Après la lecture de l'article de Razmig Keucheyan « Ce dont nous avons (vraiment) besoin » (février), Étienne Lévesque puis Marie-Claude Peyvieux proposent chacun une solution pour définir un bien-être écologiquement viable.
E. L. : Un outil permettrait d'influer, en souplesse, sur nos comportements de citoyens et consommateurs, sur ceux des entreprises et des collectivités, et cela de manière cohérente et massive. Il s'agit de la fiscalité. Utilisée de manière pertinente et déterminée, elle est capable de réorienter en quelques années l'ensemble des agents économiques vers des pratiques plus respectueuses de l'environnement. Il faut, pour cela, taxer systématiquement et de manière croissante la production de gaz à effet de serre et la pollution.
M.-C. P. : Quant au moyen de définir les besoins essentiels, je connais un moyen plus simple et plus efficace que d'improbables « assemblées citoyennes ». On bannit la publicité : les besoins véritables émergeront rapidement.
Plusieurs lecteurs ont réagi à l'article d'Olivier Cachard « Ondes magnétiques, une pollution invisible » (février), allant jusqu'à pointer le risque de « propager l'épidémie d'électrosensibilité » par le fait d'en parler. Un correspondant nous indique que la « principale pollution des ondes électromagnétiques » serait de faire obstacle à l'étude astronomique de leurs propres gammes de fréquence. Plusieurs discutent le choix de certaines sources, comme M. Joris Barrier.
Les références scientifiques datant respectivement de 2009 et 2005 données par l'auteur montrent un possible « effet de halo », soit une interprétation et une perception sélective d'informations allant dans le sens d'une première impression que l'on cherche à confirmer. Il aurait aussi pu citer le rapport de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation (Anses) du 8 juillet 2016 concluant que les données disponibles ne permettent pas de conclure à un effet des radiofréquences chez l'enfant concernant le comportement, les fonctions auditives, les systèmes reproducteurs, les effets cancérigènes, le système immunitaire ou la toxicité systémique.
L'auteur aurait aussi pu donner l'adresse d'un rapport de 2014 de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) donnant par exemple cette information : « À ce jour, il n'a jamais été établi que le téléphone portable puisse être à l'origine d'un effet nocif pour la santé. » Ou celui, plus ancien, de 2005, qui indiquait : « Il n'existe ni critères diagnostiques clairs pour ce problème sanitaire, ni base scientifique permettant de relier les symptômes de la HSEM [hypersensibilité électromagnétique] à une exposition aux CEM [champs électromagnétiques]. »
L'auteur fait référence au « syndrome d'hypersensibilité » en laissant penser qu'il n'existe pas de traitement pour ce syndrome et que seul le Dr Dominique Belpomme saurait correctement le diagnostiquer, alors qu'il existe vingt-quatre centres investigateurs sur le sujet en France. Il aurait aussi pu citer les études montrant que ce phénomène serait d'ordre psychosomatique et que les thérapies cognitivo-comportementales sont efficaces.
Dans le paragraphe suivant, il fait référence aux publications du groupe BioInitiative, sans informer le lecteur que ces publications ne font absolument pas consensus dans le milieu scientifique.
L'auteur fait, à juste titre, référence aux possibles conflits d'intérêts des chercheurs traitant ce sujet, mais sans appliquer ce principe de précaution aux travaux du groupe BioInitiative, dont l'une des coéditrices, Cindy Sage, possède un cabinet qui propose des solutions pour « caractériser ou atténuer » les impacts des champs électromagnétiques.
Dans le même paragraphe, l'auteur affirme qu'il existe un « très faible nombre d'études consacrées aux effets biologiques de l'exposition de longue durée », sans nous informer du nombre de ces études. Une référence aurait été appréciée ici.
On connaît les disputes entre Pékin et Tokyo à propos des îles en mer de Chine orientale, mais beaucoup moins celles qui opposent le Japon et la Russie autour des îles Kouriles (« territoires du Nord » pour le Japon). Selon le quotidien japonais Asahi Shimbun, Moscou aurait donné des noms russes à des îles revendiquées par Tokyo.
Le ministère des affaires étrangères a déposé une protestation officielle auprès de Moscou pour « regretter que la Russie donne des noms russes à des terres japonaises ». De son côté, le service de presse du président Vladimir Poutine a fait savoir que « les îles Kouriles appartiennent à la Russie, qui a parfaitement le droit de nommer tel ou tel îlot ». (...) Ces différends territoriaux ont empêché la Russie et le Japon de signer l'accord de paix scellant la fin de la seconde guerre mondiale.« Japan protests Russia giving names to isles in territory dispute », 15 février.
BraconnageLe gouvernement chinois s'est lancé dans une croisade contre la chasse d'espèces protégées et la déforestation, d'après l'agence officielle Xinhua.
La Chine a lancé en 2016 trois campagnes contre les délits visant la faune et la forêt. Les autorités ont découvert 2 131 cas, en hausse de 76,6 % par rapport à l'année précédente. La Chine abrite 6 500 espèces de vertébrés, soit environ 10 % du total mondial. (...) Parmi les espèces chinoises, on compte le panda géant, le singe doré, le tigre de Chine du Sud et l'alligator chinois. Le chef de la police de l'administration forestière d'État a promis de lutter plus sévèrement contre le braconnage et le commerce illégal d'animaux sauvages.« China cracks down on wildlife, forest crimes », 14 février.
DictionnaireLe président bolivien Evo Morales a tenu à souligner qu'il existait deux formes de protectionnisme : celui que défend le nouveau président américain Donald Trump et celui que promouvrait La Paz.
Les mesures protectionnistes voulues par le président américain Donald Trump visent à protéger le secteur privé, pas les travailleurs, a clamé le président bolivien. (...) « Nous aussi, nous sommes protectionnistes, mais nous protégeons les travailleurs du pays. Voilà la différence fondamentale entre le gouvernement [de M. Trump] et le nôtre. » La Bolivie met en œuvre une forme de protectionnisme « reposant sur la complémentarité, la solidarité et la réciprocité », a expliqué Morales, un ancien dirigeant du syndicat des cultivateurs de coca, qui s'est distingué dans le combat pour la défense des droits des travailleurs.Concernant la décision de Trump de construire un mur le long de la frontière entre son pays et le Mexique, Morales a fait ce commentaire : « On construit des murs contre les pauvres, contre les gens, mais jamais pour empêcher les sociétés minières ou pétrolières de nous dépouiller de nos ressources naturelles. »
« Bolivian President : US protectionism aims to « protect » businesses, not workers », Global Times, 2 février.
SalairesÀ l'occasion d'un article mesurant l'impact potentiel de la politique commerciale du président américain Donald Trump sur la ville mexicaine de Ciudad Juárez, le quotidien espagnol El País révèle les salaires qui y sont pratiqués.
Les salaires sont jusqu'à huit fois moins élevés [à Ciudad Juárez] qu'aux États-Unis et inférieurs de 5 à 7 % à ceux pratiqués en Chine. (…) Les travailleurs des trois cents usines du pays touchent, en moyenne, 800 pesos par semaine (environ 37 euros).« La retórica proteccionista de Trump pone en alerta Ciudad Juárez », 22 février.
Comment imposer un accord de libre-échange en contournant les institutions démocratiques des pays concernés ? Les dirigeants de l'Union européenne disposent pour cela d'une impressionnante palette d'outils. Les tractations autour du grand marché transatlantique (GMT, également connu sous l'acronyme anglais Tafta) avaient déjà vu l'utilisation de certains d'entre eux : le principe du « secret des négociations » avait notamment permis de tenir dans l'ignorance les citoyens et leurs élus pendant de longs mois, jusqu'à ce que le mandat de négociation soit finalement éventé.
L'histoire de l'Accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada (AECG, en anglais CETA) met en lumière un autre outil, plus redoutable encore : l'application provisoire d'un traité non ratifié. Cette technique, explique paternellement le gouvernement français, « présente l'avantage de ne pas avoir à attendre que toutes les procédures de ratification nationales, qui s'étalent sur plusieurs années, soient achevées pour bénéficier des effets économiques de l'accord, car elle a en pratique les mêmes effets que l'entrée en vigueur (1) ». Le sénateur du Tarn Philippe Bonnecarrère se prend même à évaluer généreusement cet avantage : « Ainsi de l'accord de libre-échange avec la Corée du Sud qui, durant son application provisoire [de 2011 à 2015], a permis de développer les exportations de l'Union vers ce pays à hauteur de 17 milliards d'euros (2). » Cette stratégie du fait accompli permet surtout de s'assurer l'approbation future des Parlements, en présentant tout autre choix que le « oui » comme une perturbation dans une mécanique bien huilée.
Vouloir faire le bonheur de quelqu'un à sa place est, selon certains psychiatres, une forme de perversion. On comprend mieux alors l'empressement des dirigeants européens à mettre en œuvre l'AECG, adopté par le Parlement européen le 15 février 2017, sans attendre que les Parlements des États membres aient, au nom des citoyens, exprimé à leur tour leur consentement. La pratique communautaire et le droit international leur confèrent, en partie, ce pouvoir : l'application provisoire d'un accord non encore ratifié est autorisée par la convention de Vienne de 1961 (article 25) à condition que le traité le prévoie lui-même ou que les États en conviennent.
Mais ce principe ne cesse d'embarrasser certains juristes, qui le qualifient d'« ambigu (3) », tandis que d'autres soulignent l'incertitude juridique pesant sur les dispositions mises en place durant cette période « provisoire ». Afin de dédramatiser, les promoteurs des traités en cause tentent souvent de les présenter comme d'inoffensifs textes « techniques ».
Peut-on qualifier de « technique » un accord qui met en danger les droits sociaux ou l'environnement ? En outre, au moment où se creuse le fossé entre élus et électeurs, les dirigeants ne seraient-ils pas avisés de s'assurer de la légitimité des engagements internationaux qu'ils prennent ? Rien n'est toutefois verrouillé, car, comme le précisent les Nations unies, « l'application à titre provisoire prend fin lorsqu'un État informe les États concernés par l'application provisoire de son intention de ne pas devenir partie au traité ».
(1) « France Diplomatie, Questions et réponses — Accord économique et commercial global (AECG) entre l'Union européenne et le Canada », www.diplomatie.gouv.fr
(2) Philippe Bonnecarrère, « Rapport sur les conditions de ratification de l'AECG » (PDF), Sénat, Paris, 13 octobre 2016.
(3) Daniel Vignes, « Une notion ambiguë : la mise en application provisoire des traités », Annuaire français de droit international, vol. 18, no 1, Paris, 1972.
• Chinua Achebe (1930-2013), écrivain nigérian : Le monde s'effondre (Présence africaine, Paris, 1966, 1re éd. anglaise : 1958).
• Tsitsi Dangarembga (née en 1959), écrivaine et cinéaste zimbabwéenne : À fleur de peau (Albin Michel, Paris, 1992, 1re éd. anglaise : 1988).
• Mohammed Dib (1920-2003), écrivain algérien de langue française : La Grande Maison (1952), L'Incendie (1954), Le Métier à tisser (1957) (Seuil, Paris).
• Cheikh Hamidou Kane (né en 1928), écrivain sénégalais : L'Aventure ambiguë (Julliard, Paris, 1961).
• Ahmadou Kourouma (1927-2003), écrivain ivoirien : Les Soleils des indépendances (Presses de l'université de Montréal, 1968).
• Cheik Aliou Ndao (né en 1933), écrivain sénégalais : Mbaam dictateur (Présence africaine, 2000).
• Essop Patel (né en 1943), écrivain et poète sud-africain : Fragments in the Sun (Afrika Cultural Center, Johannesburg, 1985).
• Mongane Wally Serote (né en 1944), poète sud-africain : Yakhal'inkomo (Renoster Books, 1974).
• Wole Soyinka (né en 1934), écrivain nigérian, Prix Nobel de littérature 1986 : La Mort et l'Écuyer du roi (Hatier, Paris, 1986, 1re éd. anglaise : 1975).
• Sony Labou Tansi (1947-1995), écrivain congolais : L'Anté-peuple (Seuil, 1983).
• Amos Tutuola (1920-1997), écrivain nigérian : L'Ivrogne dans la brousse (Gallimard, Paris, 2006, 1re éd. anglaise : 1952).
Panique à Londres : au début du mois de février, plusieurs chaînes de supermarchés rationnaient les laitues iceberg, une variété aux feuilles fermes et croquantes dont les Britanniques raffolent. « Nous limitons les achats à trois par personne », indiquait un panneau laconique posé sur les rayons de l'enseigne Tesco. « Hier, sur le site de petites annonces Gumtree, un homme vendait pour 50 livres sterling un carton de laitues qui en coûte normalement 5 », s'alarmait le Telegraph (3 février 2017) dans un article au titre évoquant les heures sombres du Blitz : « Apparition d'un marché noir de la laitue dans un contexte de pénurie nationale de salades ».
À quoi tient cette crise, qui touche aussi brocolis et courgettes ? Aux caprices combinés du libre-échange et de la météo. En cette saison où abondent panais et carottes cultivés au Royaume-Uni, les grandes surfaces ont habitué leur clientèle à consommer des salades issues de l'agriculture intensive provenant de la région de Murcie, en Espagne, ou encore d'Italie. Mais, cette année, des pluies diluviennes doublées d'une vague de froid ont affecté la production sud-européenne, entraînant ces restrictions sur les étals londoniens. Qu'à cela ne tienne : les supermarchés achèteront des salades là où le soleil brille.
Pour le Financial Times, cette épreuve offre l'occasion d'un éditorial pédagogique : « La disparition de la laitue montre ce qu'il y a de bon dans la mondialisation » (10 février). « Il peut sembler désinvolte de la part des Britanniques d'exiger une variété de légumes — et plus encore des fruits tropicaux et des roses — en février, explique le quotidien de la City. Mais les industries horticoles est-africaines contribuent puissamment à réduire la pauvreté. Et, sachant que les cultures en extérieur près de l'équateur diminuent le recours aux serres chauffées en Europe, le secteur pourrait même réduire ses émissions nettes de carbone. » Comme souvent en matière de libre-échange, la théorie fonctionne à merveille — jusqu'à sa mise en pratique.
Dans le cas des salades, « il n'a fallu que quelques jours pour qu'un réapprovisionnement de laitues iceberg nous arrive des États-Unis », triomphe le Financial Times, sans plus de précisions. Mais à y bien réfléchir, comment ces salades de secours traversent-elles l'Atlantique sans se changer en chiffes molles ? Elles voyagent par avion. « Les laitues proviennent du nord du Mexique ou de l'Arizona et transitent par les aéroports de Los Angeles ou de Seattle à destination de Londres-Heathrow », détaille M. Joe LeBeau, vice-président pour l'Amérique du Nord du transporteur aérien IAG Cargo (1). Ce périple de neuf mille kilomètres entre le site de production et le lieu de consommation implique une orgie de kérosène. Selon un rapport publié en 2007, le transport intercontinental aérien émet en moyenne 8,5 kilos de dioxyde de carbone (CO2) par kilo de marchandise transportée (la culture de laitues en serre chauffée, elle, relâche en moyenne 1,25 kilo de gaz carbonique par kilo produit) (2). En somme, le paradis écologique mondialisé du Financial Times se traduit dans les faits par un désastre climatique. Car la théorie libérale admet toutes les hypothèses, sauf une : manger des légumes de saison.
