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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Mis à jour : il y a 2 semaines 18 heures

Gigantisme universitaire

mer, 28/09/2016 - 12:29

Après la parution de l'enquête de Christelle Gérand « Aix-Marseille, laboratoire de la fusion des universités » (septembre), le président de cette université, M. Yvon Berland, a souhaité apporter son point de vue. En voici les principaux éléments.

Aix-Marseille Université (AMU) ne procède pas d'un pari de gigantisme, mais d'une démarche volontariste visant à décloisonner, constituer et coordonner une masse critique de compétences et d'excellence dans le secteur public. Il y avait des raisons intrinsèques à fusionner les trois anciennes universités, ne serait-ce que l'enjeu de cohérence et de lisibilité en matière de recherche et de formation.

Si AMU avait eu le classement de Shanghaï pour seul horizon, il lui eût fallu alors ne pas intégrer les lettres, langues et sciences humaines, pourtant essentielles aux savoirs, mais dont les publications des enseignants-chercheurs ne sont pas ou peu prises en compte dans ce classement, qui juge de la performance de l'établissement au regard du nombre total d'enseignants-chercheurs.

Vous soupçonnez le président de l'université de clientélisme. Compte tenu de la très large majorité qui soutient sa politique, s'il y avait clientélisme, presque tout le monde serait déjà servi ! Et comment expliquer que des opposants notoires (que vous citez à plaisir) aient également bénéficié de financements ? Le seul critère ayant régi le financement des projets dans le cadre des Initiatives d'excellence (Idex) a été l'expertise internationale indépendante.

Vous contestez des faits pourtant incontestables tels que l'augmentation du régime indemnitaire des personnels administratifs, la réfection des locaux (dont la vétusté ne dépend pas de la fusion) ou encore l'augmentation des dotations en sciences sociales.

Vous critiquez le fait que l'université se préoccupe de l'employabilité de ses étudiants et son dialogue avec le monde socio-économique dans lequel se trouve l'essentiel des emplois. Vous auriez pu souligner le travail d'AMU, qui, au travers de ses accords-cadres avec de grands industriels, mais aussi avec le tissu de PME-PMI locales, facilite l'insertion professionnelle de ses étudiants et contribue à la reconnaissance du diplôme de doctorat dans le monde socio-économique.

Il est triste de voir éreintée de la sorte une université qui travaille, a connu de premiers succès et est déterminée à poursuivre dans la voie qu'elle a choisie, car avoir l'ambition d'être une université de rang mondial n'est absolument pas incompatible avec celle d'être une grande université de service public. C'est le pari que fait chaque jour Aix-Marseille Université.

Rectificatifs

mer, 28/09/2016 - 12:28

— L'article « Riposte culturelle au Cachemire » (septembre 2016) évoquait l'absence d'élu musulman ou chrétien. Il fallait comprendre « dans la majorité gouvernementale », et non dans l'ensemble du Parlement.

— La carte accompagnant l'article « Cette France en mal de médecins » (septembre) ne prenait en compte que le nombre de médecins exerçant en libéral. Une carte interactive, plus détaillée, est présentée sur ce site.

— Dans « La Corne de l'Afrique dans l'orbite de la guerre au Yémen » (septembre), une coupe malheureuse a conduit à écrire que des forces arabes pourraient menacer Assab, alors que nous voulions dire que cette base érythréenne pourrait être utilisée par l'aviation égyptienne.

— L'article « “Enchanter la vulgaire réalité” » (septembre) donnait une traduction approximative de la devise de Paris. Fluctuat nec mergitur signifie plutôt « Il est battu par les flots, mais ne coule pas ».

— Dans « Traduire Shakespeare » (septembre), l'auteur faisait référence au mot finlandais sisu, et non situ comme indiqué par erreur.

Théorème de la soumission

mer, 28/09/2016 - 12:28

Fins connaisseurs de la loi de l'offre et de la demande, les économistes Pierre Cahuc et André Zylberberg ont trouvé une méthode pour écumer les plateaux télé et les antennes radio : provoquer la polémique de la rentrée en intitulant subtilement leur livre Le Négationnisme économique. Principale cible de leur brûlot : les économistes hétérodoxes, dont bon nombre figurent parmi les auteurs du Manuel d'économie critique du Monde diplomatique, actuellement en kiosques.

Que leur reprochent MM. Cahuc et Zylberberg ? De contester les résultats d'une discipline qui aurait opéré sa « révolution expérimentale » au point de devenir aussi indiscutable que « la physique, la biologie, la médecine ou la climatologie ». Désormais, les économistes, disent ces deux amoureux de la science, sont capables d'évaluer l'efficacité d'une mesure politique (par exemple, la hausse du smic) ou d'une prestation sociale exactement comme leurs collègues médecins testent les vertus d'un nouveau médicament : en comparant un premier groupe de patients, auquel la molécule est prescrite (dans ce cas, les bénéficiaires d'une mesure), à un second, auquel on administre un placebo (les autres).

Dans les années 1930, les économistes ont contracté un complexe d'infériorité vis-à-vis des sciences « dures », qui ne les a jamais quittés. Chez ces deux-là, la physics envy (1), ou jalousie envers les sciences physiques, confine au caprice de bambin. À ceux qui auraient l'idée saugrenue de reprocher aux économistes de ne pas avoir prévu la crise de 2007-2008, ils rétorquent : « En fait, la science économique n'est pas capable de prévoir un futur très complexe. De la même manière, la médecine est incapable d'anticiper la prochaine grande épidémie. Arrêtez-vous de voir votre médecin parce qu'il ne peut pas prédire si vous aurez un cancer l'année prochaine (2)  ? » Certes… Mais, si mon médecin m'a encouragé à fumer les trente dernières années, j'aurai de sérieuses raisons de vouloir changer de praticien. En préconisant énergiquement de déréguler la finance, les économistes dominants ont une grande responsabilité dans les tares du système actuel. Et, contrairement aux physiciens, qui ne peuvent guère modifier la loi de la gravité, les économistes influencent souvent leur objet d'étude…

Même le « Prix Nobel d'économie » 2015 Angus Deaton s'est agacé du scientisme naïf de ses collègues : « [Ce type de test empirique] n'est utile que s'il est combiné avec d'autres méthodes et d'autres disciplines pour découvrir non pas “ce qui marche”, mais pourquoi les choses marchent, à tel moment et à tel endroit (3).  » Car les phénomènes sociaux, contrairement aux expériences de laboratoire, ne sont pas reproductibles à l'identique. Ces subtilités donnent raison aux citoyens, de plus en plus nombreux, qui doutent des préconisations des économistes dominants. Faut-il vraiment s'en désoler ?

(1) Cf. Philip Mirowski, « Do economists suffer from physics envy ? », Finnish Economic Papers, vol. 5, no 1, Helsinki, printemps 1992.

(2) Challenges, Paris, 1er septembre 2016.

(3) Le Monde, 12 septembre 2016.

Une anomalie réconfortante

mer, 28/09/2016 - 11:36

Depuis deux ans, la diffusion du Monde diplomatique s'est nettement redressée (1) ; le nombre de ses abonnés atteint un record historique ; la situation de ses finances n'inspire plus d'inquiétude. Un tel rétablissement détonne dans le paysage de la presse et dans le climat idéologique actuel. Il tranche en particulier avec le délabrement éditorial et économique de la plupart des périodiques, dont certains ne diffèrent leur trépas qu'en se transformant en prime numérique du géant des télécoms qui les possède (2).

Notre santé contraste également avec la situation politique et idéologique générale. Politique : le courant intellectuel — rationnel, démocratique, universaliste — qui inspire ce journal depuis sa naissance est provisoirement sur la défensive, affaibli par une absence de stratégie à long terme, des rivalités internes, le vrombissement ininterrompu des ego et des réseaux sociaux. Idéologique : les attentats djihadistes et la peur qu'ils inspirent relèguent au second plan les combats pour la justice sociale. Et encouragent à piétiner ce qui reste de libertés publiques, à accepter un état d'exception généralisé, à acclimater les esprits à l'idée d'une guerre civile.

Loin d'être l'apanage de l'extrême droite et de sites Internet paranoïaques, de tels desseins ont désormais table ouverte à la radio, à la télévision, dans les principaux titres de la presse. Ils concourent aux décisions d'un nombre croissant de responsables politiques. En juin dernier, l'éditorialiste du Point assimilait la Confédération générale du travail (CGT) à l'Organisation de l'État islamique. Avec le même souci de la comparaison intelligente et apaisée, l'ancien ministre Luc Ferry vient d'estimer, dans sa chronique hebdomadaire du Figaro, que le port du burkini vise à l'« islamisation de nos sociétés » et qu'il faut par conséquent « résister aux collabos de l'islamo-gauchisme », à leur « pacifisme munichois ».

Mobilisé à son tour par cette immense affaire estivale, l'éditorialiste socialiste Jacques Julliard ne décolère plus, tantôt dans Marianne, tantôt dans Le Figaro, contre « le parti collabo du “pas d'amalgame” à tous crins, du “vivre ensemble” à tout prix ». Et il vilipende le « parti de la France coupable » qui « lui tire dans le dos quand elle est attaquée de face ». En juin 1940, Winston Churchill avait alerté ses compatriotes du danger d'un débarquement des armées nazies sur les côtes britanniques (« We shall fight on the beaches ») ; d'aucuns n'hésitent plus à transposer ce morceau de bravoure historique dans le combat, prétendument féministe mais assurément moins risqué, contre des tenues de bain religieuses : « Eh bien, nous aussi, nous nous battrons sur les plages (3»... Dans un tout autre domaine, celui de l'économie politique, même la critique argumentée des politiques néolibérales passe de nos jours pour une forme de « négationnisme ».

Contre ce nouveau maccarthysme, nous continuerons à privilégier engagement et raison. Nous ne demeurerons pas pour autant cantonnés dans des positions défensives. Au fil des mois, ce journal est redevenu le lieu de rassemblement d'un nombre croissant de lecteurs souvent actifs dans les mobilisations sociales. Notre souci de rendre compte des transformations rapides de l'ordre international, alors que l'attention est trop souvent happée par des événements sans portée, explique aussi ce regain d'influence. Joue également en notre faveur le fait que nous disposons d'une colonne vertébrale, de convictions anciennes et solides. Et que notre journalisme, loin de juxtaposer des commentaires indignés, s'adosse à des enquêtes exigeantes, ouvertes sur le monde. Chacun sait par ailleurs que nous n'appartenons à aucune chapelle, que les auteurs les plus divers collaborent à nos publications, qu'aucune banque, aucun industriel ne nous tient.

Depuis 2009, nous avons fait appel à vous pour mener ce combat éditorial et politique. Le résultat est là, puisque notre vigueur découle de votre appui. La période qui s'annonce réclamera plus que jamais que notre voix porte. Votre contribution aura donc également pour avantage de prévenir tous les dynamiteurs du bien commun que leur offensive nous trouvera sur leur chemin.

(1) Depuis 2014, notre diffusion moyenne est passée de 137 000 à 156 000 exemplaires. Nous détaillerons notre situation et nos comptes d'ici à la fin de l'année.

(2) Lire Serge Halimi et Pierre Rimbert, « Information sous contrôle », Le Monde diplomatique, juillet 2016, et Marie Bénilde, « Quand les tuyaux avalent les journaux », Le Monde diplomatique, septembre 2016.

(3) Élisabeth Lévy, Le Figaro.fr, 11 septembre 2016.

