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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 1 week ago

Pakistan-Chine : des relations (comptables) dangereuses

Mon, 27/08/2018 - 17:15

Les aléas climatiques saisonniers malmenant durement ces derniers jours le Sud de l’Inde (cf. inondations meurtrières au Kerala) ont en grande partie accaparé l’attention de la communauté internationale, accordant une attention moindre aux événements politiques en cours dans une autre partie du sous-continent indien. En effet, le 18 août, à Islamabad, le Parlement pakistanais investissait Imran Khan, le dirigeant du PTI – récent vainqueur du scrutin parlementaire national du 25 juillet – dans ses nouvelles fonctions de Premier ministre. Un événement politique davantage marqué du sceau de la fébrilité que de la félicité… Ce n’est pas une tâche aisée qui attend le nouveau chef de gouvernement de cette République islamique de 206 millions d’habitants. L’agenda national du nouveau gouvernement déborde effectivement de priorités à prendre à bras le corps : environnement sécuritaire national dégradé, relations avec les pays voisins (Afghanistan, Inde) détériorées, image extérieure abimée, contexte économique sinistré. De l’avis général, c’est entre autres domaines sur ce dernier dossier que l’habileté de cette ancienne gloire nationale du sport doit en priorité s’exercer, tant le contexte comptable domestique s’avère ténu. L’occasion de revenir sur la dimension ‘comptable’ de l’étroite relation sino-pakistanaise, à l’aune des fragilités budgétaires d’Islamabad.

Une thématique d’actualité

Début août, The Heritage Foundation[1], un prestigieux think tank américain, s’interrogeait – comme nombre d’observateurs[2] – sur le risque pour le Pakistan de tomber à court terme dans ce que d’aucuns décrient comme la Debt-Trap Diplomacy de Pékin, arguant que la proximité économique entre la République islamique et la République populaire s’exerce au profit de cette dernière (en sa qualité de créancière), au détriment de la première (en sa position moins avantageuse de débitrice). Le très net déséquilibre comptable s’explique par le fait que Pékin s’est progressivement substituée à Tokyo, à grand renfort de milliards de dollars de prêts consentis – à des conditions financières guère avantageuses pour les finances publiques pakistanaises exsangues[3] – comme premier prêteur d’Islamabad. La déshérence des ressources nationales disponibles et la raréfaction des financements extérieurs vers le Pakistan – le fait principalement de son image extérieure écornée – ont mécaniquement fait au fil du temps de la Chine, par ailleurs déjà l’alliée stratégique ‘naturelle’ du Pakistan, sa principale source de financement. Une évidence que l’on observe tout particulièrement dans le secteur – très consommateur en ressources – du financement des infrastructures, domaine où la seconde nation la plus peuplée d’Asie méridionale affiche des carences majeures ; et où l’ambitieuse Chine abonde en velléités de financement de projets industriels et énergétiques dans le sous-continent indien et au-delà…

OBOR / BRI / CPEC : des acronymes servant (en priorité) les desseins de l’ex-empire du Milieu

En situation chronique de crise énergétique[4] et de raréfaction des sources extérieures de financement[5], le Pakistan peut opportunément compter sur la trésorerie abondante de la République populaire voisine et de sa kyrielle de projets énergético-industriels, articulés autour de l’ambitieux projet de nouvelles routes de la soie ou OBOR (One Belt One Road) / BRI (Belt and Road Initiative). Partie intégrante de ce projet international majeur – mais controversé pour nombre d’experts -, le China-Pakistan Economic Corridor (CPEC, d’un coût global supérieur à une soixantaine de milliards de dollars[6] !) donne la mesure des besoins de l’un (Pakistan) et des arguments comptables de l’autre : le partenaire chinois devrait a minima financer les trois quarts de cette coûteuse entreprise bilatérale, à des conditions comptables pas forcément des plus avantageuses[7] ; pour un allié stratégique qui plus est.

Ce CPEC envisage nombre de projets dont le plus connu est le développement du port en eau profonde – et sa zone industrielle (Gwadar Special Economic Zone) – de Gwadar sur la mer d’Arabie (littoral du Baloutchistan), dont la gestion fut confiée en 2015 à un prestataire chinois pour un bail de longue durée (43 ans) …

État (précaire) de l’économie

Ces financements colossaux se conçoivent dans un cadre économique national ténu, nonobstant une croissance somme toute convenable ces trois dernières années (croissance moyenne annuelle du PIB + 4,7%). Classée en position peu flatteuse par la Banque mondiale[8], l’économie du ‘pays des purs’ affiche selon la State Bank of Pakistan une dette extérieure préoccupante (de l’ordre de 92 milliards $) très orientée à la hausse dernièrement. Une situation de grande fragilité comptable alors que les réserves de changes ne couvrent actuellement qu’à peine deux mois d’importations et que le service de la dette est jugé « intenable’ » à court terme par une batterie d’experts.

La jurisprudence régionale : un florilège inquiétant

À l’instar du Center for Global Development (Washington), certains lanceurs d’alerte évoquent les risques que l’ambitieuse BRI chinoise fait peser sur l’équilibre économique de divers gouvernements régionaux complaisants : le Sri Lanka et le financement par Pékin – en échange du management pour 99 ans … – de l’exorbitant port en eau profonde de Hambantota (8 milliards $), le projet pharaonique (autour de 10 milliards $) peu ou prou similaire de zone économique spéciale de Kyaukphyu en Arakan (Birmanie), figurent parmi les manifestations les plus parlantes.

Un début de prise de conscience ?

Certaines capitales régionales ont récemment évoqué auprès de leur partenaire chinois leur réticence à creuser davantage leur dette publique pour des projets industriels contestés par leur population ; c’est notamment le cas de Katmandou (Népal) qui, en novembre dernier, annula la construction d’un barrage hydroélectrique (financée et réalisée par la Chine) initialement paraphée avec Pékin. Islamabad sembla du reste s’inspirer de cet exemple népalais puisque le mois suivant (décembre 2017), elle annula le financement par la Chine de la construction d’un mégabarrage hydroélectrique (4500 MW) au coût prohibitif (14 milliards $). Début août, le ministère des Finances birman annonçait que le très ambitieux projet portuaire de Kyaukphyu en Arakan, développé par la société chinoise Citic Group, serait nettement revu à la baisse pour ne pas pénaliser le budget national[9]. Tout récemment, le 21 août, le Premier ministre malaisien Mahathir Mohamad officialisait l’annulation de deux coûteux mégaprojets soutenus par la Chine – l’East Coast Rail Link et le Trans-Sabah Gas Pipeline –, mentionnant la nécessité de réduire la dette nationale et d’éviter un possible défaut de paiement[10]

Changement de cap à Washington : tout bénéfice pour Pékin ?

En début d’année, l’administration américaine, sous la houlette du tempétueux locataire de la Maison-Blanche, a ‘réajusté’ sa traditionnelle mansuétude vis-à-vis du Pakistan, dans la foulée d’un tweet (le 3 janvier 2018) du chef de l’exécutif américain : « Les États-Unis ont bêtement donné 33 milliards de dollars d’aides au Pakistan ces quinze dernières années (…). Le Pakistan n’a rien fourni en retour, si ce n’est des mensonges et de la duplicité, prenant nos dirigeants pour des idiots (…). Ils abritent les terroristes que nous chassons en Afghanistan sans grande aide. C’est fini ! »

Plus près de nous, fin juillet, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo confirmait les intentions nouvelles de Washington à l’endroit d’Islamabad, déplorant la perspective qu’un prochain prêt du FMI puisse être alloué au Pakistan, en partie pour rembourser les dettes dues aux créanciers chinois[11]

De l’assistance à la dépendance

Quelques jours après le scrutin parlementaire du 25 juillet, Pékin a octroyé à Islamabad – à la demande des autorités pakistanaises, inquiètes de leur possible insolvabilité à court terme – un prêt de 2 milliards $ ; un trimestre plus tôt (avril), des établissements bancaires chinois avaient déjà consenti un prêt similaire d’un milliard $.

Cette énième manifestation ‘d’empathie’ pékinoise (par ailleurs non gratuite au sens strictement comptable du terme) à l’endroit de l’exsangue Islamabad a un coût dépassant de loin la seule dimension financière. Dans le contexte de reformatage en cours de la « politique pakistanaise » à Washington, de diminution des sources extérieures de financement offertes à Islamabad et d’augmentation exponentielle de ses besoins domestiques, on voit mal le gouvernement Khan être capable de s’exonérer d’un tel parrainage ; nonobstant les dangers évidents associés à pareille dépendance.

—————————-

[1] ‘’Is Pakistan About to Be Caught in China’s « Debt-Trap Diplomacy »?, The Heritage Foundation, 8 août 2018.

[2] À l’instar du Straits Times du 19.01.2018 (‘’Pakistan and China’s debt trap diplomacy), de l’Economic Times du 11.12.2017 (‘’A grim reminder for Pakistan how it is sliding into the Chinese debt trap’’) ou encore de l’Express Tribune (Pakistan) du 11.12.2017 (‘’CPEC could develop into Pakistan’s debt trap’’)

[3] Dans son édition du 18 août 2018, le New York Times estime à 10 milliards $ les réserves de changes du Pakistan, soit à peine de quoi couvrir deux mois d’importations.

[4] Le 18 août 2018, première journée en fonction du nouveau Premier ministre Imran Khan, une énième coupure de courant plongea dans le noir des heures durant, Karachi, 1er pôle démographique et économique national…

[5] Depuis la fin des années 80, le FMI a consenti une douzaine de prêts au Pakistan ; un 13e serait considéré prochainement, malgré les réticences des États-Unis, son principal contributeur.

[6] Dont la moitié, environ, concentrée sur des projets énergétiques.

[7] Le taux d’intérêt ‘’classique’’ de la China Exim Bank – entre 2 et 2,5% – ne s’appliquerait pas au financement de l’ensemble des projets ; certains observateurs (FMI ; Centre for Global Development) évoquent des taux bien supérieurs de l’ordre de 5%.

[8] Au 147e rang sur 190 pays évalués par l’étude Doing Business (http://francais.doingbusiness.org/rankings).

[9] South China Morning Post, 2 août 2018.

[10] ABS-CBN News, 21 août 2018.

[11] Reuters, 31 juillet 2018.

Le Mali d’IBK est considéré comme le mauvais élève par ses voisins

Sat, 28/07/2018 - 11:11

Plus de huit millions de Maliens sont appelés aux urnes dimanche 29 juillet. Ils ont le choix entre reconduire le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), élu en 2013 après l’intervention internationale contre les djihadistes, ou accorder leur faveur à l’un de ses 23 concurrents, dont le chef de l’opposition, Soumaïla Cissé. Accusé par ses adversaires, dont plusieurs de ses anciens ministres, de mauvaise gouvernance et d’avoir échoué à stabiliser le pays, le président malien assure « faire avancer le bateau Mali », dans des circonstances particulièrement difficiles.

Ibrahim Boubacar Keïta s’est satisfait d’avoir mené le Mali « dans la bonne direction ». Cinq ans après son arrivée au pouvoir, le Mali n’est pourtant toujours pas stabilisé…

Le pays n’est pas stabilisé, pire, il va beaucoup plus mal que lors de sa prise de fonction. Le bilan, partagé par de nombreux observateurs et de gouvernements, est négatif. Il est d’autant plus décevant qu’en 2013, IBK bénéficiait d’une certaine aura grâce à son expérience –il avait été Premier ministre-, à son intelligence et au soutien de la France après l’opération Serval qui avait permis d’éviter l’aggravation de la situation autour de la capitale.

Cinq ans après, l’insécurité a augmenté sur toute la partie septentrionale mais également sur la partie intérieure. J’étais à Bamako il y a trois semaines : il est très difficile d’aller à Ségou, encore moins à Mopti. Les villes du Nord sont inaccessibles. Seule la partie sud, sud-ouest est indemne des tensions pour l’instant. Cette gangrène sécuritaire touche désormais les pays voisins aux frontières entre le Burkina Faso, le Niger et le Mali. L’armée malienne est loin de remplir son rôle.

