locale tunisienne ?

Mon, 07/05/2018 - 14:53

Après deux reports successifs, la Tunisie connaît ses premières élections municipales depuis la révolution de 2011. Une étape supplémentaire dans le processus de transition démocratique que connaît ce pays-laboratoire d’expérimentation démocratique dans le monde arabe.

Depuis la chute du régime inique de Ben Ali, la Tunisie est entrée dans un processus de transition démocratique destiné à donner naissance à un nouvel ordre politique et social fondé sur un acte constituant fondateur de la Seconde République tunisienne. Au terme de près de sept années de transition politique chaotique, ponctuées par l’adoption d’une nouvelle Constitution, les premières élections municipales depuis la révolution de 2011 ont enfin lieu, dans un climat mêlant liberté et désenchantement.

Avec le scrutin du 6 mai, la démocratie locale fera-t-elle partie de la nouvelle donne politique ? Ces élections annoncent-elles l’affirmation d’un nouveau pôle de pouvoir en Tunisie, digne d’une démocratie locale fondée sur une communalisation du territoire national ?

UNE NOUVELLE ÉTAPE DEPUIS 2011

Après le soulèvement de 2011, les anciens conseils municipaux élus sous Ben Ali ont été dissoutes en faveur de « délégations spéciales », nommées et composées de citoyens dirigées par un sous-préfet (le « délégué »). Avec l’élection de 350 conseils municipaux – sortes d’élus « de proximité » –, c’est la démocratisation du pouvoir local qui se joue. Dans le même temps, ces élections ne devraient ni susciter de quelconque ré-enchantement démocratique, ni remettre en cause le système bipolaire qui s’est cristallisé autour du parti islamo-conservateur Ennahda et du parti majoritaire aux dernières élections législatives, Nidaa Tounès (au sein duquel se sont recyclés nombre d’anciens membres du parti Benaliste (le RCD)).

Reste que ce scrutin local va pouvoir tester le poids de la donne tribale dans certaines régions de l’intérieur et du sud du pays, une réalité socio-historique que nombre de Tunisiens – qui ont grandi dans la culture politico-administrative de la concentration/centralisation du pouvoir – ont (re)découvert depuis la révolution de 2011.

Est-ce que les futures municipalités disposeront de la faculté/capacité de lancer des politiques autonomes, alternatives, voire de contester et de contrer l’action gouvernementale ? Autrement dit, le pouvoir central ou d’État sera-t-il confronté à une sorte de contre-pouvoir dont disposeraient les élus locaux ? La démocratisation de la Tunisie passe quoi qu’il en soit par un nouvel équilibre entre démocratie nationale et démocratie locale.

LA DÉMOCRATIE MISE À L’ÉPREUVE PAR L’ÉCHELON LOCAL

Si la Constitution consacre le principe de libre administration des collectivités territoriales, celui-ci se trouve limité par le caractère unitaire et indivisible de l’État qui détermine l’un des éléments constitutifs de la Seconde République. Dans le modèle de l’État unitaire, il n’existe qu’un seul centre de pouvoir politique, qu’un seul pouvoir normatif général (c’est-à-dire compétent pour établir les règles applicables sur l’ensemble du territoire national). C’est pourquoi la notion de (contre-)pouvoir local ne fait pas partie de la culture politique et juridique tunisienne. On se réfère désormais plus volontiers à la décentralisation et à la démocratie locale (ou de proximité), phénomènes qui bénéficient tous deux d’une dynamique historique plus favorable depuis la révolution.

Les communes peuvent ainsi devenir progressivement un élément du régime politique : la démocratisation peut en effet s’accompagner d’un changement des rapports entre les élus locaux et l’administration centrale, entre le pouvoir local et le pouvoir central. En cela, après ces élections municipales, la transition démocratique tunisienne sera mise à l’épreuve quant à sa capacité à conjuguer la démocratie avec l’échelon local.

Afghanistan : une violence sans fin

Mon, 07/05/2018 - 11:53

Lundi dernier, deux explosions ont touché la capitale afghane, attentats revendiqués par Daech. Ces énièmes attaques semblent s’inscrire dans une volonté de déstabiliser un peu plus le pays et le gouvernement en place, et entérinent l’aggravante situation d’insécurité qui réside en Afghanistan. Face à l’échec des interventions étrangères et la progression du terrorisme à l’intérieur du pays, le pouvoir en place peut-il maintenir les élections législatives du 20 octobre ? Pour nous éclairer sur la situation, l’analyse de Karim Pakzad, chercheur à l’IRIS.