Enquête sur ces harkis restés en Algérie

dim, 25/09/2016 - 16:03
Abandonnés par le gouvernement français, des milliers de supplétifs de l'armée furent assassinés dans les mois qui suivirent l'indépendance. Pourtant, la plupart des harkis continuèrent à vivre en Algérie avec leurs familles. Depuis cinquante ans, ils sont victimes d'une relégation sociale quasi (...) / , , , , , , , , , , , , , - 2015/04

Statuts multiples, destin commun

dim, 25/09/2016 - 09:46

A l'origine, le mot « harki », qui vient de l'arabe haraka (« mouvement »), désignait seulement les membres d'une des cinq catégories de supplétifs recrutés par l'armée française au sein de la population « musulmane ». Les quatre autres catégories étaient les mokhaznis, les groupes mobiles de sécurité (GMS), les groupes d'autodéfense et les âssas (« gardiens »). Au cours des sept années et demie de guerre (1954-1962), « harkis » désigna peu à peu l'ensemble des membres de ces cinq catégories, dont les fonctions et le statut étaient assez semblables. Même s'ils portaient un uniforme et des armes, même s'ils participaient parfois à des opérations de terrain, tous avaient en commun de ne pas être considérés comme des militaires, d'être révocables d'un jour à l'autre et de percevoir un salaire relativement important (25 000 anciens francs par mois, contre 3 000 francs pour un ouvrier agricole algérien dans une ferme de colon français) (1).

On estime à environ deux cent cinquante mille le nombre d'Algériens ayant servi comme supplétifs pendant la guerre. Mais ces hommes ne furent pas les seuls « musulmans » à porter l'uniforme français. A leurs côtés se trouvaient des appelés (environ 50 % des jeunes Algériens répondirent à l'appel, soit cent vingt mille hommes) et des militaires de carrière (cinquante mille). Si on ajoute les trente mille civils qui prirent ostensiblement le parti de la France (députés, conseillers généraux, maires, caïds, policiers, fonctionnaires, etc.), on peut estimer à quatre cent cinquante mille le nombre d'Algériens (hommes adultes) qui « travaillèrent » avec les Français pendant la guerre — et qui durent éventuellement, au moment de l'indépendance, rendre des comptes (2).

Les victimes des assassinats de l'été-automne 1962 se comptent parmi toutes les catégories (supplétifs, appelés, militaires et civils) et, dans l'Algérie d'aujourd'hui, le terme « harki », très injurieux, désigne indistinctement toute personne qui « a travaillé » avec les Français pendant la révolution. Le nombre total de harkis (toutes catégories confondues) assassinés reste la grande inconnue des bilans de cette guerre. Le chercheur François-Xavier Hautreux, dont les travaux sur le sujet sont les plus récents, considère que « reconnaître l'impossibilité d'évaluer le phénomène oblige à l'incertitude, et à évoquer des massacres “de plusieurs milliers d'Algériens” sans plus de précisions (3) ». En revanche, on connaît le nombre de harkis qui sont partis en France : vingt-cinq mille. Conclusion de l'historien Gilles Manceron : « La grande majorité des hommes qui ont servi comme harkis ou membres d'autres formations supplétives à un moment ou à un autre de la guerre ont continué à vivre avec leurs familles en Algérie après l'indépendance. Autant dire que cette histoire, même si elle est recouverte de beaucoup de malentendus et de silences, est aussi partie intégrante de l'histoire algérienne. » Des évidences très difficiles à accepter des deux côtés de la Méditerranée.

(1) Les groupes d'autodéfense n'étaient pas rémunérés. Un appelé du contingent percevait une solde mensuelle de 900 anciens francs.

(2) Le camp d'en face, celui du Front de libération nationale, composés de militants, combattants et soutiens logistiques, comportait à peu près le même nombre d'hommes adultes.

(3) François-Xavier Hautreux, La Guerre d'Algérie des harkis, 1954-1962, Perrin, Paris, 2013.

Enquête sur ces harkis restés en Algérie

dim, 25/09/2016 - 09:42

Abandonnés par le gouvernement français, des milliers de supplétifs de l'armée furent assassinés dans les mois qui suivirent l'indépendance. Pourtant, la plupart des harkis continuèrent à vivre en Algérie avec leurs familles. Depuis cinquante ans, ces témoins d'une histoire coloniale plus compliquée que les schémas acceptés sur les deux rives de la Méditerranée sont victimes d'une relégation sociale quasi institutionnalisée.

Tlemcen, à l'extrême nord-ouest de l'Algérie. Nous quittons la ville en direction du sud. La route s'élève rapidement, puis grimpe en lacets, entourée de somptueux paysages de montagne. Ici ou là, on traverse des villages agrippés à la roche. Ils abritent des familles dont la vie, organisée autour d'un lopin de terre et de quelques bêtes, a peu changé depuis un demi-siècle. Seuls éléments de modernité dans ce paysage aride du djebel : le téléphone portable, la parabole pour les postes de télévision et les parpaings de béton gris des nouvelles maisons. Nous arrivons à Beni Bahdel, un village situé à une quarantaine de kilomètres de Tlemcen, connu pour son immense barrage construit à l'époque des « Français ».

A 79 ans, M. Abderrahmane Snoussi continue de vivre de ses quelques chèvres, qu'il emmène paître chaque matin sur le terrain familial, dans les hauteurs. Harki de 1959 à 1962, le vieil homme accepte pour la première fois de parler de son passé avec un journaliste. « Les Français avaient installé ici un poste très important, avec au moins huit cents soldats. Mon père, qui avait fait la seconde guerre mondiale, leur servait d'interprète. Le FLN [Front de libération nationale] l'a assassiné en 1955, j'avais 19 ans. Quatre ans plus tard, les soldats français sont venus chez moi. Ils ont pris ma femme, et ils m'ont dit de venir travailler avec eux, sinon ils toucheraient à ma femme. C'est comme ça que je suis devenu harki. »

Parmi les soldats se trouvait le sous-officier Pierre Couette, un appelé originaire de la région parisienne. Dans les nombreuses lettres qu'il envoya à ses parents, le jeune homme, profondément catholique, a décrit toutes les « humiliations » et les « oppressions inutiles » que subit la population locale. Et aussi le recours systématique à la « baignoire » et à la « gégène », des « tortures » pratiquées par l'officier de renseignement du deuxième bureau de Beni Bahdel, à l'encontre des moudjahidin arrêtés, de leurs femmes et de toutes les personnes suspectées de leur venir en aide (1). M. Snoussi a-t-il assisté, voire participé, à ces séances de torture ? « Non, jamais ! Avec mon groupe, on nous envoyait en embuscade, aux ratissages, etc. Quand on faisait un prisonnier, on l'emmenait au deuxième bureau. Mais je ne restais pas. »

Le jour du cessez-le-feu, le 19 mars 1962, le commandant rassemble ses harkis : « Celui qui veut partir en France, il peut partir. Et celui qui veut rester, il reste ! » M. Snoussi choisit de rester. « Ma famille était ici. Ma mère, mon frère, je ne pouvais pas les abandonner. » Tous les supplétifs n'ont pas eu la possibilité d'un tel choix. A peine l'armée française disparue, les moudjahidin descendirent des montagnes. « Ils nous ont emmenés dans la caserne de Sidi Larbi, à trente kilomètres d'ici, de l'autre côté de la montagne. C'est une ancienne caserne de l'armée française, que l'ALN [Armée de libération nationale, la branche militaire du FLN] a récupérée. » Il y passe quinze jours, « en avril 1962 », au milieu de quatre cents autres harkis, en provenance de toute la région. « Ensuite, ils nous ont relâchés petit à petit, et je suis rentré au village. A Beni Bahdel, nous étions sept harkis. On vit tous encore ici. » M. Snoussi fait partie de cette grande majorité de harkis — plusieurs centaines de milliers si on prend le terme au sens large (lire « Statuts multiples, destin commun ») — qui sont restés en Algérie après l'indépendance, et qui n'ont pas été tués. « Depuis cinquante ans, nous sommes restés bloqués sur cette seule alternative concernant les harkis : soit ils se sont échappés en France, soit ils ont été massacrés en Algérie, explique l'historien Abderahmen Moumen, un des meilleurs spécialistes des harkis. Mais la réalité historique, sans éluder les violences à l'encontre d'une partie d'entre eux après l'indépendance (massacres, internements, marginalisation sociale...), nous oblige à considérer une troisième possibilité : qu'ils soient restés en Algérie sans avoir été tués. »

Une possibilité difficilement admissible dans l'Hexagone, où le discours sur le « massacre des harkis » est utilisé depuis un demi-siècle par les nostalgiques de l'Algérie française pour justifier leurs positions anciennes (« Il ne fallait pas lâcher l'Algérie »), voire actuelles (« Les Arabes sont tous des égorgeurs et des terroristes »).

Pendant l'été 1962,
la « justice » fut expéditive

Certes, pour un harki, retourner dans son village en 1962 après y avoir paradé pendant des mois revêtu de l'uniforme français comportait des risques considérables. A partir de la soixantaine de témoignages que nous avons recueillis à travers l'Algérie, un même schéma se dessine. Une fois l'armée française évacuée (parfois dès la proclamation du cessez-le-feu, mais la plupart du temps après le 5 juillet, date de l'indépendance), certains moudjahidin mêlés à des combattants de la vingt-cinquième heure (qu'on appelle en Algérie des « marsiens », en référence au cessez-le-feu du mois de mars) arrêtèrent un grand nombre de harkis, ainsi que des militaires et des notables pro-Français. Pour ces « marsiens », frapper ou tuer un harki une fois la guerre finie était une façon de jouer au héros sans prendre de grands risques. Dans de très nombreux villages, des tribunaux populaires furent érigés, et la population fut invitée à témoigner des exactions qu'elle avait pu subir de la part de tel ou tel prisonnier. La « justice » était alors sommaire, et les exécutions nombreuses. « Vers la fin septembre [1962], raconte M. Hassen Derouiche, un ancien harki retrouvé à Tifrit, à côté d'Akbou, en Petite Kabylie, un groupe d'hommes très excités, principalement des “marsiens”, ont couru dans le village avec des bâtons et des barres de fer pour attraper les harkis. Ils en ont chopé sept [dont un certain Bouzid], ils voulaient nous faire la peau. Heureusement, un type de l'ALN est arrivé, et il a dit : “Pourquoi abattre ces jeunes qui sont dans la fleur de l'âge ? On va les faire passer devant la population. S'ils ont fait du mal, on va les liquider. Mais s'ils n'ont rien fait de mal, pourquoi les tuer ?” »

Le lendemain matin, les sept harkis sont exposés pendant quatre heures devant l'ensemble du village. « Cela représentait une centaine de personnes, poursuit M. Derouiche. Mais il y a des gens qui ne sont pas venus. Ils avaient pitié. Ils ne voulaient pas voir d'autres villageois exécutés sous leurs yeux. Tout le monde se connaissait, évidemment... » Finalement, un seul villageois prend la parole : « Je n'en veux à personne, sauf à Bouzid ! Si vous le relâchez, c'est moi qui irai le liquider ! » Le chef du village a dit : « On ne va pas laisser une seule famille pleurer. Donc on va remettre tout le monde entre les mains de l'Etat, et l'Etat fera ce qu'il voudra ! » Pour M. Derouiche, « c'est uniquement à cause de ce Bouzid qu'on n'a pas été libérés tout de suite ». Les sept personnes furent incarcérées à la prison d'Akbou, avant d'être envoyées, un mois plus tard, dans la prison centrale d'Al-Harrach (ex-Maison-Carrée), à Alger. M. Derouiche y passa quatre années, au milieu de mille cinq cents autres prisonniers. « Nous étions traités normalement, sauf que nous ne sommes jamais passés en jugement et que nous n'avons jamais su combien de temps durerait notre détention. » En 1966, on l'envoie construire des routes du côté d'Ouargla, dans le sud du pays, où les chaleurs sont extrêmes (2). Libéré en 1969, il rentre finalement chez lui, à Tifrit.