La situation s’est aussi détériorée sur le plan social.  Enfin, il y a un malaise généralisé qui se manifeste par un repli sur soi. Il y a, incontestablement, sinon un désespoir, au moins une défiance à l’égard des politiques incapables de sortir le pays de l’ornière. Il n’y a plus d’interlocuteurs valables. Même dans les communes, les fonctionnaires ne connaissent pas leurs dossiers, l’absentéisme est important.

Les chefs religieux, qui ont un rôle important et qui accordaient un certain crédit à IBK, n’ont pas cette fois appelé à voter pour lui tant ils sont déçus.

Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU parle de « détérioration continue ». Comment en est-on arrivé là ?

En raison de la déliquescence complète de l’appareil militaire, qui était déjà très mal en point, et de l’incapacité à pouvoir participer activement à la force du G5 Sahel, très peu opérationnelle. On dit d’Ibrahim Boubacar Keïta qu’il est paresseux. Ce n’est pas complètement faux : la prise de décision est très lente.

Incontestablement, IBK n’a pas favorisé la création d’une force militaire. Il a prétexté attendre des fonds extérieurs venant d’Europe, de France et des Etats-Unis pour financer son armée. Plus on attend des financements extérieurs moins il y a une implication du pays et des militaires qui trouvent toujours un motif pour retarder l’échéance. On voit ça partout.

Les accords de paix de 2015 n’ont jamais été appliqués car il n’est pas sûr que tous les protagonistes veuillent la paix. L’insécurité qui règne est profitable à certains chefs unitaires, aux touaregs, aux milices…

L’Etat ne s’est toujours pas réinstallé dans le nord….

Pas seulement dans le nord ! L’administration, que ce soit les institutions judiciaires, les services rendus à la population en santé et en éducation, le fonctionnement des mairies et des conseils régionaux, est absente dans tout le pays. Là aussi, IBK a eu tendance à se défausser, comme il l’a fait pour la question sécuritaire, sur les multiples ONG occidentales, européennes, françaises, américaines qui viennent satisfaire les besoins des populations en matière de services essentiels. Le Mali a, certes, besoin d’elles, mais celles-ci se substituent à un Etat qui ne fait pas son travail. C’est une caricature de mauvaise gouvernance.

Dans les pays voisins, en Mauritanie, au Tchad, au Niger et au Burkina Faso, l’agacement prédomine. Le Mali est considéré comme le mauvais élève, dont la gouvernance défaillante génère une série de désordres à leurs frontières. Le discrédit touche non seulement les Maliens mais les chefs d’Etats voisins aussi.

Son bilan est décevant, il est cependant donné en tête du premier tour par les sondages. Comme l’explique-t-on ?

Ibrahim Boubacar Keïta bénéficie pour sa campagne d’un certain nombre d’avantages, notamment des moyens de l’Etat pour organiser les meetings. Il a le soutien d’environ un quart de la population. Beaucoup disent que son Premier ministre, Soumeylou Boubèye, lui apporte du crédit. Celui-ci a une bonne côte auprès des chancelleries occidentales et n’a pas peur d’aller dans le Nord d’où il est originaire. Certains disent même qu’IBK, s’il était élu, pourrait lui passer le relais dans un an ou deux.

Une alternative à Ibrahim Boubacar Keïta est-elle possible ?

Soumaïla Cissé, vieux routier de la politique et qui se présente pour la troisième fois -et sans doute la dernière- est le candidat le plus sérieux. D’autres, comme Modibo Sidibé, ancien Premier ministre, ont de nombreuses qualités. Mais le pays est tellement effondré que, quel que soit le chef d’Etat élu, il sera difficile d’assainir les mauvaises pratiques, et en particulier le népotisme.

Quels seront les enjeux du futur président ?

La création d’un gouvernement le plus large possible. Ce n’est pas une nouveauté, mais le futur président devra mener une lutte farouche contre les trafics de drogue qui alimentent les violences et les achats d’armes, effectuer une purge des réseaux mafieux qui influencent le système politique.

Il faut mener une politique vigoureuse en direction de la jeunesse, rétablir le système scolaire aujourd’hui gravement délabré. Il faudra relancer l’économie cotonnière, mettre de l’ordre dans l’économie minière, avoir une véritable politique de souveraineté alimentaire. Le Mali en a besoin et en a les moyens. Un certain nombre de choses peuvent être faites mais cela suppose du courage. Les Maliens sont prêts à se remobiliser autour d’un projet crédible porté par des personnalités non corrompues et qui ne se feront pas d’argent sur le dos de la population. Les Maliens attendent un sérieux tour de vis depuis 20 ans.

 

Propos recueillis par Sarah Diffalah

« La guerre des métaux rares » – 3 questions à Guillaume Pitron

Thu, 26/07/2018 - 17:03

Guillaume Pitron est journaliste, lauréat de l’édition 2017 du Prix Erik Izraelewicz de l’enquête économique créé par le Monde. Il intervient régulièrement auprès du parlement français et de la Commission européenne sur le sujet des métaux rares. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique », aux éditions Les liens qui libèrent.

Pourquoi la transition énergétique fait-elle des métaux rares la clé de la richesse et de la puissance de demain ?

La transition énergétique est fortement consommatrice de métaux dits « rares » car présents dans l’écorce terrestre dans des proportions infinitésimales par rapport aux métaux dits « abondants », tels que le fer, le cuivre ou le zinc. Ces métaux rares – une trentaine – portent des noms étranges, tels que le samarium, le gadolinium ou encore le dysprosium. Certains nous sont plus proches, comme le tungstène et le cobalt. Ces métaux sont saupoudrés dans de nombreux objets du quotidien, tels les outils électroniques ainsi que les technologies phares de la transition écologique (éoliennes, panneaux photovoltaïques, moteurs électriques). Leur consommation est donc amenée à exploser. Ainsi le lithium, nécessaire aux batteries : en 2035, sa consommation aura été multipliée par 180 par rapport à celle de 2013.

L’extraction des métaux rares engendre de lourds coûts économiques et environnementaux, raison pour laquelle contrairement au pétrole, de nombreux pays détenant d’importantes réserves, tels que les États-Unis et l’Australie, n’ont pas toujours souhaité en poursuivre la production. En Chine, l’un des premiers producteurs de nombre de ces métaux, les bénéfices économiques de ce secteur économique sont encore débattus. L’État chinois a investi à perte pour soutenir la pérennité de l’exploitation. Quant aux coûts écologiques, ils sont proprement considérables.

En réalité, les pays producteurs sont plutôt motivés par les gains économiques qu’ils peuvent tirer de l’aval de la chaîne industrielle, c’est-à-dire les industries utilisatrices de ces métaux. En refusant d’exporter les ressources vers les pays clients et en tentant de développer, localement, une filière industrielle intégrée, la Chine, mais aussi l’Indonésie et l’Afrique du Sud, savent qu’elles tireront des bénéfices sans commune mesure par rapport aux pertes qu’elles auront subies en amont de leur processus industriel. En ce sens, la transition énergétique stimule une nouvelle ère d’extractivisme – de métaux rares cette fois – dans laquelle celui qui contrôle les minerais va, in fine, contrôler les industries du futur. C’est bien sûr une clé de la richesse et de la puissance de demain.

Selon vous, quel est le pays qui assiéra sa domination sur ce secteur ?

La Chine est aujourd’hui le premier producteur d’un nombre important de ces métaux. Pékin produit 84% du tungstène consommé dans le monde, 67% du germanium, 85% du gallium, 87% du magnésium et jusque 95% de certaines terres rares. Cette mainmise procède d’une stratégie agencée dès les années 1980, la Chine ayant inondé de reste du monde de métaux à bas prix afin de tuer toute concurrence. Et de fait, Pékin est désormais une sorte d’ « Arabie saoudite des métaux rares ».

Ce leadership est de moins en moins limité à l’amont industriel et tend à se déporter sur l’aval de la chaîne de valeur. Séduits – ou contraints – par la disponibilité des ressources en Chine, les industriels occidentaux ont accéléré ces dernières décennies les délocalisations de leurs outils de production. Souvent, ce fut l’occasion de transferts de technologies et de brevets, ce qui explique pourquoi la Chine a aujourd’hui accaparé l’ensemble de certaines filières utilisatrices de métaux rares dans les secteurs des nouvelles technologies de l’énergie et du numérique.

On le constate en particulier avec les voitures électriques. La Chine produit des terres rares et du graphite, composants essentiels des batteries. Elle produit peu de cobalt, produit à plus 60% par la République démocratique du Congo (RDC), mais qu’importe : en mars, Glencore, premier producteur mondial de cobalt, annonçait céder le tiers de sa production sur les trois années à venir au groupe chinois GEM, spécialisé dans le recyclage des batteries. De fait, 80% du cobalt produit en RDC est aujourd’hui exporté vers la Chine. Le PDG de Glencore, Ivan Glasenberg, a commenté un tel contrat d’approvisionnement et expliqué que si la Chine parvenait à s’approprier le cobalt, elle produirait demain les batteries, et, in fine, les voitures elles-mêmes.

Pourquoi qualifiez-vous la France de « géant minier en sommeil » ?

La France a déjà été une puissance minière. La première révolution industrielle y avait impulsé la production de divers minerais tels que le tungstène, le manganèse ou encore le zinc. L’activité extractive est restée importante jusqu’au début des années 1980, la France se plaçant même parmi les principaux producteurs mondiaux d’antimoine et de germanium.

Tel n’est plus le cas aujourd’hui. Pourtant l’Hexagone reste riche de son sous-sol, en particulier en Bretagne, dans le Massif central et dans les Pyrénées. Sans oublier son potentiel océanique : l’ensemble du territoire maritime français totalise plus de 11 millions de kilomètres carrés, soit le deuxième plus grand au monde après les États-Unis. Or certaines zones économiques exclusives, en Polynésie et à Wallis-et-Futuna notamment, concentrent d’importantes réserves qu’il serait tout à fait possible d’exploiter.

Vaccinés par les nombreux désastres occasionnés, en France, par ces activités extractives, nos compatriotes affichent très majoritairement leur opposition à de tels projets industriels. De nombreuses ONG écologistes se sont récemment mobilisées contre certaines annonces gouvernementales à la faveur d’une relance minière. Cette attitude révèle, selon moi, une certaine incohérence : ceux qui appellent à une transition écologique refusent d’en supporter les conséquences, c’est-à-dire l’extraction des minerais rares indispensables aux technologies vertes. Entre les rêves d’un monde plus vert et la matérialité d’un monde plus technologique, il n’est pas évident de choisir…

Une timide relance minière avait bien été promise en 2014 par Arnaud Montebourg. Or, la société australienne Variscan Mines, qui avait obtenu trois permis exclusifs de recherche minière en Bretagne, vient d’annoncer la suspension de ses activités. Ainsi, rien ne permet de croire que ce géant en sommeil vienne à se réveiller.

Géopolitique et technologie

Wed, 25/07/2018 - 11:32

Olivier de France et François-Bernard Huyghe, directeurs de recherche à l’IRIS, répondent à nos questions à propos du dossier de la Revue internationale et stratégique n°110 qu’ils ont dirigé sur « Géopolitique et technologie » :
– Comment la technologie peut-elle constituer un levier de puissance pour les États, la démocratie et les individus ?
– De quelle manière les bouleversements technologiques influencent-ils les interactions humaines ? Comment expliquez-vous la notion “d’inégalité virtuelle” ?
– Comment le progrès numérique peut-il favoriser la recherche de vérité malgré l’émergence des fake news ?

