Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020). Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Le triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie (Le Seuil, 2020, 304 pages).
Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, professeurs d’économie à l’Université de Californie à Berkeley, donnent un aperçu de l’histoire fiscale des États-Unis et analysent le creusement des inégalités depuis l’ère Reagan, signalant ses effets dévastateurs sur la démocratie américaine.
Les deux premiers chapitres battent en brèche l’idée selon laquelle les États-Unis ont toujours été un pays à faible pression fiscale. L’un des éléments constitutifs du New Deal fut en effet la mise en place d’un système fiscal très progressif, destiné à réduire les inégalités et à instaurer de facto un revenu maximum. C’est ce système qui a été démantelé par les Républicains dans les années 1980, aboutissant à des écarts de revenus vertigineux.
Les statistiques présentées pour illustrer ce phénomène sont édifiantes. Par exemple, en 1978, la moitié des Américains les plus pauvres captaient 20 % du revenu national contre seulement 12 % pour le centile supérieur. En 2018, ces proportions s’étaient inversées. La fiscalité a largement contribué à façonner cette tendance. Entre 1980 et 2018, le taux effectif d’imposition des 50 % les plus pauvres est resté stable, alors que celui des 400 Américains les plus riches a été divisé par deux, devenant même inférieur à celui des classes populaire et moyenne ! Cette évolution est le résultat de plusieurs facteurs : en premier lieu, les baisses successives des impôts sur le revenu et sur les sociétés. Mais le creusement des inégalités est aussi la conséquence de l’explosion de l’optimisation et de l’évasion fiscales à partir des années 1980, au moment où la pression fiscale ne cessait de diminuer. Cet argument fort d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman décrédibilise ainsi tous ceux qui proclament que s’il y a des paradis fiscaux, c’est simplement parce qu’il y a des « enfers fiscaux ».
Afin de combattre les inégalités et stopper la concurrence fiscale entre États développés, les auteurs avancent une longue liste de propositions. D’abord, chercher une coordination au niveau du G20 en vue d’harmoniser et d’appliquer un taux unique d’impôt sur les sociétés. Ensuite, instaurer un « impôt de rattrapage » pour récupérer le manque à gagner lié aux bénéfices d’entreprises et aux capitaux divers qui filent dans les paradis fiscaux. Il est suggéré que les pays à fiscalité élevée collectent les impôts dus aux États récalcitrants dans le but de les convaincre de se joindre au mouvement. Cette proposition, séduisante sur le papier, est cependant susceptible de fragiliser l’existence de nombreuses entreprises. Sont également préconisées la taxation des transactions financières avec les paradis fiscaux non coopératifs, la création d’une autorité anti-optimisation, l’instauration d’un impôt sur la fortune, et la fusion de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés – l’objectif étant qu’un dollar de salaire soit imposé au même taux qu’un dollar de bénéfice. Enfin, il est envisagé de créer un impôt sur le revenu national à taux unique pour remplacer les primes d’assurance que les classes populaire et moyenne versent pour leur couverture santé.
Cet ouvrage brille par sa rigueur, sa cohérence et sa clarté. Certaines de ses recommandations sont discutables, mais d’autres mériteraient d’être appliquées dès que possible.
Norbert Gaillard
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Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020). Paul Maurice, chercheur au Cerfa à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann, La RDA après la RDA. Des Allemands de l’Est racontent (Nouveau Monde, 2020, 408 pages).
La question centrale posée par Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann est contenue dans le titre de leur ouvrage : en quoi la République démocratique allemande (RDA) continue-t‑elle d’avoir une influence sur la société allemande, même après sa disparition, y compris sur les générations qui ne l’ont que très peu, voire pas, connue ?
Pour les auteurs, ce qui fait aujourd’hui l’expérience d’être « Allemand de l’Est » est peut-être davantage ce qui s’est passé après la chute du Mur que durant les quarante années d’existence de la RDA : la délégitimation d’une histoire écrite par l’Ouest et les « vainqueurs de l’histoire ». L’objectif de cette écriture biaisée de la RDA après 1989-1990, centrée sur l’omniprésence de la Stasi, sur la domination politique du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED), ou sur l’assujettissement à l’URSS, était de renforcer la démocratie dans les « nouveaux Länder ». Mais ceci a, au contraire, conduit à une exclusion des citoyens de l’ex-RDA, de leur vécu et de leurs parcours personnels.
Depuis une dizaine d’années, la recherche scientifique tend à évoluer – les deux chercheuses font d’ailleurs un bilan de ces évolutions historiographiques, dans lesquelles elles s’insèrent, dans la quatrième partie de l’ouvrage (« Dédiabolisation ? La RDA dans la recherche scientifique »). On cherche désormais à s’intéresser aux gens « ordinaires », et à une histoire orale de la RDA.
