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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 3 weeks 5 days ago

L’affaiblissement de l’AKP est-il synonyme d’instabilité politique en Turquie ?

Tue, 09/06/2015 - 10:09

Le résultat du Parti de la justice et du développement (AKP) aux élections législatives du 7 juin constitue un sérieux revers pour le parti de M. Erdogan. Perdant sa majorité absolue au Parlement pour la première fois depuis 2002, il est aujourd’hui difficile d’imaginer la composition du futur exécutif. A quoi pourrait-il ressembler selon vous ?
Tout d’abord, comprenons que nous sommes désormais dans une nouvelle séquence politique en Turquie. En effet, depuis treize ans, le parti au pouvoir n’avait pas connu une seule défaite électorale. Le résultat atteint hier n’est pas à la hauteur des espoirs que le Parti de la justice et du développement (AKP) avait fondé et des objectifs que le président de la République s’était fixé, puisque son principal objectif était d’atteindre la majorité qualifiée des trois cinquièmes, pour pouvoir modifier la Constitution. M. Erdogan est loin du compte, puisqu’en plus de ne pas obtenir la majorité qualifiée, il n’a même plus la majorité absolue au sein du Parlement, ce qui constitue une nouveauté depuis qu’il a accédé au pouvoir la première fois.
Désormais se pose le problème de la composition du gouvernement. Jusqu’à présent – et c’était d’ailleurs un des arguments que M. Erdogan mettait en avant -, la majorité absolue détenue par l’AKP depuis 2002 lui avait permis de composer des exécutifs homogènes et lui avait évité de recourir à des coalitions. Il avait en ce sens beaucoup insisté ces dernières semaines, durant la campagne électorale, sur le fait qu’il avait amené la stabilité politique en Turquie, et que si, par malheur, le pays retombait dans le jeu des coalitions gouvernementales, un profond désordre s’instaurerait. Pourtant, les résultats sont là et M. Erdogan va être obligé de recourir à un système de coalition. La difficulté principale est qu’évidemment, aucun des partis politiques représentés au sein du Parlement pour cette nouvelle législature n’est spontanément disposé à entrer en coalition avec l’AKP. Ce dernier, ainsi que son principal dirigeant M. Erdogan, ont cristallisé de tels ressentiments, voire même parfois une telle colère, qu’un accord de compromis politique sera difficile à atteindre.
Une option éventuellement envisageable serait que l’AKP bénéficie d’abstentions au moment de l’investiture parlementaire du nouveau gouvernement mais que les députés qui soutiendraient, de facto, la constitution de ce gouvernement ne participent pas eux-mêmes directement à l’exercice du pouvoir gouvernemental aux côtés de l’AKP. Un soutien critique sans participation en quelque sorte. Ce serait une solution hybride, mais cette option sera en réalité bien difficile à mettre en œuvre. Une autre possibilité serait que le Parti démocratique des peuples (HDP) – parti d’extraction kurde qui n’en est plus exclusivement un puisqu’il a mordu sur d’autres pans de la société et a développé de nombreux thèmes de revendications durant la campagne électorale – accepte de participer au gouvernement sur un programme et sur un mandat extrêmement précis ne concernant que la résolution de la question kurde, bien que le HDP n’ait cessé de répéter au cours des dernières semaines que cette option n’était pas concevable. On pourrait alors peut-être imaginer qu’une telle coalition temporaire se forme, mais cela est pour l’instant tout à fait théorique et de complexes tractations vont commencer. Hypothétiquement, ce gouvernement n’aurait mandat que sur un seul point, celui de la question kurde, alors que les défis de la société turque sont évidemment multiples, tant au niveau politique qu’économique.
On est donc dans une situation politique tout à fait nouvelle et, encore une fois, les ressentiments qu’a cristallisés M. Erdogan par ses positions très polarisantes et systématiquement clivantes depuis des années, vont rendre difficile la constitution d’une coalition au sens classique du terme.

