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Mensuel critique d'informations et d'analyses
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Les soldats étaient tous unis dans les tranchées

dim, 02/10/2016 - 19:14

« Au sein des unités, les hommes sont soudés par des liens forts, nourris par les difficultés de leur expérience de guerre » : à l'image de ce manuel édité par Belin (première, 2011), les livres de classe français relaient largement la thèse de l'« union sacrée » dans les tranchées. Pourtant, si les combats ont parfois rapproché des personnes aux convictions politiques opposées, ils n'ont pas remis en cause la distance entre les classes sociales.


Mobilisation en 1914 : départ d'un train de recrues à Berlin, le 28 août. Colorisation numérique.

Dans la plupart des manuels d'histoire, l'union sacrée qui aurait entouré la Grande Guerre est donnée comme une évidence, et ce à deux niveaux. Au sommet de l'Etat, elle est identifiée à l'appel que lance le président de la République, Raymond Poincaré, le 4 août 1914, dans le but de réaliser l'unité nationale. On en trouverait l'incarnation concrète dans la présence, ce même jour, de Maurice Barrès, chef de la Ligue des patriotes, aux obsèques de Jean Jaurès, ou dans la composition du Comité du Secours national, où siègent côte à côte le secrétaire général de la Conféderation générale de travail Léon Jouhaux et des représentants de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO), de l'Action française ou de l'archevêché de Paris.

Tirailleurs sénégalais à Saint-Ulrich (Haut-Rhin). Autochrome.

Cette union se serait par ailleurs prolongée dans le temps et jusque dans les tranchées, prenant cette fois la forme particulière d'un brassage, sinon d'une osmose, entre les classes sociales. Physiquement rassemblés dans la défense de la patrie, des hommes que leurs origines sociales et leurs conditions de vie civiles rendaient étrangers les uns aux autres se seraient à la fois découverts, reconnus et appréciés sous le feu. En témoignerait la devise toujours rappelée de l'Union nationale des combattants (UNC), la plus importante des associations d'anciens combattants d'après-guerre : « Unis comme au front ».

Certes, le brassage des hommes a bien eu lieu. En raison des pertes énormes de 1914 et du printemps 1915, l'armée a dû suspendre le caractère localement homogène du recrutement régimentaire. Dès lors, des hommes issus de régions éloignées, parlant des patois inconnus les uns des autres, se sont effectivement côtoyés et découverts. En revanche, les rencontres entre personnes de groupes sociaux différents furent beaucoup plus rares – l'accès au statut d'officier est très lié à l'appartenance aux classes supérieures – et surtout bien plus superficielles que ne le laisse entendre la devise de l'UNC.

Au front, des préoccupations communes réconcilient d'anciens adversaires politiques

D'autres rencontres eurent bien lieu, que signalent des témoignages de lettrés partis se battre : elles ont mis en contact des hommes du même milieu social qui s'étaient durement opposés, politiquement ou religieusement, dans les années d'avant-guerre. Le mieux est encore, pour faire saisir ce qu'a été cette union des élites en guerre, d'en donner des exemples.

Le chef d'escadron Moog au milieu des hommes du 4e régiment de spahis. Autochrome.

Le premier met en scène l'historien Jules Isaac, coauteur du célèbre manuel Malet et Isaac, lorsqu'il avoue, dans une lettre à sa femme Laure, s'être surpris à bavarder avec un nouveau sergent « disciple de Maurras et ami de l'Action française, médaillé du Sacré Cœur, bien loin, bien loin de moi ! », mais avec lequel il reconnaît partager « tout de même certaines préoccupations communes ».

Le radical Emile Combes, farouche partisan de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, au côté de sœur Julie. Photographie anonyme de 1916.

Le second évoque la mémoire du sociologue Robert Hertz, « tué à l'ennemi » le 13 avril 1915. Lors d'une visite de condoléances faite à sa femme Alice, Emile Durkheim, son directeur de thèse, découvre avec surprise que, dans ses lettres du front, son élève fait preuve d'« un idéalisme un peu fumeux » et que, pis encore, il lui arrive d'évoquer Barrès « avec sympathie ». Le professeur en Sorbonne ne comprend pas l'attitude du jeune socialiste. Comment peut-il parler en aussi bons termes d'hommes que l'affaire Dreyfus, la séparation de l'Eglise et de l'Etat ou la montée en puissance des idées jaurésiennes avaient constitués en irréductibles adversaires politiques ?

