À la suite de l'article d'Anthony Caillé et Jean-Jacques Gandini « Mais que fait la police ? » (janvier), Serge d'Ignazio apporte son témoignage sur le nombre de manifestants.
J'ai couvert pratiquement toutes les manifestations contre la loi travail à Paris et quelques manifestations de policiers. Comparer les « manifs sauvages » aux manifs contre la loi travail me semble hautement exagéré. Celle à l'appel des syndicats réunissait cent manifestants au maximum, et celle devant l'Assemblée nationale (la plus importante à ce jour, il me semble), environ un petit millier de personnes, en étant très généreux. Il faut noter la venue de Marion Maréchal-Le Pen, Gilbert Collard ou Nicolas Dupont-Aignan à ce dernier rassemblement. Il faut aussi se poser la question du comportement de la brigade anticriminalité lors de ces interventions et de l'utilisation des forces de l'ordre, pour le moins étrange, lors des défilés autorisés contre la loi travail.
En touchant à une icône de sa profession, l'architecte Olivier Barancy a suscité des réactions parmi ses pairs. Olivier Gahinet conteste le propos de l'article « Quand Le Corbusier redessinait Paris » (janvier), extrait du livre « Misère de l'espace moderne » (Agone).
Le plan Voisin, que l'article attaque avec fureur, a été fait à l'époque où quelques visionnaires avaient compris que la ville traditionnelle ne pourrait plus croître comme auparavant. Ces architectes ont anticipé les questions posées par la voiture ; leur travail est respectable, et progressiste. Nous savons aujourd'hui que les solutions qu'ils ont proposées ne sont pas adaptées : non parce que la lumière, l'espace et la verdure que prône la charte d'Athènes seraient de mauvaises choses, au contraire, mais parce que la ville et l'automobile sont difficilement compatibles, et parce que la nature de l'espace public s'est révélée plus complexe qu'on ne le pensait à l'époque.
Néanmoins, les projets de Le Corbusier restent des jalons très importants dans l'histoire de la pensée urbaine et, contrairement à ce qu'affirme avec assurance Barancy, ses autres projets de villes sont très différents de celui-ci et de la « ville radieuse » : le plan Obus pour Alger, par exemple, particulièrement contextuel, déroule une longue ligne où la ville devient un seul bâtiment, où tous les logements profitent des vues et où, contrairement au caractère « totalitaire » qu'imagine l'auteur, chaque logement est construit comme il l'entend par l'habitant et vient occuper une « case vide » du projet.
Le Corbusier voudrait réduire la taille des appartements ? C'est une plaisanterie, je suppose : un bâtiment, aboutissement des réflexions sur la « ville radieuse » qui déclenche la fureur de Barancy, fut construit à Marseille après la guerre : la « cité radieuse » du boulevard Michelet. Qui a visité cette « unité d'habitation » ou y a vécu sait que les logements y sont extraordinaires, comme l'est le projet tout entier, qui est un des plus beaux, un des plus saisissants, un des plus rationnels et un des plus poétiques bâtiments de logements du XXe siècle. (...)
Il est curieux que Le Corbusier soit le seul des grands maîtres du mouvement moderne à être ainsi régulièrement attaqué. C'est qu'il fut le seul parmi ses pairs à s'intéresser à tout : à des immeubles bourgeois comme au logement social, à l'architecture comme à la ville, à la villa de luxe et à des maisons très modestes. Ainsi, la petite maison qu'il construisit pour sa mère au bord du lac Léman, et que Barancy évoque pour nous dire que le toit-terrasse fuyait autrefois : cette rengaine était déjà rabâchée dans les années 1920 quand on voulait critiquer l'architecture moderne, et mériterait de figurer au Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, à la place du fameux « Architectes : oublient toujours l'escalier des maisons ». Quiconque est un peu curieux du monde verra dans ces soixante mètres carrés un merveilleux cadeau, la lumière et la vue captées irradiant cet espace qui donne tant avec si peu de moyens, cet espace moderne que Barancy semble détester. (...)
Barancy reproche à Le Corbusier d'être fasciné par l'ordre. Cette discussion nous mènerait trop loin, mais, comme la poésie, l'architecture a évidemment à voir avec une « mise en ordre », comme le disait Jean Cocteau à propos de Pablo Picasso : « Les muses ont tenu ce peintre dans leur ronde / Et dirigé sa main / Pour qu'il puisse au désordre adorable du monde / Imposer l'ordre humain. »
On ne peut reprocher ce goût de l'ordre à Le Corbusier et, en en même temps, sembler lui imputer l'horreur de la ville capitaliste néolibérale d'aujourd'hui en laissant entendre qu'il l'aurait anticipée dans le plan Voisin. C'est ce qui préside au fait de juxtaposer le texte et les images de Bublex, lesquelles évoquent Pékin ou Shanghaï et pas du tout le plan Voisin. C'est une imposture : que Bublex se réfère, dans le titre de ses œuvres, au plan Voisin, c'est absurde, et plus encore pour les « plans » que vous montrez, qui n'ont rien à voir avec le plan de Le Corbusier... Que l'artiste voie là une démarche artistique et « conceptuelle », c'est possible ; prétendre que ces œuvres sont à leur place dans un article « informatif » sur le plan Voisin, c'est tromper le lecteur.
Dès son premier discours de président, M. Donald Trump rompt avec ses prédécesseurs. Promettant, le ton rogue et le poing serré, que le slogan « America First » (« L'Amérique d'abord ») résume la « nouvelle vision qui gouvernera le pays », il annonce que le système international créé depuis plus de soixante-dix ans par les États-Unis n'aura plus pour fonction que de les servir. Ou pour destin de dépérir. Une telle franchise perturbe la tranquillité des autres nations, notamment européennes, qui feignaient de croire à l'existence d'une « communauté atlantique » démocratique, réglée par des arrangements mutuellement avantageux. Avec M. Trump, les masques tombent. Dans un jeu qu'il a toujours jugé être à somme nulle, son pays entend « gagner comme jamais », qu'il s'agisse de parts de marché, de diplomatie, d'environnement. Malheur aux perdants du reste de la planète.
Et adieu aux grands accords multilatéraux, en particulier commerciaux. Façonné par ses souvenirs d'écolier des années 1950, le nouvel occupant de la Maison Blanche remâche depuis des décennies la fable selon laquelle l'Amérique se serait toujours comportée en bon Samaritain. Et aurait, depuis 1945, « enrichi d'autres pays », lesquels, sous le parapluie protecteur de l'Amérique, ont « fabriqué nos produits, volé nos entreprises et détruit nos emplois » (1). De grandes fortunes autochtones ont assurément survécu au « carnage » qu'il décrit, dont son empire de résidences de luxe qui a essaimé sur quatre continents. Mais de telles arguties pèsent peu au regard du renversement idéologique qui se dessine : le président des États-Unis parie que son protectionnisme « apportera une grande prospérité et une grande force », au moment où, au Forum économique de Davos, le dirigeant du Parti communiste chinois propose de se substituer à l'Amérique comme moteur de la mondialisation capitaliste (2)…
Que dit l'Europe ? Déjà en voie de dislocation avant le coup de barre de Washington, elle regarde passer les trains et essuie, désemparée, les rebuffades de son parrain. M. Trump, qui la soupçonne (assez justement) d'être dominée par les choix économiques de l'Allemagne, s'est réjoui que le Royaume-Uni ait décidé de la quitter et méprise les obsessions antirusses des Polonais et des Baltes. Autant dire que les dirigeants du Vieux Continent, qui ont renoncé depuis des années à toute ambition contraire aux vœux de leur suzerain américain, risquent dorénavant de trouver porte close à l'ambassade des États-Unis où ils venaient rappeler leur loyauté (3). Rien ne garantit que l'unilatéralisme de M. Trump les contraindra enfin à renoncer au biberon de l'atlantisme et au dogme du libre-échange pour marcher sur leurs propres jambes. Mais l'année électorale en France et en Allemagne mériterait d'avoir cette exigence pour enjeu.
(1) Il y a trente ans déjà, le 2 septembre 1987, M. Trump avait acheté une page de publicité dans trois grands quotidiens américains de la côte Est pour y publier une lettre ouverte intitulée : « Pourquoi l'Amérique devrait cesser de payer pour défendre des pays qui ont les moyens de se défendre eux-mêmes ».
(2) « China says it is willing to take the lead », The Wall Street Journal Europe, 24 janvier 2017.
(3) Ainsi que l'ont établi les milliers de télégrammes diplomatiques publiés par WikiLeaks en décembre 2010. MM. François Hollande et Pierre Moscovici faisaient partie des visiteurs.
La revue de l'association des espérantistes de langue française Sat-Amikaro déconstruit les stéréotypes qui traversent les manuels scolaires au sujet des langues. Un article revient sur le succès du dernier congrès mondial d'esperanto. (N° 113, janvier-février, bimestriel, 3,50 euros. — Paris.)
Enquête à l'appui, la nouvelle publication du collectif Arrêt du nucléaire présente la question des cuves du réacteur pressurisé européen (EPR) et des falsifications de pièces de fonderie essentielles à la sécurité comme le signe de l'effondrement « irréversible » de l'atome en France. (N° 5, janvier, prix libre. — c/o Lablanquie, 285, avenue de Verdun, 46400 Saint-Céré.)
L'équipe du maire socialiste Bertrand Delanoë, élue en 2001, a relancé le financement d'un grand nombre de logements sociaux dans la capitale. Mais sa politique de mixité sociale « par le haut », loin de contrer le phénomène de gentrification, aboutit plutôt à le renforcer, confirmant ainsi un embourgeoisement entamé il y a un demi-siècle.
Paris n'a jamais cessé d'être le lieu de résidence privilégié de la bourgeoisie. Pourtant, jusqu'au début des années 1980, la ville est restée essentiellement populaire. Depuis, les anciennes usines ont été remplacées par des tours de bureaux ou transformées en ateliers d'artistes ; l'habitat ouvrier a été réhabilité et sert désormais de résidence aux cadres, aux ingénieurs et aux professions culturelles. Cette dynamique internationale de colonisation des centres-villes par les classes moyennes et supérieures est désignée par la géographie radicale anglo-saxonne sous le terme de « gentrification ». Les politiques publiques y jouent un rôle variable selon les contextes nationaux et locaux, l'« embellissement stratégique » mené par Napoléon III et le baron Haussmann à Paris sous le Second Empire formant le point de départ des politiques contemporaines de revalorisation du centre comme lieu de pouvoir.
Si l'« haussmannisation » n'est pas parvenue à faire de Paris une ville bourgeoise, elle a contribué à éviter le départ des classes dominantes en banlieue au XIXe siècle. Et aujourd'hui, l'habitat haussmannien sert de point d'appui à la gentrification dans les quartiers populaires du Nord et de l'Est parisien, soit un effet de cette politique à plus d'un siècle de décalage.
Les prémices de la gentrification parisienne sont donc anciennes, mais celle-ci ne progresse réellement qu'à partir des années 1960-1970. C'est en effet à cette époque que la base industrielle du Paris populaire commence à être remise en cause par une redistribution spatiale de la division du travail : avec l'aide de l'Etat, les usines sont progressivement délocalisées, d'abord en grande périphérie parisienne, puis dans la France rurale, et enfin à l'étranger. La désindustrialisation de Paris s'accélère dans les années 1980-1990 : la déréglementation et l'intégration internationale de l'économie favorisent la mise en concurrence de la main-d'œuvre ouvrière à l'échelle mondiale et facilitent la globalisation de la production industrielle, tandis que les emplois qualifiés se concentrent dans les métropoles comme Paris. Les emplois d'ouvriers déclinent alors que ceux des cadres et professions intellectuelles supérieures augmentent considérablement. La plus forte hausse s'observe parmi les professions de l'information, des arts et des spectacles, faisant émerger un nouveau groupe social autour des professions culturelles. Comme les cadres d'entreprise et les ingénieurs, la moitié de ces emplois en France est concentrée en Ile-de-France. C'est principalement au sein de cette nouvelle petite bourgeoisie que se recrutent les nouveaux propriétaires de logements qui investissent les quartiers populaires parisiens.
Néanmoins, l'évolution de la structure des emplois et l'émergence d'un nouveau groupe social ne suffisent pas à expliquer la gentrification de Paris. Les politiques de logement et d'urbanisme ont joué un rôle décisif dans la sélection sociale croissante. Dès les années 1960, bien plus que le déclin des emplois ouvriers, c'est la construction massive de logements sociaux en banlieue qui a entraîné le départ d'une partie des classes populaires du centre. A la fin des années 1970, plusieurs opérations publiques lancent la revalorisation des arrondissements centraux de la rive droite, comme l'achèvement de la rénovation des Halles avec la création d'une gare de RER reliée au nouveau pôle d'emploi de la Défense, ou la réhabilitation du Marais, ancien quartier aristocratique de la Renaissance devenu populaire au XIXe siècle. Dans le même temps, les opérations de démolition-reconstruction menées par l'Etat jusqu'en 1977, en partenariat avec des entreprises privées, remplacent l'habitat populaire ancien par des tours et des barres de logements privés et sociaux. Les luttes urbaines qui se développent à l'époque s'opposent à ce qu'on appelle alors la « rénovation-déportation ».
En 1977, Paris retrouve un maire et des compétences en urbanisme : la politique de rénovation est réorientée vers un urbanisme respectueux de la trame urbaine et des gabarits initiaux. On continue de démolir et de reconstruire, mais cette fois pour créer principalement des équipements et des logements publics, sociaux ou intermédiaires, dans le cadre du plan-programme de l'Est parisien de 1983. Cette politique a des effets sociaux paradoxaux : d'un côté, elle poursuit l'éviction des anciens habitants, et les logements publics intermédiaires contribuent à attirer des ménages des classes moyennes et supérieures ; de l'autre, les rénovations ont favorisé l'extension du parc social et plusieurs quartiers concernés sont restés populaires, relevant même aujourd'hui de la politique de la ville (1). Les opérations de rénovation n'ont donc pas accompagné clairement la gentrification. En entraînant la destruction du bâti ancien, elles ont même rencontré l'opposition des premiers « gentrifieur s » (2), notamment à Belleville (3), préoccupés par la sauvegarde du patrimoine architectural et de leur bien immobilier.
Dans les années 1980, c'est en effet l'initiative privée — des ménages acquérant un logement, rejoints ensuite par des promoteurs immobiliers pratiquant la vente à la découpe après travaux — qui est le moteur de ce mouvement. Appartenant au quart des ménages les plus riches d'Ile-de-France, les gentrifieurs parisiens sont proches de la quarantaine quand ils achètent un logement pour le réhabiliter avant d'y habiter. Il n'est pas rare qu'ils renouvellent cette opération plusieurs fois, suivant l'évolution de leur vie familiale et au gré des opportunités immobilières. « Nous avons choisi d'être propriétaires, même si c'était au départ habiter dans des choses très petites et des quartiers très populaires, ça a été notre stratégie », raconte l'un d'eux. Au lieu de quitter Paris pour la banlieue comme la plupart des jeunes actifs quand ils fondent une famille, les gentrifieurs expriment un refus viscéral de passer le périphérique : « Si on n'avait pas eu les moyens de vivre dans Paris même, on n'aurait pas… On serait partis dans une autre ville, quoi. Non non, certainement pas la banlieue ! », résume un autre. Héritiers de la culture étudiante du Quartier latin dans les années 1970, ils s'expatrient pourtant rive droite et, progressivement, de plus en plus loin à mesure que les prix de l'immobilier augmentent. Ainsi, dans les années 1980, une jeune diplômée habitait le 5e arrondissement : « [C'était le] quartier des étudiants, très sympa. Et le jour où j'ai voulu acheter, vu les prix du 5e… Les quartiers les moins chers à l'époque, donc c'était… Je ne parle pas de la Goutte-d'Or [18e], mais… il y avait Bastille [11e], ça c'était super pas cher. » S'ils choisissent de rester à Paris, les plus chanceux s'offrent un cadre de calme et de verdure en investissant les anciennes cours industrielles de l'Est parisien : « C'est un élément décisif qui nous permet de rester à Paris, parce que c'est évident que si on habitait sur un boulevard, bruyant et sur lequel on ne pourrait pas ouvrir les fenêtres, on n'aurait peut-être pas la même approche de la situation. Là, on est un peu dans une bulle aussi, donc (...) on n'a pas les inconvénients de la vie urbaine. » Pionniers des repas entre voisins, les nouveaux habitants développent une sociabilité de l'« entre-soi » à la faveur de la fermeture de ces cours réhabilitées (4).
C'est seulement au milieu des années 1990, après l'élection de Jean Tibéri à la mairie de Paris, que celle-ci abandonne définitivement la rénovation pour se rallier à la réhabilitation en aidant les propriétaires privés, presque sans contrepartie. Ce soutien s'accompagne d'une panoplie de politiques publiques allant dans le sens des gentrifieurs — politique culturelle, promotion des espaces verts et des circulations douces, amélioration des espaces publics —, tandis que la production de logements sociaux est au plus bas. Après la crise immobilière de 1990-1991, les prix retrouvent une courbe ascendante entre 1998 et 2008. En dix ans, la frénésie d'achat a été soutenue par la baisse des taux de prêts bancaires et le prix moyen au mètre carré des appartements anciens a été multiplié par 2,8 à Paris, et par 3,5 dans un arrondissement proche du centre comme le 10e (5).
A Londres, le soutien à la réhabilitation privée de l'habitat a été beaucoup plus précoce, dès les années 1960, tandis que le désengagement de la production de logements sociaux et les nouvelles politiques de rénovation des quartiers populaires au profit des classes supérieures (notamment les anciens docks) ont commencé dès les années 1980. Paris se distingue donc de Londres par un soutien plus tardif et moins univoque des pouvoirs publics à la gentrification. Cela se traduit par la moindre rapidité du processus, qui s'étend sur plusieurs décennies. Comme le montre la carte ci-dessous, la gentrification s'opère par des fronts pionniers à partir des beaux quartiers de l'Ouest parisien (6).
Cette diffusion n'est toutefois pas linéaire. Elle a ses avant-postes que sont les lieux remarquables comme la Butte-Montmartre, les espaces verts ou les canaux. C'est le cas par exemple du canal Saint-Martin, ancienne concentration d'entrepôts industriels autour de laquelle les cafés ont joué un rôle important en revalorisant son image depuis la fin des années 1990. Parallèlement aux transformations dans l'habitat, ceux-ci ont attiré de nouvelles boutiques à la mode et la fréquentation de jeunes gens des classes moyennes et supérieures, qui s'approprient la quasi-totalité des berges en été pour pique-niquer. Cette dynamique se poursuit aujourd'hui le long du bassin de la Villette et du canal de l'Ourcq, jusqu'au parc de la Villette.
La gentrification a également ses stratégies de contournement pour éviter les quartiers les plus densément peuplés par les migrants. Perpétuant les dynamiques anciennes de renouvellement des quartiers populaires, ces derniers sont en effet venus remplacer dans l'habitat vétuste les ménages populaires français de naissance, ou ceux des premières vagues de migrations européennes, partis habiter en banlieue. Venus d'Algérie et des pays riverains de la Méditerranée, des anciennes colonies françaises d'Afrique subsaharienne, puis de pays comme le Sri Lanka et la Chine, les migrants forment aujourd'hui une part essentielle des classes populaires parisiennes. Dans certains quartiers d'habitat dégradé, ils ont également repris les commerces, ce qui leur confère une visibilité certaine dans l'espace public. Celle-ci constitue un frein à la gentrification en marquant la distance sociale et culturelle avec les gentrifieurs potentiels, ou en alimentant les fantasmes sécuritaires contemporains. Ainsi, dans le quartier central du Sentier (2e) et du faubourg Saint-Denis (10e), la gentrification a mis dix ans de plus qu'alentour à se produire, avec le soutien d'une opération publique de réhabilitation de l'habitat au début des années 2000. La pression immobilière finit par amener les gentrifieurs dans ces quartiers comme le bas Belleville (10e-11e) ou Château-Rouge (18e), dans le nord de la Goutte-d'Or.
Dans ces quartiers populaires et immigrés, les nouveaux arrivants évitent généralement de scolariser leurs enfants à l'école publique du quartier, et ont souvent recours à l'école privée. Leur vie de quartier se résume bien souvent à la convivialité entre voisins également gentrifieurs. D'abord dubitatifs face à ces quartiers dans lesquels la pression immobilière les contraint à investir, ils finissent par tenir des discours dithyrambiques sur la mixité sociale et culturelle : « [Ce quartier] nous ouvre l'esprit, (...) il y a plein de choses, (...) il y a plein de gens différents... » Cet éloge de la mixité est une façon de justifier leur présence dans ces quartiers qu'ils contribuent à transformer. C'est aussi un moyen de se reconnaître entre eux. Tels les colons ou les expatriés en terre étrangère, ils savent tisser des liens avec leurs homologues du voisinage, organisant par exemple des vide-greniers entre différentes cours réhabilitées, mais portes closes pour le reste du quartier.
C'est dans ce contexte que la gauche dite « plurielle » (Parti socialiste, Verts, Parti communiste français) est élue à la mairie de Paris en 2001, puis réélue en 2008. Etant donné cet avancement du processus et l'impossibilité d'agir sur les prix immobiliers ou les loyers (ce qui est du ressort de l'Etat), sa marge de manœuvre pour enrayer les transformations à l'œuvre est limitée. D'ailleurs, M. Bertrand Delanoë et son équipe se gardent bien de critiquer frontalement la gentrification, privilégiant une approche par la mixité sociale, qu'il s'agirait de maintenir à Paris. La nuance est importante : il ne s'agit pas tant de limiter l'éviction des classes populaires que d'assurer un peuplement socialement mixte dans tous les quartiers de Paris. Cela passe par une politique de relance de la production de logements sociaux et de rééquilibrage géographique et social de ce parc de logements.
Pas toujours insalubres, les immeubles vétustes que l'on a détruits ou réhabilités pour créer du logement social formaient ce que l'on appelle le parc social de fait.Cette relance est bien réelle : lors du premier mandat de M. Delanoë, trente mille logements sociaux SRU (7) ont été financés, contre environ neuf mille sous le mandat de M. Jean Tibéri, et le budget de la ville consacré à ce poste atteint en 2008 437 millions d'euros, soit un budget presque équivalent à ce que l'Etat consacre au logement locatif social dans toute la France. Elle n'en est pas moins structurellement limitée. Les terrains à bâtir étant devenus rares dans Paris, la création d'habitat social se fait en achetant les immeubles dont les investisseurs institutionnels (compagnies d'assurances, caisses de retraite, banques) se dessaisissent, et surtout en démolissant ou en réhabilitant des immeubles vétustes. Or ces dernières opérations réduisent le nombre de logements disponibles. Souvent petits, inconfortables (8) et surpeuplés, ces appartements n'étaient pas toujours insalubres et formaient ce que l'on appelle le parc social de fait. Leur disparition n'est pas compensée, loin s'en faut par la création de logements sociaux. Une minorité des classes populaires (qui accède aux nouvelles constructions) voit ainsi ses conditions de vie s'améliorer alors que la majorité de ces dernières est exclue de la capitale (et notamment les migrants primo-arrivants).