(1) Cité par Will Waters, « Lettuces flying onto the shelves », Lloyds Loading List, Londres, 9 février 2017.
(2) « Airfreight transport of fresh fruit and vegetables. A review of the environmental impact and policy option », International Trade Centre, Genève, 2007.
« L'expérience est une école sévère, mais aucune autre n'instruira les imbéciles. » Mort en 1790, Benjamin Franklin, qui inventa le paratonnerre, ne pouvait prévoir l'existence de l'Union européenne... Celle dont les expériences n'ont aucun effet sur l'instruction.
Consultés directement, les peuples occidentaux rejettent le libre-échange ; le Parlement européen vient pourtant de voter un nouveau traité — cette fois avec le Canada. Ses principales dispositions s'appliqueront sans attendre l'éventuelle ratification des Parlements nationaux (lire « Parlements croupions »). Une deuxième expérience aurait instruit des imbéciles, même endurcis. Saignée depuis mai 2010 par les « remèdes » de cheval de l'Eurogroupe, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international, la Grèce est proche d'un nouveau défaut de paiement. Des seringues mal nettoyées se succèdent pourtant dans son corps labouré d'ecchymoses, en attendant que la droite allemande décide d'expulser Athènes de l'hôpital-caserne de la zone euro. Un dernier exemple ? Les budgets sociaux sont sous tension dans plusieurs États de l'Union, qui déjà rivalisent d'imagination pour moins payer les chômeurs et cesser de soigner les étrangers. Au même moment, tous semblent néanmoins s'accorder pour augmenter les crédits militaires, afin de répondre à... la « menace russe », bien que le budget de la défense de ce pays représente moins du dixième de celui des États-Unis.
Le président de la Commission européenne, M. Jean-Claude Juncker, a-t-il fini par mesurer le caractère indéfendable de telles priorités ? S'inspirant de la sagesse de son ami François Hollande, il a annoncé qu'il ne solliciterait pas un second mandat. En prenant ses fonctions, il avait averti que sa commission serait « celle de la dernière chance ». Or, en ce moment, il consacre « plusieurs heures par jour à planifier la sortie d'un État membre ». On comprend qu'il vienne de soupirer : « Ce n'est pas un métier d'avenir. »
En 2014, M. Juncker, candidat de la droite européenne jusque-là connu pour sa défense du paradis fiscal luxembourgeois, est devenu président de la Commission grâce au soutien d'une majorité de parlementaires socialistes européens. « Je ne sais pas ce qui nous distingue », avouait à l'époque son concurrent social-démocrate Martin Schulz. « M. Schulz adhère largement à mes idées », admettait en retour M. Juncker. Une même proximité idéologique explique le vote, le 15 février dernier, du traité de libre-échange avec le Canada : la majorité des eurodéputés sociaux-démocrates a fait bloc avec les libéraux.
Lorsqu'il s'est agi de la Grèce, le refus allemand de discuter du montant — pourtant insoutenable — de la dette d'Athènes a été appuyé par le gouvernement socialiste français. Et relayé avec une arrogance proche du fanatisme par le président de l'Eurogroupe, M. Jeroen Dijsselbloem, un travailliste néerlandais (1).
En période électorale, il est souvent question de « réorienter » l'Union européenne. Le dessein est louable, mais autant être instruit par... l'expérience. Elle permet d'identifier ceux sur qui mieux vaudrait ne pas compter. Afin de s'épargner une nouvelle désillusion sur un front dont pourtant presque tout le reste dépend.
(1) Lire Yanis Varoufakis, « “Leur seul objectif était de nous humilier” », Le Monde diplomatique, août 2015.
Le décès du dirigeant historique de la révolution cubaine Fidel Castro a plongé dans l'affliction une grande partie des progressistes latino-américains. De l'Argentine au Venezuela, une droite atlantiste et libérale accumule depuis quelque temps les victoires. Doit-elle également se réjouir de l'arrivée au pouvoir du nouveau président américain Donald Trump ?
René Francisco Rodríguez. – « Las ideas llegan más lejos que la luz » (Les idées portent plus loin que la lumière), 1989 estudiorenefrancisco.com« Trump ! » Lorsqu'on l'a interrogé sur son candidat préféré à la présidentielle américaine, la réponse du chef d'État équatorien Rafael Correa a surpris. Le milliardaire américain n'avait-il pas attaqué les migrants, promis de construire un mur à la frontière avec le Mexique pour empêcher l'arrivée « de violeurs et de trafiquants de drogue », proclamé l'urgence d'en finir avec l'« oppression » au Venezuela ou encore annoncé son intention de revenir sur la politique d'ouverture de son prédécesseur concernant Cuba ? « Le gouvernement des États-Unis mène une politique qui évolue très peu et dont les effets sont quasiment les mêmes depuis toujours », observait M. Correa. Aucun changement à attendre avec M. Donald Trump, donc ? Au contraire : « Il est tellement grossier qu'il va provoquer une réaction en Amérique latine, ce qui pourrait renforcer la position des gouvernements progressistes de la région ! » (TeleSur, 29 juillet 2016).
La boussole stratégique dont hérite le nouveau président américain compte trois aiguilles. Elles portent les noms de « prospérité », « sécurité » et « démocratie et gouvernance ». Toutes trois pointent vers le même horizon.
Passage de témoinDans le sabir du département d'État, « travailler à la prospérité » latino-américaine implique d'y signer autant d'accords de libre-échange (ALE) que possible. Le président George W. Bush avait négocié des ALE avec le Panamá et la Colombie ? Son successeur a repris le flambeau en déployant toute son énergie pour en garantir l'approbation par le Congrès. Et ce en dépit d'une forte opposition démocrate, en partie motivée par les assassinats de syndicalistes en Colombie.
La quête de prospérité s'entend également comme un synonyme de « réformes néolibérales » : austérité, dérégulation, réduction des droits de douane, etc. Depuis une quinzaine d'années, ce programme s'est avéré plus délicat à imposer : les pays de la région se sont peu à peu émancipés de l'« aide » du Fonds monétaire international (FMI), dont les programmes d'ajustement structurel avaient entraîné un fléchissement de la croissance et une augmentation de la pauvreté au cours des années 1980 et 1990. L'administration de M. Barack Obama a néanmoins conditionné son aide aux pays les plus pauvres à la mise en œuvre de réformes profitant aux investisseurs étrangers. Comme avec l'Alliance pour la prospérité — une mise à jour du plan Puebla-Panamá promu par M. Bush —, lancée fin 2014 avec les pays du « triangle nord » de l'Amérique centrale (Salvador, Guatemala et Honduras).
Dans le domaine de la sécurité, la stratégie actuelle de Washington découle des programmes militaires de contre-insurrection et de lutte contre la drogue des administrations précédentes. Lors des mandats de M. William Clinton (1993-2001) et de M. Bush (2001-2009), des milliards de dollars ont été consacrés au plan Colombie, une vaste offensive militaire contre le trafic de cocaïne (1). Résultat : des milliers de morts, des millions de déplacés, et… peu d'impact sur la production de drogue.
Or non seulement le plan a été maintenu, mais il a servi de modèle à d'autres « partenariats », avec le Mexique (initiative de Mérida) et avec l'Amérique centrale (Central America Regional Security Initiative). Mêmes causes, mêmes résultats : des vagues de violence sans précédent, qui ont fait d'innombrables morts chez les criminels présumés mais également dans la population, notamment au sein des mouvements sociaux.
Présenté comme apolitique, le programme « de démocratie et de gouvernance » dont M. Obama passera les rênes à M. Trump vise officiellement à la consolidation des institutions et au renforcement de l'État de droit. Les câbles diplomatiques du département d'État révélés par WikiLeaks en 2010 et 2011 peignent un tableau différent : les diplomates américains recourent à des méthodes bien rodées pour affaiblir, récupérer ou éliminer des mouvements politiques gênants — entendre « de gauche » (2). Particulièrement ceux considérés comme idéologiquement proches de feu le président vénézuélien Hugo Chávez.
Mais toutes les opérations destinées à déstabiliser la gauche latino-américaine ne se caractérisent pas par leur discrétion. Le 28 juin 2009, le président du Honduras Manuel Zelaya, proche du Venezuela, était renversé par l'armée. La secrétaire d'État Hillary Clinton refusait de reconnaître le coup d'État, ce qui aurait conduit à suspendre la plupart des aides américaines. Les manœuvres de Washington contribuant à la réussite du putsch ont scandalisé la région (3), sans que cela empêche les États-Unis de soutenir les gouvernements conservateurs qui se sont succédé depuis à Tegucigalpa.
Depuis 2010, le contexte économique défavorable a affaibli l'Amérique latine, permettant à la Maison Blanche d'enregistrer d'importantes avancées. L'ennemi juré, le Venezuela, s'enfonce dans une crise économique et politique qui le prive de sa capacité à agir sur la scène internationale. Après la mort de Chávez, en 2013, les États-Unis ont fait feu de tout bois : d'un côté, le dialogue ; de l'autre, la déstabilisation, par le biais de certains secteurs de l'opposition (4). La politique d'ouverture vis-à-vis de Cuba s'accompagnait ainsi d'une attitude opposée à l'égard du Venezuela, avec un nouveau régime de sanctions à la fin de l'année 2014.
Dans le même temps, Argentine et Brésil ont basculé à droite après douze années de gouvernements progressistes. Chaque fois, l'administration Obama a apporté son concours à ces évolutions : opposition aux prêts des institutions multilatérales accordés à Buenos Aires (rapidement levée après l'arrivée au pouvoir du conservateur Mauricio Macri en 2015) et soutien diplomatique au gouvernement par intérim au Brésil alors qu'une procédure de destitution (controversée) contre la présidente Dilma Rousseff était encore en cours (5).
Ne pas déranger les entreprisesLe paysage politique a donc bien changé depuis l'arrivée de M. Obama à la Maison Blanche. Il y a huit ans, la gauche dirigeait la plupart des pays de la région ; elle proclamait son indépendance avec assurance. En remettant les clés du bureau Ovale à M. Trump, M. Obama pourra se prévaloir de nombreuses « réussites » latino-américaines auprès de ceux qui lui reprocheront ses échecs au Proche-Orient et en Europe de l'Est. Honduras, Paraguay, Argentine, Brésil : les gouvernements de gauche sont tombés les uns après les autres, et les États-Unis ont retrouvé une part de leur influence passée dans la région.
Nul ne sait quelle sera réellement l'action du nouveau président américain. Depuis le début de la campagne, il s'est montré démagogue et capricieux. Mais la composition de son cabinet éclaire néanmoins la politique probable de son administration. Deux tendances se font jour : la militarisation accrue de la politique étrangère ; l'obsession de la « menace » iranienne et de l'« islam radical » (lire l'article ci-dessous). Deux tendances qui pourraient avoir d'importantes conséquences pour l'Amérique latine.
Même s'il a critiqué l'interventionnisme américain lors de la campagne et qu'il a fustigé les « gradés » qui « ne font pas leur boulot » (CBS, 13 novembre 2016), M. Trump a nommé davantage d'anciens militaires aux plus hautes responsabilités en matière de sécurité que tout autre président depuis la seconde guerre mondiale. Les généraux à la retraite James « Mad Dog » (« chien fou ») Mattis et Michael Flynn, respectivement secrétaire à la défense et conseiller à la sécurité nationale, avaient (dit-on) tous deux été écartés par M. Obama en raison de leurs positions extrémistes et bellicistes concernant l'Iran et l'« islam radical ». Interrogé sur les menaces les plus graves pour les États-Unis, M. Mattis a répondu : « L'Iran, l'Iran, l'Iran » (6), allant jusqu'à suggérer que Téhéran se cachait derrière l'Organisation de l'État islamique (OEI). Une hypothèse audacieuse…
Général à la retraite et ancien chef du théâtre des opérations pour le continent américain, M. John Kelly pilotera le département de la sécurité intérieure. Il avait alerté le comité des forces armées du Sénat au sujet de l'Iran et de « groupes islamiques radicaux » qui, profitant de la « confusion financière qui règne entre réseaux criminels et terroristes dans la région », animeraient des cellules dans la région (12 mars 2015). Cette thèse compte d'autres partisans, dont Mme Yleem Poblete, ancienne cheffe d'état-major de Mme Ileana Ros-Lehtinen, la représentante d'origine cubaine à l'origine de la loi Countering Iran in the Western Hemisphere Act (« contenir l'Iran dans l'hémisphère occidental ») en 2012.
Avec M. Obama à la Maison Blanche, de telles idées restaient cantonnées aux marges du débat. Elles pourraient dorénavant guider la politique américaine dans la région. La lutte contre les gouvernements de gauche pourrait ainsi se justifier par les relations qu'ils entretiendraient avec l'Iran, et les programmes dits de « sécurité » bénéficier de moyens supplémentaires pour lutter contre l'« infiltration terroriste » du crime organisé. On imagine donc mal que la prochaine administration se départisse des objectifs de « sécurité » et de « promotion de la démocratie » de ses prédécesseurs. Le modèle du plan Colombie pourrait au contraire être étendu à de nouvelles régions telles que la zone de la « triple frontière », entre l'Argentine, le Brésil et le Paraguay.
Car, même si — cas peu probable — le nouveau secrétaire d'État s'opposait à la militarisation rampante de la politique régionale, il rencontrerait une double résistance : celle de la bureaucratie du département d'État, elle-même de plus en plus militarisée (particulièrement le Bureau international des stupéfiants et de l'application de la loi, aux finances confortables) ; et celle du complexe militaro-industriel, qui bénéficiera de représentants au plus haut niveau dans la prochaine administration.
Quid de Cuba ? Toute remise en question de la politique d'ouverture susciterait l'opposition d'une grande partie du monde des affaires, soucieux de profiter d'un nouveau marché. Or, s'il est un point sur lequel M. Trump a été clair, c'est qu'il ne souhaite pas compliquer la vie des chefs d'entreprise. À la décision de poursuivre sur la voie balisée par M. Obama pourrait toutefois s'en ajouter une autre : adopter une stratégie plus agressive de « promotion de la démocratie » — entendre : déstabiliser le pouvoir castriste en utilisant des méthodes d'intervention discrètes. Mais encore faudrait-il que le style « grossier » décrit par le président équatorien ne renforce pas la détermination des capitales latino-américaines à poursuivre leur émancipation par-delà leurs divergences idéologiques.
D'autres facteurs pourraient contribuer encore davatange à l'éloignement entre les États-Unis et le sous-continent. Si M. Trump devait tenir sa promesse de renégocier les accords commerciaux liant son pays et d'imposer des droits de douane sur divers produits en concurrence avec la production latino-américaine, il ferait alors plus que les présidents Chávez, Correa ou Evo Morales (le président de la Bolivie) pour lutter contre le libre-échange et la mainmise des entreprises du Nord sur la région.
Dans ce domaine, il devrait toutefois affronter l'opposition — vive — de l'élite économique de son pays. Une élite dont il a déjà nommé divers représentants au sein de son cabinet, y compris au département d'État, et qui, par ailleurs, ne manque pas de porte-voix au Congrès.