Dans les tranchées, nombreux sont ces membres de la bourgeoisie lettrée qui découvrent qu'ils ont plus de choses à partager avec leurs semblables sociaux, quand bien même ils auraient été ennemis politiques dans le civil, qu'avec les hommes avec lesquels ils se retrouvent condamnés à vivre, quand ils ne les commandent pas. Sans doute l'union sacrée est-elle, bien plus qu'une fraternité entre classes sociales, la reconnaissance d'une appartenance à la même « espèce » sociale, selon le terme qu'ils utilisent pour qualifier les individus dont ils recherchent, d'autant plus fortement que la guerre se prolonge, la compagnie.

Et le Paraguay découvrit le libre-échange


dim, 02/10/2016 - 19:12

Quand il trouve porte close, le libre-échange sait s'imposer par les armes. Adepte d'un protectionnisme rigoureux, le Paraguay en a fait la douloureuse expérience entre 1865 et 1870, lors de la guerre de la Triple Alliance qui l'opposa au Brésil, à l'Uruguay et à l'Argentine. Financés par les milieux d'affaires londoniens, ces trois pays sont parvenus à le soumettre à l'économie-monde britannique.


Soldats paraguayens prisonniers et blessés après la bataille de Yatay le 17 août 1865, par Cándido López, vers 1891.

A la fin du XIXe siècle, la plupart des Etats d'Amérique latine dépendent presque entièrement du Royaume-Uni, la première puissance mondiale : ils se consacrent à la production des matières premières dont Londres a besoin et offrent aux industriels britanniques de nouveaux marchés pour écouler leurs marchandises. Reposant sur l'idéologie dominante du libre-échange – selon laquelle chaque pays doit renforcer ses « avantages comparatifs » –, un tel mode d'insertion dans l'économie-monde présente de nombreux problèmes : il entrave l'industrialisation des pays du Sud, concentre la richesse dans ceux du Nord et favorise les comportements parasitaires des oligarchies nationales. Bref, il condamne les pays de la périphérie au sous-développement.

Dans ce montage, le Paraguay fait figure d'exception.

Lorsqu'il prend le pouvoir, en 1814, le dirigeant paraguayen José Gaspar Rodríguez de Francia met en place un régime autoritaire. Pas dans l'optique d'opprimer la population, mais pour écraser l'oligarchie : s'appuyant sur la paysannerie, il exproprie les grands propriétaires. Alors que la plupart des pays comptent sur l'essor d'une bourgeoisie nationale pour piloter la création de richesses, Francia jette les bases d'un Etat fort et dirigiste. Veillant à se prémunir des flux internationaux de marchandises qui pourraient fragiliser sa propre production, le Paraguay instaure ainsi un protectionnisme rigoureux.

Après la mort de Francia, en 1840, ses successeurs (Carlos Antonio López puis son fils Francisco Solano López) poursuivent sa politique. Vingt ans plus tard, les résultats sont considérables. La persécution des grandes fortunes a conduit à leur disparition : la redistribution des richesses atteint de tels niveaux que de nombreux voyageurs étrangers rapportent que le pays ne connaît ni la mendicité, ni la faim, ni les conflits. La terre a été répartie sur des bases qui rappellent les projets les plus avancés de réforme agraire du XXe siècle.

Au milieu du XIXe siècle, l'élite paraguayenne vient se former dans les universités européennes.

Asunción figure parmi les premières capitales latino-américaines à inaugurer un réseau de chemins de fer. Disposant d'une ligne de télégraphe, de fabriques de matériaux de construction, de textile, de papier, de vaisselle, de poudre à canon, le pays parvient à se doter d'une sidérurgie ainsi que d'une flotte marchande composée de navires construits dans des chantiers nationaux. Sa balance commerciale excédentaire indique qu'il ignore tout du problème de l'endettement et peut se permettre d'envoyer certains de ses citoyens se former dans les meilleures universités européennes.