L’affaire Benalla : symbole d’une « république du soupçon »

Mon, 23/07/2018 - 12:27

Dans l’agenda présidentiel, la célébration du 60e anniversaire de la Ve République (1958-2018) – une longévité exceptionnelle dans notre histoire constitutionnelle – aurait du consacrer l’avènement d’un « nouveau monde « … exemplaire. Emmanuel Macron avait fait de la moralisation de la vie politique l’un des axes de sa campagne présidentielle. Une ambition affichée et assumée, puisque quelques semaines à peine après son élection, le président Macron n’avait pas hésité à mettre en scène la promulgation des premières lois de son quinquennat[1], des lois de « moralisation » et de « confiance » de/dans la vie politique. « En même temps », le mandat présidentiel s’était ouvert sur la démission de quatre membres du gouvernement d’Edouard Philippe, dont celle du Garde des Sceaux M. Bayrou, à cause d’une affaire de financement des assistants parlementaires et d’emplois fictifs au sein de son parti le Modem. L’« affaire Ferrand » – du nom du président du groupe parlementaire de la République en marche (LREM) à l’Assemblée nationale – a entaché un peu plus cette entrée en matière des acteurs du « nouveau monde »… D’emblée, les éléments de la difficile équation de l’exemplarité en politique étaient posés, avec notamment le risque de voir l’argument se retourner contre son auteur. C’est en cela que le retour de boomerang et l’onde de choc de l’ « affaire Benalla » sont incommensurables. C’est la crédibilité de la parole présidentielle et le lien de confiance avec les citoyens qui sont directement affectés. Et pour cause, la promesse d’une « démocratie exemplaire » laisse place au désenchantement d’une « République du soupçon » contre laquelle le président Macron s’était pourtant érigé.

De la promesse d’une « démocratie exemplaire » au désenchantement d’une « République du soupçon »

Certes, l’ère du soupçon (qui pèse sur la probité de nos représentants) si caractéristique de notre « démocratie de la défiance » ne date pas de la présidence Macron. Depuis sa création en 2009, le baromètre de la confiance politique réalisé chaque année par le CEVIPOF (de Sciences Po) souligne une double tendance : d’une part, les deux premiers sentiments qu’éprouvent les Français à l’égard de la politique sont la « méfiance » et le « dégoût » ; d’autre part, « l’honnêteté » s’impose comme la première qualité exigée des responsables politiques. Une tendance confirmée par les deux dernières campagnes/élections présidentielles (de 2012 et 2017) qui ont consacré la nouvelle centralité de la probité/moralité parmi les qualités attendues d’un gouvernant.

Dans un pays qui entretient une passion pour l’égalité, la tolérance pour les privilèges que les politiques – pour eux-mêmes ou leur entourage – s’octroient n’est plus de mise. La corruption politique est devenue le « crime de référence » [1] d’une époque de crise démocratique attestée par la faiblesse des niveaux de la participation électorale et de la confiance politique.

La succession des scandales sous les présidences Sarkozy et Hollande ont fini de consacrer une sorte d’impératif d’exemplarité qui pèserait désormais sur les responsables politiques. Une exigence admise dans son principe par le président Macron, mais qui tend aujourd’hui à se retourner contre son propre promoteur. Car le moins que l’on puisse penser, c’est que le comportement des différents protagonistes de l’affaire Benalla, bien qu’appartenant à l’appareil d’Etat, sont loin de répondre à un quelconque label d’exemplarité. Loin s’en faut. La fulgurance de l’ascension au pouvoir d’Emmanuel Macron est liée notamment à l’esprit clanique qui anime le chef de l’Etat et son premier cercle, un esprit contraire aux exigences de la culture républicaine et au sens de l’Etat. Ainsi, concrètement, les faits constitutifs de ce scandale sont en partie liés à des pratiques qui s’inscrivent en dehors de la légalité et de l’éthique inhérentes à tout Etat de droit démocratique : abus de pouvoir d’un collaborateur élyséen usurpant les insignes des forces de l’ordre (et même dans le cas d’un agent habilité/assermenté, il convient de ne pas normaliser les brutalités policières…), mensonges (au moment où la majorité parlementaire s’apprête à voter une loi contre les « fake news ») distillés notamment par le porte-parole de l’Elysée (contrairement aux déclarations publiques de Bruno Roger-Petit, Alexandre Benalla a continué à assurer la sécurité rapprochée du chef de l’Etat malgré une suspension temporaire de quinze jours…), silence et opacité loin de la promotion affichée du principe de transparence, privilèges exorbitants et traitement de faveur constitutifs d’une rupture de l’égalité devant la loi, protection et impunité (au nom d’unelogique cynique légitimant le fameux adage : « pas vu, pas pris ! » ) au nom d’une forme de « solidarité clanique », non saisine du Procureur de la République en dépit d’une obligation pénale prescrite par l’article 40 du code de procédure pénale lorsque des actes possiblement délictuels sont portés à la connaissance d’une autorité publique…

C’est la Ve République et sa caricature en version « Etat start-up » qui sont questionnées

Bien que constitutionnellement irresponsable (inviolabilité du président de la République oblige), Emmanuel Macron se trouve, de facto, perçu comme le premier responsable de cette affaire. Lorsque la confiance est accordée à un gouvernant dont le pouvoir et la légitimité reposent sur le consentement des gouvernés, il y a un devoir de s’en montrer digne[1]. Ce lien de confiance est de nature politique et éthique, et sa rupture sape la légitimité même du système de délégation de la souveraineté sur lequel repose la démocratie représentative : faire confiance, c’est donner son consentement[2] ; inversement, l’abus de confiance ou le fait pour un responsable politique de ne pas se montrer digne de cette confiance est source de rupture de consentement et sape la confiance dans l’impartialité de la République. Dès lors, au-delà de la personnalité d’Emmanuel Macron et de l’institution présidentielle elle-même, c’est la Ve République et sa caricature en version « Etat start-up » qui sont questionnées. En effet, les dysfonctionnements qui émaillent l’affaire Benalla sont en grande partie liés à la conjugaison de la logique hyperprésidentialiste de l’exercice du pouvoir (concentration et centralisation du pouvoir à l’Élysée) et celle qui semble animer l’idée en vogue d’ « Etat start-up » (au sein duquel la nature des relations personnelles priment sur le respect des principes méritocratique et de l’Etat de droit, et au sommet duquel un cercle fermé sur lui-même, avec le président en son centre, est animé par un principe de loyauté qui s’applique plus à la personne du chef qu’à celle de l’Etat).

« L’affaire Benalla » a éclaté en plein débat de révision de la Constitution. Elle est aussi à l’origine de sa suspension. Peut-on imaginer qu’elle lui donne une dimension nouvelle ? Certes, les changements prévus par les projets de loi (réduction d’un tiers du nombre de parlementaires, introduction d’une dose de proportionnelle aux élections législatives et limitation à trois mandats successifs pour les députés, les sénateurs et les présidents d’un exécutif local) ne sont pas à minorer. Reste qu’ils ne sont pas de nature à canaliser les dysfonctionnements des institutions qui permettent les pratiques et comportements individuels déviants. Une sortie par le haut consisterait ainsi à étendre le débat constitutionnel sur la responsabilité politique du président de la République et sur la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire.

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[1] Annette C. BAIER, « Confiance », in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale,Tome I, Paris, PUF, pp. 283-288, spéc. p. 284.

[2] Ibid, p. 285.

[1] Antoine GARAPON, « La peur de l’impuissance démocratique », in Esprit, février 2014, pp. 19-30.

[1] La loi organique n° 2017-1338 et la loi ordinaire n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.

Les Objectifs de développement durable s’effacent derrière la gestion précipitée des migrations

Mon, 23/07/2018 - 11:35

La politique européenne de gestion des migrations penche de plus en plus vers des propositions extrêmes visant à ouvrir des centres d’accueil fermés ou à l’extérieur de l’Europe. Un consensus semble exister autour de la lutte contre des « causes profondes de la migration » et le Conseil européen, dans son accord du 28 juin, a souligné de nouveau le besoin d’une « transformation socio-économique substantielle du continent africain ». Mais, au lieu de se focaliser sur la mise en œuvre de l’Agenda 2030 pour le développement durable, dont le Forum politique de haut niveau qui s’est tenu à New York n’a guère fait la Une, l’acharnement sur une gestion rapide d’un phénomène structurel dévie des ressources cruciales de programmes de développement à long terme.

L’accord du Conseil européen sur la politique migratoire du 28 juin continue à susciter des discordes parmi les dirigeants européens et risque d’affaiblir davantage un réel partenariat pour le développement durable dans les pays d‘émigration. La dernière réunion « informelle » des ministres des Affaires intérieures, qui s’est tenue le 12 juillet en Autriche, a de nouveau montré que la mobilisation pour éviter que des migrants potentiels ne franchissent la frontière européenne est plus facile que la mise en œuvre des accords sur leur gestion collective. Les « centres contrôlés établis dans des États membres », inscrits en tant que première solution d’accueil sur le territoire européen dans l’accord du 28 juin, devraient permettre de séparer réfugiés et « migrants économiques » afin de partager les responsabilités à l’intérieur de l’Union européenne (UE). Établis sur la base du volontariat, ils ont toutefois du mal à trouver des candidats pour les accueillir. Tandis qu’Emmanuel Macron a écarté toute possibilité d’en ouvrir sur le territoire français, les yeux sont rivés sur les premiers pays de débarquement des migrants, notamment l’Italie et la Grèce.

Du côté allemand, la crise gouvernementale provoquée par les menaces du ministre de l’Intérieur Horst Seehofer de recourir à des reconductions unilatérales de migrants enregistrés dans un autre État membre de Schengen a creusé le gouffre au sein du gouvernement de coalition d’Angela Merkel. Fervent défenseur des centres de transit aux frontières allemandes, qui avaient été écartés par les sociaux-démocrates depuis 2015 et dont le caractère fermé est largement contesté en Allemagne, le ministre doit maintenant établir des accords de retour avec l’Italie et l’Autriche qui refusent toute reprise de migrants. Alors que Horst Seehofer a déjà réitéré ses menaces de refoulement sans concertation si des accords bilatéraux n’étaient pas trouvés, la réunion du 12 juillet à Vienne lui a permis d’afficher un consensus de principe avec ses alliés de l’extrême droite, en mettant l’accent sur la fermeture des frontières européennes.

Mettre un terme au « flux » et aux images choquantes sur le sol européen, afin qu’ils ne dérangent plus la prospérité tranquille du continent, s’inscrit en tant que solution privilégiée à travers l’accord trouvé par les 28 lors du Conseil européen en juin. La « crise migratoire » – laquelle, il convient de le rappeler, en Europe n’est aucunement fondé sur des données chiffrées, car l’immigration est à la baisse[i] – devrait donc de préférence se résoudre à l’extérieur du territoire européen. Sous couvert d’un partenariat avec l’Afrique et de la volonté affichée d’empêcher les naufrages, les efforts se concentrent sur le blocage de la route méditerranéenne. Les projets de développement mis en avant pour accompagner le renforcement de Frontex sont souvent conçus dans l’urgence et ne s’inscrivent guère dans les cadres de durabilité qu’il faudrait pour gérer les conflits et permettre une « transformation substantielle » des pays d’émigration.

Externaliser la gestion des migrants hors de l’Europe par des « plateformes de débarquement »

L’heure est aux « plateformes régionales de débarquement », concept encore flou de centres dans des pays tiers qui pourraient traiter des demandes d’asile bien avant l’arrivée de migrants sur le sol européen. Vienne n’hésite pas à afficher son rêve, soit que, sur le long terme, aucune demande ne puisse être faite sur le sol européen. Proposition contraire aux engagements européens et internationaux et sévèrement critiquée par le Commissaire européen à la Migration, la France et le Luxembourg, mais qui est désormais sur la table.

En réponse aux nombreux scandales sur les centres de détention, les récents cas d’esclavage en Libye ou encore de migrants expulsés vers le désert du Sahara, l’accord du Conseil européen du 28 juin prévoit que ces centres coopèrent étroitement avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Ceci tout en évitant de « créer un facteur d’appel », c’est-à-dire d’attirer davantage de déplacés et de migrants. L’Albanie et le Maroc, dont la position a été soutenue par plusieurs déclarations lors du Sommet de l’Union africaine en Mauritanie, ont condamné ce type de plateformes et déjà écarté toute possibilité de devenir des « brise-lames »[ii] pour des hommes et femmes désespérés en route vers l’Europe. À un moment où le budget du HCR reste largement insuffisant malgré la hausse drastique du nombre de réfugiés et déplacés ces dernières années, les Européens vont donc devoir mettre la main à la poche afin d’inciter davantage de gouvernements à coopérer[iii].