Par ailleurs, la volonté de rééquilibrage géographique de l'habitat social de M. Delanoë conduit à privilégier les arrondissements les moins pourvus — et notamment les beaux quartiers —, mais aussi à promouvoir les types de logement qui s'adressent aux classes moyennes (les PLS) (9) dans les arrondissements où le parc social est déjà important. La municipalité agit comme si la composition sociale de Paris était figée et que seule son action permettait de la « rééquilibrer », quartier par quartier. La gentrification en cours n'est donc pas prise en compte et l'action municipale dans les quartiers populaires contribue à l'accompagner en voulant y favoriser la mixité sociale par le haut. A Château-Rouge par exemple, marqué par la présence africaine (10) et où la gentrification commence difficilement, le maire du 18e, M. Daniel Vaillant, se fait fort de transformer le quartier par la modernisation de l'habitat, l'embellissement de l'espace public, l'implantation de résidences étudiantes ou encore la limitation des commerces africains (11), sans oublier l'omniprésence policière voulue par la préfecture. Cette politique est dans l'intérêt des gentrifieurs, qui l'ont bien compris. Comme l'indique l'un d'eux : « Moi j'aime bien ce côté Afrique et tout ça, en même temps, je sais que moi, si je veux revendre mon appart, c'est sûr que… je pense que ça va monter si cette population n'est plus là. »
En ce sens, ils sont pleinement en phase avec les politiques municipales, et presque tous se disent « de gauche », même s'il ne s'agit plus que d'une définition morale : « Pour moi, être à gauche, c'est être heureux qu'il y ait des différences, et trouver que les différences, c'est ce qui enrichit. C'est essayer d'être le plus possible vigilant… au partage… d'une qualité de vie quoi. » De fait, ils adhèrent pleinement à la politique de valorisation du cadre de vie, qui paraît faite pour eux. Il s'agit de « rendre Paris aux Parisiens », sans qu'il soit jamais dit que ces Parisiens ne sont plus les mêmes qu'avant. Etant nombreux à travailler dans le monde de l'information, de l'art et du spectacle, les gentrifieurs sont aussi les premiers destinataires de la politique culturelle de la municipalité, des résidences pour artistes aux spectacles de masse comme la « Nuit blanche », en passant par les nouveaux équipements culturels. Leur position politique reflète une position sociale particulière dans les quartiers populaires, qu'ils s'approprient et transforment progressivement. Tissée de contradictions, elle converge objectivement avec les ambitions de M. Delanoë et de son équipe, dont les politiques d'amélioration de l'habitat, d'équipements culturels et de revalorisation urbaine tendent à se concentrer précisément là où la gentrification semble encore balbutiante. C'est notamment le cas dans le nord de Paris, où a été lancé l'ambitieux projet Paris Nord-Est, qui entend faire émerger entre les portes de la Villette et de la Chapelle (18e-19e) un nouveau pôle tertiaire (bureaux, université), en s'appuyant notamment sur le canal Saint-Denis.
(1) Lire Sylvie Tissot, « L'invention des “quartiers sensibles” », page 56.
(2) On utilise le terme de « gentrifieurs » pour désigner ces ménages des classes moyennes et supérieures qui acquièrent un logement dans un quartier populaire et le réhabilitent. On distingue également des gentrifieurs dits « marginaux », qui sont plus jeunes et moins aisés que les précédents, mais travaillent aussi dans le domaine culturel (intermittents du spectacle, par exemple), achètent un logement grâce à un héritage et le réhabilitent par eux-mêmes. La gentrification passe aussi par la sélection croissante des locataires à travers la hausse des loyers.
(3) Patrick Simon, « La société partagée. Relations interethniques et interclasses dans un quartier en rénovation, Belleville, Paris 20e », Cahiers internationaux de sociologie, no 68, Paris, 1995, p. 161-190.
(4) Cf. « Les anciennes cours réhabilitées des faubourgs : une forme de gentrification à Paris », Espaces et Sociétés, nos 132-133, Paris, 2008, p. 91-106.
(5) Source : base BIEN de la Chambre des notaires de Paris - Ile-de-France.
(6) Cf. « Les dynamiques spatiales de la gentrification à Paris », site Internet Cybergeo (http://cybergeo.revues.org) pour comprendre le mode de construction de cette carte.
(7) La loi solidarité et renouvellement urbain (SRU, 2000) prévoit un objectif de 20 % de logements sociaux dans les grandes agglomérations, excluant le logement intermédiaire de la définition des logements sociaux.
(8) Selon la définition de l'Insee, il s'agit des logements non équipés de douche (ou de salle de bains) ni de WC.
(9) Depuis la réforme Barre de 1977, les plafonds de ressources ouvrant droit au logement social ont régulièrement augmenté. Aujourd'hui, près de 70 % des ménages vivant en France peuvent y accéder en théorie. Le PLS (« prêt locatif social ») correspond à un type de logement social pour lequel les plafonds de ressource sont supérieurs de 30 % à ceux du logement social classique. Il entre dans la définition des logements sociaux SRU et est financé intégralement par les collectivités locales (avec un simple agrément de l'Etat).
(10) Sophie Bouly de Lesdain, « Château-Rouge, une centralité africaine à Paris », Ethnologie française, vol. XXIX, no 1, Paris, 1999, p. 86-99.
(11) Il s'agit des commerces vendant des produits importés d'Afrique subsaharienne, dont les tenanciers ont des origines variées (chinoise, notamment). La mairie du 18e a tendance à classer dans les commerces dits « exotiques » ou « ethniques » tous ceux qui sont tenus en apparence par des immigrés, même s'il s'agit d'une boulangerie de quartier on ne peut plus classique..
Un dossier spécial sur la situation en Turquie après la tentative de coup d'État contre M. Recep Tayyip Erdoğan en juillet 2016. Avec cette interrogation essentielle : comment sauver la démocratie turque ? (N° 15, automne-hiver, semestriel. — Fondation RFIEA, Paris.)
Pour sortir des idées reçues sur les relations Inde-Chine sont ici analysées les nouvelles doctrines militaires de Pékin, les réponses chinoises « modérées » face à la modernisation de l'armée indienne, la compétition des deux pays sur mer… (Vol. 17, n° 1, 13 janvier, gratuit sur le site de la Jamestown Foundation. — Washington, États-Unis.)
Le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a décidé le 23 octobre de laisser le conservateur Mariano Rajoy former un gouvernement. La décision met fin à dix mois de blocage institutionnel. Elle donne également corps à la « caste » que dénonce la formation Podemos : un camp politique soucieux de préserver le statu quo, alors que la critique du système s'intensifie dans la population.
Alberto Magnelli. — « Opposition n° 1 », 1945 © ADAGP, Paris, 2016 - Cliché : Banque d'images de l'ADAGPLa politique européenne traverse une période de polarisations. Ce processus n'est pas né par hasard. Il répond à la radicalisation du projet néolibéral après la crise financière de 2008 : augmentation brutale des inégalités, accélération de la destruction de l'État-providence, expulsion de millions de travailleurs de ce qui leur donnait jusqu'ici accès à la pleine citoyenneté — l'emploi... Une série de bouleversements économiques et sociaux ont bousculé les fidélités partisanes, renversé les consensus d'antan et conduit à des glissements tectoniques dont nul ne saurait prédire l'aboutissement.
Pourquoi parler de polarisations, au pluriel ? Parce que, même si elles résultent le plus souvent de phénomènes liés aux politiques européennes (l'austérité, le problème des réfugiés, etc.), celles-ci se traduisent par des affrontements structurés sur le plan national et varient d'un pays à l'autre.
Ces polarisations ne délimitent pas des champs aussi opposés que les bornes d'une pile électrique. Certains voisinages peuvent même surprendre, comme sur la question de la sortie de l'Union européenne. Ici, l'opposition « gauche-droite » nous éclaire moins qu'une autre, structurée autour de la question de la souveraineté nationale. Parmi les partisans de la sortie, on trouve une partie de l'extrême droite aux côtés de certains secteurs de la gauche radicale. Côté « européiste », la chancelière allemande Angela Merkel et l'un de ses principaux adversaires de l'année 2015, le premier ministre grec Alexis Tsipras. Tous deux s'entendent pour subordonner l'indépendance nationale à la consolidation de l'Union — même si l'effort coûte moins à la première, dont le pays joue le rôle de boussole pour Bruxelles. En dépit de leur proximité stratégique, ces étonnants compagnons de route ne partagent toutefois aucune ambition politique…
L'enchâssement de polarisations multiformes caractérise la période de recomposition des camps que nous connaissons. Les antagonismes se déplacent : ils s'expriment souvent par le biais de séismes électoraux qui effraient les élites — le vote en faveur du « Brexit », la victoire de Syriza en Grèce, les scores obtenus par Podemos en Espagne, etc. — mais qui affectent finalement très peu la vie quotidienne des peuples. Nous n'en sommes toutefois qu'aux prémices d'une reconfiguration politique, économique et culturelle à l'échelle du continent…
D'importantes mutations s'observent déjà. L'intellectuel Stuart Hall a défini la politique menée par la première ministre britannique Margaret Thatcher dans les années 1980 comme un « populisme autoritaire », conçu pour répondre à l'affaiblissement de la social-démocratie keynésienne d'après-guerre. Opérant la fusion de l'argent et du pouvoir, cette révolution conservatrice a connu sa principale victoire avec l'apparition de la « troisième voie » travailliste, incarnée par M. Anthony Blair (1). Interrogée sur sa plus grande réussite, la Dame de fer n'avait-elle pas répondu : « Tony Blair et le New Labour (2) » ? Cette mutation de la social-démocratie en social-libéralisme a produit ce que l'intellectuel britannique Tariq Ali appelle l'« extrême centre », qui réunit la gauche proentrepreneuriale et la droite pro-patronale au service des « 1 % », l'élite oligarchique des plus riches. Ce camp connaît aujourd'hui une crise qui renforce des organisations jusque-là cantonnées aux marges. Dans la plupart des cas, le phénomène a conduit à un déplacement du champ politique vers la droite. Mais pas toujours.
En Grèce, par exemple, la crise de la social-démocratie s'est traduite par de longs mois de lutte contre des gouvernements d'« extrême centre » soumis à la « troïka » (Banque centrale, Commission européenne et Fonds monétaire international). Cette lutte s'est soldée par la victoire de Syriza aux élections législatives de janvier 2015 et par la marginalisation du parti socialiste grec, le Pasok. Mais, dans sa confrontation avec les institutions européennes, Syriza a refusé d'envisager la moindre perspective de rupture. L'échec de cette stratégie réformiste l'a conduit à se transformer en équivalent fonctionnel de son adversaire social-libéral d'hier... En Autriche, au contraire, le vote protestataire a profité à la formation d'extrême droite Freiheitliche Partei Österreichs (Parti de la liberté, FPÖ).
La crise des réfugiés structure un autre axe de polarisation. Pour l'heure, la réponse de la plupart des dirigeants européens a été la fermeture des frontières — une autre conséquence de l'austérité. Car, bien au-delà des coupes budgétaires et des privatisations, celle-ci impose ce que l'économiste Isidro López a qualifié d'« imaginaire de la pénurie », l'idée qu'« il n'y en aura pas pour tout le monde » et que, par conséquent, certains sont « en trop » (3). Organisant l'opposition entre identité nationale et citoyenneté, cet axe de polarisation profite aux classes dominantes, dont la responsabilité s'efface derrière la mise en accusation des plus fragiles : les migrants, les étrangers ou, tout simplement, les « autres ».
Elle aussi contradictoire, la campagne autour du « Brexit » a montré que le manque de solution politique crédible à l'échelle européenne laissait le champ libre à la peur, à la xénophobie, au repli identitaire, à l'égoïsme et à la recherche de boucs émissaires. La campagne s'est organisée autour de diverses préoccupations populaires, dont celle liée à la dégradation de la démocratie. Certaines formations, pas toujours de gauche, comme le Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni (UKIP), se sont emparées de cette inquiétude, prenant dans leurs discours la défense du peuple contre les élites, de « ceux d'en bas » contre « ceux d'en haut ». Et elles ont convaincu. La nouvelle première ministre britannique Theresa May a fait de même récemment.
Le Mouvement 5 étoiles, en Italie, offre l'une des expressions les plus éclatantes de ce vote de protestation. La formation de M. Giuseppe (« Beppe ») Grillo résulte d'une double dénonciation : celle de la montée en puissance d'un populisme autoritaire incarné par le berlusconisme et celle d'une gauche en décomposition à la suite de son soutien au gouvernement de M. Romano Prodi. Mais dénoncer revient à se définir en négatif : reste la question de l'identification du projet que l'on souhaite porter.
Certes, le flou peut s'avérer fertile. Quel était, en Espagne, le 15 mai 2011 et les jours qui suivirent, le cri du mouvement d'occupation des places (le 15-M) ? « Ils ne nous représentent pas ! », une dénonciation du choc austéritaire imposé par le gouvernement et de la corruption de la classe politique. Ce cocktail explosif a brisé les consensus sociaux sur lesquels reposait la légitimité du régime né de la Constitution de 1978 (4). Pas de projet : un rejet.
Le cas espagnol éclaire fort bien le phénomène qui nous intéresse ici. Tout d'abord dans la mesure où le pays a servi de laboratoire à la mise en œuvre des mesures d'austérité exigées par l'Union européenne. En second lieu, parce que le pays avait connu l'émergence d'un imaginaire consacrant l'endettement comme mode de vie. L'éclatement de la bulle immobilière a révélé les illusions d'une telle vision et introduit une dissonance dans l'environnement culturel qui alimentait les rêves de prospérité des classes moyennes propriétaires. Conséquence ? Une désaffection à l'égard du monde politique semblable à celle qui s'exprime dans toute l'Europe et qui bascule de tel ou tel côté de l'échiquier en fonction de l'existence — ou non — de luttes sociales animées par des organisations populaires.
Dans un tel contexte, l'irruption de Podemos, en 2014, représente un pas de plus dans cette distanciation des populations vis-à-vis des élites. Elle s'inscrit dans la foulée du 15-M, des élans de solidarité avec la Plate-forme des victimes des hypothèques (PAH) ou des « marées », ces mouvements sociaux identifiés par la couleur vestimentaire adoptée lors des manifestations : blanc pour la santé, vert pour l'éducation, rouge pour la science, bleu pour la défense de l'eau, noir pour la défense des conditions de travail des fonctionnaires et contre les coupes budgétaires, violet pour les droits des femmes…
Il serait toutefois prématuré de proclamer le trépas des partis de l'« extrême centre », à tout le moins en Espagne. D'ailleurs, notre formation n'est pas parvenue (bien qu'il s'en soit fallu de peu) à dépasser le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) lors des dernières élections générales (5). Depuis décembre 2015, le pays n'a toujours pas réussi à se doter d'un gouvernement, et il a dû organiser de nouvelles élections en juin 2016 — une première dans son histoire récente. On ne saurait comprendre cette instabilité sans prendre en compte ce climat de polarisations, dans la rue comme au Parlement. La capacité des élites (et des appareils) à se réorganiser demeure colossale, tandis que les difficultés à constituer un bloc social affichant un projet de rupture demeurent. Reste que, peu à peu, de nouvelles façons de voir le monde et de nouvelles forces sociales se construisent.
Dans ce contexte de polarisations, la lutte pour la construction d'une majorité sociale ne se mène pas au centre de l'échiquier politique, mais sur ses côtés : là où s'organise la lutte entre peuple et élites comprise dans son sens le plus strict d'antagonisme de classe. Née pour freiner la saignée qui prive la population de droits conquis de haute lutte, cette confrontation offre une occasion stratégique : celle d'en conquérir de nouveaux et d'inventer des formes démocratiques inédites.
En deux ans, des milliers de personnes sont passées par les cercles de Podemos. Mais, si toutes ont voté pour ce parti lors des divers scrutins, la plupart n'ont pas participé de manière régulière à la vie de ses structures de base. Podemos a su donner corps à une politique « de l'exceptionnel », parvenant à mobiliser des millions de personnes lors d'événements ponctuels, mais s'est montré moins habile à proposer une politique « du quotidien », à créer une communauté, des solidarités, des réseaux de soutien mutuel susceptibles de renforcer la résistance et les luttes. Nul doute qu'il ne parviendra pas seul à « territorialiser la politique ». Il lui faudra travailler avec d'autres acteurs pour tisser des liens dans tous les espaces de la vie sociale et générer des institutions de classe autonomes, capables de résister aux assauts des néo-libéraux. Il s'agit là de l'un des principaux défis pour la prochaine période, si nous souhaitons éviter deux écueils : rester dans les mémoires comme un parti-éclair, mort aussi vite qu'il était né ; ou nous transformer en une formation de plus, à l'image des autres. Le mouvement du 15 M a ouvert le cycle politique qui a rendu possible l'émergence de Podemos, mais le passage à la nouvelle étape de la vie du parti requiert un retour de la mobilisation sociale et une intensification du phénomène de polarisations. Alors s'ouvrira la voie du changement, interdisant la restauration du régime actuel.
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », écrivait l'intellectuel sarde Antonio Gramsci en une formule souvent citée en ce moment. Dans le camp antisystème, deux pôles se forment : l'un promeut la xénophobie, l'autre, la lutte des classes. Les monstres surgissent quand le champ de bataille politique se structure autour des questions d'identité ou d'appartenance nationale plutôt que de démocratie et de justice sociale.
(1) Lire Keith Dixon, « Dans les soutes du “blairisme” », Le Monde diplomatique, janvier 2000.
(2) Conor Burns, « Margaret Thatcher's greatest achievement : New Labour », CentreRight, 11 avril 2008.
(3) Isidro López, « Seis tesis sobre la Unión Europea », La Circular, 2 juin 2016.
(4) Lire Renaud Lambert, « Podemos, le parti qui bouscule l'Espagne », Le Monde diplomatique, janvier 2015.
(5) 20,68 % des voix pour Podemos contre 22 % pour le PSOE lors du scrutin du 20 décembre 2015 ; puis respectivement 21,10 % et 22,66 % lors du scrutin du 26 juin 2016.
Entre 2007 et 2016, le nombre de généralistes en France a diminué de 8,7%. Plus de trois millions de personnes peinent désormais à trouver un médecin traitant. D'abord apparu dans les zones rurales, ce problème touche désormais de petites villes comme Lamballe, une commune bretonne gagnée par le désert médical.
Denis Bourges. – Portrait de Christophe, médecin de campagne dans les Côtes-d'Armor, 2008 Tendance Floue« Quand on s'est quittés, je… j'avais les larmes aux yeux. » Assis dans sa cuisine, à Lamballe (Côtes-d'Armor), M. Joseph Carfantan, 87 ans, une vie de chauffeur de poids lourds dans l'agroalimentaire derrière lui, balbutie sa peine. « Il tutoyait tout le monde ! Le docteur Toqué, c'était un peu comme mon gars. » « Ne parle pas de lui au passé, papa !, s'amuse M. Jean-Paul Carfantan, son vrai “gars”, selon l'état civil. Il est parti au Mans exercer à l'hôpital. En attendant, Lamballe est devenu un désert médical. » Le fils Carfantan a dû faire jouer ses relations pour trouver un médecin à son père — « c'est quasiment du piston ». Lui aussi chauffeur de poids lourds, il a contacté le professionnel qui lui faisait passer ses visites annuelles.
À première vue, Lamballe, située à quelques encablures de la côte bretonne, desservie par une gare où s'arrête le TGV, parsemée d'usines agroalimentaires — Le Gouessant et la Cooperl, près de trois mille employés à elles deux — et affichant un taux de chômage inférieur à la moyenne nationale (1), n'a rien d'un « désert ». Pourtant, la ville est classée « zone fragile » en offre de soins de premier recours par l'Agence régionale de santé (ARS) Bretagne (2). Avec le départ du Dr Jean-Marc Toqué et de l'une de ses collègues en janvier 2016, puis la retraite d'au moins trois autres généralistes en 2016, la moitié des quatorze mille habitants n'auront bientôt plus de médecin traitant. Ils rejoindront les trois millions de Français qui vivent dans un désert médical (3). Le phénomène frappe depuis peu de petites agglomérations (jusqu'à 25 000 habitants) : près de 70 % d'entre elles peinent à trouver des remplaçants aux professionnels de santé qui les quittent (4).
À la diminution du nombre de médecins, due au numerus clausus à l'université (voir « Une concentration qui aggrave la pénurie »), s'ajoute une répartition sur le territoire de plus en plus inégale. Si le littoral et les grandes villes restent épargnés, les patients éprouvent dans de nombreuses zones des difficultés notables à accéder aux soins de proximité ou doivent attendre de longs mois pour obtenir un rendez-vous avec un spécialiste. « Écoles, collèges, lycées, piscines, salles de spectacle : il y a pourtant tout ce qu'il faut ici !, tempête M. Georges Kérauffret, facteur lamballais retraité, désormais dépourvu de médecin traitant. Comment vais-je faire pour me soigner ? Je vais appeler le SAMU ? Longtemps on a eu tous les spécialistes, ici… Il n'y en a presque plus. »
Le Dr Toqué voue depuis l'enfance un culte dévorant à son métier. Après un accident de santé dont fut victime sa sœur, ce fils d'ouvrier agricole angevin jura si fort qu'il deviendrait médecin qu'il y parvint, parfaite anomalie sociologique dans sa faculté : « Aux premières vacances de Noël, mes copains de promo partaient au ski. Je n'avais jamais entendu parler de ça… Pendant qu'ils étaient à Courchevel, je bossais comme correspondant dans un journal local pour financer mes études. » Près d'un médecin sur deux (45 %) vient d'une famille de cadres ou de professions intellectuelles supérieures. Ce recrutement ne favorise pas leur installation dans les zones à faible densité médicale (5). Lorsque le Dr Toqué pose sa plaque à Lamballe, en 1986, ses confrères l'invitent au Rotary Club : « J'y suis allé une fois ou deux… Je n'ai pas insisté, et eux non plus. » En revanche, il insiste pour pratiquer une médecine humaine : de longues consultations, à domicile, y compris dans les fermes reculées. Jusqu'en 2012 : « Je ne vais pas pouvoir continuer comme ça, assure-t-il alors à Ouest-France (30 janvier 2012), anticipant les départs en retraite de ses confrères. On ne passera pas 2015. Aucune personne jeune ne voudra venir s'installer. » En janvier 2016, la prophétie s'est réalisée. Face à une surcharge de travail qui lui a valu de graves ennuis de santé, le Dr Toqué a dû quitter la ville pour devenir praticien hospitalier.
Pendant trois ans, il avait pourtant essayé de lutter contre la désertification médicale à la tête de l'association Procom santé, qui regroupe la centaine de professionnels de santé de Lamballe : « Il s'agissait de créer du lien entre professionnels, résume le médecin, de les amener à travailler ensemble pour une meilleure prise en charge de la patientèle. » Nous relevons que cette phraséologie sonne légèrement creux. Il reconnaît : « C'est vrai, c'est la langue des consultants. D'ailleurs, le premier que l'ARS nous a refilé, on l'a renvoyé au bout de trois mois. On ne comprenait rien à ce qu'il disait. » Car, dès septembre 2012, l'ARS propose son soutien à Procom : se félicitant du « dynamisme des professionnels de santé de Lamballe », l'agence subventionne l'association et la dote d'un consultant. « Puis on en a eu un second (6). Avec lui, ça a beaucoup mieux fonctionné, ironise M. Toqué. Au début, on s'est rendu compte qu'il n'y avait aucune cohésion entre les infirmières et les généralistes. Donc, le consultant nous a conseillé de mettre en place des classeurs. C'était très ambitieux, ça, les classeurs ! On s'est mis à faire des réunions : qui finance les classeurs ? Les médecins ? les infirmiers ? Il faudrait faire un devis auprès d'un imprimeur… Bon, les classeurs, ça a duré plus d'un an et ça a été enterré. » La mise en place d'un logiciel commun a connu un destin identique, alors même que la présence des professionnels de santé aux réunions de Procom était indemnisée par l'ARS. « Le consultant a également reçu des dizaines de milliers d'euros. Ça n'a servi à rien », ajoute le Dr Toqué, qui, jusqu'au bout, a tenté de lutter contre le désastre à venir.