Population décimée

Londres voit d'un mauvais œil cette expérience unique de développement économique autonome d'un pays de la périphérie : Asunción échappe au libre-échange ! Très rapidement, la Couronne intervient dans un conflit frontalier entre le Brésil et le Paraguay et parraine la signature du traité grâce auquel l'Argentine, le Brésil et l'Uruguay unissent leurs forces pour terrasser leur voisin : le traité de la Triple Alliance, qui donnera son nom au conflit qui éclate en 1865. Les trois alliés bénéficient du soutien financier de la Banque de Londres, de la Baring Brothers et de la banque Rothschild.

Cinq ans plus tard, le Paraguay est défait. Il a perdu 60 % de sa population et neuf hommes sur dix sont morts. Ceux que les combats n'ont pas fauchés ont succombé à la faim (toutes les forces productives ayant été accaparées par la guerre). A mesure que les soldats tombent, on enrôle les enfants, auxquels on fait porter de fausses barbes et qu'on équipe de morceaux de bois peints de façon à ressembler à des fusils lorsque les armes manquent. Au bout de quelques années, certains Paraguayens n'ont plus d'uniforme. Ils combattent nus.

Lors de la reddition de Solano López, en 1870, la plupart des infrastructures ont été détruites. Le Paraguay s'insère finalement dans le système économique mondial.

Gravure représentant des soldats brésiliens dans les tranchées pendant la guerre de la Triple Alliance. Manuels scolaires des Amériques

Officiellement destinée à protéger le continent américain de la colonisation européenne, la doctrine Monroe (1823) servira à Washington pour justifier ses interventions en Amérique latine. Instrument de protection selon les manuels édités aux Etats-Unis, elle est un outil de l'impérialisme dans les livres scolaires utilisés au Nicaragua.

ÉTATS-UNIS : Dangereusement divisés, les Etats-Unis ont subi une défaite humiliante pendant la guerre [anglo-américaine] de 1812. Mais de là est né un sens nouveau de l'unité et de l'intérêt national. Président du pays pendant cette « ère des bons sentiments », James Monroe proclama, dans la doctrine Monroe de 1823, que l'Amérique du Nord et du Sud était désormais fermée aux interventions européennes. Les fondements d'une économie à l'échelle continentale étaient lancés (…). La doctrine Monroe aurait été mieux nommée doctrine d'autodéfense. Le président se souciait essentiellement de la sécurité de son propre pays.

NICARAGUA : Dans les années 1890 renaît la doctrine Monroe et, avec elle, l'idée que Dieu a donné au peuple américain un pouvoir spécial pour réaliser une mission civilisatrice. Cette doctrine fut utilisée par les Etats-Unis pour montrer au monde que l'Amérique latine faisait partie de ce qu'ils appelaient eux-mêmes leur sphère d'influence.

Chine, les visages de la justice ordinaire

dim, 02/10/2016 - 17:46

Tout était à inventer ou presque. Au sortir de la Révolution culturelle, la justice était en miettes, la profession d'avocat avait disparu. La Chine s'est attachée à reconstruire un appareil judiciaire — de façon chaotique, en enchevêtrant principes occidentaux, rites ancestraux et tradition maoïste. Un mélange détonant parfaitement décrypté par la chercheuse Stéphanie Balme. Elle ne s'est pas contentée de retracer les réformes, en menant un formidable travail. Pendant dix ans, elle a arpenté le territoire chinois et « suivi les pas des justiciables dans les dédales des palais de justice et les arcanes de la procédure civile » jusque dans les provinces les plus reculées — ce qui est inédit pour une Occidentale. Si la modernisation des tribunaux est spectaculaire et la construction d'un corpus juridique tout à fait réelle, l'autoritarisme de l'État-parti, la pression sur les avocats (y compris la répression), singulièrement dans la dernière période, témoignent qu'on est encore loin d'un État de droit démocratique, avec une justice indépendante…

Presses de Sciences Po, Paris, 2016, 334 pages, 26 euros.

