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L'aura de la résistance à Israël

lun, 31/10/2016 - 13:14

Le Hezbollah (« Parti de Dieu » en arabe) a vu le jour au sein de la communauté chiite après l'invasion du Liban sud par les troupes israéliennes, en 1982. Son existence n'a cependant été officialisée qu'en 1985, à travers la publication d'une lettre ouverte. Dans cette charte, le Hezbollah entendait être à la pointe de la « résistance » en combattant Israël et les Etats-Unis. A la fois parti politique et milice impliquée dans la guerre civile libanaise, il proclame son allégeance au guide spirituel de la révolution islamique iranienne, qui a renversé le chah en 1979. L'ayatollah Rouhollah Khomeiny et Mohammad Hussein Fadlallah, considéré comme le chef spirituel du Hezbollah, ont tous deux étudié à Nadjaf, en Irak, lieu de formation des dignitaires religieux chiites.

Le parti développe un réseau de solidarité (écoles, associations, hôpitaux) qui lui procure une assise au sein de la communauté chiite, jusqu'alors marginalisée au Liban. Et il peut compter sur un soutien financier, un encadrement et des moyens militaires venus d'Iran. Mouvement armé, il continue à se battre contre l'occupation israélienne et se rapproche du régime syrien. En 1989, les accords de Taëf, qui mettent fin à la guerre civile libanaise, provoquent en son sein un processus de « libanisation ». Il renonce à la création d'un Etat islamique et, en 1992, sous l'impulsion de son nouveau chef Hassan Nasrallah, participe pour la première fois à des élections, tout en maintenant une structure militaire alors que les autres milices ont accepté de désarmer.

Après l'assassinat du premier ministre libanais Rafic Hariri, le 14 février 2005 à Beyrouth, les soupçons qui pèsent sur Damas et sur le Hezbollah affaiblissent le mouvement et polarisent la société. Mais, avec ses alliés chiites et chrétiens, le parti réussit une démonstration de force en rassemblant plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues de Beyrouth, le 8 mars. Le 14 mars, les partis sunnites, druzes et chrétiens hostiles à la Syrie réunissent à leur tour une manifestation géante et obtiennent le retrait de l'armée syrienne, qui occupait le Liban depuis 1976. Un compromis est trouvé, et deux membres du parti participent pour la première fois à un gouvernement de large coalition. Dès l'année suivante, une nouvelle offensive israélienne renforce sa légitimité. En portant à l'adversaire des coups déterminants, le Hezbollah justifie son autonomie d'action et son refus de rendre les armes.

Le Hezbollah maître du jeu libanais

lun, 31/10/2016 - 13:12

Avec le renfort des bombardiers russes, des conseillers iraniens et des combattants chiites libanais, l'armée syrienne a regagné du terrain avant le cessez-le-feu de fin février. En première ligne pour soutenir le président Bachar Al-Assad, le Hezbollah voit sa légitimité et sa position renforcées sur le plan intérieur. Désigné comme « groupe terroriste » par la Ligue arabe, il demeure pourtant très populaire dans les pays du Maghreb.

Marwan Naamani. – Portrait de Hassan Nasrallah lors d'une cérémonie à Dahiyeh marquant l'anniversaire de la guerre avec Israël, 2007 AFP

A chaque coin de rue de Dahiyeh, la banlieue sud de Beyrouth, et le long des routes de la plaine de la Bekaa, dans l'est du pays, les portraits de combattants morts en Syrie font désormais partie du paysage. Le Hezbollah paie un lourd tribut pour son engagement dans le conflit syrien. Derrière le comptoir de la petite boutique où elle travaille à Roueiss, au sud de la capitale libanaise, Mme Farah C. (1) garde précieusement une photographie de son fiancé, tué en 2014 dans la Ghouta, près de Damas. « Il partait se battre quinze jours en Syrie, puis il venait se reposer une semaine avant de repartir, raconte la jeune femme, enveloppée dans un long voile noir. Il avait souvent des problèmes aux yeux et aux oreilles à cause de la fumée et des bombardements. Il disait sentir toujours l'odeur du sang. C'était très dur, mais je n'avais jamais pensé qu'il pourrait mourir… » En tant que simple fiancée, elle n'a droit à aucune assistance, contrairement aux veuves de combattants, qui reçoivent une aide financière du parti. Son soutien au Hezbollah n'en est pas altéré pour autant. « Il y a beaucoup de combattants qui meurent ; rien qu'autour de chez moi, il y en a eu sept. Mais ils doivent protéger nos lieux saints, et, s'ils ne se battent pas, les takfiri (2) viendront attaquer les chiites au Liban. »

Voitures calcinées, vitrines pulvérisées, corps sans vie gisant au milieu d'une rue enfumée : le 12 novembre 2015, le double attentat kamikaze qui a touché le quartier de Bourj Al-Barajneh, à Dahiyeh, a été le plus meurtrier depuis la fin de la guerre civile libanaise, en 1990. Cette attaque n'a pourtant fait que rappeler à ses habitants que, au Liban, les fiefs du Hezbollah demeurent la cible privilégiée de l'Organisation de l'Etat islamique (OEI). Depuis 2013, les zones que contrôle le parti islamiste chiite à Beyrouth ou dans la Bekaa ont été le théâtre d'une dizaine d'attaques, dont certaines ont aussi été revendiquées par des groupes affiliés à Al-Qaida. Autant de représailles au soutien militaire qu'apporte le Hezbollah à l'armée syrienne, officiellement depuis avril 2013.

« La Syrie compte dans la région de vrais amis qui ne permettront pas que ce pays tombe aux mains des Etats-Unis, d'Israël ou des groupes takfiri  », avait alors déclaré le secrétaire général du parti, M. Hassan Nasrallah, en faisant allusion aux rebelles sunnites qui avaient pris les armes contre les troupes du président Bachar Al-Assad. Il réaffirmait ainsi son soutien au régime syrien, qu'il considère comme l'un des piliers de l'axe de la « résistance » menée avec l'Iran contre Israël.

Intervenir pour défendre le « vrai islam »

Quelques jours plus tard, le Hezbollah s'engageait massivement dans la bataille de Qoussair, région de l'ouest de la Syrie frontalière du Liban, alors aux mains des rebelles. Cet engagement a provoqué un revirement majeur dans le rapport de forces, à un moment où les troupes loyalistes perdaient très nettement du terrain. Avec l'intervention du Hezbollah, la région de Qoussair a été reprise en moins d'un mois. Les vidéos de combattants en déroute, assoiffés et mangeant des pommes de terre crues, avaient illustré cette première défaite cinglante des rebelles.

« Au début de la contestation anti-Assad, les militants ne se sentaient pas directement concernés », explique Chiara Calabrese, qui travaille sur le Hezbollah à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam). Mais l'interprétation faite par le parti de l'enlèvement de pèlerins chiites libanais à Alep en 2012, les déclarations de certains membres de l'opposition syrienne hostiles au Hezbollah et les attentats de Dahiyeh ont créé un consensus très fort autour du parti. « Le Hezbollah a d'abord mis en avant la nécessité de protéger les lieux saints chiites, menacés ou détruits par certains groupes rebelles », poursuit la chercheuse, qui cite l'attaque contre la mosquée de Sayyida Zeinab, dans le sud de Damas, un haut lieu du chiisme qui abrite le mausolée de la fille du calife Ali et petite-fille de Mahomet. « Son intervention en Syrie est alors devenue une entreprise sacrée, visant à défendre ce qu'il considère comme le vrai islam, face aux groupes rebelles comme Daech. »

Un mécontentement discret, dont il est difficile de mesurer l'étendue, a tout de même grondé chez certains militants. En 2013, M. Ali M., ancien combattant dont le fils était alors en Syrie, pestait contre cette implication : « J'ai toujours soutenu la résistance à Israël, mais je ne vois pas en quoi le conflit syrien y est lié. » En 2014, la proclamation d'un califat par l'OEI après sa prise de Mossoul, en Irak, a mis un coup d'arrêt à cette timide protestation. La base du Hezbollah est désormais convaincue que la survie du mouvement dépend de sa capacité à aider le régime syrien à rester au pouvoir.

La cause suscite un fort engouement chez les jeunes chiites

Engagé en Syrie dès 2013, M. Ahmad B. songeait à arrêter de se battre, lassé de la guerre de positions sur la frontière. La violence de l'OEI l'a amené à revoir sa décision : « Nous devons absolument combattre le terrorisme en Syrie pour empêcher l'OEI d'attaquer le Liban. » Il martèle son soutien à l'Iran et à la Russie, seuls à ses yeux à lutter contre le « terrorisme » alimenté selon lui par la Turquie, les pays du Golfe, les Etats-Unis et Israël. « Le Hezbollah a réussi à associer l'OEI et Israël, analyse Calabrese. Cela a été clairement établi lors du raid sur le Golan en janvier 2015  (3)  : en tuant ceux qui combattaient l'OEI, Israël est apparu comme une incarnation du même ennemi. »

Le soutien à l'intervention du Hezbollah en Syrie reste fort au sein de la communauté chiite dans son ensemble. Selon un sondage réalisé en 2015 par l'association Hayya Bina, dont le fondateur, M. Lokman Slim, est connu pour ses positions critiques envers le parti, 78,7 % des chiites l'approuvent. Les quelque 1 500 « martyrs » de cette guerre ne tarissent pas le recrutement. La cause suscite un fort engouement chez les plus jeunes. Selon un acteur du secteur culturel travaillant dans le sud du Liban, le manque de perspectives dans les fiefs du Hezbollah, très pauvres, la rend encore plus attirante. « Il ne faut pas oublier que le Hezbollah livre aussi un combat idéologique, ajoute M. Hussein M., du quartier Kanisse Mar Mikhael, aux portes de Dahiyeh. Les enfants peuvent participer aux camps scouts du Hezbollah, et, lorsqu'ils ont environ 16 ans, on leur donne le goût du combat. » Le parti représente aussi un moyen d'améliorer le quotidien : « Le Hezbollah mène la lutte par les armes, mais il recrute aussi des cerveaux. Il a besoin de personnes qualifiées : journalistes, ingénieurs…, poursuit le jeune homme, qui a perdu deux amis en Syrie. Il paie leurs études, puis il les emploie. » Même si la prolongation du conflit a contraint le parti à diminuer les salaires et les aides qu'il accorde à ses membres, il reste un débouché attractif dans un pays où le salaire minimum s'élève à 410 euros par mois et où l'économie parallèle compte pour 30 % de la production.

Exacerbation des tensions communautaires

Le Hezbollah tire sa légitimité d'un projet politique de résistance à Israël et à ses alliés qui mobilise au-delà des seuls chiites, surtout depuis la « guerre de trente-trois jours » de l'été 2006. Avec l'émergence de l'OEI, il a su renforcer cette tendance et se rendre indispensable. Il se présente comme le garant de l'intégrité des frontières libanaises face aux djihadistes. En octobre 2014, une attaque du Front Al-Nosra, lié à Al-Qaida, contre un de ses postes militaires dans le jurd de Brital, au sud de Baalbek, avait révélé que c'était bel et bien lui qui contrôlait certains tronçons de la frontière, et non l'armée. Une fois passé le dernier point de contrôle de l'armée, près de Nabi Sbat, seuls les combattants chiites circulent sur les routes tortueuses des montagnes de l'Anti-Liban pour rejoindre leurs positions, bien plus loin.

Cette collaboration avait déjà été pointée du doigt en juin 2013, lors de l'offensive du cheikh salafiste Ahmad Al-Assir contre l'armée à Saïda. Alors que plusieurs chars et systèmes de transmission étaient tombés en panne en plein assaut, le Hezbollah était intervenu. « Ses tireurs d'élite nous ont couverts », confie M. Imad K., soldat des forces spéciales libanaises qui a participé à la bataille. Un officier général à la retraite admet avec amertume : « Comment peut-on faire autrement ? L'armée manque d'hommes et de matériel. » Qu'ils adhèrent ou pas au projet politique et religieux du Hezbollah, une partie des Libanais non chiites voient en lui la seule force capable d'arrêter l'OEI.

Dans ce contexte, la décision prise par l'Arabie saoudite, le 19 février, de suspendre son programme d'aide à l'armée libanaise et de récupérer le matériel d'un montant de 3 milliards de dollars (2,7 milliards d'euros) est lourde de sens. Le même jour, à Saadiyat, à vingt kilomètres de Beyrouth, des affrontements éclataient entre des forces sunnites et Saraya Al-Mouqawama, les « brigades de la résistance » liées au Hezbollah. « Les éléments sunnites ont coupé l'autoroute qui mène au Sud, ce qui est clairement un message envoyé au Hezbollah, puisque Nasrallah a toujours insisté sur l'importance de garder cet axe routier ouvert pour relier Beyrouth à son fief du Sud », explique M. Slim. Selon lui, ces incidents pourraient se multiplier. Alors que M. Al-Assad reprend l'avantage en Syrie grâce aux interventions russe et iranienne, Riyad dénonce la « mainmise du Hezbollah sur l'Etat [libanais] ».

Parmi les raisons de la décision saoudienne, il y a le refus du Liban, début janvier, de condamner la politique de l'Iran dans la région et de qualifier le Hezbollah d'« organisation terroriste ». Après avoir expulsé des hommes d'affaires libanais et enjoint à leurs ressortissants de ne pas se rendre au pays du Cèdre, le royaume wahhabite et les cinq autres monarchies du Golfe ont finalement voté le 2 mars une résolution pour faire pression sur le parti chiite, qui participe au gouvernement et domine la vie politique libanaise — comme en témoigne son rôle dans le blocage, depuis mai 2014, de l'élection d'un nouveau président de la République par le Parlement (lire « Un futur président sous contrôle »). Si le conflit syrien a renforcé la position du Hezbollah au Liban, il a aussi exacerbé les tensions communautaires. Une partie des sunnites, majoritairement solidaires de l'opposition syrienne, ont radicalisé leur discours. L'absence de leadership sunnite fort et l'instrumentalisation de cette radicalisation par certains politiciens n'ont fait qu'envenimer la situation. « Dans ce contexte, la position du Hezbollah en Syrie est extrêmement problématique, prévient M. Slim. Ce raidissement risque d'être d'autant plus dangereux avec la présence au Liban d'un million et demi de réfugiés syriens majoritairement hostiles au Hezbollah. » S'y ajoutent les dernières sanctions prises en décembre par le Congrès américain, qui font désormais du Hezbollah une organisation non seulement terroriste mais aussi criminelle. Cette décision oblige les banques libanaises à refuser les clients liés au parti. Un élément supplémentaire, selon M. Slim, pour que la situation se dégrade : « Il est difficile de savoir si, à long terme, ces pressions affaibliront le Hezbollah ; mais, dans l'immédiat, cela va certainement rendre les haines plus féroces. »

(1) Les noms de certaines des personnes rencontrées ont été modifiés.

(2) Le terme takfiri désigne les radicaux sunnites qui pratiquent le takfir, c'est-à-dire l'excommunication des musulmans, sunnites ou chiites, qui ne partagent pas leurs opinions ou croyances.

(3) Le fils d'Imad Moughnieh, l'un des principaux dirigeants du Hezbollah, tué dans un attentat en 2008, a perdu la vie dans ce raid.

Un futur président sous contrôle

lun, 31/10/2016 - 13:10

Cela pourrait être un feuilleton digne d'un moussalssal, une de ces séries à rebondissements diffusées dans tout le monde arabe. Depuis le 25 mai 2014 et la fin du mandat de M. Michel Sleimane, le Liban n'a plus de président. Le Parlement s'est réuni à plus de trente reprises, mais le quorum de députés n'a jamais été atteint. Même s'il ne dispose que de 12 élus sur un total de 128, le Hezbollah est au cœur de cette obstruction. Il peut compter sur les 27 députés du Courant patriotique libre (CPL) du dirigeant chrétien Michel Aoun, ainsi que sur les représentants de plusieurs partis proches de la Syrie.

Au départ, la formation de M. Hassan Nasrallah entendait empêcher l'élection de M. Samir Geagea, le chef du parti chrétien des Forces libanaises. Ce dernier était allié au sein de la « coalition du 14-Mars » à l'ancien premier ministre Saad Hariri, adversaire déclaré de Damas et du « Parti de Dieu ». Mais la donne a changé à l'été 2015, quand, en échange de promesses, M. Hariri a décidé de soutenir la candidature du député chrétien Soleimane Frangié junior, petit-fils de l'ancien président, allié de longue date du Hezbollah et ami personnel du président Bachar Al-Assad. Ce revirement a provoqué la colère de M. Geagea, lequel soutient depuis janvier dernier son ancien rival Aoun.

Résultat : les deux candidats à la présidence du Liban sont non seulement des chrétiens maronites (conformément au régime politique confessionnel qui caractérise le pays), mais aussi des alliés du Hezbollah. Ce dernier n'a pas encore tranché, estimant que la vacance joue en sa faveur. Il devrait obliger ses adversaires politiques, à commencer par M. Hariri, à faire d'autres concessions — notamment à accepter un redécoupage électoral et une réforme du mode de scrutin pour les élections législatives. Le Hezbollah s'est fixé ces deux objectifs majeurs afin de rééquilibrer le rapport de forces au Parlement.

Istanbul, l'autre côté

lun, 31/10/2016 - 12:22

La censure à laquelle recourt de plus en plus fréquemment le gouvernement turc porte le plus souvent sur des œuvres considérées comme blasphématoires ou immorales, ce qui laisse un champ assez vaste à son intervention. Pourtant, l'édition de romans ne témoigne d'aucun ralentissement, et de nombreux écrivains parviennent à refuser le plus sournois des interdits, l'autocensure.

Après quoi, il vit un groupe de mendiants alignés le long du large trottoir d'une avenue fréquentée où se succédaient magasins de prêt-à-porter, terrasses de café, bars et agences bancaires. Mère-père, un bébé. Deux femmes, un homme, un bébé, deux enfants. Un père trois enfants. Sur des morceaux de carton jaune posés devant certains d'entre eux, on pouvait lire JE SUIS SYRIEN, J'AI FAIM, POUVEZ-VOUS M'AIDER. « Ils sont partout, dit Mahmut.

— Qui ? demanda-t-il.

— Ben eux, les Syriens.

— Les Syriens ?

— Ben oui, les Syriens, ceux qui fuient la guerre. Ils sont trop, trop, partout. Ils ont envahi la Turquie. Tiens, y en a même qui ont mis leur passeport devant eux. »

Il regarda ce que lui montrait Mahmut en pensant, ceux qui fuient la guerre, d'accord, mais alors, nos mendiants à nous, ils fuient quelle guerre ? Et moi, je fuis quelle guerre ?

Quand, sur le coup de la prière de l'après-midi, un parc apparut devant eux, il se tourna vers Mahmut et lui dit : « Je suis fatigué. Je vais m'asseoir là et me reposer un peu. » Mahmut s'arrêta, il reposa sa hotte mais sans en lâcher les poignées. Il l'étudia du regard un moment. Ils se dévisagèrent. C'était la première fois qu'ils plantaient si longtemps leurs regards l'un dans l'autre. En général, il n'aimait pas regarder les gens dans les yeux, il laissait traîner ses regards soit par terre, soit en l'air. Il avait remarqué que Mahmut aussi évitait de regarder les gens, qu'il détournait ses regards à droite ou à gauche. Il ne resta un temps que ces deux paires d'yeux, ces deux objets transparents, étranges et brillants, qui s'affrontaient comme deux miroirs placés l'un en face de l'autre. Mahmut secoua la tête, haussa les épaules. Après quoi, sans rien dire, il se pendit à sa hotte et poursuivit son chemin.

Il resta assis dans le parc, sur un banc, sans bouger, jusqu'au soir, le visage, le corps entier tournés vers le soleil.

Comme le soir tombait et que le soleil, enveloppé dans une couleur orange, disparaissait derrière les immeubles, il se leva et marcha en direction de Kadıköy, vers le bord de mer. Tout en marchant, il pensait à Mahmut. Mahmut était-il devenu son ami ? était-ce cela, l'amitié ? Peut-être aurait-il dû lui faire ses adieux.

Il se demandait pourquoi Mahmut l'avait aidé et ne trouvait pas de réponse. D'ailleurs, c'était là la dernière chose qu'il voulait, s'efforcer d'imaginer ce qui se passe dans la tête des autres, ça voulait dire s'infiltrer dans leurs pensées. Peut-être avait-il voulu s'infiltrer dans les pensées de Mahmut et aussi de Sadık, et s'y installer.

Mais Mahmut, je vais l'oublier, se dit-il, j'ai même déjà commencé. Je n'ai pas pris la route pour acquérir de nouveaux souvenirs, de nouveaux événements à me rappeler, de nouvelles histoires à raconter après coup.

Quand quelqu'un était à côté de lui, il n'arrivait pas à penser. Il était désormais seul à nouveau, la pensée se poursuivait d'elle-même. D'une manière ou d'une autre, se dit-il, je vais bientôt tout laisser derrière moi, je vais laisser cette foule qui m'entoure, ses mots, son murmure, son effervescence. Je vais me trouver une montagne. Je vais simplement écouter, pendant un temps, la voix du vide plein et dense de l'air, le vent qui souffle en faisant vibrer ce vide, je vais prêter l'oreille aux petits craquements de la terre et ensuite, je l'espère, j'oublierai aussi d'oublier.

Il passa la nuit sur le bord de mer qui mène à Moda, sur l'une des pelouses, loin des autres dormeurs, dans un coin sombre hors de portée des réverbères, au pied d'un buisson. Il fut réveillé en pleine nuit par le clapotement de la pluie. Le ciel s'était rapproché, des nuages noirs et chargés s'étaient accumulés. Derrière les lumières jaunes du chemin de promenade, la mer était plongée dans une obscurité enflée et agitée. Au-delà, au large, quelques cargos stationnaient, immobiles dans leurs lumières ternes. La pluie se fit averse. Il se réfugia sous un arbre et resta un moment debout à la contempler. Après quoi il sortit s'offrir à elle. Elle était tiède. Il ouvrit la bouche et la but, sautilla et tourna sur lui-même, s'ébroua comme font les chiens mouillés.

Après la pluie, il s'allongea sur le ventre dans l'herbe humide. Il respira l'odeur de la terre mouillée, de l'herbe. Il fit pression de son corps dans la terre, y frotta son visage. Des mottes de terre, des feuilles d'herbe lui emplirent la bouche, l'humus humide lui couvrit le visage. Pénétrer la terre, se murmura-t-il, la parcourir de l'intérieur.

Il resta couché un moment sans bouger. Après quoi il s'étonna soudain de la semi-érection, pour la première fois depuis qu'il s'était mis en route, de ses organes virils. Son membre à peine érigé, il éjacula.