En juin 2015, l'ARS organise un « généraliste dating ». À travers un film de soixante secondes vantant les mérites du lieu, il s'agissait de convaincre des internes de venir s'installer dans une ville désertée. Le Dr Toqué réalise donc une vidéo et se rend à la faculté de médecine de Rennes. « J'étais là, devant mon stand, avec mon film, à attendre le client. Il y avait des petits fours comme je n'en avais jamais vu de ma vie, près de deux cents personnes — beaucoup de gens de l'ARS et une foule d'élus locaux… mais aucun interne. Au bout de deux heures, je me suis lancé à la recherche d'étudiants. J'ai fini par en trouver sept ou huit. Je leur ai fait ma réclame pour Lamballe, ils écoutaient poliment… Puis une jeune fille m'a glissé qu'ils se fichaient complètement de ce truc, qu'ils étaient juste là pour valider des heures de cours. » Reproduite à Brest, l'initiative a été relayée par les médias locaux et nationaux, mais sans réels résultats…
Investie dans Procom dès le départ, Mme Soizic Ramage, infirmière à domicile, résume : « J'adorais cette association. Mais c'est vrai qu'on aura surtout réussi à mettre des visages sur des noms. » Accomplie en trois ans, cette prouesse explique sans doute la joie de Mme Annick Vivier, directrice de la délégation Côtes-d'Armor de l'ARS : « Nous avons beaucoup travaillé à des projets qui aujourd'hui aboutissent (7) », annonçait-elle il y a quelques mois ; des projets qui vont « révolutionner le paysage de l'offre de premier recours (8) »… Lorsqu'on fait observer le décalage entre ces déclarations triomphantes et la situation lamballaise à Mme Marine Chauvet, directrice adjointe de l'offre ambulatoire de l'ARS, elle s'étonne : « Vous me l'apprenez. Des milliers de patients sans médecin à Lamballe ? On n'a pas eu ces remontées. »
La sacro-sainte liberté d'installation des praticiensCréées en 2010 par la loi « Hôpital, patients, santé et territoires » (HPST) avec pour objectif affiché d'améliorer le service public de santé, les ARS ont d'emblée été la cible de la révision générale des politiques publiques (RGPP) : depuis leur création, elles doivent baisser leur masse salariale de 2 % par an (9). « Dans les délégations territoriales, on n'a ni les moyens financiers ni les compétences d'avant, regrette un haut fonctionnaire au ministère de la santé, qui requiert l'anonymat. Ingénieurs du génie sanitaire, médecins inspecteurs de santé publique : les corps qui portaient la planification des soins disparaissent petit à petit, et on refile le bébé à des consultants qui n'y connaissent rien. Mais ils sont très utiles pour faire des économies — ils coûtent toujours moins cher que des fonctionnaires — et surtout pour donner une forme de neutralité à l'action publique à coups de PowerPoint… »
Sans compter qu'en matière de démographie médicale, les meilleures volontés du monde se heurtent à la liberté d'installation des médecins. Ce « pilier » revendiqué de la médecine libérale, inscrit dans les textes depuis 1927, les place en position de force : « Lorsqu'on arrive dans les nombreuses communes qui se mettent en quatre pour trouver un professionnel, on fixe nos conditions, salariales, immobilières, puis on dit aux élus que c'est à prendre ou à laisser », raconte la docteure Caroline Rouxel, qui vient de terminer ses études. Le nouveau président de Procom, M. Pierre-Yves Pieto, veut d'ailleurs pousser l'avantage : « Pour attirer les jeunes confrères, Lamballe devrait créer une zone franche pour les médecins. » Un acteur de la santé locale s'esclaffe : « Oui ! On saisit l'ONU, l'OTAN et l'Union européenne, et on déclare la principauté de Lamballe… » Président de la commission santé du pays Centre Ouest Bretagne, M. Jean-Pierre Hémon s'amuse un peu moins : « Les zones franches, d'une certaine manière, cela existe déjà. » Dans la brochure éditée par l'ARS qu'il nous tend, les « aides pour les professionnels de santé de Bretagne » sont si nombreuses qu'il faut trente pages pour les détailler. Les « exonérations de taxe foncière » côtoient les « exonérations de cotisations patronales », en passant par les « exonérations d'impôt sur le revenu ou sur les sociétés ». Cette dernière mention illustre l'extension aux professions de santé des dispositifs d'aides publiques imaginés pour les entreprises privées.
Une concentration qui aggrave la pénurie Sarah Cabarry, 1er septembre 2016Il existe pourtant des différences entre ces deux bénéficiaires : « Quand on sort jeune médecin, alors que les citoyens vous ont payé dix à douze ans d'études et que la Sécurité sociale va rendre solvables tous les clients qui entrent chez vous, qu'on vous demande de passer cinq ou dix ans dans des zones rurales ou dans des quartiers de nos villes où il n'y a plus de médecins, ça ne paraît pas aberrant », considérait Mme Martine Aubry en octobre 2011, lors du troisième débat entre les six candidats à la primaire du Parti socialiste pour l'élection présidentielle. Le futur chef de l'État lui avait rétorqué : « Enfin, franchement, vous pensez qu'on peut obliger quelqu'un qui a fait des études à aller en Corrèze ? » La profondeur de cette réflexion explique certainement pourquoi, une fois au pouvoir, M. François Hollande a reconduit les mêmes mesures incitatives, bien qu'elles aient largement fait la preuve de leur inutilité. La Cour des comptes a relevé qu'elles étaient « très peu connues des intéressés et loin d'être toutes évaluées. Quand elles le sont, elles se révèlent inefficaces (10) ». Il devient alors difficile de comprendre la logique d'une telle politique. À moins de considérer, comme le Sénat, que « le souci de ne pas heurter les médecins et les futurs médecins a jusqu'à présent paralysé nos gouvernants (11) »…
Le Dr Toqué a annoncé son départ de Lamballe durant l'été 2015, soit quelques mois avant les élections régionales de décembre. L'une de ses patientes, la sénatrice communiste des Côtes-d'Armor Christine Prunaud, était donc bien placée pour saisir l'enjeu : « Je suis sceptique par rapport à l'ARS, nous expliquait-elle pendant la campagne électorale de l'automne. Ils parlent de chiffres dans tous les domaines. »
Le Front de gauche, quant à lui, a organisé deux réunions publiques sur la santé ; il a été la seule organisation politique à le faire. À Dinan, la tête de liste Xavier Compain et Mme Christiane Caro, membre de la commission nationale santé du PCF, échangeaient avec une quarantaine de personnes ; toutes s'appelaient par leurs prénoms. La soirée fut largement consacrée aux nombreuses attaques que subissait le service public, sur le ton de la déploration. « Il y a beaucoup de solutions, de l'argent dans les paradis fiscaux, relevait Mme Caro. L'espoir, c'est de réagir ensemble, de bâtir quelque chose ensemble. » À quiconque lui fait remarquer que la « réaction ensemble » a singulièrement manqué à Lamballe, à quelques kilomètres de là, Mme Caro décerne le qualificatif de « gauchiste ».
La gauche peine à se mobiliserMilitant du Parti de gauche (PG) des Côtes-d'Armor et candidat du Front de gauche aux élections régionales, M. Jacques Quiniou s'enthousiasme pour ses camarades espagnols : « On a rencontré récemment un militant de Podemos Madrid, nous rapporte-t-il. Il a raconté comment ils s'y prenaient pour gagner les consciences : par exemple, lorsqu'ils apprennent qu'il y a un engorgement permanent aux urgences d'un hôpital, ils y vont à un ou deux. Ils discutent avec les gens de leurs problèmes, parlent des services publics en déshérence, convainquent quelques personnes qu'il faut agir et reviennent le lendemain à plusieurs. Ils mènent à nouveau leur travail d'enquête et de persuasion dans l'hôpital, et sont capables quelques semaines plus tard d'installer un mouvement dans ses murs. À un petit truc de la vie quotidienne, ils donnent un tour politique et réussissent une mobilisation. » Rien de tel en France, où M. Quiniou incrimine une forme de prêt-à-penser militant qui incite peu à aller au contact : « Il faudrait que je compte le nombre de textes que le Parti de gauche [local] a pondus sur l'état d'urgence. Il y en a eu plein, et on a organisé une manif. La crise paysanne bretonne, elle, qui dure depuis des mois, qui est sous nos fenêtres, avec des gens qui crèvent… on n'a même pas fait un communiqué là-dessus. Pas un seul. »
Le Front de gauche a finalement réuni en Bretagne moins de 4% des suffrages lors du premier tour du 6 décembre 2015. Si la réélection aisée de M. Jean-Yves Le Drian à la tête de la région suggère qu'ici le Parti socialiste a mieux résisté qu'ailleurs dans le pays, le Front national (FN) s'est invité pour la première fois au second tour (avec près de 19 %), après avoir triplé son nombre de voix au premier tour depuis les élections de 2010. « Les adhésions pleuvent, se félicite Mme Odile de Mellon, secrétaire départementale du FN costarmoricain. Il y a deux ans et demi, nous avions 170 adhérents. Nous en sommes à 700 aujourd'hui, et des gens nous rejoignent chaque semaine, prêts à militer. » La disparition des médecins, celle des écoles, des services des impôts, la corruption, la concurrence européenne : « Les gens qui viennent nous voir en veulent à peu près à tout », indique Mme de Mellon.
Malgré ses origines espagnoles, M. Pierre Batalla n'a pas consulté les militants de Podemos. Ce Lamballais d'adoption a pourtant un penchant pour les manifestations et autres mobilisations : CRS au début de sa carrière, il a terminé commissaire divisionnaire de la police nationale. Cette affectation aux missions régaliennes de l'État conduit ce retraité, dorénavant privé de médecin traitant, à des raisonnements implacables : « La protection de la santé est garantie par la Constitution. Ce qui se passe à Lamballe n'est donc pas normal du tout. » Armé de ce constat, il a interpellé l'ARS — et tout ce que la Bretagne compte d'élus — fin décembre ; en vain. « Halte au manque de médecins à Lamballe ! », a-t-il alors proclamé sur un polycopié qu'il a laissé chez les professionnels de santé locaux, en appelant au terme d'un court argumentaire à le rejoindre dans son combat. En quelques semaines, il a réuni plus de 1 200 signatures. Fort de ce mouvement dans une ville de 14 000 habitants, M. Batalla a constitué un comité de soutien aux patients sans médecin. Nerveuse, la mairie de Lamballe l'a déjà reçu plusieurs fois…
« Toutes les communes de l'agglomération sont touchées par la désertification médicale. » À cent cinquante kilomètres au sud-ouest de Lamballe, Concarneau (Finistère) jette ses remparts dans l'océan. Réunis dans une association citoyenne, À bâbord toute !, Hélène, Marie-Andrée, Michèle et René se penchent depuis deux ans sur le sujet. Ils rencontrent la totalité des acteurs de santé locaux, mènent une longue enquête de terrain — cent cinquante habitants interrogés —, font plusieurs conférences publiques, puis, en décembre 2014, fondent l'association Accès à la santé pour tous. Objectif : mettre en place à Concarneau un centre de santé, où les médecins, tous salariés, pratiqueraient le tiers payant exclusivement en secteur 1 — soit au tarif servant de base au remboursement de la caisse d'assurance-maladie, actuellement 23 euros pour une consultation. « Depuis deux ans, on croise régulièrement les chargés de mission de l'ARS. Ils nous certifient qu'ils s'occupent du dossier… On n'a encore rien vu venir. » En revanche, leur association a reçu les encouragements de la caisse primaire d'assurance-maladie et des réponses favorables de pas moins de six jeunes médecins, intéressés par leur projet. Avec la suppression du conseil de l'ordre des médecins et la nationalisation des grandes sociétés pharmaceutiques, la création de centres de santé figurait parmi les cent dix propositions du candidat François Mitterrand en 1981 (12). Du temps où la santé était une question politique…
(1) Au dernier trimestre 2015, il était de 9%, contre 10 % au niveau national. « Zoom territorial. Bassin d'emploi de Lamballe », Pôle emploi Bretagne, juin 2016.
(2) « Les zonages des professionnels libéraux », dans « Projet régional de santé Bretagne 2012-2016 », ARS Bretagne, Rennes, février 2014.
(3) Hervé Maurey, « Déserts médicaux : agir vraiment », Rapport d'information du Sénat no 335, Paris, 5 février 2013.
(4) « L'offre de soins dans les petites villes : dans la difficulté, les maires innovent » (PDF), Association des petites villes de France, Paris, février 2016.
(5) « L'origine sociale des professionnels de santé » (PDF), Études et résultats, no 496, direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES), Paris, juin 2006.
(6) La société de conseil, Décision publique, n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien.
(7) Ouest-France, Rennes, 11 janvier 2016.
(8) Côtes-d'Armor Magazine, no 146, Saint-Brieuc, octobre 2015.
(9) Christine Rolland et Frédéric Pierru, « Les agences régionales de santé deux ans après : une autonomie de façade », Santé publique, vol. 25, no 4, Laxou, 2013.
(10) « La Sécurité sociale 2011. Rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale », Cour des comptes, Paris, septembre 2011.
(11) Rapport d'information du Sénat no 335, op. cit.
(12) Lire Paty Frechani-Maujore, « Les municipalités laissent mourir les centres de santé », Le Monde diplomatique, avril 2014.
L'Amérique latine n'a pas attendu le monumental scandale qui chahute l'ensemble du système politique brésilien pour découvrir les dégâts de la corruption. Depuis longtemps, le phénomène accable l'Argentine. Dans ce domaine comme dans les autres, le nouveau président Mauricio Macri promet le changement, qui débute par un vigoureux virage à droite.
En novembre 2015, les Argentins élisaient un gouvernement issu de l'alliance entre le Parti radical, d'inspiration libérale, et Proposition républicaine (Pro), le parti libéral-conservateur de M. Mauricio Macri, ancien maire de Buenos Aires, ex-président du club de football Boca Juniors et héritier d'une fortune familiale colossale. Cette victoire de la droite mettait fin à un cycle de trois gouvernements péronistes conduits par Néstor Kirchner, de 2003 à 2007, puis par son épouse, Mme Cristina Fernández de Kirchner. Avec le slogan « Changeons », M. Macri l'a emporté par une faible majorité de 51,3 % sur le successeur désigné du clan Kirchner, M. Daniel Scioli (1).
Quatre mois plus tard, la question de l'héritage continue d'occuper une place centrale dans le débat politique. Les dernières années ont engagé le pays sur une voie que d'autres Etats d'Amérique latine ont également connue : celle de la corruption et du délitement économique, institutionnel, politique et social. A l'instar du Mexique, l'Argentine se retrouve désormais rongée, jusqu'au cœur de ses institutions et de son économie, par le narcotrafic. Le pape François, lui-même argentin et partisan avoué du péronisme, souligne que son pays « n'est plus un pays de transit, mais de consommation et de production [de drogues] (2) ».
Corruption et narcotrafic forment un nœud inextricable que l'Argentine va pourtant devoir défaire. La nouvelle équipe gouvernementale n'a pas tardé à s'y heurter, quand trois narcotrafiquants condamnés à la perpétuité se sont évadés en plein jour, et par la grande porte, de leur prison dite « de haute sécurité ». Ils ont été rattrapés au terme d'une cavale rocambolesque de deux semaines, rendue possible par les complicités dont ils jouissaient au sein de la police. Le gouvernement a aussitôt limogé les dirigeants de l'administration pénitentiaire de Buenos Aires, la plus corrompue du pays avec la police provinciale. Mais les distributions d'enveloppes n'épargnent aucune branche des forces de sécurité, pas même les services secrets.
Cinquante procédures contre l'ex-présidenteL'un des fugitifs avait accusé l'ancien chef de cabinet de Mme Kirchner, M. Aníbal Fernández, d'être impliqué dans l'assassinat de trois individus liés au trafic d'éphédrine, une composante essentielle de la méthamphétamine, l'une des drogues synthétiques les plus consommées dans le monde. Lorsque M. Fernández était ministre de la justice, de 2007 à 2009, l'importation d'éphédrine à usage légal avait grimpé de 800 %. Au cours de ces deux années, relate l'hebdomadaire Perfil, « des groupes et des particuliers venus du Mexique se sont installés en Argentine pour se procurer cette substance interdite dans leur pays, mais en vente libre dans le nôtre. En Argentine, on peut acheter un kilogramme d'éphédrine pour 100 dollars. Au Mexique, son prix peut atteindre les 10 000 dollars (3) ». S'il est encore présumé innocent dans cette affaire, M. Fernández a de solides antécédents : en octobre 1994, alors qu'il était maire de la ville de Quilmes, il a faussé compagnie à la police dans le coffre d'une voiture après qu'un juge eut ordonné son arrestation.
En janvier 2011, la police espagnole a interpellé trois hommes, M. Matías Miret et les frères Gustavo et Eduardo Juliá, qui venaient d'atterrir à l'aéroport El Prat de Barcelone aux commandes d'un jet privé transportant 950 kilogrammes de cocaïne pure. Les trois pilotes étaient des fils de haut gradés de l'armée de l'air argentine. La drogue avait été embarquée sur la base aérienne de Morón, à Buenos Aires, administrée conjointement par l'armée et par le gouvernement fédéral. D'importantes cargaisons de stupéfiants en provenance d'Argentine ont aussi été saisies au Portugal et au Canada.
En outre, en décembre 2015, la justice a condamné l'ancien secrétaire d'Etat aux transports, M. Ricardo Jaime, et son successeur Juan Schiavi à des peines respectives de six et huit ans d'emprisonnement pour leur rôle dans le pacte de corruption à l'origine de la catastrophe ferroviaire de septembre 2012. En plein centre de Buenos Aires, l'accident avait fait 52 morts et 789 blessés. Des enquêtes ont également été ouvertes pour établir le degré de responsabilité de l'ancien ministre de la planification, M. Julio De Vido.
Les organisations de défense des droits humains s'alarment par ailleurs de la recrudescence des enlèvements de femmes destinées à la prostitution clandestine : plus de sept cents victimes sont actuellement recherchées par la justice. Les circuits de la traite contribuent aussi à la prolifération du travail clandestin, dans des conditions proches de l'esclavage. Sur une carte du quartier Once de Buenos Aires établie par la fondation La Alameda, proche du pape François, figurent ainsi « neuf maisons de passe, six ateliers clandestins — dont l'un situé juste en face du commissariat — et deux “bunkers” de narcotrafiquants implantés à deux pâtés de maisons de ce même commissariat (4) ».
Le football, sport national s'il en est, est quant à lui devenu une industrie mafieuse : banqueroute de clubs, transactions illégales, blanchiment d'argent et groupes de supporteurs violents — les barras bravas, équivalents des « ultras » européens, liés au narcotrafic et aux « affaires ». Ces groupes se livrent à des bagarres meurtrières. En février 2010, un bus de supporteurs de l'équipe des Newell's a ainsi été criblé de balles ; un adolescent a été tué. L'enquête a révélé que les armes de guerre ayant servi à la fusillade avaient été fournies par... la police. Depuis que le gouvernement a décidé de subventionner le marché du football — à raison de 45 millions de pesos (2,66 millions d'euros) par jour en 2015 —, les matchs à la télévision sont gratuits, mais nombre de clubs sont au bord de la faillite. Les matchs ne se jouent plus qu'en présence du public local, l'entrée étant interdite aux visiteurs extérieurs pour prévenir les échauffourées.
L'ex-présidente Kirchner est aujourd'hui la cible d'une cinquantaine d'instructions judiciaires pénales, parfois pour enrichissement illicite et blanchiment d'argent. Dans ce dernier cas, on la soupçonne d'avoir utilisé le complexe hôtelier dont elle est propriétaire (5). En comparaison, les trois inculpations de son ancien vice-président Amado Boudou feraient presque pâle figure si l'une d'elles ne l'envoyait pas au tribunal pour « corruption passive » et « transactions incompatibles avec la fonction publique » (6). La légendaire Hebe de Bonafini, fondatrice et présidente du mouvement des Mères de la place de Mai, n'échappe pas non plus à la tempête des scandales. Fervente kirchnériste, elle se retrouve dans le collimateur en tant que présidente de la fondation Rêves partagés, qui a détourné dans diverses poches les généreux subsides versés par l'Etat pour la construction de logements sociaux (7).
La justice s'intéresse également à la disparition du procureur Alberto Nisman, retrouvé mort, une balle dans la nuque, à son domicile le 18 janvier 2015, deux jours avant sa convocation devant une commission parlementaire au sujet d'un dossier fort embarrassant pour l'ancien régime. Nisman avait acquis la conviction que Mme Kirchner et son ministre Héctor Timerman avaient tenté de faire obstruction aux mandats d'arrêt internationaux émis par Interpol à l'encontre de cinq fonctionnaires iraniens soupçonnés d'avoir participé à l'attentat de juillet 1994 contre la mutuelle juive Amia, qui avait fait 85 morts et 300 blessés au cœur de Buenos Aires. Selon Nisman, l'Argentine aurait conclu un accord secret avec l'Iran pour qu'une « commission vérité » montée de toutes pièces blanchisse Téhéran et obtienne l'annulation des mandats émis contre ses cinq agents. En échange, les deux pays auraient renoué de fructueuses relations commerciales. Saisie en mai 2015, la justice argentine a déclaré un tel accord inconstitutionnel. Nouveau rebondissement en décembre : un procureur a demandé l'ouverture d'une enquête sur M. Timerman après qu'une conversation téléphonique eut révélé que celui-ci était parfaitement conscient de la responsabilité de Téhéran dans l'attentat. Début mars, un ancien agent des services secrets, M. Jaime Stiuso, qui entretenait un contact direct avec Nisman, assurait que celui-ci avait été assassiné par « un groupe lié au gouvernement précédent, en raison de sa dénonciation de Cristina Kirchner (8) ». L'ex-présidente pourrait se voir convoquée par la justice pour répondre de ces accusations.
Autre problème de poids : l'héritage économique et social laissé par Mme Kirchner. La renationalisation, en 2012, de la compagnie pétrolière Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF) n'a pas apporté au pays l'autonomie énergétique promise (9). En 2013, l'Argentine a dû importer du pétrole et du gaz pour un montant de 13 milliards de dollars. YPF a ensuite signé un contrat avec la multinationale Chevron pour l'exploitation de l'énorme gisement de Vaca Muerta, dans le sud du pays. Les clauses de l'accord ont été tenues secrètes, jusqu'à ce que la Cour suprême de justice ordonne de les rendre publiques. Entre-temps, le nouveau gouvernement a décrété l'« état d'urgence énergétique », organisant le roulement des coupures de courant jusqu'en 2017 afin d'« éviter un effondrement » de tout le secteur (10). L'ancien pouvoir n'a pas fait mieux avec la renationalisation en 2008 de la compagnie aérienne Aerolíneas Argentinas, couronnée par de graves problèmes de fonctionnement et par des pertes annuelles frisant les 400 millions de dollars.
Comme beaucoup d'autres, YPF et Aerolíneas Argentinas avaient été durant des décennies des entreprises d'Etat efficaces et bénéficiaires, jusqu'à ce que l'ancien président Carlos Menem, péroniste à tendance libérale au pouvoir de 1989 à 1999, décide de les privatiser. Au moment de leur renationalisation, les plus hautes tâches de gestion ont été attribuées à des cadres politiques inexpérimentés et souvent peu compétents, mais d'une loyauté irréprochable envers le pouvoir, tandis que les postes intermédiaires ou inférieurs étaient répartis entre militants et affidés. Avec pour résultat logique une production en chute libre.
On a beaucoup loué la loi sur les services de communication audiovisuelle décidée par Mme Fernández de Kirchner (11), et à raison : elle a été d'autant mieux accueillie lors de sa promulgation, en octobre 2009, qu'elle remplaçait la loi de radiodiffusion instaurée en 1980 par la dictature militaire. Mais la présidente n'a pas résisté à la tentation de l'instrumentalisation. D'un côté, elle s'est attaquée aux médias monopolistiques, assimilés fort justement à l'opposition, comme le groupe Clarín, qui contrôle 40 % du marché. De l'autre, elle a puisé dans le budget de l'Etat pour créer d'autres monopoles médiatiques, proches d'elle, ceux-là. M. Macri a annoncé une modification de la loi, avec l'appui probable des courants dissidents du péronisme.