Les femmes dans l'espace décisionnel congolais

dim, 02/10/2016 - 17:46

En République démocratique du Congo, la place des femmes grandit dans les sphères du pouvoir politique et économique. Le remarquable ouvrage que leur consacre le journaliste Joseph Roger Mazanza Kindulu Ndungu souligne les hautes responsabilités acquises par nombre d'entre elles dans l'enseignement, les secteurs infirmier et médical, la magistrature, la presse écrite et audiovisuelle, les associations, le monde des affaires et les institutions internationales. La promotion des femmes, qui a commencé sous Joseph Mobutu (1965-1997), fait l'objet d'une politique volontariste (formations spéciales, séminaires ad hoc). Le malheur a son revers : la crise, le chômage et la guerre leur ont permis de s'imposer dans les espaces abandonnés par les hommes. Mais les portraits rassemblés dans ce Who's Who soulignent aussi la force et le courage dont les Congolaises doivent faire preuve face aux préjugés de leurs compatriotes « mâles » et à la standardisation rampante des comportements promue par la « communauté internationale ».

L'Harmattan, Paris, 2015, 289 pages, 30,50 euros.

La littérature à l'heure du printemps arabe

dim, 02/10/2016 - 17:46

Dans une première partie, cet ouvrage collectif propose de lire une continuité entre les écrits antérieurs aux « printemps arabes » et les bouleversements politiques que ceux-ci ont constitués. Les auteurs abordés ont en commun de décrire, parfois en situant les intrigues dans des époques passées ou des contextes spatio-temporels flous, un climat de malaise social face aux multiples formes de violence, à la corruption, au consumérisme ou à la chape de plomb imposée par le régime en place, qui débouche, dans plusieurs romans, sur des soulèvements populaires. En étudiant, dans la seconde partie, les genres littéraires (prose, poésie, théâtre), les styles de narration ou encore la langue (usage du dialecte et/ou de l'arabe littéral) des écrits plus strictement concomitants des événements, les contributions mettent en lumière non seulement des innovations littéraires (néologismes issus des réseaux sociaux, mélange de journalisme et d'autofiction), mais aussi la place des auteur(e)s dans des sociétés en pleine ébullition.

Karthala, Paris, 2016, 351 pages, 29 euros.

Canada/États-Unis, les enjeux d'une frontière

dim, 02/10/2016 - 17:46

Si la frontière que les États-Unis partagent avec le Mexique focalise l'attention des journalistes et des chercheurs, celle qui les sépare du Canada est beaucoup moins connue. Cette délimitation joue pourtant, comme le montre le chercheur Pierre-Alexandre Beylier, un rôle essentiel dans l'économie continentale. Totalement ouverte aux personnes, mais fermée au commerce durant le XIXe siècle, elle présente aujourd'hui les caractéristiques inverses. À partir de 1989, l'Accord de libre-échange (ALE) Canada - États-Unis la rend ainsi perméable à la circulation des marchandises : « Alors que l'intégration économique était jusqu'à présent une sorte de fatalité dictée par les forces du marché, elle est désormais posée comme politique officielle », constate l'auteur. Puis la frénésie sécuritaire engendrée par le 11-Septembre entrave la libre circulation des individus, rendant la frontière américano-canadienne fermée aux personnes…

Presses universitaires de Rennes, 2016, 367 pages, 24 euros.

Le livre de la jungle. Histoires contemporaines de l'Amazonie et de ses périphéries

dim, 02/10/2016 - 17:46

L'Amazonie : écrin immaculé où s'épanouirait une Nature reine, paradis perdu d'une humanité préservée, terminal privilégié de communication avec le cosmos ? Non, l'immense bassin tropical est un lieu perméable à l'histoire, aux forces du marché et aux contradictions des sociétés modernes. Publié à l'occasion d'une exposition aux Rencontres de la photographie d'Arles, cet ouvrage offre un voyage désabusé — et halluciné — au cœur de cette région où les fantasmes occidentaux viennent s'échouer sur ceux des populations locales. On y rencontre ainsi une indigène qui souhaite nommer sa fille Ampicilline, du nom de l'antibiotique qui lui a sauvé la vie ; un Hitler, parce que ses parents avaient « lu ce nom dans un livre » et que « le personnage semblait très puissant » ; ou encore un missionnaire américain soucieux de protéger la culture des autochtones, tout en les évangélisant. L'Amazonie répond « aux mirages par d'autres mirages », écrit le journaliste Arnaud Robert dans sa préface. « Et, au plus profond de la jungle, on ne tombe en général que sur une variante, suante et harassée, de soi. »

Actes Sud - Fondation Luma - Les Rencontres d'Arles, Arles, 2016, 224 pages, 29 euros.