Lorsqu'ils n'étaient pas directement soumis au « tribunal populaire », beaucoup de harkis ont subi un interrogatoire musclé de la part du FLN. Avec toujours les mêmes questions : « Pourquoi tu t'es engagé chez les Français ? As-tu fait du mal aux civils ? As-tu torturé des moudjahidin ? » M. Ghani Saroub avait 19 ans en 1962. Fils du garde champêtre de Baudens (aujourd'hui Belarbi), à quelques kilomètres de Sidi Bel Abbès, il passe les six derniers mois de la guerre comme auxiliaire de la gendarmerie française de son village. Vers le 10 juillet, une vaste rafle d'anciens harkis est organisée autour de Baudens, et le jeune homme est emmené manu militari dans la ferme Lefort (3). « Nous étions soixante harkis dans cette ferme, certains étaient arrivés avant moi. Pendant quatre jours, ils nous ont frappés et torturés. Ils nous torturaient avec de l'eau et de l'électricité, exactement comme faisaient les Français avant. Moi, ils voulaient absolument que j'avoue que j'avais tué Untel, un ancien maquisard. Cet homme avait été arrêté par la section de gendarmerie, j'étais en effet présent, mais je ne l'avais pas touché. C'était un autre gendarme qui l'avait frappé dans le bas du ventre, il avait eu une hémorragie interne et il en était mort. Mais, pour faire cesser la souffrance, j'ai dit que c'était moi qui l'avais tué. Ils ont cependant interrogé d'autres personnes et ils ont compris que ce n'était pas vrai. Au bout de quatre jours, ils nous ont tous relâchés. Il n'y a eu aucun mort. »

Pour tous ces anciens harkis, la période la plus difficile fut celle de l'été et de l'automne 1962. Les héros de l'indépendance s'entredéchirent alors dans une lutte fratricide pour le pouvoir. Le chaos que traverse le pays favorise les violences et des règlements de comptes parfois sans aucun lien avec la guerre qui vient de s'achever. Ahmed Ben Bella, soutenu par le colonel Houari Boumediène et sa puissante armée des frontières, forme un gouvernement le 29 septembre 1962. Mais il lui faut encore plusieurs mois pour parvenir à rétablir des pouvoirs de police capables d'empêcher les crimes en général, et en particulier ceux visant les harkis — si tant est qu'il ait désiré tous les empêcher. Le 4 juin 1963, Ben Bella déclare à Oran, où des harkis viennent d'être assassinés : « Nous avons, en Algérie, tourné la page. Nous avons cent trente mille harkis et nous leur avons pardonné. Les gens qui se posent en justiciers commettent leurs assassinats, avec l'excuse qu'il s'agit d'un harki, simplement pour lui voler sa montre. Tous les criminels ont été arrêtés. La justice sera implacable et ces actes criminels condamnés par l'exécution (4). »

Si les exactions physiques cessent alors complètement, la page n'est pas réellement tournée. La quasi-totalité des témoins retrouvés racontent comment, depuis plus d'un demi-siècle, eux et leur famille sont victimes d'une douloureuse relégation sociale, plus ou moins forte selon les cas, mais contre laquelle ils se trouvent démunis. Ainsi de M. Athmane Boudjaja, un paysan de l'Aurès qui vit toujours chez lui, à M'chounèche, au nord de Biskra. En 1957, sa famille est regroupée de force et entassée avec des centaines d'autres dans un immense camp militaire français, afin de vider les montagnes des hameaux susceptibles d'héberger des maquisards pour une nuit ou deux. Mourant littéralement de faim, le jeune Athmane finit par s'engager comme harki, « pour pouvoir donner un peu à manger à ma mère et à mon frère », son père étant décédé avant 1954. Après la guerre, il retrouve sa mère à M'chounèche, obtient un minuscule terrain aux abords du village et tente de trouver du travail. « Mais à ce moment-là, le travail, c'est le FLN qui le donnait ! Jamais je n'ai obtenu un poste de l'Etat. » Depuis cinquante ans, il survit dans la misère, travaillant ici ou là comme journalier. Avec le risque, toujours, de ne pas être payé et d'être chassé par le patron à coups de « Sale harki ! ». Parmi ses cinq enfants, quatre filles et un garçon, aucun n'a de travail fixe. Les filles sont diplômées, mais, comme l'explique Khadidja, 40 ans, titulaire d'un master en sociologie, « pour trouver un travail en Algérie, outre le diplôme, il faut la maarifa, le piston. Et mon père n'a aucune relation. En plus, c'est un ancien harki. On ne va jamais donner du travail à une fille de harki... ».

Aujourd'hui encore,
des « traîtres » victimes de règles discriminatoires

Même expérience amère à l'autre bout du pays. Mme Fatiha Lamri est née en 1993 à Tabia, à cent kilomètres au sud d'Oran. Son père, sergent engagé dans l'armée française, est retourné après la guerre s'installer chez sa belle-famille à Tabia, où son beau-père, conseiller municipal au temps de la colonisation, fut assassiné par l'ALN en 1958. Après quelques semaines de travaux forcés, à l'automne 1962, pendant lesquels il subit coups et brimades, la vie reprit son cours. Le vieil homme est décédé en 2012. « A l'école, raconte la jeune femme, on m'a toujours traitée de fille de harki. “Bent harki !” Ça fait mal au cœur. Lorsque j'étais au lycée, j'avais quelques amies, de vraies amies. Elles savaient que mon père était harki. Mais c'étaient des amies intimes, alors il n'y avait pas de problème avec elles. Mais les autres continuaient à me traiter de “bent harki ”, je ne le supportais pas, je devenais agressive. » Dans sa classe, elles étaient trois dans ce cas. Aucune d'elles ne percevait l'allocation de 3 000 dinars par mois (30 euros, pour un smic à 180 euros), attribuée normalement à tous les lycéens d'Algérie. « Dans ma classe, tous les élèves recevaient une bourse. Même les riches la touchaient. Sauf nous ! »

Aucune loi, pourtant, n'interdit aux anciens harkis ou à leurs enfants de percevoir des allocations de l'Etat. Le mot « harki » n'apparaît d'ailleurs nulle part dans la législation algérienne. Ce silence, qui pourrait sembler être un avantage (on leur aurait « pardonné »), se révèle cruellement handicapant. Car il permet à n'importe quel petit fonctionnaire doté d'un quelconque pouvoir d'appliquer ses propres règles, souvent discriminatoires vis-à-vis de ceux qu'il considère comme des « traîtres » — sans que ces derniers puissent tenter de se défendre en s'appuyant sur une loi qui préciserait qui est harki (et qui ne l'est pas), et ce à quoi il n'a réellement pas droit. Or, en Algérie, où l'assistance étatique est prépondérante, chaque citoyen doit engager des démarches auprès de sa mairie afin d'obtenir des certificats, des aides sociales, des stages pour ses enfants, une assurance sociale lorsqu'il est démuni, une couverture-maladie,etc. Comme tout le monde sait, dans chaque ville ou village, qui a fait quoi pendant la révolution, les harkis et leurs enfants courent sans cesse le risque d'essuyer un refus des services municipaux.

Un tabou que nul n'ose encore lever

On trouve une seule allusion aux harkis, dans la loi du 5 avril 1999 « relative au moudjahid et au chahid [martyr] ». L'article 68 précise : « Perdent leurs droits civiques et politiques, conformément à la loi en vigueur, les personnes dont les positions pendant la révolution de libération nationale ont été contraires aux intérêts de la patrie et ayant eu un comportement indigne (5).  » Or, jusqu'à aujourd'hui, aucun décret d'application ne permet la mise en pratique de cette loi très générale, qui est donc restée lettre morte. Sauf qu'elle a renforcé de façon diffuse le sentiment de légitimité des petits fonctionnaires lorsqu'ils pénalisent arbitrairement tous les harkis (et leurs enfants) qui se présentent devant leur administration.

Un demi-siècle après l'indépendance, la question des harkis reste un immense tabou en Algérie. « Le pouvoir n'a pas de légitimité démocratique, explique l'historienne Sylvie Thénault. Il a construit sa légitimité sur l'instrumentalisation d'un récit héroïque de la guerre de libération, avec une survalorisation des moudjahidin et le mythe d'un peuple uni sous la bannière du FLN. Dans ce discours, les harkis sont forcément très peu nombreux — ce qui est faux— et tiennent forcément le rôle des traîtres. » Selon Lydia Aït Saadi-Bouras, qui a soutenu une thèse de doctorat sur la façon dont les manuels scolaires algériens racontent l'histoire de la guerre de libération, les harkis y sont systématiquement décrits comme « chargés d'accomplir les sales besognes de l'armée française vis-à-vis des civils ». Elle cite un manuel de neuvième classe (équivalent de la troisième en France) : les harkis « investissaient les villages, qu'ils brûlaient, ils en volaient les biens après avoir tué et torturé la population. Ils emmenaient les jeunes et les vieux dans les centres militaires où ils les torturaient sous les yeux des officiers français (6) ». Résultat : dans les cours de récréation des collèges et lycées algériens, « Hark ! », « Ya harki ! » (Espèce de harki !), « Ould harki ! » (Fils de harki !) sont des insultes courantes, même si le lien avec la guerre n'est pas forcément présent dans l'esprit des jeunes. Chez les adultes, le terme est volontiers employé lorsqu'on veut dévaloriser un responsable politique, ou plus généralement un puissant du régime, que l'on considère comme travaillant pour ses propres intérêts ou pour ceux de « l'étranger », au détriment de ceux de l'Algérie. En 2013, l'ancien président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), M. Saïd Sadi, a ainsi attaqué en justice le maire de la ville de Tazmalt, M. Smaïl Mira, parce que ce dernier avait insinué sur une chaîne de télévision que le père du premier, Amar Sadi, avait été harki (7). Il ne vient pas à l'idée d'un journaliste algérien d'aller rencontrer ces vieux messieurs et de recueillir leurs témoignages. Et, dans les universités, aucun étudiant n'oserait choisir une telle question comme sujet de thèse.

Dans ce contexte de société bloquée, les enfants de harkis ont encore plus envie que les autres de quitter leur pays. A Tazmalt, en Petite Kabylie, M. Smaïl Badji, 80 ans, harki de 1956 à 1962, vit avec ses deux fils, Djamel et Zahir. Depuis 2004, les deux frères ne cessent de multiplier les démarches auprès du consulat français à Alger, espérant que leur statut de fils de harki leur donnera priorité sur les autres. « Il paraît qu'il y a le droit du sol en France, s'exclame Djamel. Moi, en 1960, je suis né sur le sol français ! Alors pourquoi je n'ai pas droit à la nationalité française (8)  ? En plus, nous sommes fils d'ancien combattant et petits-fils d'ancien combattant ! Notre grand-père a été décoré de la Légion d'honneur. Nous n'avons rien gagné. Ni du côté algérien, ni du côté français. Pour nous, toutes les portes sont fermées. La porte pour entrer en France et la porte pour entrer en Algérie. »

(1) Pierre Couette, « Lettres d'Algérie » (PDF), http://germaincoupet.fr

(2) Certains harkis ont été affectés à des opérations de déminage sur les frontières marocaine et tunisienne. La plupart y trouvèrent la mort. Cf. Fatima Besnaci-Lancou, Des harkis envoyés à la mort, L'Atelier, Paris, 2014.

(3) Orthographe incertaine, du nom d'un ancien colon parti en France.

(4) Dépêche de l'Agence France-Presse du 4 juin 1963, reprise par Le Monde du 5 juin 1963 : « Les assassins de harkis seront exécutés, déclare M. Ben Bella à Oran ».

(5) Loi n° 99-07 du 5 avril 1999, parue au Journal officiel de la République algérienne le 12 avril 1999.

(6) Lydia Aït Saadi-Bouras, « Les harkis dans les manuels scolaires algériens », dans « Harkis 1962-2012. Les mythes et les faits », Les Temps modernes, n° 666, Paris, 2011.

(7) Liberté, Alger, 22 décembre 2013.

(8) En réalité, le gouvernement du général de Gaulle a retiré la nationalité française à tous les « musulmans » d'Algérie par le décret du 21 juillet 1962.

Ces obstacles qui barrent l'autoroute du bonheur

ven, 23/09/2016 - 10:19

Cette allocution a été prononcée le 27 octobre 2000, à Salzbourg, dans le cadre de la Conférence internationale sur les services, par un certain Andreas Bichlbauer en remplacement du directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), M. Mike Moore, indisponible. Le public était constitué de spécialistes du commerce international et d'avocats d'affaires. Nous en présentons ici quelques extraits.