L’originalité de l’ouvrage tient aux entretiens biographiques avec 19 citoyens de l’ex-RDA. Il s’agit de citoyens qui n’étaient ni dans l’opposition militante, ni dans le soutien actif – à l’exception d’un seul fonctionnaire du régime. Ils se trouvaient dans l’entre-deux, où l’on donne le change tout en étant critique envers l’emprise du politique sur le quotidien, en conservant l’Eigensinn, le quant à soi, défini par l’historien Alf Lüdcke, la possibilité de s’arranger avec les opportunités qui s’ouvrent.
Il s’agit ici non de généraliser à partir d’un panel réduit, mais de redonner la voix à ces citoyens de l’ex-RDA, issus de milieux intellectuels et sociaux très différents, mais aussi de trois générations différentes. Celle des « pères fondateurs », qui ont vécu le traumatisme du nazisme et fait le choix volontaire de s’installer en RDA, en se sentant une responsabilité face à l’histoire. Celle du baby-boom, les « nés-dedans » (Hineingeborenen), pour qui 1989 a signifié des temps difficiles : ils n’ont connu que la RDA et ont eu des difficultés à se réinventer. Enfin celle des Wendekinder, nés autour des années 1970, trop jeunes pour avoir eu des choix difficiles à faire, et qui n’ont connu la RDA que dans l’enfance.
Par leur démarche mêlant témoignage et analyse, Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann cherchent à montrer en quoi les mémoires des citoyens divergent autant des discours médiatiques. Les principaux témoignages aboutissent à un constat similaire : celui d’une vie qualifiée de « normale », d’autant plus qu’elle est révélée en creux par les ruptures biographiques après 1989-1990. Si nul ne regrette la période du Mur, les témoins insistent sur des aspects essentiels de leur existence : l’absence de chômage, le système de santé, l’indépendance économique des femmes, les loyers dérisoires.
Pour améliorer la compréhension du moment 1989-1990 comme situation historique, il est intéressant de prendre en compte ces discours des citoyens eux-mêmes, révélateurs des impensés de la réunification et de leur prix politique.
Paul Maurice
This article is the English version of : Chantal Delsol, « Le crépuscule de l’universel », published in Politique étrangère, Vol. 84, Issue 1, 2019.
During the two centuries following the French Revolution, Western culture has claimed its status as upholder of universal values to justify its spread around the world. Our conquests were disguised as missions, in keeping with a long tradition – from Pericles bringing democracy to subject cities, through to Christians leading crusades in the name of Truth. A faith in human rights was the new gospel preached by its disciples. And the message was getting through. After Peter the Great’s Westernization of Russia by force, Japan and Turkey followed suit. Over two centuries, foreign cultures all became Westernized, more or less of their own will, and often laying claim to our principles and using our terminology.
All regimes, even autocratic ones, were keen to call themselves “democratic.” Western leaders, who toured the world to lecture on human rights, were frequently received in host countries with protestations of the countries’ excellent democratic credentials. The general feeling that there was some virtue attached to Western culture came from the idea of progress. Everyone wanted to be “modern.” History was even reinterpreted. Perhaps more out of diplomacy than conviction, the Chinese went so far as to claim around the time of the 1948 Universal Declaration of Human Rights that they had played a role in starting the eighteenth-century Enlightenment.
All this was true until the turn of the twenty-first century. For almost twenty years now, the Western message has been received differently. And on all continents: in China and many of its neighbors, in the majority of Islamic countries, and in Russia. What is new is that for the first time, we are confronted by foreign cultures that openly oppose our model, reject it with reasons, and justify a different type of society from ours. In other words, they dismiss the universality of the principles we sought to bring to the world and possibly see them as the results of an ideology. This rejection is new, not in its expression, but rather in its scale. It overturns the understanding of universalism we thought we upheld. It changes the geopolitical order. The ideological nature of the break is beyond all doubt: it is our individualism that is in question, and everything that comes with it.
Several points need to be made in order to gain a better understanding of this unprecedented situation. The cultural centers in question tend to put forward similar arguments to delegitimize the West. They question our role as a culture of emancipation and freedom; and their role, they say, is to defend communities, both small and large. One might say that in the face of the individualist West a huge holistic front has been opened up. Certainly, the bipolar world of the Cold War, which left a unipolar world after the fall of the Berlin Wall, has now become multipolar. But rather than seeing here a “clash of civilizations,” one should first attempt to ascertain the extent of the anti-Western movement that is being expressed everywhere and giving way to a new era. […]
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