Intrusion chinoiseAu milieu de toutes ces interrogations, une certitude : la principale menace pour l'hégémonie américaine dans la région proviendra de Chine. L'accroissement des investissements et des prêts de l'empire du Milieu aux pays latino-américains a contribué à éroder le poids financier et économique de Washington. Les échanges commerciaux ont bondi d'environ 13 milliards de dollars en 2000 à... 262 milliards de dollars en 2013, propulsant la Chine au deuxième rang des destinataires des exportations régionales. Si les investissements chinois soulèvent les mêmes problèmes sociaux et environnementaux que ceux des États-Unis, ils ne comportent en général pas de clause de contrepartie politique locale — une différence de taille. L'expansion économique de la Chine dans la région a donc représenté une aubaine pour les gouvernements progressistes, puisqu'elle leur a permis de mettre en œuvre des politiques sociales audacieuses. Entre 2002 et 2014, la pauvreté en Amérique latine a baissé de 44 à 28 %, après avoir augmenté au cours des vingt-deux années précédentes.
Si le ralentissement de la croissance chinoise a eu un impact négatif sur la région, Pékin semble déterminé à prendre de plus en plus de place dans les domaines économique et politique. La décision de M. Trump de dénoncer le partenariat transpacifique (TPP) offre de nouvelles perspectives pour le commerce et les investissements chinois, comme le président Xi Jinping n'a pas manqué de le souligner fin novembre lors d'un voyage au Chili, en Équateur et au Pérou. Face à une administration américaine imprévisible et potentiellement hostile, qui a déclaré son intention de résister à l'influence chinoise en Asie de l'Est, l'appel de M. Xi à une « nouvelle ère de relations avec l'Amérique latine (7) » dénote son ambition stratégique de développer ses relations commerciales et diplomatiques dans l'« arrière-cour » américaine.
(1) Lire Hernando Calvo Ospina, « Aux frontières du plan Colombie », Le Monde diplomatique, février 2005.
(2) The WikiLeaks Files : The World According to US Empire, Verso, Londres, 2016.
(3) Cf. « “A new chapter of engagement” : Obama and the Honduran coup » (PDF), Nacla Reporting on the Americas, North American Congress on Latin America, New York, janvier 2010.
(4) Lire « Au Venezuela, la tentation du coup de force », Le Monde diplomatique, avril 2014.
(5) Lire Laurent Delcourt, « Printemps trompeur au Brésil », Le Monde diplomatique, mai 2016.
(6) Mark Perry, « James Mattis' 33-year grudge against Iran », Politico Magazine, New York, 4 décembre 2016.
(7) Matt Ferchen, « What's new about Xi's “new era” of China-Latin America Relations ? », The Diplomat, 26 novembre 2016.
Info ? Intox ? Ces questions, vieilles comme le monde (1), les citoyens se les posent, en France et ailleurs, avec une gravité nouvelle après les récents dérapages médiatiques. Ceux-ci sont devenus si fréquents qu'ils constituent désormais la matière même d'émissions drolatiques et satiriques. Déjà, au début des années 80, Coluche brocardait l'information télévisée dans ses célèbres sketchs 1 faux avec une verve caustique que retrouvent aujourd'hui les Inconnus (A 2) ou les Nuls (Canal +). D'autres émissions, comme « Double jeu » , pratiquent systématiquement une guérilla du faux et dissèquent parfois, avec un cruel talent, de malhonnêtes bidouillages effectués par certaines chaînes (2).
La mise à nu des trucages et la révélation des manipulations semblent être devenues un second temps obligé de l'information. Il y a, d'abord, la nouvelle brute, donnée à chaud, « en direct et en temps réel » grâce aux prodiges des nouvelles technologies ; mais elle n'est pas toujours vérifiée, recoupée, et, par conséquent, peut se révéler erronée, incomplète, exagérée, fausse. Puis, vient, presque naturellement, le démenti, la correction, la reconnaissance de l'erreur.
Au lieu de s'interroger sur les conséquences éthiques de ce divorce croissant entre technologie et contenu de l'information, le système semble vouloir tirer profit, à la fois de la vitesse et de ses contrecoups. Il découvre qu'une fausse nouvelle, ce sont deux nouvelles : la fausse et son démenti. Et pense que ce dernier - « inévitable bavure » - peut même, tout compte fait, améliorer sa crédibilité. Ainsi, paradoxalement, plus il ment, plus il veut être cru. C'est la conviction de M. Etienne Mougeotte, vice-président de TF1 : « Le bon fonctionnement d'un système d'information affirme-t-il, ne se mesure pas à la diffusion d'informations erronées ou imprécises ; il est validé lorsqu'une erreur est réparée rapidement ou complètement (3). » Mais quand ce double jeu se répète ad nauseam il finit par irresponsabiliser le journaliste (pourquoi prendre des précautions et perdre du temps en vérifications alors que, en cas d'erreur, il suffira de démentir ?) et par semer le doute dans l'esprit du public (faut-il croire vraiment telle information ? Ne risque-t-elle pas d'être, comme tant d'autres, corrigée, modifiée, démentie ?). L'inattention, la négligence et la paresse se répandent ainsi dans les milieux journalistiques, qui connaissent, d'autre part - à cause de la vogue de la communication, - un phénomène de massification et un effondrement du niveau culturel moyen comparables à ceux que connurent les milieux enseignants dans les années 60. Tandis que le scepticisme, la suspicion et la méfiance à l'égard des médias s'accroissent chez les citoyens...
Ces phénomènes se sont d'autant plus aggravés que l'ensemble du système informationnel est aujourd'hui tiré, entraîné par la télévision. Celle-ci est désormais son moteur, sa locomotive. Et impose ses critères spécifiques - goût de la fiction, passion du spectacle, culte de l'émotion, amour du divertissement - aux autres médias, et en particulier à la presse écrite. La télévision, comme naguère la radio, est devenue de surcroît le média le plus rapide et contraint les journalistes de la presse écrite quotidienne à une déchirante révision de leur propre mission.
Robert Fisk, du journal britannique The Independent a raconté comment il prit brutalement conscience de ce phénomène au début de la guerre du Golfe : « Que pouvais-je dire à mon journal depuis l'Arabie saoudite durant les premières minutes de la guerre, alors que le début des hostilités avait déjà été retransmis en direct de Bagdad par CNN ? Je me rappelle avoir éprouvé une forte sensation quasi physique lorsque je m'aperçus que le bon vieux temps de la presse écrite était terminé (...) Le suivi en direct à la télévision a remplacé notre ancien travail ; mais cela rend l'information plus manipulable que jamais (4) ».
Plus manipulable que jamais... Cette manipulation n'a pas commencé, il s'en faut, avec la guerre du Golfe. Mais on sent que cela va en s'aggravant et que, même après la révélation des affaires roumaines - le faux charnier de Timisoara et les faux combats de rue de Bucarest en décembre 1989, - la dérive s'est poursuivie, accentuée, accélérée. Et on a l'impression que le système lui-même méconnaît son propre mouvement, sa dangereuse tendance. Que l'on songe, par exemple, au malentendu sur la couverture des événements d'Europe de l'Est et d'Union soviétique après 1989 !
La télévision, à cette occasion, se grisa de son audace à pénétrer dans les lieux les plus cachés et les plus interdits - hôpitaux, orphelinats, commissariats, prisons, goulags, morgues, sièges de services secrets... - comme si ce dévoilement d'un monde occulte équivalait, symboliquement, à la dissipation de la dictature. Des images pour dessiller les yeux. La télévision montra des lieux interdits avec une telle jubilation qu'elle en vint à croire que cet acte à lui seul (exhiber ce qui est secret) était fondateur de démocratie. Que, en quelque sorte, en filmant la face cachée de ces régimes autoritaires, elle était la démocratie à l'œuvre.
Ce faisant, la télévision idéalisait passablement le régime démocratique présenté comme une maison de verre, toujours transparente, sans secrets pour la presse, et plus particulièrement pour l'œil inquisitorial des caméras. Or nous savons qu'en démocratie, précisément parce que les individus ont des droits, les caméras ne vont pas (sans autorisation) partout, ni dans les morgues, ni dans les prisons, encore moins dans les casernes.
Convaincue de retrouver, dans l'euphorie du retour de la démocratie à l'Est, la légitimité du « quatrième pouvoir », la télévision considéra simplement le dérapage roumain, l'affaire de Timisoara, comme d'« inévitables bavures » des exceptions regrettables. D'où la stupeur du système informationnel lorsqu'il se heurta de front aux interdits de la guerre du Golfe et en particulier à ceux imposés par les forces coalisées.
Ce conflit, on le sait, donna lieu à d'importantes manipulations et à de nombreux mensonges. Ce fut, aussi, une guerre médiatique. L'un des grands bluffs des coalisés - comparable à celui qui prétendait que l'Irak possédait « la quatrième armée du monde » - fut de faire croire que M. Saddam Hussein était « un Machiavel des médias, un sorcier médiatique » et que toute image venant de l'Irak était le produit d'une propagande extrêmement sophistiquée. Deux exemples d'images-boomerang suffisent à montrer la médiocrité communicationnelle des autorités irakiennes. D'abord, la célèbre visite de M. Saddam Hussein aux otages et en particulier la fameuse image du petit enfant anglais transi de peur devant « l'ogre ». Ensuite : les images des prisonniers de guerre occidentaux et notamment celle de l'un d'entre eux, américain, au visage tuméfié, boursouflé par les blessures.
Ces images - filmées par les Irakiens - bouleversèrent le monde et accablèrent le régime de Bagdad plus qu'aucune autre puisque leur message principal - le fort s'acharnant sur le faible - confirmait précisément l'accusation portée contre Bagdad : le « puissant Irak » avait envahi le « petit Koweït ». On sait que l'enfant ne fut jamais maltraité, pas plus que le prisonnier, qui avoua plus tard s'être lui-même volontairement blessé en se jetant contre un mur, précisément pour ne pas être filmé. Aussi piètres stratèges en communication que sur le champ de bataille, les Irakiens fournirent eux-mêmes aux télévisions du monde occidental d'efficaces armes pour accabler leur propre régime.
De nombreuses manipulations médiatiques, faites par les Etats-Unis, ont été dévoilées. On sait, par exemple, que le « document d amateur » montrant les tanks irakiens dans Koweït-Ville et la résistance des Koweïtiens, images qui émurent l'opinion publique, était un montage élaboré par une agence de communication dirigée par Mike Deaver, ancien conseiller du président Reagan, pour le compte de l'émir du Koweït (5) !
On se souvient également du terrifiant témoignage d'une jeune Koweïtienne racontant, effondrée devant les caméras, la barbarie des soldats irakiens qui avaient pillé son hôpital, embarquant vers Bagdad tout le matériel médical et en particulier les couveuses qu'ils avaient débranchées, laissant agoniser des dizaines de prématurés. Encore un faux, dénoncé par Amnesty International et Middle East Watch. L'infirmière n'était autre que la fille de l'ambassadeur koweïtien à Washington et son récit effroyable, une invention d'expert en communication...
Autre temps fort après la libération de Koweït-Ville : la spectaculaire occupation de l'ambassade des États-Unis, que l'on disait piégée de l'intérieur par les Irakiens, effectuée par un corps d'élite déposé sur la terrasse de l'immeuble par des hélicoptères de combat. De la pure mise en scène également : l'ambassade avait été discrètement occupée deux jours plus tôt et consciencieusement inspectée (nul piège n'y fut trouvé). Mais il fallait fournir aux caméras des images fortes et victorieuses afin d'en effacer de plus anciennes : d'autres hélicoptères, à Saïgon, évacuant à la hâte de la terrasse de l'ambassade américaine les derniers ressortissants au milieu du fracas de la défaite du Vietnam...
Ainsi, les progrès technologiques rendent effectivement plus manipulable l'information. Comme l'ont d'ailleurs confirmé des événements plus récents (le putsch de Moscou, en août 1991, et la guerre en Yougoslavie) (6).
En adoptant les mêmes priorités que l'information télévisée, la presse écrite et le photo-reportage (7) sont entraînés dans la même dérive, alors qu'une de leurs nouvelles missions devrait être, précisément, de ralentir, de fournir au citoyen les éléments d'analyse et le contrepoint indispensables pour lui permettre de résister aux périlleux glissements vers le spectacle et le faux.
La méfiance est telle que de plus en plus de citoyens s'écartent, échaudés, des médias. Aux Etats-Unis, par exemple, les journaux télévisés continuent de perdre de l'audience, et les procédés auxquels ils ont recours pour la regagner - reconstruire des faits divers à l'aide de comédiens ou nommer Miss Amérique présentatrice du journal comme l'a fait CBS - ne font qu'accroître la réserve et l'incrédulité. En France, 48 % des citoyens ne pensent plus que les choses se sont passées comme la télévision les montre. Cette rétivité des citoyens pourrait être saine pour la démocratie si la presse en tirait argument pour corriger sa fascination actuelle pour le sensationnel et le spectacle. La majorité des journalistes sont, en France, conscients des périls (8) mais, paradoxalement, le système informationnel semble en panne de solution. La concurrence, la course à l'audience et au profit, condamnent aux mêmes erreurs et conduisent à l'abîme. « Dans les rédactions de la presse écrite, beaucoup de responsables consacrent trop de temps à regarder CNN et autres chaînes d'information « en continu » écrit encore Robert Fisk (9). Si les journaux se considèrent comme de simples extensions de la télévision, est-il étonnant que leurs lecteurs finissent par les abandonner pour regarder le petit écran ?
Et alors, face aux nouvelles énigmes du sphinx cathodique - « lnfo ? Intox ? », - qui rappellera au citoyen qu'il doit se méfier de ses yeux ? Que les apparences, malgré les prodiges du direct, demeurent trompeuses, fallacieuses ? Que la raison démocratique reste fondée sur le doute méthodique, le silence de la réflexion et le débat critique ? Et que, l'air étant chargé de populisme et de démagogie, le choc des images peut conduire parfois à de redoutables démissions ?
(1) Lire la Persuasion de masse, sous la direction de Gérard Chaliand, Robert Laffont, Paris, 1992.
(2) Cf notamment le remarquable démontage, effectué par Pierre Caries et diffusé par Antenne 2 le 25 janvier 1992, du faux entretien avec M. Fidel Castro bricolé par Patrick Poivre d'Arvor et Régis Faucon (TF1).
(3) Le Monde, 5 avril 1991.
(4) El Pais, 16 janvier 1992.
(5) Lire la remarquable enquête de Chantal de Rudder, « La grande manipulation », le Nouvel Observateur, 6 juin 1991.
(6) Lire « Yougoslavie : le bourrage de crâne », Reporters sans frontières, décembre 1991.
(7) Cf Michel Guerrin, « Comment les médias manipulent les images et se moquent de vous », le Temps stratégique, décembre 1991.
(8) Lire la Presse en état de guerre, Editions Reporters sans frontières, Montpellier, 1991.
(9) Voir note 4.