L’Afghanistan fait face à une insécurité discontinue, avec un bilan terrifiant du nombre d’attentats depuis le début de l’année 2018. Comment expliquer l’impuissance des autorités, épaulées par les forces étrangères, à sécuriser le pays ?

Pour comprendre la situation d’insécurité chronique en Afghanistan, il est nécessaire de revenir sur certains points. L’armée afghane est toujours en phase de construction. Au moment de l’intervention américaine, fin 2011, le pays n’en avait pas et était dirigé par des groupes de moudjahidines originaires du Nord de l’Afghanistan, utilisés notamment par les Américains pour pourchasser les Talibans. De 2001 à 2014, la sécurité sur le territoire était assurée essentiellement par les Américains et ses alliés. Parallèlement, l’OTAN, notamment avec Washington, a commencé à établir une armée afghane. Mais ce n’est que depuis 2015 que Kaboul a commencé à prendre en main la sécurité du pays et la guerre contre les insurgés. Très vite, cette armée a montré ses limites en n’étant pas capable d’assurer de manière autonome ces deux missions. Tout cela malgré la volonté de Washington d’investir beaucoup de moyens et d’argent, apportant un financement à hauteur de 5 milliards de dollars par an. Les forces de sécurité afghanes, l’armée et la police, même diminuées ces deux dernières années, s’élèvent à près de 300 000 personnes, considérables pour un pays de cette envergure.

Malgré ces efforts, l’armée afghane reste encore peu performante pour différentes raisons. D’une part, la lutte contre les Talibans, et depuis quelques années contre Daech, se heurte à de nombreuses difficultés. De plus, la sécurité interne dans les grandes villes n’est pas totalement assurée, l’effort s’étant concentré vers l’agencement de forces spéciales. Le reste de l’armée, formé de volontaires issus de couches défavorisées, semble souffrir d’un très bas salaire, d’une faible organisation interne et d’un manque de motivation. En effet, face aux conditions extrêmement dures des combats, les estimations donnent le chiffre de 20 000 tués et blessés chaque année au sein des forces de sécurité afghane. Celles-ci sont confrontées à une guerre asymétrique menée à la fois par les Talibans et par Daech, posant des difficultés structurelles à cette jeune force militaire. De plus, cette armée reflète la société afghane en tant que société multi-ethnique, ce qui pose des problèmes internes à l’organisation, des tensions, voire des conflits entre populations étant toujours présents.

Les Talibans, face à un gouvernement afghan divisé et fragilisé, sont présents sur l’ensemble du territoire afghan et profitent d’une certaine assise populaire grâce aux soutiens locaux, notamment au sein de la population pachtoune. Ils bénéficient aussi de l’incapacité du gouvernement, de plus en plus contesté, y compris auprès de ceux qui sont opposés aux Talibans, et de la corruption de la classe gouvernante. Les Talibans se présentent d’une certaine manière comme les défenseurs des victimes de la corruption et de la mauvaise gouvernance du pays. De plus, ils bénéficient depuis toujours d’une base arrière, à savoir le Pakistan. Renforcement des troupes américaines par Donald Trump après avoir manifesté sa volonté de se retirer d’Afghanistan, retour des soldats américains dans les combats contre les Talibans au sol et par bombardement aérien, déclarations américaines de rester durablement en Afghanistan, sont autant d’autres éléments qui éloignent la perspective d’une solution politique par le biais de négociations entre les Talibans et le gouvernement de Kaboul. L’administration américaine a au contraire durci sa position envers le Pakistan et a récemment imposé des sanctions contre Islamabad, allant jusqu’à menacer le pays d’interventions militaires contre les Talibans sur le sol pakistanais, afin qu’il prenne des mesures plus efficaces contre ce groupe.

Tous ces éléments expliquent pourquoi le gouvernement de Kaboul, avec le soutien d’une vingtaine de milliers de soldats américains, ne parvient pas à vaincre les insurgés et à assurer la sécurité au sein du pays.

Les attentats sont réalisés tant par Daech que par les Talibans. Quelles sont les stratégies poursuivies par ces deux entités ? Y a-t-il des convergences ?

Ces deux organisations ont comme ennemi commun l’État afghan, ainsi que certains de ses soutiens étrangers. Ils ont cependant une divergence dans leurs approches et stratégies.