Au chevet de retraités décédésQuant à la politique kirchnériste du plein-emploi, elle a souvent consisté à gonfler les rangs de la fonction publique. Le nombre de fonctionnaires est passé de 2,3 millions en 2003 — un chiffre déjà considérable — à près de 4 millions aujourd'hui, soit un Argentin sur dix. La bibliothèque du Congrès national, par exemple, a augmenté de 38 % le volume de son personnel au cours des quatre dernières années, jusqu'à totaliser 1 558 employés ; des effectifs largement supérieurs à ceux des plus grandes bibliothèques du monde, alors que sa collection d'ouvrages est beaucoup plus réduite.
Cette hypertrophie, qui s'observe dans presque tous les services d'Etat, relève d'une longue tradition. Les gouvernements successifs, y compris sous les dictatures, ont tous utilisé la fonction publique à des fins de népotisme et de clientélisme, l'attribution du moindre poste étant marchandée contre une allégeance politique ou un « remboursement » en argent. Bien que la loi impose le mérite comme unique critère de recrutement, voilà vingt ans que la grande majorité des emplois dans ce secteur, y compris dans l'éducation nationale, obéissent à des considérations d'une tout autre nature.
Cette situation a relancé le débat sur un Etat « allégé » par opposition à un Etat « obèse » ; une façon biaisée de poser le problème, puisqu'il ne s'agit pas d'une question de taille, mais d'efficacité et de transparence. Début février, à l'issue d'un audit, les nouvelles autorités de l'Institut national des services sociaux pour les retraités (PAMI) ont révélé que, depuis 2003 au moins, leurs services avaient prescrit pour 500 millions de pesos de médicaments par an à 7 500 retraités... décédés. Un médecin du PAMI a ainsi signé 39 000 ordonnances en une seule année. Et aucun service de l'Etat ne peut se vanter d'être à l'abri de ce type de « performances ».
Pour ce qui est de l'économie, la croissance a certes été de 7 % par an entre 2003 et 2011, mais elle a chuté au cours des quatre dernières années (0,5 % en moyenne entre 2012 et 2015). Les réserves de la banque centrale sont quasiment épuisées. Le déficit budgétaire oscille entre 5 et 7 %, le taux d'inflation entre 15 et 27 %, voire davantage si l'on en croit certaines sources (12). Quant aux indices de pauvreté, principal critère social pour la gestion du kirchnérisme, après avoir considérablement fondu, ils repartent à la hausse. La proportion de ménages vivant en situation d'extrême pauvreté (d'indigence) a bondi de 4,7 % en 2010 à 17,8 % en 2013. Durant la même période, la part de la population pauvre est passée de 7,3 % à 27,5 %, selon l'Université catholique argentine.
En inaugurant la session ordinaire du Congrès, le 1er mars, le nouveau président a dépeint un tableau peu reluisant. Si M. Macri n'a pas manqué d'incriminer le gouvernement précédent pour la situation dégradée dans laquelle se trouve le pays, il a insisté sur son souhait d'établir une « collaboration démocratique » avec l'opposition non kirchnériste.
Un gouvernement de chefs d'entreprisePour gouverner, le président doit s'appuyer autant sur ses alliés radicaux que sur le péronisme dissident, plus libéral, et sur la gauche (notamment le Parti socialiste, très minoritaire), puisqu'il ne dispose pas d'une majorité absolue au Congrès. Si la droite dirige le pays ainsi que six provinces — dont la ville de Buenos Aires et la province du même nom, qui concentrent 40 % de la population et du produit intérieur brut (PIB) —, les dix-sept autres provinces restent aux mains de l'opposition. M. Macri a pris des mesures macroéconomiques d'inspiration libérale, comme la renégociation avec les « fonds vautours » (13), ce qui lui a valu la bénédiction de Mme Christine Lagarde, la présidente du Fonds monétaire international (FMI). Mais le rapport de forces dont il est tributaire au Congrès explique pourquoi il n'a pas, pour l'instant, supprimé les aides aux foyers les plus pauvres (allocations familiales) ; il a au contraire promis de les renforcer. Il a augmenté dans des proportions vertigineuses — de 300 à 700 % — les prix de l'énergie en éliminant les subventions d'Etat aux ménages, tout en prenant soin d'exempter de cette mesure les allocataires du minimum vieillesse et les familles à bas revenus. Amputer les aides sociales au hachoir libéral serait mal perçu par l'opposition et, surtout, par l'opinion.
Cependant, dès qu'il a les coudées franches, M. Macri agit de façon parfaitement conforme à ses principes. En témoignent la désignation de chefs d'entreprise à la plupart des postes de son gouvernement, ainsi que l'annulation du contrat de travail pour des milliers d'employés de la fonction publique — une mesure mise en œuvre de manière brutale, sans souci de transparence et sans examen préalable d'autres solutions.
M. Macri ne s'est pas privé non plus de participer en janvier au Forum économique de Davos, que l'Argentine avait déserté les douze années précédentes. Adoubé en sa qualité d'étoile émergente, il a eu le privilège de s'entretenir avec plusieurs de ses aînés — dont le premier ministre britannique David Cameron — et avec quelques grands chefs d'entreprise. En politique extérieure, il s'est empressé de renouer des liens avec les Etats-Unis et l'Union européenne ; une réorientation consacrée par la visite à Buenos Aires du président du conseil italien Matteo Renzi et du président français François Hollande. M. Barack Obama a à son tour effectué un séjour officiel les 23 et 24 mars. Pragmatisme oblige, M. Macri compte néanmoins maintenir les relations tissées de longue date avec la Russie et la Chine. Il a morigéné le gouvernement vénézuélien — « Il ne saurait y avoir de place [en Amérique du Sud] pour la persécution politique », a-t-il notamment lancé le 21 décembre 2015 —, avant de l'appeler, le 21 janvier, alors qu'il participait au sommet du Marché commun du Sud (Mercosur) au Paraguay, à une lutte conjointe contre la pauvreté et le narcotrafic. Tout à son souci de ménager la chèvre et le chou, il a qualifié de « pas en avant » le fait que le président Nicolás Maduro ait accepté sa défaite aux élections législatives de décembre 2015, et il a invité l'opposition vénézuélienne à « faire preuve de retenue ».
Le chef de l'Etat courtise ouvertement sa propre opposition, en particulier la jeune garde du parti péroniste, dont les instances dirigeantes doivent être renouvelées lors d'un scrutin interne le 8 mai prochain. Cette stratégie d'ouverture paraît plutôt lui réussir, du moins pour l'instant. Il s'est déjà assuré le soutien des péronistes non kirchnéristes pour le budget 2016 de la province de Buenos Aires.
En matière économique, le nouveau gouvernement a pris en urgence quelques mesures d'orthodoxie libérale, comme la levée des obstacles aux importations et une dévaluation de 30 % de la monnaie nationale, afin d'atténuer l'écart entre le dollar au cours officiel et le dollar « parallèle ». Les investisseurs étrangers paraissent séduits ; on évoque des rentrées de devises de 15 à 20 milliards de dollars pour ces prochains mois, en provenance de Chine notamment. Et les exportateurs argentins promettent de rapatrier l'argent qu'ils détiennent à l'étranger, à raison de 400 millions de dollars par jour.
Parmi les trouvailles du gouvernement, la plus controversée est la levée des impôts sur l'exportation de minerais. Cette décision a suscité un tollé au sein de nombreuses organisations écologistes et communautaires, qui dénoncent les graves contaminations causées par les concessions minières. Au terme de neuf années de lutte, les habitants de Famatina, une ville minière située dans le nord de la province de La Rioja, avaient ainsi obtenu l'expulsion des quatre compagnies exploitantes. Mais l'Argentine renferme dans ses sous-sols la sixième réserve mondiale de minerais ; une promesse impossible à ignorer pour un gouvernement libéral. Les seize provinces minières sont presque toutes gouvernées par l'opposition péroniste ; mais, comme elles dépendent du budget national et que le péronisme est par ailleurs en pleine recomposition, elles ont fait comprendre qu'elles n'étaient pas hostiles à une négociation sur le sujet. Quelle que soit la tonalité idéologique qu'adoptera le gouvernement en fonction de ses alliances — centre droit vaguement social-chrétien ou néolibéralisme pur et dur —, l'effondrement du cours des matières premières et la situation économique mondiale, marquée par l'échec retentissant des politiques libérales, n'augurent rien de bon pour l'Argentine. Sans compter les crises que traversent le Brésil et la Chine, qui sont à la fois ses principaux partenaires commerciaux, investisseurs et bailleurs de fonds.
Grève des enseignantsDans l'immédiat, cependant, le problème majeur qui se pose au gouvernement est l'inflation. Dans une société accoutumée aux variations brutales de l'économie et de la politique, celle-ci a choisi de faire son grand retour au moment même où le vainqueur de la présidentielle entrait en fonctions, avec un bond de 4 % en décembre. La nouvelle hausse de 3 % qui a suivi en janvier laisse présager un taux peu flatteur pour l'année entière. Ces chiffres compliquent les négociations salariales déjà entamées entre le gouvernement et les centrales syndicales. En mars, une grève des enseignants a empêché la rentrée scolaire dans huit provinces. Le plan de la présidence consiste à maintenir les augmentations de salaire sous la barre des 30 % (inférieures à l'inflation) en échange d'une réforme en profondeur de l'impôt sur le revenu, qui pénalise les classes moyennes. Il prévoit également de baisser la taxe sur la valeur ajoutée (qui s'élève à 21 % et s'applique tant aux produits qu'aux services) pour les produits de première nécessité. Egalement au programme : l'augmentation et l'extension des allocations familiales et l'affectation d'un fonds de plusieurs millions aux œuvres sociales des syndicats. Une offrande aux forces syndicales de nature à les rendre plus souples à la table des négociations.
M. Macri a promis une « lutte implacable contre l'inefficacité et la corruption », ainsi que la « pauvreté zéro » à mi-mandat. Le poids de l'héritage, ses premières expériences au pouvoir et la situation politique et sociale indiquent clairement que la seconde ne pourra pas aller sans la première.
(1) Au premier tour du 25 octobre, M. Scioli a réuni 36,7 % des voix, contre 34,5 % à M. Macri, qui a rassemblé plus largement au second tour du 22 novembre.
(2) El Litoral, Santa Fe, 10 mars 2015.
(3) Emilia Delfino, « Las cifras que el gobierno esconde sobre la efedrina », Perfil, Buenos Aires, 4 mai 2012.
(4) « El mapa de los narcos, prostíbulos y talleres de Once », Laalameda.wordpress.com, 14 décembre 2015.
(5) « Stolbizer pide la indagatoria de Cristina y Máximo Kirchner en la causa Hotesur », La Nación, Buenos Aires, 25 décembre 2015.
(6) « Adelanto : confirman el procesamiento de Boudou por el caso Ciccone y va a juicio oral », Clarín, 25 juin 2015.
(7) « Condenan a la fundación Madres de Plaza de Mayo a pagar 33 millones de pesos por contratos incumplidos », La Nación, 12 décembre 2015.
(8) « Las declaraciones más impactantes del exespía Stiuso », Perfil, 1er mars 2016.
(9) Lire José Natanson, « Et Buenos Aires (re)trouva du pétrole », Le Monde diplomatique, juin 2012.
(10) http://Ambito.com, 15 décembre 2015.
(11) Lire Renaud Lambert, « En Amérique latine, des gouvernements affrontent les patrons de presse », Le Monde diplomatique, décembre 2012.
(12) Comme la très neutre Commission économique pour l'Amérique latine et la Caraïbe (Cepal) de l'Organisation des Nations unies.
(13) Lire Mark Weisbrot, « En Argentine, les fonds vautours tenus en échec », Le Monde diplomatique, octobre 2014.
Voir le courrier des lecteurs dans notre édition de mai 2016.
Dans la chaleur de l'été californien de 1964, un candidat républicain à la présidence des États-Unis, aussi dingue et débridé que le sera M. Donald Trump, prononce à la convention de son parti un discours fameux contre la bien-pensance démocrate qu'il juge hégémonique — et qu'il entend détruire : « L'extrémisme dans la défense de la liberté n'est pas un vice, tonne Barry Goldwater. Et la modération dans la quête de la justice n'est pas une vertu. » Le père spirituel du néoconservatisme sera écrasé par Lyndon Johnson (1), mais Malcolm X reprend aussitôt la phrase à son compte pour justifier l'usage de « tous les moyens nécessaires » à la cause de l'émancipation des Noirs. En Afrique, en Asie, la décolonisation bat son plein. Et la radicalité va de soi : c'est le sursaut de l'opprimé pris dans les mâchoires d'un pouvoir qui a forclos toute autre issue.
En 2017, parmi les appellations piégées qui ruinent le langage et rongent la pensée, celle de « radicalisation » occupe sur le plateau du Scrabble idéologique la case du mot compte triple. C'est d'abord, depuis le 11 septembre 2001 jusqu'à la vague actuelle d'attentats djihadistes qui endeuille la planète, l'expression d'une capitulation intellectuelle. Celle de chercheurs et de journalistes qui se résignent à ne plus expliquer « pourquoi » afin de ne pas paraître excuser. Rien ne sert de comprendre quand on peut châtier : que cette pensée d'Inquisition arme les défenseurs patentés du savoir et des Lumières contre l'obscurantisme salafiste suggère que ce dernier a déjà marqué des points.
Par temps de confusion prospèrent les notions confuses. La radicalisation décrit tantôt l'adhésion à des idées radicales, tantôt la marginalisation sociale, tantôt la perpétration d'actes violents. C'est flou, mais on devine que tout cela conduira votre jeune voisin à égorger le premier venu et qu'il faut à tout prix l'empêcher de nuire. L'équivoque est commode. Entre la menace bien réelle d'attentats, la panique morale et l'état d'urgence, l'imputation de radicalisation offre aux dirigeants un outil de disqualification à large spectre. Pendant le mouvement social contre la loi travail du printemps 2016, des centaines d'articles et de reportages ont dénoncé « une radicalisation tous azimuts » (journal télévisé de France 2, 23 mai) de la Confédération générale du travail (CGT), dont les militants exerçaient le droit de grève. « La France est soumise aujourd'hui à deux menaces qui, pour être différentes, n'en mettent pas moins en péril son intégrité : Daech et la CGT », pontifia Franz-Olivier Giesbert dans Le Point (2 juin 2016). Nul en revanche ne vit malice quand un quarteron d'économistes libéraux — évadés d'un centre de déradicalisation ? — pétitionnaient dans L'Express (16 mars 2016) « Pour une réforme radicale du travail ».
Deux ans avant les attentats de Charlie Hebdo, le directeur du Centre international pour l'étude de la radicalisation (Londres) concédait qu'aux yeux d'une partie du public « le concept de radicalisation n'était guère qu'un cheval de Troie permettant aux gouvernements de réprimer la contestation et de dépeindre les opinions progressistes et non conventionnelles comme dangereuses (2) ». Pour confiner la bataille d'idées à l'affrontement entre la face droite et la face gauche du médaillon centriste, on jette dans un même sac les processionnaires de La Manif pour tous et les manifestants des cortèges de tête, les djihadistes et les syndicalistes, Mme Frauke Petry et M. Jeremy Corbyn. Comme l'a montré l'élection aux États-Unis de M. Trump, le procédé lasse et ne fonctionne plus.
Car brandir ce mot comme un épouvantail, c'est oublier les leçons de l'histoire. Lorsqu'ils assimilent la radicalisation à la violence religieuse bigote, les dirigeants entachent les fondements mêmes de ce qu'ils croient défendre : les démocraties libérales doivent le jour à la radicalité des idées et des peuples qui les accouchèrent. « Ce qui constitue une république, observait Saint-Just, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé. On se plaint des mesures révolutionnaires ! Mais nous sommes des modérés, en comparaison de tous les autres gouvernements. »
Les maux imputés au radicalisme politique ont suscité tant d'indignations et de protestations qu'on s'interdirait presque de poser une question naïve : de quel prix paie-t-on l'excès de modération ? Auteur de fascinantes études historiques sur les révoltes et le changement social, le sociologue Barrington Moore mit un jour les pieds dans le plat : « Il faut le dire, la modération a engendré autant d'atrocités que la révolution, et sans doute beaucoup plus. » L'humanité, expliquait-il, a mobilisé davantage d'énergie et de violence pour maintenir l'ordre que pour le renverser. Mais, tandis qu'user de la force pour détrôner les dominants est frappé d'illégitimité, le système en place se perpétue au prix de brutalités continues qu'on entérine tant elles vont de soi. « Pour entretenir et transmettre un système de valeurs, il faut cogner, matraquer, incarcérer, jeter dans des camps, flatter, acheter : il faut fabriquer des héros, faire lire des journaux, dresser des poteaux d'exécution, et parfois même enseigner la sociologie (3) ». Sur ces terrains, les forces engagées ne manquent pas.
(1) Cf. Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière, Agone, Marseille, 2008.
(2) Cité par Xaviez Crettiez, « Penser la radicalisation », Revue française de science politique, vol. 66, no 5, Paris, 2016.
(3) Barrington Moore, Les Origines sociales de la dictature et de la démocratie, François Maspero, Paris, 1969.
Numéro coordonné par Pierre Rimbert
Édition : Olivier Pironet
Conception graphique : Boris Séméniako
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Ce numéro est accompagné d'œuvres d'Ernest Pignon-Ernest :
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Le 26 janvier, il expose sa série « Mahmoud Darwich » à l'occasion de l'ouverture de la chaire Mahmoud-Darwich à l'université de Bruxelles. Le 1er février sort aux éditions Actes Sud son livre Ceux de la poésie vécue, avec des textes d'André Velter accompagnant ses dessins. Du 1erfévrier au 1eravril, l'exposition « Ceux de la poésie vécue » se tiendra à l'Espace Jacques-Villeglé, Saint Gratien (95). Le 6 février, à la Maison de la poésie à Paris, première du film Se torno, du collectif Sikozel, sur le collage de la série « Pasolini » à Rome en 2015, avec René de Ceccatty.
Image de couverture : de la série « Prométhée », Martigues, 1982.
ExtraitsManifeste Dada. — Tristan Tzara
Primitivisme. — Philip Roth
La Mère. — Maxime Gorki
La harangue des Ciompi. — Nicolas Machiavel
Tocqueville et le peuple barbare
Futurisme. — Filippo Tommaso Marinetti
Le Pal. — Léon Bloy
Gifler un mort. — Louis Aragon
Le gauchisme de Park Avenue. — Tom Wolfe
Dogma 95 - Le manifeste. — Lars von Trier et Thomas Vinterberg
DocumentationOlivier Pironet
Dates de parution des articles• Laurent Bonelli, « Sur les sentiers escarpés de la lutte armée », août 2011.
• Olivier Piot, « De l'indignation à la révolution », février 2011.
• Dan Tschirgi, « Des islamistes aux zapatistes, la révolte des “marginaux de la terre” », janvier 2000.
• Achille Mbembe, « Les sources culturelles du nouveau radicalisme noir », juin 1992.
• Cédric Gouverneur, « Les guérilleros de la cause animale », août 2004.
• Dominique Pinsolle, « Les aventures de Mam'zelle Cisaille », août 2015.
• Gérard Chaliand, « Le double combat du F. P. L. P. », juillet 1970.
• Maurice Lemoine, « La longue grève des mineurs britanniques », janvier 1985.
• Naïké Desquesnes et Nicolas Jaoul, « Les intellectuels, le défi maoïste et la répression en Inde » octobre 2011.
• Serge Quadruppani, « “Agir en primitif, prévoir en stratège” » (inédit).
• Pierre Rimbert, « Contester sans modération », juin 2016.
• Selma Belaala, « Misère et djihad au Maroc », novembre 2004.
• Laurent Bonelli, « Les chemins de la radicalisation », février 2015.
• Charles Enderlin, « Israël à l'heure de l'Inquisition », mars 2016.
• Jean-Marie Chauvier, « Octobre 1993, le libéralisme russe au son du canon », octobre 2014.
• Yanis Varoufakis, « “Leur seul objectif était de nous humilier” », août 2015.
• Evelyne Pieiller, « Le beau Danube noir », novembre 2016.
• Franck Poupeau, « Des gens formidables... », novembre 2011.
• Alain Gresh, « L'Evangile selon Mandela », juillet 2010.
• Walter Benn Michaels, « Liberté, fraternité... diversité ? », février 2009.
• Serge Halimi, « Eternelle récupération de la contestation », avril 2001.
• Pierre Rimbert, « Contestation à consommer pour classes cultivées », mai 2009, et « La pensée critique dans l'enclos universitaire », janvier 2011.
• Thomas Frank, « Occuper Wall Street, un mouvement tombé amoureux de lui-même », janvier 2013.
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La mer de Chine du Sud a retrouvé sa vocation commerciale millénaire. Suivant les chaînes logistiques éclatées dans la région, un chassé-croisé de porte-conteneurs gorgés de composants et de produits semi-finis fait exploser les échanges régionaux. En toile de fond, la Chine et les Etats-Unis s'affrontent à coup de grands projets et d'accords de libre-échange.
Il fut un temps où les deux géants mondiaux — les Etats-Unis et l'Union soviétique — se confrontaient au nom de leur système politique. Désormais les deux plus grandes puissances de la planète — les Etats-Unis, toujours là, et la Chine émergente — se battent à coup de traités de libre-échange. Sur la même longueur d'onde idéologique, celle du commerce sans entraves, chacun essaie d'enrôler sous sa bannière le plus grand nombre de pays.
Washington a repris à son compte l'idée d'un partenariat transpacifique (PTP, connu sous le nom anglais de Trans-Pacific Partnership, TPP), lancée par quatre petits pays d'Asie-Pacifique — Brunei, Chili, Nouvelle-Zélande, Singapour — en 2005. Les dirigeants américains multiplient les rencontres pour convaincre leurs interlocuteurs privilégiés dans la région — l'Australie, la Malaisie, le Vietnam, le Japon, ainsi que le Pérou. La Chine n'a pas été invitée à la table des discussions. L'ambition du président américain Barack Obama est d'entraîner les principales économies de l'Asie du Sud-Est, de l'Océanie et du continent américain (Canada, Mexique, déjà acquis), afin de contenir la puissance économique chinoise en pleine ascension. Le PTP, ainsi défini, engloberait près de la moitié des richesses produites dans le monde, un quart du commerce international et 30 % de la population.
De son côté, Pékin a riposté en proposant son propre projet de partenariat économique régional intégral (PERI ou Regional Comprehensive Economic Partnership, RCEP) dont sont exclus les Etats-Unis. Participent aux négociations, les dix pays de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Anase, ou Asean en anglais) — Birmanie, Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam —, le Japon, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, engagés dans les négociations du PTP, ainsi que l'Inde et la Corée du Sud, qui ne le sont pas. Au total, le PERI concernerait la moitié de la population mondiale, 40 % des échanges internationaux.
Il faut reconnaître que, dans le domaine commercial, les dirigeants chinois ont une longueur d'avance à l'échelle régionale : Pékin a signé un accord de libre-échange (baisse des droits de douane, libéralisation partielle des investissements) avec les dix pays de l'Anase dès 2004. Elle a développé des accords bilatéraux avec la plupart de ses voisins. Et s'apprête à en signer un avec la Corée du Sud, tout en menaçant de couper court aux discussions dès lors que Séoul accepterait le déploiement d'une batterie antimissiles réclamée par Washington. En 2014, les échanges des pays asiatiques entre eux représentent près de 42 % du commerce régional (31% en 2000) et plus de la moitié (54%) de leurs exportations. Cette interdépendance constitue incontestablement un atout pour une éventuelle intégration asiatique.