A l’inverse, avec un score dépassant les 13% des voix, le parti pro-kurde (HDP) entre pour la première fois au Parlement et obtiendrait au moins 80 sièges. Selon vous, quelles vont être les conséquences de cette victoire ? Le « processus de résolution » avec les Kurdes sera-t-il remis en question ou au contraire renforcé ?
Tout d’abord, il ne me semble plus juste de qualifier ce parti de « pro-kurde » car, en réalité, ce Parti démocratique des peuples (HDP) a changé de tactique et a effectué sa mue politique. Même s’il a évidemment une base électorale très forte dans les zones de peuplement kurde en Turquie, notamment à l’Est et au Sud-Est du pays, il a su grâce à un changement de stratégie politique, mordre sur d’autres catégories de la population. Il a, par exemple, au cours de la campagne, beaucoup insisté sur la défense de toutes les minorités, qu’elles soient religieuses, sexuelles, etc. Le HDP a aussi beaucoup insisté sur les questions environnementales, ce qui est assez nouveau dans les problématiques politiques en Turquie. Enfin, le thème de l’égalité hommes-femmes a été un des thèmes récurrents qui s’est notamment traduit par l’investiture de 268 candidates, proportion qui le place loin devant tous les autres partis. Par conséquent, on peut considérer qu’une bonne partie de ceux et celles qui contestaient le pouvoir, à l’image de ce qui s’était cristallisé lors de la crise de Gezi à Istanbul il y a deux ans, ont voté pour ce parti qui cherche à embrasser des causes beaucoup plus diverses et multiples que la seule question kurde. On peut ainsi constater qu’une partie de la gauche radicale et/ou libérale a voté pour lui.
Evidemment, le HDP est un des grands vainqueurs de cette consultation électorale car c’est la première fois qu’en tant que parti, il dépasse le seuil des 10%. Il a conquis une représentation parlementaire jamais atteinte avec 80 députés. Il va donc être un parti charnière dans les jeux politiques et parlementaires dans les jours et les mois à venir. Ainsi, un des aspects essentiels – même si non exclusif – sera probablement la relance du « processus de résolution » de la question kurde, c’est-à-dire la tentative de parvenir à un compromis politique avec l’État, de façon à ce que les revendications politiques et culturelles des Turcs d’origine kurde puissent aboutir. On sait que ce projet était un des axes importants du HDP, et au vu des résultats très positifs qu’il a atteint en ce dimanche électoral, je pense que ce sera un de ses principaux axes de bataille. On peut donc considérer que ce très bon score du HDP constitue potentiellement un renforcement du processus de résolution, dont on a bien compris que pendant la période électorale, il avait été mis sous la table et n’était plus très actif. C’est le moment de relancer la négociation car je ne pense pas que la Turquie puisse achever son processus démocratique jusqu’au bout si cette question kurde, récurrente, n’est pas réglée.

Y a-t-il un risque de voir une instabilité politique s’installer durablement en Turquie ? Certains évoquent déjà au sein de l’AKP une possible élection anticipée…
Il y a d’ores et déjà une forme d’instabilité politique qui existe en Turquie, à mon sens, et c’est ce qu’on a pu constater lors de la crise de Gezi. Même si cette crise n’avait touché qu’une petite partie de la population turque, il n’empêche que cette mobilisation, il y a quasiment deux ans jour pour jour, avait un sens politique de première importance. Depuis lors, il y a eu une série de crises qui ont entâché la vie politique turque, notamment ce combat acharné qui a été engagée par le parti de M. Erdogan contre ce qu’il appelle la « structure parallèle », soit en réalité la lutte contre les partisans de Fethullah Gülen, ancien soutien de l’AKP. Cette bataille politique, qui s’est soldée par la mise en examen ou la mutation de centaines de magistrats et de policiers, indique que ce pays connaissait une phase d’instabilité politique, non pas au niveau gouvernemental puisque l’AKP dirigeait seul, mais d’une manière plus globale. Cette forte propension du président de la République à cliver et à polariser la vie politique n’était évidemment pas saine. Dans ce contexte, M. Erdogan aura certainement beaucoup de difficultés à entamer cette nouvelle séquence de la vie politique. Nous savons qu’il a une conception singulière de la démocratie où il considère que quand un parti est majoritaire, il n’a guère besoin de trop écouter le point de vue des partis minoritaires. Depuis maintenant quatre ou cinq ans, on observe également un glissement autoritaire préoccupant de sa part, voire un début de culte de la personne, si ce n’est de la personnalité. Tout cela est structurant de sa façon de gouverner. Il va néanmoins falloir qu’il change totalement de façon de procéder, même si cela sera infiniment compliqué, à la fois pour des raisons politiques et des raisons personnelles.
Effectivement, des dirigeants de l’AKP ont évoqué dès hier soir la possibilité d‘élections anticipées qui, pour des raisons constitutionnelles, ne pourrait cependant pas avoir lieu avant plusieurs mois. Par ailleurs, organiser de nouvelles élections serait une mauvaise manière de procéder, revenant à nier la qualité de l’expression démocratique de la volonté des citoyens turcs telle qu’elle s’est exprimée, d’autant que le résultat pourrait être le même, voire encore plus faible pour l’AKP.
Ceci étant, il ne faut pas oublier que ce parti a encore près de 41% des suffrages exprimés. Si le projet de M. Erdogan, et notamment celui portant sur une modification constitutionnelle, ne paraît plus envisageable, l’AKP reste encore d’assez loin la première force politique en Turquie.