Il recracha la terre qui lui remplissait la bouche, retourna son visage vers le ciel. Ceci, se dit-il, n'a pas pour moi plus d'importance que la sueur qui jaillit de mes pores, que l'eau salée qui coule de temps à autre de mes yeux, que la salive qui filtre de ma bouche.

Mais cette humidité l'incommodait. Il se redressa à moitié et quitta son pantalon trempé par la pluie, puis son slip imprégné de cette chose qu'il aurait pu appeler sa pluie à lui. Il remit son pantalon. Se demanda ce qu'il allait faire de son slip. Il aurait pu le jeter mais l'idée de se promener sans slip lui déplut. Il se dirigea vers les rochers pour le laver. La pluie les avait rendus glissants. Il faillit tomber. Il avança en position accroupie jusqu'à trouver un endroit convenable. Il lava d'abord son slip, puis son visage souillé par la terre. Il se dit que, s'il l'étendait sur le buisson, il serait peut-être sec au matin.

Comme il revenait sur ses pas, il vit sur le chemin de promenade des ombres très légèrement éclairées qui se mouvaient dans la semi-obscurité. Des limaces sorties de terre avançaient par dizaines sur le sol de béton, venaient comme intentionnellement à sa rencontre.

Il marcha un temps en long et en large pour se réchauffer. Il distingua encore quelques ombres humaines au loin, qui grimpaient la butte. C'étaient les sans-abri qui passaient la nuit ici, ils partaient sans doute se mettre au sec. Il s'assit sur un banc. Il était humide. Il se mit en boule et enfouit sa tête dans son manteau mouillé. Il essaya de dormir, ses dents s'entrechoquaient. J'espère que je ne vais pas tomber malade, se dit-il. Là-haut, le rideau couleur plomb des nuages s'écartait par endroits. Par les fissures, l'étincelant bleu nocturne du ciel commença à filtrer. À force de trembler, et comme cette couche livide s'amincissait et se morcelait en nuages ternes et fripés qui se dissipaient, il sombra dans le sommeil.

Le jour suivant, le soleil, cet œil gros comme une fleur de tournesol, était à nouveau dans le ciel et répandait avec indifférence ses chauds rayons sur la surface terrestre. Le jour était lumineux, il faisait bon. Il ne tomba pas malade, enfin, pas complètement, mais il passa les quelques jours qui suivirent avec une fièvre qui tombait et remontait, accompagnée de sensations de froid intermittentes. Il avait le nez qui coulait. Quand il s'essuyait dans sa manche, une nouvelle goutte prenait la place de l'autre.

Il continua à passer la nuit au même endroit, sur le bord de mer. Vers le matin, il faisait froid. Il avait trouvé un carton, sur lequel il dormait. Le matin, il se levait peu avant que le jour se lève, marchait en long et en large au bord de la mer en essayant de se réchauffer jusqu'à ce que le soleil parût. Il abandonnait les lieux lorsque apparaissaient les marcheurs, les coureurs en survêtement ou les promeneurs matinaux qui sortaient leur chien.

Le premier jour, il ne mangea rien. La faim était continuellement dans sa tête comme une migraine. Je crois que je la porte réellement dans ma tête, se dit-il, pas dans mon ventre. Il passa son temps à errer dans la foule. Partout, ça débordait de nourriture et de boissons. Manger, était-ce cela qui faisait tourner le monde, qui motivait les gens ? Dans les restaurants, les cafés, les buffets, ça cuisait, grillait, bouillait. Les gens s'asseyaient aux tables installées en terrasse et mangeaient comme sans interruption. Les bouches s'ouvraient et se fermaient, les dents broyaient. Il s'arrêta, devant un magasin, face au distributeur d'eau où on lisait sebil, se remplit un verre en plastique et but à deux reprises. Il en eut la nausée. Il descendit vers le bord de mer.

Il passa quelques heures sans bouger du tout, sinon, de temps en temps, pour faire quelques pas. Il observa les bateaux qui accostaient et repartaient, avec les troupeaux humains dont ils se vidaient avant de se remplir à nouveau. (…)

Il se leva et marcha en direction de l'embarcadère. Son intention était de monter dans un bateau et de traverser. Mais comment allait-il s'y prendre ? Il fit les cent pas devant l'embarcadère avant de se retrouver devant les tourniquets. Les gens passaient rapidement à sa droite et à sa gauche, ils présentaient leur carte, entraient dans le tourniquet et se retrouvaient de l'autre côté. Quand les gens passaient, on entendait deux sons qui se produisaient l'un après l'autre, sans interruption : le son électronique que provoquait la carte et celui, mécanique, des pinces que l'on poussait du bras ou du bas du corps. Il se laissa absorber un moment par ces bruits, par la façon dont ces pinces tournaient sans arrêt, par le passage des corps entre elles. Là où il se trouvait, les gens ralentissaient et s'agglutinaient. Quelqu'un lui lança un : tu passes ou tu passes pas, un autre grogna : manquait plus qu'ça, quelques autres le poussèrent. Pour finir, un employé s'approcha et lui dit : « Tu bouches le passage. » Il lui demanda : « Comment je peux traverser ? » Quand il se retrouvait face à face avec quelqu'un ou, comme c'était présentement le cas, poitrine contre poitrine, il se tournait légèrement de côté. De cette façon, sa position était oblique et, lorsqu'il se trouvait forcé de parler, il ne parlait pas en face mais du côté droit ou gauche. L'employé l'examina des pieds à la tête : « Viens, commence par sortir de là. » Ils furent rejoints par l'autre employé. « Il demande comment il peut traverser. » Inspectant son ami du coin de l'œil, il se tourna vers lui et lui demanda : « Ah bon ? Eh ben, t'as une carte ?

— Non.

— T'as de l'argent ?

— Non.

— Alors, y'a qu'un moyen, tu traverses à la nage. » Ils s'esclaffèrent. « Allez, ouste. » Ils le prirent par un bras et le poussèrent dehors. Il se dégagea de l'étreinte et sortit.

ll marcha sur le côté de l'embarcadère, au bord de la mer. S'appuyant à la basse rambarde de fer, il contempla la mer vert clair qui s'étendait face à lui. Un vapeur accostait, vidait rapidement son contenu et se remplissait à nouveau. Un corbeau se posa sur la boule de fer qui surplombait le portail de sortie et croassa comme les gens passaient sous lui.

Il regarda les bateaux qui glissaient sur l'eau, les escadrons de mouettes qui les suivaient pour attraper les simit qu'on leur lançait. Il songea aux cormorans, aux poissons. Mais moi, se dit-il, je n'ai ni ailes ni branchies. Peut-être pouvait-il réellement tenter une traversée à la nage. Il s'abandonnerait aux vagues et atteindrait peut-être une rive à force de se laisser dériver.

Il erra un moment au hasard, sans savoir où il allait. Le soir était tombé. Il revint à l'endroit où il avait passé la nuit. Il s'assit sur un banc et regarda le soleil qui se couchait. Sur les rochers se trouvaient des couples, des groupes de deux-trois personnes qui buvaient. Du côté du parc, quelques personnes couraient, d'autres promenaient leur chien. Il s'allongea au pied du buisson où il avait dormi, tira son manteau sur sa tête. Il s'efforça de dormir au mépris de la foule, des promeneurs, des voix qui lui parvenaient.

Le lendemain, à son réveil, le soleil était déjà bien haut. Il lui sembla avoir encore de la fièvre. Il erra un moment autour de l'embarcadère. La tête lui tourna, il se jeta tant bien que mal sur un banc. La terre tourbillonnait sous ses pieds, le monde vacillait devant lui. Toute chose passait devant ses yeux comme vue en coin, à moins qu'elle ne lui apparût au coin des yeux. Je regarde un monde gris, se dit-il, des masses grises, claires, foncées, des taches ondulaient, tremblotaient, se séparaient en se superposant.

Il se leva sans savoir pourquoi il se levait. Il se laissa entraîner dans la foule. La terre vacilla encore plus. Il s'écroula au bord du trottoir. Devant ses yeux, des jambes passaient rapidement, continuellement. Je m'y prends peut-être mal, se dit-il, je ne fais peut-être que m'attarder dans une direction, fausse comme toutes les directions que j'ai pu prendre. Mais quelle est la bonne direction ? En fait, la vraie chose à essayer, c'était peut-être de ne pas se déplacer, de ne plus bouger du tout. Mais, quand il voulait s'arrêter, il bougeait et, quand il ne voulait pas bouger, il ne pouvait s'en empêcher.

Ça avait sans doute commencé bien avant, peut-être avec les premiers hommes qui s'étaient mis debout et avaient commencé à marcher. Maintenant que cela avait commencé, et depuis si longtemps, un retour en arrière était sans doute hors de question.

Il ramena ses jambes sur sa poitrine, pencha la tête en avant. Il avait perdu conscience, ou bien il avait somnolé. Lorsqu'il releva la tête, il y avait devant lui quelques pièces de monnaie. Il se dit d'abord, dans son demi-sommeil, que les pièces étaient tombées du ciel devant lui, comme la pluie ou des fientes d'oiseaux. Il revint à lui. Vu qu'elles étaient lancées par des mains au-dessus de sa tête, cette pensée n'était pas tout à fait fausse. De nouvelles pièces tombèrent devant lui. Relevant la tête, il vit une femme rondelette qui avait dans les trente ans. Devant elle, une poussette. Entre elle et la poussette, un garçon de six-sept ans qui s'appuyait contre elle et une petite fille, plus jeune, qui se tenait à sa jupe. Le garçon et la fille le dévisageaient. La femme dit : « N'oublie pas de prier pour mes enfants. » Puis elle referma son porte-monnaie et le remit précipitamment dans son sac. Elle poussa les enfants devant elle en les grondant à moitié et se perdit dans la foule.

Il regarda les pièces qui se trouvaient devant lui et se dit : désormais, je peux me considérer comme un mendiant. Était-ce une bonne ou une mauvaise chose, il ne le savait pas, il ressentait simplement envers l'argent une certaine gêne. Peut-être était-il préférable de considérer tout ce qui venait à lui, que ce soit de la main de l'homme ou d'un nuage ou du vent, comme venant du ciel et de l'accepter comme tel.

À cet instant, il remarqua un autre mendiant, assis cinq-six mètres plus loin, qui le dévisageait en faisant jouer étrangement ses yeux et ses sourcils. Il ne comprit pas. Et détourna le visage.

Peu après, l'autre mendiant se retrouva au-dessus de lui. Une de ses jambes lui manquait, elle avait été amputée bien au-dessus du genou. Il se tenait debout grâce à deux béquilles calées sous les bras. « Ici, c'est mon territoire, frère, dit-il, trouve-toi un autre endroit. » Voyant qu'il ne se levait pas, il le toucha à plusieurs reprises du bout de sa béquille en se balançant d'avant et d'arrière sur son unique jambe. En même temps, il continuait à faire bouger ses yeux et ses sourcils. « Va ailleurs, mec, j'ai dit, tu m'empêches de gagner mon pain. »

Il ramassa les pièces et les jeta dans la poche de son pantalon. Il se leva lentement. L'homme était plus petit que lui, bien plus malingre. Un instant, il pensa lui tirer ses béquilles de sous les bras. L'homme, comme s'il avait perçu sa pensée, tendit vers son visage l'une de ses béquilles en prenant un solide appui sur son unique jambe. Il ne s'attendait pas à cela. Il les considéra un moment, lui et cette position bizarre qu'il avait prise, puis s'éloigna.

Peut-être l'idée de le faire tomber lui avait-elle plu ou peut-être, maintenant qu'il avait de l'argent, allait-il pouvoir manger quelque chose, quelle qu'en fût la raison, il se sentait mieux.

Il compta les pièces de monnaie, les remit dans sa poche, partit en direction d'un petit restaurant. Il gardait en marchant la main dans sa poche et l'argent dans sa main. Lorsqu'il parut à l'entrée du restaurant, on ne voulut pas le laisser entrer. D'une voix brisée, éraillée, il dit au serveur, ou plutôt à son côté droit : « J'ai de l'argent. » Le garçon répondit : « Allez, allez » en le repoussant vers la porte. À cet instant, deux personnes assises à l'intérieur près de l'entrée s'interposèrent : « Mais quoi, laisse-le entrer, regarde un peu, il a que la peau sur les os. — Il pue, Hasan, répondit le serveur. Après, s'il prend l'habitude, il va s'incruster, si t'as rien à faire j'te l'laisse. — Merde, keko (1), bien sûr qu'il pue, il va quand même pas sentir la violette. » Ils rigolèrent, lui et son compagnon. Là-dessus, le cuisinier, qui se tenait derrière son plan de travail, intervint : « Laisse-le entrer, fais-le asseoir à l'arrière, à côté des toilettes. »

« Avance », dit le garçon, cette fois en le poussant vers l'intérieur. Il lui montra une table pour une personne et lui demanda froidement : « Qu'est-ce que tu veux ? » Sans le regarder du tout, il répondit : « De la soupe », le serveur ne demanda pas à quoi. La soupe arriva. Elle était chaude, fumante. Il but lentement sans relever la tête à aucun moment. Ça le réchauffa. Avec la soupe, il mangea du pain en grande quantité tout en sentant sur lui les regards énervés du serveur. Après avoir mangé, il demanda du thé et de l'eau. Le serveur eut beau grommeler, il lui ramena et le thé, et l'eau. Il but son thé sans se presser, une fois encore sans lever la tête. Il prit deux tranches dans la boîte à pain et les jeta dans sa poche en essayant de ne pas se faire remarquer.

À cet instant, les deux hommes assis près de l'entrée se dirigèrent vers la caisse pour payer. On comprenait à leurs vêtements tachés que c'étaient des ouvriers. Ils avaient tous deux un cure-dent aux lèvres. Celui qui avait parlé un peu plus tôt dit : « Donne-nous aussi la note de l'ami là-bas. » Il leva la tête et considéra les ouvriers, puis la baissa de nouveau. Ils étaient rassasiés et avaient l'air satisfaits du monde et de leur condition, ils blaguaient entre eux, riaient. Ça l'ennuya qu'ils aient payé pour lui.

Traduit du turc par Sylvain Cavaillès.

(1) En kurde : « mon pote ».

La sale guerre du président Erdoğan

lun, 31/10/2016 - 12:17

Depuis l'automne 2015, les représailles menées par les forces turques après les combats avec les miliciens du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ravagent le sud-est de la Turquie. De nombreuses villes ont été détruites, et les témoignages recueillis sur place font état de graves exactions contre la population.

Jan Schmidt-Whitley. – « Retour à Cizre », 2016 www.jswhitley.com

Le soleil inonde la grande place de Silopi, ville de 80 000 habitants du sud-est de la Turquie, à moins de quinze kilomètres des frontières avec l'Irak et la Syrie. Entre décembre 2015 et janvier 2016, les forces de sécurité turques ont durement attaqué la population et les combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une formation qui se réclame du confédéralisme démocratique (lire « Murray Bookchin, écologie ou barbarie ») et revendique l'autonomie des territoires majoritairement kurdes. Les combats se sont déroulés à huis clos : plusieurs fois soumise à de longs couvre-feux, comme bien d'autres villes, Silopi a été isolée pendant trente-sept jours.

Dans tout le pays, des attentats visent régulièrement les forces de l'ordre, y compris à Istanbul ou à Ankara, et renforcent la répression, qui provoque de nouvelles représailles. Ainsi, le 10 juin, une organisation radicale dissidente du PKK, les Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK), revendiquait l'explosion d'une voiture piégée contre des policiers à Istanbul. Quelques jours plus tôt, le gouvernement avait fait voter une loi facilitant la levée de l'immunité de certains parlementaires afin de museler les cinquante-neuf députés du Parti démocratique des peuples (HDP) (lire le témoignage de M. Selahattin Demirtaş, « “L'homme qui se prend pour un sultan” »).

En cette matinée printanière, l'atmosphère reste tendue à Silopi. Les passages fréquents des véhicules blindés de la police turque et l'hélicoptère qui tournoie dans le ciel rappellent que la guerre n'est jamais loin. Des files d'attente se sont formées devant deux écrivains publics, venus avec leur table pliante et leur machine à écrire. Ces temps-ci, ils ont plus de travail qu'à l'accoutumée. On vient les voir pour un formulaire lié à la destruction de sa maison, pour une lettre au directeur de la prison, pour la déclaration d'un décès.

Mme Riskyie Seflek, la soixantaine, habite au cœur de la zone où se sont déroulés les combats. « Le char qui se trouvait derrière la maison visait la mosquée. Mais l'obus a traversé le salon ! » Sous son voile blanc orné de dentelle, que les femmes kurdes portent à mi-chevelure, elle a le regard fatigué. Elle nous reçoit dans le jardin, avec son mari, leurs filles et leurs petits-enfants. L'un des garçons a apporté des vêtements neufs, que la famille inspecte : « C'est pour Temer, mon petit-fils, explique gravement Mme Seflek. Il a 16 ans, il est en prison. Avant, il est resté à l'hôpital pendant trois semaines, parce qu'une balle a traversé sa hanche. » L'adolescent n'était pas un milicien. Il se serait trouvé pris au piège des combats comme tous les habitants de Silopi, reclus dans leur ville transformée en souricière.

Des témoignages comme celui-ci, nous en avons recueilli plusieurs dans toutes les villes du Kurdistan turc que nous avons visitées. Partout, c'est le même constat. Le processus de paix entre les autorités et le PKK, entamé en 2009 pour mettre fin à un conflit qui a débuté en 1984 et fait plus de quarante mille morts, n'est plus. Pour le président turc Recep Tayyip Erdoğan et son nouveau premier ministre, M. Binali Yıldırım, nommé le 24 mai 2016, « il n'y a plus aucun dialogue possible avec le PKK ». Leur vocabulaire est sans ambiguïté : « nettoyage », « purge », « victoire totale ».

Les Kurdes pris dans la guerre régionale Agnès Stienne, juillet 2016

Au printemps 2013, les pourparlers avaient conduit au repli des combattants kurdes vers l'Irak ; mais ils n'ont pas résisté à l'évolution de la guerre civile en Syrie. La tension est remontée durant la bataille de Kobané, qui a opposé les forces kurdes syriennes proches du PKK et l'Organisation de l'État islamique (OEI) (1). Dans les villes kurdes, de nombreuses manifestations ont dénoncé la passivité du gouvernement turc, accusé de collusion avec l'OEI. Le 20 juillet 2015, un attentat attribué à cette dernière a fait trente-trois morts et une centaine de blessés parmi des jeunes socialistes turcs et kurdes rassemblés au centre culturel de Suruç, près de la frontière syrienne, et en route pour aider à la reconstruction de Kobané. Les manifestations ont redoublé ; deux jours après l'attentat, le PKK, accusant Ankara de complicité avec les djihadistes, tuait deux policiers à Ceylanpınar, dans le Sud, près de la frontière syrienne. Il n'en fallait pas plus pour que les autorités turques annoncent une « guerre contre le terrorisme » censée cibler à la fois l'OEI et le PKK, mais dirigée surtout contre les forces kurdes.

« Ici, c'est devenu un territoire occupé »

Dès septembre, les principaux bastions kurdes ont connu des échauffourées qui sont allées en s'aggravant. À Silopi, début décembre, les groupes du Mouvement de la jeunesse patriotique révolutionnaire (YDG-H) ont d'abord creusé des tranchées dans les rues et dressé des barricades « pour se protéger de la police turque », tout en déclarant l'autonomie de la ville. Les jeunes miliciens ont vite été relevés par des combattants aguerris venus d'Irak, notamment du mont Kandil, où se trouve le commandement du PKK. Ces insurrections urbaines ont provoqué l'intervention de dix mille soldats de l'infanterie turque appuyés par des blindés et des hélicoptères. Partout, des blocus ont été instaurés de manière permanente pour laisser le champ libre à la répression. « Les couvre-feux se sont transformés en machine à détruire les villes », déclare le député Ferhat Encü, membre du HDP. Lorsqu'une phase de combats urbains se termine et que les miliciens du PKK se retirent, les municipalités kurdes se retrouvent en première ligne face aux représailles du pouvoir. De nombreux maires affiliés au HDP ont été arrêtés, comme, à Silopi, Mme Emine Esmer, emprisonnée et poursuivie pour « incitation à la rébellion armée contre le gouvernement ».

Beaucoup d'habitants du Sud-Est ont acquis la conviction que M. Erdoğan était lié à l'OEI et qu'il existerait même un accord avec cette organisation pour faire barrage à la revendication kurde. L'attentat perpétré en octobre 2015 lors d'un meeting du HDP à Ankara, qui a fait 97 morts sans que ses auteurs soient arrêtés ou identifiés, a renforcé ce soupçon. Il en va de même des poursuites engagées contre deux journalistes du quotidien Cumhuriyet, incarcérés puis condamnés pour « divulgation de secrets d'État » après avoir diffusé une vidéo suggérant que les services secrets turcs livraient des armes aux islamistes syriens (2). Certains témoignages font aussi état de la présence de djihadistes aux côtés des forces gouvernementales pendant les combats. « Ils ne parlaient pas turc, peut-être azéri. Ils avaient de longues barbes et ressemblaient aux hommes de Daech », rapporte M. Abdülkerim F. (3), habitant de Sür, qui dit avoir surpris des hommes faisant la prière dans son salon. Après avoir fui sa maison parce qu'il ne supportait plus les gaz lacrymogènes qui saturaient l'air depuis des semaines, il y était revenu pour chercher ses papiers d'identité.

Rien ne permet d'étayer ces allégations. En revanche, de nombreux observateurs et diplomates ont critiqué la facilité avec laquelle les candidats au djihad, tout comme les camions chargés de pétrole de contrebande, pouvaient franchir la frontière avec la Syrie. En outre, les forces spéciales du PÖH et du JÖH (police et gendarmerie) ont participé aux opérations, comme en témoignent les inscriptions racistes et sexistes qu'ils ont laissées, avec leur signature, sur les murs des villes. Ainsi peut-on lire, à Silopi : « Ma chère Turquie, au nom de Dieu, nous te nettoyons : nous sommes le JÖH, nous sommes venus vous envoyer en enfer ! » Ou, dans les ruines de Cizre, ces appels au viol des femmes kurdes : « À notre tour de vous éduquer ! — PÖH » ; « Les filles, nous sommes là, où êtes-vous ? — JÖH ».

Selon les informations recueillies sur place auprès de journalistes locaux et d'élus HDP, il est aussi très probable que le Jitem, le service de renseignement et d'antiterrorisme de la gendarmerie, ait refait son apparition, alors qu'on le pensait dissous. Ce groupe clandestin, organisé en cellules composées de gendarmes, de militaires et de membres du groupe ultranationaliste des Loups gris (4), a commis de nombreux massacres de Kurdes pendant les années 1990. Il a signalé son passage par ces inscriptions sur les murs de Sür : « Les loups sont appâtés par le sang, tremblez ! »

Les méthodes employées contre les civils kurdes sont les mêmes qu'il y a vingt ans, et des groupes se revendiquant du Jitem ont une activité soutenue sur les réseaux sociaux. Ils publient des photographies de combattants kurdes déchiquetés par les obus ou brûlés à l'essence. Le corps des femmes fait l'objet d'un acharnement particulier.