De manière générale, les grands organes de presse américains n'apprécient guère les outsiders réfractaires au système politique bipartisan. La plupart des journalistes ne sympathisaient pas avec M. David Duke, qui a obtenu, lors des élections pour le poste de gouverneur de Louisiane, en novembre 1990, 55 % des voix des Blancs et 40 % du total des suffrages. Pourtant, durant toute la campagne électorale, les médias ont fait preuve d'une étrange déférence à l'égard de celui qu'ils qualifiaient, à tort, d' « ancien » dirigeant du Ku Klux Klan et d'« ex-nazi ». Qu'y avait-il d'« ancien » ou d'« ex » dans les convictions de M. David Duke ?
Tout à fait caractéristique de cette occultation de son statut actuel d'idéologue néonazi, ce titre du New York Times (1) : « Les donateurs des Etats hors de la Louisiane pardonnent son passé à Duke. » L'article décrivait un supporter de l'Etat de New-York qui avait déjà contribué financièrement à la campagne présidentielle de M. Duke en 1988, oubliant de dire qu'il représentait alors le Parti populiste, ouvertement raciste et antisémite. Le journal taisait ainsi le fait que c'était grâce à son passé, et non malgré celui-ci, que l'homme soutenait M. Duke.
Dans un de leurs revirements classiques, les journaux commencèrent ensuite à affirmer que la candidature de M. David Duke au poste de gouverneur de Louisiane était particulièrement embarrassante pour le président George Bush et le Parti républicain. Newsweek (2) déplora « tout le mal que Duke fait au parti », tandis que le New York Times (3) titrait : « Le vote en faveur de l'ancien dirigeant du Klan est un message à un GOP [Grand Old Party, Parti républicain] souffrant ». Mais aucun des deux journaux n'évoqua le « mal » et la « souffrance » des Afro-Américains et de tous les gens de couleur qui avaient dû subir les coups d'une campagne raciste.
Plusieurs éditoriaux soulignèrent que la rhétorique de M. Duke reflétait celle de la majorité du Parti républicain, laquelle considère les aides sociales comme un « coûteux échec » et l'action affirmative (4) en faveur des minorités comme une « discrimination à l'égard des Blancs ». La dénonciation de M. Duke par le président Bush a eu bien plus d'échos que son incapacité à se distancier du mythe du « racisme inversé » que son administration a contribué à créer et que l'« ancien » nazi a habilement utilisé. Comme l'a reconnu un des plus proches conseillers du président américain dans les colonnes du Time (5), « certains d'entre nous auraient voulu mettre un terme à cette manière de diviser les gens et de les monter contre les Noirs, mais il est difficile de combattre une formule qui connaît un tel succès ».
La stratégie du GOP d'utiliser les gens de couleur comme boucs émissaires a été encouragée par une presse qui n'a pas fait grand-chose pour enrayer le mythe du « racisme inversé » contre les Blancs. Durant les dix dernières années, les pontifes de la télévision n'ont pas cessé de marteler le même refrain : « Pourquoi les Blancs devraient-ils payer pour les péchés du passé ? » Mais le racisme n'est pas un reliquat de l'Histoire. Il est bien vivant dans la société américaine, comme l'a montré un récent reportage de la chaîne ABC News. En suivant deux diplômés, l'un blanc l'autre noir, qui cherchent tous deux un emploi, un logement et à acheter une voiture, les caméras d'ABC ont livré un témoignage bouleversant sur la manière dont le Noir est partout victime de discriminations. Ce reportage est l'une des rares enquêtes sur ce sujet : si durant des semaines on avait multiplié les exemples - comme lorsqu'il s'agit de la guerre contre la drogue ou des fluctuations de la Bourse, - la télévision aurait permis de désamorcer les mensonges de M. Duke et des autres politiciens.
Qu'est-ce qui permet à un homme politique de dicter ses conditions à la télévision ?Sur les chaînes nationales, M. Duke a eu droit aux mêmes égards qu'une star de cinéma. Les journalistes l'ont rarement interrogé sérieusement sur sa pseudo-conversion du nazisme au catholicisme, qualifiée de ruse par d'anciens membres désabusés de son staff électoral. En accord avec le candidat, le journaliste Phil Donahue avait accepté de ne pas montrer de photos de lui en costume du Klan ou en short marron décoré de la swastika. Qu'est-ce qui permet ainsi à un homme politique de dicter ses conditions à la télévision ? Tout simplement l'audimétrie : son apparition était une bonne affaire pour les directeurs de chaînes avides de profit !
Aucun média national n'a demandé à M. David Duke d'expliquer ce qu'il voulait dire quand il parlait d'un programme à long terme pour duper les Américains. Il y a cinq ans, l'étudiante en doctorat Evelyn Rich enregistra la conversation de M. Duke avec un fanatique néonazi durant une conférence en Californie organisée par l'Institute for Historical Review, défenseur de la thèse selon laquelle l'Holocauste est un canular.
« Je répugne à être machiavélique affirmait-il, mais je vous suggère de ne pas trop parler de national-socialisme (...) en public. » Quand son interlocuteur lui demanda pourquoi, il répondit : « Je tente d'amener de nouvelles recrues (...). Si l'on vous traite de nazi, ça vous colle ensuite à la peau très longtemps. Ça met en cause votre capacité à communiquer avec elles. C'est malheureux que ce soit ainsi (...). Cela peut prendre des décennies de faire tomber ce gouvernement. »
Quand son collègue lui fit la remarque : « Il ne faut pas tellement de gens pour démarrer. Hitler a commencé avec quelques hommes » Duke retorqua : « C'est juste. Et ne pensez-vous pas que cela peut arriver maintenant si l'on trouve la bonne combinaison ? »
Trouver la bonne combinaison n'était pas une mince affaire, et il fallut en tester plusieurs avant que M. Duke et ses amis néonazis trouvent la solution. Ils s'inspirèrent d'un mouvement qui leur était proche, celui de M. Lyndon La Rouche, qui avait remporté plusieurs primaires au Parti démocrate en 1987. Ils choisirent une stratégie électorale multiforme, en s'infiltrant dans les deux partis traditionnels et en fondant leur propre organisation. M. Duke fit campagne pour l'élection présidentielle de 1988, d'abord sur la liste démocrate, puis comme candidat du Parti populiste. Quelques semaines plus tard, il fut élu représentant à ,la Chambre de Louisiane, cette fois comme républicain, avant de se porter candidat au poste de gouverneur en novembre 1991 Il a confirmé son intention de se lancer à nouveau dans la bataille pour la magistrature suprême.
L'ascension fulgurante de M. Duke n'est pas seulement, comme le prétend le New York Times (6), le produit d'une « fièvre particulière » à la Louisiane, mais l'aboutissement d'une stratégie des partisans de la suprématie blanche qui tentent de prendre le contrôle du GOP. A cette fin, de futurs politiciens sont dressés : Thom Robb, grand sorcier du Ku Klux Klan, a ouvert un camp de formation dans l'Arkansas pour ceux qui veulent suivre la voie de M. Duke. On leur apprend, selon M. Robb, « à bannir de leur langage la haine et tout ce qui risque de faire fuir les gens. Ils doivent polir leur langage et leur apparence ». Ne portant pas le fardeau du passé de M. Duke, ces jeunes gens ne seront pas identifiables comme des néonazis.
Une redistribution des forces de l'extrême droitePourtant, jusqu'à ce jour, les médias américains ont été incapables de suivre la trajectoire de la droite raciste, ses tactiques et ses objectifs, ses programmes à court et à long terme. Les journalistes ont aussi oublié d'enquêter sur la coopération grandissante entre eux et les fondamentalistes chrétiens qui sont divisés sur la question du soutien à Israël. L'appui des dirigeants locaux de la Coalition chrétienne de M. Pat Robertson à la candidature en Louisiane de M. Duke, antisémite notoire, pourrait annoncer une redistribution significative des forces de l'extrême droite.
Un autre facteur qui contribue à la relance de la droite raciste est sa collaboration avec l'organisation du Révérend Sung Myung Moon qui s'est assuré d'importantes positions au sein d'un Parti républicain où déjà de nombreux extrémistes anticommunistes d'Europe orientale, récupérés après la seconde guerre Mondiale par les États-Unis, jouent un rôle actif.
L'anticommunisme a longtemps été le ciment des diverses forces d'extrême droite. Maintenant que la guerre froide est finie, il risque d'être remplacé par la haine raciale, et les activités des néonazis, jusqu'à présent une frange marginale de la vie politique, pourraient devenir un facteur avec lequel il faudra compter. Combien de temps la presse américaine pourra-t-elle ignorer ou sous-estimer Cette réalité ?
(1) 15 novembre 1991.
(2) 4 novembre 1991.
(3) 23 octobre 1991.
(4) L'action affirmative (Affirmative Action) consiste à tenter de réparer les injustices du passé, mais sans en créer de nouvelles, en donnant aux minoritaires (Noirs et femmes notamment) des droits d'accès à la formation, à l'embauche et à la promotion égaux à ceux des hommes blancs.
(5) 25 novembre 1991.
(6) Il octobre 1991.
En juin 1378, à Florence (Italie), les ouvriers du textile (Ciompi), la couche la plus pauvre des travailleurs, se soulèvent contre l'oligarchie de la ville et prennent les armes pour instaurer un gouvernement populaire. Dans ses « Histoires florentines », Nicolas Machiavel rapporte la harangue enflammée d'un de leurs meneurs.
Si nous devions en ce moment délibérer pour savoir s'il faut prendre les armes, brûler et piller les maisons des citoyens, dépouiller l'Église, je serais de ceux qui jugeraient que cela mérite réflexion ; et peut-être serais-je d'avis de préférer une pauvreté tranquille à un gain périlleux. Mais puisque les armes sont prises et qu'il y a déjà beaucoup de mal de fait, il me semble que nous devons chercher par quel moyen conserver les armes et parer au danger où nous mettent les délits commis par nous…
Vous voyez que toute la ville est pleine de rancune et de haine contre nous ; les citoyens se réunissent, les prieurs se joignent aux autres magistrats. Croyez que l'on prépare des pièges contre nous et que de nouveaux périls menacent nos têtes. Nous devons donc chercher à obtenir deux choses et assigner à nos délibérations un double but : à savoir d'une part ne pas être châtiés pour ce que nous avons fait les jours précédents, d'autre part pouvoir vivre avec plus de liberté et plus de bien-être que par le passé. Il convient à cet effet, à ce qu'il me semble, si nous voulons nous faire pardonner les fautes anciennes, d'en commettre de nouvelles, de redoubler les excès, de multiplier vols et incendies et de chercher à entraîner un grand nombre de compagnons. Car là où il y a beaucoup de coupables, personne n'est châtié ; les petites fautes sont punies, celles qui sont importantes et graves sont récompensées. Et quand un grand nombre de gens souffrent, la plupart ne cherchent pas à se venger, parce que les injures générales sont supportées plus patiemment que les particulières.
Ainsi, en multipliant le mal, nous trouverons plus facilement le pardon et nous verrons s'ouvrir devant nous la voie qui nous mènera vers les buts que nous désirons atteindre pour être libres. Et nous allons, me semble-t-il, à une conquête certaine ; car ceux qui pourraient nous faire obstacle sont désunis et riches ; leur désunion nous donnera la victoire, et leurs richesses, une fois devenues nôtres, nous permettront de la maintenir.
Ne vous laissez pas effrayer par cette ancienneté du sang dont ils se targuent ; car tous les hommes, ayant eu une même origine, sont également anciens et la nature nous a tous faits sur un même modèle. Déshabillés et nus, vous seriez tous semblables ; revêtons leurs habits, qu'ils mettent les nôtres, nous paraîtrons sans aucun doute nobles et eux gens du commun ; car seules la pauvreté et la richesse font l'inégalité.
Histoires florentines (1532), livre III, chapitre XIII, traduit par Simone Weil (La Critique sociale, n° 11, mars 1934).
L'artiste et écrivain Jean Dubuffet (1901-1985) choisit de saluer dans les productions des fous, marginaux, autodidactes divers, l'art authentique : invention et non mise en application des normes dominantes, « ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique ».
Un qui entreprend, comme nous, de regarder les œuvres des IRRÉGULIERS, il sera conduit à prendre de l'art homologué, l'art donc des musées, galeries, salons — appelons-le L'ART CULTUREL — une idée tout à fait différente de l'idée qu'on en a couramment. Cette production ne lui paraîtra plus en effet représentative de l'activité artistique générale, mais seulement de l'activité d'un clan trés particulier : le clan des intellectuels de carrière.
Quel pays qui n'ait sa petite section d'art culturel, sa brigade d'intellectuels de carrière ? C'est obligé. D'une capitale à l'autre, ils se singent tous merveilleusement et c'est un art artificiel qu'ils pratiquent, un art espéranto, partout infatigablement recopié, peut-on dire un art ? Cette activité a-t-elle quoi que ce soit à voir avec l'art ?
C'est une idée assez répandue qu'en regardant la production artistique des intellectuels, on tient du même coup la fleur de la production générale, puisque les intellectuels, issus des gens du commun, ne peuvent manquer d'avoir toutes les qualités de ceux-ci, avec en plus celles acquises par leurs longues élimations de culottes sur les bancs d'école, sans compter qu'ils se croient par définition très intelligents, bien plus intelligents que les gens ordinaires. Mais est-ce sûr ? On rencontre aussi beaucoup de gens qui ont de l'intellectuel une idée bien moins favorable. L'intellectuel leur apparaît comme un type sans orient, opaque, sans vitamines, un nageur d'eau bouillie. Désamorcé. Désaimanté. En perte de voyance.
Ça se peut que la position assise de l'intellectuel soit une position coupe-circuit. L'intellectuel opère trop assis : assis à l'école, assis à la conférence, assis au congrès, toujours assis. Assoupi souvent. Mort parfois, assis et mort.
On a longtemps tenu l'intelligence en grande estime. (…) On s'aperçoit que ce qu'on appelait intelligence consistait en un petit savoir-faire dans le maniement de certaine algèbre simpliste, fausse, oiseuse, n'ayant rien du tout à voir avec les vraies clairvoyances (les obscurcissant plutôt).
On ne peut pas nier que sur le plan de ces clairvoyances-là, l'intellectuel brille assez peu. L'imbécile (celui que l'intellectuel appelle imbécile) y montre beaucoup plus de dispositions. On dirait même que cette clairvoyance, les bancs d'école l'éliment en même temps que les culottes. Imbécile ça se peut, mais des étincelles lui sortent de partout comme une peau de chat au lieu que chez monsieur l'agrégé de grammaire pas plus d'étincelles que d'un vieux torchon mouillé, vive plutôt l'imbécile alors ! C'est lui notre homme !
Extrait de L'Art brut préféré aux arts culturels, galerie René Drouin, Paris, 1949.
Publié en 1907, peu de temps après les grèves insurrectionnelles de 1905, « La Mère » raconte la prise de conscience politique d'une femme du peuple dont le fils, impliqué dans la rédaction de tracts et de journaux subversifs, a été arrêté.
— Vous avez un mari ?
— Il est mort… J'ai un fils…
— Où est-il ? Il vit avec vous ?
— Il est en prison ! répondit la mère.
Et elle sentit que dans son cœur une fierté paisible se mêlait à la tristesse dont ces paroles la remplissaient toujours.