Pots-de-vin, corruption et démission de Blatter : les leçons à tirer du scandale à la Fifa

Fri, 05/06/2015 - 09:58

Depuis l’arrestation, avant l’ouverture du congrès mondial de la FIFA, de plusieurs de ses responsables, dans un coup de filet spectaculaire, et les révélations sur la corruption qui régnait, les événements se sont précipités et ont abouti à la démission de Sepp Blatter.

Cette histoire a tenu en haleine, pendant près d’une semaine, le monde entier, et a suscité un flot de réactions rarement vues. Avec un peu de recul, quelles premières leçons peut-on en tirer ?

La première est tout simplement de réaliser l’importance que le football a prise au niveau mondial.

On a eu l’impression que, pendant une semaine, le monde s’était arrêté et que tous les autres événements étaient passés au second plan. Le « Fifagate » a fait l’objet d’une attention médiatique mondiale, équivalente à celle du déclenchement d’une guerre majeure. S’il y avait eu des révélations de corruption à la fédération internationale des sports de glace, ou de tout autre sport, cela n’aurait pas suscité un tel tsunami médiatique.

D’ailleurs, les mêmes événements concernant la FIFA, il y a 20 ou 30 ans, auraient été traités rapidement dans les journaux généralistes en pages intérieures.

Le football, et donc la FIFA qui le gère au niveau mondial, est plus visible. Cela donne à cette organisation plus de responsabilités. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que cet accroissement énorme de visibilité ne s’est pas accompagné d’efforts de bonne gouvernance ou de transparence.

Les citoyens sont de plus en plus informés et supportent de moins en moins la corruption, la triche. Ce n’est pas qu’il y a plus de corruption qu’auparavant, c’est qu’elle est moins admise, d’une part, et qu’elle a plus de chance d’être connue, de l’autre. Il paraît difficile désormais qu’une fraude importante concernant une organisation sous le feu des projecteurs reste cachée très longtemps. Tant mieux.

Beaucoup se sont demandés : pourquoi maintenant, alors que les rumeurs circulaient depuis longtemps ? Il y eut ici, comme ailleurs, un moment M, où on passe d’une époque à une autre. Ce qui était auparavant admis devient tout d’un coup insupportable, sans que l’on sache trop pourquoi. On est passé de ce stade à un autre.

Dans beaucoup de pays d’Europe occidentale, la corruption des responsables politiques était vue comme une sorte de calamité naturelle, contre laquelle on ne faisait pas grand-chose. Elle est aujourd’hui jugée inacceptable.

Il y eut également un moment clé où les enquêteurs américains ont eu assez d’éléments pour mettre en cause les responsables de la FIFA et ont su le rendre public de façon spectaculaire.