Plusieurs pays africains de transit ont déjà massivement investi dans le budget des forces armées au cours des dernières années, reléguant souvent les politiques sociales et de création d’emploi au second plan. Par exemple, le Niger, qui a signé plusieurs accords avec l’Union européenne au sujet de la question migratoire, a développé ses forces armées qui doivent surveiller les terres autrefois désertes du Sahara où se déroulent désormais différents types de trafic. Selon les données du FMI, les dépenses sécuritaires du pays ont doublé entre 2012 et 2015, s’élevant à environ 15% des dépenses du gouvernement et près de 6% du PIB. La baisse des franchissements n’a pourtant pas fait que des heureux parmi des populations locales confrontées à d’énormes défis sociaux. Faute d’alternatives économiques, l’argent des migrants en transit constitue souvent une bouffée d’air pour les modestes économies locales fournissant logement, nourriture et transport.

Le fonds fiduciaire de l’UE en quête de solutions rapides à des problèmes structurels

Autre mesure phare de l’accord du 28 juin : le fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique est renfloué avec 500 millions d’euros de la réserve du 11e FED[iv] et les États membres sont encouragés à l’approvisionner davantage.

Créé en 2015, le fonds fiduciaire met à disposition des financements d’urgence afin de lutter « contre les causes profondes de la migration irrégulière et du déplacement ». En renforçant la gestion des migrations et en créant les opportunités économiques susceptibles de retenir les personnes dans leurs communautés d’origine ou d’accueil, il se targue de prévenir des traversées périlleuses vers l’Europe par des routes illégales. Depuis 2016, il est accompagné par un nouveau cadre pour les partenariats de migration qui conditionne l’attribution de fonds européens aux dispositions d’accueil de migrants reconduits par les États bénéficiaires des fonds. Avec près de 4 milliards d’euros actuellement engagés à travers une large gamme de projets et de pays, le fonds fiduciaire est considéré comme un instrument plus flexible que les instruments traditionnels de l’Aide publique au développement (APD) dont il tire la majorité de ses ressources.

Pourtant, dans des zones où les déplacements forcés, suite à des crises et conflits, sont hautement concentrés et où les opportunités d’emplois formels et décents sont rares, des projets ad hoc ne semblent guère en mesure de relever les défis structurels existants.

D’autant plus que l’attribution des fonds ne se fait pas après un examen approfondi de la situation, mais surtout en fonction des objectifs de court terme d’endiguement des migrations. Plusieurs études montrent que les règles d’efficacité et de partenariat qui constituent le fondement des interventions européennes au niveau du développement sont souvent court-circuitées et deviennent des ressources du but ultime de lutte contre la pauvreté. Dépourvu des mécanismes traditionnels de cogestion UE/pays bénéficiaires, le fonds fiduciaire risque de largement restreindre l’appropriation par les pays des programmes de développement mis en œuvre sur leur territoire. Or, l’engagement des autorités et populations locales tout au long des programmes de développement est une condition indispensable à l’utilisation propice de fonds européens susceptibles de contribuer à des réelles transformations sociales et à l’émergence d’opportunités économiques dans la durée.

En 2016, la Cour des comptes européenne a confirmé ces défis et a regretté l’absence de respect des droits humains dans le cadre des politiques migratoires dans les pays tiers. Bien que des réflexions sur les nécessaires réformes du fonds soient en cours, l’UE continue à renforcer sa collaboration avec la Libye et les décaissements suite au sommet du 28 juin ne laissent plus aucun doute sur les priorités. Sous l’étiquette de la gestion des frontières et de la protection de migrants, des programmes à hauteur de 90,5 millions d’euros ont été approuvés par la Commission européenne. La large majorité (55 millions d’euros) ira à un programme mis en œuvre par le ministère de l’Intérieur italien – dirigé depuis juin par Matteo Salvini du parti d’extrême droite la Lega – et ses partenaires[vi] sur les côtes marocaines et tunisiennes. 29 millions d’euros sont attribués pour des programmes en Libye… Restent 6,5 millions d’euros disponibles pour travailler avec des organisations de la société civile dans l’appui des migrants vulnérables au Maroc.

Une transformation socio-économique impossible sans les bonnes politiques des deux côtés de la Méditerranée

Le vrai débat sur cette « transformation socioéconomique substantielle du continent africain », réitérée dans l’accord du Conseil européen du 28 juin et au cœur de l’Agenda 2063 de l’Union africaine et de l’Agenda 2030 pour le développement durable, s’efface pourtant derrière le dangereux amalgame entre migration, terrorisme et développement.

Entretemps, le Forum politique de haut niveau (FPHN), qui révise les progrès vers les objectifs de développement durable (ODD) adoptés par l’Agenda 2030 en 2015, s’est tenu à New York du 9 au 18 juillet. Représentants européens de haut niveau s’y sont faits rares et l’événement a bénéficié d’une couverture médiatique bien moindre que la crise de l’accueil des réfugiés en Europe. Sans grande surprise – et en dépit de la croissance économique remarquable de plusieurs pays africains depuis le début du siècle –, les progrès ne se font pour l’instant pas encore sentir à une échelle palpable. Une révision à mi-terme de l’agenda 2030 est prévue pour 2020. Entretemps, le rapport 2017 sur le développement durable en Afrique[vii] souligne que la persistance de la pauvreté, d’un faible accès aux services de base et d’inégalités alarmantes dans de nombreuses régions est surtout due au manque d’emplois décents et au cantonnement des économies africaines à l’échelle basse des chaînes de valeurs mondiales.

L’Agenda 2030, notamment à travers son objectif 17 qui se réfère aux questions systémiques comme la dette et le commerce mondial, détaille les causes structurelles qui devraient être traitées et le type de coopération qu’il faudrait mettre en place afin de permettre un développement endogène susceptible de réellement atteindre les ODD. Un réel suivi de ces feuilles de route pourrait constituer l’opportunité pour l’Europe et ses partenaires d’enfin aller au-delà de la résolution des causes profondes de la migration, et de s’attaquer ainsi aux causes profondes de la pauvreté, de la faim et des inégalités qui constituent le cœur du problème.

Au-delà de l’aide publique au développement, dont seulement une partie arrive sur le terrain et est utilisée de façon efficace pour générer des solutions locales, les dirigeants européens auraient nombre d’outils et de moyens pour réellement favoriser des politiques de développement qui diminuent les inégalités au lieu de les exacerber. Lutter contre l’optimisation et l’évasion fiscales d’entreprises européennes, favoriser un système commercial dans lequel les pays du continent ne sont pas limités à l’exportation de leurs ressources naturelles non transformées, prendre de réelles mesures contre le changement climatique dont les impacts risquent de doubler le nombre de réfugiés climatiques, revoir les accords de pêche UE-Afrique qui ont souvent des effets néfastes sur les revenus des pêcheurs locaux… La liste est longue et peut être poursuivie.

Si l’agenda politique continue d’être dominé par la volonté de trouver des solutions rapides qui, en réalité, exacerbent les difficiles conditions de vie pour des communautés déjà vulnérables et les hommes et femmes déplacées, les stratégies de gestion risquent à terme d’avoir un effet boomerang sur l’Europe.

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[i] L’accord du 28 juin souligne une diminution de 95% des franchissements illégaux détectés des frontières de l’UE par rapport à 2015. Selon l’OIM  63 800 migrants issus de pays de l’Afrique et du Moyen-Orient sont arrivés en Europe entre janvier et mi-juillet 2018 contre 390 432 personnes en 2016. Le HCR estime qu’un nombre record de 68.5 millions de personnes sont actuellement déplacés par la force. À 85% ils sont accueillis par des pays en développement.

[ii] Propos du Premier ministre albanais Edi Rama dans un entretien avec le tabloïd allemand BILD en juin 2018.

[iii] UNHCR, Global Focus/Financials, disponible sur : http://reporting.unhcr.org/financial#tabs-financial-budget (consulté le 18.07.18)

[iv] Le Fonds européen de développement (FED) est le principal instrument d’aide au développement de l’UE. Il existe à côté du budget de l’UE à travers des contributions volontaires des États membres. Le 11e FED, établi pour la période 2014-2020, dispose de 30,5 milliards d’euros.

[v] Par exemple : European Parliament, DG for External Policies, The Join Africa-EU strategy, 2017;  Concord, Partnership or Conditionality? Monitoring the Migration Compacts and EU Trust Fund for Africa, 2018

[vi] Le Centre international pour le développement des politiques migratoires, une organisation internationale avec 17 pays membres créée par l’Autriche et la Suisse en 1993. L’Allemagne et la France n’en font pas partie.

[vii] UNECA, 2017 Africa Sustainable Development Report, 2017

Le Brexit aura-t-il lieu ?

Fri, 20/07/2018 - 18:50

Brexit ou pas Brexit ? Michel Barnier et le nouveau secrétaire d’Etat britannique chargé du Brexit, Dominic Raab, se sont rencontrés aujourd’hui pour reprendre les négociations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, dans un contexte politique de plus en plus tourmenté outre-Manche. Le point de vue d’Olivier de France, directeur de recherche à l’IRIS, sur l’état des négociations.

Theresa May a présenté cette semaine un Livre blanc pour l’après-Brexit qui énonce ses propositions pour la future relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Quelle analyse en faites-vous ?

Le référendum britannique a eu lieu en juin 2016. L’activation de l’article 50 du traité de Lisbonne qui enclenche le processus de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne date de mars 2017. Pour rappel, ce sont les Britanniques eux-mêmes qui ont activé cet article, donc les Britanniques eux-mêmes qui ont choisi le calendrier et ses échéances.  Un an et demi est passé depuis, et le divorce est censé être acté avant le 29 mars 2019.

En principe, plus l’on s’approche de l’échéance, plus les négociations devraient marquer un progrès, ou tout du moins une clarification permettant d’envisager un compromis. La publication du Livre blanc détaille l’accord auquel est parvenu le cabinet britannique, un consensus entre les différentes factions du parti conservateur qui se livrent une guerre de tranchée sur la position britannique. Mais les députés tant eurosceptiques et pro-européens à la Chambre des communes ont tôt fait ensuite de déposer des amendements au projet pour mieux lier les mains de Theresa May.

Le Livre blanc, qui aurait pu permettre de clarifier la position britannique, a donc finalement contribué à rendre la situation plus confuse encore. À quelques mois de l’échéance, l’inverse aurait été préférable… car les délais commencent à sérieusement se raccourcir. Lorsque deux parties affichent des positions divergentes, il est toujours possible d’engager une négociation. Mais pour cela, il faut bien qu’elles aient arrêté une position de négociation ! Or ce n’est pas le cas du Royaume-Uni.

Ce Livre blanc aurait pu être une base à la négociation, mais au fond il arrive un an et demi trop tard. En réalité, si le Royaume-Uni avait conçu un plan pour sa sortie il aurait présenté ce Livre blanc à l’activation de l’article 50.

Brexit ou pas Brexit ?

On me pose cette question à intervalles réguliers depuis deux ans, et je me suis toujours bien gardé d’y répondre. Pour quiconque suit un peu la question, il semble évident que les variables qui président à la question sont trop nombreuses et trop contingentes pour y répondre.

On peut déjà se poser la question de savoir si les négociations se déroulent dans un cadre diplomatique classique. Si c’était le cas, on pourrait postuler que les tensions de part et d’autre servent à avancer les pions de chaque partie, et permettent d’avancer vers un compromis, comme dans une négociation classique. Mais ce n’est pas une négociation classique. Elle est plutôt extrêmement politique, et soumise à la volatilité qui est propre au débat politique interne au Royaume-Uni. Plus l’on tente de clarifier les ambiguïtés qui subsistent, plus les divisions semblent s’accentuer du côté britannique.