Le thème qui nous occupera aujourd'hui est celui des obstacles au libre-échange, des diverses barrières qui ont été érigées à son encontre — de façon officielle, semi-officielle ou complètement informelle. Bien entendu, ces barrières n'affectent pas seulement les présents, elles affectent aussi le reste du monde. Il s'agit d'un problème crucial pour le progrès et le développement. (…)

Les barrières tarifaires

Par « barrières tarifaires », j'entends les initiatives prises à diverses reprises par les gouvernements de divers pays pour protéger les conditions de leur développement économique en vue du bien-être de leurs propres citoyens, ou bien des citoyens d'autres pays dans la mesure où ils éprouvent envers eux un certain sentiment de responsabilité, pour telle ou telle raison historique.

L'exemple le plus notoire, celui que tout un chacun associe au thème du commerce international dans plusieurs régions du monde, en particulier dans les secteurs de la population les plus réticents au libre-échange, est celui dit « de la banane équitable ».

Vous connaissez tous la blague : « On ne peut pas tuer quelqu'un en le frappant à la tête avec une banane. Mais on peut tuer quelqu'un pour une histoire de bananes en le frappant à la tête avec une machette. »

Qu'est-ce que ça veut dire au juste ? (…)

Si nous permettons qu'un seul pays paie une seule banane au-dessus de sa valeur, la porte est ouverte à tous les excès. C'est comme quand un amateur de vin passe un beau jour à la marijuana, un peu plus tard à l'héroïne et, de fil en aiguille, devient accro à la coke. Le jour où vous verrez vos proches chanceler comme des zombies, vous saurez que vous avez glissé sur une sacrée peau de banane !

Le thème des bananes n'est pas de ceux qu'on peut prendre à la légère.

Les barrières non tarifaires

La question des barrières non tarifaires est un peu plus compliquée. Elles peuvent inclure tout un tas de choses, depuis la protection de l'environnement — cf. les dauphins — jusqu'aux coutumes locales, qui se substituent au gouvernement en matière de restriction du flux des biens et des capitaux, imposant des limites au fonctionnement normal des forces économiques.

Il n'y a pas longtemps, il y a eu une tentative de fusion entre KLM, une entreprise néerlandaise, et Alitalia, une compagnie italienne. La variable principale, en l'occurrence, était le facteur sieste.

En effet, aux Pays-Bas et dans la plupart des pays nordiques, les gens dorment la nuit et se permettent au maximum un bref Mittaggesundheitschlaf au milieu de la journée. Il y a très peu d'occasions de se soustraire aux exigences de l'environnement de travail. Les gens ont un emploi du temps quotidien extrêmement régulier, en particulier en ce qui concerne le sommeil.

En revanche, en Italie, la situation est tout à fait différente. On dort presque autant le jour que la nuit. En outre, la pause-déjeuner peut durer une ou deux heures. Une petite sieste est souvent de mise après le repas. Les gens sont très conviviaux, ils aiment bien se payer une bonne tranche de rigolade. On boit souvent un peu trop de vin, on s'offre volontiers un saltimbocca alla romana et tous ces plats délicieux qui finissent par nuire à la discipline de travail.

Tous ces problèmes ont fait échouer la fusion et toute l'opération est tombée à l'eau. Voilà encore une grande opportunité de transnationalisation remisée au placard.

C'est là un exemple particulièrement déchirant pour l'OMC, car s'il y a un mot qui résume notre identité, c'est bien celui d'« alliance ». L'OMC est une excroissance du GATT, qui a lui-même émergé au lendemain de la seconde guerre mondiale dans un souci de prévenir les conflits futurs. L'idée de base — que nous colportons toujours volontiers —, c'est que les fournisseurs tuent rarement leurs clients et que, quand on fait des affaires avec quelqu'un, on n'a généralement pas recours au meurtre.

Bien entendu, il y a des exceptions : la première guerre mondiale, la seconde guerre mondiale, le génocide rwandais, la Yougoslavie, l'Irak, etc. Mais notre théorie est valable pour au moins un cas important, la totalité du XIXe siècle, époque où le libre-échange a empêché les partenaires en affaires de s'entretuer. Pendant cent ans, le type de liberté des échanges que l'OMC s'emploie à mettre en pratique aujourd'hui a contribué à préserver la paix entre les nations riches et puissantes d'Europe, avec comme seule exception le colonialisme et la traite des esclaves.

C'est pourquoi, quand les fusions sont menacées par des idiosyncrasies locales, quand les mœurs font obstacle à la marche forcée du commerce, c'est tout le système des intérêts transnationaux qui est remis en question et, avec lui, la paix et la stabilité de l'après-guerre.

Nous sommes confrontés à une situation globalement assez grave. Tout obstacle artificiel au libre flux des capitaux constitue un risque majeur. Dans quel sens va l'évolution de cette situation ? Nous n'en savons rien. Quelle est la solution, lorsque non seulement les gouvernements, mais la diversité des cultures locales conspirent pour faire obstacle au libre flux du progrès ?

Mystère.

Les barrières systémiques

Pour conclure, j'aimerais vous parler d'un type de barrières commerciales qui est à la fois le plus énigmatique et, bizarrement, sans doute le plus facile à éliminer : les barrières systémiques.

Nous savons tous ce qu'est la démocratie : la participation du plus grand nombre possible de consommateurs au fonctionnement direct du gouvernement et de l'économie. Il s'ensuit de façon quasi obligée que le libre-échange n'est que l'autre face de la monnaie démocratique, et que la consommation est la forme suprême de démocratie et de citoyenneté dans le monde moderne.

Démocratie, deux voies possibles

La liberté du consommateur est, bien entendu, un élément essentiel du processus démocratique, même si son rôle est rarement apprécié à sa juste valeur, et si elle est toujours inopérante dans la pratique. Cela est dû à la multiplicité de phénomènes spécifiques qui caractérisent la politique dans les démocraties contemporaines, aux diverses manifestations du pouvoir du peuple : les Parlements, les Congrès, etc. Une telle variété, une telle complexité ne peuvent que déboucher sur l'inefficacité, une inefficacité parfois fatale pour l'idéal d'une démocratie de consommateurs.

Heureusement, l'exemple du secteur privé nous permet d'envisager des solutions émergentes au faible rendement des institutions dites « démocratiques ».

Une solution possible, actuellement testée sur la scène politique américaine, serait de rationaliser un processus électoral qui s'avère grotesquement inefficace — et les élections sont évidemment au cœur de la démocratie des consommateurs.

Examinons d'abord le fonctionnement actuel des élections, avec toutes leurs déficiences. Au sommet, nous avons une série d'entreprises, que nous baptiserons Entreprises A. Chacune d'elles emploie en moyenne une douzaine de salariés pour transférer des sommes importantes au bénéfice de telle ou telle campagne électorale — disons la Campagne B. Il peut s'agir de n'importe quelle élection, y compris au poste de président. De son côté, l'état-major de la campagne — qui emploie lui aussi un grand nombre de salariés — transfère des sommes non moins importantes à une agence de relations publiques, type Hill & Knowlton, que nous nommerons C. Ladite agence de relations publiques, qui emploie une cinquantaine de salariés à plein temps, transfère de coquettes sommes à plusieurs chaînes de télévision qui, en fin de parcours, transmettent l'information pertinente au consommateur — sans lui remettre d'argent, bien entendu.

L'ironie de la chose, c'est que pour engendrer toute la quantité d'argent nécessaire afin d'alimenter cette chaîne, au début de la chaîne, vous avez les travailleurs des entreprises qui financent la campagne, lesquels se trouvent être aussi les citoyens et les électeurs en fin de chaîne. Il s'agit donc d'un système qui s'autoalimente et dont l'utilité réelle est proche de zéro.

Mais on peut proposer un autre modèle. Avec l'aide d'à peu près le même nombre de salariés, les entreprises ne paient plus qu'une seule entité : Voteauction.com. Voteauction.com, à son tour, n'a besoin que de quatre salariés pour transmettre directement à l'électeur-consommateur non pas de l'information, mais des espèces sonnantes et trébuchantes. Voteauction.com est un système qui permet aux électeurs de mettre de leur plein gré leur vote aux enchères et de le vendre au plus offrant. Il s'agit d'un espace où les gens qui ne ressentent pas d'affinité particulière pour tel ou tel candidat peuvent confier leur voix au marché. Cela permet de rationaliser l'ensemble du processus électoral et, comme dans tous les marchés, tout le système fonctionne au profit des consommateurs — et des entreprises qui en sont à l'origine, bien entendu.

Cette conférence est l'un des nombreux canulars réalisés par le collectif des Yes Men. Au début des années 2000, grâce à un faux site de l'OMC, ils se font inviter à plusieurs réunions économiques où ils présentent leur « expertise » devant un public enchanté. Leurs performances sont visionnables sur : http://theyesmen.org/

Les frères ennemis

jeu, 22/09/2016 - 14:41

Une guerre d'indépendance a opposé une guérilla aux forces gouvernementales éthiopiennes entre 1961 et 1991. La fin de l'empire unitaire d'Éthiopie de Hailé Sélassié, en 1974, et la prise du pouvoir par M. Mengistu Hailé Mariam (dit « le Négus rouge ») en 1978 n'y ont rien changé (1).

Pendant ce long affrontement, le Front populaire de libération de l'Érythrée (FPLE), constitué en 1972, avait développé une coopération militaire étroite avec la guérilla du Front populaire de libération du Tigré (FPLT), qui luttait depuis la province du Tigré contre le Négus rouge. Après la victoire de la coalition FPLE-FPLT en mai 1991, la sécession de l'Érythrée s'est effectuée de manière consensuelle en 1993, le FPLE prenant le pouvoir à Asmara tandis que son allié le FPLT s'installait à Addis-Abeba. L'alliance paraissait d'autant plus naturelle que les deux fronts étaient dirigés par des chrétiens tigréens.

Les tensions survenues par la suite ont souvent été qualifiées de « syndrome grand frère - petit frère ». Dans la lutte, le FPLE revendiquait l'antériorité, une meilleure organisation, un rayonnement international indiscutable, alors que le FPLT ne disposait que d'un ancrage régional. Bien que dirigeant un pays beaucoup moins peuplé (6 millions d'habitants contre 94 pour l'Éthiopie), il ne se donnait pas la peine de dissimuler son sentiment de supériorité. Les premières années furent calmes, mais néanmoins marquées par des revendications économiques de plus en plus fortes de la part de l'Érythrée : demande de parité monétaire birr-nakfa, demande d'arrêt des investissements industriels au Tigré.

Le chef du FPLT devenu président de l'Éthiopie, Meles Zenawi, tenta de faire entendre raison à son ancien allié. Il fit valoir que, en tant que dirigeant d'un grand pays peuplé à 95 % de non-Tigréens, il subissait des contraintes bien plus lourdes que durant les années de guerre. En mai 1998, prenant prétexte de revendications sur des espaces territoriaux minuscules et sans valeur stratégique ou économique, l'Érythrée attaqua son grand voisin. Il s'ensuivit une guerre de deux années dans laquelle périrent environ 70 000 combattants et qui coûta plus de 2 milliards de dollars.

La lutte de guérilla de la guerre d'indépendance laissa place à un conflit conventionnel rappelant la première guerre mondiale en Europe — tranchées, attaques frontales meurtrières, barrages d'artillerie lourde —, qui n'aboutit à rien. L'armistice signé à Alger en juin 2000 ne fut suivi d'aucun traité de paix. Il laisse beaucoup d'amertume des deux côtés. Ce conflit larvé menace toujours de dégénérer en un conflit ouvert dès qu'une faille apparaît dans l'un ou l'autre camp.

(1) Lire « En Éthiopie, des rivalités ethniques si anciennes, si profondes… », Le Monde diplomatique, septembre 1991.