— C'est déjà la seconde fois qu'on l'enferme, parce qu'il a compris la vérité divine et qu'il l'a ouvertement semée, sans se ménager !… Il est jeune, il est beau… il est intelligent ! C'est lui qui a eu l'idée de faire un journal ; c'est grâce à lui que Rybine s'est occupé de la distribution, quand même Rybine est deux fois plus âgé que lui !… On va bientôt juger mon fils pour tout cela… et après, quand il sera en Sibérie, il s'enfuira et reviendra se mettre à l'ouvrage… Il y en a déjà beaucoup de ces gens, leur nombre augmente sans cesse, et tous ils lutteront jusqu'à la mort pour la liberté, pour la vérité…
Oubliant toute prudence, mais sans pourtant citer des noms, elle raconta ce qu'elle savait du travail souterrain qui s'accomplissait pour libérer le peuple. En exposant ce sujet cher à son cœur, elle mettait dans ses paroles toute la force, tout l'excès de l'amour jailli si tard en elle sous les nombreux chocs de la vie.
Sa voix était égale ; elle trouvait maintenant les mots facilement, et, comme des perles multicolores et brillantes, elle les enfilait avec rapidité sur le fil solide du désir de purifier son cœur de la boue et du sang de la journée. Les paysans avaient pris racine à l'endroit où ses paroles les avaient trouvés, sans faire un mouvement, ils la regardaient gravement ; elle entendait la respiration haletante de la femme assise à côté d'elle ; et l'attention de ses auditeurs fortifiait sa croyance dans les choses qu'elle disait et promettait…
— Tous ceux que l'injustice et la misère accablent, le peuple tout entier, doivent aller au devant de ceux qui périssent pour eux en prison ou sur l'échafaud. Ils n'ont aucun intérêt personnel en jeu, ils expliquent où est la voie qui mène au bonheur pour tous, ils disent ouvertement que ce chemin est difficile ! Ils n'entraînent personne de force ; mais quand on se place dans leurs rangs, on ne les quitte plus, car on voit qu'ils ont raison, que ce chemin-là est le bon, qu'il n'y en a point d'autre…
Il était doux à la mère de réaliser enfin son désir : maintenant, elle parlait elle-même de la vérité aux gens !
— Le peuple peut marcher sans crainte avec des amis pareils ; ils ne se croiseront pas les bras avant que le peuple ait formé une seule âme, avant qu'il ait dit d'une seule voix : « Je suis le maître, je ferai moi-même des lois, les mêmes pour tous ! »
Fatiguée enfin, Pélaguée se tut. Elle avait la paisible certitude que ses paroles ne s'évanouiraient pas sans laisser des traces…
La Mère, traduit du russe par René Huntzbuchler, Les Éditeurs français réunis, Paris, 1952.
« Quand on a dépassé 30 ans, on ne peut plus faire ce travail. On est trop vieux, le corps ne tient pas », assure Mme Phan Duyen. À 32 ans, employée d'une usine japonaise d'alcool de riz, elle est ravie d'avoir quitté son poste à la fabrication pour accéder à celui de contrôleuse de qualité. On la retrouve avec son mari et sept de ses collègues dans son petit logement coquet au fond d'une ruelle, dans une partie très populaire du 7e district d'Ho Chi Minh-Ville (ex-Saïgon). Tous confirment la pénibilité du travail à la production en 3 5 8, avec un seul jour de congé par semaine. Trop peu pour pouvoir faire un aller-retour en province, d'où ils viennent tous. À peine assez pour recouvrer ses forces.
Pour autant, personne ne se plaint. À l'image d'une société au dynamisme à toute épreuve, ces jeunes regardent vers l'avenir. Ils veulent « mettre de l'argent de côté » et retourner un jour au village, les uns pour « ouvrir un commerce », les autres pour « construire une maison afin de la louer » ou encore pour « agrandir la ferme familiale ». Seules deux jeunes femmes n'envisagent pas de repartir à la campagne. La première prend des cours d'anglais le soir, dans un centre situé à près d'une heure à moto de son dortoir, dans l'espoir d'obtenir un jour un emploi de bureau en ville ; la seconde a payé 90 millions de dongs (un an et demi de salaire), grâce à des économies et à des emprunts à la famille, pour se former dans un institut qui lui garantit un emploi au Japon pendant trois ans. Le Vietnam a signé des conventions avec plusieurs pays afin de se lancer dans une curieuse expérience : l'exportation de main-d'œuvre (115 000 personnes en 2016) (1). En attendant que leurs rêves se réalisent, tous ces jeunes, aux salaires de base très faibles (moins de 2 millions de dongs, 85 euros par mois), effectuent des heures supplémentaires, payées à 150 %. Théoriquement, celles-ci ne peuvent pas dépasser deux cents heures annuelles, trois cents dans les cas exceptionnels, soit quatre à six heures par semaine en plus des quarante-huit heures légales. De toute évidence, ces ouvriers en font davantage. Sans toujours gagner plus.
Plus tard dans la conversation, on apprendra que seules certaines sont payées ; les autres sont transformées en « heures de récupération » à prendre quand la direction le décide. « On voudrait les garder pour la fête du Têt [en début d'année, lorsque chacun rejoint sa famille], mais ce n'est pas possible, explique l'un des jeunes hommes. La direction nous oblige à les prendre par demi-journées durant lesquelles on ne peut rien faire. » Surtout, insiste Mme Phan Duyen, « avec ce système, on ne bénéficie pas de la majoration. On y perd, l'entreprise y gagne ». Et le syndicat ? Question incongrue. Il existe, bien sûr, mais pas pour soutenir les revendications…
Pourtant, 5 722 grèves ont été répertoriées entre 1995 et 2015, selon Mme Do Quynh Chi, qui dirige le Centre de recherche sur les relations de travail, une sorte de cabinet de conseil ayant pignon sur rue. Mais aucune n'a été déclenchée par la Confédération générale du travail du Vietnam (CGTV) — ce qui est bien ennuyeux car, si le droit de grève figure dans la Constitution depuis 1995, il ne peut en principe s'exercer que sous la houlette du syndicat unique. Alors, on s'arrange avec les mots, et les grèves deviennent des… « arrêts de travail ». Quel que soit le nom qu'on leur donne, les débrayages deviennent de plus en plus fréquents : moins d'une centaine de mouvements en 2000 ; aux alentours de cinq cents en 2016. Dans 70 % des cas, ils se déroulent dans des entreprises étrangères, là où la concentration ouvrière est la plus forte (les trois quarts des entreprises vietnamiennes sont de taille petite ou moyenne). Principaux motifs : les salaires, les conditions de travail et la qualité de l'alimentation dans les cantines. « Le plus souvent, raconte Mme Do Quynh Chi, un groupe de travailleurs apporte les revendications à la direction, ou parfois au syndicat officiel. Il n'obtient pas de réponse. La grève éclate. » C'est alors le branle-bas de combat. La CGTV se mobilise, servant d'intermédiaire avec la direction.
La plupart du temps, note Mme Do Quynh Chi, les demandes sont satisfaites. Les grèves durent rarement longtemps. Quand il s'agit de hausses de salaire, celles-ci sont généralement étendues à toutes les entreprises du parc industriel où est implanté le groupe et à toutes celles qui ont la même nationalité, les employeurs se coordonnant par origine géographique.
Il arrive que les « arrêts de travail » mettent en cause le gouvernement lui-même. En mars 2015, les 90 000 ouvriers de l'usine Yue Yuen (du groupe taïwanais Pou Chen), dans le parc industriel de Tan Binh, à Ho Chi Minh-Ville, ont stoppé les machines et bloqué l'autoroute afin de protester contre une loi qui réduisait leurs droits à la retraite. Le gouvernement a dû amender son projet. Du jamais-vu.
Dans la foulée, il a promis de vérifier que les entreprises verseraient leur dû aux caisses de sécurité sociale et qu'il les traînerait en justice si nécessaire. En effet, comme d'autres multinationales, Pou Chen encaisse les prélèvements sur les salaires mais ne les reverse pas, pas plus qu'elle n'apporte sa quote-part obligatoire pour l'assurance-maladie, le chômage et la retraite. Visiblement, la menace n'a guère été suivie d'effet : lors de la dernière session de l'Assemblée nationale, en novembre 2016, le ministre du travail a rappelé que les dettes sociales dépassaient les 13 000 milliards de dongs (près de 550 millions d'euros), et il a fustigé une fois de plus les dirigeants d'entreprise.
Là comme ailleurs, la CGTV est hors course. Il faut dire que les dirigeants syndicaux sont payés par les directions d'entreprise elles-mêmes. Quant à l'élection des représentants des salariés, elle demeure purement formelle. Dans ces conditions, on comprend que la combativité ne soit pas dans les gènes du syndicat. Ses responsables citent plus volontiers leur rôle d'« harmonisation » des relations employeurs-salariés que de défense des travailleurs (2). « Dans les textes, assure M. Erwin Schweisshelm, directeur de la Fondation Friedrich Ebert, spécialisée dans les questions sociales, la volonté de réforme existe. Les dirigeants ont conscience que, avec l'“économie de marché à orientation socialiste”, le système ne peut être le même que du temps du socialisme tout court. Ils essaient de s'engager dans des négociations collectives. » Mais la mue s'avère ardue.
Paradoxalement, les partisans d'un changement comptaient sur le partenariat transpacifique, emmené par Washington, pour bousculer l'ordre établi. Les États-Unis garants du progrès social ? Voilà qui aurait constitué une première mondiale. Certes, l'accord commercial prévoyait explicitement (chapitre 19) l'arrivée du pluralisme syndical — qui n'est pas forcément synonyme d'amélioration des conditions de vie et de travail. Il n'empêche que le gouvernement vietnamien et M. Barack Obama ont signé un accord détaillant la marche à suivre pour construire des syndicats à l'américaine (3). Régulièrement, le grand ami du Pacifique envoyait ses spécialistes pour vérifier le chemin parcouru. Rien ne dit que M. Donald Trump poursuivra dans cette voie.
(1) « L'exportation de main-d'œuvre augmente au fil des années », Le Courrier du Vietnam, 14 décembre 2016.
(2) Cf. le documentaire de Tran Phuong Thao Rêves d'ouvrières, 2006, et le film de Doan Hong Lê À qui appartient la terre ?, Ateliers Varan, Paris, 2013.
(3) « US-VN plan for the enhancement of trade and labour relations » (PDF), Bureau du représentant des États-Unis pour le commerce, 4 février 2016.
Les Cahiers d'éducation politique, philosophique et spirituelle reviennent sur plusieurs rencontres entre représentants des sociétés civiles française et tunisienne à l'heure où les incertitudes planent encore sur l'avenir de la Tunisie. (N° 362, janvier, mensuel, 6 euros. — Paris.)
« Nulle philanthropie ou théorie raciale ne peut convaincre des gens raisonnables que la préservation d'une tribu de Cafres de l'Afrique du Sud… est plus importante pour l'avenir de l'humanité que l'expansion des grandes nations européennes et de la race blanche en général » écrivait Paul Rohrbach, responsable de l'immigration allemande en Afrique du Sud-Ouest, dans son best-seller publié en 1912, La Pensée allemande dans le monde. Il ajoutait : « Qu 'il s'agisse de peuples ou d'individus, des êtres qui ne produisent rien de valeur ne peuvent émettre aucune revendication au droit à l'existence. »
« Supériorité » européenne, « retard » de l'Afrique, « hiérarchie » des civilisations, la théorie de l'évolution appliquée aux sociétés humaines servit de soubassement idéologique à la colonisation. Au XIXe siècle, cette doctrine de la suprématie se trouva confortée par l'invention du concept de « race », concept investi de toute l'aura de la science positive. Désormais, la différence entre les êtres humains ne relève plus de l'explication historique ou culturelle, mais de l'analyse biologique. Comme le note Eric Savarèse, elle « ne se démontre pas, mais se constate (1) ». La hiérarchie entre Noirs, Blancs, Jaunes apparaît comme une évidence, au même titre que la rotondité de la Terre.
Tout le monde connaît le fameux discours de Jules Ferry devant la Chambre des députés, le 29 juillet 1885 : « Je répète qu 'il y a pour les races supérieures un droit parce qu 'il y a un devoir pour elles. Elles ont le droit de civiliser les races inférieures. » Il réfutait notamment le droit des Noirs de l'Afrique équatoriale à l'égalité. Mais si les Noirs ne sont pas nos égaux, qui sont-ils ? Comment se situent-ils sur l'échelle qui va de l'animal à l'être humain ? Sont-ils même des êtres humains ?
En 1897 fut inventée une munition particulièrement meurtrière, la balle dum-dum. Son utilisation fut prohibée par les Etats « civilisés » dès 1899 par une convention internationale signée à La Haye. Elle fut réservée pour la chasse au gros gibier et… pour les guerres coloniales (2). Au même moment, Heinrich von Treischke, un expert en politique internationale, ose écrire : « Le droit international ne devient que des phrases si l'on veut également appliquer ses principes aux peuples barbares. Pour punir une tribu nègre, il faut brûler ses villages, on n 'accomplira rien sans faire d'exemple de la sorte. Si, dans des cas semblables, l'empire allemand appliquait le droit international, ce ne serait pas de l'humanité ou de la justice, mais une faiblesse honteuse. » Ces théories ne sont pas limitées au Vieux Continent. Au terme de sa présidence, l'Américain Theodore Roosevelt, chantre de la colonisation, déclare que, tout compte fait, « l'expansion des races blanches a été porteuse d'avantages durables » pour les peuples « arriérés ». Même s'il reconnaît que « certains sauvages s'éteignirent, bien ou mal traités, parce qu 'incapables de faire face à la civilisation (3) ».
Pendant toute cette période, ce fut bien l'humanité de l'Autre qui fut niée, les « sauvages » étant plus proches de l'animalité, séparés de « nous » par une infranchissable barrière. Ce que remarque Frantz Fanon, dans Les Damnés de La terre : « Parfois, ce manichéisme va jusqu 'au bout de sa logique et déshumanise le colonisé. A proprement parler, il l'animalise. Et, de fait, le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. On fait allusion aux mouvements de reptation du Jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au grouillement, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire (4). »
Cette représentation permit à l'Occident de justifier sa domination et son incroyable brutalité. Ainsi prend sens l'usage de la torture durant la guerre d'Algérie. Elle ne fut nullement un « accident », un « excès », Une « bavure » due aux circonstances exceptionnelles de la guerre et couverte par des autorités politiques trop lâches ou trop aveugles. Elle fut consubstantielle de la colonisation, dès ses origines. Elle ne fut que le prolongement d'une perception de l'Autre comme fondamentalement différent, comme naturellement inférieur, un Autre qu'il faut « civiliser » et que l'on peut, le cas échéant, éliminer sans remord. Prolonger le débat sur la torture nécessite donc de penser la colonisation.
DU 31 août au 7 septembre 2001, se tient à Durban, en Afrique du Sud, la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance, sous l'égide des Nations unies. Plusieurs thèmes ont été abordés dans des réunions préparatoires. Les ONG africaines ont notamment demandé que le trafic d'esclaves, l'esclavage (5) et le colonialisme soient reconnus comme des « crimes contre l'humanité ». Un des principaux points de contentieux avec les délégations occidentales concerne la volonté d'anciennes colonies d'obtenir des « réparations ».