La Fondation turque pour les droits de l'homme (TIHV) avance d'ores et déjà le chiffre de 300 à 400 tués et de 600 000 déplacés. Dès la fin janvier 2016, Amnesty International accusait l'offensive du gouvernement turc de mettre en danger « la vie de près de 200 000 personnes » ; l'organisation y voyait une « sanction collective ». À Sür — la vieille ville fortifiée de Diyarbakır, elle-même considérée comme la capitale du Kurdistan turc —, la moitié ouest a été vidée de ses habitants. Détruite à 70 % (5), elle reste difficilement accessible. Le 1er avril, au lendemain d'un attentat qui avait coûté la vie à sept policiers et peu de temps avant sa démission, le premier ministre Ahmet Davutoğlu s'y est rendu pour une visite encadrée par un impressionnant service d'ordre. Il a vanté le plan de réhabilitation urbaine voulu par le président Erdoğan pour les zones détruites : « Nous ferons de Sür la nouvelle Tolède ! », s'est-il écrié. Applaudissements de l'assemblée triée sur le volet. Plus loin, les jeunes serveurs restaient debout devant l'écran de télévision d'un restaurant, médusés, impassibles. C'était leur ville, leur vie, qu'on promettait de raser, dans une clameur triomphante.

Le discours terminé et les officiels repartis, les habitants de Diyarbakır sont retournés à leur routine contraignante, faite de contrôles à chaque carrefour — et encore : quand ils peuvent regagner leur maison. « Ici, c'est devenu un territoire occupé ! », lance, agacé, M. Gafur S. Ce professeur de littérature est pourtant d'un naturel calme. Tous les matins, il franchit les barrages policiers à l'entrée de Sür pour aller faire la classe dans l'une des deux seules écoles qui n'ont pas été brûlées. Chaque jour, il est fouillé, contraint de se mettre torse nu et de répondre aux questions des mêmes policiers, qui le connaissent. Il a assez de moyens pour vivre dans la ville moderne ; avec plus de dix ans de métier, il pourrait même demander à être muté. Mais il s'y refuse : « Je n'abandonnerai pas ces enfants. Sür est déjà le district le plus pauvre de Diyarbakır. Ils passent les mêmes examens que les autres écoliers de Turquie ; mais les autres n'ont pas de bombes qui tombent sur leurs maisons. Où est l'égalité entre les Turcs de l'Ouest et les Kurdes dans le système éducatif ? Tous ces enfants peuvent devenir ingénieurs. Il faut seulement leur en donner la chance. » Le professeur S. appartient à cette génération qui a connu les brimades de la police quand elle parlait kurde dans la rue, ou qui voyait ses grands-parents renvoyés de l'hôpital parce qu'ils ne pouvaient s'exprimer en turc. Aujourd'hui, comme tous les habitants du Kurdistan turc, il subit à nouveau une restriction de ses mouvements.

Immeubles effondrés, corps calcinés

Depuis la reprise de la guerre, toutes les routes du Botan (nom que les Kurdes de Turquie donnent à leur région) sont jalonnées de barrages. Le passage des voyageurs dépend du bon vouloir des policiers. Ces derniers mois, il faut compter sept heures pour aller en car de Diyarbakır à Cizre, contre quatre heures en temps normal. Depuis décembre 2015, des couvre-feux, qui peuvent durer plusieurs semaines, entrent en vigueur en fonction du niveau de violence ou de l'humeur des autorités. Nous avons pu entrer à Cizre après les combats. Nous y avons découvert un paysage dévasté, des habitants traumatisés et une sécurité aléatoire. Du quartier de Cudi, situé sur la rive gauche du Tigre, il ne restait que des carcasses d'immeubles effondrés, témoins du pilonnage systématique de leurs colonnes porteuses par les obus de char. Quatre-vingts pour cent de la surface résidentielle serait détruite.

Plusieurs mois après la levée du blocus, il n'est pas rare que ceux qui viennent chercher des objets personnels sous les gravats de leur maison y découvrent des restes de cadavres. Parmi les exactions que l'on rapporte, commises pendant soixante-dix-neuf jours d'isolement complet, les « sous-sols de la sauvagerie » ont particulièrement marqué les esprits. Deux cas au moins sont recensés ; dans l'un comme dans l'autre, une trentaine de personnes ont été prises au piège d'immeubles bombardés des jours durant, parfois des semaines. Les forces turques barraient le passage aux secours, laissant les blessés succomber les uns après les autres. À la fin des « opérations antiterroristes », on n'a retrouvé que des corps calcinés, dont ceux d'enfants. Les proches des victimes ont dû fournir des échantillons d'ADN pour les identifier. Ils sont repartis avec un sac en plastique, « cinq kilos d'os et de chair brûlés », raconte un jeune de 17 ans, hébété, à propos de son père.

Lorsqu'on pénètre dans la cave de la rue Bostanci, encore accessible le 24 mars, l'odeur des corps brûlés persiste dans l'atmosphère confinée ; l'air est irrespirable. Des traces au sol dessinent une forme humaine. Là, ce qui ressemble à un bout d'os d'enfant, oublié dans la cendre. Le confinement qui frappe les Kurdes de Turquie depuis plus de huit mois a atteint un paroxysme dans cet ossuaire qui ne sera même pas un lieu de mémoire : depuis notre passage, il a été rasé. Si le plan de transformation urbaine annoncé par le pouvoir en avril est mis en œuvre, toutes ces caves, comme les autres traces susceptibles de prouver que des crimes de guerre ont été commis, seront emportées par les bulldozers et les grues.

L'association Rojava Solidarity, qui regroupe des volontaires de tout le Kurdistan turc désireux de venir en aide aux populations du Rojava (le Kurdistan syrien), avait été très active à Kobané. Intervenant cette fois dans son propre pays, elle a pu accéder à Cizre le 9 mars, une semaine après la levée du blocus. Sa priorité a été d'organiser la distribution de vivres depuis un entrepôt désaffecté, à quelques rues de Cudi. Elle a été ralliée par des militants progressistes de l'ouest de la Turquie, engagés contre la dérive autoritaire de leur gouvernement, et par d'autres venus du Rojava même.

M. Ferid B., qui a eu la moitié du visage emportée par un éclat d'obus, a raconté aux membres de l'association la première « sale guerre », celle des années 1990, entre l'armée et les forces kurdes. Il a passé de nombreuses années en prison pour son engagement dans les rangs du PKK. Il y a lu des dizaines de livres d'histoire sur la Révolution française. « Je ne sais pas si la France a fait une révolution du peuple ou une révolution bourgeoise. Mais nous, au Kurdistan, nous avons compris qu'il fallait réformer la révolution ! La démocratie kurde est féministe, écologiste, basée sur l'autonomie locale. C'est pour cela qu'ils traînent les cadavres suppliciés de nos femmes dans les rues, qu'ils détruisent notre environnement et arrêtent nos maires. »

Dans l'obscurité des couvre-feux, cette nouvelle guerre et ses punitions collectives laissent la population désemparée et creusent encore le fossé qui sépare le Kurdistan du reste de la Turquie.

(1) Cette ville kurde de Syrie a été en partie conquise par l'OEI à partir de septembre 2014, puis reprise début janvier 2015 par les forces kurdes, qui ne cessent depuis de progresser vers le sud.

(2) Le rédacteur en chef, Can Dündar, a été condamné à cinq ans et dix mois de prison, et le chef du bureau d'Ankara, Erdem Gül, à cinq ans. Libérés après trois mois sur une décision de la Cour constitutionnelle, ils pourront attendre libres leur procès en appel.

(3) Certaines des personnes rencontrées ont souhaité que leur nom de famille ne soit pas mentionné.

(4) Dont était membre M. Mehmet Ali Ağca, qui tira sur le pape Jean Paul II en 1981. Toujours en activité, les Loups gris ne rechignent pas à l'action violente et tentent d'infiltrer les milieux politiques.

(5) Chiffre établi par la municipalité de Diyarbakır, 1er mars 2016.

François Hollande, président à Bangui

lun, 31/10/2016 - 11:34

« La principale difficulté ici, c'est qu'on ne peut pas voir qui est l'ennemi et qui ne l'est pas », estime le lieutenant-colonel Pontien Hakizimana, à la tête du premier bataillon burundais de la mission de soutien à la Centrafrique. Les troupes africaines doivent, à terme, prendre le relais des forces françaises. Mais la confusion qui règne dans le pays a des racines profondes, et l'engagement de Paris devra sans doute se prolonger.

« Que diable allait-il faire dans cette galère ? »

Molière, Les Fourberies de Scapin, acte II, scène 7

« La France n'est jamais aussi grande que lorsqu'elle grimpe sur les épaules de l'Afrique », dit un proverbe congolais. Quel contraste, en effet, entre le prudent objectif d'« inverser la courbe du chômage » et l'esprit de décision, tout de go suivi d'effet, du même président François Hollande concernant la Centrafrique : « Vu l'urgence, j'ai décidé d'agir immédiatement, c'est-à-dire dès ce soir, en coordination avec les Africains et le soutien des partenaires européens. » Les blindés et les hélicoptères (aux noms évocateurs de Puma, Gazelle et Fennec) entrent en scène quasiment au moment où le chef de l'Etat s'exprime. Et, pour une fois, pas besoin de demander l'avis de l'Allemagne. Sur les flots tumultueux de l'actualité africaine, le petit timonier français tient la barre.

A y regarder de plus près, les buts de l'intervention incitent à la circonspection. La résolution du Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU) — rédigée par Paris — crée la Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine (Misca), « avec l'appui des forces françaises ». Le texte demande à ces dernières de « contribuer à protéger les civils et à rétablir la sécurité et l'ordre public, à stabiliser le pays et à créer les conditions propices à la fourniture d'une aide humanitaire aux populations qui en ont besoin ». Dans un pays en proie au chaos, où s'affrontent des bandes de mercenaires bien armés, la tâche des mille six cents soldats s'annonce périlleuse. « Que fait-on si les rebelles refusent de se laisser dépouiller ? », demande un journaliste à M. Jean-Yves Le Drian. « On les force », répond, énigmatique, le ministre de la défense français (1).

Mais c'est le président Hollande qui a lui-même semé la confusion en laissant entendre que l'action « internationale » pourrait conduire à un changement de régime : « On ne peut pas laisser en place un président qui n'a rien pu faire, voire qui a laissé faire. » Tout comme le renversement du colonel Mouammar Kadhafi en Libye en 2011, un tel limogeage dépasserait le cadre du mandat donné par l'ONU et contreviendrait aux règles de base du droit international. Mais ce dernier, on le sait, fait l'objet d'une interprétation de plus en plus élastique par les grandes puissances (2).

Une spirale de déstabilisation

Comme dans le cas de l'opération « Serval », déclenchée au Mali en janvier 2013, aucun plan politique de long terme n'est prévu. A l'image de l'ensemble de la politique étrangère française, les choix diplomatiques effectués en Afrique le sont au coup par coup, face à l'urgence — souvent réelle. « Attendre, c'était prendre le risque d'un désastre », s'est ainsi justifié le premier ministre Jean-Marc Ayrault devant l'Assemblée nationale, le 10 décembre. Petit pays sans ressources exploitables, la Centrafrique, frontalière du Soudan, du Tchad et de la République démocratique du Congo (RDC), pourrait entrer dans la spirale de déstabilisation qui affecte déjà les pays du Sahel et qui, via le Soudan, touche le Proche-Orient. M. Ayrault précise que l'opération « Sangaris » sera « l'affaire de quelques mois », six tout au plus… Ce devait être le cas de « Serval » ; mais, près d'un an après son déclenchement, les contingents africains annoncés pour relayer les Français ne sont qu'à moitié constitués.

En Centrafrique, pas le moindre mea culpa de la part des dirigeants français. Depuis 1960, Paris fait et défait pourtant les régimes en place à Bangui, parfois sans craindre le ridicule, comme lorsqu'un ministre de la République assistait au couronnement de l'« empereur Bokassa Ier ». L'effondrement de l'Etat, ici comme à Bamako, ne doit rien au hasard. Des décennies de politiques néolibérales imposées avec le soutien de la France par les institutions financières internationales et l'Union européenne ont sapé l'autorité d'une puissance publique déjà fragilisée par des luttes d'influence internes à la classe dirigeante (3). Les dominos ne font sans doute que commencer à tomber, en particulier en Afrique francophone.

« On observe en moyenne des résultats économiques supérieurs depuis le tournant du XXIe siècle pour les pays anglophones, notamment ceux du marché commun d'Afrique de l'Est et d'Afrique australe (exception faite du Zimbabwe) ou d'Afrique de l'Ouest (Ghana, Nigeria), comparés aux pays francophones », note l'économiste Philippe Hugon (4). En Afrique de l'Ouest, par exemple, le Ghana, le Liberia et la Sierra Leone affichent des taux de croissance supérieurs à 4 %, tandis que ceux-ci stagnent à 0 ou 0,5 % au Bénin et en Guinée, et que le Togo ou la Côte d'Ivoire sont en récession. La géographie, le système monétaire, mais aussi la nature des régimes politiques y seraient pour beaucoup. Symbole de ces évolutions divergentes, la présidence de la Commission de l'Union africaine est échue, en 2012, à la Sud-Africaine Nkosazana Dlamini-Zuma, qui a mené une bataille acharnée pour obtenir ce poste face au Gabonais Jean Ping. Elle ne cache pas son hostilité au gendarme français.

« Si on intervient, on est critiqué ; si on n'intervient pas, on est critiqué aussi », nous glisse, faussement placide, un diplomate du Quai d'Orsay. Certes, mais pourquoi la France se trouve-t-elle, cinquante ans après la décolonisation, en situation de mener des opérations de maintien de l'ordre sur le continent noir ? 50 % des soldats français basés à l'étranger sont en Afrique : environ huit mille hommes répartis sur cinq bases permanentes. Pour l'armée tricolore, le continent offre un terrain d'entraînement privilégié, varié (savane, désert, forêt, milieu urbain, action navale), avec la possibilité d'« agir en situation ». Les soldats y reçoivent une formation exceptionnelle qui les place parmi les meilleurs du monde, notamment en ce qui concerne les actions de commando.

« La France est rattrapée par son histoire, et particulièrement l'histoire africaine », diagnostique l'africaniste Antoine Glaser (5). Depuis François Mitterrand (1981-1995), tous les présidents annoncent un changement profond dans les relations avec l'Afrique. Au-delà de l'exercice désormais rituel consistant à enterrer la « Françafrique », il s'agirait d'établir des rapports plus égalitaires et plus « transparents ». Mais tous finissent par jouer les parrains d'un continent transformé en parc à thèmes, avec ses catastrophes et ses coups d'Etat.

Si les événements, souvent dramatiques, les y poussent, les chefs de l'Etat successifs prennent également goût au parfum de puissance que donne la possibilité, parfois spectaculaire, de voler au secours de la veuve et de l'orphelin sous la bannière de l'ONU. L'Afrique permet à une France au prestige et aux moyens déclinants de réaffirmer son rôle de « puissance mondiale », selon les mots de M. Hollande. Cette posture convient bien au président et à son ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, dont l'action géopolitique semble parfois se résumer à revêtir la panoplie de cow-boy justicier de M. George W. Bush guerroyant contre l'« axe du Mal ».

Pourtant, les opérations militaires règlent rarement les crises politiques sur le long terme. Au Mali, les élections présidentielle et législatives ont effectivement eu lieu quelques semaines après « Serval » ; mais, sur certaines parties du territoire, les bureaux de vote n'ont pas pu ouvrir, et la participation aux législatives n'était que de 38 %. A la fin de l'année dernière, la complaisance de Paris envers les Touaregs semblait susciter un retournement de la population malienne. En Centrafrique, l'identification des interlocuteurs relève du numéro de voyance, chaque groupe s'autoproclamant représentatif de quelque chose. La rébellion des partisans de l'ancien président François Bozizé a fait long feu, tandis que l'autorité du pouvoir putschiste de la Seleka est inexistante. « On ne construit pas un Etat à coups de poing », commente l'ancien premier ministre français Dominique de Villepin, qui dénonce une « militarisation » des rapports franco-africains et une « recolonisation bienveillante » du continent (6).

Les partenaires européens de Paris semblent presque soulagés de voir la France prendre en charge les opérations dans une Afrique (surtout francophone) qui les intéresse peu. L'éventuel échec de « Serval » ou de « Sangaris », avec la mort de soldats français, ne sera pas le leur. Il en va autrement des opérations Eupol menées dans la richissime RDC, qui, en leur temps, ont déclenché des querelles, Berlin soupçonnant Paris de vouloir se positionner sur l'échiquier minier (7). Lisbonne s'occupe de l'Angola, ou plutôt Luanda s'occupe du Portugal (8) ; les Britanniques surveillent la Sierra Leone. « Chacun reste dans son pré carré », conclut Glaser.

Si l'Union européenne contribue à hauteur de 50 millions d'euros à l'opération en Centrafrique (surtout pour équiper les futures troupes africaines), Paris souhaite qu'elle crée un fonds spécial destiné à soutenir ce type d'action. « Nous sommes dans une Europe à vingt-huit, mais la France a un statut particulier, explique avec simplicité M. Hollande. Nous avons une armée (...) et des équipements que peu de pays ont en Europe. Alors je souhaiterais qu'ils puissent contribuer davantage, participer davantage, être dans des forces que nous pourrions mutualiser. »

Sur le continent, les tribulations du « gendarme » suscitent des sentiments mélangés. Mme Dlamini-Zuma ne cache pas sa frustration de voir le continent paralysé. « “Serval” lui est resté en travers de la gorge », commente un diplomate africain. A l'époque, le président guinéen Alpha Condé avait lâché : « C'est une honte pour nous d'être obligés d'applaudir la France. Nous sommes reconnaissants à François Hollande, mais nous avons été un peu humiliés que l'Afrique n'ait pu répondre elle-même à ce problème (9). » La Force africaine en attente (FAA), prévue depuis près de dix ans, demeure une vue de l'esprit, notamment en raison du retard des financements. En 2012, les Etats membres de l'Union africaine n'ont contribué qu'à hauteur de 3,3 % au budget-programme de l'organisation, laissant Bruxelles, Paris et Washington mettre la main au portefeuille. Pretoria propose désormais de créer une Capacité africaine de réponse immédiate aux crises (Caric), dont la mise en œuvre serait plus souple que celle de la FAA. En Centrafrique, la Misca doit, à court terme, prendre le relais des troupes françaises.

« Le plus grand danger qui menace l'Afrique est le vide d'hégémonie, estime le politiste camerounais Achille Mbembe. Ce vide constitue un puissant appel d'air pour les forces étrangères. Les puissances qui interviennent chez nous ne courent pas de risques graves. Le jour où elles devront payer cher ce genre d'aventure, elles y réfléchiront à deux fois (10). » Malgré les pétitions de principe panafricanistes, le continent demeure balkanisé. Le silence de l'Algérie sur la crise malienne reste assourdissant ; Pretoria et Lagos abordent les rencontres internationales en ordre dispersé. « On nous serine que si la France n'intervient pas, personne ne fera rien, écrit M. de Villepin. C'est le contraire qui est vrai. Si la France intervient, personne ne bougera. Le confort sera maximal pour les grandes puissances (Amérique, Chine, Russie, Europe) autant que pour les puissances régionales (11). »

(1) LCI, 8 décembre 2013.

(2) Lire « Origines et vicissitudes du “droit d'ingérence” », Le Monde diplomatique, mai 2011.

(3) Lire Vincent Munié, « Agonie silencieuse de la Centrafrique », Le Monde diplomatique, octobre 2013.

(4) Philipe Hugon, L'Economie de l'Afrique, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2012.

(5) Radio France Internationale (RFI), 6 décembre 2013.

(6) Dominique de Villepin, « Paris ne doit pas agir seul », LeMonde.fr, 4 décembre 2013.

(7) Lire Raf Custers, « L'Afrique révise les contrats miniers », Le Monde diplomatique, juillet 2008.

(8) Lire Augusta Conchiglia, « L'Angola au secours du Portugal », Le Monde diplomatique, mai 2012.

(9) RFI, 27 avril 2013.

(10) « L'Afrique en 2014 », Jeune Afrique, hors-série n° 35, Paris, 2013.

(11) Dominique de Villepin, « Paris ne doit pas agir seul », op. cit.

Les évangélistes à la conquête du Brésil

lun, 31/10/2016 - 08:23

En 2002, l'élection d'un représentant du Parti des travailleurs à la présidence du Brésil avait provoqué un séisme politique. En octobre 2014, une défaite de cette formation en déclencherait un second. Or la candidature inattendue de Mme Marina Silva parvient à rassembler les opposants à l'actuelle présidente Dilma Rousseff : une partie des classes moyennes, le patronat et les Eglises évangéliques, particulièrement puissantes dans le pays.

« Si d'ici lundi Marina ne prend pas position, elle aura droit au pire discours que j'aie jamais fait sur un candidat à la présidence. » Le message, posté sur Twitter par le pasteur Silas Malafaia le samedi 30 août, est devenu l'un des principaux épisodes de l'histoire politique brésilienne récente. La veille, Mme Marina Silva, parachutée dans la bataille électorale à la suite de la mort dans un accident d'avion d'Eduardo Campos, le candidat du Parti socialiste brésilien (PSB), avait présenté son programme. Et brisé un tabou, en proposant de défendre une législation favorable au mariage pour tous si elle était élue.

Dans les faits, les homosexuels peuvent se marier depuis la décision de la Cour suprême de mai 2013. « Mais il s'agit d'une jurisprudence susceptible d'être remise en question par des juges conservateurs. Tant que nous n'avons pas de loi, nos droits ne sont pas protégés », précise M. Jean Wyllys, le seul député fédéral à revendiquer son homosexualité. Ce jour-là, Mme Silva a semblé bousculer la donne et incarner cette « autre politique » qu'elle promet, jusqu'alors demeurée incantatoire — une prise de position d'autant plus remarquable que la candidate s'affiche comme membre pratiquante de l'Assemblée de Dieu, une Eglise évangélique pentecôtiste caractérisée par son conservatisme social (1).