10 Petits Films pour « Strip-Tease », Pierre Carles

dim, 02/10/2016 - 17:45

De 1993 à 1997, Pierre Carles a tourné une dizaine de sujets pour « Strip-Tease », une émission de télévision créée par Jean Libon et Marco Lamensch. Se pliant aux contraintes imposées, c'est-à-dire suivre des gens dans leur quotidien sans les questionner ni fournir d'autres explications que celles contenues dans les images et les propos des protagonistes, il n'a pas pour autant perdu le ton impertinent qui a suscité son départ des médias audiovisuels dominants, de Canal Plus à TF1. Il parvient dans la plupart de ces courts-métrages à construire une réflexion cohérente sur les hommes d'influence, politiciens, communicants, journalistes et publicitaires, alors encore balbutiants dans leurs méthodes mais déjà prêts à travailler l'opinion. Et, quand il s'intéresse à la formation des livreurs de pizzas à domicile d'une chaîne aujourd'hui numéro un des ventes, son sujet pourrait être tourné à l'identique aujourd'hui.

150 minutes, 2015, 28 euros, DVD disponible sur le site http://www.pierrecarles.org

La double dépendance. Sur le journalisme

dim, 02/10/2016 - 17:45

Loin de s'imposer naturellement comme tel, l'« événement » est une construction collective dépassant le travail des journalistes. Le processus par lequel un fait accède au rang d'information est détaillé à l'aide de multiples exemples (arrivée de la télé-réalité en France, affaire du RER D en 2004…). Structurellement tiraillé entre des logiques politiques et des contraintes économiques, le journalisme s'apparente selon l'auteur à « l'histoire sans fin d'une autonomie toujours à reconquérir parce que toujours menacée ». Aux discours célébrant la liberté de la presse, le sociologue oppose les mécanismes sophistiqués par lesquels les médias sont instrumentalisés politiquement, ainsi que la censure qui s'exerce par l'intermédiaire du marché. Bouleversé par l'avènement de la presse à grand tirage au XIXe siècle, puis par le développement de la télévision, le champ journalistique serait désormais dominé par la « pensée par sondages », qui produit artificiellement une « opinion publique » appelée à réagir à des sujets imposés.

Raisons d'agir, Paris, 2016, 192 pages, 8 euros.

Le secret le mieux gardé du monde. Le roman vrai des Panama Papers

dim, 02/10/2016 - 17:45

Un lanceur d'alerte, anonyme et invisible jusqu'au bout, livre durant des mois à deux journalistes de la Süddeutsche Zeitung des informations en provenance d'un cabinet panaméen, Mossack Fonseca, spécialisé dans la vente clés en main de sociétés-écrans à des banques, cabinets d'avocats, d'experts-comptables, etc. : 11,5 millions de documents concernant plus de 200 000 sociétés fictives, réparties dans une vingtaine de paradis fiscaux. Au profit de multinationales, mafias, grosses fortunes, dictateurs et politiciens, services secrets, terroristes. Les deux enquêteurs n'ayant pas les moyens de traiter cette masse d'informations, ils font appel à une association américaine, le Consortium international de journalistes d'investigation (ICIJ, en partie financé par M. George Soros), qui compte près de deux cents journalistes du monde entier. Ils travaillent pendant un an dans le plus grand secret avant de sortir au même moment, partout, ce que l'on appellera les « Panama Papers ». Un exemple passionnant d'investigation collective et anonyme.

Seuil, Paris, 2016, 419 pages, 20 euros.