Fantasmes occidentaux

jeu, 22/09/2016 - 14:40

Le regard occidental est marqué par la volonté constante de chercher dans le Sud-Est européen un islam radicalement différent de celui pratiqué dans le reste de l'oumma. En réalité, cette tentation n'est pas nouvelle. On pouvait déjà la voir à l'œuvre dans le rôle central accordé au bektachisme (lire le glossaire) dans le récit national albanais. La tendance à dissocier bektachisme et islam sunnite fut encore accentuée par le communisme autarcique et autoritaire d'Enver Hodja, du moins jusqu'à l'interdiction de toute pratique religieuse en 1967 : le bektachisme devenait ainsi une sorte de religion nationale, d'autant que la direction mondiale de la confrérie, très centralisée, s'était repliée à Tirana en 1927, après l'interdiction des ordres soufis dans la Turquie de Mustafa Kemal Atatürk (1). En réalité, les confréries furent des relais importants de l'affirmation nationale albanaise. Depuis la chute du communisme, les tentatives de reconstituer une hiérarchie bektachie totalement séparée de la communauté islamique se heurtent à un échec : lors du recensement de 2011, seuls 2,09 % des Albanais se sont déclarés de confession bektachie.

Les derviches et les pratiquants de l'islam soufi sont souvent perçus comme des modèles de tolérance, alors que la constitution et le rayonnement des grandes confréries dans les Balkans sont indissolublement liés à l'armée ottomane — les membres du corps d'élite des janissaires étaient traditionnellement bektachis — et que ces confréries, notamment les puissants naqshbandis, ont été les dernières, dans les années 1920, à défendre le principe du califat et à s'opposer au projet de Turquie moderne et laïque que défendait Atatürk. En réalité, l'islam soufi a toujours eu deux visages : l'un mystique, hétérodoxe et volontiers frondeur, et l'autre militaire et proche du pouvoir, que l'on ne retrouve pas en Afrique ou en Turquie. Ce n'est pas un hasard si la confrérie naqshbandie connaît depuis la fin de la guerre un vif renouveau en Bosnie-Herzégovine, en s'appuyant sur les cadres issus de l'armée et ceux du Parti d'action démocratique (SDA), la formation de l'ancien président Alija Izetbegović. Un pèlerinage soufi comme l'Ajvatovica (2) fait ainsi figure de commémoration patriotique, et la fréquentation d'un lieu de prière favorise bien souvent l'avancement d'une carrière dans le parti ou dans l'administration.

Dans les années 1990, la volonté de singulariser l'islam des Balkans répondait à des exigences politiques fort concrètes : le conflit de Bosnie-Herzégovine était contemporain de la guerre civile en Algérie et, pour certains intellectuels français, qui perçoivent moins le monde comme un ensemble de réalités à décrypter que comme une succession de causes à embrasser, il était opportun de pouvoir opposer un bon et un mauvais islam. On s'extasiait de voir des Bosniaques, d'indéniable tradition musulmane, boire de l'alcool, comme si aucun Turc n'avait jamais bu un verre de raki ! En partie à cause de la confusion entre l'identité nationale « musulmane » et la croyance religieuse, on trouvait particulièrement « modernes » des musulmans qui ne pratiquaient pas leur religion — un peu comme s'il fallait s'étonner de voir des Français baptisés catholiques manger de la viande le vendredi.

La réalité du processus de laïcisation engagé sous le socialisme yougoslave empêchait de comprendre l'existence parallèle d'un islam vécu par une partie de la population d'origine musulmane, ainsi que la renaissance de la pratique qu'entraînèrent l'éclatement de l'État socialiste et la guerre. Les musulmans bosniaques devenaient des archétypes de musulmans délivrés des observances rituelles de leur religion et, à ce titre, étaient perçus comme un modèle que l'on pouvait opposer aux tentations du radicalisme affectant l'ensemble du monde musulman. Pourtant, au cours des décennies suivantes, nombre de jeunes musulmans des Balkans s'engagèrent dans les rangs du djihad mondialisé. On en dénombrerait plus de huit cents en Syrie (3).

Cette construction idéologique renvoie aux incertitudes du regard occidental sur les Balkans eux-mêmes. S'inscrivant dans le droit-fil des travaux d'Edward Saïd sur l'orientalisme, l'anthropologue bulgare Maria Todorova a créé la notion de « balkanisme » (4) : alors que l'Orient imaginé par l'Europe serait un « non-lieu », une utopie servant à projeter les fantasmes occidentaux, les Balkans, eux, précisément parce qu'ils forment une marche, une zone-tampon entre Occident et Orient, relèveraient de l'ordre du réel, d'un réel qu'un Occident démiurge s'efforce depuis deux siècles de contrôler et de modeler. L'idée d'« européanisation des Balkans » mise en avant depuis la fin de la guerre du Kosovo, en 1999 (5), comme substrat idéologique du processus d'intégration européenne, n'est que le dernier avatar de cette longue tradition : il s'agit de supposer que le rapprochement européen doit entraîner une transformation des sociétés balkaniques, qui abandonneraient peu à peu des traits définis comme culturels tels que la mauvaise gouvernance, la corruption, les tentations autoritaires ou une certaine propension au désordre. Certains, dans les Balkans, vont encore plus loin, comme l'écrivain Ismaïl Kadaré (6), pour qui les Albanais devraient rejeter la foi musulmane et revenir au catholicisme de leurs très lointains ancêtres pour affirmer leur identité européenne.

Dans ces visions schématiques, l'islam et l'orthodoxie, cet héritage byzantin, sont perçus comme les marqueurs identitaires d'une altérité négative. Pourtant, l'islam demeure un facteur déterminant dans les Balkans. Mais quel statut lui reconnaître dans le regard d'un Occident traversé de courants islamophobes ? L'idée d'un « islam européen » répond précisément à ce défi, en permettant d'imaginer, dans des Balkans enfin « européens », un islam « modèle ». Or les réalités de l'islam vécu et pratiqué dans les Balkans restent bien sûr plus complexes que le binôme réducteur opposant radicalité et modération, et cet islam restera toujours traversé par les contradictions et les tensions qui affectent l'ensemble du monde musulman, tout en étant riche de son histoire spécifique.

(1) Cf. Nathalie Clayer, Aux origines du nationalisme albanais. La naissance d'une nation majoritairement musulmane en Europe, Karthala, Paris, 2006.

(2) Ce pèlerinage, théoriquement organisé depuis le XVe siècle, avait été interdit par les autorités communistes. Depuis la fin de la guerre, il draine à nouveau des milliers de personnes dans le village de Prušać. Cf. Rodolfo Toè, « Islam : l'Ajvatovica, le grand rassemblement des musulmans de Bosnie », Le Courrier des Balkans, 8 juillet 2011.

(3) « Foreign fighters : An updated assessment of the flow of foreign fighters into Syria and Iraq », The Soufan Group, New York, décembre 2015.

(4) Maria Todorova, Imaginaire des Balkans, Éditions de l'EHESS, Paris, 2011.

(5) Lire Marie-Janine Calic, « Européaniser “l'autre Europe” », Le Monde diplomatique, juillet 1999.

(6) Ismaïl Kadaré, La Discorde. L'Albanie face à elle-même, Fayard, Paris, 2013.

La plume dans la paie

jeu, 22/09/2016 - 10:49

L'empressement du Figaro à servir le patron de Moët Hennessy Louis Vuitton (LVMH) prêterait à sourire si M. Bernard Arnault, dirigeant de la multinationale du luxe, n'était pas lui-même propriétaire de titres aussi influents sur des secteurs différents de l'opinion française que Les Échos — acquis en 2007 contre l'avis des journalistes — et Le Parisien. À ces deux journaux, desquels il n'a rien à redouter puisque l'autopromotion et l'autocensure y opèrent sans accrocs (1), s'ajoute L'Opinion. M. Arnault finance en effet largement ce quotidien d'obédience patronale, constamment relayé par les revues de presse et doté de diverses chroniques dans l'audiovisuel malgré son lectorat rachitique. En période de luttes sociales, un tel quadrillage se remarque, car si l'œil et l'oreille s'habituent à presque tout, mieux vaut quand même ne pas trop les provoquer en postulant par exemple que chaque auditeur est un actionnaire — ou un réactionnaire — qui déteste les grévistes.

La famille Dassault, elle, semble adorer le clan Arnault. Ces trois dernières années, le quotidien détenu par M. Serge Dassault, troisième fortune de France, a consacré une rafale d'articles laudateurs et de cahiers spéciaux à la deuxième fortune du pays. Le 7 mars 2013, ce fut à l'occasion du « show tout en séduction de Louis Vuitton ». Quelques jours plus tard, la remise à M. Arnault des insignes de chevalier commandeur de l'Empire britannique par le prince Charles était elle aussi dûment relatée par Le Figaro. Le 6 mars 2014, un article très affable du même quotidien annonçait : « Bernard Arnault reçoit le prix David Rockefeller du MoMA à New York pour sa générosité ». Octobre 2014 donna l'occasion à l'ensemble de la presse, dont Le Figaro, qui sait bien ce que pèsent les budgets publicitaires de LVMH (2), de célébrer l'inauguration du bâtiment de la Fondation Louis Vuitton à Paris.

Agrémentée de photographies sublimes, l'édition du 24 octobre 2014 du Figaro Magazine confinait à la perfection. Car « quand Bernard Arnault se dévoile » (c'était le titre de l'article), sa mise à nu s'étale sur dix pages et l'expose au risque d'essuyer des témoignages critiques du genre : « Comme l'analyse sa femme, la pianiste Hélène Mercier-Arnault, “il est content que l'on ait saisi qu'il comprend les artistes, en leur donnant l'impression que tout est possible”. » Un mois plus tard, le journal de M. Dassault relève : « Bernard Arnault distingué par Forbes ». Et Le Figaro Économie du 28 octobre 2015 n'oubliera pas non plus de consacrer un article mielleux à « La leçon inaugurale de Bernard Arnault aux apprentis de LVMH ».

Le summum est toutefois atteint le 19 mai 2016. Après avoir engrangé, comme presque tous ses confrères, moult pages de publicité annonçant les « journées particulières du groupe LVMH », le supplément « Le Figaro et vous » — réceptacle privilégié des réclames de LVMH — y consacre un dossier rédactionnel qui débute ainsi : « Portes ouvertes sur le luxe. Entretien avec Bernard Arnault et son fils Antoine. » Une immense photographie des deux héros occupe la moitié supérieure de la page d'ouverture du cahier. En bas, une publicité pour le champagne Veuve Clicquot, propriété de LVMH. Bien qu'ayant pour auteurs deux journalistes du Figaro, et non un attaché de presse de la multinationale, toutes les questions rivalisent de pugnacité avec celle-ci : « Est-ce l'un des privilèges du monde du luxe que de pouvoir ouvrir ses portes tout en continuant à faire rêver ? » Faute de place, sans doute, aucune n'évoque le documentaire de François Ruffin Merci patron !, qui, à cette époque, a déjà remporté un succès inattendu (500 000 spectateurs) en détaillant une histoire nettement moins avantageuse pour M. Arnault (3).

Une semaine après le festival LVMH dans les pages du Figaro, la plupart des quotidiens nationaux, dont celui de M. Dassault, se virent empêchés de paraître au motif qu'ils avaient refusé de publier un texte du secrétaire général de la Confédération générale du travail (CGT). Qualifiée de « censure », la décision fut jugée inquiétante pour la démocratie. « Le projet de la CGT, projet politique, c'est qu'il n'y ait qu'un seul journal », s'étrangla Laurent Joffrin (France Inter, 26 mai), directeur de Libération, tandis que Le Figaro se présentait en « victime d'un chantage » visant à « prendre en otage le contenu éditorial des journaux pour le transformer en tribune politique » (27 mai 2016). M. Arnault, lui, s'impose quand il veut, où il veut, comme il veut, sans susciter le courroux des barons de la presse. Mais ses manières doivent être plus avenantes que celles de M. Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT, puisque enluminées de luxe, d'art et d'argent.

(1) Ainsi, c'est spontanément que le directeur de la rédaction du Parisien aurait décidé d'interdire que le journal rende compte du film Merci patron !, très critique envers M. Bernard Arnault.

(2) Dix pour cent des recettes publicitaires du groupe Le Figaro en 2010.

(3) Lire Frédéric Lordon, « Un film d'action directe », Le Monde diplomatique, février 2016.