Y a-t-il un complot américain ? Ceux-ci se vengent-t-ils de n’avoir pas obtenu la coupe du monde de 2022 ? La théorie du complot est régulièrement évoquée. Souvent lorsqu’elle concerne les États-Unis, et encore plus les relations Etats-Unis – pays arabes.

Certes, on peut penser que les enquêteurs américains ont été plus diligents que dans d’autres cas, que jeter une pierre supplémentaire dans le jardin de Poutine, en suscitant des interrogations sur la tenue de la coupe du monde en 2018 chez lui, n’est pas pour déplaire aux autorités américaines.

Elles aimeraient également récupérer chez eux la coupe du monde de 2022, attribuée au Qatar. Si le FBI agit sur instructions des autorités étatiques, ce n’est pas le cas du procureur. Mais, celui-ci, outre qu’il fait son métier, peut également être animé d’une fibre patriotique. Cependant, les faits n’ont pas été inventés. Ce ne sont pas les États-Unis qui ont conduit certains dirigeants de la Concaf à accepter d’être corrompus.

Ces événements sont un effet d’aubaine qui a été intelligemment instrumentalisé, mais qui n’a pas été créé par les Américains. Il faut également avoir conscience que le rejet du mensonge et de la triche est très ancré aux États-Unis. Lance Armstrong ou Marion Jones, pourtant des icônes sportives et des héros nationaux américains ont été confondus et sévèrement sanctionnés pour avoir menti.

Il y eut beaucoup d’excès et ceux qui n’aiment pas le sport ou le football se sont régalés. L’amalgame « tous pourris » a été lancé sans beaucoup de réflexion.

On a vu en France la joie mauvaise des élites, qui reprochent au sport de permettre un autre type de réussite que celle des réseaux. Il y eut la corruption dans le football, mais le football en tant que tel n’est pas corrompu. Il y a plus d’argent qu’auparavant mais il y avait certainement beaucoup plus de tricheries, d’arrangements, avant. Les faits de corruption avérée ont concerné l’attribution de marchés ou éventuellement de compétitions, mais pas le résultat des compétitions.

La FIFA est-elle en danger de mort ? Non, pas si elle sait se régénérer, ce qui est tout à fait envisageable.

Il y a une dizaine d’années, le Comité International Olympique (CIO) était atteint par un scandale aussi grand. Après qu’il eut été prouvé que les Jeux olympiques de Salt Lake city avaient été obtenus suite à une corruption généralisée, le CIO s’est réformé, a modifié ses méthodes et a su regagner la confiance de l’opinion. La FIFA peut tout à fait en faire de même. C’est d’ailleurs son intérêt, comme ce fut celui du CIO. Si le public et les sponsors mettent en doute l’intégrité de ces sports, ils s’en détourneront. Le football, n’en déplaisent à ses détracteurs, n’est pas en danger.

Les désignations des pays hôtes des coupes du monde 2018 et 2022 vont-elles être remises en cause ? Nul n’en sait rien aujourd’hui. Il faudrait prouver que la corruption pour les obtenir a été déterminante.

La défense européenne : « le statu quo met en danger nos intérêts nationaux »