Les Vierges jurées d'Albanie. Des femmes devenues hommes

dim, 02/10/2016 - 17:45

Lule a 19 ans lorsque ses parents meurent. Dixième enfant d'une famille qui en compte onze, elle a été élevée comme un garçon, éclipsant son unique frère, beaucoup trop choyé pour répondre à ses « devoirs d'homme ». Après la disparition du chef de famille, elle s'est naturellement imposée comme le nouveau maître des lieux. Elle est devenue un homme, ou plutôt une vierge jurée. L'étude de l'anthropologue britannique Antonia Young accompagne l'histoire d'une transformation sociale propre aux populations du nord de l'Albanie. Une histoire qui suit consciencieusement le kanun, ce code de conduite transmis oralement qui fait de la défense de l'honneur un devoir de vengeance dévolu aux hommes. Sans transformation physique, une vierge jurée s'habille comme un homme, vit comme un homme et jure de ne plus avoir de rapports sexuels, pour l'honneur de la famille. Ce voyage profondément ancré dans les campagnes albanaises et kosovares lève le voile sur une pratique ancestrale, tout en aidant à reconsidérer la part du social dans la construction du genre.

Non Lieu, Paris, 2016, 240 pages, 15 euros

Une mort de plomb. Qui a tué Mauro Brutto ?

dim, 02/10/2016 - 17:45

Jeune journaliste à L'Unità, Mauro Brutto enquêtait dans l'Italie des années 1970 sur les enlèvements contre rançon, les meurtres classés faute de preuves, les tentatives d'infiltration de l'extrême gauche par les services de renseignement ou les trafics d'armes entre mouvements néofascistes et mafias. Il avait donc beaucoup d'ennemis. Le 28 novembre 1978, il est fauché par une voiture dans une rue de Milan. La police bâcle son enquête et conclut à un accident. Telle n'est pas la conviction des collègues et amis de Brutto, ni de sa famille, ni du documentariste et écrivain Pino Adriano. Près de quarante ans plus tard, convaincu qu'il s'agissait d'un assassinat, celui-ci a décidé de rouvrir le dossier. À partir d'archives et d'entretiens inédits, il retrace son parcours et tente de trouver les responsables de sa mort. Au croisement de l'enquête policière et du récit historique, ce travail offre un éclairage captivant sur l'Italie des « années de plomb ».

La librairie Vuibert, Paris, 2016, 286 pages, 20,90 euros.

Storia di un comunista

dim, 02/10/2016 - 17:45

Dans cette « autobiographie philosophique » unique en son genre, Toni Negri raconte sa jeunesse, ses premiers travaux et ses combats dans le mouvement pour l'autonomie ouvrière. Politisé au sein de la Jeunesse catholique italienne dans les années 1950, Negri va devenir communiste avant de découvrir Karl Marx. Passant assez vite « de la laïcité radicale à l'athéisme vertueux », il adhère à l'opéraïsme de la revue Quaderni Rossi (Raniero Panzieri, Mario Tronti), avant de fonder, avec des comités d'usine radicalisés, l'organisation Potere Operaio (1969), qui s'oppose au Parti communiste italien et se définit comme « le parti de l'insurrection ». Il n'en poursuit pas moins une carrière universitaire brillante. Opposé à la dérive militariste de son parti, il crée en 1973 Autonomia Operaia, qui jouera un rôle important dans les grandes grèves et mobilisations de l'année 1977 — le Mai 68 italien. Curieusement, Antonio Gramsci est absent de son horizon intellectuel, jusqu'en 1978. Le volume se clôt sur l'arrestation, en 1979, du philosophe, accusé notamment d'être l'inspirateur de l'assassinat d'Aldo Moro.

Ponte alle Grazie, Milan, 2015, 607 pages, 18 euros.

Jean Genet. Traces d'ombres et de lumières

dim, 02/10/2016 - 17:45

Ancien militant du Front homosexuel d'action révolutionnaire (FHAR) et de la Fédération anarchiste, Patrick Schindler expose la vie et l'œuvre de Jean Genet sous un éclairage politique. Il analyse plus brièvement sa méthode de création littéraire et sa poétique. Ouverte par le rappel de la vie du voleur, celle d'avant le succès littéraire — Genet volait surtout des draps et des livres de poésie —, cette biographie intellectuelle étudie ensuite l'œuvre romanesque, rédigée avant la « claque psychanalytique » infligée par Jean-Paul Sartre avec Saint Genet, comédien et martyr (Gallimard, 1952). Puis elle se tourne vers l'œuvre théâtrale qui va se centrer sur une question très sartrienne : « Comment supporter l'enfer des autres ? » La dernière partie retrace les engagements politiques : les Black Panthers, le Groupe d'information sur les prisons (GIP) et enfin la Palestine. Un appareil de notes, qui restitue le contexte politique et social, et deux textes majeurs de Genet (« Le condamné à mort » et « Quatre heures à Chatila ») complètent l'ouvrage.