La seule chose d’à peu près prévisible est que deux crises distinctes sont nécessaires pour dénouer la situation. La première entre le Royaume-Uni et l’Union européenne est nécessaire pour arrêter un compromis avant l’échéance finale. Mais pour cela, le Royaume-Uni doit élaborer une position consolidée, ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle. Dès lors, une crise politique interne au Royaume-Uni est nécessaire au préalable. Cette crise a déjà débuté, mais jusqu’où et jusqu’à quand ira-t-elle ? Un nouveau leadership au sein du parti conservateur ? De nouvelles élections législatives ? Une position britannique consolidée ? Mais quid alors des délais ? Le cas échéant, faudrait-il reprendre toutes les discussions de zéro – et l’UE le permettrait-elle ? Rien n’est moins sûr.

Comment le Royaume-Uni et l’Union européenne peuvent-ils avancer ?

Il n’y a actuellement aucune majorité au Parlement britannique pour permettre l’émergence d’une quelconque solution. Tout l’éventail des solutions présentées, que ce soient le « soft Brexit », le « hard Brexit », l’option Canada, l’option Suisse, l’option Norvège, l’option « no-deal » (c’est-à-dire sans compromis avec l’UE), aucune d’entre elles ne repose sur une majorité au Parlement ou dans le pays. Une crise politique aboutira à la moins pire des solutions, mais aucune qui ne satisfera une majorité de citoyens.

Du coté européen, le plan présenté par Theresa May sera difficilement acceptable. Il revient en effet à séparer les quatre libertés fondamentales (libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes) sur lesquelles l’intégrité du marché unique repose. Sur cette question, ce n’est ni la position française ni la position allemande qui sera cruciale, mais la position franco-allemande. Certes la solution d’un « no-deal » peut avoir des conséquences économiques importantes sur la France ou l’Allemagne, et l’on peut imaginer quelques aménagements à la marge, mais le compromis franco-allemand restera probablement de faire passer l’intégrité du marché unique avant les intérêts nationaux, et cela risque d’être également la position européenne.

Accord Boeing-Embraer, la dimension cachée

Fri, 20/07/2018 - 18:11

Le 5 juillet 2018, à Chicago et Sao Paulo, les avionneurs Boeing (États-Unis) et Embraer (Brésil) ont officialisé la fin heureuse de négociations engagées depuis décembre 2017.

Les deux sociétés ont, selon leur propos, posé les bases d’un partenariat mutuellement profitable. Embraer, premier constructeur mondial d’appareils commerciaux embarquant moins de 150 passagers, va bénéficier de la force de frappe du réseau commercial de Boeing.  De son côté, Boeing va pouvoir élargir la gamme de son offre à moindre coût.

Rien là de bien étonnant selon les observateurs avertis. Les « lois » du marché conduisaient nécessairement à cette entente. Chinois, Japonais et Russes sont entrés dans une danse compétitive redoutable pour les entreprises qui jusque là dominaient l’offre en avions commerciaux. En octobre dernier, Airbus avait pris le contrôle de Bombardier, numéro 2 mondial derrière Embraer, sur le segment des aéronefs de moins de 150 passagers. Embraer et Boeing étaient donc, selon les experts, poussés à se marier.

Les termes de cette union méritent examen. En effet, les modalités de l’accord révèlent une dimension cachée, bien que considérée sans doute comme naturelle et inévitable par les consultants et acteurs du monde économique. Embraer, en signant cet accord, cesse d’exister comme entreprise intégrée et autonome. Elle sera désormais partagée en deux coentreprises. Une coentreprise responsable de l’avionique commerciale au capital Boeing à 80%. Et une coentreprise à capital Embraer à 80% gérant la partie militaire de l’ex-Embraer historique. En 2017, 57% du chiffre d’affaires d’Embraer était assuré par l’aviation commerciale. 9 000 des 18 000 salariés relevaient de ce segment-là. Enfin, les bénéfices et le savoir-faire irriguaient la partie militaire.

Que vont devenir statutairement les employés transférés à la nouvelle société Embraer, filiale de Boeing ? Que vont devenir les centres de recherche et le savoir-faire d’Embraer ? La filiale étant placée sous la responsabilité du patron de Boeing, Dennis Muilenburg, le siège va-t-il rester à Sao José dos Campos (banlieue de Sao Paulo) ? Le syndicat des métallurgistes, Sindmetal SJC, a posé toutes ces questions et a demandé à être reçu par le patron d’Embraer, Paulo Cesar de Souza e Silva, les présidents du Sénat et de la Chambre des députés, le président de la République.

Les commentaires des responsables brésiliens se veulent rassurants. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Le récent accord est la réponse des bergers Boeing et Embraer à leurs homologues et concurrents Airbus et Bombardier. Le secteur défense est préservé. L’État, actionnaire important (25% au total, plus une action privilégiée) sera vigilant. L’ingénieur Ozires Silva, inventeur de l’entreprise nationale Embraer en 1969, a été sollicité par les médias et a fait savoir tout le bien d’un accord de partenariat, selon lui qui ne pourra apporter que des bénéfices, en investissements, impact commercial à Embraer.

Le caractère inégal de l’accord mérite malgré tout un regard différent. Ne serait-il pas révélateur des nouveaux temps qui ont bouleversé la donne brésilienne et latino-américaine depuis quelques mois ? Embraer a été le symbole d’un Brésil aspirant à sortir de la périphérie du monde. Voulue par les militaires nationalistes qui dirigeaient le pays, en 1969, l’entreprise à forte technologie était devenue le troisième avionneur mondial. Quelques années plus tard, le Brésil s’était rapproché de son objectif diplomatique. Il avait initié de nombreux forums sud-sud, avec les Africains, la Ligue arabe, et cofondé les groupes IBAS et BRICS, avec la Chine, l’Inde et la Russie.

Les dirigeants actuels du Brésil, issus d’un coup d’État parlementaire en 2016, ont immédiatement mis un terme aux ambitions diplomatiques du Brésil. En laissant Boeing prendre le contrôle de l’entreprise symbolisant l’aspiration à l’indépendance technologique, ils confirment la dimension cachée de la mise à l’écart de la présidente élue, Dilma Rousseff en 2016 et l’emprisonnement ultérieur et sans preuve de Lula, en condition de gagner la présidentielle d’octobre 2018.

1968 : quel impact sur la société américaine ?

Fri, 20/07/2018 - 15:13

Jean-Eric Branaa est maître de conférences à l’Université de Paris II Assas et chercheur associé à l’IRIS. Il répond à nos questions à propos de son ouvrage « 1968. Quand l’Amérique gronde » (éd. Privat) :
– L’année 1968 a-t-elle été le point d’orgue des revendications sociales aux États-Unis ?
– Quel est l’héritage de l’année 1968 et plus largement des sixties au sein de la société américaine ?
– Selon vous, 1968 et 2018 sont comme le yin et le yang des États-Unis. Pouvez-vous nous expliquer cette comparaison ?

Au Pakistan, la démocratie à l’épreuve

Thu, 19/07/2018 - 14:39

Fin juillet, dans la fournaise estivale enveloppant le sous-continent indien, le Pakistan, voisin contrarié de la « plus grande démocratie du monde » (Inde), conviera aux urnes les 106 millions d’individus inscrits sur les listes électorales pour renouveler le Parlement et désigner le prochain chef de gouvernement.

Ce dernier succédera au discret S. K. Abbasi pour devenir le 19e Premier ministre d’une République islamique davantage accablée par les maux (militantisme radical, violence interconfessionnelle, terrorisme – quarante incidents et 200 victimes au premier semestre 2018 -, tensions avec l’Inde) et les carences (mauvaise gouvernance, crise énergétique, omnipotence de l’armée) que bercée par la sérénité.

Violences préélectorales

Dans ce pays en développement abritant la 5e population mondiale, un historique de violence préélectorale et de contestations de l’issue des scrutins invitera l’électeur et l’observateur à la prudence. Ce, d’autant plus que ce rendez-vous politique ne se déroulera pas dans une atmosphère exempte de tension ; une trame bien familière dans cette partie du sous-continent indien…

Sous le regard de la très influente institution militaire (Pakistan Army) – qui, depuis l’indépendance du pays à l’été 1947, accapara le pouvoir une quarantaine d’années par une succession de coups d’Etat -, les électeurs devraient renouveler leur confiance à la Pakistan Muslim League (PML-N) de l’ancien Premier ministre Nawaz Sharif. Peu importe le fait que ce prospère industriel du Punjab ait été – une nouvelle fois – démis de ses fonctions avant le terme de son mandat, en juillet 2017, pour des faits de corruption.

Ancienne gloire du cricket

Une hypothèse qui pourrait néanmoins indisposer les généraux. Discrets sur le sujet, les austères hommes en uniforme préféreraient un succès électoral du Pakistan Tehreek-e-Insaf (PTI ; Mouvement du Pakistan pour la Justice), la formation du flamboyant Imran Khan, ancienne gloire nationale de cricket reconverti en politique deux décennies plus tôt.

Un personnage charismatique disposant d’une certaine audience (20 % des intentions de vote) et d’une relative bienveillance de l’armée. En 2018, cette dernière est notoirement moins à son aise avec la PML-N de la famille Sharif ou encore avec le parti de la dynastie Bhutto (Pakistan People Party – PPP), peu en cour aujourd’hui auprès des électeurs.

Peu représentées jusqu’alors dans les enceintes parlementaires (une quinzaine de sièges sur 342 à l’assemblée nationale), les formations politico-religieuses ne paraissent pas en mesure d’infléchir la donne ; d’autant que certaines appellent au boycott des élections du 25 juillet.

Scrutin sous haute tension

A scrutin sensible et issue incertaine, protocole sécuritaire adapté : la police et les forces armées seront déployées en nombre (350.000 hommes selon la Commission électorale) pour garantir aux citoyens, dans la mesure du possible, des conditions de sécurité satisfaisantes le jour du scrutin ; une entreprise qui, comme pour les élections générales précédentes, n’ira pas nécessairement de soi.

Vingt ans après le dernier coup d’Etat militaire (1999), l’omnipotente caste des généraux se posera une fois encore en hypothèque du fragile édifice démocratique pakistanais. La susceptibilité de la fière institution martiale pourrait mal s’accommoder du soutien dont dispose la PML-N auprès de l’électorat.

Une configuration partisane et comptable susceptible de diviser l’opinion, de nuire à l’ordre public et d’alimenter le courroux de la Pakistan Army ; des augures peu favorables dont se passeraient pourtant le « pays des purs », déjà exposé à un quotidien ténu. Sa périphérie également, certaines capitales régionales (New Delhi, Afghanistan) souffrant plus souvent qu’à leur tour des soubresauts domestiques divers éreintant ce fébrile voisin pakistanais.

Le retour du risque-politique : comment les entreprises peuvent-elles l’anticiper et le gérer ?

Thu, 19/07/2018 - 11:38

La gestion du risque politique à l’international dans la plupart des entreprises donne souvent l’impression d’une certaine impréparation, le foisonnement des informations disponibles sur Internet créant l’illusion qu’il est facile de s’informer sur le risque politique dans n’importe quel pays. Dans les grands groupes, à part quelques exceptions, l’analyse du risque politique est pratiquée au coup par coup au gré des évènements. Dans certains groupes une procédure existe, mais quand le risque politique s’élève, une vision top-down prévaut et un haut dirigeant fait sa propre analyse et prend des décisions lourdes (comme le retrait d’un marché), sans qu’il y ait eu d’échanges avec l’équipe chargée du risque politique. Dans les PME, le manque de moyens humains et financiers fait qu’il n’y a pas ou rarement de procédure d’analyse du risque politique en interne. Cette situation est préoccupante, car le risque politique tend à devenir un risque majeur du 21e siècle. Ceci signifie que les entreprises qui ne prennent pas les mesures nécessaires pour mieux analyser et maîtriser ces risques devraient s’exposer à de nombreux déboires.