Fri, 05/06/2015 - 09:52

Les questions de défense seront abordées lors du Conseil européen qui se tiendra les 25 et 26 juin prochains. Depuis le traité de Lisbonne, seule une rencontre avait eu lieu en décembre 2013 sur ces questions. Comment expliquer ce manque de dynamisme ?
Il est vrai que la dernière rencontre des chefs d’État et de gouvernement consacrée principalement à ce sujet avant décembre 2013 s’était tenue en 2008. Cela est à la fois parfaitement dommageable et parfaitement légitime. Dommageable, car il est difficile de faire avancer les questions de défense sans une impulsion au plus haut niveau politique européen. La défense, domaine régalien par excellence, est marquée par les inerties, les intérêts constitués et les chasses gardées de toute nature. C’est aussi tout un tissu économique et des industries nationales. Ce sont là des choses que les ministres de la Défense eux-mêmes peuvent difficilement faire avancer au niveau européen. D’ailleurs, à la différence des ministres des Affaires étrangères, ils ne disposent pas même d’un format propre à Bruxelles. Ce ne sont pas non plus des états-majors nationaux que viendront les ruptures nécessaires. Et lorsque, comme avec la fusion BAE/EADS en 2012, c’est l’industrie qui veut créer la rupture nécessaire à la survie de l’industrie de défense européenne dans un marché de plus en plus concurrentiel, le politique l’en empêche. Il y a un paradoxe structurel à l’œuvre ici : les seuls qui puissent véritablement faire bouger les lignes sont aussi ceux qui ne sont pas disponibles pour ce faire ou n’y sont pas particulièrement enclins.
Parfaitement légitime aussi, car c’est le propre d’une démocratie qui fonctionne que de répondre aux attentes à court-terme de ses citoyens. Les chefs d’État sont comptables de ces attentes, qui sont d’ordre économique et social avant tout, a fortiori en période de crise. C’est sur la question du chômage et de la croissance qu’ils sont attendus au tournant, et qu’ils seront jugés par les urnes. On peut le regretter, comme ont tendance à le faire la plupart des commentateurs des questions de défense, qui déplorent que le sujet soit devenu périphérique, mais il y a là quelque chose de parfaitement naturel. L’ennui, c’est lorsque la gestion de ces attentes à court-terme met à mal les outils dont nous disposons pour influer sur les choses à long terme. Continuer à faire vingt-huit fois la même chose en Europe en matière de défense, c’est en fait mettre en danger nos intérêts nationaux car cela nous empêche d’investir dans les capacités modernes nécessaires. Le statu quo deviendra un problème à court terme lorsque nous n’aurons plus les moyens de maintenir des armées cohérentes au niveau national. Plus cette prise de conscience tardera, plus le prix à payer sera élevé au niveau des viviers de compétences nationaux, des sous-traitants de l’industrie de défense, du maintien en condition des armées et de la cohérence de nos outils de défense.

A l’occasion de ce Conseil européen, les questions de défense ne risquent-elles pas d’être évincées des discussions par d’autres plus immédiates, comme celles du « Grexit » ou du « Brexit » ?
Elles risquent en effet d’être réduites à la portion congrue, bousculées par les questions du
« Grexit », du « Brexit » et des crises en Méditerranée. Là encore, cela est à la fois dommage et parfaitement légitime. Que les chefs d’État et de gouvernement débattent des questions de défense leur permet de s’approprier le sujet et de s’inquiéter des enjeux qu’il pose à long terme. Cela permet de faire le suivi des progrès accomplis depuis décembre 2013, de demander des résultats : l’absence d’avancées véritables leur pose alors un problème de crédibilité.
En même temps, pour les raisons déjà citées, il est difficile d’imaginer qu’un Conseil européen puisse se dérouler sans qu’il ne soit bousculé par les questions d’actualité, et les crises qui préoccupent les citoyens, et par ricochet naturel les chefs d’État. Le sommet de décembre 2013 n’avait pas fait exception à la règle, et avait pourtant accouché d’un agenda relativement ambitieux. Au-delà de la discussion entre chefs d’État elle-même, l’important est qu’ils donnent mandat pour continuer ces travaux. C’est cette impulsion politique au plus haut niveau qui permet de faire travailler tout le monde en aval. Il est douteux cependant que cette impulsion aille au-delà de la gestion des affaires courantes. Il n’y aura pas de rupture.

Il est finalement difficile de concevoir une Europe de la défense sans véritable vision stratégique commune. A défaut de concilier les intérêts des vingt-huit États membres de l’UE, faudrait-il selon vous abandonner l’idée d’une Europe intégrée en matière de défense ?
Il faut discuter, débattre, et échanger le plus possible. Il n’y a que de cette façon que l’on pourra ébaucher une ambition et des priorités communes reposant sur des intérêts communs aux Européens. Si cette approche n’accouche que d’un chapelet d’intérêts nationaux, et ne résout à proposer que leur plus petit dénominateur commun, cela ne présente pas d’intérêt et pas de plus-value. Alors effectivement, il faut envisager une approche à plusieurs vitesses. A la condition que ceux qui ne souhaitent pas avancer ne puissent pas empêcher les autres d’avancer. Le traité de Lisbonne a donné les outils aux États pour ce faire, cela s’appelle la coopération renforcée, l’article 44, ou la coopération structurée permanente. Il suffit de les appliquer. Mais en a-t-on échangé au point de comprendre et d’accepter les ressentis et les perceptions des uns et des autres sur ce sujet, pour essayer d’avancer ensemble ? Je n’en suis pas sûr.