Éditions libertaires, Saint-Georges-d'Oléron, 2016, 207 pages, 14 euros.

Au nom de l'humanité. L'audace mondiale.

dim, 02/10/2016 - 17:45

Le titre de cet ouvrage peut paraître démesuré par rapport aux possibilités de sa déclinaison concrète. Comme fondement de son manifeste, Riccardo Petrella propose de donner à l'humanité le statut de sujet juridique et politique, dont il dit qu'il « exprime la conscience de l'appartenance des êtres humains à une même entité, la communauté humaine, et leur volonté de bien vivre ensemble avec aussi les autres espèces vivantes ». Même si ceux qui pourraient adhérer à cette définition sont nombreux, l'ordre mondial actuel entraîne les habitants de la planète Terre dans un sens rigoureusement inverse. Face aux catastrophes annoncées, l'auteur propose de s'attaquer à leurs causes structurelles. Il énonce plusieurs batteries de mesures, s'appuyant sur un impressionnant appareil critique, et regroupées autour de trois « audaces mondiales » : déclarer illégale la pauvreté ; désarmer la guerre ; mettre fin à la finance actuelle. Petrella n'est pas seulement un lanceur d'alerte, c'est aussi un lanceur d'idées qui pourraient changer le monde.

Couleur livres, Bruxelles, 2015, 245 pages, 18 euros.

Juger. L'État pénal face à la sociologie

dim, 02/10/2016 - 17:45

Voici un ovni dans le monde des livres consacrés à la justice pénale, tant il déconcerte au premier abord. Ayant assisté à plusieurs procès de cour d'assises, l'auteur analyse la domination d'État à travers le prisme de la justice criminelle. « Un sujet de droit serait avant tout un sujet jugeable, emprisonnable, arrêtable, condamnable. » Il conteste la notion de responsabilité individuelle et s'appuie sur les travaux du sociologue durkheimien Paul Fauconnet portant sur la notion de responsabilité collective dans le passage à l'acte. Il invite à dépasser la contradiction État pénal - État social et propose de faire jouer, d'un côté, « une vision sociologique contre une vision individualisante » et, de l'autre, « une vision libertaire contre une vision socialisante ». Il suggère de traiter le crime de manière civile, par le biais notamment de l'indemnisation ; ou, à tout le moins, de repenser « une gestion des illégalismes qui s'émanciperait de la logique de la pénalité et de la répression ». Bref, une justice issue d'un État qui « ne fonctionnerait plus à la souveraineté », cet exercice d'un pouvoir historiquement situé, produisant des effets d'assujettissement.

Fayard, Paris, 2016, 297 pages, 18 euros.

Technique et civilisation

dim, 02/10/2016 - 17:45

La critique de la technoscience et de l'artificialisation du vivant a donné lieu à une littérature importante bien que minoritaire. Mais sans doute doit-on au philosophe et historien des sciences Lewis Mumford l'anticipation la plus clairvoyante et approfondie d'un désastre généralisé dont nul ne s'avise plus aujourd'hui de nier la possibilité, même si son imputation au système capitaliste suscite nombre de réticences. Ce n'est assurément pas le cas pour Mumford. Rédigée au début des années 1930, cette fresque magistrale aux formulations savoureuses fait ressortir avec une puissance inégalée le lien entre développement du machinisme, essor du capitalisme et déshumanisation des sociétés, le tout remis en perspective depuis l'aube de l'humanité. L'ouverture d'esprit de l'auteur et son immense érudition lui ont permis d'aborder toutes les phases de cette évolution (« éotechnique », « paléotechnique », « néotechnique »). La dernière pourrait englober l'ère numérique, dont l'avènement est célébré par des prophètes intéressés ou inconscients.

Parenthèses, Marseille, 2016, 480 pages, 19 euros.