Daech est apparu en Afghanistan à la fin de l’année 2014, sa base principale étant dans la province de Nangarhar, à l’Est du pays. Depuis lors, on constate une multiplication des attentats visant des civils : jusqu’alors, même s’il y avait de nombreuses victimes civiles, aussi bien du fait de l’armée afghane, de l’OTAN ou de par l’action des Talibans, il s’agissait davantage de ce que l’on nomme tristement des « dégâts collatéraux ». Mais depuis trois ans, la population civile en tant que telle est directement visée, que ce soit à Kaboul, dans les mosquées, notamment celles de la communauté hazâra chiite, dans des centres culturels ou dans le reste du pays. Or, à chaque fois que des civils sont victimes, les Talibans ne revendiquent pas les attaques contrairement à Daech. Le récent double attentat du 30 avril a ainsi été revendiqué par ces derniers. Parfois, même si les Talibans sont à l’origine d’actes terroristes, Daech les revendique en son nom, ce qui entraîne une confusion. Ainsi, la stratégie de Daech est fondée sur le chaos et sur la multiplication d’attaques dans une perspective de guerre religieuse, notamment contre les chiites.

Quant à leur stratégie, il y a une réelle différence. Les Talibans voient dans Daech une forme de concurrence. Dès lors, une forte rivalité réside entre ces deux organisations, illustrée par des affrontements sanglants, notamment dans l’Est du pays, où des membres de Daech ont découpé les têtes des Talibans afin de les exposer sur les routes du pays pour montrer leur « victoire » et présence en Afghanistan. Les Talibans ont répondu de la même façon.

Ensuite, concernant les objectifs, même si les combattants de Daech sont en grande partie issus des Talibans, il se sont radicalisés et sont mécontents de la stratégie de ces derniers qui étaient prêts à négocier avec le gouvernement de Kaboul, il y a trois ans. L’action de Daech s’effectue par ailleurs dans le cadre d’une perspective mondiale à l’inverse des Talibans qui restent un mouvement national. Au fur et à mesure que Daech progresse en Afghanistan, les Talibans craignent leur marginalisation, et adoptent une position de plus en plus radicale et extrême, rejetant toute forme de négociation tant que les forces étrangères seront présentes sur le sol afghan.

Les attaques contre les centres d’inscription sur les listes électorales pour les législatives du 20 octobre sont quasi quotidiennes en Afghanistan. Comment s’organisent les élections dans ces conditions ? Que peut-on en attendre ?

Le gouvernement actuel afghan est issu d’élections frauduleuses. Il a été formé avec la médiation américaine qui avait souhaité instaurer une coalition avec un gouvernement à deux têtes : l’un dirigé par le président de la République, Ashraf Ghani, leur homme de confiance, qui possède l’essentiel du pouvoir, l’autre par le chef de l’exécutif, Abdullah Abdullah.

Si en 2014, le peuple afghan avait participé avec un certain enthousiasme aux élections, un fort sentiment de déception vis-à-vis de l’ensemble des institutions politiques, en particulier envers ce gouvernement est aujourd’hui généralement partagé, n’entraînant pas l’adhésion populaire envers cette nouvelle échéance électorale. Pour donner des garanties à la population, le gouvernement a modifié le processus de vote et instauré de nouvelles mesures, à savoir des listes électorales. Dès lors, ceux qui souhaitent voter doivent s’y inscrire et des centres d’inscriptions ont donc été mis en place. C’est une mesure positive dans un pays où les statistiques sont rares. Mais le gouvernement doit faire face à de nouvelles difficultés de taille. Daech et les Talibans n’acceptent bien entendu pas la tenue d’élections par le gouvernement, et l’idée même de voter est rejetée.

Également, les contradictions et le manque d’unité de vision au sein même du gouvernement sur le processus électoral font que les Talibans trouvent une certaine motivation pour attaquer davantage ces centres électoraux. Dans son élan de réforme, le gouvernement a décidé d’attribuer à chaque citoyen une carte d’identité électronique. Or, les contradictions et conflits à caractère ethnique empêchent leur distribution. Le président de la République s’est ainsi enregistré avec cette carte, alors que le chef de l’exécutif reste opposé à cette idée. Dès lors, il est très difficile d’encourager la population à se rendre aux urnes face aux divisions qui persistent au sein même du gouvernement et aux violences.

Ces derniers jours, la situation s’est par ailleurs fortement dégradée. Les Talibans, au-delà des dernières attaques, mènent des offensives dans l’ensemble du pays. Ils ont notamment mené parallèlement sept offensives contre des districts différents dans la province de Badakhshan à la frontière chinoise et tadjike. Les Américains ont par ailleurs annoncé la semaine dernière que 4% du territoire afghan était totalement contrôlé par les Talibans, et qu’ils étaient activement présents sur 70% du pays. La situation est telle que le gouvernement ne contrôlerait finalement que 30% du territoire. Dès lors, c’est l’incertitude qui domine sur le processus électoral, non seulement pour l’élection législative qui aura lieu dans six mois, une élection reportée à plusieurs reprises, mais aussi sur l’élection la plus importante, l’élection présidentielle de 2019. Des manœuvres et des coalitions politiques s’organisent dès aujourd’hui, où le président sortant, Ashraf Ghani, est considéré comme le protégé des Américains, et reste contesté dans le pays, y compris par certains de ses alliés.