Transatlantique ou pacifique, les tendances du libre-échange convergent. Ainsi la prochaine étape du PTP américain comme du PERI chinois concernera moins les droits de douane en régression au fil du temps que les diverses protections non tarifaires que chaque nation s'est forgées : sélectivité des investissements étrangers ou libéralisation de certains droits de licence (sur les médicaments) en Chine et en Inde ; protection de l'agriculture au Japon ; quotas d'importation de certains produits de haute technologie en Corée du Sud… Ce sont ces normes que les multinationales veulent faire sauter. Pas un secteur ne devrait y échapper : l'industrie comme l'agriculture, les services et la finance comme les transports et les grandes infrastructures.
Toutefois, qu'elles se déroulent sous les auspices américains ou sous l'égide chinoise, les négociations sont loin d'être bouclées. Au Japon, par exemple, les freins portent notamment sur ce que les économistes nomment les « cinq vaches sacrées » : le riz, le blé, la viande de bœuf et de porc, le sucre, les produits laitiers — soit cinq cent quatre-vingt-six produits protégés par un système de quotas. Les importations de riz ne peuvent pas dépasser 5 à 8 % de la consommation intérieure. Au-delà, le gouvernement impose des droits de douane pouvant se monter à 780 % ; pour le blé ou les produits laitiers, ils atteignent 252 %.
Certes, les paysans représentent moins de 4 % de la population active japonaise, mais la très puissante Union centrale des coopératives agricoles (JA-Zenchu) se ramifie bien au-delà du monde paysan. Elle garantit les prix, joue un rôle de banquier et d'assureur dans le monde rural et pour les familles qui en ont issues.
Pressé par Washington, le premier ministre Abe Shinzo a réussi, après des années de bataille, à démanteler une partie de ce pouvoir (celui, notamment, de superviser les coopératives). Cela devrait lui donner quelques marges de manœuvre pour négocier l'entrée des produits américains. Mais il lui faudra aussi compter avec les consommateurs japonais fort attachés à leurs normes alimentaires. M. Abe n'est pas au bout de ses peines.
Du côté chinois, les obstacles ne sont pas moins grands. L'Inde, dont la Chine est le premier fournisseur, cherche à rééquilibrer ses échanges en ouvrant son pays à des capitaux de préférence japonais ou américains, tout en protégeant ses services informatiques. Deuxième pays d'accueil des investissements étrangers (derrière les Etats-Unis), la Chine veut garder la main sur les technologies sensibles (système d'information, domaine spatial…). Acceptera-t-elle de lâcher prise ? Rien n'est moins sûr. D'autant qu'elle fait face simultanément à un ralentissement de sa croissance (7% au premier trimestre 2015) et à la délocalisation de certaines industries (textile, par exemple) vers des contrées aux salaires moins élevés (Vietnam, Bangladesh…).
Pourtant, les obstacles à la conclusion rapide du PERI tiennent moins de l'économie que de la diplomatie. Dans ce domaine, Etats-Unis et Chine avancent à front renversé. Les premiers disposent d'alliés politiques et militaires indéfectibles (Japon, Corée du Sud, Philippines, Australie...) mais peinent à imposer leurs produits, leurs marques, leurs normes. La Chine, elle, a réussi à tisser une toile commerciale et financière dont elle occupe le centre mais ne parvient pas à nouer des alliances stratégiques solides. Pis, les querelles territoriales en mer de Chine (1) risquent d'entraver ses capacités de déploiement économique : les investissements japonais dans le pays ont chuté de 38,8 % en 2014 (2). Un signal d'alerte, même si Tokyo figure toujours parmi les investisseurs les plus actifs, notamment dans l'industrie chinoise.
Sans renoncer à convaincre ses voisins du Sud-Est asiatique, essentiels pour le développement du pays, le président Xi Jiping a décidé de se tourner résolument vers l'Ouest, ressortant des cartons la vieille Route de la soie. Cette mythique référence renvoie à l'époque de la richesse et du rayonnement de l'Empire, pour les Chinois ; aux épopées à dos de chameau du Livre des merveilles de Marco Polo, au temps des découvertes et des conquêtes pour les Européens.
Sa version actuelle comporte trois branches : l'une, maritime, qui passe au plus près des ports que Pékin a contribué à moderniser comme au Sri Lanka ou au Pakistan ; une autre traverse la Chine d'est en ouest avant de franchir le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne, l'Allemagne et les Pays-Bas ; la troisième, terrestre elle aussi, passe plus au sud pour rejoindre l'Ouzbékistan, l'Iran, la Turquie. Ces vastes projets visent tout à la fois à assurer des marchés supplémentaires pour les entreprises chinoises, à ouvrir de nouvelles voies pour contourner le Pacifique contrôlé par les Etats-Unis, à sécuriser les frontières occidentales et à façonner des relations diplomatiques interdépendantes dans cette région moins défavorable à Pékin.
Routes et chemin de fer ouvrent la voie au commerce.Certains, comme le chercheur chinois Yang Xiyu, y voient le « signal d'un changement historique de la politique chinoise (3) ». De son côté, le quotidien des affaires américain The Wall Street Journal parle d'un « plan Marshall chinois (4) », en référence à l'initiative américaine en Europe après la seconde guerre mondiale. « A première vue, il s'agit de la même proposition gagnant-gagnant » : les entreprises chinoises et les pays d'accueil. La croissance boostée contre le libre-échange maîtrisé…
L'idée est née sous la précédente équipe. Yuxinou, la ligne de chemin de fer reliant Chongqing (ses trente-deux millions d'habitants, ses usines gigantesques) à Duisbourg en Allemagne (5) était inauguré dès juillet 2001. A l'époque, on comptait un convoi par mois. Désormais, quatre transitent chaque semaine sur les onze mille kilomètres de voies transportant les produits de l'américain Hewlett Packard (HP) dont les deux tiers sont fabriqués à Chongqing, ou encore les voitures allemandes BMW ou Mercedes-Benz.
Mais c'est M. Xi qui a donné à ces « routes de la soie » du XXIe siècle une dimension économique et géopolitique inédite, en accélérant la manœuvre en utilisant son arme de persuasion massive : l'argent. Il a, coup sur coup, annoncé la création d'un fonds d'investissement et d'une banque multilatérale.
Ainsi, en novembre 2004, un Fonds d'investissement pour la route de la soie voit le jour doté de 50 milliards de dollars (40 milliards d'euros), montant qui sera doublé début 2015. Objectif ? Financer les grands projets (transports, autoroutes, aéroports, centrales électriques, pipelines) mais aussi créer tout au long de ces routes des « parcs industriels, plates-formes de coopération » — en fait des zones de libre-échange.
Symbole de cette accélération, l'annonce en grande pompe de la construction d'un « corridor économique » entre la Chine et le Pakistan qui relierait Kashgar (au Xinjiang, dans l'ouest chinois) au port pakistanais de Gwadar, à moins de cent kilomètres de l'Iran et de ses puits de pétrole. Il comporterait la construction d'un barrage, de centrales électriques au charbon, la modernisation du chemin de fer… Pékin investirait 28 milliards de dollars. De quoi fournir des marchés aux entreprises chinoises actuellement en surcapacité, sécuriser ses approvisionnements énergétiques, participer au redressement de l'économie pakistanaise, disposer de moyens de pressions sur Islamabad pour éradiquer les extrémistes religieux (qui menacent au Xinjiang) et l'inciter à pacifier ses relations avec Kaboul. Comme toujours, Pékin mêle intérêts économiques et visée stratégique.
Dans le même temps, M. Xi a lancé la proposition d'une Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (BAII), ouverte à tous les pays qui le désirent et, comme son nom l'indique, chargée de financer des grands projets dans cette zone. Une décision ouvertement tournée contre la Banque mondiale dominée par Washington et la Banque asiatique de développement (BAD) sous influence de Tokyo. Longtemps Pékin a réclamé une place plus conforme à son rang de deuxième économie mondiale. En vain.
Un échec majeur pour la démocratie américaine.Espérant encore marginaliser l'initiative, M. Obama a fait pression pour que ses alliés — Japon et Australie en tête — boycottent l'initiative. L'échec est presque total. Seul Tokyo s'est aligné. La BAII compte cinquante-sept membres fondateurs : trente-sept pays asiatiques, vingt en dehors de la région dont le Royaume Uni, le premier à avoir annoncé sa participation, l'Allemagne, la France, l'Italie, l'Iran, Israël… Un vrai succès pour Pékin.
Déjà, des économistes comme l'Australien Andrew Elek estiment que cette banque « est nettement plus efficace économiquement que le projet de partenariat transpacifique (TPP) pour développer l'intégration économique entre pays asiatiques et entre l'Asie et le reste du monde.(...) Ce qui entrave le plus le flux de marchandises aujourd'hui, ce ne sont pas les barrières douanières mais la faiblesse des infrastructures de transport et de communication (6) ». Sans doute ce diagnostic est-il partagé par la plupart des pays fondateurs de la BAII. Dans le nouveau Far West chinois, l'heure est aux affaires.
(1) Lire Olivier Zajec, « Nouvelle bataille du Pacifique autour d'un archipel », et Stephanie Kleine-Ahlbrandt, « Guerre des nationalismes en mer de Chine », Le Monde diplomatique, respectivement janvier 2014 et novembre 2012.
(2) Statistiques du ministère du commerce, Tokyo, mars 2015.
(3) Cité dans « “One belt, one road” initiatives key for building a safer Asia », Xinhuanet, 25 septembre 2014.
(4) « China's “Marshall Plan” », The Wall Street Journal, New York, 11 novembre 2014.
(5) « Rail linking Europe to open up China's West », China Daily, 2 juillet 2011.
(6) Andrew Elek, « AIIB miles ahead of TPP in promoting integration », EastAsiaForum, 14 avril 2015.
On ne compte plus les biographies de M. Vladimir Poutine, mais le système politique russe reste mal connu. Sait-on par exemple que le parti du président a organisé des primaires avant les législatives, prévues le 18 septembre ? En imitant ses homologues occidentaux, Russie unie cherche à convaincre de sa capacité à se renouveler, mais aussi — avec un succès mitigé — à éviter que le vote ne tourne à la foire d'empoigne.
Igor Gurovich. – Affiche pour une exposition de jouets créés par des artistes, Moscou, 2009Même les dirigeants de Russie unie se sont dits surpris par l'affluence. Le 22 mai dernier, plus de dix millions de citoyens (près de 10 % des électeurs inscrits) auraient participé aux élections primaires de ce qu'on appelle couramment « le parti de Poutine » avant les législatives du 18 septembre prochain. Dans les « vieilles démocraties » occidentales, un grand nombre de partis se sont déjà convertis à cet exercice né aux États-Unis. Mais on ne s'attendait guère à rencontrer cette pratique dans un pays généralement associé à la fraude électorale et à l'assassinat d'opposants ou de journalistes trop curieux.
Russie unie a été créé le 1er décembre 2001 pour soutenir l'exécutif central face aux deux foyers d'opposition qu'avaient représentés, durant la décennie précédente, la chambre basse du Parlement (la Douma) et les gouverneurs des régions. Dès sa première adresse à l'Assemblée fédérale, en juillet 2000, M. Vladimir Poutine avait affirmé : « L'indécision du pouvoir et la faiblesse de l'État réduisent les réformes à néant. Le pouvoir doit s'appuyer sur la loi et sur une verticale exécutive unique. » Et, dès 2003, Russie unie devenait le premier parti de la Douma, avant de remporter plus des deux tiers des sièges aux législatives de 2007 et plus de la moitié en 2011. Il est aussi majoritaire dans l'ensemble des régions russes. Sa domination à tous les échelons assure à l'exécutif la pleine loyauté du pouvoir législatif, par le contrôle du recrutement de la majorité des élus.
Sa situation dans le paysage politique n'en est pas moins paradoxale. Dans le système présidentialiste de la Russie, le Parlement n'a qu'une marge de manœuvre limitée depuis le coup de force de Boris Eltsine en octobre 1993 (1). Quant aux membres du gouvernement, désignés par le premier ministre, lui-même nommé par le président, ils sont issus de l'administration ou des grandes entreprises et n'appartiennent le plus souvent à aucun parti. Le lien entre M. Poutine et le parti créé pour le soutenir est aussi fort qu'asymétrique, puisque lui-même n'en a jamais été membre — ce qui ne l'a pas empêché d'en prendre la direction lors de son passage à la tête du gouvernement, de 2008 à 2012, entre deux mandats présidentiels. Dans son ouvrage consacré à l'histoire de cette formation, le politiste et sympathisant de Russie unie Vitali Ivanov écrit : « C'est un parti créé sur la décision des dirigeants de l'État, qui met en œuvre leur politique, consolide l'élite (l'élite loyale), centralise et synchronise le travail des machines politiques centrale et régionales, diffuse l'idéologie officielle et, de fait, prolonge l'appareil d'État. » Il précise : « Les journalistes et les politistes ont tendance à confondre les notions de parti du pouvoir et de parti dirigeant [en référence au Parti communiste en Union soviétique], alors que la différence est essentielle. Un parti dirigeant est un acteur politique autonome (au moins partiellement) ; le parti du pouvoir est l'instrument du pouvoir en place » (2).
Un moyen de tester les candidatsOutre cette absence d'influence politique, Russie unie souffre d'une faiblesse organisationnelle. Parfois qualifié de « parti virtuel », il est peu ancré dans la société. Il revendique deux millions de membres (environ 1,4 % de la population), mais ces chiffres tiennent en partie aux adhésions collectives, tandis que l'activité militante est fort peu encouragée. Bien que la classe politique soit encline à revendiquer une voie de développement spécifique, les références aux partis occidentaux constituent un élément central de sa modernisation. Sur le plan doctrinal, le parti se définit désormais comme « conservateur ». Puisant leur inspiration chez le politiste américain théoricien du « choc des civilisations » Samuel Huntington, ses représentants renvoient fréquemment à l'après-guerre. Ils soulignent le rôle « stabilisateur » joué alors par des partis qui ont dominé le paysage politique pendant de nombreuses années : l'Union chrétienne-démocrate (CDU) en Allemagne, l'Union pour la nouvelle République (UNR) puis l'Union pour la défense de la République (UDR) en France, le Parti libéral-démocrate au Japon.
L'instauration d'un vote en amont de la sélection des candidats aux fonctions électives constitue le second volet de cet effort d'intégration des normes occidentales. Organisées pour la première fois à l'occasion des législatives de 2007, les primaires sont devenues obligatoires en novembre 2009 pour la désignation des candidats du parti à la députation, à la Douma comme aux assemblées régionales. L'opposition libérale regroupée au sein de la Coalition démocratique a également organisé les siennes le 29 mai 2016, mais dans le plus grand désordre (3). En France, l'exemple du Parti socialiste montre que l'idée des primaires a initialement été portée par de jeunes dirigeants qui cherchaient à contourner les militants et, par ce biais, les caciques du parti (4). C'est tout l'inverse à Russie unie, où cette proposition a été mise au programme par la direction, de concert avec les éminences grises du Kremlin, pour donner l'image d'une organisation moderne, ouverte, capable de se renouveler.
Le déroulement de ces primaires les distingue sensiblement des modèles étrangers, car les listes finales ne prennent que partiellement en compte les résultats. Le règlement adopté en 2009 précise que les votes « ne constituent pas une procédure de désignation des candidats ». En dernière instance, la direction de Russie unie peut ajouter les siens, ne pas inclure les gagnants dans la liste définitive, ou encore réviser l'ordre des vainqueurs. Ainsi, le premier adjoint du chef de l'administration présidentielle Viatcheslav Volodine, le réalisateur Stanislav Govoroukhine, qui avait dirigé la campagne de M.Poutine en 2012, ainsi que la très médiatisée procureure de Crimée Natalia Poklonskaïa et une poignée d'autres ont été retenus directement par le premier ministre et chef du parti, M. Dmitri Medvedev.
De même, dans les jours qui ont suivi le vote, le comité d'organisation fédéral chargé des primaires a exclu une dizaine de candidats de la liste des vainqueurs, pour des motifs parfois flous : « Un certain nombre de faits récemment connus ont discrédité un des candidats dans la région de Kaliningrad. Il s'avère qu'un autre dans la région d'Oulianovsk est poursuivi en justice. À Sverdlovsk, il y a eu des plaintes contre un candidat qui aurait abusé de sa position officielle », a déclaré, le 27 mai, le secrétaire du conseil général du parti, M. Sergueï Neverov. Deux autres ont été écartés quelques jours plus tard en raison de « risques liés à leur réputation ».
Les élections législatives de septembre marqueront le retour à un système électoral mixte, la moitié des députés étant élus à la proportionnelle sur une liste nationale, l'autre moitié par circonscriptions lors d'un scrutin uninominal. Dans dix-huit circonscriptions, Russie unie ne présentera pas de candidats, en dépit de la tenue de primaires. Selon le politiste Igor Bounine, le pouvoir « libère des places pour les partis frères, qui sont ses alliés (5) » — allusion à cette frange de l'opposition qui occupe des niches idéologiques différentes du créneau de Russie unie, mais reste fidèle à M. Poutine en échange d'une représentation parlementaire.
Avec la mainmise de la direction sur l'établissement final des candidatures, la démocratisation que semblait annoncer le vote apparaît limitée. Mais la promesse de renouvellement vendue avec l'idée de primaires a-t-elle bien été tenue dans d'autres pays ? Même en l'absence de droit de veto des états-majors, les primaires tendent à renforcer les candidats sortants, le capital politique allant au capital politique. En 2011, le taux de reconduction des députés sortants de Russie unie a dépassé la barre des 50 %, ce qui a paradoxalement rapproché la Douma des assemblées législatives des « vieilles démocraties » occidentales, où, en moyenne, 70 % des parlementaires retrouvent leur siège au mandat suivant (6).
Pour autant, les règles du jeu politique ont changé. Les députés sortants ont été exposés, si ce n'est à une concurrence, du moins à une pression extérieure accrue. Car, cette année, les primaires russes étaient doublement « ouvertes » : tout citoyen pouvait non seulement voter, mais également présenter sa candidature. Il suffisait de n'appartenir à aucun autre parti et d'avoir un casier judiciaire vierge. Dès lors, les membres de Russie unie ont affronté des candidats extérieurs (43 % des 2 781 prétendants en 2016). L'appartenance au parti s'en est trouvée doublement dévalorisée, tout comme l'idée d'un canal partisan pour former et recruter les élus.
Lors de l'édition 2016, l'accent a été mis sur les débats. Pour voir leur candidature validée, les participants aux primaires ont dû prendre part à des tables rondes sur des thèmes définis par les instances centrales ou régionales du parti : la lutte contre la corruption, l'éducation, la santé, etc. On aurait donc pu s'attendre à voir émerger des lignes de fracture programmatiques, surtout qu'il existe depuis le milieu des années 2000 des clubs de discussion censés représenter diverses tendances liées au parti. Les libéraux-conservateurs s'inquiètent par exemple des pressions de l'administration sur les entreprises, quand les sociaux-conservateurs insistent davantage sur les questions de société et la promotion des valeurs conservatrices (famille, religion, etc.). Pourtant, la question du rattachement des candidats à l'un ou l'autre de ces courants idéologiques a été totalement évacuée. « Nous autres, les ours, n'avons pas besoin d'ailes [politiques] », affirmait en 2005, lors d'une session du conseil général du parti, M. Boris Gryzlov, alors président de Russie unie — qui a pour emblème un ours blanc. Il avait rejeté l'idée d'une organisation des courants en plates-formes politiques, prétextant le risque d'un affaiblissement du parti.
Résultat : le visionnage des débats en ligne sur le site des primaires présente un intérêt limité. Alignés derrière des pupitres, les candidats disposent de deux minutes pour exposer leur point de vue avant de répondre aux questions de la salle. Le ton est courtois ; ils s'applaudissent mutuellement. Le cadre strict dans lequel se déroulent les discussions est peu propice aux controverses : les participants n'ont pas le droit d'appeler à voter contre leurs concurrents, ni de dire du mal d'eux. L'ensemble du matériel de communication — affiches, tracts, clips — doit être approuvé par les comités d'organisation régionaux.
C'est donc à titre strictement individuel que les candidats se sont présentés au scrutin, qui a pris des allures de sondage de popularité grandeur nature, les électeurs pouvant soutenir plusieurs candidats. Les primaires visaient moins à départager ceux qui concouraient qu'à tester les noms susceptibles d'attirer le maximum de voix, tout en offrant au parti l'occasion d'une répétition générale avant le scrutin.
Pour le politiste Grigori Golosov, toutefois, malgré la culture unanimiste du parti, « les primaires de Russie unie sont clairement en train d'acquérir les caractéristiques d'une réelle compétition politique ». Les poids lourds de la politique russe, de moins en moins dispensés de s'y plier, se prennent visiblement au jeu. Peu idéologiques, les confrontations ont été surtout personnelles. À Saint-Pétersbourg, par exemple, le député régional Vitaly Milonov, connu pour avoir été l'instigateur de la loi interdisant la « propagande auprès des mineurs des relations sexuelles non traditionnelles », a accusé le plus discret mais non moins influent Iouri Chouvalov, ancien chef du service de presse de la Douma, d'avoir dépêché des jeunes gens armés de pistolets au moment du décompte des voix, et d'avoir distribué gratuitement des produits alimentaires.
Les chocs de ténors ont attiré la presse, qui a donné un plus grand écho aux plaintes pour irrégularités — 426 pour la seule journée du 22 mai. Les accusations de fraude électorale que l'opposition lançait lors des manifestations de 2011 à l'encontre du parti du pouvoir retentissent désormais parmi les fidèles du président, ce que n'avaient certainement pas anticipé les conseillers en communication du Kremlin. Pour l'instant, toutefois, aucun participant —candidat ou électeur— n'a exigé de la direction du parti une plus grande transparence des règles du jeu. De même, personne n'a encore proposé que des primaires puissent permettre à Russie unie de choisir son candidat à la présidentielle de mars 2018.
(1) Lire Jean-Marie Chauvier, « Octobre 1993, le libéralisme russe au son du canon », Le Monde diplomatique, octobre 2014.
(2) Vitali Ivanov, Le Parti de Poutine. L'histoire de Russie unie (en russe), Olma Media Group, Moscou, 2008.
(3) Lire sur notre site Nina Bachkatov, « En Russie, une opposition en miettes ».
(4) Rémi Lefebvre, Les Primaires socialistes. La fin du parti militant, Raisons d'agir, Paris, 2011.
(5) Cité par Mikhaïl Roubine, « Russie unie offre une récompense à l'opposition » (en russe), 29 juin 2016, www.rbc.ru
(6) Richard E. Matland et Donley T. Studlar, « Determinants of legislative turnover : A cross-national analysis », British Journal of Political Science, vol. 34, no 1, Cambridge, janvier 2004.
Un homme obèse, en marcel constellé de taches, avachi sur un canapé devant une pizza et des canettes de bière. En Suisse, cette affiche des opposants à l'initiative populaire « Pour un revenu de base inconditionnel » aura montré la vivacité des fantasmes associés à l'oisiveté des pauvres. Par dérision, le personnage arborait une couronne en carton doré. Les auteurs de l'initiative avaient en effet organisé des distributions de couronnes en carton dans les gares, faisant de cet objet le symbole du pouvoir qu'un revenu garanti, à leurs yeux, pourrait redonner à chacun sur sa vie. Le 5 juin, leur utopie a été rejetée à près de 77 % (avec une participation de 46,4 %). Elle a toutefois trouvé un peu plus de partisans (autour de 35 %) dans les cantons de Bâle-Ville, de Genève et du Jura. Certains quartiers de Zurich et de Genève ont même dit « oui ».