Cette demande, aussi justifiée soit-elle, n'a aucune chance d'aboutir si l'Occident n'effectue pas un retour sur le colonialisme, sur ses crimes, sur l'idéologie qui les a rendus possibles. Il ne s'agit pas seulement de dresser un inventaire, encore que celui-ci fasse souvent frissonner. Nous disposons, sur certains des crimes de masse du XXe siècle, d'une quantité de documents et de témoignages. Le génocide des juifs a fait l'objet d'une littérature inépuisable. Les crimes du stalinisme ont été, notamment depuis l'effondrement de l'Union soviétique, très documentés. En revanche, le prix des conquêtes coloniales n'apparaît souvent qu'en note, en filigrane. Lors des affrontements récents à Aceh, en Indonésie, on a pu lire, au détour d'une phrase, que la « pacification » de cette île par les Pays-Bas, au début du XXe siècle, avait coûté 70 000 morts. Aux Philippines, lors d'un reportage sur les prises d'otages occidentaux, on apprend, en note, que la répression d'une insurrection (1899-1907) par les Etats-Unis avait fait 200 000 morts. Dans le Sud-Ouest africain (qui deviendra la Namibie), la conquête allemande s'accompagne d'un génocide commis contre la population Herero dont on commence seulement à reconnaître l'ampleur. « A l'intérieur de la frontière allemande, tout Herero, avec ou sans fusil, avec ou sans bétail, sera fusillé » proclamait courageusement le général von Trotha, en octobre 1904 (6). On pourrait multiplier les exemples, du Congo martyrisé par le roi Léopold II à l'Inde soumise à la domination britannique. Sans oublier, bien sûr, les massacres de Sétif de 1945 ou la répression de l'insurrection Malgache de 1947.
Il ne s'agit pas seulement d'histoire. La vie de millions d'hommes et de femmes reste affectée aussi bien par les massacres que par la ponction opérée durant des décennies sur les sociétés de ce que l'on devait appeler le tiers-monde. Ce qui justifie d'ailleurs Cette demande de « réparations », portée aussi bien par les descendants des esclaves aux Antilles ou aux Etats-Unis que par les pays anciennement colonisés. Cette « dette coloniale » ne pourrait-elle pas s'« échanger » contre la dette du tiers-monde ?
Longtemps, la France a refoulé l'épisode trouble de Vichy. Il a fallu des décennies d'efforts, de recherches, de controverses, pour sortir de l'ère du mensonge. Un travail équivalent est désormais nécessaire pour toute l'histoire de la colonisation. Il est d'autant plus nécessaire que cette « amnésie coloniale » influe aussi, par des voies détournées, sur le destin de la France. Des millions de Français sont originaires des territoires anciennement colonisés. Or ils sont perçus - contrairement à leurs prédécesseurs italiens ou espagnols - à travers les mêmes prismes, les mêmes clichés, qui ont produit la colonisation. « Les Maghrébins imaginaires des années 80 ressemblent à s'y méprendre aux Arabes connus à travers le filtre des stéréotypes impériaux remarque Eric Savarèse. Fourbes, cruels, voleurs, incapables de se dérober à la sexualité, violents, fanatiques, dangereux, vaniteux, lâches : rien, ou presque, ne manque au portrait établi, un siècle auparavant, par les ethnologues et les voyageurs. » Et il ajoute : « Il n 'existe d'ailleurs, aujourd'hui, de problème de l'immigration — identifiée à l'immigration maghrébine — que parce que la question est largement conçue à travers les bribes d'une mémoire coloniale (7). »
Imaginons un moment des jeunes Français feuilletant des manuels d'histoire. Quelle idée en retirera celui dont le père a combattu dans les rangs du FLN ou a tout simplement « subi » la « pacification (8) » ? Comment réagira cet autre, d origine africaine, devant le silence sur les décennies de colonisation de son pays d'origine ? Et cet autre, d'origine vietnamienne, ou même des Antilles ? Bien sûr, « nos ancêtres les Gaulois » ont disparu. Mais la colonisation, qui se confond avec une grande partie de l'histoire des IIIe, IVe et Ve Républiques - pour ne pas parler de la conquête de l'Algérie -, reste abordée de manière allusive, presque comme s'il s'agissait d'une histoire étrangère, qui ne « nous » concerne pas. Or, pour ces centaines de milliers de Français « issus de l'immigration », cette histoire, transmise par les parents, fait partie de leur identité (9). En ce début de siècle, la réinvention d'une identité française passe par la création d'une « mémoire commune » unificatrice. Une mémoire commune qui redonne à la colonisation la place qu'elle a, sur le plan concret comme sur le plan imaginaire, occupée dans l'histoire de France.
(1) Eric Savarèse, Histoire coloniale et immigration, Séguier, Paris, 2000.
(2) Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes, Le Serpent à Plumes, Paris, 1998.
(3) Cité par Bouda Etemad, La Possession du monde, Complexe, Bruxelles, 2000.
(4) Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, Paris, 1968.
(5) La France, après un vote du Sénat, a finalement adopté, le 23 mai 2001, une loi reconnaissant la traite et l'esclavage comme des crimes contre l'humanité. On ne peut pas dire que la promulgation de cette loi ait suscité un grand intérêt dans les médias.
(6) Cité par Bouda Etemad, La Possession du monde, Complexe, Bruxelles, 2000.
(7) Eric Savarèse, op. cit.
(8) Lire, dans ce numéro, l'enquête de Maurice Maschino, « L'histoire expurgée de la guerre d'Algérie ».
(9) Lire Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, De l'indigène à l'immigré, Gallimard, Paris. 1998.
La Chine a achevé en juillet la construction de l'un des plus grands radiotélescopes de la planète. L'engin scrutera l'espace à la recherche de signaux extraterrestres. Depuis des siècles, l'humanité rêve d'établir un contact avec d'autres mondes. Des plus loufoques aux plus sérieuses, ces tentatives s'appuient sur une représentation commune : cet Autre radical serait une intelligence pure, froide et logique. De sorte qu'en voulant saluer les Martiens les humains ont appris… à parler aux machines.
Robert Gigi. – « Extraterrestres géants en forme de robots », 1974 Robert Gigi - Agence martienneLa tempête s'est déchaînée avec plus de force que prévu. L'équipage était mal préparé, le navire a sombré. Vous avez réussi à vous accrocher à un débris. Après quelques jours à dériver en haute mer, vous échouez sur une plage inconnue. Les secours sont certainement en train de survoler la zone à la recherche de survivants. Comment allez-vous faire pour leur signaler votre présence ?
Le défi consiste à utiliser les matériaux fournis par l'environnement de manière suffisamment organisée pour que votre action se distingue au premier coup d'œil de celle de la nature. Vous devez lancer un message dont l'origine humaine ne fasse aucun doute et qui soit compréhensible par tous, indépendamment des langues et des cultures, puisque vous ignorez où vous vous trouvez.
La réponse la plus évidente est bien connue des campeurs, des marins et des aviateurs du monde entier : des motifs et de la lumière. Ramassez des pierres et disposez-les selon un schéma géométrique, en forme de triangle, par exemple, ou de « SOS ». Trouvez une surface réfléchissante et envoyez des signaux lumineux suivant un certain rythme, ou alors allumez un feu. Si vous voulez laisser une indication que d'autres pourraient suivre, érigez un tumulus de cailloux, composez une figure avec des branchages et des bouts d'écorce et fixez-la à un arbre, ou alors dessinez un grand « T » avec des objets de toutes les couleurs.
Que faire, cependant, si vous devez envoyer une information plus sophistiquée — par exemple, que vous avez besoin de toute urgence d'un parachutage d'insuline, ou qu'il n'y a pas de lieu adéquat pour un atterrissage dans les environs, ou que vous faites route vers le nord-ouest pour tenter de dénicher de la nourriture ?
On pourrait rendre le problème plus amusant en lui ajoutant une difficulté supplémentaire. Mettons que vous n'ayez pas la moindre idée de la façon dont les sauveteurs vont vous rechercher : par avion, à pied, en bateau ou grâce à des images satellitaires. En fait, vous ne savez même pas si quelqu'un va venir.
Des mois ou des années — peut-être même des décennies ou des siècles — pourraient s'écouler avant que les traces de votre passage ici soient découvertes. Non seulement vous ignorez dans quelle langue s'expriment vos éventuels sauveteurs, mais rien ne vous garantit en outre qu'ils soient humains. Vous ne savez rien ni de leur anatomie, ni de leur technologie, ni de ce qu'ils cherchent, ni de la manière dont ils s'y prennent. Comment alors leur faire signe ? L'immensité océanique qui entoure votre petite île paraît mesurer des années-lumière.
Telle est notre situation à nous, humains, la tête tournée vers le ciel.
Dès que nous eûmes compris l'échelle et la structure de notre Système solaire, et pris conscience que d'autres mondes et d'autres étoiles étaient similaires aux nôtres, nous avons commencé à spéculer au sujet de leurs possibles habitants — et des diverses façons d'entrer en communication avec eux. Nous avons quitté le centre rayonnant de la mécanique céleste pour rejoindre l'humble condition de ce que l'écrivain Herman Melville appelait les isolatoes, des insulaires condamnés à l'inconcevable solitude d'un Pitcairn sidéral (1). Nous avons aperçu Mars et ses lunes ; certains ont cru y voir des canaux et même des villes : ce n'était que le pâle reflet de la plage lointaine d'une autre île.
Robert Gigi. – « LGM (Little Green Man) » (Petit homme vert), vers 1970 Robert Gigi - Agence martienneSavions-nous quels jungles et archipels, quels Brésil et Congo se cachaient sous les nuages de Vénus ? Les épais nuages cendrés qui recouvrent la planète sont le fruit des « feux d'artifice donnés par les Vénusiens », écrivait l'astronome bavarois Franz von Paula Gruithuisen dans les années 1830 (2). Les quarante-sept années écoulées entre deux observations correspondaient pour l'astronome au « règne d'un monarque absolu ». Ces festivités indiquaient à coup sûr qu'« un Napoléon ou un Alexandre s'emparait du pouvoir suprême sur Vénus ». Gruithuisen a offert des descriptions délicieuses des cités squelettiques qu'il disait avoir observées dans un cratère lunaire. Dans sa superbe histoire des débats sur la vie extraterrestre, l'historien Michael J. Crowe décrit ce savant comme un être doté d'une étonnante énergie, d'une remarquable largeur de vues, d'instruments de grande qualité pour l'époque et d'une rare prédisposition pour le nonsense (3). Peut-être les Martiens du désert ou les Vénusiens amateurs de jeux pyrotechniques nous voient-ils comme nous les voyons. Mais comment engager la conversation ?
Les premières réponses à cette question s'inspiraient allègrement de l'allégorie du marin naufragé. Le grand mathématicien Carl Friedrich Gauss (1777-1855) préconisait l'utilisation d'un gigantesque héliostat — un système de miroirs de son invention destiné à réfléchir la lumière du Soleil sur de longues distances en vue de marquer la position d'un navire — pour saluer nos voisins extraterrestres : une centaine de glaces d'un mètre carré et demi chacune agencées de manière à émettre un rayon à travers l'espace. Un objet d'une telle splendeur aurait sans peine trouvé sa place aux côtés du fabuleux observatoire astronomique de Jantar Mantar construit au XVIIIe siècle à Jaipur, en Inde. Le désir lancinant de briser notre solitude cosmique a engendré bien des idées loufoques, souvent attribuées par erreur à Gauss — et à l'astronome Joseph von Littrow (1781-1840) —, telles que celles-ci : creuser d'immenses canaux géométriques dans le désert du Sahara et les remplir de kérosène pour y mettre le feu, évidemment de nuit et sous l'œil de Mars ; cultiver des espaces agricoles en Sibérie dont les surfaces représenteraient des triangles rectangles (figure dite du « moulin à vent »), à une échelle suffisamment vaste pour qu'ils soient visibles par télescope depuis la planète de nos voisins les plus proches.
L'invention de la lumière électrique à la fin du XIXe siècle a donné un nouveau coup de fouet à l'imagination des astronomes. Pendant que Camille Flammarion plaidait pour l'installation au Sahara de rangées de lampadaires géants qui éclaireraient le ciel quand Mars serait en vue, son collègue A. Mercier proposait d'ériger une énorme lampe électrique équipée de miroirs réfléchissants en plein cœur de Paris — sur le Champ-de-Mars, adresse effectivement tout indiquée. Compte tenu toutefois des objections que le voisinage du phare le plus lumineux de la planète risquait de soulever chez les Parisiens, déjà fort incommodés par la tour Eiffel, Mercier abandonna l'idée et suggéra d'installer plutôt deux miroirs sur une montagne, en les disposant de telle manière que le soleil couchant se reflète sur le versant plongé dans l'ombre, afin que le rayon renvoyé vers Mars bénéficie d'un contraste optimal.
Le physicien américain Robert W. Wood (1868-1955), auteur de quelques découvertes majeures sur les rayonnements ultraviolets et les ultrasons, ébaucha un système encore plus ingénieux : aligner en plein désert des kilomètres de panneaux en tissu noir capables de s'ouvrir et de se refermer à l'unisson, dans un ballet qui enverrait « une série de clins d'œil » aux observateurs martiens. De son côté, le grand savant Constantin Tsiolkovski (1857-1935), pionnier de l'astronautique russe (et avocat d'un avenir extraterrestre pour l'espèce humaine), militait pour des plantations de miroirs à une échelle plus colossale encore. Si la « Marsmania » qui faisait des ravages à l'aube du XXe siècle avait pu trouver les capitaux adéquats, de nombreux déserts seraient à présent jonchés de miroirs brisés, poussiéreux et abandonnés, dans lesquels se réfléchirait un ciel vide — une sorte de monument au néant.
Robert Gigi. – « Les nains macrocéphales de Valensole, devant leur soucoupe volante », vers 1971 Robert Gigi - Agence martienneToutes ces propositions se caractérisent à la fois par leur créativité sur le plan physique et par leur paresse sur le plan intellectuel. Elles évoquent des sculptures minimalistes élevées à des dimensions astronomiques ou le land art, cette variante de l'art contemporain qui utilise le support et les matériaux de la nature — un peu comme si l'artiste Robert Smithson bénéficiait des ressources de Bechtel ou de Bouygues pour matérialiser une forme ou un flash à l'attention du public d'un autre monde.
Intellectuellement, en revanche, leur faiblesse saute aux yeux : elles postulent un univers habité de gens qui nous ressemblent plus ou moins et qui, informés par nos soins de notre existence, nous rendraient la pareille afin d'amorcer un aimable échange de vues. Notre conversation, prédit Gauss, « commencerait grâce aux moyens de contemplation mathématique et de réflexion que nous avons en commun ». Tous ces kilomètres de miroirs dans les montagnes et les déserts s'adresseraient donc à des esprits cousins, mais plus vieux et plus sages, les extraterrestres nous étant supposément « très supérieurs », selon Flammarion : des Kant améliorés, en quelque sorte, méditant sur le sens de la vie martienne au pied du mont Olympe. Quand bien même ce tableau s'avérerait exact, comment faire pour partager des choses un peu plus sophistiquées qu'un geste phatique — un « Je suis là » signifié par un tumulus, un bûcher ou un triangle à angle droit ?