Un monde marqué par la montée des risques politiques …

Certains avaient pourtant cru, suite à la chute de l’URSS, que le monde allait rentrer dans une phase de paix où domineraient des systèmes politiques basés sur la démocratie et l’économie de marché[1]. La réalité montre que les tensions politiques, qu’elles soient de nature interne, ou issues de conflits entre pays, sont de plus en plus importantes. En effet, au sein des pays riches, on assiste à une montée significative du populisme. Pour de nombreux pays en développement ou émergents, ce sont de violentes secousses politiques comme les printemps arabes en 2011 ou les manifestations de masse au Brésil en 2013-2014, qui ont rythmé leurs récents développements. En fait, on assiste sur toute la planète à l’apparition d’inégalités économiques, sources d’instabilité politique.

Dans les pays riches, certains groupes sociaux estiment qu’ils ne « contrôlent » plus vraiment leurs destins et sont les perdants des politiques de mondialisation. Dans les pays émergents et moins développés, le risque politique est généré par un environnement social, complexe et volatil, dans lequel des classes moyennes, plus urbaines et éduquées, ont des exigences en matière de redistribution de la croissance. En effet, en dépit d’un recul spectaculaire de la pauvreté absolue dans des pays comme la Chine et l’Inde, la question de la pauvreté relative prend de l’ampleur. Les inégalités « travaillent » les sociétés qui considèrent que le système économique est injuste, car favorisant certains « initiés ». D’après la Banque mondiale, les causes du soulèvement du monde arabe en 2011 étaient le fait que la classe moyenne était mécontente de l’absence de politique économique bénéficiant à tous, de la piètre qualité des services publics et de la corruption des pouvoirs publics[2]. Au Brésil en 2013-2014, la classe moyenne qui a massivement participé aux manifestations, avait également le sentiment que l’État ne répondait pas à ses demandes en matière de services publics tout en accordant des largesses financières à certains groupes sociaux en échange de leur soutien politique[3]. Le risque politique est donc difficile à appréhender, car ces mouvements de l’opinion publique sont souvent liés à des questions de perceptions. Par exemple, à la fin des années 2000, la région de l’Afrique du Nord et Moyen-Orient était la seule au monde à enregistrer une chute brutale du sentiment de bien-être alors que les indicateurs macro-économiques, notamment en Tunisie, étaient bien orientés[4].

Dans le domaine des relations internationales, l’apparition de conflits opposant État et groupes terroristes (comme en Irak et en Syrie) crée de nouveaux risques politiques pour les entreprises qui doivent à la fois protéger ses opérations et leurs salariés tout en prenant en compte les dimensions géopolitiques du conflit. De plus, le retour d’une logique de puissance dans un pays comme les États-Unis accroît les tensions, notamment avec l’Europe.

… qui conduit à une montée des risques d’internationalisation pour les entreprises

Dans les pays riches, les entreprises ont pris conscience des risques induits par la hausse du populisme à travers notamment la montée du protectionnisme. Dans les pays plus pauvres, les risques d’explosion populaire peuvent conduire à des crises politiques graves qui peuvent entraîner un quasi-arrêt des activités économiques pendant des mois, ce qui pèse sur les exportations ou le rendement des investissements à l’étranger. En outre, le risque politique peut même monter d’un cran si ces manifestations dégénèrent en guerre civile. Au total, sur l’ensemble de la planète, la perception est que ces risques politiques induits par ces questions d’inégalités vont devenir à long terme, pour les entreprises, une composante essentielle du risque[5] dans leur stratégie d’internationalisation.

Parallèlement, le risque terroriste et les conflits induits par des logiques de puissances nationalistes vont rester des éléments centraux de l’environnement international. Le risque terroriste semble se mondialiser et se régénérer partout où il y a des zones de conflit et des États défaillants. Le cas de l’entreprise Lafarge confrontée à la question de la gestion d’un risque induit par la présence sur un de ses marchés d’un groupe terroriste pourrait donc se reproduire dans d’autres zones. Les logiques de puissance nationalistes vont également se développer tant le sentiment général est que le nouveau logiciel politique américain est le populisme en interne et l’ultranationalisme à l’extérieur. Le cas des entreprises françaises confrontées au risque de sanction américaine du fait de leurs activités en Iran et en Russie pourrait donc se poser sur d’autres marchés. En effet, un arsenal extrêmement complet de sanctions a été mis au point par les États-Unis via l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) qui dépend du Trésor américain, arsenal qui sera sûrement utilisé vis-à-vis d’autres pays

1/ Il faut donc que les entreprises puissent s’adapter face à la montée de ces risques politiques

Face à la multiplication à terme des risques politiques, il faut armer les entreprises par un certain nombre de mesures. Tout d’abord, toutes les entreprises travaillant à l’international, quelle que soit leur taille, doivent mettre en place un processus interne d’analyse du risque politique.

Le pire des scénarios est qu’une entreprise fasse trop confiance à un expert « qui connaît le pays ». Le suivisme aveugle dans ce cas peut conduire à des erreurs coûteuses[6]. Pilotée par les cadres de l’entreprise, l’analyse en interne est la meilleure approche pour une véritable gestion des risques politiques au regard des spécificités liées aux projets d’internationalisation de l’entreprise, qui pourra prendre la forme de scenarii. Ce processus d’analyse du risque politique devra être effectué de manière régulière et concerner tous les marchés de l’entreprise, sans exception même (et surtout !) en cas de crise grave. La pratique régulière de cet exercice permettra à l’entreprise d’accumuler un savoir « endogène » propre à ses spécificités, contraintes et enjeux, afin de préparer les stratégies adéquates face au risque politique (évitement, contournement, acceptation, réduction, transfert). Il est également très important que les PME, en dépit de leurs manques de moyens, mettent en place ce processus d’analyse interne en réunissant les cadres concernés et en travaillant sur les scenarii possibles.

2/ Elles doivent également diversifier les outils d’analyse du risque politique :

Il faut diversifier les outils d’analyse pour donner la possibilité à l’entreprise de mieux anticiper le risque politique et de l’intégrer très tôt dans les stratégies. Pourquoi ? Car les instruments classiques d’analyse trop souvent basés sur des indicateurs macroéconomiques sont insuffisants. Ainsi, l’indicateur de Gini, qui mesure le niveau d’inégalités en matière de répartition des revenus ne dit rien sur la perception des inégalités dans le pays concerné. À titre d’exemple, les entreprises doivent dorénavant utiliser des instruments démographiques. Certains analystes[7] avaient ainsi prévu l’explosion des printemps arabes du fait des contradictions générées par le passage dans ces pays d’une famille « traditionnelle » avec au moins 5 enfants à des familles « modernes » avec 2 à 3 enfants. Cette évolution, liée notamment à une hausse du niveau d’éducation, s’est accompagnée d’une évolution des mentalités dans la famille (rapports d’autorité plus équilibrés dans la famille entre homme et femme, entre parents et enfants) qui forcément un jour aurait un impact politique. De même, les entreprises doivent utiliser les enquêtes d’opinion pour évaluer le sentiment de bien-être la population locale. Dans certains pays en voie de développement ou émergents, il existe des sociétés qui réalisent régulièrement ce type d’enquête, mais les entreprises peuvent aussi utiliser les enquêtes du World Value Survey[8], un réseau international d’experts, spécialisé dans des enquêtes dans le monde et notamment dans la construction d’indicateurs mesurant le sentiment de bien-être. Enfin, l’entreprise doit également adopter une grille de lecture géopolitique des problèmes posés. Par exemple, si un groupe terroriste développe des activités sur un des marchés de l’entreprise, il est important que cette dernière définisse les acteurs et les enjeux induits par cette action terroriste (on pense évidemment au cas de Lafarge en Syrie).

3/ Enfin, les entreprises doivent adopter un comportement proactif dans leurs stratégies d’internationalisation face aux risques de sanction existants et à venir.

L’actualité récente dans la mise en place de sanctions par les États-Unis pour les entreprises ayant des activités en Iran fait naître le sentiment que les entreprises, notamment françaises, sont dans l’obligation de satisfaire les injonctions américaines sous peine d’être privées de l’accès au marché américain. Or, face à cette escalade, l’instrument des sanctions américaines extraterritoriales risquant d’être utilisé à l’avenir sur d’autres marchés, il semble important que les entreprises hexagonales réfléchissent à des stratégies plus proactives et de facto plus adaptées pour gérer au mieux les risques générés par ces décisions politiques. Cette stratégie pourrait être basée sur les éléments suivants :

> Prévoir un accompagnement juridique. L’incertitude créée par les sanctions américaines est l’un des facteurs de leur efficacité pour écarter les entreprises des marchés concernés. Dans le cas de la Russie, les sanctions peuvent toucher les entreprises qui effectuent des transactions d’un niveau « significatif » avec des personnalités placées sur une liste noire, sans que l’on sache ce que « significatif » veuille dire réellement. Dans le cas de l’Iran, la complexité des sanctions tant au niveau de leurs identifications que de leurs conséquences, conduit les entreprises à opter pour un seul choix stratégique qualifié de retrait global, et par conséquent d’arrêter toute relation avec les acteurs du marché iranien et ainsi de les priver d’opportunités commerciales non négligeables. Or, le recours à un conseil juridique avisé permet d’éviter cela en précisant le champ légal des sanctions. En Iran, l’agriculture, l’industrie alimentaire et le secteur de la santé sont en dehors du champ des sanctions américaines : ce sont donc des secteurs dans lesquels le risque politique est absent pour les entreprises.

> Travailler en euros. Travailler en dollars peut être source de risque important, l’amende payée par BNP-Paribas en 2014 en témoigne[9]. Adopter le comportement des entreprises françaises qui ont pris l’habitude de travailler en euros avec l’Iran peut s’avérer une véritable stratégie de réduction des risques politiques pour d’autres marchés menacés par des sanctions américaines.

> Prévoir une alliance avec des entreprises peu sensibles aux sanctions américaines. L’un des éléments de l’efficacité des sanctions américaines contre l’Iran est le fait que l’entreprise menacée risque de voir ses sous-traitants, ses actionnaires, ses sources de financement américains se détourner d’elle si elle travaille avec l’Iran. Dans le cas de marchés importants pour les entreprises françaises, on pourrait penser, à l’avenir, à la mise en place de groupes franco-chinois dont la chaîne de valeur serait moins affectée par le risque de sanctions américaines. Ce choix stratégique de contournement du risque via de nouvelles alliances avec des groupes chinois, qui n’ont pas d’intérêt aux États-Unis et sont financés par des banques publiques chinoises, éviterait ainsi la mainmise par les entreprises chinoises des parts de marchés laissées vacantes en Iran par les entreprises françaises.

> Prévoir un accompagnement politique. Les entreprises françaises ne doivent pas être seules face à un État qui les menace de sanctions. Si l’État français considère qu’une opération commerciale ou d’investissement est possible, il doit assumer ses responsabilités et préparer avec l’entreprise une stratégie visant à limiter autant qu’il se peut le risque de sanction américaine[10]. Il est aussi souhaitable qu’il y ait une réponse politique au niveau européen avec notamment la nécessaire création d’un équivalent de l’OFAC sur le vieux continent.

Face à un environnement international marqué par un risque politique plus prégnant, les entreprises françaises doivent donc institutionnaliser un processus d’analyse de ce risque en interne, renouveler leurs instruments d’analyse et réfléchir à des stratégies, notamment partenariales, visant à gérer le risque induit par les sanctions unilatérales américaines.

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[1] Francis Fukuyama, « The End of History? », The National Interest, N° 16 (Summer 1989), pp. 3-18.

[2] Banque mondiale, « Le mécontentement de la classe moyenne à l’origine du printemps arabe », 21 octobre 2015 (http://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2015/10/21/middle-class-frustration-that-fueled-the-arab-spring)

[3] Paulo Prada, « Special Report : why Brazil middle-class is seething », Reuters, 3 juillet 2013 (https://www.reuters.com/article/us-brazil-middle-specialreport-idUSBRE9620DT20130703)

[4] Banque mondiale (2015), ibid.