Le texte soumis aux électeurs ne précisait ni montant ni mode de financement. On y lisait seulement que le revenu de base, versé à chaque citoyen indépendamment de son travail rémunéré, devait « permettre à l'ensemble de la population de mener une existence digne et de participer à la vie publique ». Dès le début de la campagne, toutefois, ses auteurs ont évoqué 2 500 francs suisses (2 290 euros) par adulte et 625 francs par enfant. Une somme à peine supérieure au seuil de pauvreté (2 200 francs) dans un pays où le coût de la vie est très élevé. Elle aurait pu suffire pour des étudiants vivant en colocation dans une petite ville, mais sûrement pas « pour une personne seule et malade à Zurich ou à Genève », souligne Benito Perez, corédacteur en chef du quotidien de gauche Le Courrier. Ces deux villes figurent parmi les cinq plus chères du monde, selon le classement 2016 de l'Economist Intelligence Unit. En outre, l'assurance-maladie, entièrement privée (1) (les travailleurs ne cotisent que pour le chômage et la retraite), peut à elle seule grever ce budget.
L'initiative a vu le jour en 2012 en Suisse alémanique, dans le sillage du succès du film d'Enno Schmidt et Daniel Häni Le Revenu de base. Une impulsion culturelle, diffusé sur Internet (2). « La précarisation générale observée en Allemagne voisine après la réforme Hartz IV, en 2005, a aussi joué un rôle », indique M. Julien Dubouchet Corthay, membre de la section suisse du Basic Income Earth Network (Réseau mondial pour le revenu de base, BIEN). Le Conseil fédéral, le gouvernement suisse, s'est prononcé contre, invoquant son coût et sa dangerosité pour l'économie. Les Verts ont été le seul parti à soutenir le texte. L'autonomie laissée aux sections cantonales a cependant permis à certaines d'appeler à voter « oui ». C'était notamment le cas de tous les partis de gauche genevois, des socialistes aux trotskistes.
La campagne s'est donc menée en dehors des appareils, avec force coups d'éclat. Lors du dépôt du texte, le 5 octobre 2013, après la récolte des cent mille signatures nécessaires pour qu'il soit soumis à la population, ses auteurs ont déversé sur la place Fédérale, à Berne, huit millions de pièces jaunes de 5 centimes, soit une par habitant du pays. Le 14 mai 2016, ils ont récidivé en assemblant à Genève une affiche de huit mille mètres carrés sur laquelle figurait « la plus grande question du monde » : « Que feriez-vous si votre revenu était assuré ? », entrant ainsi au Guinness World Records.
« Franchement, quoi de plus ringard que le “Guinness Book ?” », soupire M. Dubouchet Corthay, tout en constatant qu'autour de lui ces actions spectaculaires ont marqué les esprits. Auteur dès 2000 d'une thèse en science économique sur le revenu de base, et par ailleurs militant au Parti socialiste suisse, il observe les nouveaux convertis avec un mélange de perplexité et d'intérêt. « Ils manquent de culture politique ; beaucoup sont abstentionnistes, voire complotistes. Mais les partis de gauche qui cherchent en vain à élargir leur base pour des projets anticapitalistes ne peuvent pas balayer d'un revers de main l'engouement et la capacité de mobilisation dont ils font preuve. »
Les modes de financement évoqués, comme une microtaxe sur toutes les transactions financières — des paiements par carte bancaire au trading haute fréquence —, le laissent sceptique. Seule l'idée d'un prélèvement à la source sur la production des entreprises, avant le partage entre salaires et bénéfices, trouve grâce à ses yeux. Il regrette la prudence des auteurs de l'initiative, qui se sont efforcés de rassurer au lieu d'assumer son caractère conflictuel. « Dans ce pays, les gens qui votent sont plutôt âgés et s'inquiètent facilement, justifie M. Ralph Kundig, président de BIEN-Suisse. Une campagne radicale n'aurait pas donné de meilleurs résultats. »
Le revenu de base n'avait aucune chance. En dehors de l'initiative « Contre les rémunérations abusives », approuvée à près de 68 % en 2013, les Suisses se sont montrés socialement peu progressistes ces dernières années. Ils ont refusé à 66,5 %, en 2012, le passage de quatre à six semaines de congés payés par an, puis à 73 %, en 2014, l'instauration d'un salaire minimum brut de 4 000 francs (3 660 euros). Perez observe une « identification des intérêts du pays aux intérêts du patronat », ainsi que la conviction qu'il faut « encore plus de libéralisme pour sauver l'exception suisse, sous peine d'être engloutis par la crise européenne et la fin du secret bancaire ».
La campagne a pourtant été animée. Articles, tribunes, réunions publiques et émissions télévisées se sont multipliés. Le site du quotidien Le Temps a battu tous les records de fréquentation lorsqu'il a invité ses lecteurs à dialoguer avec M. Kundig, le 25 mai. Comme l'initiative « Pour une Suisse sans armée », en 1989 (refusée à 64 %), celle sur le revenu de base visait avant tout à ouvrir un débat de société ; elle y est largement parvenue.
(1) Lire Michaël Rodriguez, « En Suisse, la santé aux bons soins des assurances », Le Monde diplomatique, février 2011.
Jusqu'au bout, Salvador Allende aura été fidèle à lui-même. Cet homme, qui savait pourtant composer et avait toujours été ouvert au dialogue, n'a pas songé un seul instant à céder à l'ultimatum des forces armées. « Je suis prêt à résister quoi qu'il arrive, même au prix de ma vie, afin que cela serve de leçon pour montrer devant l'histoire l'ignominie de ceux qui ont recours à la force sans raison. » Cette dernière profession de foi lancée aux Chiliens au moment où les militaires rebelles encerclaient le palais présidentiel de la Moneda résume de manière lapidaire ce qu'ont été la vie et le combat du Dr Allende.
Le verbe coloré et ne mâchant pas ses mots, Salvador Allende avait toutes les qualités d'un tribun populaire. Lorsque nous l'avons rencontré pour la première fois, il était encore peu connu à l'étranger. Au Chili, cependant, on n'était pas loin de le considérer comme une sorte d'institution nationale.
D'emblée, le contact avait été amical et la conversation animée. « En tant que médecin, ancien ministre de la santé du gouvernement de front populaire de 1939, expliquait-il, je me suis aperçu que la santé ne se protège pas seulement par des services médicaux, mais que des transformations économiques étaient indispensables pour améliorer les conditions sanitaires de la population. »
Nous avons revu Salvador Allende en janvier 1970, au moment des tractations qui devaient aboutir à sa désignation comme candidat de l'Unité populaire. Toujours jovial et volubile, il apparaissait alors comme la seule personnalité capable de faire l'unité des forces de gauche et de les mener à la victoire. Confiant dans l'avenir, il nous disait sur un ton décidé : « Dans l'intérêt du Chili, il faut absolument que cela change, sinon ce pays passera inexorablement par la violence. »
Une année plus tard, Salvador Allende était devenu président de la République. Malgré ses nouvelles responsabilités, sensible aux préoccupations de ses plus humbles interlocuteurs, il se montrait inlassablement disponible et savait écouter aussi bien les doléances que les louanges de chacun.
Marxiste, Salvador Allende n'avait cependant rien d'un doctrinaire. A la question de savoir s'il croyait possible d'établir le socialisme sans passer par la dictature du prolétariat, il répondait par l'affirmative : « C'est pour cela que nous travaillons. L'avenir nous dira si nous avons tort ou raison. »
« Moi, je peux disparaître, mais s'il m'arrivait quelque chose, des centaines de mes camarades poursuivraient le combat. » Ces propos, Salvador Allende me les avait tenus en janvier 1971, deux mois à peine après son arrivée au pouvoir. La victoire de l'Unité populaire avait soulevé un immense espoir parmi les masses chiliennes. Le nouveau gouvernement commençait à mettre en pratique son programme de réformes économiques et sociales.
En dépit de la joyeuse effervescence qui régnait autour de lui, Salvador Allende demeurait extrêmement lucide. Plus que quiconque, il était conscient des limites de son expérience et des difficultés de la voie qu'il avait choisie. Il savait que, si le suffrage universel l'avait porté à la tête de l'Etat, le véritable pouvoir économique et financier se trouvait, lui, toujours aux mains de ses adversaires, et que la bataille était loin d'être gagnée. « L'histoire nous enseigne, entre autres choses, disait-il, qu'aucune classe sociale ne remet le pouvoir de bon gré. D'autre part le socialisme ne s'impose ni par décret ni par un coup de baguette magique. Il est indispensable d'obtenir une participation authentique des travailleurs. »
Tout en pressentant la fragilité de sa tentative, Salvador Allende avait cru pouvoir ouvrir la voie au socialisme dans le respect de la légalité existante et par des moyens pacifiques. Dans son optique, il s'agissait avant tout d'une expérience « authentiquement chilienne, adaptée à la réalité du Chili avec des méthodes chiliennes ». Ainsi avait-il accepté de rentrer dans le jeu d'un régime démocratique bourgeois dont les règles avaient été fixées par ses adversaires. Mais, en dernier ressort, faisant passer leurs intérêts avant toute autre considération, ceux-ci n'ont pas hésité à violer leur propre légalité en recourant à la force.
En dépit de l'accumulation des obstacles, Salvador Allende ne s'est pas départi de la ligne de conduite qu'il s'était tracée. Voulant éviter à tout prix la guerre civile, il souhaitait une transition au socialisme sans effusion de sang. Quand nous l'avons revu pour la dernière fois, au début de cette année, il nous répétait encore : « Nous nous sommes engagés à établir le socialisme par des voies légales et pacifiques, et nous devons respecter cet engagement. »
Il est certes toujours facile d'expliquer les erreurs d'un homme d'Etat après-coup. Pour certains de ses partisans, Salvador Allende brûlait les étapes ; d'autres au contraire lui reprochaient de ne pas aller assez vite. Pris entre ces deux tendances, il a surtout cherché à pratiquer une politique du possible et à concilier ce qui était parfois inconciliable.
Extrait de « Fidèle à lui-même... », Le Monde diplomatique, octobre 1973.
Son extension affole les urbanistes, et son enrichissement vertigineux enchante le gouvernement : grâce à l'activité minière, la ville de Perth, située sur la côte occidentale australienne, attire de nombreux ouvriers. Ces « gueules noires », dont le salaire dépasse celui de hauts cadres, réactivent un vieux complexe d'infériorité national et suscitent la gêne de leurs concitoyens.
Chaque pays a ses citoyens embarrassants et comiques malgré eux, objets d'incessantes railleries de la part des gens bien mis : white trash (« déchet blanc », la population blanche et pauvre) aux Etats-Unis, « beaufs » en France, chavs au Royaume-Uni (1), etc. En Australie, ce sont les bogans, des ouvriers qui amusent le pays en raison de leur mauvais goût supposé, de leur dégaine, de leurs idées. Tatouages nationalistes sur le bras et pinte de bière à la main, short et tongs de rigueur, casquette et gilet luminescent en option, ils instaurent à coup sûr une certaine ambiance dans les centres-villes où ils déferlent le samedi soir. Mais l'humour est aussi une affaire de domination et d'intérêts...
Les démonstrations de patriotisme lors de rencontres sportives ou, de façon plus dramatique, les émeutes raciales qui ont opposé en 2005 des Australiens à certains de leurs concitoyens d'origine libanaise à Cronulla, banlieue de Sydney, ont ajouté une connotation xénophobe à la définition du mot bogan (2). Il a été consacré en 2012 par son entrée dans l'Oxford English Dictionary, qui le définit comme un « terme dépréciatif désignant une personne peu sophistiquée, malapprise, démodée, en général d'un statut social peu élevé ». Ces indésirables horripilent la frange bien-pensante de la société australienne, que l'on retrouve le plus souvent dans les banlieues, en particulier dans le grand Ouest.
A Perth, dans l'extrême Ouest australien, les bogans ne sont pas seulement des « beaufs » : ils sont riches. Et ils affichent un style tape-à-l'œil, notamment à travers leurs voitures au prix exorbitant et aux couleurs criardes, les utes. Travailleurs de l'industrie minière pour la plupart, ces cashed-up bogans — « beaufs pleins aux as » — recueillent à leur modeste échelle les dividendes de la frénésie extractive.
Les eaux de la rivière Swan reflètent le dynamisme économique et l'opulence de Perth. Sur ses berges situées dans les beaux quartiers, comme Dalkeith ou Peppermint Grove, les maisons se vendent entre 5 et 30 millions de dollars australiens (entre 3,5 et 20,5 millions d'euros). Depuis 2013, la ville, dont les magazines vantent la « propreté helvétique », est la plus chère du pays (3). L'inflation immobilière progresse à mesure que le secteur minier assoit sa toute-puissance sur l'économie de l'Australie-Occidentale. L'agence de communication Meerkat a proposé, dans un texte canular, d'ériger une clôture métallique surveillée pour séparer le plus grand des Etats du reste du « continent rouge », et contenir ainsi la population tenue pour responsable de l'augmentation du niveau de vie à l'échelle nationale (4).
Blague à part, un rideau de fer symbolique isole effectivement ces cols bleus dont les salaires annuels dépassent les 100 000 dollars australiens (près de 70 000 euros). « Les classes moyennes se retrouvent à devoir cohabiter avec des gens qui, autrefois, ne vivaient pas dans leurs quartiers, qui donnent des fêtes bruyantes, partent en vacances aux mêmes endroits qu'elles et font des bombes à la piscine », résume avec humour Jon Stratton, professeur d'études culturelles à l'université Curtin de Perth. Ceux dont le salaire annuel moyen avoisine les 60 000 dollars (40 000 euros) supportent difficilement l'exubérance des cashed-up bogans, auxquels les bonnes manières comme le sens de la modération font défaut. « Clairement, ils aimeraient leur dire : “Retournez d'où vous venez ! Ne bousculez pas notre mode de vie !” »
Si les pays en développement sont généralement confrontés à ce genre de conflit dans les métropoles, où la consommation ostentatoire provoque de sérieuses frictions, l'Australie connaît là un phénomène inédit dans les pays occidentaux. Ici, les ouvriers de l'industrie minière comptent parmi les mieux payés du monde (500 dollars australiens par jour, soit 350 euros). Le Voreux (5) ne dévore pas les hommes pour une misère : il les couvre d'or. Cette belle machine économique ravit The Economist : l'hebdomadaire britannique dépeint l'Australie comme une « Californie des antipodes », sans les défauts de sa jumelle américaine, « accro aux référendums d'initiative populaire qui plongent la politique dans le chaos, avec de surcroît une économie qui n'a pas su éviter la récession depuis 1991 ». Il invite le pays à faire les bons choix en matière d'éducation, « des travailleurs instruits étant plus compétitifs, tant dans les services que dans les mines » (6).
Vibration glamour et cow-boys urbainsSise entre l'océan Indien et le désert, proche des pays asiatiques très gourmands en énergie, Perth cumule fièrement les superlatifs : elle serait la grande ville la plus isolée du monde (après Honolulu), celle qui compte le plus de millionnaires « partis de rien » par rapport au nombre d'habitants, mais aussi la plus ensoleillée. Les pages « Luxe » du Telegraph ne résistent pas à cette « destination séduisante pour les plus riches », et évoquent la « vibration glamour du centre-ville, où les résidents affluent dans les bars et les restaurants branchés » (7).
Du haut de ses deux cent quarante-quatre mètres, Brookfield Place, siège du géant minier BHP Billiton érigé en 2012, complète le décor de carte postale vendu à travers le monde : une métropole globale et « tendance », où la fortune s'acquiert grâce aux mines, que l'on soit conducteur de camion, ouvrier ou ingénieur soudeur, alors que sur la côte est prédominent les secteurs des médias et de la finance, comme l'explique Jules Duncan, auteur d'un documentaire sur les cashed-up bogans. Depuis Sydney, où il vit, à quatre mille kilomètres de là, le producteur et scénariste Sam Egan estime que « Perth apparaît comme l'Ouest sauvage, une ville minière en plein essor avec des rues remplies de cow-boys ». Il tempère néanmoins cette vision : « Beaucoup prétendent que Perth est un désert culturel. En réalité, la ville et l'Australie-Occidentale dans son ensemble ont été le berceau de certains des meilleurs artistes, musiciens et auteurs australiens. »
Aussi étendues que Los Angeles et Tokyo combinées, Perth et ses banlieues tentaculaires s'étalent sur plus de cent trente kilomètres entre Yanchep, au nord, et Mandurah, au sud, sur une largeur de cinquante kilomètres, soit quelque cinq mille trois cents kilomètres carrés. Rien qu'entre 2011 et 2012, soixante-cinq mille quatre cents personnes s'y sont installées : un accroissement de 3,6 % qui devrait se poursuivre chaque année, selon les calculs de l'Australian Bureau of Statistics. Dans les interminables cités-dortoirs de Perth, le nombre de cashed-up bogans dépasserait de loin celui des autres métropoles australiennes. Un siècle après la ruée vers l'or du Klondike, au Canada, ou de Kalgoorlie, en Australie-Occidentale déjà, le même phénomène se reproduit au Pilbara et au Kimberley, à deux mille deux cents kilomètres au nord de la ville.
Aussi hostiles que les Rocheuses américaines à l'époque pour les mineurs, ces territoires arides recèlent du pétrole, du gaz naturel, du manganèse, du minerai de fer. Plus de la moitié des cent mille ouvriers des industries énergétiques d'Australie-Occidentale sont soumis à un régime de travail particulier (fly-in fly-out, d'où leur nom de FIFO workers) : envoyés pour plusieurs semaines sur un site d'extraction, loin de leurs familles, ces hommes (le secteurs ne compte que 15 % de femmes) sont logés dans des bungalows rudimentaires avant de retourner chez eux pour une durée variable.
Cette mobilité permanente fait économiser des millions de dollars aux compagnies, malgré les hauts salaires. Un rapport de 2013 a néanmoins pointé les risques pour la santé qui en découlent. « Travailler et vivre dans des mines éloignées des villes aggrave les risques de développer une pathologie mentale pour ceux n'ayant que rarement quitté l'environnement urbain. Par ailleurs, l'absence intermittente d'un parent est aussi une source de conflit avec les enfants. » Dans une étude du Centre australien pour la santé mentale réalisée dans les régions rurales et éloignées, les entretiens menés par la Dre Jennifer Bowers avec des mineurs ont démontré que « de longues périodes de séparation avec la famille et les amis provoquent souvent un sentiment d'isolement et une perte du sentiment d'appartenance (8) ».
Un rapport des autorités ne parvient pas à trancher : faut-il considérer le recours aux FIFO avant tout comme une aubaine pour l'économie ou comme un « cancer du bush (9) », compte tenu des dégâts sociaux entraînés par la présence de ces travailleurs migrants dans les régions rurales ? Comme les prospecteurs qui, après l'effort, dépensaient leur salaire de manière extravagante dans les lieux de plaisir de la ville, les cashed-up bogans ont trouvé en Australie-Occidentale « leur terre promise, qui couvre un tiers du territoire national et leur offre à peu près tout ce qu'ils peuvent désirer : du travail dans les mines, des autoroutes peu surveillées, des casinos et des night-clubs à Perth (10) ». Une vie nocturne troublée par des mineurs en état d'ébriété, frustrés, responsables de rixes dans le centre-ville que l'on dit déclenchées par le « manque de femmes ». Toujours selon l'Australian Bureau of Statistics, il y aurait trente-cinq mille hommes de plus que de femmes dans la région. « Le boom minier a biaisé l'équilibre démographique : dix-huit mille de ces hommes ont entre 20 et 30 ans. Un tel écart n'est pas rare dans les régions riches en ressources (11). »
La dernière édition du guide de voyage international Lonely Planet met en garde les voyageurs contre le glassing, l'utilisation de verres comme armes lors d'affrontements à Northbridge, le quartier des bars. Soucieuses d'apaiser les tensions, les autorités ont tenté de réagir. En 2008, M. Robert Doyle, maire de Melbourne, dans le sud du pays, déclarait qu'il ne voulait pas « voir le centre-ville devenir un aimant à bogans ». Partisan d'une politique de tolérance zéro pour tout comportement « antisocial » durant les festivités du Nouvel An après les débordements de 2007, il a heurté la sensibilité de ses administrés en adoptant des mesures sécuritaires draconiennes destinées à tenir les banlieusards à distance. A Stonnington — toujours à Melbourne —, un faux communiqué du conseil municipal, placardé dans les rues par une bande de farceurs, décrétait l'interdiction de porter des vêtements Ed Hardy, qui « contreviennent aux lois du goût et du style » : « Plutôt que de dépenser des sommes exorbitantes dans des débardeurs vulgaires, vous feriez mieux de consacrer votre argent à nourrir vos enfants illégitimes. » La très chic marque de bière Moo Brew, originaire de Tasmanie, indique sur ses bouteilles qu'elle « ne convient pas aux bogans ».
Mépris social sous couvert d'humourEn 2011, Paul Syvret, du Courier-Mail de Brisbane, déplorait sur un ton satirique que Noosa, ville balnéaire de la côte est, devienne un lieu de villégiature de plus en plus prisé des bogans. « La marée de la populace monte le long de Hasting Street : des cohortes en tongs et en shorts criards, le genre de racaille incapable de faire la différence entre un double latte et un Nescafé. » Ces gens « déambulent avec leurs tee-shirts K-Mart », et, comble du malheur, « semblent s'installer durablement dans la région » (12). Fin 2013, le député du Queensland Alex Douglas a dû présenter des excuses officielles après avoir qualifié la Tasmanie de « terre bogan ». Les « insulaires consanguins » du plus pauvre des Etats australiens profiteraient des largesses de Canberra en matière d'aides économiques, sans offrir de contreparties valables.
« Le bogan défie le salaire, la classe, la race, le genre et la logique », peut-on lire dans le préambule du catalogue sarcastique Things Bogans Like (« Choses que les bogans aiment »). Sous couvert d'humour s'exprime le snobisme de classe des hipsters, les branchés, situés à l'autre bout du spectre des styles de vie. Pour le documentariste Duncan, « parler de “cashed-up bogan” permet de traiter par le mépris quelqu'un qui gagne plus que vous. Vous lui faites comprendre que, même s'il s'enrichit, il reste un idiot ».
Quarante kilomètres au sud du Royal Yacht Club de Peppermint Grove à Perth, l'autoroute longe le Kwinana Strip, une zone industrielle aux innombrables cheminées fumantes, sites militaires et chantiers navals. Elle mène à Rockingham, l'une des banlieues bogans les plus typiques du pays, selon le classement du journal satirique The Punch. Cette ville de cent mille habitants « fournit du travail à la police d'Australie-Occidentale tous les soirs ». Très aimée de ses habitants, « Rocko » est une « banlieue côtière somnolente, cible de plaisanteries qui la dénigrent » en la stigmatisant pour « son taux de chômage, la façon de conduire de ses habitants et son nombre de parents célibataires » (13).
« Ce qu'il y a de pireSur le site d'information Perth Now, les réactions des internautes à ce classement ne se sont pas fait attendre. John laisse exploser sa colère : « Il n'y a rien de cool à être élue “banlieue bogan”. Les bogans sont ce qu'il y a de pire en Australie. On devrait découper Rockingham pour en faire une jolie petite île, où les bogans pourraient se reproduire et se complimenter sur leurs voitures respectives. » Quant à Jim, il apprécie de porter des shorts et des tongs au pub, de pouvoir manger un repas décent pour 20 dollars et d'être « entouré de gens normaux, sans snobs à l'horizon ».