Charles Cros n'est plus guère connu aujourd'hui — par ceux qui le connaissent encore — que comme un marginal de la poésie française du XIXe siècle. C'était pourtant aussi un grand inventeur, auquel on doit notamment des techniques photographiques en trichromie et l'une des premières versions du phonographe, joliment baptisée le paléophone (« voix du passé »), un prototype fort similaire à celui que Thomas Edison conçoit au même moment de l'autre côté de l'Atlantique. Cros faisait partie de ce cercle d'artistes et d'écrivains qui pratiquaient l'attitude « fumiste », consistant à combiner le goût du scandale avec un humour laconique et pince-sans-rire. Au milieu de ses travaux de provocation poétique et d'expérimentation technologique, il exhorte le gouvernement français à financer un programme de recherches sur la communication avec les Martiens — un sujet auquel il a consacré une réflexion rigoureuse.
Formalisation totale de la vie humaineDans son Étude sur les moyens de communication avec les planètes, publiée en 1869, Cros reprend le concept en vogue à cette époque — l'énorme miroir qui envoie des signaux de lumière à une intelligence extraterrestre — pour le pousser plus loin, en s'interrogeant sur la manière de transmettre des informations à nos interlocuteurs d'un autre monde une fois la connexion établie. Il part de l'idée que des séquences rythmées de flashs lumineux pourraient coder des chiffres, lesquels pourraient eux-mêmes coder des images. Pour cela, il suffit de transformer une succession de chiffres en pixels binaires (par exemple, des espaces blancs ou noirs) et d'ordonner leur succession sur une grille. Mais, plutôt que de flasher laborieusement un par un tous ces chiffres, Cros a l'idée de résumer le message. Si noir est représenté par 1 et blanc par 0, la séquence « 6-1 2-0 3-1 1-0 » signifie :
Aussi parvient-on à représenter douze pixels avec une séquence de seulement huit caractères. Pour le lecteur moderne initié au langage informatique, la trouvaille de Cros évoque irrésistiblement une méthode de compression et de transmission de fichiers utilisée notamment pour les fax, les premières images numériques en « bitmap » et certaines des toutes premières technologies de télévision.
Cros avait besoin de méthodes d'encodage pour transformer des images — et, potentiellement, d'autres contenus — en signes transmissibles par son système. Il les trouve dans les ateliers d'usine : « Des procédures de notation permettant de traduire des motifs en séries de nombres sont utilisées dans de nombreuses industries, par exemple le tissage ou la broderie. » De quoi titiller l'oreille d'un historien de l'informatique : de quelle machine Cros parlait-il ? Des métiers de tissage Jacquard. « Il y a [dans ces métiers] une science profonde qui, comme souvent, était mise en pratique avant même d'être théorisée (4). » De fait, les métiers de tissage à cartes perforées mis au point en 1801 par Joseph-Marie Jacquard ont servi de source d'inspiration à l'ordinateur mécanique qu'imagine en 1834 le mathématicien britannique Charles Babbage. On retrouve ces cartes à trous au fondement de la machine à statistiques de l'ingénieur américain Herman Hollerith (1860-1929), laquelle, à travers ce qui deviendra IBM, a engendré l'informatique moderne. « Il en émergera une branche nouvelle et importante des mathématiques, prophétise Cros, et finalement une nouvelle classification de ces sciences primordiales », les sciences de l'information et du stockage de données. Cros esquisse ainsi le projet de transformer la Terre en une carte graphique géante et d'élaborer des algorithmes susceptibles d'encoder toute image afin qu'elle soit acheminée et consultable en n'importe quel endroit. Avec ses problèmes d'abstraction, d'encodage et de compression, le projet un peu fou consistant à inventer une communication non humaine pour s'entretenir avec les Martiens s'avère fondamentalement similaire à celui qui consiste à développer un média informatique — c'est-à-dire « ce que nous appelons aujourd'hui la programmation », comme l'écrivait Lancelot Hogben en 1952.
Hogben était un zoologiste anglais spécialisé en statistiques médicales. Il vivait dans un cosmos bien plus solitaire que nos passionnés de Mars. Il savait qu'il fallait se montrer patient pour établir le contact avec une vie extraterrestre et que cela passerait vraisemblablement par des ondes radio : fini les lampes électriques ou les tracés euclidiens dans les champs de blé sibériens. Sa proposition, pleine d'entrain mais extrêmement détaillée, de l'« Astraglossa » ne visait pas tant à créer une langue en tant que telle qu'à analyser toutes les implications d'un projet de communication avec un interlocuteur non humain et non connu (5). Dans sa vie professionnelle, Hogben se penchait sur les signes hormonaux émis par les grenouilles à griffes ou les caméléons d'Afrique. Avant même de se préoccuper de sens ou de langage, il s'intéressait à la façon la plus rudimentaire de signaler son existence : « la technique de désigner quelque chose » à partir de temps, de chiffres, d'intervalles et d'étoiles. Les résultats déconcertent de prime abord :
1 .. Fa .. 1.1 .. Fa .. 1.1.1 .. Fb .. 1.1.1.1.1.1
Traduction : un plus deux plus trois font six. Les points sont les unités de temps qui séparent les impulsions notées « 1 », tandis que les « F » renvoient à « flashs », c'est-à-dire aux séquences de pulsations dotées de propriétés distinctes dont le placement suggère des opérations telles que l'addition (Fa), la soustraction ou l'identification (Fb). À l'aide de pulsations, de temps et d'opérations, souligne Hogben, nous pouvons poser des questions, ou en tout cas émettre un signal interrogatif. Il ne s'agit plus de produire un « monologue de simples assertions », mais de créer les conditions d'un échange. Plus loin dans son étude, il s'amuse à analyser la manière dont on pourrait signifier des pronoms (« votre » ou « notre », « il » ou « eux », les variantes de « je » ou de « moi »), marquer son approbation, son refus, ses doutes, ses conditions et ses assertions, suggérer les causes et les conséquences, ou même faire des parties d'échecs célestes — tout cela par un système de pulsations binaires et de flashs se référant aux temps et aux objets stellaires.
Le but ultime consiste à établir une « communication réciproque » avec l'inconnu, de même que « nos ancêtres du néolithique peuvent communiquer avec nous » à travers des reliques chiffrées et calendaires comme des os entaillés ou des monticules de pierres, ou à la façon dont nous « transmettons des ordres aux nouvelles machines à calculer électroniques ». L'idée d'établir un système partagé de symboles binaires et une logique d'opérations basée sur l'ordre, le temps et l'itération n'est pas sans rappeler le travail accompli par le mathématicien britannique Alan Turing (1912-1954) et les ingénieurs Thomas Kilburn et Frederic Williams pour fabriquer, à Manchester et à Londres, les premiers calculateurs électroniques — contemporains des écrits de Hogben et de la naissance du structuralisme et de la sémiotique du côté français de la Manche.
À quelques exceptions près, comme le « Disque d'or » expédié à bord de la sonde spatiale Voyager 1 en 1977 (un enregistrement gravé dans un mélange d'or et d'aluminium anodisé, arrimé à une sonde et actuellement à la dérive quelque part dans l'espace interstellaire), les principes ébauchés par Hogben servent aujourd'hui encore aux tentatives de communication avec les extraterrestres : pulsations, chaînes d'énergie binaires encodant différentes sortes de messages ou de schémas de représentation, recherches en informatique et en télécommunications pour minimiser les erreurs de transmission et émettre un signal clair. Mais pour quel contenu ? Quelle peut être la substance d'une communication avec des interlocuteurs inconnus et impossibles à connaître ? On pense d'abord à transmettre un éventail minimal de faits : un système numérique, des coordonnées stellaires, quelques bases de chimie et une silhouette humaine. Le message d'Arecibo de Frank Drake, envoyé en 1974 depuis le radiotélescope du même nom à Porto Rico, était composé d'un faisceau de 1 679 bits d'impulsions on/off. Ce nombre est le produit de deux nombres premiers, 23 et 73, et si vous classez les signaux on/off dans une grille de vingt-trois colonnes et de soixante-treize lignes, vous obtenez une image. Lisez-la de haut en bas, et elle vous fournira le poids nucléaire des principaux éléments de notre biologie et la composition chimique de notre ADN, des données sur la population humaine et sur ses attributs (la longueur d'onde du message lui-même fournit déjà des indications), la disposition de notre Système solaire et la localisation de l'antenne elle-même. La plupart des messages adressés à un autre monde ressemblent à celui-là, humblement et prioritairement préoccupés par la structure de leur propre décodage, seule digue opposée à l'ampleur écrasante de notre ignorance.
Robert Gigi. – « Ovni avec quatre humanoïdes vu en Papouasie - Nouvelle-Guinée en 1959 » Robert Gigi - Agence martienneL'envoi de signaux minimaux à des étoiles éloignées et silencieuses constitue déjà un défi majeur. D'ambitieux projets existent pour étendre le potentiel d'une communication de ce format — au premier rang desquels l'un des projets les plus rigoureux et excentriques du XXe siècle. Conçu par le mathématicien Hans Freudenthal, le langage Lincos (lingua cosmica) vise à « traduire la totalité de notre savoir » en un matériau communicable à toute forme de vie intelligente. Son ouvrage mérite d'occuper une place de choix sur l'étagère des documents les plus bizarres et visionnaires de l'histoire humaine. Le grand scientifique spécialisé en intelligence artificielle Marvin Minsky (conseiller d'Arthur C. Clarke et de Stanley Kubrick sur la production de 2001 : l'Odyssée de l'espace) l'a résumé en ces termes : « Il commence par des mathématiques élémentaires et montre ensuite comment toutes sortes d'autres idées, y compris des idées sociales, pourraient se baser sur la même fondation. »
Il s'agit d'un langage qui commence avec des bips de pulsations radio destinées à véhiculer des chiffres et s'achève sur de la mécanique relativiste. Tout comme Hogben, Freudenthal poursuit un objectif très ambitieux. Il met en scène un groupe d'acteurs humains dans des saynètes à caractère logique. Ces conversations et événements entre Ha et Hb — entièrement rédigés dans le système de notation de Freudenthal — font apparaître des histoires sur la nature du monde et, plus précisément, sur la nature de l'expérience humaine dans ses formes les plus austères. Ha jette un ballon de façon à ce que Hb ne puisse pas l'attraper. Hb sait quelque chose qu'il refuse de dire, ce qui signifie que Ha ignore de quoi il s'agit ; mais ce dernier peut tenter de deviner. Ha et Hb savent ce qui s'est produit dans le passé mais ignorent ce qui va se produire à l'avenir ; ils vont donc faire des paris sur ce qui pourrait advenir. Ha n'a pas vu quelque chose, et demande donc à Hb s'il en sait davantage. Ils vivent ensemble dans un monde où vivent bien d'autres choses, mais avec lesquelles ils ne peuvent communiquer de la même façon, même si ces choses peuvent également voir, entendre, bouger, connaître le passé et attraper un ballon. Ha et Hb peuvent mourir, de même que les autres choses avec lesquelles ils partagent le monde. Ha et Hb peuvent souhaiter que les choses soient différentes de ce qu'elles sont. Quand l'un d'entre eux meurt, ils ne peuvent plus se parler.
Ce n'est en aucun cas rabaisser l'exploit de Freudenthal — une tentative de formalisation totale de la vie humaine en un faisceau de signaux électromagnétiques — que de mettre en doute sa capacité à atteindre son but : la vie extraterrestre potentiellement la plus proche de notre planète en est si éloignée qu'il faudrait attendre des décennies entre l'envoi d'un message et la réception d'une réponse — un commencement de dialogue prendrait des siècles. Certaines des unités dialogiques de Freudenthal contiennent des centaines d'étapes, avec de multiples points qui requièrent une confirmation : un simple jeu de questions/réponses s'étirerait sur des millénaires. En réalité, le système qu'il a mis au point s'avère bien plus proche de nous — et bien plus approprié — en tant que langage conçu pour expliquer les caractéristiques humaines non pas à des extraterrestres, mais à des machines.
Ses aperçus saisissants visent moins à être diffusés en direction d'Alpha du Centaure qu'à enseigner ce que veut dire « être une personne » à un récepteur dépourvu de tout, sauf d'une mémoire capable d'enregistrer un éventail limité de symboles électromagnétiques. Rien d'étonnant à ce que Marvin Minsky ait élaboré le premier simulateur de réseau neuronal : son œuvre parlait aux étoiles, mais elle a atterri dans un laboratoire d'intelligence artificielle.
De fait, nous avons bel et bien noué un rapport avec une planète étrangère : nous l'avons construite et la conservons pour nous-mêmes, enseignant à sa population comment tirer un sens spatial du monde, garder des secrets, reconnaître des visages, écouter, compresser et filtrer des voix, faire la conversation — tout cela par des pulsations binaires, des opérations logiques et des schémas d'encodage et de décodage. Le commerce informationnel de notre monde, la Terre, s'inscrit dans le dense réseau de canaux martiens que nous avons creusé tout au long des soixante dernières années (câbles sous-marins, fermes de serveurs, tours de téléphonie, ordinateurs de poche, de table, chaussures ou vêtements connectés), par des moyens qui englobent les problèmes et les solutions de Cros et de Gauss, de Hogben et de Freudenthal.
L'interlocuteur non humain de ces adresses aux extraterrestres est à présent la plus ordinaire des créatures de notre petite île : c'est nous. Nous qui réagissons à des alertes automatiques, qui discutons avec des systèmes à reconnaissance vocale, qui déchiffrons des « captcha » (6) pour nous connecter sur Facebook et consulter notre page classée par des algorithmes — alors que tout autour de nous s'étend l'océan infini et silencieux.
(1) Pitcairn est une île du Pacifique où s'installèrent en 1790 des mutins du Bounty.
(2) Cité par Michael J. Crowe, The Extraterrestrial Life Debate, 1750-1900, Cambridge University Press, 1986.
(3) Ibid.
(4) Charles Cros, Étude sur les moyens de communication avec les planètes, dans Œuvres complètes, Gallimard, coll. « La Pléiade », Paris, 1970.
(5) Lancelot Hogben, « Astraglossa, or first steps in celestial syntax », Science in Authority, W. W. Norton, New York, 1963.
(6) Les « captcha » sont des cartouches contenant des caractères déformés qui apparaissent par exemple lors de l'inscription à certains services en ligne. En déchiffrant ces signes illisibles par un ordinateur, l'utilisateur est censé prouver qu'il n'est pas une machine.
En France, les confessions du général Aussaresses sur la pratique de la torture par l'armée française durant la guerre d'Algérie (1954-1962) ont ravivé les débats sur le passé colonial. Comme si, quarante ans après les décolonisations, l'heure sonnait enfin d'ouvrir le livre noir du colonialisme.
Ce devoir de mémoire prend, en France, des accents de confrontation dramatique en raison, d'abord, de la violence extrême de la guerre d'indépendance algérienne. Ensuite, parce que, parvenue au crépuscule de sa vie, la génération des soldats engagés dans les combats - ceux qui eurent « vingt ans dans les Aurès » - veut connaître toute la vérité sur ce qui constitua souvent l'expérience la plus forte de son existence. S'y ajoute l'intérêt passionné que portent à cette question d'autres acteurs du drame : les centaines de milliers de rapatriés européens d'Algérie, les familles des harkis, et enfin tous les Algériens et descendants d'Algériens établis depuis en « métropole ».