Quelques heures après le tweet du pasteur, Mme Silva fait marche arrière. L'enthousiasme laisse place au trouble, puis à l'indignation. « Vous nous avez menti, vous vous êtes jouée de l'espérance de millions de personnes, vous ne méritez pas la confiance du peuple brésilien », déclare alors M. Wyllys, qui, bien que soutenant une autre candidate dans la course à la présidentielle, avait salué le programme de Mme Silva. Trop proche des évangélistes, Mme Silva ? Dans les faits, tous les candidats — à commencer par Mme Dilma Rousseff, la présidente sortante — ont monté des « comités évangéliques » pour tenter de séduire ces millions de voix qui paraissent en perpétuelle croissance.

On assiste en effet à une révolution. En 1970, 92 % de la population se déclarait catholique selon l'Institut brésilien de géographie et de statistique (IBGE) ; ils ne sont plus que 64,6 % en 2010. Un effondrement. « Le Brésil est un cas unique : il s'agit du seul grand pays à connaître une mutation profonde de son paysage religieux en un laps de temps aussi rapide », pointe José Eustáquio Alves, démographe à l'Ecole nationale des sciences statistiques (ENCE) de Rio de Janeiro. A l'origine du phénomène, l'expansion des Eglises évangéliques, tirée par les pentecôtistes et néopentecôtistes, la part des protestants traditionnels (luthériens, baptistes et méthodistes) demeurant stable. La proportion de leurs adeptes dans la population est passée de 5 à 22 % en quarante ans. Avec cent vingt-trois millions de fidèles, le Brésil reste le premier pays catholique du monde. « Mais plus pour longtemps », assène Eustáquio Alves, qui a calculé que les deux groupes devraient être au coude-à-coude d'ici à 2030.

Le paysage urbain offre le meilleur exemple de cette transformation. A Rio de Janeiro, la place Cinelândia, bordée par le théâtre municipal et la Bibliothèque nationale, doit son nom aux cinémas surgis au début du XXe siècle. Ils ont pratiquement tous disparu. A la place des affiches qui exaltaient hier Marlon Brando ou Cary Grant fleurissent des prières à Jésus éclairées au néon et le nom des chapelles : Eglise universelle, Dieu est amour, Eglise mondiale du royaume de Dieu... Même tableau dans le centre de toutes les métropoles.

Dans les périphéries, c'est le contraire : une multitude de petites salles bourgeonnent, entre un garage et un bar par exemple. Pendant des siècles, la géographie des agglomérations latino-américaines se caractérisait par une place centrale réunissant la mairie et l'église. Mais la croissance accélérée des villes, alimentée par le flot des migrants, a bousculé cette disposition. Ce à quoi les Eglises évangéliques ont su s'adapter — une souplesse « dont les catholiques se sont avérés incapables », souligne Cesar Romero Jacob, professeur de science politique à l'Université pontificale catholique de Rio de Janeiro.

Même constat en Amazonie, le long de la frontière agricole en cours d'occupation, un véritable Far West. Spécialiste des fronts pionniers brésiliens, le géographe français Hervé Théry, qui enseigne à l'université de São Paulo, témoigne du processus d'implantation : « Chaque fois que j'arrive dans un endroit qui vient d'être occupé, il y a trois baraques de planches, une pharmacie et un temple, c'est-à-dire de quoi se soigner et une source de réconfort moral, un besoin dans ces régions difficiles », raconte-t-il. Le chercheur retrouve la même logique dans les périphéries des grandes villes, ces océans de briques abandonnés par la puissance publique. « Les Eglises évangéliques offrent une forme d'aide sociale, des loisirs et une véritable écoute, ce que l'Eglise catholique a pratiquement cessé de faire. C'est une des clés de leur succès », poursuit-il.

Pour les surfeurs, un temple réservé

Tandis que, dans le centre de la « Ville merveilleuse », plus de 75 % des habitants se disent catholiques, la proportion tombe à 30 % dans sa banlieue. A Rio de Janeiro, « c'est moins la pauvreté que la ségrégation qui est à l'origine des changements », résume Romero Jacob.

Ici, le chaos orchestre le développement. Edifiées sans autorisation, les constructions sont insalubres, les postes de santé, lointains, les égouts, inexistants. Le transport se trouve sous la coupe d'une mafia liée aux responsables politiques locaux. La sécurité dépend de narcotrafiquants ou de milices recrutées parmi d'anciens membres des forces de l'ordre.

Et puis on s'ennuie ferme. A Queimados, dans la périphérie de Rio, Mme Elaine Souza, 32 ans, n'a aucune activité à proposer à sa fille adolescente. Baptisée catholique, elle figure au nombre des convertis de la dernière décennie. Femme de ménage, elle passe près de cinq heures par jour dans les transports en commun entre son domicile et son lieu de travail, à Copacabana. Cela lui permet de voir la plage, « où beaucoup, dans mon quartier, n'ont jamais mis les pieds ». Chez elle, il n'y a ni bibliothèque municipale ni square — « ni même une boulangerie », précise-t-elle. A peine deux bars minuscules où les hommes engloutissent leurs salaires dans des doses de cachaça, la liqueur nationale.

Pour Mme Souza, le temple évangélique voisin n'est pas seulement un lieu d'accueil en cas de coup dur, c'est aussi son seul espace de loisir. On y prépare des spectacles pour la Fête des mères et pour Noël, on fait la cuisine ensemble, on s'encourage à reprendre les études, interrompues au primaire. En embrigadant sa fille, elle espère par ailleurs lui épargner le scénario classique des périphéries : une grossesse précoce ou une passion pour un petit caïd du narcotrafic, et l'école quittée trop tôt.

L'affluence au temple prouve l'attrait du culte. On est loin des messes serinées par un prêtre le plus souvent absent des communautés. Pendant les cérémonies évangéliques, on chante, on écoute des témoignages qui ont fonction de catharsis collective. Et chacun y trouve son compte. Alors que le Vatican émet un message unique, transmis par des prêtres longuement formés et obéissant à des critères de recrutement — qui excluent les femmes et exigent le célibat —, la souplesse prévaut dans le camp néopentecôtiste.

N'importe qui peut se décréter pasteur : il suffit de jouir d'un certain charisme, d'avoir étudié un brin de théologie (trois mois suffisent dans plusieurs Eglises) et d'avoir été « appelé par Dieu ». Les grandes, telle l'Assemblée de Dieu, imposent certains contrôles. Mais le pasteur soucieux de s'en affranchir peut créer son propre temple et cibler un groupe social donné avec un message taillé sur mesure. Certains prêchent l'austérité, quand d'autres exaltent l'enrichissement. Ont même surgi le temple Boule de neige, destiné aux surfeurs, et l'Eglise des Athlètes du Christ, rassemblant les amoureux du football. « On assiste à un phénomène de segmentation obéissant aux règles du marketing », analyse Mário Schweriner, spécialiste des relations entre religion et économie à l'Escola Superior de Propaganda e Marketing (ESPM) de São Paulo.

Dans une société marquée par les inégalités, l'appel au statu quo de la hiérarchie catholique — elle a réprimé ceux de ses fidèles qui, au sein de la théologie de la libération, raisonnaient en termes de lutte des classes — peine de plus en plus à s'imposer parmi les couches populaires. « Aux discours faisant miroiter le paradis dans l'au-delà en échange des sacrifices du présent, les Eglises néopentecôtistes opposent un matérialisme hédoniste qui promet le succès ici et maintenant », explique le sociologue Saulo de Tarso Cerqueira Baptista, professeur à l'université d'Etat du Pará.

La rhétorique fonctionne d'autant mieux que la majorité des dirigeants politiques ont renoncé à combattre les injustices. « Quand une société se considère incapable de résoudre ses problèmes par la voie sociale, politique et économique, elle finit par leur donner un caractère surnaturel : des esprits malins qu'il faut débusquer se nicheraient partout dans notre vie », analyse de Tarso Cerqueira Baptista. Il y a le démon du chômage que l'on chasse en brandissant son livret professionnel durant le culte, les démons de l'alcool, de l'échec scolaire ou de l'adultère, qui fuient grâce à la main salvatrice du pasteur. Jésus guérirait même le cancer ou le sida...

Néanmoins, pour accroître sa bienveillance, il convient de verser chaque mois le dizimo, un dixième de ses revenus, au pasteur. Et toutes les formes de paiement sont acceptées : espèces, chèques, mais aussi carte bancaire. Une évidence pour la majorité des fidèles. « Je sais que, si je me retrouve au chômage, un frère ou une sœur d'Eglise m'apportera de quoi manger et une bouteille de gaz, et qu'il m'aidera à retrouver un emploi », justifie Mme Souza. Elle ajoute que les fidèles sont ainsi poussés à économiser sur leurs vices, comme l'alcool ou les cigarettes.

« Payer le dizimo, cela revient à sceller une appartenance, dans un contexte d'absence de l'Etat et de déstructuration de la famille », analyse Romero Jacob. Les pasteurs récupèrent d'ailleurs habilement la montée en puissance d'une nouvelle classe moyenne (quarante millions de personnes sont sorties de la pauvreté au cours de la dernière décennie). Pour Denise Rodrigues, professeure de science politique à l'université d'Etat de Rio de Janeiro, « la réussite matérielle apparaît comme une preuve d'élection par Dieu. Si un individu gagne de mieux en mieux sa vie, il sera tenté d'associer ce progrès à son Eglise, et de s'y investir plus encore ».

L'intégration a ses codes, qui génèrent un marché : on s'habille évangélique, on écoute de la musique évangélique, on regarde une télévision évangélique. A São Paulo, dans le quartier populaire du Brás, qui concentre l'industrie textile, la mode évangélique fait un tabac, notamment grâce à une marque leader, Joyaly, lancée au début des années 1990. « A l'époque, les fidèles étaient obligées de porter de longues jupes informes. C'est ce qui a poussé ma mère à créer la confection », raconte M. Alison Flores, qui gère l'entreprise avec sa sœur Joyce, styliste.

« Il y a des règles : pas de décolleté, pas de transparence, et les épaules couvertes », débite cette dernière, en montrant ses dessins. « Mais nous n'avons plus pour autant des allures de grand-mère. Exit les couleurs sombres et les habits mal coupés ! Je m'inspire des collections européennes et les adapte aux exigences du culte », ajoute-t-elle dans un sourire. Dans les années 2000, Joyaly a connu une croissance de son chiffre d'affaires de près de 30 % par an. Si elle est plus modérée aujourd'hui, c'est que trente concurrents se sont engouffrés dans le marché. « Les évangélistes sont plus nombreuses et de plus en plus sûres d'elles : elles veulent être belles tout en revendiquant leur choix spirituel en public », célèbre M. Flores.

A quelques kilomètres de là, à Liberdade, le quartier japonais de São Paulo, une rue entière, la Conde de Sardezas, se consacre au commerce évangélique. On y trouve des tee-shirts, des casquettes et des tasses à café exaltant Jésus, mais aussi des jouets évangéliques. Le moteur des ventes demeure la Bible, le livre le plus vendu du Brésil. « Plusieurs de mes clients en ont vingt, trente, ils en font collection », explique M. Antonio Carlos, le gérant du magasin Total Gospel. Gros succès, la « Bible de la femme » propose des prières spécifiques se rapportant à la famille et au mariage, alors que la « Bible géante », tout en dorures, est destinée à être exposée dans les salons.

Jésus au hit-parade

Dans un pays où la piraterie fait rage, le marché des disques chrétiens fait figure d'exception. Parmi les vingt albums les plus vendus, quinze sont le fait de chanteurs religieux, catholiques pour certains, en majorité évangéliques. Au-delà du traditionnel gospel, on loue Jésus sur des airs de samba, de sertanejo (la country locale), de rock et de rap. Les interprètes sont des pasteurs austères, des petits gros à chapeau de cow-boy ou des nymphettes aux allures faussement sages. Toutes les maisons de disques, qui snobaient auparavant cette niche, ont créé leur label « gospel », à l'image des géants Sony et EMI. « Quand j'ai commencé, nous chantions dans des garages. Maintenant, tous les studios nous courtisent, et nous avons des radios qui nous sont exclusivement consacrées », pointe Eshyla, 42 ans, qui compte au nombre des stars du marché. Mariée à un pasteur, elle sillonne le pays pour des concerts rassemblant des milliers de personnes autour de son dernier tube, Jésus, le Brésil va t'adorer ! Eshyla a signé avec la Central Gospel Music, la maison de disques du pasteur Malafaia.

« Les Eglises évangéliques ont mis en place une politique de communication à toute épreuve, en utilisant l'industrie du divertissement », analyse Valdemar Figueiredo Filho, professeur à l'université ESPM, à Rio de Janeiro : « Les grands pasteurs ont d'abord un temple, puis une radio, une télévision, une maison de disques. Chaque activité alimente l'autre, et leur notoriété augmente », explique-t-il.

C'est l'Eglise universelle du royaume de Dieu, plus communément appelée « Universal », qui a montré le chemin. Contrôlée par l'évêque Edir Macedo et déjà propriétaire de deux maisons d'édition, d'une agence de tourisme et d'une compagnie d'assurances, elle distribue gratuitement dans les rues la Folha Universal, un hebdomadaire de qualité tiré à un million huit cent mille exemplaires — contre environ trois cent mille pour la prestigieuse Folha de S.Paulo. Surtout, elle possède depuis 1989 la Rede Record, la deuxième chaîne de télévision du pays. Sur cette dernière, le contenu proprement religieux se limite aux programmes tardifs. L'Universal préfère « louer » des heures sur d'autres chaînes, une pratique reprise par des dizaines d'Eglises concurrentes. Le schéma se répète pour la radio : l'« Universelle » alimente ainsi le contenu de plus de quarante stations.

Figueiredo Filho a ainsi calculé que les Eglises évangéliques contrôlent plus d'un quart des stations FM brésiliennes et louent plus de cent trente heures par semaine de contenu sur quatre chaînes hertziennes nationales. Parfois jusqu'à la caricature : la Rede 21, par exemple, s'ouvre vingt-deux heures par jour aux pasteurs. « C'est un détournement de l'esprit de la loi », s'indigne M. João Brant, du collectif Intervozes, une organisation non gouvernementale militant pour la démocratisation des médias. « Il s'agit de concessions publiques, que les chaînes louent sans autorisation », poursuit-il, rappelant que la Constitution ne le permet normalement pas. « Même si on considérait ces programmes religieux comme publicitaires, ils ne pourraient pas dépasser un quart du temps total de programmation », dit-il. Tous les ans, Intervozes se rend au Congrès pour exiger une clarification du texte. « Et nous butons toujours sur le même problème : les projets de loi sont bloqués par les députés chrétiens », se désole M. Brant.

Car le cœur du pouvoir évangélique réside au Congrès. Il a pris la forme d'un « front évangélique » réunissant tous les parlementaires « frères en foi », au-delà de leur appartenance partisane. Fin 2014, le front réunit soixante-treize députés (sur cinq cent treize) et trois sénateurs (sur quatre-vingt-un). Tous les mercredis matin, ils se retrouvent dans une salle plénière du Congrès pour prier ensemble, avec force chants et prêches.

Redoutable activisme parlementaire

Leur montée en puissance s'appuie sur les particularités du système électoral brésilien. Car le nombre de sièges remportés par chaque formation politique découle de la somme des voix obtenues par les candidats et de celles qui se sont portées sur le parti (l'électeur peut choisir une de ces deux formes de vote). En conséquence, si un candidat rassemble un grand nombre de votes, il permet à sa formation d'obtenir plus de sièges. Une aubaine pour les leaders charismatiques, en particulier ceux qui ont accès à la télévision. On les appelle les puxadores de voto, les « aspirateurs à voix ».

Le système bénéficie à toutes les personnes célèbres, au-delà du champ évangélique. Ainsi, en 2010, le député fédéral le mieux élu du pays, avec un million trois cent cinquante mille votes, était un clown, M. Francisco Everardo Oliveira Silva, alias Tiririca, sans aucune expérience politique mais très populaire. Le nombre élevé de voix qu'il a recueillies a permis l'élection de quatre autres députés de sa coalition, qui n'y seraient pas parvenus seuls. Présents à la télévision, donc connus, deux cent soixante-dix pasteurs brigueront cette année un mandat de député fédéral, battant le record de 2010, où ils étaient cent quatre-vingt-treize. De cette façon, ils espèrent augmenter leur présence de 30 %, pour parvenir à quatre-vingt-quinze parlementaires.

Cette logique facilite la cooptation de religieux. D'autant que s'y ajoute un autre élément : la confiance. « Un frère vote pour un frère », résume le politogue Rodrigues. Un adepte d'une Eglise évangélique se voit considéré comme plus fiable par les fidèles. Plus assidus aux cultes, souvent moins instruits car issus des couches populaires, comme le montrent les travaux de Romero Jacob, les membres des Eglises évangéliques sont plus sensibles à la parole de leur « guide ».

M. Malafaia, le dirigeant de l'Assemblée de Dieu qui a fait plier Mme Silva à un mois du premier tour, en est conscient. Interrogé sur son pouvoir, il répond sans détour : « Moi, être candidat, cela ne m'intéresse pas. Ce que j'aime, ce sont les coulisses de la politique, s'amuse-t-il. Au niveau local, nous imposons qui nous voulons. Aux dernières élections municipales, j'ai lancé un illustre inconnu du grand public, mais une figure pour les évangélistes : il a fait partie de ceux qui ont obtenu le plus de suffrages. » Pour toutes les élections à la proportionnelle (législatives notamment), l'impact est fort. « Mais il n'en est pas de même pour les mandats majoritaires, puisque les évangélistes sont loin de représenter la moitié du pays. Là, il faut négocier », tempère Figueiredo Filho.

C'est ce que comptent faire les évangélistes. « Au second tour, nous allons nous mettre à table avec chacun des deux candidats et lui dire : “Tu veux notre soutien ? Tu devras signer un document et t'engager à refuser telle ou telle législation.” C'est ça, le jeu politique », assure M. Malafaia. Quel que soit le vainqueur, il devra par la suite apprendre à composer avec le front au Congrès.

A chaque législature, les députés évangéliques se chargent d'occuper des postes dans les commissions traitant des thèmes de société. Ils « tiennent » ainsi quatorze des trente-six membres de la commission des droits de l'homme, ce qui leur permet d'intervenir sur les projets de loi concernant les homosexuels, l'avortement, les drogues ou l'éducation sexuelle. Plus discrètement, on les retrouve à la commission technologie et communication (quatorze des quarante-deux sièges), prêts à bloquer toute loi sur les concessions de radio et de télévision qui pourrait restreindre leur pouvoir médiatique.

« Comme nous ne représentons encore que 15 % des députés, nous passons des alliances avec d'autres groupes pour imposer nos vues », explique le pasteur Paulo Freire (sans rapport avec le célèbre pédagogue), qui préside le Front évangélique. L'appui le plus naturel vient des parlementaires catholiques hostiles à la libéralisation des mœurs. Il peut aussi résulter d'un échange de bons procédés : on troque le soutien du front de l'agrobusiness aujourd'hui contre le vote des évangélistes demain. « Et parfois nous bloquons le Parlement en étant absents le jour de votes chers au gouvernement, ce qui pose des problèmes de quorum », raconte tranquillement M. Freire.

Durant le mandat de Mme Rousseff, les Eglises évangéliques ont ainsi obtenu le retrait d'un kit éducatif antihomophobie distribué dans les écoles, ainsi que celui d'une vidéo de lutte contre le sida destinée aux homosexuels. Même efficacité sur la question de l'avortement. « Les féministes sont passées de la conquête à la défense des maigres droits acquis, pointe Naara Luna, chercheuse à l'Université fédérale de Rio de Janeiro. Dans les années 1990, 70 % des projets de loi ayant trait à l'avortement allaient dans le sens de la légalisation ; dans les années 2000, 78 % allaient dans le sens contraire. »

En 2010, l'élection avait déjà été dominée par le débat sur l'avortement. Entre les deux tours, la pression des religieux avait contraint Mme Rousseff à publier une lettre dans laquelle elle se disait « personnellement » contre l'interruption volontaire de grossesse. Cette année, c'est le débat autour du mariage pour tous qui prédomine. « Marina Silva est assurée de capter une partie du vote évangélique, mais elle doit faire attention à ne pas paraître trop dépendante des groupes religieux. Sinon, le rejet d'autres groupes l'empêchera d'arriver au pouvoir », souligne Figueiredo Filho.

Courtiser les Eglises évangéliques sans faire peur aux catholiques ni aux laïques : voilà la stratégie de tous les candidats. Elle était déjà à l'œuvre en 2002. Lorsque M. Luiz Inacio Lula da Silva a tenté pour la quatrième fois de s'imposer à la tête du pays, il a choisi M. José Alencar comme vice-président. Le millionnaire avait non seulement la confiance d'une partie du monde des entreprises, mais était aussi membre du Parti libéral (PL), à l'époque l'un des plus évangéliques. Depuis, le Parti des travailleurs (PT) n'a cessé de tenter de se rapprocher des pentecôtistes, allant jusqu'à les associer au gouvernement. Le sénateur Marcello Crivella, évêque de l'Eglise universelle (et neveu de M. Macedo), s'est ainsi vu offrir le portefeuille de la pêche au sein du gouvernement Rousseff de février 2012 à mars 2014. Il n'a toutefois jamais réussi à s'imposer lors d'un mandat majoritaire — il a tenté d'être maire et gouverneur.

Une réaction à l'ouverture du pays

Pour Figueiredo Filho, la levée de boucliers contre les Eglises évangéliques relève de l'hypocrisie. « L'intervention des catholiques était considérable auparavant, mais elle était moins visible. L'évêque avait directement accès au gouverneur, alors que les évangélistes ont dû élire des députés », dit-il. Toute la presse a relevé la présence de Mme Rousseff et de l'essentiel de l'establishment politique, le 31 juillet dernier, lors de l'inauguration du gigantesque temple de Salomon de l'Eglise universelle, à São Paulo. Les visites au Vatican, à Rome, sont en revanche banalisées. « La culture catholique est ancrée dans celle du Brésil. Avec les évangélistes, on assiste à un changement d'autant plus mal vécu que le paysage religieux continue à se transformer très vite », conclut Figueiredo Filho.

Le rejet du religieux dans la vie politique par une frange de la population pourrait également s'expliquer par la croissance du nombre de personnes « sans religion » — qui ne se revendiquent d'aucune institution, ce qui ne veut pas dire non-croyantes. Elles étaient moins de 1 % jusqu'aux années 1970, 4,7 % en 1991 et 8 % en 2010. Une récente étude de l'Institut Pereira Passos dans des favelas de Rio de Janeiro montre qu'un tiers des jeunes de 14 à 24ans se déclarent sans religion. Au sein même des Eglises évangéliques, le nombre de fidèles rejetant toute affiliation à une institution est passé de 0,3 à 4,8 % entre 2000 et 2010. Le phénomène interpelle les chercheurs. « C'est peut-être le signe que certains évangélistes ne se retrouvent pas dans le discours radical de leurs dirigeants », avance Romero Jacob.