Géopolitique des États-Unis

Mon, 07/05/2018 - 10:36

Marie-Cécile Naves est chercheuse associée à l’IRIS, co-fondatrice du site Chronik.fr. Elle répond à nos questions à propos de son ouvrage « Géopolitique des Etats-Unis » (Eyrolles, 2018), qui vient de paraître :
– Pourquoi est-ce important de réaliser un ouvrage grand public sur les États-Unis ?
– Quels sont les principaux enjeux auxquels les États-Unis sont confrontés sur le plan géopolitique ?
– Une des caractéristiques des États-Unis est qu’ils sont vus comme un pays où persistent de forts contrastes. De quelle manière “le pays des extrêmes” pourrait-il surmonter ce défi ?

« N’ayez pas peur de la Chine » – 4 questions à Philippe Barret

Mon, 07/05/2018 - 10:27

Philippe Barret, docteur en sciences politiques, ancien élève de l’École normale supérieure, a enseigné la littérature et la politique françaises à l’université Fudan de Shanghai et à l’Institut des relations internationales de Pékin. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « N’ayez pas peur de la Chine ! », aux éditions Robert Laffont.

Pourquoi, selon vous, la principale raison de l’incompréhension occidentale envers la Chine relève-t-elle de sa propre prétention à l’universalisme ?

C’est un fait : depuis l’apparition du christianisme, religion à vocation universelle, les Occidentaux considèrent que leurs idées, leurs idéaux et leurs valeurs ont aussi une vocation universelle. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les jésuites étaient d’ailleurs convaincus que la Chine deviendrait un pays chrétien. Aujourd’hui, notre philosophie politique – la démocratie et les droits de l’homme – a pris la place de la religion. Mais la démarche intellectuelle est la même : tous les pays et tous les peuples doivent l’adopter et finiront par le faire, de gré ou de force.

C’est pourquoi nous avons le plus grand mal à concevoir qu’un peuple ou une civilisation puisse ne pas se rallier à cette pensée dont l’universalité, pour nous, va de soi. Naturellement, ce phénomène s’accompagne d’une profonde ignorance de ce qu’est la civilisation chinoise, son histoire, sa pensée politique ou sa littérature. Si, de retour de vacances, je dis à mes amis que je viens de relire quelques pièces historiques de Shakespeare ou quelques romans de la Comédie humaine, la conversation s’engage aisément, parce que tous ont lu telle ou telle de ces œuvres. Mais si je leur dis que je viens de lire Au bord de l’eau, aucun échange n’est possible, parce qu’ils n’ont jamais lu ce magnifique roman ; ils en ignorent même l’existence.

Quelle est la part du patriotisme dans la popularité du Parti communiste chinois (PCC) ?

100% ! Le PCC a d’ailleurs été créé pour des raisons purement nationales (ou patriotiques), et non pour des raisons idéologiques. Il faut bien comprendre que pour nous, occidentaux, Karl Marx est un auteur profondément ancré dans notre culture, que nous tombions d’accord ou pas avec ses idées. Pour un Chinois, c’est un auteur complètement étranger à sa culture. Les Chinois qui ont créé le parti communiste avaient un seul objectif : rétablir la dignité nationale, la souveraineté de la Chine. À cette fin, ils pensaient avoir besoin de l’appui d’une grande puissance étrangère. Ce ne pouvait pas être la France, qui avait en Chine des concessions. Ce ne pouvait pas être la Grande-Bretagne, qui y avait des concessions et une colonie. Ce ne pouvait pas être le Japon, qui venait d’acquérir la concession allemande du Shandong. Ce ne pouvait non plus pas être les États-Unis, qui soutenaient le Japon. Restait la Russie, dont les fondateurs du PCC escomptaient obtenir ainsi le soutien politique, voire financier ou militaire.