[5] Voir à ce sujet, Tania Sollogoub, « Le bel avenir du risque politique », Éclairages émergents, le Crédit Agricole, n° 19, juin 2012.

[6] L’entreprise peut faire appel à des « experts-pays » à condition que l’entreprise reste maitresse de ce processus. L’intervention d’un expert permet ainsi l’intégration d’un regard extérieur à l’entreprise, ce qui est le meilleur antidote pour les problèmes de « groupthink ».

[7] Emmanuel Todd (Allah n’y est pour rien ! Arrêt sur images.net, 2011) donne beaucoup d’arguments très convaincants sur les liens entre transition démographique et soulèvements politiques lors des printemps arabes.

[8] http://www.worldvaluessurvey.org/wvs.jsp

[9] Cette amende imposée par le Ministère de la Justice américain résultait du fait que la banque française avait notamment effectué des transactions en dollars avec l’Iran.

[10] Thierry Coville, Sylvie Matelly, « Pourquoi est-il toujours compliqué de commercer avec l’Iran ?, IRIS, 23 janvier 2018. (http://www.iris-france.org/106372-pourquoi-est-il-toujours-aussi-complique-de-commercer-avec-liran/)

À l’aube de la Coupe du monde de football féminine, le sport et son pouvoir émancipateur

Thu, 19/07/2018 - 11:04

Le 21e mondial, organisé en Russie du 14 juin au 15 juillet se sera donc terminé de la plus admirable des façons pour l’équipe de France masculine de football. Cette victoire finale contre la Croatie, au-delà de l’exploit sportif et de l’engouement national qu’elle a pu susciter, est importante à plusieurs égards.

En effet, au-delà de la victoire de ces 23 joueurs et du staff technique et médical, cette deuxième étoile représente également la réussite du système de formation, de détection, du travail de qualité des entraîneurs, formateurs, animateurs, bénévoles, femmes et hommes de l’ombre, qui ont eu un effort de tous les instants pour permettre à ce groupe d’être dans les meilleures conditions pour décrocher cette deuxième étoile, et à d’autres d’être performant. Forte de ces cinq finales en compétitions internationales (dont trois en Coupe du monde) sur ces 20 dernières années, la France confirme la qualité de sa formation qui doit donc désormais continuer de profiter aux jeunes footballeurs et footballeuses. Contrairement au Brésil, à l’Angleterre ou encore à l’Italie, la France n’est pas, encore, une nation de football. Cette deuxième étoile sur le maillot va sans aucun doute participer à le devenir, et à aider à considérer le football et le sport en général, peu importe ses pratiquants, comme un sujet de société.

Car si, avec cette victoire, se ferme la parenthèse dorée de la Coupe du monde masculine de football de 2018, il s’en ouvre une nouvelle avec la Coupe du monde féminine, organisée en France, du 7 juin au 7 juillet 2019. Cette huitième édition permettra de mettre à l’honneur 24 équipes nationales, dans 9 villes françaises. Au-delà de l’évènement purement sportif, cette compétition sera l’occasion de mettre en avant le football féminin, trop peu médiatisé et valorisé, en dépit d’efforts récents de la part des différents protagonistes (journalistes, politiques, centres de recherche).

À cette occasion, l’UNESCO, l’UNFP et l’IRIS publieront un rapport portant sur le développement et la promotion du football féminin dans le monde. Parce que le football, et le sport de façon générale sont des vecteurs d’émancipation qu’ils soient pratiqués par des hommes comme par des femmes. Il est ainsi important de réfléchir à son développement. Il n’est ici pas question d’une simple démarche numérique, qui viserait à accroître les chiffres des licencié(e)s, mais bien au contraire, d’identifier les freins qui subsistent encore au sein de différents pays, afin de proposer des axes d’amélioration issus des bonnes pratiques éprouvées par des fédérations, des associations ou encore la société civile. Pour être complète, cette réflexion devra être menée au-delà des terrains et évidemment questionner la place des femmes dans le football au sens large, passant par les arbitres, les dirigeantes, les anciennes joueuses, mais également les médias. Comme l’ont démontré depuis longtemps les athlètes, les handballeuses, les volleyeuses ou plus récemment, les rugbywomen, le sport ne se conjugue plus seulement au masculin. Et c’est tant mieux.

Alors que le mythe de l’apolitisme du sport est toujours aussi répandu et continue d’être défendu par certains, il semble essentiel au contraire de comprendre à quel point le sport de masse, comme de haut niveau, par l’importance de sa place dans notre société, est éminemment politique et doit donc, plus que jamais, être l’objet de politiques publiques.

Bien qu’il puisse refléter la société dans laquelle nous vivons, le sport apparait plus comme un miroir déformant, accentuant certains traits à l’extrême, mais le sport, et le football a fortiori peuvent être utiles pour mesurer certains progrès, mais surtout constater de flagrants retards ; le cas du football féminin est un criant exemple. Le reconnaître serait donc donner au sport une place centrale, en matière d’éducation, de santé, d’inclusion sociale, de lutte contre les discriminations. L’accueil de grandes compétitions sportives (Euro féminin de handball, Coupe du monde féminine de football, Ryder Cup, Coupe du monde masculine de rugby, Jeux olympiques et paralympiques pour ne citer qu’eux) sont autant d’occasions que l’on doit saisir afin de faire bouger les lignes et montrer que le sport a un réel rôle sociétal à avoir.

Il ne s’agit pas, en aucun cas, de donner au football et au sport de façon générale, un rôle, une place, un pouvoir qui le dépasse, et de le propulser comme solution à tous les maux. Il s’agit plutôt de voir la prochaine Coupe du monde féminine de football comme une formidable opportunité de promouvoir le sport au féminin, un levier pour l’émancipation des femmes dans la société. L’enjeu est de taille, raison de plus pour ne pas rater ce rendez-vous.

L’équipe de France, «une équipe «africaine»? Non. Une source d’inspiration»

Wed, 18/07/2018 - 14:54

Ainsi donc, l’équipe de Mbappé, Loris et Pogba ne serait pas française, mais «africaine»… Ce genre de remarques vous choque?

Il fallait s’y attendre. Le débat sur la présence de joueurs noirs au sein de l’équipe de France est assez ancien. Le tournant a eu lieu dans les 1970-1980, lorsqu’on est passé d’une ou deux individualités – comme le défenseur central Marius Trésor – à un bon tiers, voire la moitié de l’équipe d’origine africaine comme c’est le cas pour le onze victorieux de Moscou.

D’où viennent les critiques et les remarques acerbes? D’abord de la presse sportive italienne, toujours aussi imperméable à l’idée d’une équipe multiculturelle. Ensuite des médias des anciens pays communistes. Je me souviens d’un match joué en mars 2007 à Kaunas, en Lituanie. L’équipe de France y avait été accueillie par des supporters lituaniens criant «Bienvenue en Afrique», ce qui avait entraîné des sanctions de l’UEFA.

Souvenez-vous aussi des remarques faites, en 1998, par le leader du Front national, Jean-Marie Le Pen. Ce dernier avait alors jugé «artificiel de faire venir des joueurs de l’étranger et de les baptiser équipe de France», estimant qu’«on pourrait les appeler autre chose».

Cette équipe «Blanc-Black» est une spécificité française ?

Non. Depuis que Gerhard Schröder a introduit, en 1999, le droit du sol dans le Code de la nationalité en Allemagne, la Mannschaft s’est aussi ouverte aux joueurs issus de l’immigration. On a bien vu que le métissage était aussi de rigueur, lors de ce Mondial, pour l’Angleterre, la Belgique, le Portugal et… la Suisse, avec ces joueurs originaires du Kosovo. Les joueurs issus du Surinam ont aussi fait le bonheur des Pays-Bas.

Cette équipe de France «africaine» est celle d’un pays qui a eu un empire colonial sur le continent africain, et qui a gardé des liens étroits avec les ex-pays colonisés. Elle est le reflet d’une histoire avant d’être aujourd’hui le miroir des banlieues et des cités, comme on l’a beaucoup écrit.

L’Italie, terre d’émigration devenue terre d’immigration, n’a pas du tout vécu cela. Sa seule colonie africaine était l’Ethiopie. Idem pour l’Espagne, présente en Afrique dans le Sahara occidental. Le racisme sportif y reste donc beaucoup plus répandu. En Italie, Mario Balotelli s’est fait plusieurs fois traiter de singe sous le maillot national. Sans parler des refrains racistes en Europe centrale, où les opinions publiques sont chauffées à blanc sur la question des migrants.

Pour la France, ce métissage footballistique est une chance ?

Pour toute une partie du pays, à savoir celle issue de l’immigration, c’est un formidable motif de fierté. Je pense évidemment à ces villes de banlieue dont plusieurs joueurs sont originaires, et qui sont d’ordinaire méprisées, considérées comme des problèmes ou des abcès. Pour les jeunes de ces cités, voir les visages de leurs anciens copains de stade Kylian Mbappé ou Samuel Umtiti projetés sur l’Arc de triomphe, c’est une sacrée raison de retrouver confiance. C’est aussi la magie unique du foot. On s’identifie à une équipe, à une nation. C’est une source d’inspiration, et c’est très bien comme ça. C’est quand même très différent d’un pilote de formule 1 originaire des beaux quartiers.

«Blanc-Black» plutôt que «Black-Blanc-Beur»: n’est-ce pas la grande différence avec l’équipe championne du monde en 1998 ? Pourquoi les «beurs» ont-ils disparu? On a aussi noté qu’en entrant ou en sortant du stade, plusieurs joueurs noirs font le signe de croix…

L’équipe de 1998 n’était pas «Black-Blanc-Beur». Le seul beur était Zinédine Zidane! Les joueurs d’origine africaine étaient bien plus nombreux. J’ai même retrouvé une autre statistique: en 2002, l’équipe de France brièvement entraînée par Jacques Santini comptait neuf joueurs «africains» sur onze! Donc l’appellation «Blanc-Black» correspond bien plus à la réalité.

Sur la démonstration des signes religieux, vous avez raison: elle est devenue plus visible. Mais tout, dans le football, est devenu plus démonstratif, à commencer par la célébration des buts! L’équipe victorieuse à Moscou compte plusieurs musulmans: Paul Pogba, Adil Rami, N’Golo Kanté. On n’est donc pas face à une équipe chrétienne évangéliste, comme certains voudraient l’affirmer. Sur ce plan, l’équipe brésilienne est bien plus «typée».

Sauf que Karim Benzema n’a pas été sélectionné. Et que ses fans crient à la discrimination ethnique, voire religieuse.

Si Benzema avait joué en Russie, tous ses faits et gestes auraient à coup sûr été épiés. Mais ceux qui attribuent la non-sélection de Benzema à du racisme ont complètement tort. Didier Deschamps ne l’a pas retenu pour une question d’équilibre du groupe. Tout comme Aimé Jacquet avait, en 1996, renoncé à sélectionner Eric Cantona, qui n’est pas musulman.

Marine Le Pen a chaudement félicité l’équipe de France, sans la moindre référence aux origines des joueurs. L’extrême droite française ne joue plus la carte raciale ?

Une partie de l’extrême droite, sa frange la plus identitaire, fulmine en cachette. Logique. En plus de ne pas lui plaire, cette équipe multiculturelle est une très mauvaise nouvelle politique tant elle démontre la capacité de la France à dépasser ses clivages. L’équipe «africaine» est le reflet d’une France rejetée par ces électeurs-là, même lorsqu’elle gagne.

Sommet d’Helsinki : un tournant pour les relations russo-américaines ?

Wed, 18/07/2018 - 11:19

Donald Trump et Vladimir Poutine se sont rencontrés lundi dernier pour leur premier sommet bilatéral à Helsinki en Finlande. L’événement était fortement attendu afin de renouer les relations entre les États-Unis et la Russie, « au plus bas niveau historique » selon le président américain. Du dossier ukrainien au projet russe Nord Stream 2, en passant par les sanctions commerciales américaines, de nombreux dossiers attisent les tensions entre les deux pays. L’analyse de Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur en Russie et directeur de recherche à l’IRIS.