Même si le conservatisme reste puissant dans la société brésilienne, les manifestations exigeant notamment plus de respect des droits des femmes et des homosexuels se multiplient. Les « marches de Jésus » drainent des centaines de milliers de personnes dans le pays, mais les parades gays également — avec trois millions de personnes, celle de São Paulo est la plus importante du monde. On a même vu apparaître des Eglises évangéliques « inclusives », destinées aux homosexuels rejetés par les plus traditionnelles. « La violence des leaders religieux, évangéliques et catholiques, est aussi une réaction face à un Brésil qui change et qui s'ouvre malgré tout », estime Maria Luiza Heilborn, chercheuse au Centre latino-américain de la sexualité et des droits de l'homme (CLAM), de l'université d'Etat de Rio de Janeiro. Paradoxalement, c'est peut-être parce que le Brésil devient de plus en plus complexe qu'il s'interroge sur le sens de la laïcité, et que la perception de l'intervention politique des religieux prend autant de place dans le débat public.

(1) Lire Regina Novaes, « Au Brésil, les temples, les votes et les politiciens », Le Monde diplomatique, avril 2005.

Quand les djihadistes étaient nos amis

ven, 28/10/2016 - 11:19

Pendant une période comprise entre la défaite cinglante des Etats-Unis en Indochine (avril-mai 1975) et les craquements en chaîne dans les pays européens satellites de l'Union soviétique (notamment en Pologne, où l'état d'urgence est proclamé en décembre 1981), les Etats-Unis et l'Europe occidentale imaginent — ou font croire — que Moscou a lancé une grande offensive mondiale. En Afrique, l'Angola et le Mozambique, nouvellement indépendants, semblent lui tendre les bras ; en Amérique centrale, des guérilleros marxistes font tomber une dictature proaméricaine au Nicaragua ; en Europe occidentale, un parti communiste prosoviétique oriente pendant quelques mois la politique du Portugal, membre fondateur de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord. L'invasion de l'Afghanistan par l'Armée rouge, en décembre 1979, semble marquer une fuite en avant de Moscou. Elle ouvre une nouvelle étape de la guerre froide entre les deux blocs. Le combat des moudjahidins (« combattants de la foi engagés dans le djihad ») afghans va apparaître comme providentiel pour contrer les ambitions hégémoniques prêtées à l'Union soviétique. Et, souvent, être célébré à la façon d'une épopée.

« Afghanistan : à cheval contre les tanks russes ! », par Cyril le Tourneur d'Ison, Le Figaro Magazine, 16 janvier 1988.

Peu importe que la quasi-totalité de ces combattants héroïsés soient des musulmans traditionalistes, intégristes, même. A cette époque, la religion n'est pas nécessairement perçue comme un facteur de régression, à moins qu'elle s'oppose, comme en Iran au même moment, aux intérêts stratégiques occidentaux. Mais ce n'est le cas ni dans la Pologne catholique couvée par le pape Jean Paul II, ancien évêque de Cracovie, ni, bien sûr, en Afghanistan. Par conséquent, puisque la priorité géopolitique est que ce pays devienne pour l'Union soviétique ce que le Vietnam a été pour les Etats-Unis, un récit médiatique quasi unique va, pendant des années, exalter les moudjahidins, présentant leur révolte comme une chouannerie sympathique, attachée à sa foi. Il dépeindra en particulier la place et la vie des femmes afghanes à travers le prisme essentialiste, naïf (et parfois enchanté) des traditions populaires.

Revenir trente-cinq ans plus tard sur ce discours général et sur ses images d'Epinal, pléthoriques dans la presse française — du Figaro Magazine au Nouvel Observateur —, permet de mesurer à quel point presque tout ce qui suscitait hier l'admiration quand il s'agissait de populariser le combat contre l'« empire du Mal » (l'Union soviétique selon Ronald Reagan) est devenu depuis source d'exécration et d'effroi. Entre 1980 et 1988, on applaudissait les exploits des « combattants de la foi » contre l'Armée rouge. A partir de la décennie suivante, leurs cousins idéologiques en Algérie (Groupe islamique armé, GIA), puis en Afghanistan (talibans), et plus récemment au Proche-Orient avec Al-Qaida et l'Organisation de l'Etat islamique (OEI), ont été dépeints sous les traits de « fanatiques », de « fous de Dieu », de « barbares ».

« Le monde est fantastique. Leur âme se lit sur leur visage », photoreportage de Julio Donoso, texte de Guy Sorman avec la collaboration de Pascal Bruckner, Le Figaro Magazine, 20 septembre 1986.

Assurément, les moudjahidins des années 1980, qui ne commettaient pas d'attentats à l'étranger, se distinguent par plusieurs aspects importants des militants du GIA algérien ou des membres de l'OEI. Il n'en est pas moins vrai que l'Afghanistan a souvent servi de creuset et d'incubateur à leurs successeurs. Le Jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui, considéré comme le « père » de l'OEI, y a débarqué au moment où l'Armée rouge s'en retirait et y est demeuré jusqu'en 1993. Oussama Ben Laden, fondateur d'Al-Qaida, a été dépêché par les services secrets saoudiens à Peshawar, au Pakistan, afin d'appuyer la lutte des moudjahidins. L'Algérien Mokhtar Belmokhtar, dont le groupe, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), vient de revendiquer l'attaque contre l'hôtel Le Splendid à Ouagadougou, au Burkina Faso, est parti lui aussi pourchasser les alliés afghans de l'Union soviétique à la fin des années 1980 ; il est ensuite revenu en Algérie pendant la guerre civile et a combattu avec le GIA (les Algériens ayant le même parcours étaient appelés les « Afghans ») avant de rejoindre Al-Qaida. Ceux-là, et beaucoup d'autres, ont été accueillis favorablement par l'Occident tant qu'ils servaient ses desseins stratégiques. Puis ils se sont retournés contre lui. L'image que la presse européenne ou américaine donna de leurs motivations, de leur extrémisme religieux, de leur férocité changea alors du tout au tout…

1. Alliés stratégiques de l'Occident

Le 3 février 1980, quelques semaines après l'intervention militaire de l'Union soviétique en Afghanistan (1), M. Zbigniew Brzezinski, conseiller pour les affaires de sécurité du président américain James Carter, se rend au Pakistan. S'adressant aux moudjahidins réfugiés de l'autre côté de la frontière, il leur promet : « Cette terre, là-bas, est la vôtre. Vous y retournerez un jour parce que votre combat va triompher. Vous retrouverez alors vos maisons et vos mosquées. Votre cause est juste. Dieu est à vos côtés. »

Le discours médiatique français relatif à l'Afghanistan va alors favoriser l'objectif géopolitique américain.

Devoir d'ingérence « Il faut penser, il faut accepter de penser que, comme tous les résistants du monde entier, les Afghans ne peuvent vaincre que s'ils ont des armes, ils ne pourront vaincre des chars qu'avec des fusils-mitrailleurs, ils ne pourront vaincre les hélicoptères qu'avec des Sam-7, ils ne pourront vaincre l'armée soviétique que s'ils ont d'autres armes (...) que celles qu'ils parviennent à ravir à l'Armée rouge, bref, si l'Occident, là encore, accepte de les aider. (...) Je vois que nous sommes aujourd'hui dans une situation qui n'est pas très différente de celle de l'époque de la guerre d'Espagne. (...) En Espagne, il y avait un devoir d'intervention, un devoir d'ingérence. (...) Je crois qu'aujourd'hui les Afghans n'ont de chances de triompher que si nous acceptons de nous ingérer dans les affaires intérieures afghanes. »

Bernard-Henri Lévy, journal télévisé de la nuit de TF1, 29 décembre 1981

Bernard-Henri Lévy appuiera avec la même ferveur l'intervention occidentale en Afghanistan consécutive aux attentats du 11 septembre 2001.

Comme au temps de la Résistance en France « Pour permettre aux Afghans de parler aux Afghans, comme, pendant l'occupation en France, les Français parlaient aux Français, le Comité droits de l'homme a décidé d'aider la résistance afghane à construire une radio sur son territoire : Radio-Kaboul libre. Il y a un an et demi, le 27 décembre 1979 (...), l'une des premières puissances du globe venait d'envahir un pays voisin, faible et sans défense. (...) Les vieux fusils sortent des coffres, les pistolets de dessous les bottes de paille. Mal armée, la résistance se lève. »

Marek Halter, Le Monde, 30 juin 1981

Ici, Marek Halter renvoie à un vers connu du Chant des partisans, hymne de la Résistance française : « Sortez de la paille les fusils, la mitraille, les grenades. »

Le combat de toutes les victimes du totalitarisme « Le combat des Afghans est celui de toutes les victimes des totalitarismes communistes et fascistes. »

Jean Daniel, Le Nouvel Observateur, 16 juin 1980

« Comme à Berlin, comme à Budapest, l'Armée rouge a tiré » « “Allah o Akbar” (“Dieu est le plus grand”), “Shuravi [les Russes] dehors” : musulmans et non communistes, les Kaboulis n'ont pas oublié. Le vendredi 22 février, ils entendaient manifester, drapeau vert de l'islam en tête, contre la présence de l'armée soviétique, jugée insupportable. Ce matin-là, comme jadis à Berlin-Est et à Budapest, l'Armée rouge a tiré. (...) Entre Marx et Allah, le dialogue apparaît impossible. »

Jean-François Le Mounier, Le Point, 3 mars 1980

Se débarrasser de l'occupant soviétique, préserver une société d'hommes libres « Un regard d'une fierté inouïe qu'on aurait du mal à rencontrer ailleurs dans le monde et qui donne une exacte mesure de la farouche volonté des Afghans de se débarrasser de l'occupant soviétique, même si leurs moyens peuvent paraître dérisoires. »

Patrick Poivre d'Arvor, journal d'Antenne 2, 8 juillet 1980

« Ce qui meurt à Kaboul, sous la botte soviétique, c'est une société d'hommes nobles et libres. »

Patrice de Plunkett, Le Figaro Magazine, 13 septembre 1980

Comme les Brigades internationales, les « Afghans » de l'Hexagone

Dans Le Monde du 19 décembre 1984, Danielle Tramard évoque quelques-uns des Français qui « travaillent avec les résistants afghans ». Nulle crainte à l'époque que ces combattants étrangers reviennent dans leur pays « radicalisés » par l'expérience de la guerre.

« C'est cela, l'amitié franco-afghane : un ami qui aide son ami. (...) François a appris le persan, comme Isabelle. Cet été, la frontière franchie, il a marché à pied pendant six jours, de jour et de nuit, parfois dans la boue, à un rythme assez soutenu. »

Claude Corse consacre à son tour un reportage du Figaro Magazine, le 19 décembre 1987, aux médecins, agronomes et ingénieurs français qui aident les Afghans. Avec une référence à la Résistance française.

« Barbes, turbans et même l'œil farouche : ces Afghans typiques sont des Français. Parmi eux, un marin breton spécialiste des vents de Polynésie, qui s'est fait agronome montagnard par goût pour un peuple qui vit vent debout ! (...) Précieuse ressource vivrière, cet arbre de vie [un châtaigner] symbolise l'espérance d'un peuple d'irrédentistes uni contre l'envahisseur communiste, comme les bergers corses de la Castagniccia le furent jadis contre les armées d'occupation. » 2. Exotisme et jolis paysages

Vaincre le communisme soviétique ne constituait pas un objectif universellement populaire en France. Pour que la cause des Afghans, patriotique mais aussi traditionaliste, dispose d'appuis plus nombreux, les grands médias l'associent à un désir d'aventure, à un paradis perdu. C'est d'autant plus facile que le combat afghan se déroule dans un cadre géographique enchanteur, avec des lacs purs qui accrochent le regard. Le pittoresque des paysages (et des traditions) de l'Afghanistan renvoie toute une génération occidentale devenue adulte dans les années 1960 au pays dont ont rêvé les routards et qu'ils ont parfois traversé pour se rendre à Katmandou. Retour à la nature, aux vraies valeurs, aux « montagnes cruelles et belles ». L'Afghanistan comme antithèse de la civilisation moderne, matérialiste et marchande.

« Ici Radio- Kaboul libre… », par Bernard-Henri Lévy, Le Nouvel Observateur, 12 septembre 1981. « On oublie que c'est la guerre tellement c'est beau » « Cela commence comme une histoire d'amour. Ils sont presque tous allés en Afghanistan. Dès le premier voyage, c'est l'attirance définitive. Ils décrivent “l'endroit par excellence où l'on est loin : pas de chemin de fer, pas d'industrie”. L'espace et la liberté : “Un Afghan ne vous regarde pas, ne vous importune pas.” Isabelle dit aussi : “Par moments, on oublie que c'est la guerre tellement c'est beau.” »

Danielle Tramard, Le Monde, 19 décembre 1984

« Les plus fertiles, les plus colorés, les plus éclatants » « L'Hindou Kouch s'étire du nord-est au sud-ouest, surplombant de ses 5 000 mètres les vallées les plus fertiles, les fruits les plus beaux, les vêtements les plus colorés, les bazars les plus éclatants, et barre au nord et au sud des déserts de sable doré. »

Robert Lecontre, Le Figaro Magazine, 12 janvier 1980

« Leur barbe noire, leur nez busqué et leur regard « Impressionnants avec leur barbe noire, avec leur nez busqué et leur regard aigu, ils font penser à des rapaces. Ce sont des guerriers-nés, indifférents à l'effort, au froid, à la fatigue. Ce sont des êtres à part, insensibles à la solitude, à la faim, à la mort. Armés de vieux fusils Enfield, modèle 1918, ils font mouche à 800 mètres. L'histoire a démontré qu'aucune armée venue d'ailleurs, ni même de l'intérieur, n'a pu les mater. (...) C'est cette accumulation de triomphes, c'est cette hécatombe des ennemis, c'est leur orgueil, c'est leur fierté qui, aujourd'hui, permettent encore à 17 millions d'Afghans de croire que, bientôt, tapis dans leurs repaires du Toit du monde, là où Kipling a fait vivre son Homme qui voulut être roi, leurs défenseurs seront encore triomphants. »

Jérôme Marchand [avec Jean Noli], Le Point, 21 janvier 1980

« Qu'est devenu ce cavalier enturbanné cheminant dans la neige ? » « Que sont devenus ces caravaniers pachtounes, sirotant leur thé vert dans une maison de thé, leur fusil près d'eux ; ce berger de l'Hindou Kouch près d'un point d'eau ; ce cavalier enturbanné cheminant dans la neige ? (...) Les dunes géantes que le vent sculpte en vagues, les rues de Herat où l'odeur des roses que respire un vieillard vous entête, où les portes cloutées, d'un bleu paradis, des maisons des riches vous intriguent, où vous surprend inopinément le mollet gainé de blanc d'une femme complètement cachée sous le tchador plissé et dont le regard filtre à travers le grillage d'une broderie... »

Nicole Zand, Le Monde, 9 décembre 1980

« La ténacité qu'engendrent le froid sidéral, les vents de sable brûlants » Habitués à vivre durement, les Afghans ont la ténacité qu'engendrent les paysages austères, le froid sidéral, les vents de sable brûlants. (...) Il règne au sein de notre petite communauté une harmonie étonnante. Pendant des jours et des jours, les moudjahidins ne se quittent pas d'une semelle, et pourtant il n'y a presque jamais de frictions entre eux. (...) Le compagnonnage de la révolte bouscule les hiérarchies traditionnelles. (...) Celui qui a le cafard est vite ressaisi par la bonne humeur, l'humour et la chaleur du groupe. »

Catherine Chattard, Le Monde, 20 mai 1985

3. Des combattants qui ont la foi

Entre des Français de moins en moins religieux, souvent pétris de libéralisme culturel, et des Afghans traditionalistes, soutenus à la fois par l'Arabie saoudite et l'Iran, l'affinité ne va pas de soi. D'où l'importance de présenter les moudjahidins comme des gens simples qui ont la foi et qui tiennent à leurs coutumes ancestrales, à leurs solidarités villageoises. L'affrontement, souvent meurtrier, entre clans et tribus antisoviétiques est présenté à la manière du combat, sympathique et désordonné, des villages gaulois contre les légions romaines.

« Ces “Afghans” ? Des médecins et ingénieurs français », par Claude Corse, Le Figaro Magazine, 19 décembre 1987. Un islam sans « politisation extrême comme en Iran, ni surchauffe » « Ne mélangeons pas les genres. A Téhéran, l'intégrisme correspond à une folle libération du petit peuple des villes après vingt années de mégalomanie, de gâchis et d'occidentalisation criarde. En Afghanistan, il ne s'agit que de tradition, et rien que de tradition. Pas de politisation extrême comme en Iran, ni de surchauffe. La ferveur est de toujours. (...) Les montagnards et maquisards de Dieu ont la foi. »

Pierre Blanchet, Le Nouvel Observateur, 7 janvier 1980

« Je crois que la révolution islamique de Khomeiny rend un mauvais service à la cause afghane. Mais la résistance afghane n'a pas la radicalité des mouvements révolutionnaires iraniens, et les courants qui présentent un caractère sectaire y sont très minoritaires. »

Jean-Christophe Victor, Les Nouvelles d'Afghanistan, décembre 1983

Les « combattants de la guerre sainte » « Les Afghans ont la pudeur et le fatalisme qu'implique une confiance absolue en la volonté d'Allah. On dirait qu'il n'existe pas de mode de vie plus attrayant ni d'occupation plus élevée que celle de combattant de la guerre sainte. Elle rapproche chacun de la vie du Prophète. »

Catherine Chattard, Le Monde, 20 mai 1985

Indisciplinés, vaniteux, bavards, mais courageux « Comme hier, le moudjahid reste avant tout un paysan attaché à sa terre. Il saura la défendre avec ténacité, mais souvent perdra toute agressivité si elle n'est pas menacée. (...) Les défauts propres au caractère afghan — indiscipline, tendance à l'inflation verbale, difficulté à garder le secret — ne doivent pas faire oublier les qualités principales de ces hommes. Leur courage et leur capacité de souffrance sont réels et ils savent faire preuve, quand il le faut, d'une audace remarquable. »

Patrice Franceschi, Le Point,  27 décembre 1982

« Leur islam vaut bien le communisme à la soviétique » « Il y a l'opposition, indirecte et perfide, de ceux qui se demandent si les résistants valent mieux que les occupants : si leur islam n'est pas “primitif et barbare” ; si, en définitive, il faut bien risquer de “mourir pour Kaboul”. C'est à cette démission qu'on nous convie de toute part tandis que les Afghans se font tuer et appellent à l'aide. Devant leur SOS, il faut alors proclamer bien haut que la résistance des Afghans contre les occupants soviétiques est juste comme toutes les guerres de libération. (...) Outre que leur islam vaut bien le communisme à la soviétique et que le premier est aussi “globalement positif” que le second, il est scandaleux de s'interroger sur leur civilisation au moment où ils la défendent avec le plus d'héroïsme. »

Jean Daniel, Le Nouvel Observateur, 16 juin 1980

Un journaliste du « Figaro Magazine » embrasse « de bon cœur » le Coran « Avant toute attaque, la prière : une prière rapide par laquelle chacun recommande son âme à Allah. Les résistants passent ensuite sous un drapeau tendu dans lequel est déposé un petit Coran. Certains l'embrassent, d'autres s'inclinent en signe de ferveur. Anayatollah a insisté pour que j'accomplisse moi aussi le rituel. Je l'ai fait de bon cœur. C'est effectivement dans l'islam que ce peuple afghan maintient sa cohésion et puise la force morale qui lui permet de résister. Le djihad (guerre sainte) et le caractère islamique de cette résistance peuvent effrayer mais, à de rares exceptions près, on ne leur connaît pas de forme fanatique. »

Stan Boiffin-Vivier, Le Figaro Magazine, 5 décembre 1987

4. L'épineuse question des femmes

Résistance et courage, solidarités communautaires, exotisme et beauté ne permettent pas d'éluder indéfiniment la question, forcément épineuse — surtout pour des Français dont la conscience politique a été transformée par les combats féministes —, du statut des femmes afghanes. Cette difficulté peut d'autant moins être niée que les communistes afghans ont interdit le mariage des enfants et réduit l'importance de la dot. Mais l'obstacle est contourné grâce à une mise en garde contre une perception trop occidentale de la situation afghane. On explique alors que certains comportements et symboles changent de sens en changeant de pays. En soi, la chose n'est pas fausse. Mais un tel relativisme culturel n'aura plus cours sitôt que le combattant « qui ne nous ressemble pas » passera du statut d'allié à celui d'adversaire.