Mais, plus largement, les polémiques sur l'histoire coloniale se multiplient, en Belgique, en Espagne, au Portugal, en Italie, aux Pays-Bas, en Angleterre, etc. Dans tous ces pays, qui eurent jadis un « empire colonial », des expositions (1), des livres, des films ou des émissions de télévision reviennent sur un passé que les ouvrages scolaires continuent de présenter comme « glorieux ».
On découvre ainsi que le colonialisme aura été un mouvement d'expansion de l'Europe qui se répand hors de ses frontières, envahit le reste de la planète pour y exploiter et opprimer ses habitants. Il commence au XVe siècle pour s'achever au cours de la seconde moitié du XXe. A son apogée, vers 1938, l'Europe colonisatrice étend sa domination sur plus de 40 % du monde habité. La Grande-Bretagne et la France possèdent, à elles seules, à la veille de la seconde guerre mondiale, 85 % du domaine colonial existant. Au point qu'on estime que 70 % des habitants actuels de la planète ont un passé colonial, soit en tant qu'anciens colonisateurs, soit comme ex-colonisés (2).
Le fait colonial débute à l'ère moderne avec les grandes inventions et les grandes découvertes qui marquent la fin du Moyen Age. Christophe Colomb met pied en Amérique le 12 octobre 1492. C'est alors que l'Europe, et elle seule, va s'étendre, conquérir, dominer et coloniser. Les premiers à le faire seront les Espagnols et les Portugais. Le pape Alexandre VI, le 3 mai 1493, partagera « les mondes découverts et à découvrir » entre l'Espagne et le Portugal afin que « la foi catholique et la religion soient exaltées et partout amplifiées et répandues (...) et que les nations barbares soient subjuguées et réduites à la foi ».
La conquête de l'Amérique se traduit par la destruction des civilisations amérindiennes et par un génocide. Des débats opposent, dès cette époque, partisans et adversaires de la colonisation. Des théologiens se demandent s'il est juste de faire la guerre aux Indiens et de les soumettre en esclavage. Oui, disent les uns, parce que Dieu en a fait des êtres inférieurs, et parce qu'ils doivent expier leurs crimes, leur idolâtrie, leurs vices, leur barbarie. Non, répliquent les autres, parce que Dieu en a fait des êtres semblables à nous, avec les mêmes attributs et les mêmes droits.
Une controverse va opposer, en 1550, à Valladolid, devant une commission de lettrés, les tenants des deux thèses. Juan Ginés de Sepulveda estime que la domination coloniale est un devoir. Bartolomé de Las Casas soutient que c'est une ignominie. Las Casas l'emporte. Mais les « lois nouvelles » ne seront pas appliquées. Et Montaigne, favorable - comme Rabelais ou Ronsard - à une colonisation humaine, pourra dénoncer la fausse gloire des conquistadores en rappelant qu'avec « les foudres et tonnerres de leurs pièces et harquebouses on triomphe sans honneur de peuples nuds ».
Après l'Espagne et le Portugal, trois autres puissances maritimes, la France, l'Angleterre et les Pays-Bas, se lancent à la conquête de colonies, en Amérique du Nord, en Inde et dans les « îles aux epices » (actuelle Indonésie). Ils le font au nom de la théorie mercantiliste, qui pendant trois siècles sera la doctrine coloniale dominante. Le mercantilisme fait des colonies des dépendances économiques de la métropole, gérées le plus souvent par des Compagnies. Il s'agit de soumettre les possessions coloniales à trois contraintes : empêcher leur production de concurrencer celle de la métropole, écarter toute intervention d'un tiers entre la colonie et sa métropole, et enfin contraindre la colonie à ne commercer qu'avec la métropole.
Si les colonies de plantation s'adaptent au mercantilisme, en revanche les colonies de peuplement ont de plus en plus de mal à le faire. Au nom de la liberté du commerce, les libéraux encouragent la dissidence. Cela conduit, en 1776, à la révolte et l'indépendance des colons d'Amérique du Nord et, trente ans plus tard, à celle de l'Amérique du Sud. Ces colons sécessionnistes sont anticolonialistes dans la mesure où ils s'opposent à la dépendance économique exclusive avec la métropole, mais, pour la plupart, ils restent farouchement colonialistes à l'égard des Indiens et des Noirs, et partisans de l'esclavage. Ce qui explique le « paradoxe américain ». L'Amérique est le premier continent à s'être libéré du colonialisme, mais cette libération vis-à-vis de la métropole s'est traduite, paradoxalement, par un renforcement du pouvoir local des colons. C'est pourquoi, de tous les territoires décolonisés de la planète, l'Amérique est (avec l'Australie et la Nouvelle-Zelande) le seul ou les populations colonisées (les Indiens) demeurent exclues du pouvoir, discriminées, marginalisées. Ce sont les Etats-Unis et l'Argentine indépendants et décolonisés qui ont pratiquement exterminé leurs Indiens...
Une première ère coloniale s'achève. Les libéraux du début du XIXe siècle, comme Alexis de Tocqueville ou Domingo F. Sarmiento, ferment les yeux sur ces massacres tout en encourageant l'abandon des colonies. « Les vraies colonies d'un peuple commerçant - écrit par exemple Jean-Baptiste Say dans son Cours complet d'économie politique en 1803 — ce sont les peuples indépendants de toutes les parties du monde. Tout peuple commerçant doit désirer qu 'ils soient tous indépendants pour devenir plus industrieux et plus riches, car plus ils seront nombreux et productifs, plus ils présenteront d'occasions et de facilités pour les échanges. Les peuples deviennent alors pour nous des amis utiles et qui ne nous obligent pas de leur accorder des monopoles onéreux, ni d'entretenir à grands frais des administrations, une marine et des établissements militaires aux bornes du monde. Un temps viendra où on sera honteux de tant de sottise et où les colonies n 'auront plus d'autres défenseurs que ceux à qui elles offrent des places lucratives à donner et à recevoir, le tout aux dépens du peuple. »
Partisans et adversaires des colonies s'affrontent tout au long du XIXe siècle. La France, qui se lance à la conquête de l'Algérie dès 1830, n'échappe pas à ces polémiques. Certains y dénoncent les crimes. Par exemple, Victor Hugo, dans Choses vues écrit : « Le général Leflô me disait hier soir, 16 octobre 1852 : « Dans les prises d'assaut, dans les razzias, il n'était pas rare de voir les soldats jeter par les fenêtres des enfants que d'autres soldats en bas recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes. Ils arrachaient les boucles d'oreille aux femmes et les oreilles avec, ils leur coupaient les doigts des pieds et des mains pour prendre leurs anneaux... » (3) » D'autres, au nom des idées du comte de Saint-Simon, estiment que la colonisation, conduite par les savants, les banquiers et les industriels, permettra d'étendre à tous et partout les bénéfices de la science, de la raison et du progrès...
Après 1870, le colonialisme se dote d'une nouvelle facette : la dimension impériale. Les puissances industrielles, enrichies par le progrès technique, repartent en conquête avec des moyens militaires décuplés par la révolution industrielle : « La politique coloniale dira Jules Ferry, est fille de la politique industrielle. » La puissance coloniale devient une composante majeure du prestige national. L'Afrique est alors mise en coupe réglée par les puissances coloniales traditionnelles, surtout la Grande-Bretagne et la France, auxquelles s'ajoutent de nouveaux venus : la Belgique, l'Allemagne et l'Italie. En Océanie et en Extrême-Orient, les Etats-Unis et le Japon conquièrent également un embryon d'empire colonial. Une adaptation des théories de Darwin sert de philosophie à ce nouvel expansionnisme : l'élimination des « peuples arriérés » serait en définitive bénéfique pour l'humanité tout entière : « Les races supérieures explique Jules Ferry, ont un droit vis-à-vis des races inférieures. »
Les socialistes, qui globalement dénoncent la colonisation, le font au milieu de grandes hésitations. Et les textes abondent, de Engels et même de Marx, à forts relents racistes, quand il s'agit de qualifier les populations colonisées. Il faudra attendre Lénine et sa critique de « l'impérialisme, stade suprême du capitalisme » pour voir enfin le socialisme se doter d'une doctrine radicalement anticolonialiste. Sur cette base, et sur des revendications nationalistes, les révoltes et les guerres anticoloniales vont se multiplier tout au long du XXe siècle.
La seconde guerre mondiale qui ravage l'Europe affaiblit définitivement les puissances coloniales. Les années qui vont de 1945 à 1975 verront l'effondrement définitif du colonialisme, un système d'exploitation de tous les non-Européens fondé sur le racisme et qui aura finalement duré cinq longs siècles...
(1) Lire Michel Daubert, « Les musées coloniaux changent de vocation », Télérama, 18 avril 2001.
(2) Cf. Bouda Etemad, « La colonisation, une bonne affaire ? », Alternatives économiques, mai 2001.
(3) Cité par Delfeil de Ton in Le Nouvel Observateur, 9 juin 2001.
Jusqu'aux années 1990, la fermeture des archives, en particulier militaires et policières, freinait les travaux scientifiques sur la guerre d'Algérie. Les témoignages (de rapatriés, d'anciens combattants, etc.), les œuvres des cinéastes et les textes d'intellectuels n'en donnaient qu'une vision parcellaire. Depuis, la torture, les « camps de regroupement » et les autres exactions de l'armée française apparaissent au grand jour.
La prise de Mascara, le 5 décembre 1835, par les troupes francaises sur les soldats d'Abd El-Kader. Image d'Epinal, vers 1836. © Coll. Kharbine-Tapabor.Si l'on en croit bien des livres d'histoire, la guerre d'Algérie débute le 1er novembre 1954, lorsque sont échangés les premiers coups de feu et qu'apparaît un groupe inconnu auparavant : le Front de libération nationale (FLN).
En réalité, la résistance du peuple algérien commence… dès le début de la colonisation française, lors du débarquement de 1830. La « pacification » ne s'achève qu'en décembre 1847, avec la reddition d'Abd El-Kader – l'unificateur des forces algériennes contre la conquête, proclamé « émir des croyants ». Depuis cette date, les insurrections, locales ou régionales, n'ont plus cessé. Une des dernières manifestations pour l'indépendance, à Sétif en mai 1945, est réprimée dans le sang, laissant dans la société algérienne une cicatrice jamais refermée.
Constat d'échec pour les solutions pacifiques et les soulèvements sporadiques.Ces insurrections furent-elles toutes menées au nom de la nation algérienne ? Pour la phase initiale, au XIXe siècle, les historiens en débattent encore. Ce qui est certain, c'est que le sentiment patriotique algérien s'affirme progressivement face à l'occupation étrangère. En témoignent la naissance de l'Etoile nord-africaine (1926), puis celle du Parti populaire algérien (1937), deux organisations marquées par la forte personnalité de Messali Hadj – lequel sera écarté par ses camarades plus jeunes lors du déclenchement de l'insurrection de novembre 1954, qui débouchera sur la guerre d'indépendance.
Deux membres de l'Armée de libération nationale (ALN) étudient les plans de leurs futures missions. Photographie de Kryn Taconis, 1957. © Kryn Taconis/Magnum Photos. Des paysans accueillent des membres de l'ALN alors qu'ils patrouillent près de leur village. Photographie de Kryn Taconis, 1957 © Antonio Martorell/DR.A ce moment, le mouvement nationaliste parvient à la conclusion que, les solutions pacifiques et les soulèvements sporadiques ayant échoué, un mouvement de révolte structuré, centralisé, est devenu nécessaire. D'autant que, quelques mois plus tôt, à l'autre bout du monde, la victoire vietnamienne de Dien Bien Phu (mai 1954) a éveillé d'immenses espoirs chez tous les colonisés (lire p. 118).
Affiche porto-ricaine du film « La Bataille d'Alger », de Gillo Pontecorvo, par Antonio Martorell. © DocPix.Les gouvernants ne comprennent pas ce qui est en train de se passer. Les formules « L'Algérie, c'est la France. Des Flandres au Congo, une seule nation, un Parlement » et « Pas de négociation » (François Mitterrand, ministre de l'intérieur) emplissent les discours. Pour ces officiels, la réplique va de soi : « la fermeté », c'est-à-dire la violence, « la guerre » (Mitterrand).
La quasi-totalité du monde politique et journalistique préconise les mêmes « solutions ». Seules quelques voix protestent : Charles-André Julien, François Mauriac, André Mandouze, Francis Jeanson chez les intellectuels ; Témoignage chrétien, L'Humanité et France-Observateur dans la presse. Les communistes, unique force politique nationale à s'élever contre la répression et à affirmer le caractère spécifique de la question algérienne, ne vont pas pourtant jusqu'à l'affirmation du droit à l'indépendance de l'Algérie.
Guerre ? Le mot n'apparaîtra jamais dans le vocabulaire officiel de 1954 à 1962. Il ne sera adopté qu'en… octobre 1999, après une décision de l'Assemblée nationale !
Prospectus de l'association l'Etoile nord-africaine, 1934. DR.C'est pourtant bel et bien une guerre coloniale qui commence en 1954. Dès ce moment sont mis en place des moyens proprement inhumains pour terroriser non seulement les combattants, mais toute la population, considérée comme complice, donc coupable : ratissages, arrestations, usage de la torture, évacuations de villages entiers et regroupements par la force des populations civiles, bombardements au moyen parfois du sinistre napalm.
Le désastre de Guy Mollet Affiche de propagande de la Fondation Maréchal de Lattre, 1956-1958. © Coll. Dixmier/Kharbine-Tapabor.Les mois passent, la guerre s'installe. Durant cette première phase, les dirigeants français, endormis par plus d'un siècle de certitudes coloniales (« Nous sommes porteurs de la civilisation… les indigènes nous sont reconnaissants… »), ne comprennent pas les enjeux. Les gouvernements de la IVe République qui se succèdent (Pierre Mendès France, Edgar Faure, Guy Mollet…) adoptent, avec des nuances, la même politique.
Le pire survient avec le gouvernement Mollet, dit de « front républicain » : élu en 1956 sur un programme de prise de contacts avec le FLN, soutenu par des communistes qui regretteront, mais bien tard, leur vote, il s'engage en fait vers une aggravation de la guerre. C'est ce gouvernement qui couvre les exactions de la féroce chasse à l'homme pudiquement appelée bataille d'Alger (début 1957).
Manuel scolaire algérienDepuis l'indépendance,le gouvernement algérien alimente l'hostilité de la populationà l'égard des harkis. En témoigne ce manuel de neuvième, rédigé au début des années 2000.
Des groupes de personnes ont préféré se vendre à l'ennemi et combattre leurs propres frères, déjà lors des premières révoltes au XIXe siècle, en échange d'argent, de biens, de titres. Ces groupes de harkis ont été responsables des pires répressions contre les civils algériens. Ce sont eux qui ont été chargés de brûler les villages, des interrogatoires, de la torture, soit de la sale besogne de l'armée française.
Cité dans Benjamin Stora, « Guerre d'Algérie et manuels algériens de langue arabe », Outre- Terre, n° 12, 2005.