Effrayée à l'idée d'être épinglée par les médias, la municipalité a dépensé en 2012 près de 200 000 dollars pour transformer l'image de la ville, concevoir un nouveau logo et moderniser la communication. M. Mark Stoner est le propriétaire d'une marque atypique qu'il a lancée en 2009, après la parution du classement dans The Punch. « J'ai eu l'idée de créer des porte-bières avec le slogan : “Bogan and proud” [« Bogan et fier de l'être »]. Les cinquante premiers se sont vendus en un après-midi. Nous en avons refait, et des gens nous ont appelés pour nous remercier. » C'est que l'étiquette infamante renvoie aussi à la figure du travailleur ordinaire, et la zone industrielle du Kwinana Strip fournit de nombreux emplois aux habitants de Rockingham.
« Le maire ne m'aime pas beaucoup, poursuit M. Stoner. Mais cela fait trente ans que nous avons cette réputation, et ma marque n'existe que depuis quatre ans. » En dépit des efforts de la municipalité pour redorer l'image de la ville et de son front de mer, l'inventeur du porte-bières assume sereinement une philosophie éloignée de tout esprit de polémique : « Le bogan est un ouvrier, un Australien moyen. Ce que les jaloux ne comprennent pas, s'agissant des cashed-up bogans, c'est que les conditions de travail dans le Pilbara sont terribles. Il fait très chaud, ils vivent loin de leur famille pendant quatre semaines... Ils méritent leur argent : passer douze heures par jour dans la poussière, c'est extrêmement pénible. »
Figure locale, M. Stoner tient son stand de gadget siglés (vêtements, porte-clés, coussins, sacs) lors de foires municipales à Perth, et actualise la page Facebook de la marque. Il n'a jamais quitté Rockingham et n'en partirait pour rien au monde : « Mes parents ont grandi ici, mes enfants grandissent ici. C'est une banlieue comme une autre, avec ses problèmes. » Il admet que, si certains se revendiquent bogans, d'autres, non, et que beaucoup s'en moquent complètement. « Le 26 janvier, le jour de la fête nationale, nous irons à Canberra tenir notre stand au Summernats, un festival de voitures. Il y aura des burn-outs (14), des seins à l'air, des bogans, ça va être très drôle ! Quinze mille bogans vont débarquer dans cette ville où vivent tous ces politiciens qui nous dirigent ! »
Riche héritage de culture populaireLe rejet des bogans peut s'expliquer par un état d'esprit particulier à l'Australie : le cultural cringe (« complexe d'infériorité culturel »). Le terme, qui existe depuis une cinquantaine d'années, se réfère à l'anxiété de l'Australien quant à sa propre culture, considérée comme inférieure par rapport à celle de l'Europe, à commencer par celle du colonisateur, le Royaume-Uni. « Dans les années 1960 et 1970, ce sentiment était prégnant. A l'époque, la société australienne était vraiment conservatrice, et le pays, coupé du reste du monde. Beaucoup d'intellectuels ont alors émigré », explique Stratton. Les bogans et les cashed-up bogans réactivent ce complexe.
La journaliste et chercheuse Melissa Campbell s'est penchée sur cette question au prisme de la culture populaire. Selon elle, il s'agit de la « seule sous-culture australienne authentique (15) ». Le mot bogan trouve son origine au XIXe siècle, à l'époque des colons britanniques et de la fondation de la société australienne. « L'omniprésence des bogans provient d'un riche héritage de culture populaire, à commencer par l'un de nos héros les plus aimés et les plus controversés : le bushranger Ned Kelly », un ouvrier irlandais insurgé contre ses maîtres anglais et contre la police (16). « Pour la presse, détenue par la bourgeoisie urbaine, Kelly était un folk devil, un voyou voleur et assassin, un fauteur de troubles. Elle l'associait au caractère irlandais [ Irishness ], ce qui impliquait un risque de traîtrise, un esprit d'insurrection. » Campbell rappelle dans son étude que bogan est un mot irlandais. On retrouve la même association entre caractère irlandais et rébellion avec le terme larrikin, au XIXe siècle : issus du Lumpenproletariat, les larrikins semaient le désordre dans les grandes villes. Pour Stratton, « la panique morale contemporaine autour des bogans reproduit celle suscitée par les larrikins ».
Depuis un siècle, les groupes dont le comportement est jugé déviant, parfois à la limite de la légalité, se sont vu attribuer des noms où se mêlent les notions de menace et de trouble à l'ordre public. Dans les années 1950 et 1960, les bodgies et les widgies effrayaient les gens convenables en écoutant la musique afro-américaine des soldats américains stationnés en Australie ; ensuite vinrent les ockers, au début des années 1970, et aujourd'hui les bogans. « Pour les médias, “bogan” est une étiquette facile pour tous ceux qui se comportent d'une façon jugée déviante », confirme Stratton.
Par affinité de goûts et de morale, les classes moyennes australiennes se solidarisent face aux cashed-up bogans pour garantir leurs privilèges et la sécurité de leurs terres. Pour Campbell, la majorité des gens utilise le mot bogan pour pratiquer une « sanctuarisation de leur identité [ Australianness ] face à tout ce qui leur semble la menacer. Le mot permet d'ériger des frontières imaginaires entre “eux” et “nous” ». Objet de convoitise politique, les millions de bogans sont confondus à tort, depuis le gouvernement libéral de M. John Howard (1996-2007), avec les battlers, ces ouvriers frondeurs et méritants entrés dans la mythologie du Parti travailliste australien. En définitive, « le terme en dit davantage sur la personne qui l'utilise et sur son insécurité vis-à-vis de son identité que sur ceux qu'il désigne. Mais on assiste aujourd'hui à une réappropriation du terme, de la même manière que les gays ont repris “queer” et les afro-américains, “nigger” », assure Stratton.
Cela ne préfigure cependant pas un quelconque mouvement politique bogan, ni un réel mouvement culturel. Derrière cette image poussiéreuse d'Ouest sauvage, dans le monde des arts, une scène branchée bien installée coexiste avec celle, clinquante, des cashed-up bogans (lire « Une identité chahutée »). Mais la « vibration glamour » s'arrête aux portes des supermarchés K-Mart ou Target, temples de la consommation bogan, où l'Australie de Ned Kelly fait ses courses jusque très tard le soir.
(1) Lire Owen Jones, « L'ordre moral britannique contre la “racaille” », Le Monde diplomatique, septembre 2011.
(2) Une première version de cet article indiquait à tort que les émeutes de Cronulla avaient opposé, comme cela arrive parfois, des Australiens à des Indiens.
(3) Alistair Walsh, « Peppermint Grove, home set to shatter price record », Property Observer, 10 mars 2013, www.propertyobserver.com.au
(4) ABC,« Bogan proof fence », YouTube.com, 2 juillet 2010.
(5) Nom de la mine de Germinal, d'Emile Zola (1885).
(6) « Australia's promise : The next golden state », The Economist, Londres, 26 mai 2011.
(7) Lydia Bell, « In praise of Perth », The Telegraph, Londres, 19 octobre 2013.
(8) « FIFO/DIDO mental health research report 2013 » (PDF), The Sellenger Centre for Research in Law, Justice and Social Change, Perth, 2013.
(9) « Cancer of the bush or salvation for our cities ? », Parlement du Commonwealth d'Australie, Canberra, février 2013.
(10) Collectif, Things Bogans Like. Tribal Tatts to Reality TV, Hachette Australie, Sydney, 2011.
(11) Shane Wright et Kate Bastians, « Mining riches mean it's a man world », The West Australian, Perth, 20 décembre 2011.
(12) Paul Syvret, « Save our enclave and ban bogans », The Courier-Mail, Brisbane, 24 mai 2011.
(13) « Rockingham makes The Punch “Bogan top 10” », Perth Now, 4 août 2009.
(14) Lors de ces parades, les pilotes bloquent les freins de leur véhicule et accélèrent, faisant tourner les roues arrière et brûler les pneus.
(15) Melissa Campbell, « The order of Australia », The Age, Melbourne, 14 juillet 2002.
(16) Lire Catherine Dufour, « Les étincelles du galop », Le Monde diplomatique, janvier 2014.
Honorée par les Nations unies, invitée par le pape François, célébrée par les médias du monde entier, la gourou indienne Amma attire les foules, inspire les artistes et côtoie les plus grands dirigeants de la planète grâce à ses câlins prodigués à la chaîne lors d'événements de masse. Elle fait escale en France ce mois-ci.
Keith Haring. — Sans titre, 1985 © The Keith Haring FoundationDe l'encens se dissipe dans l'atmosphère. Des musiciens entonnent des chants spirituels indiens hypnotiques. Et, au-dessus des têtes, tel un slogan, s'impose une immense inscription en lettres majuscules : « Étreindre le monde » — la traduction du nom de l'organisation internationale Embracing the World (ETW), personnifiée par sa cheffe religieuse, Mme Mata Amritanandamayi, plus connue sous le nom d'Amma (« maman » en hindi). Sous l'œil vigilant de ses gardes du corps patibulaires, Amma, vêtue d'un sari immaculé, est assise en tailleur sur un petit trône autour duquel se serrent, extasiés, ses dévots. Au cœur du Zénith Oméga de Toulon, plusieurs milliers de personnes patientent afin de se traîner, à genoux sur les derniers mètres, contre la poitrine de cette gourou indienne originaire de l'État du Kerala. Toutes sont venues recevoir le darshan, l'étreinte d'Amma devenue le symbole de son organisation. Celle-ci revendique plus de trente-six millions de personnes enlacées dans le monde.
La scène se passe en novembre 2015, en France, où la « mère divine » se rend tous les ans (1) depuis 1987 dans le cadre de sa tournée mondiale. Mais les foules sont tout aussi denses en Espagne, en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas, en Finlande, en Italie, au Royaume-Uni, en Israël ou en Amérique du Nord. De juin à juillet 2016, l'« Amma Tour » a fait étape à Seattle, San Ramon, Los Angeles, Santa Fe, Dallas, Chicago, New York, Boston et Washington, avant Toronto et Tokyo.
Multinationale du câlin, ETW impressionne par sa rigueur logistique. Partout où passe la caravane d'Amma, de gigantesques cuisines industrielles mobiles, dignes d'une intendance militaire, entrent en action. Des centaines de bénévoles travaillent aux fourneaux ; d'autres servent et vendent des repas indiens végétariens par milliers, tandis qu'Amma, sur son trône, reproduit inlassablement le même geste : elle enlace tous ceux qui détiennent un bon, délivré gratuitement, permettant de recevoir le darshan après plusieurs heures d'attente. Des volontaires de l'organisation sont chargés de gérer la foule considérable, aux origines sociales hétéroclites, venue se faire câliner. Passant leur main au niveau de la nuque de celle ou celui dont c'est le tour, les bénévoles fluidifient la chaîne continue de câlins et interviennent immédiatement si une erreur vient enrayer le flux tendu de tendresse.
Amma, qui ne parle que le malayalam (langue dravidienne parlée notamment dans le Kerala), susurre néanmoins à chaque individu enlacé un « Mon chéri », mot doux dont les traductions se déclinent en fonction des espaces linguistiques qu'elle visite. Sur toute la Terre, Amma usine son câlin standard avec une rigueur dans l'exécution des tâches que n'aurait pas reniée Frederick W. Taylor : ouverture des bras ; enveloppement de l'inconnu ; bercement de dix secondes ; remise à chaque être câliné d'un pétale de rose, d'une pomme ou d'un bonbon. Ces séances d'étreintes de masse se prolongent plusieurs heures durant.
Au sein de l'immense espace de spectacle consacré au rituel, où chacun déambule pieds nus après l'étreinte, il est aisé d'observer que certains sont soudainement pris d'une forte émotion, sanglotent et parfois s'effondrent en larmes. « Ce que je ressens est indescriptible. Amma, c'est l'amour pur », témoigne une jeune secrétaire célibataire au chômage dont les joues luisent. « Amma m'a donné plus d'amour que mes propres parents », ajoute un ingénieur informatique. « Dans ce monde de fous, cela fait du bien de couper, de se retrouver avec Amma et de se recentrer sur soi », commente encore une mère, auxiliaire puéricultrice, venue avec sa fille. Toutes deux ont attendu trois heures et demie afin de pouvoir venir s'agenouiller contre Amma.
« Beaucoup d'individus de nos sociétés modernes, profondément narcissiques, sont en quête permanente d'eux-mêmes. À l'approche d'Amma, un véritable processus d'idéalisation se met en place, observe, à quelques mètres de la gourou, la psychologue Élodie Bonetto. Amma, le “leader”, peut alors incarner l'idéal de l'individu, dont la dévotion s'explique le plus souvent par son désir d'être reconnu comme exceptionnel. Trois profils types se dégagent : l'adepte socioaffectif, en quête de réconfort et de sociabilité ; l'adepte utilitariste, en quête de réalisation de soi ; et l'adepte flexible, qui se situe entre les deux. »
Si ETW fait office de fédération des filiales qui se consacrent aux tournées d'Amma, la maison mère s'appelle Mata Amritanandamayi Math (M. A. Math). Cette entité a reçu en juillet 2005 le statut d'organisation non gouvernementale (ONG) consultative auprès du Conseil économique et social de l'Organisation des Nations unies (ONU). Trois ans auparavant, l'ONU avait décerné à Amma son prix Gandhi-King pour la paix et la non-violence, qu'elle avait auparavant attribué à M. Kofi Annan, son ancien secrétaire général, ou à Nelson Mandela. Depuis, Amma s'est régulièrement exprimée à la tribune des Nations unies. En décembre 2014, assise à la gauche du pape François, elle signait à la cité du Vatican une Déclaration universelle des chefs religieux contre l'esclavage.
En 2015, dans le cadre de la préparation de la 21e conférence des Nations unies sur le climat (COP 21), l'écologiste Nicolas Hulot, envoyé spécial du président de la République, fut chargé de réunir cinquante autorités morales et spirituelles ; Amma fut solennellement invitée à participer aux échanges à l'Élysée. La « mère divine » a envoyé un message vidéo et dépêché son bras droit, le swami (religieux) Amritaswarupananda, vice-président de l'organisation, qui a ainsi pu poser pour une photographie-souvenir en compagnie de M. François Hollande. Amma est allée jusqu'au Congrès des États-Unis pour y câliner des figures du Parti démocrate.
Les vedettes Marion Cotillard, Sharon Stone, Jim Carrey ou Russell Brand ont déjà reçu le darshan. « Elle m'a pris dans ses bras et on est restés comme ça. On régresse, il y a quelque de chose de fœtal. La dernière fois qu'on a eu ça, c'est dans les bras de sa mère. C'est comme un très joli bain chaud », témoigne l'acteur Jean Dujardin (2), qui a joué aux côtés d'Amma dans une récente fiction cinématographique intitulée Un plus une. La gourou, dans son propre rôle de « déesse », y accomplit des miracles. « Mes cinquante premiers films ont simplement servi à préparer [celui-ci] (3) », considère le réalisateur, Claude Lelouch. « Amma est peut-être la personne qui m'a le plus épaté dans ma vie et qui m'a donné encore plus de plaisir que mes oscars et ma Palme d'or (4). »
Reconnaissance internationale, invitations prestigieuses, florilège de personnalités enlacées en quête d'exotisme ou de réconfort… Amma peut compter sur un très fort capital symbolique doublé d'un vaste réseau diplomatique. Elle apparaît ainsi au-dessus de tout soupçon aux yeux des médias, qui la qualifient fréquemment de « grande figure humanitaire » ou de « sainte indienne ». Selon la prolixe littérature d'ETW, Mme Amritanandamayi aurait eu la peau bleue à sa naissance, comme celle du dieu Krishna. Lors de sa mise au monde, Amma n'aurait ni pleuré ni crié, et se serait contentée d'un sourire. Capable de parler à l'âge de 6 mois, elle aurait également accompli plusieurs miracles, notamment en embrassant un cobra qui terrorisait son village natal. Face à des incrédules rationalistes, Amma aurait transformé de l'eau en lait. En léchant les plaies d'un lépreux, elle l'aurait guéri. Ces miracles, qui la mettent en concurrence avec d'autres figures des principales religions pratiquées à la surface du globe, sont tous consignés au sein d'ouvrages édités au Kerala par ETW. La liste des actes extraordinaires accomplis par Amma fluctue en fonction des années d'impression, des langues de traduction ou des initiatives de réécriture par les cadres de l'organisation.
Sachets de basilic ou de poudre de santal « sacrés » bénits par Amma, tee-shirts d'ETW, posters de la gourou, livres pour enfants, guides de médecine ayurvédique proposant de soigner le cancer, disques de chants, DVD de prière, guirlandes, arbustes, grigris, cristaux « générant l'abondance », cailloux « énergétiques », colliers en laiton, huiles essentielles, cierges… Dans la salle du darshan où la foule se presse, d'innombrables produits dérivés sont proposés à la vente. Les tiroirs-caisses s'y remplissent à rythme soutenu. La poupée à l'effigie d'Amma coûte 90 euros. « Si vous souhaitez recevoir un darshan, mais que vous êtes loin d'Amma, vous pouvez câliner la poupée », explique très sérieusement une vendeuse. Ce poupon est notamment utilisé par les dévots les plus fidèles, ceux qui travaillent bénévolement aux tournées d'Amma et pour qui la réception du darshan est limitée par des quotas, afin qu'ils n'abusent pas des câlins gratuits. Sur Internet, le « Amma Shop » propose également des cosmétiques biologiques,des compléments alimentaires de « désintoxication purifiante », les œuvres complètes d'Amma, des statues ou étoffes de décoration d'intérieur, des autocollants, des porte-clés, des Thermos… autant de marchandises qui seraient des fétiches parés de l'amour d'Amma. Et ce parce qu'ils permettraient, selon les attachés de presse d'ETW, le financement d'« œuvres humanitaires ». En plus de ses activités de restauration et de négoce, l'organisation recueille des dons grâce aux nombreux troncs disséminés lors des événements internationaux. « L'amour d'Amma est gratuit, inconditionnel. C'est donc à chacun de décider de ce qu'il veut donner en fonction de ce qu'il a reçu d'Amma », précise une de ses représentantes.
Travailleurs bénévoles et gros profitsLes bénéfices cumulés sont réalisés grâce à une main-d'œuvre gratuite de plusieurs centaines de travailleurs. Un passage d'Amma dans une localité entraîne la réservation complète de son parc hôtelier, parfois plusieurs semaines avant l'arrivée de la gourou. Chaque déplacement de la « mère divine » engendre celui des « enfants d'Amma ». Ces centaines de dévots de toutes nationalités suivent, à leurs frais, celle qu'ils nomment « la déesse » afin de pouvoir travailler bénévolement aux multiples tâches qu'implique une tournée internationale digne des plus grandes vedettes de l'industrie culturelle. Parmi eux, une surreprésentation de femmes célibataires sans emploi, prêtes à dormir à même le sol si leurs économies ou leurs minima sociaux ne leur permettent pas de s'offrir un hébergement. C'est le cas à Toulon, où, au mépris des règlements de sécurité incendie, de très nombreux adeptes couchent chaque année dans des couloirs ou des coins dérobés du Zénith Oméga.
Rejoindre la tournée européenne coûte près de 1 500 euros aux volontaires qui souhaitent emprunter les autocars de l'organisation ; certains s'endettent pour pouvoir les payer. Ils sont alors vêtus intégralement de blanc, identifiés par un badge et considérés comme des membres à part entière d'ETW. Les repas végétariens et l'hébergement restent à leur charge. Les bénévoles les plus pauvres mangent avec parcimonie. « Beaucoup s'épuisent et s'appauvrissent, témoigne Mme Amah Ozou-Mathis, ancienne adepte qui a participé aux tournées européennes durant cinq ans. Les journées débutent très tôt par des mantras et la récitation des cent huit noms d'Amma. Elles continuent par un travail considérable et s'achèvent par des cérémonies rituelles où beaucoup entrent en transe, qui finissent très tard. Le plus souvent, on ne dort que trois ou quatre heures par nuit. »
Des outils de communication d'excellente facture graphique, parmi lesquels d'immenses cubes en carton où figurent des photographies d'hôpitaux, d'écoles ou d'enfants des rues, ne cessent d'asséner aux badauds que tous les bénéfices réalisés permettent le financement d'actions caritatives en Inde. Le luxueux kit de presse remis aux journalistes soigne une image de paisible ONG bienfaitrice de l'humanité. Ces éléments de langage sont ensuite relayés sans discernement par des centaines de supports d'information du monde entier, dont les reportages évoquent, depuis plus de trente ans, l'ambiance des tournées d'Amma ainsi que les « émotions » ressenties par le journaliste ayant reçu le darshan — un classique du genre.
En France, où Amma et son organisation font l'objet d'une vénération de la part des médias, le coup d'envoi a été donné en 1994 par Libération, avec un article intitulé « Amma, Mère divine aux 500 câlins quotidiens ». Après quoi les recensions se sont multipliées de manière exponentielle. « D'une simple étreinte, Amma console des milliers d'adeptes » (Le Figaro, 5 novembre 2014) ; « Amma, la mère de tous les câlins » (Le Nouvel Obs, 2 novembre 2013) ; « Amma, la gourou indienne qui répand l'amour par ses étreintes » (20 minutes, 1er novembre 2012) ; « Les miracles d'Amma » (Figaro TV, 6 novembre 2013) ; « J'ai reçu l'étreinte d'Amma, prêtresse de l'amour » (Femme actuelle, 5 novembre 2014) ; « J'ai reçu le “darshan” » (Le Figaro Madame, 24 octobre 2012) ; « Amma : la prêtresse de l'amour » (M6, 6 novembre 2006) ; « Cinq raisons d'aller se faire câliner par Amma » (Var Matin, 3 novembre 2015). Les évocations louangeuses, qu'elles proviennent de médias en ligne, du Parisien, de Direct Matin, de Psychologies, du Monde des religions, de chaînes telles que LCI ou France 2, des ondes de Radio France ou de stations privées, pourraient toutes être résumées par ce propos de la journaliste Elisabeth Assayag sur Europe 1 : « Amma, c'est une sorte de grande sage, une grande âme comme on dit en Inde, qui passe sa vie à réconforter et inonde de compassion ceux qu'elle approche » (22 octobre 2015).
Hervé Di Rosa. — « Besame mucho » (Embrasse-moi fort), 1990 © ADAGP, Paris, 2016 - Cliché : Pierre Schwartz / Banque d'images de l'ADAGPCe n'est toutefois que l'un des innombrables mantras médiatiques qui s'élèvent sur tous les continents afin de chanter la gourou. Du Liban à la Jamaïque, du Japon au Canada, de la télévision italienne aux centaines d'articles de presse en Amérique du Nord, les préceptes singuliers d'Amma sont présentés avec bienveillance, et ce d'autant plus qu'ils émaneraient d'une « figure religieuse hindoue ». Amma conteste dans ses ouvrages la prétention de l'individu à comprendre le monde et à le changer : « Jusqu'à ce que vous compreniez que vous êtes impuissant, que votre ego ne peut pas vous sauver et que toutes vos acquisitions ne sont que néant, Dieu ou le gourou créera les circonstances nécessaires pour vous faire comprendre cette vérité (5). » Elle prône le retrait intérieur, somme toute classique, estimant que « si Dieu fait partie de notre vie, le monde suivra. Mais si nous faisons passer le monde en premier, Dieu ne suivra pas. Si nous embrassons le monde, Dieu ne nous embrassera pas ». Il importe de ne pas s'encombrer l'esprit d'un entendement trop remuant : « Efforçons-nous de vider l'intellect des pensées inutiles et de remplir notre cœur d'amour. » Et ce afin de soutenir Amma dans l'accomplissement de sa tâche de dirigeante d'ONG : « La mission d'Amma en cette vie est d'éveiller l'énergie divine infinie, innée, présente en chacun de nous, et de guider l'humanité sur le juste chemin du service et de l'amour désintéressés. » Cette vision messianique sature l'espace médiatique international depuis près de trois décennies. Darshan. L'étreinte, film « documentaire » hagiographique consacré à Amma, réalisé par Jan Kounen, présenté hors compétition au Festival de Cannes en 2005, fut diffusé la même année en première partie de soirée sur Arte.