Les limites du symbolisme

mer, 21/09/2016 - 17:34

En juillet 2016, lors de la convention démocrate de Philadelphie, M. Barack Obama désigna pour lui succéder celle qui pendant quatre ans fut sa secrétaire d'État. Un symbole d'autant plus fort que le premier président afro-américain des États-Unis choisissait ainsi la femme, Mme Hillary Clinton, qui deviendrait la première présidente du pays. Comme les Noirs des États-Unis aujourd'hui, les féministes découvriront peut-être à leur tour qu'on doit se méfier des symboles, moins déterminants que les structures qu'ils promettent de bousculer et qu'ils effleurent à peine.

En juin 2008, porté par une foule heureuse et confiante, M. Obama s'exclamait : « Nous pourrons nous souvenir de ce jour et dire à nos enfants qu'alors nous avons commencé à fournir des soins aux malades et de bons emplois aux chômeurs ; qu'alors la montée des océans a commencé à ralentir et la planète à guérir ; qu'alors nous avons mis fin à une guerre, assuré la sécurité de notre nation et restauré notre image de dernier espoir sur Terre. »

À défaut d'avoir mérité un prix Nobel de la paix, M. Obama aurait pu décrocher un trophée de l'éloquence. Car, qu'il s'agisse des rapports des États-Unis avec le monde arabe (4 juin 2009), des inégalités labourant la société américaine (6 décembre 2011), des haines raciales persistantes (26 juin 2015), le sillage de sa présidence découvre une traînée de très beaux discours émaillés de réels moments d'émotion. Mais avec les limites du genre… Il prononça treize allocutions pour déplorer que des massacres dans des écoles, des églises ou une boîte de nuit n'aient jamais remis en cause la vente libre des armes à feu. Au point tout de même que son ton ressembla parfois à celui de l'exaspération : « D'une certaine façon, c'est devenu une routine, enrageait-il au lendemain d'une nouvelle tuerie. L'annonce de l'événement est devenue une routine. Ma réponse à ce podium est devenue une routine. Et le débat qui suivra aussi. »

Étrange aveu d'impuissance venant de l'homme qui espérait endiguer la montée des océans. « Le vrai changement, le grand changement, c'est toujours difficile », s'excusa-t-il un jour auprès de ceux qu'il avait déçus. Ne restait plus au Moïse de 2008 qu'à devenir le greffier désolé des chausse-trapes que le système politique américain avait accumulés sous ses pieds : un Congrès presque toujours hostile, une majorité d'États contrôlés par des élus républicains, des campagnes électorales permanentes, une Cour suprême qui avait conforté le poids des lobbys et de l'argent, etc.

Pourtant, quand il le voulut vraiment, M. Obama usa de son pouvoir réglementaire pour contourner l'obstruction des républicains. Un président démocrate à la rhétorique incandescente aurait donc pu montrer moins d'indolence à appliquer les lois antitrust ; à diligenter des poursuites contre les banquiers responsables de la crise du siècle (presque tous épargnés) ; à menacer les universités qui ne cessaient de relever leur prix d'inscription — jusqu'à se rendre inabordables à une fraction croissante des classes moyennes américaines — de devoir se passer de leurs aides publiques. Et puis, que vaut vraiment l'argument du « si seulement on avait pu… » quand nombre d'États et de municipalités dont les démocrates détiennent tous les pouvoirs locaux ressemblent davantage à des îlots de privilèges qu'à des laboratoires du progrès social (1) ?

À entendre les républicains et la presse étrangère, M. Obama incarnerait ce qu'il y a de plus à gauche dans la politique américaine. Inutile d'objecter le creusement des inégalités, la persistance de la pauvreté, l'incarcération de masse, qu'il ne fit que commenter ; sa fascination pour Wall Street et la Silicon Valley ; son entêtement libre-échangiste ; sa disposition à organiser les plans de table de la Maison Blanche en fonction du montant déboursé par ses convives ; le recours croissant à l'assassinat par voie de drones des ennemis des États-Unis (et de leurs familles). Car, à l'aune de ce que risque d'entreprendre celle (ou celui) qui lui succédera, on pourrait regretter assez vite l'homme qui rétablit les relations diplomatiques avec Cuba et engagea un dialogue avec l'Iran.

Ce qui manqua à M. Obama, ce fut avant tout la volonté de combattre. Alors que ses adversaires pratiquaient contre lui la politique de la terre brûlée, il ne chercha jamais à mobiliser ses partisans. Trop confiant dans les vertus de son intelligence, il imagina qu'il lui suffirait de parler pour convaincre, et d'avoir raison pour vaincre. Incurablement centriste, il avoua avoir pour modèle Dwight Eisenhower, un républicain modéré qui fut président pendant huit ans lui aussi, mais à une époque marquée par la croissance et la confiance.

M. Obama a pensé que l'élire à la Maison Blanche épuisait l'audace dont les Américains étaient capables. D'autant plus que, selon lui, « le pays n'a pas besoin de changement radicaux (2) ». Au terme de sa présidence, il lui faut admettre que la majorité de ses concitoyens sont plus que jamais persuadés du contraire.

(1) Cf. Thomas Frank, Listen, Liberal. What Ever Happened to the Party of the People ? Metropolitan Books, New York, 2016.

(2) Time no 11, vol. 180, New York, 10 septembre 2012.

Affrontements américains

mer, 21/09/2016 - 17:34

Numéro coordonné par Benoît Bréville et Serge Halimi

Édition : Olivier Pironet

Conception graphique : Nathalie Le Dréau, Boris Séméniako

Les limites du symbolisme
Benoît Bréville et Serge Halimi

I. Cette crise qui n'en finit pas

Cinq pour cent de chômage, 2,4% de croissance, des prix du pétrole bas, une Bourse au plus haut : à première vue, l'économie américaine semble s'être remise de la grande récession de 2008. Pourtant, les inégalités sociales atteignent des niveaux record. Et, pour les migrants clandestins, les travailleurs pauvres, les victimes de l'incarcération de masse ou les résidents des anciennes villes industrielles, la crise reste une réalité bien tangible

« Nous avons perdu Detroit »
John Nichols

Des puits de pétrole dans les jardins
Christelle Gérand

Quelle est votre cote de crédit ?
Maxime Robin

« L'Alena générera plus d'emplois qu'il n'en détruira »
Lori M. Wallach

Qui profite des travailleuses immigrées ?
Danièle Stewart

En Louisiane, le business des prisons
M. R.

Chicago en panne de logement social (inédit)
Judith Chetrit

La charité contre l'État
B. B.

II. Le rappel brutal de la question noire

En 2008, l'élection d'un président noir avait renvoyé au monde l'image d'une Amérique apaisée, débarrassée de ses clivages raciaux. Huit ans plus tard, tandis que la discrimination électorale revient à pas feutrés et que la police continue de tuer un Noir tous les trois jours, la désillusion n'en est que plus grande. Mais, porté par une nouvelle génération de militants, l'espoir de changement vibre toujours.

L'illusion d'une Amérique post-raciale
Desmond King

Blancs ou noirs, tous les shérifs se ressemblent
Raphaël Kempf

Malcolm X, toujours vivant
Achille Mbembe

Black Lives Matter, le renouveau militant (inédit)
Sylvie Laurent

Selma, un film, une légende
Adolph Reed Jr

Retour en force de la discrimination électorale
Brentin Mock

III. Réalignements politiques

M. Barack Obama laissera derrière lui un paysage politique méconnaissable. Divisés comme jamais, les républicains présentent à l'élection présidentielle un milliardaire opposé au libre-échange et haï par les caciques du parti. Côté démocrate, un sénateur se disant « socialiste » a tenu la dragée haute lors des primaires à la candidate de l'establishment, dont chacun sait qu'elle serait moins progressiste que le président sortant, qui avait lui-même déçu.

Fox News, une industrie de l'outrage
Rodney Benson

Guerre civile au sein de la droite
S. H.

Feu sur l'avortement
Jessica Gourdon

Un milliardaire à l'assaut de la Maison Blanche
S. H.

Et la « classe créative » envoûta les démocrates…
Thomas Frank

Socialisme, ce mot qui n'effraie plus
Bhaskar Sunkara

IV. Vers une Amérique modeste ?

Durant les huit dernières années, les États-Unis ont participé à une coalition pour faire chuter Mouammar Kadhafi en Libye, puis ont refusé de renverser M.Bachar Al-Assad en Syrie ; ils ont multiplié les bombardements illégaux par drones, mais se sont engagés dans un effort diplomatique multilatéral pour signer un accord avec l'Iran. Ils ont renoué des relations avec Cuba, tout en jouant les pompiers pyromanes en Ukraine. Peut-on déceler une logique derrière ces choix en apparence contradictoires ?

Aux origines du messianisme américain (inédit)
Perry Anderson

Un marché commun pour marginaliser la Chine
Martine Bulard

Dégel entre Washington et La Havane
Salim Lamrani

L'Iran, un ennemi présentable
Trita Parsi

Le meilleur des mondes selon Washington
Noam Chomsky

Les hérétiques de la crise ukrainienne
Stephen F. Cohen

Existe-t-il une « doctrine Obama » ?
B. B.

Iconographie

Ce numéro est accompagné de photographies de l'agence Magnum et de Romain Blanquart.

Cartographie

Cécile Marin

Démocratie (peu) représentative

Une libération inachevée

Des frontières, pour qui, pour quoi ?

Encadrés

B. B. & S. H.

Les habitants partiront d'eux-mêmes…

L'homophobie ne paye plus

Routine présidentielle

Jour de vote

Pour quelques dollars de plus

Triste Amérique. Le vrai visage des États-Unis

Documentation

Olivier Pironet

Chronologies

De Selma à Ferguson

Entre la carotte et le bâton

Bibliographies

Sur la Toile

Dates de parution des articles

• John Nichols, « Nous avons perdu Detroit », octobre 2013
• Christelle Gérand, « Ma maison, ma voiture, mon puits de pétrole », juillet 2015
• Maxime Robin, « Aux États-Unis, l'art de rançonner les pauvres », septembre 2015
• Lori Wallach, « Mirages du libre-échange », juin 2015
• Danièle Steward, « La Californie aux prises avec ses travailleurs immigrés », mars 1994
• Maxime Robin, « En Louisiane, prisons cherchent prisonniers », novembre 2013
• Judith Chetrit, « Chicago en panne de logement social » (inédit).
• Benoît Bréville, « La charité contre l'État », décembre 2014

• Desmond King, « Pour les Afro-Américains, amer bilan d'une présidence noire », janvier 2015
• Raphaël Kempf, « Prions pour notre shérif et sa victoire aux élections », décembre 2015
• Achille Mbembe, « Un inépuisable mythe par temps d'adversité », février 1993
• Sylvie Laurent, « Black Lives Matter, le renouveau militant » (inédit).
• Adolph Reed Jr, « Selma et la légende noire », mars 2015
• Brentin Mock, « Retour feutré de la discrimination électorale », octobre 2014

• Rodney Benson, « Délire partisan dans les médias américains », avril 2014
• Serge Halimi, « Guerre civile au sein de la droite américaine », avril 2016
• Jessica Gourdon, « Guérilla contre l'avortement aux États-Unis », décembre 2013
• Serge Halimi, « Quand la Maison Blanche est à vendre », juillet 1992
• Thomas Frank, « Les démocrates américains envoûtés par la Silicon Valley », mars 2016
• Bhaskar Sunkara, « Un socialiste à l'assaut de la Maison Blanche », janvier 2016

• Perry Anderson, « Aux origines du messianisme américain » (inédit)
• Martine Bulard, « Libre-échange, version Pacifique », novembre 2014
• Salim Lamrani, « À Cuba, vers la fin de l'embargo », janvier 2015
• Trita Parsi, « Le temps de la haine entre les États-Unis et l'Iran est-il révolu ? », mars 2015
• Noam Chomsky, « Le meilleur des mondes selon Washington », août 2003
• Stephen F. Cohen, « Hérétiques contre faucons », octobre 2014
• Benoît Bréville, « Les États-Unis sont fatigués du monde », mai 2016

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Médecins, une concentration qui aggrave la pénurie

mer, 21/09/2016 - 15:48
Le nombre de médecins en exercice baisse depuis 2010, alors que plus du quart d'entre eux a plus de 60 ans. C'est le résultat d'une réduction drastique du nombre d'étudiants admis en 2e année. La hausse régulière de la part des médecins ayant obtenu leur diplôme à l'étranger (22,7 % des inscriptions à (...) / , , , , , , , - Santé

« Terrorisme », une notion piégée

mar, 20/09/2016 - 15:00
Le 14 juillet, un homme au volant d'un camion fonçait sur la foule à Nice, tuant quatre-vingt-quatre personnes et en blessant des centaines. Le massacre a aussitôt été qualifié d'attentat « terroriste ». Mais, pour lutter efficacement contre ce type d'actes, l'emploi de ce terme a-t-il une utilité (...) / , , , , , , - 2016/08

Deux décennies de guerre dans la région des grands lacs

mar, 20/09/2016 - 15:00
/ Afrique, Rwanda, Conflit, Géopolitique, Guérilla, Ouganda, Congo, Afrique centrale, Afrique des Grands Lacs - Afrique / , , , , , , , , - Afrique

Quand parler de « terrorisme » ?

mar, 20/09/2016 - 10:38

Le 14 juillet, un homme au volant d'un camion fonçait sur la foule à Nice, tuant quatre-vingt-quatre personnes et en blessant des centaines. Le massacre a aussitôt été qualifié d'attentat « terroriste ». Mais, pour lutter efficacement contre ce type d'actes, l'emploi de ce terme a-t-il une utilité quelconque ?