Image extraite du livre de Roland et Sabrina Michaud Mémoire de l'Afghanistan, éditions du Chêne, Paris, 1985. L'« européocentrisme total » n'aide pas à comprendre la condition des femmes afghanes « L'“oppression” de la femme n'est qu'une pièce dans ce système. Un européocentrisme total n'aide nullement à comprendre le fonctionnement de cette société, dans la mesure même où l'“oppression” pèse souvent autant sur les hommes que sur les femmes, dans le cas du mariage arrangé par les parents, par exemple. »

Emmanuel Todd, Le Monde, 20 juin 1980

Les femmes sont nécessairement soignées par d'autres femmes « Jamais une femme afghane ne se laissera examiner par un médecin homme. (...) Sous les tentes munies du matériel nécessaire, les Afghanes, enroulées dans leurs voiles, continuent d'affluer, parce qu'elles sont accueillies, écoutées, soignées par des femmes, et elles amènent leurs enfants, souvent atteints aux yeux ou par des maladies de peau, ou de tuberculose. »

Françoise Giroud, première secrétaire d'Etat à la condition féminine en France, Le Monde, 25 janvier 1983

L'« armée des ombres de la résistance afghane » « Lorsque j'évoque l'existence de combattantes armées dans d'autres pays musulmans, elles demeurent rêveuses. Il n'y a bien sûr aucune femme dans les rangs des moudjahidins. Mais il en est qui transportent des explosifs sous leur tchador ou qui servent d'agent de liaison, portant des messages en ville. (...) Les femmes sont l'armée des ombres de la résistance afghane. »

Catherine Chattard, Le Monde, 20 mai 1985

Ne pas les empêcher de vivre comme ils l'entendent « Une Française, photographe, est parmi nous. Il n'y a pas d'autre femme. Pourtant, elle a été acceptée, sans problème, sans aucun voile, ce qui n'aurait jamais été admis dans les mêmes circonstances en Iran. Comme si, ici, l'islam n'était pas le moyen exacerbé d'une politique, comme en Iran, mais quelque chose de plus fondamental et de plus simple. (...) Au nom de quel progressisme empêcherait-on les Afghans de vivre comme ils l'entendent ? »

Pierre Blanchet, Le Nouvel Observateur, 5 juillet 1980

« Que valent nos critères dans une société que nous ne comprenons plus ? » « Selon nos critères, on pourrait parler de l'aliénation des femmes en Afghanistan. Mais que valent nos critères dans une société que nous ne comprenons plus ? L'archaïsme des relations hommes-femmes en Afghanistan nous choque, mais il ne peut être remis en question que par une évolution qui doit se faire, là aussi, à son propre rythme et au moment que choisiront les femmes afghanes elles-mêmes. Et ce ne peut s'imposer de l'extérieur avec des soldats et des tanks. »

Annie Zorz, Les Temps modernes, juillet-août 1980

« Le système de la “compensation matrimoniale” à verser, dans beaucoup de sociétés du monde, en Asie comme en Afrique, avant de pouvoir épouser une jeune fille présente bien sûr de nombreux inconvénients, surtout pour les jeunes gens à marier. Pourtant, dans les sociétés rurales pauvres, il constitue indubitablement une certaine protection pour l'épouse. L'institution de la compensation matrimoniale était perçue en Afghanistan comme la reconnaissance de l'importance des femmes. Dans la société telle qu'elle était, la supprimer brutalement revenait à déprécier les femmes. C'était, pour les paysans, montrer du respect et de la considération envers sa fille et envers soi-même que de ne pas vouloir la donner pour rien à n'importe qui, sans que son avenir soit assuré. »

Bernard Dupaigne, Les Nouvelles d'Afghanistan, octobre 1986

« La polygamie est dans certains cas un moyen pour l'homme de gérer ses conquêtes et de répondre à un moment donné à des nécessités économiques. Mais c'est également une protection pour la femme stérile qui peut ainsi exister et être intégrée dans une famille et donc dans un tissu social. (...) La dot est dans certains pays, comme l'Afghanistan, une garantie pour la femme, car, le jour du divorce, elle peut la récupérer ainsi que tous les biens qu'elle avait engagés lors du mariage. (...) D'autres vous diront que le port du voile n'est pas en soi un comportement rétrograde, mais un moyen pratique d'être respectée et aussi une question d'honneur. (...) Là où les Occidentaux voient des signes d'oppression existe souvent en fait une réalité plus complexe. (...) Le rôle des femmes est donc très valorisant et très valorisé. »

Chantal Lobato, Autrement, décembre 1987

Epilogue (provisoire)

Le régime communiste afghan de Mohammed Najibullah survivra trois ans au départ, en février 1989, des troupes soviétiques. Puis, en 1996, après plusieurs années d'affrontements meurtriers entre clans anticommunistes rivaux, Kaboul tombe aux mains des talibans. Ils s'emparent de Najibullah, réfugié dans un bâtiment des Nations unies, le torturent, le castrent, le fusillent et pendent son corps à un réverbère.

Le 15 janvier 1998, Le Nouvel Observateur demande à M. Brzezinski s'il « ne regrette pas d'avoir favorisé l'intégrisme islamiste, d'avoir donné des armes, des conseils à de futurs terroristes ». Sa réponse : « Qu'est-ce qui est le plus important au regard de l'histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l'empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l'Europe centrale et la fin de la guerre froide ? »

Lire aussi le courrier des lecteurs, dans notre édition d'avril 2016.

Un bref instant de lucidité

ven, 28/10/2016 - 10:09

Cette conférence a été prononcée le 21 mai 2002 à Sydney par M. Klinnithrung Sprat, du département pour le développement et la recherche économique de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), lors d'un déjeuner de l'Association des comptables certifiés d'Australie. Elle était annoncée dans le programme sous le titre « Mondialisation de l'agroalimentaire : perspectives et implications ». Nous en présentons ici quelques extraits.

Chers amis, je voudrais d'abord vous remercier pour votre présence aujourd'hui et vous présenter mes excuses pour le changement impromptu de notre programme, dû à une évolution tout à fait inattendue qui s'est produite hier à notre siège de Genève.

Initialement, je pensais pouvoir vous faire part d'une vision plutôt optimiste sur les perspectives du commerce mondial. Mais je me vois désormais dans l'obligation de vous transmettre un message tout à fait différent, un message plutôt inattendu qui nous affecte tous profondément et augure de changements radicaux dans nos relations avec nos partenaires commerciaux, avec nos ressources humaines et au sein même de notre organisation. Pour certains d'entre nous, ces changements ne se feront pas sans douleur.

Les informations que je viens de recevoir de Genève et que je vais bientôt vous communiquer ne sont pas complètement une surprise pour tous ceux qui ont travaillé dans le cadre de l'OMC ces derniers mois.

En septembre dernier, peu de temps après les événements de New York, lors d'une réunion rue de Lausanne, a émergé une proposition plutôt alarmante : effectuer un bilan intégral de toute l'activité de l'OMC depuis sa création et jeter les fondations du nouveau leadership auquel est appelée notre organisation dans le monde post-11-Septembre.

Nous étions alors à peu près tous d'accord pour penser qu'une telle révision ne pouvait qu'être salutaire pour la vitalité de l'OMC, mais l'évolution des événements n'a pas été sans nous surprendre tous tant que nous sommes.

L'organisation s'est rapidement divisée en deux camps : d'un côté, ceux qui pensaient que la structure originelle de l'OMC était fondamentalement saine et n'avait guère besoin que de « retouches » mineures ; de l'autre, ceux qui estimaient que c'était les principes mêmes sur lesquels elle était fondée qui étaient en cause, et qu'en l'état l'organisation était irrécupérable.

Pour ma part, je partageais l'opinion des premiers et j'estimais qu'une simple réforme était à la fois désirable et suffisante. (…)

Aujourd'hui je reste convaincu que ceux qui ont créé l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) l'ont fait avec l'idée que les plus pauvres en bénéficieraient, sur la base du principe que le libre marché profite à tout le monde et apporte la prospérité, y compris aux plus pauvres. Mais, tout comme mes collègues, j'en suis venu à admettre que je me suis laissé duper par le culte de la méthodologie du libre-échange.

Voilà pourquoi c'est avec la plus parfaite sérénité que je vais maintenant vous faire part de ce que j'ai appris hier. L'OMC émettra un communiqué public d'ici à la fin de la semaine, mais, désormais, les dés sont jetés. A partir de septembre 2002, au vu des effets réels de politiques dont la motivation d'origine était de promouvoir la paix et la prospérité, l'OMC cessera d'exister sous sa forme présente.

Au cours des deux années qui viennent, nous nous emploierons à refonder notre organisation sur des bases entièrement rénovées, conformément à une nouvelle compréhension des objectifs du commerce mondial. La nouvelle OMC aura pour fondement la Charte des droits de l'homme de l'Organisation des Nations Unies (ONU), laquelle nous semble fournir une garantie que notre activité aura pour horizon essentiel les intérêts de l'humanité, et non pas ceux des entreprises.

Tous les accords souscrits sous l'égide de l'OMC seront suspendus en attendant leur ratification éventuelle par la nouvelle incarnation de cette institution, que nous avons pensé baptiser l'Organisation de réglementation du commerce (ORC).

Nous sommes convaincus que, dans ce nouveau cadre institutionnel, nombre de ces accords seront à nouveau ratifiés, bien que sous une forme différente. C'est pourquoi je suggère à tous ceux d'entre vous qui ont un intérêt à la mise en œuvre de ces accords de profiter des trois prochains mois pour les réviser attentivement en ayant à l'esprit la priorité des droits de l'homme et de la prospérité publique.

Une rumeur parcourt l'assistance

Je sais que nombre d'entre vous auront du mal à le croire. Moi-même, j'ai du mal à le croire, malgré plusieurs mois d'anticipation d'un tel changement. Pendant ces longs mois, j'ai appris beaucoup de choses qui ont profondément modifié ma vision du travail accompli par l'OMC et qui m'ont amené à devoir reconnaître que, dans l'ensemble, notre politique a eu les effets contraires de ceux qu'elle souhaitait obtenir.

C'est parce que j'ai compris à quel point nous nous sommes fourvoyés que j'ai pu accepter avec sérénité cette difficile décision.

Une des meilleures façons de saisir l'ampleur de notre méprise est de comparer les deux décennies pendant lesquelles notre philosophie a dominé le monde avec les vingt années précédentes, pendant lesquelles les Etats exerçaient un contrôle beaucoup plus étendu sur la façon dont l'économie pouvait affecter la vie humaine.

Entre 1960 et 1980, les pays de l'Afrique subsaharienne ont connu une croissance de 36 %. Entre 1980 et 2000, leur revenu a décliné de 15 %. C'est plus que les pertes de nombreux pays après la crise de 1929 !

Quant à l'Amérique latine, son économie a crû de 74 % entre 1960 et 1980, mais seulement de 6 % depuis lors. (…)

Les grandes entreprises se servent de l'OMC comme d'un instrument commode pour mettre en échec les rares initiatives de réglementation auxquelles se risquent les gouvernements. Presque toutes les législations en faveur de la protection de l'environnement ou de la santé publique contestées par l'OMC ont fini par être déclarées illégales. De quel droit nous permettons-nous de condamner en bloc des politiques formulées sur la base d'un choix démocratique ?

La vérité, c'est que nous n'en avons pas le droit. Et pourtant, cette situation se perpétue. Pourquoi ? Tout simplement parce que c'est ce que souhaitent les grandes entreprises et que ce sont elles qui mènent le jeu.

Je suis désolé de ne pas pouvoir vous donner plus de détails sur la nouvelle Organisation de réglementation du commerce (ORC). C'est maintenant que commence pour nous le travail le plus ardu. Au fond, nous autres, à l'OMC, nous n'avons été jusqu'ici que des experts du problème ; il nous faut désormais nous transformer en experts de la solution, et la transition ne sera pas facile.

Ce que nous savons, c'est qu'un des documents fondateurs de l'ORC sera la Déclaration universelle des droits de l'homme de l'ONU, et que son objectif fondamental sera de mettre le commerce mondial au service de tous les êtres humains.

Chacun d'entre nous doit trouver au fond de son cœur le courage de contribuer de manière substantielle au bien-être des plus démunis et, si cela s'avère nécessaire, de changer complètement d'orientation. Je sais que l'énorme inertie des habitudes acquises ne facilite pas une telle réorientation pour ceux d'entre nous qui ont un intérêt quelconque au maintien de la situation actuelle. Je vous en conjure, joignez-vous à nous dans ce long combat, dans cet effort pour transformer le commerce mondial au bénéfice de tous les êtres humains, au lieu qu'il reste un handicap pour la majorité d'entre eux.

Nous qui allons maintenant déguster un excellent repas, n'oublions pas tous ceux qui souffrent de la faim, et n'ignorons pas les effets dévastateurs qu'ont eus nombre de nos politiques sur la survie alimentaire des pauvres de ce monde.

Mais n'en perdons pas l'appétit pour autant, ce ne sont pas des couleuvres que je veux vous faire avaler. Alimentons-nous aussi de la certitude que nous avons la volonté, la capacité et les moyens, grâce au soutien de l'opinion, d'améliorer le niveau de vie des pauvres et du reste de l'humanité à travers nos décisions d'aujourd'hui, de demain et d'après-demain.

Merci.

Le public était enthousiaste et applaudit longuement. Vu que tout le monde était d'accord pour démanteler l'ordre économique établi, il n'y avait plus qu'à aller déjeuner.

Cette conférence est l'un des nombreux canulars réalisés par le collectif des Yes Men. Au début des années 2000, grâce à un faux site de l'OMC, il se font inviter à plusieurs réunions économiques où ils présentent leur « expertise » devant un public enchanté. Leurs performances sont visionnables sur : http://theyesmen.org/

La nouvelle de l'autodissolution de l'OMC fait rapidement le tour de la terre. Le jour même de cette conférence, M. John Duncan, un parlementaire canadien conservateur, interpelle son gouvernement au Parlement d'Ottawa sur les conséquences pour son pays de cette disparition.

Avant que la supercherie ne soit découverte, les réactions à l'annonce du sabordage de l'OMC furent à la fois nombreuses et chaleureuses. A l'issue de la conférence, un permanent de l'association des comptables australiens, dans un élan de créativité, dessina sur un coin de table un logo pour la nouvelle organisation. Un participant expliqua à M. Sprat qu'« il est plus que temps qu'on fasse quelque chose pour ces pays dont nous avons bien su profiter ». Un autre commenta : « C'est très courageux de la part d'une organisation comme l'OMC d'admettre qu'ils se sont trompés, de se dissoudre et de chercher une autre voie. Je pense que c'est formidable. »

En Tunisie, la mise à niveau pour faire passer la pilule de l'ouverture

jeu, 27/10/2016 - 16:42

Les maîtres du commerce mondial ne discriminent pas les dictatures. Pour compenser les conséquences de l'accord de libre-échange conclu en 1995 avec l'Europe, le président Ben Ali avait lancé un programme de modernisation des entreprises. Avec des résultats mitigés…

« Nous allons négocier et signer un accord d'association avec l'Union européenne pour faire de la Tunisie un dragon économique du sud de la Méditerranée ». En 1994, quelques semaines après sa réélection (avec 99,91 % des voix), le président Zine El-Abidine Ben Ali confirme aux milieux d'affaires locaux qu'il maintient sa décision de faire adhérer son pays à la zone de libre-échange que Bruxelles propose aux pays tiers méditerranéens (PTM). Au sein de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica), le patronat privé, l'inquiétude est vite de mise. Malgré sa totale inféodation au régime autoritaire, l'organisation fait entendre ses critiques. La perspective d'une baisse des tarifs douaniers — et donc d'un déferlement des produits européens sur le marché tunisien — affole un grand nombre de PME. Habitués jusque-là à prospérer grâce à un important dispositif protectionniste mis en place dès les premières années de l'indépendance, les propriétaires de ces petites structures — le plus souvent familiales — ne se font aucune illusion. Ils devinent que la concurrence en provenance du Nord balaiera sans peine leurs entreprises.

A chacune de ses sorties publiques, M. Hédi Jilani, proche du président Ben Ali et à la tête de l'Utica, est discrètement encouragé à faire remonter les doléances des patrons. « Je vous en prie, dites bien en haut lieu qu'on a encore besoin de temps pour nous préparer à ce choc qui vient », le supplie ainsi le propriétaire d'une entreprise de textile lors d'une conférence à Tunis en janvier 1995. Le président reste pourtant inflexible. En mars 1995, Tunis signe l'accord d'association avec l'Union européenne qui prévoit, entre autres, la mise en place d'une zone de libre-échange avec un démantèlement progressif des barrières douanières. De plus en plus critiqué par les organisations de défense des droits humains pour son autoritarisme et ses méthodes musclées à l'égard de l'opposition, notamment islamiste, le régime sait qu'un tel rapprochement renforce sa stature internationale et lui évitera les remontrances des grandes puissances. De Paris à Bruxelles en passant par Barcelone ou Milan, colloques et réunions internationales vantent donc l'ouverture du « modèle tunisien » sans jamais faire mention du manque de liberté et de la persécution des opposants. Dans un discours parfaitement rodé, Mohamed Ghannouchi, ministre de la coopération internationale et de l'investissement extérieur, égrène chiffres et indicateurs pour convaincre que son pays fait désormais partie du club des économies émergentes. Et, pour montrer sa détermination, le Palais de Carthage va jusqu'à ordonner au gouvernement d'enclencher le processus de baisse des tarifs douaniers, alors même que la majorité des pays européens n'a pas encore ratifié l'accord d'association.

Dans le même temps, le pouvoir trouve le moyen de calmer les inquiétudes des patrons. Avec l'appui de la Commission de Bruxelles et de plusieurs cabinets de conseil occidentaux, il leur propose un accompagnement pour faire face aux conséquences du libre-échange. Un Programme de « mise à niveau » (PMN) est lancé pour permettre l'adaptation de plusieurs secteurs d'activité. Les entreprises sont encouragées à faire acte de candidature auprès du PMN pour obtenir des financements destinés à établir un « diagnostic stratégique » puis, éventuellement, d'autres crédits pour moderniser leurs équipements et former leur personnel. Très vite, l'expression « mise à niveau » fleurit à toutes les sauces, y compris dans le secteur culturel, où il n'est pas rare d'entendre que la littérature ou la poésie tunisiennes ont besoin d'une mise à niveau… Mais les montants annoncés ne sont guère impressionnants. Moins de 200 millions d'euros seront effectivement mobilisés par l'Europe entre 1995 et 1999. En privé, les dirigeants de l'Utica n'ont pas de mots assez durs pour critiquer l'impréparation et même l'improvisation qui caractérise le PMN.

« Au début, nous divisions les entreprises tunisiennes en trois parts égales, se souvient l'un des anciens responsables du programme. Il y avait celles qui n'avaient pas besoin de mise à niveau car exportatrices et donc déjà insérées dans la concurrence mondiale. Il y avait les autres qui étaient susceptibles d'encaisser le choc de l'ouverture grâce à la mise à niveau et, enfin, celles qui devaient fatalement disparaître car trop archaïques. En réalité, cette dernière catégorie a été la plus importante, car les importations ont déferlé sur le marché et causé de grands dommages à notre secteur privé. » Très vite, les patrons tunisiens découvrent que la mise à niveau est aussi l'occasion pour Bruxelles —qui finance en grande partie le programme — de faire travailler le secteur européen du conseil en management. « On voyait arriver des gens qui n'avaient aucune connaissance du marché tunisien, souvent des consultants juniors. Ils faisaient des recommandations banales et repartaient aussitôt sans transférer le moindre savoir-faire », se souvient M. Hasni Labyadh, ancien directeur financier d'une entreprise privée. Par la suite, la bureaucratie et la vitesse de l'ouverture font le reste.

Une dépendance accrue vis-à-vis de l'Europe.

Si aucune statistique officielle n'est disponible, de nombreux économistes tunisiens estiment toutefois que l'accord de libre-échange a provoqué la disparition de près de 5 000 entreprises et détruit au moins 80 000 emplois déclarés (un chiffre important dans un pays de 10 millions d'habitants). S'il a bénéficié à 6 000 autres et permis l'émergence de quelques « champions » locaux dans les secteurs du textile, de l'automobile et même de l'aéronautique, le PMN est loin d'avoir tenu ses promesses. Quant à l'accord lui-même, il a eu pour première conséquence de renforcer la dépendance de la Tunisie à l'égard de l'Europe, cette dernière représentant 70 % de ses importations et, plus important encore, 80 % de ses exportations. Bien qu'apparue aux premiers temps de la révolution, la perspective d'une révision ou d'une négociation de cet accord n'est plus de mise à Tunis. Les nouvelles autorités estiment qu'elles ne sont pas en position d'entamer un bras de fer avec une Union européenne dont elles espèrent de substantielles aides financières.

La marchandisation du monde

jeu, 27/10/2016 - 16:31

En cette fin de siècle, la dynamique dominante est la mondialisation de l'économie. Elle se fonde sur l'idéologie de la pensée unique, laquelle a décrété qu'une seule politique économique est désormais possible, et que seuls les critères du néolibéralisme et du marché (compétitivité, productivité, libre-échange, rentabilité, etc.) permettent à une société de survivre dans une planète devenue une jungle concurrentielle. Sur ce noyau dur de l'idéologie contemporaine viennent se greffer de nouvelles mythologies, élaborées par les grands médias de masse, qui tentent de faire accepter aux citoyens le nouvel état du monde.

La marchandisation généralisée des mots et des choses, de la nature et de la culture, des corps et des esprits, qui est la caractéristique centrale de notre époque, place la violence (symbolique, politique et sociologique) au cœur du nouveau dispositif idéologique. Celui-ci, plus que jamais, repose sur la puissance des médias de masse, en pleine expansion à cause de l'explosion des nouvelles technologies. Au spectacle de la violence et à ses effets mimétiques s'ajoutent de plus en plus, de manière très insidieuse, des formes neuves de censure et d'intimidation qui mutilent la raison et oblitèrent l'esprit.

Alors que triomphent, apparemment, la démocratie et la liberté dans une planète partiellement débarrassée des régimes autoritaires, reviennent en force paradoxalement les censures, les colonisations culturelles et, sous des aspects fort divers, les manipulations des esprits. De nouveaux et séduisants « opiums des masses » proposent une sorte de « meilleur des mondes », distrayant les citoyens et les détournant de l'action civique et revendicative.

Dans ce nouvel âge de l'aliénation, les technologies de la communication jouent, plus que jamais, un rôle central. A l'heure des messages planétaires, il faut se demander si, en Europe, une certaine culture n'est pas menacée de mort (1). Car la nouvelle guerre du multimédia pourrait entraîner une aussi grave défaite pour l'Europe, dans sa confrontation avec les États-Unis, que celles subies naguère dans les domaines du cinéma et de la télévision. Et qui ont favorisé l'actuelle colonisation culturelle.

Dans l'Europe des Quinze, de 1985 à 1994, le nombre d'entrées dans les cinémas, pour voir des films américains, est passé de 400 à 520 millions, faisant progresser leur part de marché de 56 % à 76 %. Le solde commercial de l'audiovisuel européen face aux États-Unis s'est fortement dégradé en dix ans : de 0,5 milliard de dollars en 1985 les pertes sont passées à 4 milliards de dollars en 1995… Ce qui a entraîné, sur l'ensemble de l'Union, la disparition de quelque 250 000 emplois...

La situation de la télévision est semblable. Sur les quelque 50 chaînes européennes à diffusion nationale « en clair » - ce qui exclut les réseaux câblés et les chaînes cryptées -, les films américains représentaient, en 1993, 53 % de la programmation.

Les industries de l'audiovisuel (télévision, vidéo, dessins animés, jeux électroniques) et du cinéma constituent, pour les Etats-Unis, le premier poste d'exportation et le premier pourvoyeur de devises, devant l'industrie aérospatiale. C'est pourquoi tout ce qui freine l'expansion des produits audiovisuels américains est si âprement combattu par le département du commerce de Washington.

Cette agressivité pourrait s'accentuer car le paysage audiovisuel mondial est en passe de connaître de nouveaux bouleversements provoqués par l'extension rapide de la télévision numérique par satellite, qui, sur un même canal, permet de diffuser jusqu'à dix fois plus de programmes. En France, trois « bouquets numériques » (CanalSatellite, TPS et AB Sat) sont désormais proposés avec une offre globale de presque cent chaînes. Aux États-Unis, Direc-TV et USSB commercialisent deux bouquets respectivement composés de 175 et de 25 chaînes.

Ces perspectives avivent une concurrence féroce entre les Etats-Unis, l'Europe et l'Asie. Philips et Sony viennent d'annoncer le lancement du disque vidéo numérique (digital video disc, DVD), qui pourrait révolutionner la hi-fi familiale en remplaçant le disque compact, le cédérom, et la cassette vidéo, et en offrant des capacités de stockage d'informations inégalées en qualité numérique.