Des milliers d'articles et de reportages assènent sans relâche qu'ETW serait une « ONG caritative ». Et ses sites Internet proposent bien des photographies de « réalisations humanitaires », ainsi que des clichés où l'on aperçoit l'ancien président américain William Clinton tenant un chèque de 1 million de dollars signé Amma afin de venir en aide aux victimes de l'ouragan Katrina, qui avait frappé la Louisiane en 2005. Mais l'organisation n'a jamais jugé pertinent de publier son budget global détaillé, et ce qu'il s'agisse de ses recettes, de ses dépenses ou de ses frais de fonctionnement. Une fois amortie la location des gigantesques salles, les bénéfices des journées d'exploitation de la tournée mondiale se chiffrent quotidiennement en dizaines de milliers d'euros — la prodigalité des individus ayant reçu le darshan étant d'autant plus grande qu'ils ont une confiance aveugle dans les œuvres d'Amma.
Liens avec le nationalisme hindou« Non, l'empire d'Amma n'a rien d'une ONG caritative, affirme M. Sanal Edamaruku, qui vit en exil en Finlande, où il préside l'Association des rationalistes indiens. Amma, c'est une entreprise, un “business” sale. On peut ajouter Amma à la longue liste des charlatans qui sévissent en Inde. La plus parfaite opacité règne quant à la destination exacte des fonds collectés lors de ses tournées. » Nous avons pu consulter des documents officiels émanant du ministère de l'intérieur indien, ainsi que des déclarations fiscales d'une branche américaine de l'organisation d'Amma. Le recoupement des déclarations officielles des deux entités juridiques, rassemblées sur plusieurs années, montre qu'elles ne coïncident absolument pas : les sommes que la maison mère déclare avoir reçues s'avèrent très largement inférieures aux sommes que la filiale américaine déclare lui avoir versées. Où est passée la différence ? Plus surprenant encore : pour l'année 2012-2013, M. A. Math aurait touché 219 millions de roupies d'intérêts bancaires, soit près de 2,9 millions d'euros. Une « organisation humanitaire » remplissant des cassettes afin de faire travailler son argent ? Les attachés de presse d'ETW se refusent à tout commentaire.
Le personnage d'Amma clive la société indienne depuis 1998, année où M. T. K. Hamza, dirigeant communiste de l'État du Kerala, a tenu publiquement des propos critiques à l'égard de la gourou. Ceux-ci ont déclenché les foudres du Bharatiya Janata Party (BJP), la grande formation nationaliste hindoue, qui a répliqué par des protestations de masse. L'Australienne Gail Tredwell, ancienne disciple et secrétaire particulière d'Amma pendant plus de vingt ans, a quant à elle publié un livre (6) en octobre 2013. Elle y raconte comment Amma est passée, en trente ans, du statut de gourou locale au rang de vedette internationale. Dénonçant des « malversations » et des violences, parmi lesquelles des viols, au sein de l'organisation, elle souligne les liens étroits existant entre Amma et le pouvoir politique nationaliste hindou. La multinationale du câlin est parvenue à obtenir l'interdiction pour « blasphème » de ce livre dans l'État du Kerala. Dès 1985, l'ouvrage de l'ex-policier Sreeni Pattathanam, qui évoquait des morts suspectes survenues dans l'ashram d'Amma, avait été lui aussi censuré pour « blasphème » — son auteur est aujourd'hui le secrétaire régional pour le Kerala de l'Association des rationalistes indiens. Plus récemment, une librairie indienne ayant édité un livre d'entretiens avec Mme Tredwell a été vandalisée par des disciples d'Amma, qui ont laissé sur place une banderole appelant à l'arrêt des critiques contre leur gourou.
Cela n'empêche pas l'essor de l'influence d'Amma en Inde, où l'anniversaire de la « mère divine » est devenu un événement de la vie politique. Tous les 27 septembre, cette célébration peut rassembler jusqu'à plusieurs dizaines de milliers de personnes. Elle s'accompagne d'une cérémonie évoquant l'ouverture des Jeux olympiques : les dévots de tous les pays sont conviés à venir parader vêtus de costumes traditionnels de leurs pays respectifs ; les délégations arborent les drapeaux de toutes les nations du monde. En 2003, lors du cinquantième anniversaire d'Amma, célébré au stade Nehru de Kochi (Kerala), la multinationale a mobilisé plus de 2 500 autocars et réservé la totalité des chambres d'hôtel dans un rayon de quinze kilomètres autour du stade, décoré pour l'occasion en ashram, et ce afin d'accueillir plus d'une centaine de milliers de personnes. Le 27 septembre 2015, ce fut à l'ambassadeur de France en Inde, M. François Richier, d'être convié aux festivités : « C'est un grand honneur d'être parmi vous aujourd'hui à l'occasion de l'anniversaire de notre Amma bien-aimée, a-t-il déclaré en présence du premier ministre indien Narendra Modi et du président du BJP Amit Shah. Les pensées et la sagesse d'Amma nous éclairent sur des problèmes-clés d'aujourd'hui, par exemple sur le moyen de construire la paix entre les pays ou les peuples, mais aussi sur des questions qui nous concernent tous, telles que l'éducation ou le changement climatique. »
« Attention ! Si Amma construit bel et bien en Inde des infrastructures — hôpitaux, écoles, universités — dont on retrouve des photographies dans sa propagande, il ne faut pas se leurrer, avertit M. Edamaruku. Le plus souvent, ce sont des établissements privés, destinés à générer du profit, qui permettent à son organisation de s'institutionnaliser et d'asseoir un peu plus son pouvoir. » Vantée lors des tournées comme l'initiatrice de grandes réalisations caritatives, ETW est aujourd'hui à la tête d'un réseau d'universités et d'un hôpital universitaire, regroupés sous le label « Amrita », qui comptent plus de 18 000 élèves. Le clip de présentation de ce réseau s'enorgueillit de ses 23 centres de recherche scientifique, à l'origine de 51 brevets. L'institution présidée par Amma figure en tête de multiples classements internationaux et noue de nombreuses collaborations avec des universités européennes et nord-américaines. Formation en aérospatiale, chimie, génie civil, informatique, électronique, mécanique, médecine, biotechnologies : les bras d'Amma enlacent toutes les disciplines où la concurrence globalisée fait rage.
Financée grâce aux oboles des dévots du monde entier, l'université s'avère très prisée de la bourgeoisie indienne. Le cursus permettant de devenir médecin coûte 144 000 dollars. Certes, les étudiants les plus pauvres peuvent y avoir accès, mais à condition de souscrire un emprunt. Servant de supports publicitaires lors des tournées d'Amma, ces multiples réalisations permettraient également, selon Mme Tredwell, d'offrir des soins médicaux et des formations universitaires gratuites aux familles de dirigeants politiques nationalistes hindous.
En juillet 2014, au Parlement européen, la branche jeunesse de l'organisation, Amrita Yuva Dharma Dhara (Ayudh), a réuni autour d'elle les députés Frank Engel (Luxembourg), Deirdre Clune (Irlande), Miltiadis Kyrkos (Grèce) et Jani Toivola (Finlande). À la pointe de la défense des intérêts d'Amma en Europe, Ayudh participe à la campagne de la jeunesse du Conseil de l'Europe « contre le discours de haine en ligne » par « l'éducation pour les droits de l'homme » et a déjà reçu des financements du Fonds européen pour la jeunesse. La Commission européenne, quant à elle, soutient financièrement les événements religieux d'Ayudh, dont les programmes se divisent en temps de prière et d'initiation à l'art-thérapie ou à la permaculture, tous placés sous l'égide de la gourou du Kerala.
La ferveur d'une commissaire européenneAmma peut d'ailleurs compter sur un relais politique majeur en la personne de Mme Martine Reicherts, l'actuelle directrice générale pour l'éducation et la culture de la Commission européenne, professeure de yoga au Luxembourg, qui n'a cessé ces dernières années de la louer publiquement. Sur le site Internet d'Ayudh, elle pose, joviale, parmi de jeunes dévots, et elle figure sur les brochures de l'organisation de jeunesse que la Commission subventionne.
Le 21 octobre 2014, alors qu'elle était commissaire européenne à la justice, elle est même venue à la rencontre d'Amma à Pontoise (Val-d'Oise) durant le rassemblement de masse annuel. Sur la vidéo de l'événement, on voit la gourou indienne lancer des pétales à la tête de la commissaire. Celle-ci s'approche alors du trône où elle siège et, lui passant un collier de fleurs autour du cou, l'enlace, très émue, puis s'agenouille devant elle. Elle joint ensuite ses mains en signe de révérence et incline totalement sa tête afin que son front touche les genoux d'Amma. Quand elle se lève enfin, c'est pour prendre la parole à la tribune et s'adresser solennellement aux milliers de personnes présentes : « J'exerce les fonctions de commissaire, c'est-à-dire l'équivalent de la fonction de ministre européenne de la justice, et je tenais, dans ce monde désacralisé, à venir témoigner de mon attachement, pas en tant que disciple, pas en tant qu'élève (…). Nous vivons dans un monde où nous avons besoin de spirituel, où nous avons besoin de valeurs, et nous avons aussi besoin d'oser. Grâce à Amma, je me suis rendu compte que le concret, le quotidien, le politique, pouvait mener au spirituel. Nous l'avons trop souvent oublié dans notre société, et notamment en Europe. »
Dans le cadre du programme « Jeunesse en action », plus de 243 000 euros de subventions ont déjà été versés par la Commission européenne à des organisations de jeunesse d'Amma. Un soutien financier auquel s'ajoutent de profonds sentiments d'affection, comme l'atteste la conclusion de la représentante des citoyens de l'Union européenne ce soir-là : « Amma, je vous aime. »
(1) Après un passage par Pontoise (Val-d'Oise) du 26 au 28 octobre 2016, Amma est annoncée à Toulon du 7 au 9 novembre 2016.
(2) « Jean Dujardin rencontre Amma : “Une Gandhi au féminin” », Europe 1, 4 décembre 2015.
(3) Ammafrance.org, 19 janvier 2014.
(4) « “Amma est la personne qui m'a le plus épaté dans ma vie” », Paris, 18-20 octobre 2015, www.etw-france.org
(6) Gail Tredwell, Holy Hell : A Memoir of Faith, Devotion, and Pure Madness, Wattle Tree Press, Londres, 2013.
Lire aussi le courrier des lecteurs dans le numéro de janvier 2017.
Malgré l'opposition du président Barack Obama, les deux Chambres du Congrès américain ont invité le premier ministre israélien à prononcer un discours, le 3 mars. M. Benyamin Netanyahou espère tirer un bénéfice politique de ce rendez-vous, deux semaines avant un scrutin législatif dont son camp reste le favori. Mais l'alliance entre la gauche et le centre dispose d'atouts, dans un contexte de mécontentement des couches moyennes et populaires.
Monsieur Benyamin Netanyahou jouerait-il les apprentis sorciers ? Il a misé gros en provoquant des élections anticipées, alors qu'il disposait d'une majorité certes hétéroclite mais suffisante pour se maintenir au pouvoir jusqu'en 2017. Même s'il l'emporte lors du scrutin du 17 mars, le chef du Likoud, débarrassé de ministres centristes pourtant bien utiles pour servir de caution internationale, se trouvera à la tête d'une coalition étroite d'ultranationalistes et d'ultraorthodoxes.
Dans le meilleur des cas, M. Netanyahou deviendra ainsi l'otage — consentant ou non — de l'aile la plus dure de la droite. Il se trouvera à la tête d'un gouvernement infréquentable aux yeux du monde et confronté à de sérieuses difficultés sur le front intérieur. En cas de défaite, il cédera la direction du pays à une coalition regroupant les travaillistes et le centre droit ; un scénario qui paraissait encore invraisemblable il y a quelques mois, mais qui ne peut plus être totalement écarté, même si la droite reste largement favorite.
Il existe une troisième possibilité : un match nul conduisant les deux blocs à aplanir leurs divergences pour constituer un gouvernement d'union nationale voué à l'immobilisme. Dans ce cas de figure, la défaite personnelle de M. Netanyahou n'entraînerait aucun changement de cap dans la politique israélienne.
Une part de mystère entoure la démarche du premier ministre sortant. « Netanyahou a vraisemblablement voulu prendre les devants, pressentant que sa coalition, minée par les dissensions internes, se décomposait, estime Yaron Ezrahi, professeur de science politique à l'Université hébraïque de Jérusalem. Il cherche aussi un mandat renforcé pour remédier à sa baisse de popularité dans le pays et à une hostilité de plus en plus grande en Occident. » Il serait prématuré de conclure à une fin de règne, compte tenu des cartes que M. Netanyahou détient toujours. A 65 ans, ce politicien chevronné, excellent débatteur, a démontré plus d'une fois son aptitude à se relever, au point d'être surnommé « le magicien ».
L'arme de la peurSur le plan intérieur, il peut compter sur la popularité de la droite, particulièrement au sein d'une jeunesse qui s'est très bien habituée à ce qu'Israël occupe et colonise Jérusalem-Est et la Cisjordanie depuis 1967. Il joue de l'arme de la peur, alimentée par les attentats, la montée des périls aux frontières et l'échec du processus d'Oslo lancé par les travaillistes en 1993… qu'il a tout fait pour saborder.
Sur le plan extérieur, M. Netanyahou peut se prévaloir de l'appui des républicains américains. Il dispose du soutien sans limites de l'un de leurs principaux bailleurs de fonds, le multimilliardaire de Boston Sheldon Adelson. Pour soutenir son poulain, ce magnat des casinos finance à grands frais le journal gratuit Israel Hayom, plus fort tirage de la presse et concurrent redoutable pour les autres quotidiens.
L'alliance nouée avec la droite dure américaine a son prix. En témoigne la polémique suscitée par l'invitation — aussitôt acceptée, au point qu'on peut se demander si Tel-Aviv n'était pas à son initiative — lancée par le président de la Chambre des représentants, M.John Boehner, à prononcer le 3 mars un discours devant les deux Chambres du Congrès. M. Netanyahou compte plaider pour un renforcement des sanctions contre l'Iran et dénoncer un accord en vue entre Washington et Téhéran sur le programme nucléaire iranien (lire « Le temps de la haine entre les Etats-Unis et l'Iran est-il révolu ? »), qu'il présente comme une menace existentielle pour Israël.
Mais, en s'immisçant de façon aussi flagrante dans la politique intérieure américaine, M. Netanyahou s'aliène de nombreux élus démocrates après s'être déjà mis à dos le président Barack Obama. Un pari aventureux, au moment où Tel-Aviv a plus que jamais besoin du soutien de Washington devant les instances internationales.
L'opposition en Israël a beau jeu d'accuser le dirigeant de la droite de se servir de la tribune du Congrès américain pour faire de la propagande électorale à deux semaines du scrutin, en sacrifiant les intérêts supérieurs du pays. Cette critique est reprise par des médias pas forcément de gauche, comme le quotidien Yediot Aharonot : « Naguère, on pouvait croire que Netanyahou était obsédé par l'Iran, jusqu'à en perdre la tête. Ce n'est plus vrai. Sa seule obsession est désormais de l'emporter au scrutin du 17 mars, à n'importe quel prix (1). »
Ce prix pourrait-il aller jusqu'à une escalade militaire ? L'hypothèse a été soulevée après l'attaque aérienne du 18 janvier2015 contre un convoi du Hezbollah en Syrie, suivie dix jours plus tard d'une riposte prévisible du Hezbollah. Le général de réserve Yoav Galant, ancien commandant de la région sud d'Israël et candidat à la députation du nouveau parti de centre droit Koulanou, a fait scandale en déclarant que « le moment [d'une frappe] n'est parfois pas sans lien avec la question des élections ». Il a pris l'exemple de l'élimination ciblée à Gaza du chef militaire du Hamas, Ahmed Jabari, un peu plus de deux mois avant les élections de janvier 2013 (2).
A court terme, une hausse de la tension a toujours profité à la droite. A long terme, le risque est d'entraîner Israël dans un nouveau cycle de violences, beaucoup plus sanglant que lors de la guerre de Gaza l'été dernier. Mais qui songe au long terme ? Pour l'heure, la préoccupation essentielle de M. Netanyahou consiste à avoir les coudées franches après ses médiocres résultats aux dernières élections de 2013.
Y parviendra-t-il ? Début décembre, lorsqu'il a fait voler en éclats sa coalition, les sondages lui souriaient. Aujourd'hui c'est moins sûr. Entre-temps, l'alliance entre le Parti travailliste (centre gauche) et le parti Hatnuah (centre droit), réunis au sein de la liste du Camp sioniste, aurait changé la donne, à en croire les enquêtes d'opinion.
« Cette campagne électorale est l'une des plus étranges de l'histoire d'Israël : les enjeux sont cruciaux après cinq ans de blocage total du processus de paix. Pourtant, aucune des questions-clés n'est franchement abordée par les principaux camps en présence », constate l'ancien député travailliste Daniel Ben-Simon. « Il n'est question ni de la paix avec les Palestiniens, ni de l'avenir des territoires occupés, ni de Jérusalem, ni du conflit interne entre religieux et laïques, ni des autres fractures de la société israélienne », ajoute cet analyste, qui lie l'absence de débat de fond à la façon surprenante dont ces élections ont été décidées.
Depuis le déclenchement de la campagne électorale, le ton du chef du Likoud s'est encore durci. Il évite dorénavant toute référence à l'accord qu'il avait donné en 2009 — du bout des lèvres — à la création d'un Etat palestinien démilitarisé en Cisjordanie (3). Avant toute chose, les Palestiniens sont sommés de reconnaître Israël comme « Etat du peuple juif ». Le Camp sioniste est désigné comme « camp antisioniste (4) », ce qui en Israël revient à stigmatiser l'adversaire politique comme un ennemi de l'intérieur. M. Netanyahou fustige les médias et les élites en place, comme si la droite au pouvoir depuis plus de vingt ans n'en faisait pas partie.
Le Foyer juif, à la fois allié et rival du Likoud, martèle les mêmes thèmes avec encore plus d'agressivité et un slogan qui dit tout : « On ne s'excuse plus. » On ne s'excuse pas pour les deux mille cent quarante morts à Gaza — en majorité des civils— lors de l'opération « Bordure protectrice » (juillet-août 2014). Comme l'explique une figure centrale du parti, la députée Ayelet Shaked, qui fait siens les propos du journaliste Uri Elitzur, Israël n'aurait fait que se défendre ; « les lois de la guerre font qu'il est impossible d'épargner des civils (5) ».
On ne s'excuse pas pour la poursuite de l'occupation en Cisjordanie et l'intensification de la colonisation, pour le déni des droits civils de deux millions sept cent mille Palestiniens et pour une situation d'apartheid imprégnant peu à peu toute la société israélienne. On ne doit pas davantage s'excuser auprès de la « communauté internationale », dont les dénonciations de la politique israélienne sont assimilées à une forme à peine déguisée d'antisémitisme. On ne s'excuse pas, puisque « la terre d'Israël appartient au peuple d'Israël » par décret divin.
Un autre parti d'extrême droite, Israël Beitenou, en baisse dans les sondages à la suite d'une cascade d'affaires de corruption, prend une fois de plus pour cible la minorité arabe (environ 17 % de la population (6)), sommée de donner des gages de fidélité à l'Etat juif. Son chef, M. Avigdor Lieberman (en bas sur les dessins), oscille néanmoins entre les positions extrémistes sur lesquelles il a bâti sa carrière politique et un nouveau (très relatif) pragmatisme. Il met à présent en garde contre un « tsunami diplomatique » et s'inquiète de la dégradation des relations avec l'administration américaine.
« Nul doute que la droite se radicalise, mais elle ne se renforce pas pour autant. Car cette évolution inquiète une large partie de l'opinion publique, y compris à droite, comme en témoignent les prises de position du nouveau président de l'Etat Reuven Rivlin, ancien député du Likoud, en faveur de la minorité arabe », estime le professeur Ezrahi. Selon lui, il ne s'agit pas seulement de protéger une population à laquelle la droite radicale « conteste ses droits de citoyens, conformément à sa vision ethnocentrique », mais également de défendre « les fondements démocratiques de l'Etat tels qu'ils sont inscrits dans la charte d'indépendance de 1948 ».
Une coalition qui avance masquéeDans cette bataille, l'alliance entre la gauche et le centre menée par le nouveau numéro un travailliste, M. Yitzhak Herzog, dispose de sérieux atouts : le mécontentement des couches moyennes et populaires face à la cherté de la vie, la hausse vertigineuse des prix du logement, le fossé social qui se creuse en dépit d'un taux de chômage faible (5,7 %) (7), la baisse de la croissance et le coût exorbitant de la colonisation. Le chef travailliste peut également compter sur les craintes, ouvertement exprimées dans les milieux économiques, que suscite la progression de la campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) (8).
Un vote massif de la population arabe en faveur de la nouvelle liste d'union regroupant les trois partis représentatifs de la minorité arabe (onze députés sur cent vingt dans le Parlement sortant, et potentiellement davantage en cas de recul de l'abstention) pourrait entraver la mise en place d'un gouvernement de droite et d'extrême droite. Car, même s'ils ne devaient pas participer à une coalition entre travaillistes et centristes, leurs votes lui sont acquis.
Serait-ce le début de la fin de l'hégémonie de la droite ? Zeev Sternhell en doute : « Bien entendu, je crains la nouvelle génération du Likoud et des autres extrémistes de droite. Ces gens-là sont parfaitement capables de liquider la démocratie, estime cet historien des droites radicales. Mais, si je souhaite la victoire de la gauche et du centre, je suis réaliste. Encore faudrait-il que cette gauche soit de gauche et que ce centre ne soit pas de droite. Or, quand je constate à quel point cette coalition avance masquée, je la soupçonne d'être prête à rejoindre un gouvernement d'union nationale avec la droite, si on lui fait une offre suffisamment alléchante. » De fait, seul le petit parti Meretz (gauche, six députés), qui n'a pas le vent en poupe, exclut une telle compromission.
Le Camp sioniste maintient le flou. Il axe sa campagne sur les questions économiques et sociales, tout en dénonçant les dérives antidémocratiques. Certes, il accuse M. Netanyahou de se mettre à dos la « communauté internationale » par des actions provocatrices. Mais l'armée reste sacrée ; les opérations militaires, incontestées. En outre, le Camp sioniste rejoint M. Netanyahou pour dénoncer l'offensive diplomatique palestinienne devant les Nations unies en vue de la reconnaissance de l'Etat de Palestine, ainsi que les démarches pour amener Israël à répondre de crimes de guerre devant la Cour pénale internationale.
S'il promet une reprise des négociations avec l'Autorité palestinienne, M. Herzog ne dit pas comment il s'y prendrait pour éviter une nouvelle impasse. Très discret sur la colonisation, il laisse entendre qu'il lui donnerait un coup de frein. Est-ce seulement un calcul électoral ?
(1) Article du journaliste-vedette du journal, Nahum Barnea, le 22 janvier 2015.
(2) « Livni et Herzog défendent le timing de la frappe en Syrie », The Times of Israel, 19 janvier 2015.
(3) Lors d'un discours à l'université Bar-Ilan en 2009.
(4) Notamment sur sa page Facebook, citée le 15 janvier 2015 par la radio publique.
(5) « Exposing militant leftist propaganda », The Jerusalem Post, 16 juillet 2014.
(6) Ce pourcentage n'inclut pas les quelque trois cent mille habitants de Jérusalem-Est qui ne sont pas citoyens ou électeurs israéliens.
(7) En termes d'écarts de revenus, Israël se classait en 2013 cinquième (après le Chili, le Mexique, la Turquie et les Etats-Unis) au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
(8) Lire Julien Salingue, « Alarmes israéliennes », Le Monde diplomatique, juin 2014.