Juan Genovés. – « Las manchas de sangre » (Les taches de sang), 1972 Vegap, Madrid

Voilà plus de trente ans que la même scène se rejoue. À chaque attentat présenté comme terroriste, les partisans d'un supposé réalisme sortent du bois et nous pressent d'adopter (enfin) des mesures qui, censées répondre à la gravité du péril, exigent la mise entre parenthèses plus ou moins durable de l'État de droit. Parmi les plus rapides, dans la foulée de l'attentat du 14 juillet à Nice, le député Éric Ciotti (Les Républicains). Invité de France Inter le lendemain, il regrettait : « Certains n'ont pas compris qu'on avait changé de monde et ne mesurent pas l'ampleur de la menace. Face à cette guerre, nous n'utilisons pas les armes de la guerre. » Ses recommandations : autorisation des procédures de rétention administrative, contrôles d'identité biométriques systématiques aux frontières… Bref, « changer de logiciel », « changer de paradigme » : « On est en guerre, utilisons les armes de la guerre. »

Depuis 1986 et l'adoption de la première loi dite « antiterroriste », l'arsenal répressif destiné à répondre au phénomène n'a pourtant cessé de s'étoffer. Au rythme d'une réforme tous les dix ans, puis tous les cinq ans et, désormais, tous les vingt-quatre mois (1). Chaque fois, il est question de défendre la démocratie contre le terrorisme, dont la plus grande victoire serait de nous voir renoncer à nos libertés publiques. Et, chaque fois, on assiste à leur érosion.

À partir de la fin du XIXe siècle, le terme « terroriste » tend le plus souvent à disqualifier certaines formes d'opposition, plus ou moins violentes, aux pouvoirs en place. Il vise moins un comportement donné — et susceptible à ce titre d'une définition juridique rigoureuse — qu'une motivation spécifique, réelle ou supposée, dans la perpétration d'actes pouvant recevoir une qualification pénale. La qualification de terrorisme relève donc davantage du rapport de forces politique que de l'herméneutique juridique.

Aucune convention internationale ne parvient à en proposer une véritable définition. Un flou d'autant plus regrettable que la répression des infractions considérées comme terroristes se traduit par un emballement coercitif à tous les stades du procès pénal. Pourquoi conserver une catégorie juridique aussi peu satisfaisante alors que la réponse pénale doit présenter un caractère exceptionnel et pondéré ?

Risque d'arbitraire

Dans une société démocratique, le législateur ne peut incriminer que les actes « nuisibles à la société (2)  ». Ce principe signifie que la pénalisation ne peut être envisagée qu'à une double condition : le comportement visé porte atteinte à la cohésion sociale ; les autres formes de régulation s'avèrent insuffisantes pour le sanctionner. De ce point de vue, les faits généralement poursuivis sous la qualification de terrorisme portent une atteinte à la cohésion sociale telle que la légitimité de leur incrimination ne souffre aucun doute.

Mais ce principe de nécessité signifie également que l'on ne peut créer d'infraction si les faits visés font déjà l'objet d'une incrimination adéquate. Or la spécificité du terrorisme, tel qu'il est apparu dans notre droit il y a trente ans, est d'être en quelque sorte une infraction dérivée, se greffant sur des crimes et délits de droit commun dès lors qu'ils sont commis « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur (3)  ». Ainsi, c'est d'abord l'existence de faits, entre autres, d'assassinat, de destruction ou encore de séquestration qui doit être démontrée pour déterminer si l'infraction terroriste a été commise.

Lors de l'adoption de la loi du 9 septembre 1986, le législateur a souligné que ces crimes et délits relevaient d'une catégorie particulière : ils impliquaient une organisation criminelle d'ampleur, appelant une réponse pénale adaptée, notamment d'un point de vue procédural. Il fallait en particulier permettre le regroupement des affaires au siège d'une juridiction unique — en l'occurrence, le tribunal de grande instance (TGI) de Paris — et autoriser la prolongation de la garde à vue au-delà de la quarante-huitième heure dans des dossiers pouvant nécessiter un grand nombre d'investigations urgentes. Mais cette spécificité a disparu depuis que notre droit s'est doté, au terme d'un processus entamé dans les années 1980 et achevé avec la loi du 9 mars 2014, d'un régime d'enquête et d'instruction propre à la délinquance organisée.

Si elles sont loin d'être au-dessus des critiques, ces dispositions permettent de répondre aux particularités des infractions dites terroristes, qu'il s'agisse de la spécialisation des juridictions ou du recours à des modes d'enquête dérogatoires au droit commun (4). Au demeurant, qu'est-ce en pratique qu'un acte de terrorisme — attentat, enlèvement ou atteinte aux biens — sinon un crime ou un délit commis en bande organisée (excluant, a priori, ceux que les médias qualifient de « loups solitaires ») ?

Peut-être nous objectera-t-on que ce qui fonde la singularité du terrorisme réside dans la particulière gravité des faits incriminés. Pourtant, si l'on veut bien prendre quelque distance avec l'effet d'intimidation et de sidération propre à leur mise en scène, cet argument ne résiste guère à l'analyse. Qu'est-ce qui permet de considérer qu'un crime qualifié de terroriste porte davantage atteinte à la cohésion sociale qu'un crime mafieux, qui témoigne d'une hostilité aux fondements de l'État de droit au moins équivalente ? Pour prendre un exemple, peut-on sérieusement affirmer qu'un assassinat commis par fanatisme politique ou religieux est plus « nuisible à la société » qu'un assassinat commis par intérêt, par esprit de clan ou même par pur sadisme ?

On nous opposera alors le caractère massif de certains actes terroristes, tels les attentats de New York en 2001, de Madrid en 2004 ou, plus récemment, de Tunis et de Paris en 2015, de Bruxelles, Istanbul, Bagdad et Nice rien qu'en 2016. C'est oublier qu'il existe pour de tels faits une qualification pénale infiniment plus précise et pertinente : celle de crime contre l'humanité. Le meurtre de dizaines, voire de centaines, de personnes au seul motif de leur appartenance à un État ou à un groupe « ennemi » peut aisément être qualifié d'atteinte volontaire à la vie commise « en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique (5)  ».

En définitive, la seule raison d'être de l'infraction de terrorisme réside dans la prise en compte du mobile réel ou supposé de son auteur — à savoir la volonté de « troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ». Une incongruité juridique, dans la mesure où le mobile (6) est traditionnellement indifférent à la constitution de l'infraction : il n'apporte qu'un élément permettant d'apprécier sa gravité relative et, ainsi, de déterminer le choix de la sanction. Intégrer le mobile dans la définition d'une infraction, c'est abandonner sa détermination à une appréciation nécessairement subjective des autorités. Sauf à ce que l'auteur acquiesce sans difficultés aux motivations qu'on lui prête — des revendications officielles peuvent les exposer clairement —, leur caractérisation relève bien davantage de la conjecture que de la démonstration factuelle. En outre, définir la volonté profonde de l'individu suppose de prendre en compte des notions générales et, partant, malléables. Cela est particulièrement vrai s'agissant du terrorisme, dont la qualification suppose de démontrer chez la personne l'intention spécifique de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur — notion subjective s'il en est.

Déterminer à partir de quand des infractions de droit commun usuelles comme les atteintes aux personnes ou, plus encore, les dégradations ou détériorations peuvent être considérées comme de nature à troubler gravement l'ordre public au point d'intimider ou de terroriser relève en dernière analyse du fait du prince. La marge d'appréciation est d'autant plus forte qu'il ne s'agit pas seulement de jauger la gravité relative du trouble à l'ordre public, mais aussi de déterminer si l'auteur des faits manifeste en outre une volonté d'intimidation. Elle peut devenir totalement démesurée dans l'hypothèse où les personnes sont poursuivies du chef d'« association de malfaiteurs terroriste (7) » pour avoir préparé un attentat sans parvenir à le commettre.

En somme, la qualification de terrorisme résulte nécessairement d'un rapport de forces et d'une appréciation politiques, au terme desquels les pouvoirs en place l'appliquent de façon plus ou moins discrétionnaire à tel phénomène délictueux plutôt qu'à tel autre. D'un point de vue strictement juridique, rien ne justifie ainsi que l'appellation soit réservée à des attentats à l'explosif par un mouvement régionaliste plutôt qu'à la destruction méthodique de portiques de contrôle par des chauffeurs routiers, les deux actes pouvant être analysés comme destinés à intimider les pouvoirs publics en troublant l'ordre public. De la même façon, rien n'interdit, en l'état des textes répressifs, de voir l'infraction d'« association de malfaiteurs terroriste » utilisée pour poursuivre tel ou tel mouvement syndical ou politique par un gouvernement qui se révélerait peu soucieux de sa légitimité démocratique.

Légitimer la répression en Égypte

Même dans l'hypothèse où les personnes revendiquent sans ambiguïté une volonté de déstabilisation violente de l'ordre établi, l'arbitraire demeure. Car l'étiquette du terrorisme reste aussi un outil visant à disqualifier comme criminel un mouvement d'opposition politique, que sa violence soit réelle ou non. Les sabotages, destructions et autres exécutions de militaires allemands ou de miliciens commis par les résistants visaient à troubler l'ordre public par l'intimidation ou la terreur, afin de mettre un terme à l'Occupation. Ils furent, à ce titre, poursuivis comme faits de terrorisme par le régime de Vichy (8). Que cette qualification ne soit aujourd'hui plus retenue — ni même d'ailleurs envisageable — ne tient qu'à la légitimité donnée à ces actions dans une perspective historique.

Il ne s'agit en aucun cas d'établir un lien quelconque entre les actions criminelles perpétrées par l'Organisation de l'État islamique (OEI) et les opérations de la Résistance, mais de souligner à quel point il est problématique d'utiliser, aujourd'hui encore, le même terme pour désigner les activités de groupuscules fanatiques et obscurantistes et l'action d'opposants politiques à des régimes autoritaires — comme cela est pratiqué notamment en Russie ou en Turquie. D'une certaine façon, l'inscription sur les listes des organisations terroristes recensées par les États-Unis ou l'Union européenne dépend du lien entretenu par ces puissances avec le régime combattu. Pour ne prendre qu'un exemple, aucune analyse juridique ne peut expliquer que la répression de ses opposants par le gouvernement égyptien soit tolérée au nom de la lutte antiterroriste quand celle menée en Syrie est condamnée comme criminelle.