Les grands groupes de communication procèdent à un double mouvement de concentration : d'une part pour le contrôle des sources (fiction, information, publicité), et, d'autre part pour le contrôle des trois paliers de l'audiovisuel (production, droits sur les programmes, canaux de diffusion). Ils aspirent à devenir des groupes à vocation hégémonique. Ainsi, le droit des citoyens au pluralisme de l'information - un des fondements de la démocratie - se trouve amoindri. On peut se demander également si une nation qui ne maîtrise plus la production de ses images ni le contrôle des nouvelles technologies est encore une nation souveraine.

Déjà peu fiable, le système d'information se trouve confronté à cette révolution radicale que certains comparent à l'invention de l'imprimerie par Gutenberg. En assemblant les talents multiples de médias dispersés (auxquels s'ajoutent la télécopie, la télématique et la monétique), le multimédia marque une rupture et pourrait bouleverser tout le champ de la communication. Ainsi que la donne économique.

Certains rêvent d'un marché parfait de l'information et de la communication, totalement intégré grâce aux réseaux électroniques et satellitaires, sans frontières, fonctionnant en temps réel et en permanence ; ils l'imaginent construit sur le modèle du marché des capitaux et des flux financiers…

De nouveaux objets culturels (cédérom, logiciels éducatifs, micro-ordinateurs personnels, lecteurs de vidéodisques, téléordinateurs, terminaux multimédias, consultation en ligne sur Internet de sites culturels, etc.) et de nouveaux services (exploration de banques de données au bureau ou à domicile, télétravail, Internet) naissent du mariage de l'informatique, de la télévision, du téléphone et du satellite.

Tout cela modifie la définition même de la « liberté d'expression ». La liberté d'expression des citoyens est directement mise en concurrence avec la « liberté d'expression commerciale », présentée comme un nouveau « droit de l'homme ». On assiste à une tension constante entre la « souveraineté absolue du consommateur » et la volonté des citoyens garantie par la démocratie.

Autour de cette revendication de « liberté d'expression commerciale » se structurent désormais les actions de lobbying des organisations interprofessionnelles (annonceurs, agences publicitaires et médias) (2). Cette « liberté d'expression commerciale » est indissociable du vieux principe, inventé par la diplomatie américaine, du libre flux d'informations, qui a toujours fait peu de cas de la question des inégalités en matière de communications.

La doctrine de la mondialisation aligne la liberté tout court sur la liberté de faire du commerce. L'Organisation mondiale du commerce (OMC), où la communication est classée comme « service », est d'ailleurs devenue le lieu central des débats sur le nouvel ordre communicationnel.

Les géants des télécommunications se livrent à une féroce compétition. La norme globale de l'avenir ? La propriété privée de toutes les structures qui constituent la plate-forme du cyberespace. Les grandes firmes espèrent coloniser le cyberespace, ce qui leur permettra d'envisager la conquête d'Internet (3). Car la bataille décisive, à l'échelle planétaire, a pour enjeu le contrôle des trois secteurs industriels - ordinateurs, télévision, téléphonie - qui fusionnent désormais sur Internet. Le groupe qui régnera sur Internet dominera le monde de la communication de demain, avec tous les risques que cela suppose pour la culture et pour la liberté d'esprit des citoyens.

Un tel ouragan d'ambitions, déclenché par le défi du multimédia, pouvait-il épargner la presse écrite ? Beaucoup de grands journaux appartiennent déjà à des mégagroupes de communication, et les rares titres encore indépendants, fragilisés par la chute des recettes publicitaires, sont désormais convoités par des pouvoirs financiers. Une enquête a révélé que la confiance des Français dans les médias s'est effondrée (4). En un an, le nombre de ceux qui acceptent la manière dont la presse rapporte les événements est passé de 56 % à 45 %, une baisse de onze points ! Et à l'égard de la télévision la chute - de 60 % à 45 % - est de quinze points !

Une telle suspicion montre que les citoyens ne sont pas dupes ; qu'ils savent résister à l'endoctrinement médiatique. Pourront-ils résister aussi à l'encerclement de l'idéologie dominante ? Sauront-ils suivre les pistes suggérées par quelques créateurs et artistes qui proposent de « faire exploser » l'inhumaine société néolibérale ?

(1) Lire « L'agonie de la culture ? », Manière de voir, n° 19, septembre 1993.

(2) Lire Armand Mattelart, « Les nouveaux scénarios de la communication mondiale », Le Monde diplomatique, août 1996.

(3) Lire « Internet, l'extase et l'effroi », Manière de voir, Hors-série, octobre 1996.

(4) La Croix, 24 janvier 1995.

Alena, des mots magiques, des mots tactiques, qui sonnent faux

jeu, 27/10/2016 - 15:05

Les négociations autour du grand marché transatlantique et du traité de libre-échange transpacifique s'accompagnent d'innombrables promesses de la part des gouvernements et des entreprises : créations d'emplois, croissance, ouverture de nouveaux marchés, amélioration des relations diplomatiques, etc. Cette partition fut déjà jouée sur l'air d'une célèbre chanson de Dalida (« Paroles, paroles ») au début des années 1990, au sujet de l'Accord de libre-échange nord-américain (Alena). Entré en vigueur le 1er janvier 1994, ce marché commun devait diriger le Mexique, les Etats-Unis et le Canada vers un avenir radieux. Vingt ans plus tard, un rapport publié par Public Citizen's Global Trade Watch (1) permet de dresser un bilan.

Promesse Réalité En 1993, Gary Hufbauer et Jeffrey Schott, chercheurs au Peterson Institue for International Economics (PIIE), expliquent que l'Alena permettra d'augmenter l'excédent commercial des Etats-Unis par rapport au Mexique, avec à la clé la création de 170 000 emplois dans les deux ans suivant l'entrée en vigueur du traité. Moins de deux ans après la mise en place de l'Alena, Hufbauer reconnaît que ses hypothèses en matière d'emploi étaient erronées. Il explique alors au Wall Street Journal : « L'effet de l'Alena en matière d'emploi est proche de zéro… La leçon pour moi, c'est que je ne dois pas m'aventurer sur le terrain des prévisions. »

En effet, l'Alena n'a pas créé les centaines de milliers d'emplois promis aux Etats-Unis. En 2004, l'Economic Policy Institute (EPI) estimait que l'Alena avait contribué à la disparition d'un million d'emplois dans le pays. L'EPI a aussi calculé que l'augmentation du déficit commercial des Etats-Unis vis-à-vis du Mexique a détruit à elle seule environ 700 000 emplois entre 1994 et 2010.

Certains défenseurs de l'Alena reconnaissent que le traité pourrait entraîner des suppressions d'emplois aux Etats-Unis. Mais, assurent-ils, les travailleurs américains en sortiront quand même gagnants : ils pourront acheter des produits importés moins chers. Pour de nombreux produits de consommation, la promesse d'une baisse des prix n'est jamais devenue réalité. Bien que les importations de denrées alimentaires depuis le Canada et le Mexique aient augmenté de 239% depuis l'entrée en vigueur de l'Alena, le prix moyen des aliments aux Etats-Unis s'est renchéri de 67%. Les éleveurs et les agriculteurs des Etats-Unis sont les travailleurs qui profiteront le plus de l'Alena : les exportations agricoles augmenteront considérablement, promettent les partisans du traité en 1993. Les exportations agricoles des Etats-Unis se sont accrues depuis l'Alena, mais les importations ont encore plus augmenté. Ainsi, concernant les produits agricoles, le déficit commercial annuel moyen des Etats-Unis par rapport au Canada et au Mexique a augmenté de 174% entre les périodes 1988-1993 et 1994-1999. « Nous espérons 7,5 milliards de dollars de ventes supplémentaires au cours des dix prochaines années. Ces ventes pourraient permettre de créer dix mille emplois chez General Electric et ses fournisseurs. Nous croyons ardemment que ces emplois dépendent du succès de ce traité. » (M. Michael Gadbaw, responsable international de General Electric, 21 octobre 1993.) General Electric a supprimé 4 936 emplois aux Etats-Unis depuis la mise en place de l'Alena, à cause des importations en provenance du Canada et du Mexique ou de la décision de délocaliser une partie de la production dans ces pays. « Grâce à l'Alena, Chrysler prévoit d'exporter 25 000 véhicules au Mexique et au Canada en 1995, et 80 000 en l'an 2000. Ces ventes permettront la création de 4 000 emplois aux Etats-Unis en 1995, chez Chrysler et ses fournisseurs. » (« Nafta : We need it. How US companies view their business prospects under Nafta », National Association of Manufacturers, novembre 1993.) Chrysler a supprimé 7 743 emplois aux Etats-Unis depuis la mise en place de l'Alena, à cause des importations en provenance du Canada et du Mexique ou de la décision de délocaliser une partie de la production dans ces pays. « L'Alena éliminera les incitations à délocaliser nos activités au Mexique. Les entreprises américaines serviront mieux le marché mexicain en exportant qu'en délocalisant. Caterpillar considère que la diminution des droits de douanes, conjuguée à l'augmentation de la croissance, accroîtra la demande au Mexique de 250 à 350 machines par an. »

(Trade Partnership, « The impact of Nafta on Illinois », Washington, D.C., juin 1993.)

Caterpillar a supprimé 4 936 emplois aux Etats-Unis depuis la mise en place de l'Alena, à cause des importations en provenance du Canada et du Mexique ou de la décision de délocaliser une partie de la production dans ces pays.

Depuis 2008, Caterpillar a licencié 483 travailleurs de son usine de Mapleton (Illinois), pour cause de délocalisation d'une partie de la production au Mexique. La multinationale a aussi licencié 105 employés de Pendergrass (Géorgie), du fait de l'augmentation des importations depuis le Mexique.

Selon le président mexicain de l'époque, M.Carlos Salinas de Gortari, cet accord contribuera à réduire le flux des migrants quittant le Mexique pour se rendre aux Etats-Unis : « Le Mexique préfère exporter ses produits que ses habitants », explique-t-il en 1993 avant d'ajouter que les Etats-Unis ont le choix entre « accueillir les tomates mexicaines ou accueillir les migrants mexicains qui cultiveront ces tomates aux Etats-Unis. » Pendant les trois années précédant l'adoption de l'Alena, le nombre de migrants mexicains rejoignant chaque année les Etats-Unis était stable. Puis celui-ci est passé de 370 000 en 1993 à 770 000 en 2000. Cette augmentation coïncide avec l'inondation du marché mexicain par le maïs subventionné produit aux Etats-Unis.

Le nombre de clandestins mexicains aux Etats-Unis a augmenté de 144% depuis l'Alena, passant de 4,8 millions de personnes en 1993 à 11,7 millions en 2012.

Grâce au développement des échanges avec les Etats-Unis et le Canada, l'Alena entraînera une augmentation du taux de croissance au Mexique. Depuis 1994, au Mexique, le taux de croissance annuel moyen par habitant s'élève à un dérisoire 1,1%. Ainsi, après vingt ans d'Alena, la croissance mexicaine cumulée s'établit à 24%.

Par contraste, entre 1960 et 1980, le produit intérieur brut par habitant de ce pays avait augmenté de 102%, c'est-à-dire 3,6% de moyenne annuelle. Si le Mexique avait continué à ce rythme, il serait aujourd'hui proche du niveau de vie européen.

Selon ses partisans, l'Alena offrira la possibilité de renforcer et d'améliorer les liens unissant les Etats-Unis, le Mexique et le Canada. Le Mexique et le Canada comptent parmi les pays qui s'opposent le plus souvent à la politique des Etats-Unis, dans le cadre de l'Alena, mais aussi à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) où le Canada a déposé trois fois plus de recours contre les Etats-Unis que ceux-ci n'en ont émis contre lui. Après l'Union européenne, le Canada a lancé plus de recours à l'OMC contre les Etats-Unis que n'importe quel autre pays. Le Mexique prend quant à lui la quatrième place sur la liste des pays défiant les Etats-Unis à l'OMC.

(1) Public Citizen's Global Trade Watch, « Nafta's 20-year legacy and the fate of the Trans-Pacific Partnership » (PDF), Washington, D.C., 2014.

Le tourisme, une nouvelle bulle ?

mar, 25/10/2016 - 19:15

Un phénomène que personne n'avait vraiment vu venir a beaucoup contribué au redressement économique de l'Islande : l'irruption des touristes. En 2010, le pays accueillait 486 000 visiteurs et l'office du tourisme en espérait 745 000 dans ses projections les plus optimistes pour 2020 (1). On devrait en dénombrer au moins 1,7 million en 2016, sans compter les 4,8 millions de passagers qui n'ont fait que transiter par l'aéroport international de Keflavík (2). En 2015, cette activité a représenté près du tiers des recettes d'exportation, soit davantage que les produits de la pêche (23 %) ou l'aluminium (20 %).

Les acteurs du secteur multiplient les anecdotes relatives à la surfréquentation de certains sites, en particulier dans le Sud-Est. Beaucoup commencent à redouter le nouvel essor de 26 % annoncé pour l'an prochain. « Nous avons vraiment besoin de freiner, de maîtriser cette croissance pour éviter d'être débordés par elle », explique Edward H. Huijbens, directeur du Centre de recherche sur le tourisme islandais de l'université d'Akureyri. « Qui doit construire les routes, les toilettes, et les entretenir ? Les petites municipalités n'en ont pas les moyens. Il est urgent d'introduire une taxe qui ralentirait cette expansion tout en permettant de financer les infrastructures nécessaires. »

Outre les problèmes d'hébergement et d'accès aux sites se pose la question de la main-d'œuvre : « Si nous continuons à ce rythme, estime cet universitaire, il faudra faire venir de dix mille à quinze mille travailleurs étrangers d'ici à 2020. Déjà, à Keflavík, la compagnie Icelandair a racheté des locaux de l'ancienne base américaine pour loger des Polonais employés à l'aéroport. Cet essor ne résulte pas d'une véritable politique ni d'une vision stratégique. Il serait temps d'en avoir une. »

Cas unique de terres émergées sur la dorsale qui sépare les plaques de l'Eurasie et de l'Amérique, l'île présente des formations géologiques étonnantes (failles, geysers, volcans, glaciers) et de vastes étendues sauvages. Mais l'attirance croissante pour la nature, voire « l'aventure », risque d'entrer en contradiction avec le tourisme de masse, qui finit par dégrader et même détruire ce qui a motivé son développement.

(1) « Tourism in Iceland in figures », office du tourisme d'Islande, février 2010, www.ferdamalastofa.is

(2) « Tourism in Iceland in figures », mai 2016.

Triste Amérique. Le vrai visage des États-Unis

mar, 25/10/2016 - 15:15

Le pays de la course permanente au dollar, du chacun-pour-soi, sans pitié pour les pauvres. Où perdure un racisme rampant et meurtrier ; où tout le monde est armé et sous la surveillance de « Big Brother », dans la plus grande prison du monde. Le pays de la malbouffe, sans aucune sécurité alimentaire, où le climato-scepticisme s'enseigne dès l'école. Surarmé et en guerre permanente, sous le regard de Dieu, omniprésent.

Un inventaire argumenté, accablant, des bonnes raisons de détester une certaine Amérique, détaillé par un journaliste désabusé qui sillonne le pays depuis cinq ans. Et qui, correspondant de TF1, la télévision privée de M. Martin Bouygues, ne peut guère être soupçonné d'être un agent de la Corée du Nord.

Les Arènes, Paris, 2016, 233 pages, 19,80 euros.

Quand les tuyaux avalent les journaux

mar, 25/10/2016 - 12:58

D'AT&T aux États-Unis à SFR en France, un mot d'ordre circule comme une traînée de poudre : la convergence entre télécoms et médias. Suivant cette stratégie, les propriétaires de réseaux numériques et téléphoniques rachètent des journaux ou des télévisions en difficulté pour remplir leurs tuyaux. Mais ces opérations cachent souvent des enjeux très terre à terre…

Julian Trevelyan. – « Bolton Mills » (Moulins de Bolton), 1938 © Bolton Museum And Art Gallery, Lancashire, Uk / Bridgeman Images

L'avenir des journaux résiderait-il dans leur intrication avec les offres d'acteurs des télécommunications ? Le rachat en mai par SFR de Libération, L'Express, L'Expansion, Lire ou L'Étudiant, en même temps que son acquisition à 49 % de BFM TV et de RMC, a remis au goût du jour une idée en vogue au tout début des années 2000, lorsque M. Jean-Marie Messier présidait aux destinées de Vivendi Universal : la convergence entre le téléphone et les médias. L'application SFR Presse propose ainsi des journaux aux dix-huit millions d'abonnés de l'opérateur détenu par M. Patrick Drahi. Après avoir été achetée par des annonceurs et de moins en moins par des lecteurs, la presse écrite va-t-elle devoir son salut à des distributeurs cherchant à fidéliser leur clientèle ou à en conquérir une nouvelle ?

Fin juin 2016, trois millions de clients de SFR avaient téléchargé l'application, qui s'est élargie à de nouveaux journaux, comme Le Journal du dimanche, Le Parisien ou Midi libre. On pourrait n'y voir qu'une manipulation fiscale. Dans la facture de l'abonné, la valorisation de cet éventail de publications, à 19,90 euros, atteint les deux tiers d'un forfait moyen combinant téléphone, Internet et télévision. Cela donne à SFR la possibilité d'appliquer sur ces deux tiers de la facture de millions de clients un taux de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) particulier, réservé à la presse : 2,1 % au lieu de 20 %. Un tour de passe-passe qui permet d'économiser chaque année plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de millions d'euros.

Mais la convergence est aussi le nom aimable d'une dépendance étroite à l'égard d'un opérateur de télécommunications. SFR gâte ses abonnés avec des médias pour les retenir et pour revaloriser ses offres tarifaires. De leur côté, les éditeurs de presse trahissent encore davantage les intérêts de leurs lecteurs dans l'espoir de cibler un public susceptible d'attirer de la publicité. En échange, les journaux ne peuvent espérer que quelques centimes par exemplaire téléchargé.

Se profile aussi la fusion des régies commerciales de SFR, d'Altice Media et de NextRadioTV (BFM TV, RMC…) au sein d'une nouvelle entité commune. « SFR a décidé de s'étendre dans les médias non seulement pour se différencier, mais aussi pour remettre la main sur une partie de la publicité qui a été captée par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) », déclare son président-directeur général (PDG), M. Michel Combes (1). L'accès à l'identité de l'abonné SFR permet d'ores et déjà de lui envoyer une publicité personnalisée, ce qui a inspiré à M. Alain Weill, président de NextRadioTV et directeur général de SFR Media, une réflexion pénétrante sur les enjeux contemporains du journalisme : « Ceux dont on sait qu'ils ont un chien verront de la réclame pour Canigou sur leurs écrans, tandis que ceux qui ont un chat auront droit à du Ronron (2).  »

Avant 2019, M. Drahi dispose d'une option d'achat pour prendre la totalité du capital de NextRadioTV. En infraction avec la règle anticoncentration, dite « du deux sur trois », de la loi sur la communication de 1986, qui interdit de posséder plus de deux médias nationaux, il contrôlerait alors sur le plan national un quotidien (Libération), un hebdomadaire (L'Express), deux chaînes de télévision (BFM TV et RMC Découverte) ainsi que deux radios (RMC et BFM Business). S'y ajoutent des chaînes sportives, ainsi que i24 News, la chaîne d'information pro-israélienne du groupe.

Un outil d'influence

Aux yeux de M. Combes, cette convergence va dans le sens de l'histoire. Les grandes manœuvres n'ont-elles pas débuté à l'étranger ? Au Royaume-Uni, British Telecom a acquis les droits du championnat de football britannique et diffuse ses propres chaînes sportives sur ses réseaux, tandis que, à l'inverse, Sky, le bouquet satellite de M. Rupert Murdoch, propose des offres Internet à très haut débit. Aux États-Unis, le câblo-opérateur Comcast vient d'acquérir les studios d'animation DreamWorks, cofondés par Steven Spielberg, après avoir racheté NBC Universal en 2011. De son côté, l'opérateur AT&T a mis la main en 2015 sur le bouquet satellitaire Direct TV ; Verizon s'est emparé d'AOL avant d'avaler Yahoo en juillet dernier. Quant à M. Jeffrey Bezos, le fondateur d'Amazon, qui a racheté le Washington Post pour 250 millions de dollars en 2013, il inclut désormais la lecture gratuite de ce journal pendant six mois dans son offre « Prime », qui compte 50 millions d'abonnés.

« Offrir un accès libre aux nouveaux abonnés par le biais de “Prime” nous permet de connecter des millions de membres dans tout le pays qui n'ont peut-être pas essayé le Post dans le passé », estime le président du Washington Post, M. Steve Hills (The Guardian, 16 septembre 2015). En 2014, une application gratuite de ce quotidien a été développée pour la tablette d'Amazon. En hausse de 63 % sur un an, son audience numérique a dépassé celle du New York Times, avec plus de 70 millions de visiteurs uniques par mois. Parallèlement, M. Bezos a recruté près de 80 développeurs numériques. En rachetant le Washington Post, il a pris possession d'un outil d'influence sur le pouvoir fédéral alors que son groupe était dans le viseur des autorités anticartel et de l'administration fiscale pour ses pratiques monopolistiques et son contournement de l'impôt. En décembre 2015, c'était au tour du géant chinois du commerce en ligne Alibaba de s'assurer l'obligeance de la nomenklatura en rachetant le South China Morning Post, le quotidien en langue anglaise de Hongkong.

« Il n'y a pas de grosse convergence entre la presse écrite et le téléphone mobile », estimait M. Drahi devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale en mai 2015. Le propriétaire de SFR et de Numericable en France, de Hot Telecom en Israël, de Portugal Telecom ou de Suddenlink Communications aux États-Unis livrait alors aux députés les raisons de son investissement dans les médias. À l'entendre, il était entré au capital de Libération à la demande d'une journaliste, en apportant 14 millions d'euros, soit « un pour mille » de ce qu'il investissait dans SFR, pour sauver ce journal. En réalité, c'est sur la requête de M. François Hollande que le président-directeur général d'Altice s'est intéressé à ce dossier.

Auparavant, il était certes un magnat des télécoms, mais aussi le « résident suisse » dont la « participation personnelle » était à Guernesey, selon les termes de M. Arnaud Montebourg, qui, lorsqu'il était ministre du redressement productif, disait avoir « des questions fiscales » à lui poser (3). M. Drahi a vite saisi qu'il n'était pas idiot de sauver un quotidien proche du pouvoir quand on prépare la consolidation des télécoms en France sous l'œil avisé de l'opérateur historique Orange, dont l'État détient 23 %. Les opérateurs téléphoniques privés ont à cœur de dissuader la puissance publique d'imposer une réglementation tatillonne qui, par exemple, les contraindrait à assurer une couverture en haut débit des zones les moins profitables afin de lutter contre la « fracture numérique ».