Henri Dutilleux

dim, 02/10/2016 - 17:45

Il aura fallu le procès en « collaboration » intenté par un très inculte service culturel de la mairie de Paris pour que l'on parle à nouveau d'Henri Dutilleux (1916-2013), compositeur majeur du XXe siècle. Il manquait à ce discret génie, coincé entre Olivier Messiaen et Pierre Boulez, un ouvrage à sa mesure. Pierre Gervasoni s'y est attelé dans cette somme impressionnante. Évitant les écueils de la thèse austère comme de la surenchère de documents, cet émérite musicologue livre le roman d'une vie riche de rencontres et d'obstacles surmontés. Car, à l'instar d'interprètes français comme Régine Crespin ou Georges Prêtre, Dutilleux ne fut guère prophète en son pays. Cet Angevin imprégné de paysages flamands fut écarté du succès par la « dictature » de la musique sérielle, devenue après guerre un académisme jaloux. Adepte de la tonalité, Dutilleux séduisit l'étranger avant de revenir, sur le tard, chez lui. Il est désormais, pour la génération des Thierry Pécou, Thierry Escaich, voire du défunt Olivier Greif, un maître de référence. Celui que le grand public peut écouter sans avoir honte d'y trouver du plaisir, ce mot si grossier aux oreilles des snobs.

Actes Sud - Philharmonie de Paris, Arles-Paris, 2016, 1 760 pages, 49 euros.

Les invasions barbares. Une généalogie de l'histoire de l'art

dim, 02/10/2016 - 17:45

Née en Allemagne au XVIIIe siècle, l'histoire de l'art a entretenu d'emblée des liens forts avec le racisme, qui commence à se structurer à la même époque, expose Éric Michaud. Alors que surgissent les mouvements d'indépendance nationale en Europe, c'est le « moment romantique », avec ce qu'il implique d'obsession des origines, qui accentue le processus. Les peuples barbares, « virils », sont valorisés selon une nouvelle lecture de l'histoire, essentialiste et organique. La culture est biologisée, et l'on voit dans les arts l'expression naturelle de l'esprit d'un peuple et d'un sol. Ce retournement historiographique va faire du Juif le nouveau barbare — ce en quoi les écrits de Richard Wagner excellent à montrer la voie. Du philosophe Friedrich Hegel à Eugène Viollet-le-Duc, d'Aloïs Riegl à Heinrich Wölfflin, Élie Faure ou René Huyghe, tous grands historiens de l'art, aucun ne semble selon l'auteur avoir échappé à l'empire délirant du « racialisme ». Une conception qui survivrait encore, indique-t-il dans un trop court épilogue, dans les classifications de l'art contemporain…

Gallimard, Paris, 2015, 320 pages, 23 euros.

Enseignement de l'histoire. Enjeux, controverses autour de la question du fascisme

dim, 02/10/2016 - 17:45

Deux professeures d'histoire de l'enseignement secondaire étudient le processus de la casse systématique de l'enseignement en général et de l'histoire en particulier, baptisée « réforme » — un processus qui s'étire depuis les années 1970-1980. Secondés par l'affaiblissement de la résistance des enseignants, des parents et des élèves, tous les gouvernements français et leur majorité parlementaire ont suivi les consignes de l'Union européenne et de l'Organisation de coopération et de développement économiques. Fidèles au Livre blanc de Bruxelles de 1995, ils ont généralisé, après le Conseil européen de mars 2000, le programme de formation au plus bas niveau de « masses » vouées aux seules tâches d'exécution avec comme matières de base les « 3 I », selon le sigle italien (Internet, inglese, impresa, « Internet, anglais et entreprise ») ; ce qui minore les contenus scientifiques et la réflexion « abstraite », c'est-à-dire critique. Ce bref ouvrage est fort documenté sur cette politique et sur le bilan accablant de la liquidation d'une discipline propre à nourrir l'indocilité. Le traitement de la question du fascisme (les manuels utilisent-ils par exemple le terme de « fascisme » ou celui de « totalitarisme » ?) fait l'objet d'un examen très éclairant.

Adapt-SNES, Paris, 2016, 126 pages, 12 euros.

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