Juan Genovés. – « Primer movimiento, segundo movimiento » (Premier mouvement, second mouvement), 1967 Vegap, Madrid

Bien sûr, l'accusation de terrorisme n'a plus, en France, pour fonction de criminaliser un mouvement d'opposition politique. Sa caractérisation suppose de démontrer l'existence de véritables infractions auxquelles on confère arbitrairement une gravité particulière et non, comme dans certains États, de simples activités perçues comme séditieuses (9). Ses ressorts relèvent en revanche de cette vieille forme de résistance à la mise en place effective du modèle pénal républicain qui s'observe depuis la réaction bonapartiste : l'excuse de « gravité ».

En d'autres termes, l'importance du trouble à l'ordre social causé par l'infraction et l'émotion qu'il suscite sont mises, sinon en scène, du moins en avant pour justifier l'affaissement plus ou moins important de l'exigence de proportionnalité de la répression et, partant, des garanties du justiciable. En ce sens, la succession de modifications législatives de plus en plus rapide que nous connaissons depuis trente ans relève moins de la volonté d'affiner l'appréhension pénale du phénomène que de monter en épingle le péril terroriste pour justifier un accroissement démesuré des prérogatives des autorités répressives. Cette tendance se traduit par des mesures d'enquêtes particulièrement attentatoires aux libertés sans nécessité de démontrer l'existence d'une organisation criminelle, puisqu'il suffit de relever l'intention supposée de l'individu de « terroriser ». Elle se traduit également par un régime procédural plus coercitif encore, d'un point de vue tant judiciaire (10) qu'administratif (11).

De vulgaires organisations criminelles

Non que la réponse pénale aujourd'hui apportée aux infractions dites terroristes serait foncièrement inefficace, mais que son efficacité relative se construit en dépit des embûches de plus en plus sérieuses dressées sur son chemin par la notion même de terrorisme. D'abord, parce qu'on étend indéfiniment le champ du phénomène terroriste, notamment à des faits ne relevant en rien du crime organisé, tout en prétendant y apporter une même réponse. Ensuite parce que, paradoxalement, cette réponse contribue à un renforcement symbolique de ce qu'elle prétend combattre.

À partir du moment où ce qui permet de retenir la qualification de terrorisme réside dans la volonté réelle ou supposée de l'auteur d'une infraction de droit commun de déstabiliser violemment l'ordre public, elle peut être potentiellement appliquée à un grand nombre de situations. Dans un domaine où l'autorité judiciaire se trouve particulièrement exposée aux pressions politiques ou médiatiques, le glissement d'une procédure de droit commun à une procédure terroriste peut se fonder sur des éléments ténus. Le simple fait pour une personne commettant une infraction comprise dans la liste de l'article 421-1 du code pénal — c'est-à-dire, par exemple, un vol ou encore des violences volontaires — de se revendiquer d'une idéologie considérée comme terroriste, voire même de la philosophie ou de la religion dont est issue cette idéologie, peut suffire à la faire basculer dans le régime d'exception.

Les dernières réformes ont encore aggravé cette tendance. Ainsi, la loi du 13 novembre 2014 a introduit dans notre droit la singulière infraction d'« entreprise terroriste individuelle ». Supposée répondre à l'acte isolé de l'individu préparant seul un attentat, cette incrimination permet en réalité d'embrasser de très nombreux comportements, depuis le simple intérêt pour un fanatisme idéologique jusqu'à la préparation effective d'un assassinat. Là encore, l'extensivité du délit découle moins de la matérialité des actes préparatoires que de l'intention supposée de leur auteur. Il eût en effet été possible de n'incriminer que la préparation d'un attentat à l'explosif pour donner un fondement légal aux poursuites intentées — et ainsi aux mesures de contrainte prises au cours de l'enquête ou de l'information. Mais le législateur a préféré considérer comme terroriste, au même titre qu'un groupe criminel organisé, toute personne qui aura, en plus de rechercher des explosifs, consulté « habituellement un ou plusieurs services de communication au public en ligne (…) provoquant directement à la commission d'actes de terrorisme ou en faisant l'apologie », ou encore « séjourné à l'étranger sur un théâtre d'opérations de groupements terroristes » (12).

Au-delà de son arbitraire, une telle extension risque d'affaiblir l'efficacité de la réponse pénale, dans un contexte où la politique pénale vise prioritairement à poursuivre et à sanctionner les actes au stade de leur préparation. Elle conduit en effet à mobiliser l'attention des magistrats et des services d'enquête sur un nombre toujours plus grand de faits, depuis le projet abouti d'attentat jusqu'à la plus petite déclaration d'intention. Une dynamique qui épuise les moyens humains et logistiques disponibles. Sans compter que, si toute infraction est potentiellement terroriste, rien ne permet plus de distinguer ce qui mérite une attention particulière.

On mesure dès lors tout l'intérêt d'un recentrage de la réponse pénale sur les faits susceptibles d'une qualification juridique plus rigoureuse. En poursuivant les actes aujourd'hui qualifiés de terroristes en tant que crimes ou délits commis en bande organisée, on éviterait tout risque d'extension abusive d'un régime procédural dérogatoire particulièrement répressif à des faits dont la constatation ou l'instruction ne le nécessitent nullement. Les qualifications d'assassinat, de destruction, de trafic d'armes ou encore de séquestration en bande organisée, ainsi que celle d'association de malfaiteurs en vue de leur préparation, permettraient aisément d'appréhender pénalement l'ensemble des actions « terroristes » en mettant en œuvre les mêmes modes d'investigation qu'aujourd'hui. En définitive, seule disparaîtrait la possibilité de prolonger la garde à vue de quarante-huit heures supplémentaires, mesure adoptée en 2006 sans aucune nécessité opérationnelle avérée et presque jamais utilisée depuis.

En ce qui concerne la problématique de la compétence territoriale, rien n'interdirait de maintenir un pôle judiciaire unique pour les infractions dont la complexité ou l'ampleur nationale le justifieraient — si tant est que l'échelon interrégional soit jugé inadapté. S'agissant, enfin, des actes commis par des individus isolés, il serait loisible de conserver l'incrimination de préparation d'un attentat tout en renforçant le contrôle de la circulation des armes. Redéployer ainsi la réponse pénale permettrait non seulement d'éviter la dispersion des forces, mais également de ne plus contribuer au renforcement symbolique du phénomène.

En matière de « terrorisme » peut-être plus qu'en toute autre, il se trouve toujours des voix pour justifier la démesure répressive au nom de son effet supposément dissuasif. Vieille rengaine directement héritée de la philosophie pénale de l'Ancien Régime qui ne résiste pas à l'analyse. Dans certains cas, la « terreur » au nom de laquelle on voudrait légitimer le surcroît de répression découle autant, sinon davantage, de la réaction aux actes incriminés que des actes en eux-mêmes. Souvent, c'est avant tout parce qu'une infraction est qualifiée de terroriste que, par le truchement de la caisse de résonance politico-médiatique qui accompagne généralement cet estampillage, elle en devient source d'intimidation, voire de terreur. Cela est particulièrement vrai, par exemple, dans le cas où l'auteur de l'acte est poursuivi du chef d'association de malfaiteurs. À partir du moment où le projet d'attentat n'a, par hypothèse, pu avoir lieu, la dramatisation plus ou moins orchestrée de ses conséquences putatives crée l'effet terroriste.

Des actes aussi effroyables que le massacre de Nice ne peuvent que nous bouleverser profondément et durablement. Mais, même dans l'hypothèse où l'acte recèle en lui-même un potentiel d'intimidation des pouvoirs publics, le qualifier de « terroriste » ne contribue qu'à renforcer son pouvoir symbolique. D'abord, cela a mécaniquement pour effet de mettre sur le même plan la répression en France d'actes qui, même d'une gravité exceptionnelle, n'en demeurent pas moins délictueux et la répression d'opposants politiques pratiquée dans d'autres États sous couvert de la même qualification.

Cette convergence pose d'autant plus problème qu'elle n'intervient pas seulement sur un plan sémantique, mais également sur le plan opérationnel. Le développement d'une coopération pénale menée au nom de la lutte antiterroriste s'accompagne d'un relâchement des exigences ordinairement manifestées à l'égard des autres États en termes de préservation des libertés publiques.

Les arrêts rendus en la matière par la Cour européenne des droits de l'homme en témoignent. Ils mettent en évidence la propension des autorités, dès lors qu'il est question de « terrorisme », à ne plus prendre en considération le risque de traitements inhumains, voire de torture, que courent les personnes mises en cause dans certains États « partenaires » (13). Cela alimente la rhétorique des groupes criminels qui dénoncent la complicité des puissances occidentales avec des gouvernements corrompus et autoritaires pour appeler, en Europe comme dans les pays concernés, à rejoindre leurs rangs.

Enfin, il faut souligner que la seule qualification de « terrorisme » s'avère, en tant que telle, de nature à renforcer le prestige symbolique de ces groupes et… leur capacité de recrutement. En d'autres termes, qualifier un acte de terroriste contribue, au moins autant que les revendications de ses auteurs, à transformer ces derniers en hérauts d'une philosophie, d'une religion, d'une doctrine politique ou, pis encore, d'une civilisation.

Or comment ne pas comprendre qu'en érigeant en combat politique, voire en guerre de civilisations, la répression d'organisations délictueuses dont les ressorts idéologiques ne sont ni uniques, ni même hégémoniques, on renforce leur pouvoir d'influence politique ? C'est le cas pour l'OEI, dont la logique d'action relève tout autant du fanatisme religieux que de l'emprise mafieuse. Du même coup, on contribue à rehausser la cause dont ces groupes se réclament. Une telle légitimation nourrit leur pouvoir de séduction vis-à-vis d'une jeunesse en déshérence. Pour espérer le désamorcer, le plus simple est encore de leur refuser l'onction terroriste pour ne les regarder que comme de vulgaires organisations criminelles — autrement dit, de cesser de leur donner, fût-ce indirectement, crédit de leur prétention à représenter autre chose que leur appétit de pouvoir ou leur pulsion de mort.

Loin d'être un mal nécessaire, l'arbitraire inhérent à l'incrimination de terrorisme constitue ainsi un obstacle à l'efficacité de la répression. Son abandon ne chagrinerait que ceux qui en usent (et en abusent) à d'autres fins que la défense du droit à la sûreté du citoyen.

(1) Après la loi du 9 septembre 1986, qui a introduit la catégorie dans notre ordre juridique, la matière a été réformée par les lois du 22 juillet 1996, du 15 novembre 2001, du 23 janvier 2006, du 21 décembre 2012, du 13 novembre 2014 et du 24 juillet 2015.

(2) Article V de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789.

(3) Article 421 du code pénal.

(4) Les articles 706-75 à 706-95 du code de procédure pénale permettent ainsi le recours aux interceptions de communications en dehors de l'instruction préparatoire, à une garde à vue pouvant durer quatre jours, à la sonorisation de lieux privés ou publics et à la surveillance informatique.

(5) Article 212-1 du code pénal.

(6) En droit pénal, on distingue l'intention, qui est la conscience du sujet de commettre un acte répréhensible, et le mobile, qui désigne la raison pour laquelle il le commet (vengeance, idéologie…).

(7) Article 421-2-1 du code pénal.

(8) Association française pour l'histoire de la justice, La Justice des années sombres. 1940-1944, La Documentation française, Paris, 1996.

(9) S'agissant de l'affaire dite de « Tarnac », la poursuite se fonde bien sur la commission de délits précis (en l'espèce des actes de dégradation en réunion). En revanche, leur qualification d'infractions terroristes s'est avérée largement abusive et a d'ailleurs été écartée par la cour d'appel de Paris dans son arrêt du 28 juin 2016.

(10) Avec le jugement par une cour d'assises sans jurés, la possibilité de prolonger la garde à vue jusqu'à six jours, de ne pas mentionner l'identité des officiers de police judiciaire intervenant en procédure, et une prescription de l'action publique portée à trente ans en matière criminelle et vingt ans en matière délictuelle.

(11) Les personnes condamnées pour terrorisme peuvent en effet être soumises à une surveillance administrative limitant leur liberté d'aller et venir.

(12) Article 421-2-6 du code pénal.

(13) Cour européenne des droits de l'homme, « Affaire Saadi c. Italie », Strasbourg, 28 février 2008.

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