Après 1945, la grande masse des paysans chinois s’est ralliée au PCC, alors que tout aurait dû les conduire à soutenir le Guomindang de Tchiang Kaishek. Celui-ci disposait d’une armée deux fois plus nombreuse que celle de Mao Zedong, et beaucoup mieux équipée. Tchiang Kaishek bénéficiait du soutien des États-Unis et, en août 1945, signait un traité d’amitié avec Staline. Ce n’est évidemment pas par adhésion aux théories de la lutte des classes ou de la dictature du prolétariat que les paysans chinois ont soutenu le PCC, mais parce que celui-ci leur apparaissait comme un meilleur garant de l’indépendance nationale que le Guomindang. Contre les Japonais, Mao leur était apparu plus déterminé que Tchiang. La suite de l’Histoire les a confortés dans leur choix : dès la fin des années 1950, Mao Zedong a rompu avec les Soviétiques, tandis que Tchiang Kaishek est resté jusqu’à sa mort soumis aux Américains.

Qu’est-ce qui vous fait écrire que la Chine ne va pas dominer le monde ?

Nous autres, occidentaux, avons toujours voulu dominer le monde, estimant être porteurs d’une pensée universelle : jusqu’au XVIIIe siècle, il fallait apporter le christianisme aux peuples qui étaient dans le malheur parce qu’ils en étaient privés ; au XIXe siècle, on leur apportait la civilisation ; au XXe, la démocratie et les droits de l’homme.

Les Chinois ne partagent pas cette disposition d’esprit. Convaincus de la supériorité de leur culture, ils pensent cependant que celle-ci n’est adaptée qu’aux seuls Chinois. La Chine s’est constituée – comme la France d’ailleurs – par la conquête de régions voisines du centre du pays. Mais la Chine n’a jamais eu ni entrepris d’avoir des colonies par-delà les mers. Il est très remarquable que la Chine ait procédé, au début du XVe siècle, peu avant que le Portugal ne s’y lance, à des expéditions maritimes de grande ampleur, en Asie du Sud-est, dans le monde arabe et en Afrique, jusqu’en Tanzanie. Elle a échangé des cadeaux avec les chefs d’État rencontrés ; elle a tissé des liens commerciaux. Mais elle n’a nullement envisagé de s’installer dans l’un des pays traversés.

Ce que veulent les Chinois, c’est améliorer leur niveau de vie, s’enrichir, mais non pas dominer le monde. Le président Xi Jinping a expliqué, au cours du forum de Davos de 2017, que la Chine devait son relatif succès économique – devenue la deuxième puissance économique du monde, mais n’étant pas encore un pays riche – au « dur labeur du peuple chinois » et à la mondialisation. Ce à quoi tiennent les Chinois, c’est la libre circulation des marchandises, des capitaux et des connaissances scientifiques et techniques – et donc, autant que possible, la paix. Dans cette perspective, ils souhaitent évidemment être entourés de pays avec lesquels ils puissent entretenir des relations amicales. Ils sont déterminés à ce que leurs navires commerciaux circulent librement en mer de Chine. Ils sont convaincus que Taiwan reviendra au pays, comme l’ont fait Macao et Hong Kong. Mais ils n’ont pas besoin de colonies ni de bases militaires partout à travers le monde.

Pourquoi, selon vous, la démocratie n’est-elle pas une aspiration profonde du peuple chinois ?

Les Chinois ne contestent pas les principes de la démocratie. Ils pensent que la démocratie peut même, dans certains pays, être une excellente chose. Mais, ils pensent également qu’elle n’est pas adaptée au leur. Certes, il y a des Chinois partisans de la démocratie. Mais il ne s’agit que d’une minorité d’intellectuels. L’immense majorité des Chinois, y compris les intellectuels, sont convaincus que la Chine a besoin d’un pouvoir fort, centralisé – autrement dit « autoritaire ». Ils ont gardé le souvenir de la révolution républicaine de 1911, qui a aussitôt débouché sur l’indépendance du Tibet (en 1913) et sur la guerre civile entre les différentes régions du pays. Plus près de nous, ils n’ont pas oublié l’éclatement de l’URSS aussitôt après l’abandon du régime communiste. Ils pensent que la Chine est un pays trop vaste et trop divers pour supporter la démocratie. Si cette dernière advenait en Chine, ils imaginent volontiers que les régions de Shanghai et Canton ne manqueraient pas de revendiquer leur indépendance pour profiter pleinement de leur richesse et cesser de payer pour le Xinjiang, le Dongbei et d’autres régions pauvres de la Chine.

Au reste, beaucoup de Chinois voyagent à l’étranger, en qualité de touristes, d’hommes d’affaires ou d’étudiants. Ils peuvent lire, entendre et voir ce qui se passe dans les démocraties occidentales. Il est remarquable que cette découverte ne les ait pas fait changer d’avis : la démocratie, c’est bien pour vous, mais non pas pour nous !

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