Que doit-on retenir de la rencontre entre Vladimir Poutine et Donald Trump ? Était-elle historique ?

L’avenir dira si cette rencontre peut être jugée historique. La volonté de Donald Trump de se donner une marge de manœuvre afin de relancer les relations avec la Russie a permis la tenue de leur premier sommet bilatéral. Depuis l’affaire des accusations d’ingérences russes dans les élections présidentielles américaines, les relations entre les deux pays étaient dans une impasse totale sur une grande partie des dossiers. Le contexte intérieur ne permettait pas à l’administration américaine d’entamer une reprise de dialogue, et sa capacité de négocier était fortement réduite.

Cette relation, malgré la méfiance réciproque, est indispensable pour la stabilité du monde. La question est de savoir si cette rencontre entre Donald Trump et Vladimir Poutine donnera des résultats, il est encore trop tôt pour le dire, surtout que l’essentiel de la rencontre a eu lieu en tête à tête. Il n’est en tous cas pas certain que le président américain ait obtenu l’espace de manœuvre qu’il souhaitait dans sa relation avec la Russie. En effet, les prises de position de Donald Trump lors du sommet ont suscité des réactions hostiles du côté américain, y compris de la part de ses alliés républicains, ce qui pourrait ralentir une reprise saine du dialogue avec Moscou.

Quels ont été les principaux sujets discutés durant la rencontre ? Qu’en est-il de la question militaire ?

À la veille du sommet à Helsinki, les deux pays s’étaient accordés pour aborder l’ensemble des sujets les concernant, de la sécurité à la politique extérieure en passant par les sanctions commerciales. Dans un contexte où les relations américano-russes sont dans l’impasse, les discussions entamées durant le somment nécessiteront d’être poursuivies.

La politique étrangère des deux États a été l’une des thématiques discutées durant la rencontre. Concernant l’Ukraine, les possibilités de manœuvre sont réduites, la position russe étant focalisée depuis de nombreuses années sur l’annexion de la Crimée. Toutefois, un point de rencontre s’est établi sur le dossier syrien, concernant la sécurité d’Israël à laquelle tant les Américains que les Russes sont attachés. Cela pourrait donner lieu à une sorte d’accord avec l’objectif d’écarter les forces iraniennes positionnées aux frontières israéliennes. Concernant l’Iran et l’accord nucléaire, la possibilité de négociation est très limitée. Le porte-parole de Vladimir Poutine, Dmitri Peskov, avait déclaré à la veille de la rencontre que ce dossier serait l’un des plus difficiles, l’Iran étant un important partenaire de la Russie en matière de coopération économique et politique, ce qui n’est pas le cas des États-Unis.

La question primordiale des sanctions commerciales a vraisemblablement été également à l’ordre du jour. En effet, la précarité instaurée par la loi CAATSA (« contre les adversaires de l’Amérique ») par le gouvernement Trump – visant à punir la Russie pour ses interventions militaires extérieures – impacte les relations commerciales avec Moscou. De plus, l’executive order du mois d’avril 2018 permet au pouvoir exécutif américain de décider si une transaction commerciale en lien avec la Russie, dans n’importe quel endroit dans le monde, avec n’importe quel citoyen et entreprise, peut être considérée comme nuisible aux intérêts des États-Unis. Cette décision a introduit un tel élément de fragilité dans le commerce extérieur russe, notamment sur le commerce de l’acier, que le Kremlin a dû souhaiter négocier une sorte de modus vivendi sur le régime et l’application des sanctions américaines.

Enfin, la question militaire a été au centre de la rencontre. Des accusations réciproques entre les deux camps sont source de tensions depuis de nombreux mois et renforcent la méfiance. Ces accusations concernent les manœuvres et les déploiements des forces de l’OTAN dans les pays baltes, et éventuellement en Pologne, qui les rapprochent de la Russie, réponse à la présence de plus en plus forte des forces russes dans la Baltique. Il y a aussi la question de la prolongation des Accords Start, des mesures de confiance en Europe, des forces nucléaires de portée intermédiaire et du déploiement des missiles russes Iskander à Kaliningrad. Il semble bien que les chefs d’État-Major aient commencé à travailler sur ces sujets.

Le président russe a suggéré une coopération avec les États-Unis dans le domaine du pétrole et du gaz. Cela vous semble-t-il envisageable ? Qu’en est-il du transit du gaz russe par l’Ukraine ?

La question énergétique est un élément nouveau dans le cadre des relations américano-russes, et pourrait être une des avancées de ce sommet. Ce sont des questions à la fois commerciales et politiques. Le principal enjeu est la construction de Nord Stream 2 (le doublement de Nord Stream 1) qui conduirait à court-circuiter complètement le transit du gaz à travers l’Ukraine, projet auquel les États-Unis sont opposés, car il impacterait négativement les intérêts ukrainiens. Or, une partie de l’économie du pays est basée sur ces droits de transit. Afin de trouver une solution à ce dossier, Vladimir Poutine a repris une idée mise en avant par la chancelière Angela Merkel, qui consisterait à maintenir la construction de Nord Stream 2, tout en s’engageant de garder un transit résiduel du gaz de l’Ukraine vers l’Europe afin de préserver l’économie ukrainienne. Le fait que Vladimir Poutine tienne compte de ce projet montre qu’une voix d’accord reste possible pour la construction de Nord Stream 2.

Dans les faits, il y a une réelle concurrence directe entre Moscou et Washington sur la question du gaz. Les États-Unis sont dorénavant les premiers producteurs de gaz mondial, et cela grâce au développement du gaz de schiste. Les Américains commencent à exporter leur gaz sous forme de gaz naturel liquéfié, légèrement plus cher que le gaz naturel, mais qui ne nécessite pas la construction de gazoducs coûteux. Le gaz liquéfié commence à être un concurrent direct du gaz naturel russe. Dès lors, il pourrait y avoir une sorte de répartition du marché européen du gaz entre les États-Unis et la Russie, voire la reconnaissance d’une certaine complémentarité, qui permettrait peut-être d’apaiser les tensions entre ces deux puissances énergétiques.

Sommet de l’OTAN : de réelles avancées face aux menaces américaines ?

Fri, 13/07/2018 - 17:51

Dans un contexte marqué par les menaces américaines vis-à-vis de l’Europe, le sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) s’est achevé hier soir à Bruxelles. Si la rencontre s’est terminée sur une note positive avec le renforcement des dépenses militaires de la part des Européens, il n’en demeure pas moins que ces derniers souhaitent se doter d’une plus forte autonomie stratégique en matière de défense afin d’affirmer une posture indépendante sur la scène internationale. L’analyse de Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS.

Dans quel contexte se tenait ce sommet de l’OTAN ? Quels en étaient les enjeux ?

Le sommet de l’OTAN a été précédé d’une très forte pression de la part du président des États-Unis, Donald Trump, afin que les membres de l’Alliance atlantique augmentent leurs dépenses en matière de défense, demande appuyée par des lettres envoyées à certains pays européens, dont l’Allemagne et le Royaume-Uni avant la tenue de la rencontre. Dans la perspective des Midterms, Donald Trump souhaite ainsi démontrer que les Européens lui obéissent.

À l’issue de ce sommet de l’Alliance atlantique, Donald Trump s’est dit « très satisfait » des résultats obtenus, ayant reçu des engagements de la part des partenaires européens à porter à 2% du PIB leurs dépenses en matière de défense. Toutefois, ces promesses ne changeront rien pour les prochaines années. Ces engagements ont déjà été pris lors du sommet de l’OTAN de 2014, et s’ils augmentent bien leur budget de défense, les États le font de manière souveraine et en fonction de leurs capacités budgétaires. Dans le cas de Berlin grandement ciblé par les critiques de Donald Trump, passer de 1,3 à 2% du PIB équivaut à une augmentation de 25 milliards d’euros du budget de la défense allemande ; on comprend aisément que cela ne va pas se faire du jour au lendemain. Donald Trump devait certainement communiquer sur ce succès vis-à-vis de son électorat sur le thème « on ne paiera plus pour les autres » ; pour les Européens, il était d’autant plus aisé de lui donner satisfaction qu’ils ne suivront pas le diktat de Donald Trump dans les semaines qui viennent. C’est donc un double jeu de dupes.

Quant aux menaces de désengagement américain, elles ont également certainement pour objectif d’obtenir des contreparties de la part des pays européens d’un maintien de la garantie de sécurité américaine. Cela peut concerner l’équilibre des échanges commerciaux, mais également les équipements de défense. Il est probable que Donald Trump se satisferait d’un engagement des pays européens à acheter davantage du matériel américain et non du matériel européen, comme ils en ont l’intention actuellement.

À l’heure où les États-Unis déconstruisent toutes tentatives de politique multilatérale, et face à une Russie isolée, la protection américaine est-elle toujours souhaitée par les États européens ?

Un certain nombre d’États européens souhaitent absolument la garantie de sécurité américaine. Ce sont majoritairement des pays qui craignent la résurgence de la menace russe, soit les pays baltes, la Pologne, la Norvège, la Suède (non-membre de l’OTAN) et le Royaume-Uni. Ils estiment que les capacités militaires des pays européens sont insuffisantes pour contrer une hypothétique action russe qui pourrait prendre la forme d’une guerre hybride, notamment dans les pays baltes.

Concernant les autres pays européens, un double-sentiment est communément partagé. Ils sont tentés de considérer qu’ils ont besoin de la garantie de sécurité des États-Unis, mais qu’au vu de la situation, il est nécessaire qu’ils s’organisent eux-mêmes et se dotent d’une autonomie stratégique afin de ne plus être dépendants de Washington et des menaces de Donald Trump. C’est notamment la position de l’Allemagne et de la France.

Quant au Royaume-Uni, il est dans la pire des positions, car Theresa May essaie de conserver, dans le cadre de la négociation sur le Brexit, la proximité la plus grande possible avec l’Union européenne en matière de défense, tout en souhaitant raviver la relation spéciale avec les États-Unis. Donald Trump vient de montrer son opposition à ce schéma et demande aux Britanniques de choisir clairement leur camp, ce qui est peu ou prou la même position que celle de la Commission européenne.

Selon la ministre des Armées, Florence Parly, « l’Europe de la défense nécessite une culture stratégique commune ». Une approche collective et globale d’une défense européenne s’impose progressivement.  Comment celle-ci est-elle en train de se construire ? Avec quels succès et quelles difficultés ?

Depuis quelques années, il y a une tentative de relance de l’Europe de la défense, avec une accélération des initiatives depuis le Brexit, appuyée sur l’idée de la nécessité de ressouder les États européens. Montrer aux citoyens que l’Union européenne peut leur offrir de la sécurité serait un des moyens de provoquer l’adhésion de l’opinion publique face à l’idée européenne. Tout cela se traduit et doit se traduire par des initiatives qui visent à ce que les Européens s’organisent mieux, de manière à développer leur capacité militaire et à mener des opérations conjointes.

Le développement des capacités militaires est organisé dans le cadre de la Coopération structurée permanente (CSP) qui permet aux Européens d’envisager le développement de leurs capacités militaires dans un cadre collectif. Il y a également le Fonds européen de défense, initié par la Commission européenne, qui va pour la première fois depuis 1957 financer la défense dans un cadre communautaire et inciter les Européens à développer leurs armements en commun. Enfin, pour ce qui est des opérations, c’est l’Initiative européenne d’intervention (IEI), lancée par le président Emmanuel Macron, qui doit permettre de développer une culture stratégique au niveau européen afin de conduire des opérations communes. Cette initiative a la particularité de se situer en dehors de l’UE – le Royaume-Uni a été associé à l’IEI -, tout en étant complémentaire aux projets de l’UE.

Ces nombreux projets visent à doter l’UE d’une plus grande autonomie stratégique afin de limiter la dépendance envers les États-Unis. Mais ces initiatives renforcent l’OTAN, puisqu’elles consolident les capacités militaires des États membres de l’Alliance atlantique. Cela inquiète toutefois Washington, car cela permet aux Européens de développer progressivement leur propre indépendance militaire.

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