La convergence ne s'est pas imposée d'emblée à M. Drahi. Mais l'acquisition annoncée de NextRadioTV, puis, en septembre 2015, de l'opérateur Cablevision, qui distribue à New York la chaîne News12 et le quotidien régional Newsday, va faire naître la belle histoire des tuyaux qui rencontrent les contenus. « Les médias permettent aux opérateurs télécoms de se différencier et de devenir plus attractifs, tandis que les opérateurs permettent aux médias de bénéficier de leur puissance de distribution, d'accélérer leur développement digital et, grâce aux datas auxquelles les clients autorisent l'accès, d'offrir du sur-mesure à chaque client », vante M. Combes (4). Ces envolées masquent mal une réalité plus terre à terre du technocapitalisme contemporain : la fusion-absorption pour gonfler en taille et augmenter ainsi sa capacité d'endettement. Il s'agit pour M. Drahi de lever une dette qu'il remboursera ensuite avec les profits des entreprises rachetées. Ses créanciers, notamment des banques comme BNP Paribas ou Goldman Sachs, ne sont pas insensibles à la capacité d'influence d'un gros client à risque. « 40 milliards d'euros, la dette folle de Patrick Drahi », pouvait-on lire sur le site de BFM Business en juin 2015, juste avant l'annonce de son rachat partiel par M. Drahi. « Altice : Drahi poursuit son rêve américain », titrait le même site un mois plus tard…

Le magnat marque aussi les médias de son empreinte en taillant dans les effectifs, en gérant chacun de ses actifs avec des méthodes agressives et en favorisant les économies d'échelle, comme en témoigne l'annonce, en juillet, de cinq mille suppressions de postes chez SFR. Accessoirement, l'absorption de chaînes, radios et journaux par l'opérateur téléphonique permet de compenser la perte de chiffre d'affaires liée au départ d'un million d'abonnés et à Altice de se reverser 980 millions d'euros.

Cette stratégie n'est pas du goût de ceux qui s'y sont brûlé les ailes, à l'instar d'Orange. Son PDG, M. Stéphane Richard, a ainsi tourné le dos à la politique de son prédécesseur, qui avait acquis à prix d'or — 200 millions d'euros par an — une partie des droits du championnat de France de football pour la période 2008-2012 et prétendait concurrencer Canal Plus en finançant des films à travers un studio de cinéma. En 2009, l'Autorité de la concurrence a contraint Orange à ne pas réserver à ses seuls abonnés ses chaînes de sport, de cinéma et de séries. L'opérateur investit encore 550 millions d'euros par an dans les contenus, mais essentiellement en produisant une vingtaine de films et en distribuant des séries.

Fondé par M. Xavier Niel, copropriétaire à titre personnel du groupe Le Monde et de L'Obs, le groupe Iliad (Free) s'est, lui, toujours inscrit en faux contre cette stratégie d'imbrication des médias dans des tuyaux. À ses yeux, elle n'a d'intérêt que si elle apporte des contenus exclusifs. Or ces mêmes exclusivités exposent aux foudres des autorités de marché, comme vient de le prouver la décision de l'Autorité de la concurrence de refuser à Canal Plus le droit de distribuer de façon exclusive la chaîne qatarie beIN Sports. Le groupe Telefónica, qui voulait une exclusivité comparable sur le groupe audiovisuel Mediapro, s'est heurté récemment au même désaveu en Espagne.

Pour Free, mieux vaut donc passer des accords de partenariat avec des offres de contenus. Et compter sur sa position dans les médias pour voir relayer des sujets qui lui tiennent à cœur, comme le blocage des publicités YouTube en signe de protestation contre le surcoût de bande passante que l'acheminement des vidéos occasionne aux opérateurs télécoms. « La question qu'il faut se poser est de savoir si le journalisme apporte une valeur ajoutée ou non », estime M. Niel (5). L'autre question, qui ne sera pas posée, concerne l'influence politique qu'apporte le contrôle d'un grand moyen d'information dans une industrie étroitement régulée par l'État…

Le groupe Bouygues est sur la même ligne : il n'a pas spécialement cherché à faire profiter son activité de téléphonie mobile des contenus de TF1. Toutefois, sa force de frappe télévisuelle lui permet d'entretenir ses relations avec les élus et de peser indirectement sur la législation des télécoms. Quant au groupe Bolloré, qui a pris le contrôle de Vivendi (Canal Plus, Dailymotion, Universal Music) et conclu un accord avec Mediaset pour lui reprendre son bouquet de chaînes payantes en Italie, il est certes devenu l'actionnaire de Telecom Italia, avec 24,9 % du capital, et celui, très minoritaire, de l'espagnol Telefónica. Mais la complexité des réglementations nationales l'empêche de diffuser le même contenu sur des canaux de télécommunication soumis à des autorités locales différentes.

C'est donc plutôt pour nouer des partenariats dans la distribution des contenus de Canal Plus ou d'Universal que le groupe Vivendi continue de prendre des participations dans les télécoms, après son désengagement de SFR et du brésilien GVT. Pour M. Vincent Bolloré, les synergies restent très limitées… même si elles sont préconisées entre Vivendi, Canal Plus, Dailymotion et Universal. Du reste, l'ancien PDG de Vivendi lui-même voit désormais les limites d'un tel rapprochement : « Ce débat sur la convergence, je pense qu'il est un peu archaïque aujourd'hui avec l'émergence des réseaux sociaux, déclarait M. Messier le 3 septembre 2015. L'essence de la convergence, c'est l'ubiquité. Ce qui reste vrai, c'est : “ce que je veux, où je veux, quand je veux”. » Bref, il importerait moins d'injecter ses propres contenus dans ses propres tuyaux que de répondre à la demande d'appareils nomades qui permettent de visionner des vidéos ou de lire des journaux dans l'instant et n'importe où. De quelle qualité ? La question n'intéresse pas les industriels. Sur ce plan, tout converge.

(1) Le Figaro, Paris, 1er juin 2016.

(2) Conférence de presse, 27 avril 2016.

(3) Europe 1, 14 mars 2014.

(4) « SFR lance la convergence », juillet 2016, www.communication.sfr.com

(5) Polka, Paris, février 2014.

Gouffre financier

mer, 19/10/2016 - 23:08

Les scieries sont le canal d'alimentation des industries du bois. Leur déliquescence a donc logiquement aggravé les difficultés que connaissait déjà l'aval de la filière. Les fabricants français de meubles, parquets, cuisines et huisseries ont dû « s'approvisionner en bois transformé auprès de scieurs étrangers, et ce à des prix plus élevés », explique le scieur Alain Lefebvre. Importer une ressource dont nous disposons localement en abondance… Cette logistique contre nature a fragilisé la compétitivité du secteur, tandis que la Chine, tout à sa stratégie de captation de la valeur ajoutée, a tué la concurrence européenne dans la seconde transformation. Elle s'appuie sans complexe sur une politique protectionniste, avec des taxes sur les importations européennes proportionnelles au degré de finition des produits : 8 % sur les grumes (troncs abattus et ébranchés), 14 % sur le bois scié, 20 % sur les parquets et… 100 % sur les meubles (1). À une question écrite du sénateur du Jura Gérard Bailly (Les Républicains), qui relevait ces termes inégaux des échanges, le ministre de l'agriculture avait répondu : « D'éventuelles mesures visant à rééquilibrer les régimes de taxes pour l'importation de produits transformés ou l'exportation de produits bruts relèvent des compétences exclusives de l'Union européenne et ne peuvent s'ouvrir que dans ce cadre. » Dans les faits, l'Europe n'impose aucune réciprocité et se laisse piller les emplois afférents.

En conséquence, « les acteurs français de la seconde transformation subissent désormais de plein fouet la compétition de produits finis chinois importés en France, fabriqués avec une matière première que nous leur avons vendue ! », s'emporte M. Jean-Marie Leclercq, directeur général de ProfessionsBois en Basse-Normandie. Toute la filière papetière a également été écrasée par la puissante concurrence scandinave. Certains industriels ont délocalisé tout ou partie de leur production, tels la parqueterie Morin ou le groupe Lapeyre. D'autres ont mis la clé sous la porte, comme le papetier M-Real. « Beaucoup souffrent, à l'image des fabricants de mobilier Parisot, Gautier ou Camif. Le parquetier Marty est en liquidation », détaille un scieur sous couvert d'anonymat. « Les jeux sont renversés, constate, stupéfait, M. Jacques Lamblin, député Les Républicains de Meurthe-et-Moselle. Nous faisons office de pays sous-développé ! » La sentence économique n'en est que plus sévère : en 2015, le déficit de la filière bois française avoisinait les 5,5 milliards d'euros. C'est près du double de celui de 1994 et, surtout, le deuxième poste du déficit commercial français… juste après les hydrocarbures.

(1) « Exportation du bois vers la Chine », Journal officiel du Sénat, Paris, 13 juin 2013.

Bassora, la ville qui se donne en sacrifice

mer, 19/10/2016 - 14:52

Sur le papier, Bassora, deuxième ou troisième plus grande ville d'Irak, aurait toutes les raisons d'être une métropole plus dynamique que Dubaï, Abou Dhabi, Doha ou Koweït, et pourrait dominer le golfe Arabo-Persique. Son port, Oum Qasr, connecte au reste du monde l'un des principaux pays producteurs de pétrole, qui se trouve être aussi un vaste marché de consommateurs en puissance. Dans la zone, les hydrocarbures abondent et sont particulièrement peu coûteux à exploiter, laissant des marges importantes quelles que soient les variations du prix du baril.

Il n'y a pas si longtemps, la société basraouie était connue pour son cosmopolitisme, ses élites intellectuelles et sa tradition ouvrière — constituant une « vraie ville » qui aurait dû être une plate-forme du commerce régional et une puissance manufacturière. Son arrière-pays, très fertile, se prête à une culture de riz et de dattes autrefois réputée. Et pourtant, quand, à l'arrivée à l'aéroport, on lit sur une banderole « Bassora, paradis de l'investissement », on ne peut que rire et désespérer.

La ville fait très exactement l'effet d'une dystopie de ce qu'on appelait le « tiers-monde ». L'État est à peu près absent, si ce n'est sous la forme d'un gouvernorat. Celui-ci, qui se plaint de ne pas avoir eu de budget depuis 2013, essuie chaque semaine les invectives de manifestants qui n'en démordent pas mais qui ne mobilisent pas vraiment non plus. La multiplication des milices à caractère confessionnel éclipse presque entièrement la maigre présence de forces de sécurité officielles. Les sociétés pétrolières étrangères sont elles aussi invisibles : au mieux, elles recrutent des manœuvres localement quand telle ou telle tribu recourt à la violence pour garantir un peu de redistribution.

L'économie infernale de la ville glisse vite d'aspects déjà ambigus, comme la rente publique (quand les salaires sont payés et les projets financés) et la consommation de biens importés (notamment les voitures), vers les réalités morbides de la corruption endémique, du trafic d'hydrocarbures et du marché de la drogue. Cependant, l'explosion démographique se poursuit dans une urbanisation sauvage.

Bassora est précisément l'inverse d'une cité-État — ce modèle antique qui semble resurgir à mesure que celui de l'État-nation se défait, et qui voit des villes riches en ressources s'organiser de façon autonome. Ici, ceux qui font la loi viennent d'ailleurs. Le gouvernorat reste tributaire d'un système hypercentralisé. Les décisions, même triviales, sont prises à Bagdad, où Bassora dispose de peu de relais : un seul ministre dans un gouvernement rassemblant une trentaine de portefeuilles, et 9 % des élus au Parlement. La classe politique locale représente des partis et des milices exogènes, qui ont à la ville un rapport parasitaire.

La présence massive des tribus est liée à trois phases de migration : l'exploitation des petits paysans par de grands propriétaires terriens durant la première moitié du xxe siècle ; l'assèchement des grands marais du sud de l'Irak par le régime de Saddam Hussein dans les années 1980 et 1990 ; et les bouleversements provoqués par l'invasion américaine en 2003. Certaines tribus particulièrement turbulentes et influentes sont justement celles qui ont apporté avec elles l'habitus le plus éloigné des us citadins : c'est le cas des Garamsha, porteurs d'une forte tradition d'insubordination qui a mûri dans le maquis qu'ont longtemps été les marais (1).

En somme, Bassora se retrouve dans la situation banale de nombreuses zones riches en ressources naturelles, spoliées par leurs propres autorités nationales, qui les traitent comme des colonies : le Baloutchistan pakistanais, l'Est syrien et saoudien, le Sud marocain ou le delta du Niger au Nigeria. Souvent, le sentiment d'injustice qui en découle débouche sur des formes de défiance à l'égard du pouvoir central, voire des rêves d'autonomie. Mais à Bassora, au contraire, les plaintes sont convenues, les menaces de sécession velléitaires, et les initiatives qui suggéreraient une ville prête à en faire davantage pour elle-même inconnues au bataillon.

Les Basraouis donnent plutôt l'impression d'être écartelés entre leurs fantasmes de ce que la ville pourrait être et une résignation totale à son statut de laissée-pour-compte, peut-être parce que l'écart entre espoirs et réalités est devenu tel qu'ils ne sauraient imaginer par où commencer. Les canaux de celle qu'ils aimaient qualifier de « Venise d'Orient » sont désormais remplis de poubelles ; le majestueux Chatt Al-Arab, confluent du Tigre et de l'Euphrate, a des reflets de mazout et sent le gras de poisson. Autant construire tout de suite, diront certains, la plus grande tour du monde, toute une ville verticale qui s'arracherait au bourbier, qui se rêverait dans les étoiles.

En attendant, Bassora est en armes. Des convois paramilitaires circulent sans cesse, hérissés de canons. Les portraits de « martyrs » sont partout. Leurs enterrements rassemblent la société dans des cérémonies très intenses. Et les jeunes combattants se portent généralement volontaires bien plus qu'ils n'y sont contraints. Pourtant, la cause qu'ils épousent est bien lointaine : des batailles à l'autre bout de l'Irak contre l'Organisation de l'État islamique (OEI), qui a si peu sévi à Bassora que les quartiers généraux des milices chiites s'y passent de toute fortification. Il s'agit donc d'une étrange campagne pour sauver un pays qui n'a jamais rendu à la ville la monnaie de sa pièce.

Du reste, la lutte est principalement encadrée par des partis islamistes qui n'inspirent que dégoût ou par des forces paramilitaires souvent inféodées à l'Iran, un voisin encombrant qui suscite moins de sympathie que de critiques : « Les Iraniens méprisent les Arabes, qu'ils soient chiites ou non. Ils nous en veulent toujours pour la guerre des années 1980. Et ils laissent faire les trafics, notamment de drogue, pour s'enrichir à nos dépens. » En glorifiant leurs nombreuses victimes, ces formations se vantent aussi, quelque part, de l'ampleur de leurs pertes. Dans une guerre conventionnelle, un tel affichage de morts à n'en plus finir aurait sur la société un effet profondément démoralisant.

Il n'empêche : le ralliement populaire est plus dynamique et unanimiste que dans n'importe quelle autre partie du pays. Les Basraouis se targuent volontiers de fournir plus de la moitié du mouvement de mobilisation populaire (hashad shaabi en arabe) né de la fatwa lancée en juin 2014 par l'ayatollah Ali Al-Sistani, appelant les Irakiens à soutenir l'appareil de sécurité face à la progression de l'OEI. Quel que soit le chiffre exact, la ville vit au rythme du hashad. Pourquoi tant de sacrifices ?

La réponse renvoie toujours à l'obligation religieuse, au devoir d'obéissance dû à M. Al-Sistani, la « référence suprême » (marja'iyya) au sein du clergé chiite irakien. Or ses avis sont fréquemment ignorés par ailleurs, s'ils contreviennent aux intérêts prosaïques de la classe politique, aux coutumes d'un chiisme populaire vivace, voire exubérant, ou à d'autres normes sociales dominantes. Il peut toujours s'époumoner, appeler les partis à faire des concessions nécessaires et évidentes, ou interdire formellement l'autoflagellation lors des pèlerinages, les obsèques exagérément dispendieuses et le recours au droit tribal : tous ceux qui ont entendu haut et clair l'appel à la mobilisation font subitement la sourde oreille (2).

En effet, le hashad est à l'opposé d'une conscription : c'est un vrai mouvement social, ancré dans un imaginaire et des pratiques structurantes au sein d'une société chiite qui se sent trahie par ses élites et cherche ses repères. La guerre contre l'OEI, qui se prête d'autant plus à revêtir une dimension métaphorique que l'on vit loin du front, entre en résonance avec un moment fondateur du chiisme, à savoir le massacre de Hussein, fils d'Ali, le cousin et le gendre du Prophète, et de ses partisans au cours de la bataille de Kerbala, en 680 (3). C'est principalement autour de cette tragédie que s'organisent la religiosité populaire et la psyché chiites.

Traditionnellement, elle se rejoue chaque année durant Mouharram, le premier mois du calendrier lunaire — et plus particulièrement durant les célébrations de l'Achoura —, dans des pièces de théâtre (tazi'eh) et d'autres formes de commémorations, comme les automutilations symboliques. Celles-ci permettent de revivre intensément le sacrifice de Hussein, pièce centrale d'une culture victimaire qui envisage le chiisme comme une résistance circulaire, à la fois triomphale et suicidaire, face à l'agression et à l'oppression. Aujourd'hui, la scène se répète au jour le jour dans la lutte contre une OEI qui concentrerait tous les ennemis supposés du chiisme : un sunnisme dominateur, un Occident impérial manipulant l'adversaire et, comme dans toute bonne théorie du complot, Israël. Les martyrs qui tombent pour que le chiisme puisse vivre sont dépeints dans une iconographie propre à Hussein. Le combat eschatologique revêt désormais une forme plus littérale que théâtrale, dans une sorte de snuff movie où les acteurs ne font plus semblant de mourir mais trépassent véritablement.

La mobilisation doit aussi être comprise dans sa dimension sociale : une jeunesse désœuvrée, souvent sans perspectives d'emploi ou de mariage, trouve ainsi les moyens d'une réalisation de soi. L'héroïsme des morts est une source d'émulation entre pairs et fait la fierté des parents. Il leur rapporte aussi quelques ressources, puisque les autorités locales à Bassora sont les seules dans le pays à payer des compensations, dont le montant dérisoire — environ 750 euros — donne une idée précise du cours de la vie sur le marché du nihilisme. Les funérailles soudent la communauté plus que tout autre événement, en activant une série de traditions plus ou moins réinventées qui créent du sens et du lien : les tribus défilent, la solidarité de quartier joue, on tire en l'air comme à la noce, et les exploits des martyrs sont chantés comme des épopées.

Cette vitalité morbide a des ressorts politiques. Les représentants supposés du chiisme irakien n'ont rien fait de l'occasion offerte par le renversement de Saddam Hussein. L'avènement d'une ère nouvelle, attendue et fantasmée pendant des siècles de domination, a fait long feu. Plus personne ne croit en l'avenir, ce qui facilite une régression par défaut vers une réédition du passé en boucle fermée.

Paradoxalement, le complexe victimaire né d'une soumission séculaire peut aujourd'hui s'exprimer en toute liberté. Rien ne s'y oppose ; c'est lui qui s'impose à tous, occupe l'espace public, structure la société, définit la légitimité politique. Toute figure du leadership chiite doit faire déférence, au moins en apparence, à l'expression d'un chiisme décomplexé, souvent en contradiction avec les idéologies plus structurées et les calculs plus cyniques des élites. C'est d'ailleurs ce que M. Al-Sistani a appris à ses dépens. Son appel à défendre la nation s'inscrivait dans une logique étatique et non confessionnelle, puisqu'il encourageait tous les Irakiens à s'unir pour soutenir les forces armées. Mais sa voix s'est vite perdue dans la caisse de résonance des émotions populaires.

C'est au fond la leçon plus générale que nous enseigne Bassora. Cette ville potentiellement florissante, qui a tant de problèmes immédiats auxquels se consacrer, se laisse accaparer et entraîner par une quête qui la dépasse — la construction d'une identité chiite dans un cycle d'échecs de plus en plus auto-infligés. Et qui s'apaisera peut-être en trouvant les moyens de s'ouvrir sur l'avenir.

(1) Refuge pour les insurgés chiites contre le régime de Saddam Hussein, ces marais étaient presque totalement asséchés au milieu des années 1990. Depuis 2003, les autorités de Bagdad, aidées par les Nations unies, tentent de recréer ces étendues aquatiques, notamment en faisant sauter les digues érigées par l'ancien pouvoir.

(2) Une réalité qui a poussé l'intéressé à annoncer en février 2016 sa décision de limiter ses interventions publiques dans le champ politique.

(3) Dans la longue guerre de succession qui a suivi le décès du prophète Mohammad (Mahomet), la bataille de Kerbala a consacré la victoire du calife omeyyade Yazid contre les partisans de Hussein. Cette défaite est le point de départ d'un martyrologe dont s'est emparé le chiisme et qui perdure à ce jour.

Cap au sud

mar, 18/10/2016 - 11:42

En dépit de sa conversion au libre-échange, le complexe de la forteresse assiégée se renforce en Russie à la faveur de poussées concentriques qui lui échappent. L'OTAN et l'Union européenne avancent vers l'est, intègrent progressivement les anciens « pays frères » et les anciennes républiques soviétiques baltes. Avec l'intervention militaire de 2008 en Géorgie et, surtout, le rattachement-éclair de la Crimée à la Russie en mars 2014, le Kremlin a voulu marquer un coup d'arrêt à cette expansion. Si Moscou a aujourd'hui fait la preuve de sa capacité à manier le bâton, son potentiel d'attraction est moins évident. Les projets de coopération économique tardent à séduire les pays les plus proches, comme en Asie centrale, et le développement reste à la merci du cours mondial des hydrocarbures. D'où la tentation de développer de nouveaux horizons vers le sud.

La précarité pour tous

mar, 18/10/2016 - 09:35

La précarité pour tous, coulée dans le bronze d'un code du travail remanié, le patronat en rêve. Le gouvernement français a déjà fait préparer un catalogue de mesures (rapport de Virville), parmi lesquelles le supercontrat à durée déterminée (CDD) de cinq ans (ou plus), dit « contrat de mission ». Une fois celle-ci terminée, les salariés se retrouveraient à la rue. Il s'agirait d'appliquer à l'ensemble des entreprises ce qui existe déjà dans le bâtiment et les travaux publics : les contrats de chantier. Sont surtout visés les personnels qualifiés. Pour certaines professions comme les journalistes (voir « Les journalistes aussi... »), ce contrat ne ferait que légaliser leur statut d'hyperprécaires. Quant aux ouvriers et aux employés, déjà victimes des actuels CDD, ils n'auraient plus qu'une formation initiale au rabais.

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