Rohingyas : l’inquiétude des Occidentaux face à l’immobilisme de l’Asie du Sud-Est

Thu, 04/06/2015 - 11:10

Depuis plusieurs semaines, des milliers de Rohingya et d’émigrés du Bangladesh tentent de rejoindre l’Asie du Sud-Est par bateau. Comment expliquer cette situation ? Quel est l’histoire et la situation actuelle de la population Rohingya ?
Le sort ténu de cette minorité Rohingya (musulmane de culture et d’origine bengalie ; environ un million d’individus en Birmanie) considérée comme « apatride » par une majorité de Birmans (bouddhistes) n’est guère nouveau. Ces trois dernières années, la communauté internationale, les médias occidentaux, les institutions et spécialistes [1] de la Birmanie se sont à diverses reprises penchées sur cette thématique humanitaire délicate, sans parvenir à infléchir significativement la perception des autorités birmanes, toute post-junte soient-elles depuis à présent quatre ans.
Au pays de La Dame de Yangon (Aung San Suu Kyi) et des généraux, le sort de ces « Bengali » comme les nomme sans ménagement l’homme de la rue à Yangon, Mandalay ou Sittwe ne soulève généralement pas des montagnes d’empathie, alors même que la résurgence d’un nationalisme bouddhiste militant est parallèlement de plus en plus marquée.
En revanche, les ordres de grandeur impressionnants et la dimension « industrielle » – plusieurs milliers de cas désespérés abandonnés au large des côtes birmanes, thaïlandaises et indonésiennes, sur des embarcations de fortune -, sont quant à eux plus nouveaux dans la région en ce XXIe siècle débutant, interpellant l’opinion ; au passage, bien davantage en Occident qu’en Asie…
Dans le contexte de cette Birmanie nouvelle et de retour dans le concert des nations, se profilent d’ici cinq mois des élections générales aussi cruciales qu’indécises à cette heure, les forces démocratiques (cf. Ligue Nationale pour la Démocratie – LND), l’électorat ethnique (un tiers de la population), le parti de l’ex-junte (USDP) et l’armée jouant des coudes pour conserver, résister ou étendre leurs « parts de marché » auprès des votants. Dans ce cadre particulier, la question des Rohingyas tient une place particulière où chaque parti / partie prenante au scrutin entend plaire à l’électorat. Un électorat très majoritairement birman (au sens ethnique du terme) et bouddhiste qui n’a qu’un intérêt pour le moins minime pour la situation de ces ressortissants déshérités, dont pas plus la Birmanie que le Bangladesh voisin ne se soucie vraiment, si ce n’est parce que la communauté internationale (occidentale) le leur suggère…

Une conférence régionale sur la crise des migrations clandestines en Asie du Sud-Est, réunie en urgence à Bangkok à l’initiative de la Thaïlande le vendredi 29 mai, devait permettre de trouver une solution à cette crise. Cette conférence a-t-elle permis de trouver des solutions satisfaisantes ? Largement pointée du doigt par ses voisins régionaux, quelle position la Birmanie a-t-elle choisi d’adopter ?
Dans ce forum régional « de crise », où une quinzaine de nations tentaient – péniblement… – de parler d’une seule et même voix sur ce dossier sensible et de trouver une issue rapide, calibrée et coordonnée, le doigt accusateur était principalement pointé en direction des régimes birman et bangladais, coupables d’une gestion (fort) sujette à caution, si ce n’est moralement indéfendable. Le ton est notamment monté à diverses reprises lors d’échanges tendus entre la délégation birmane, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR) et les représentants américains, aux positions et solutions diamétralement opposées.
N’aimant guère être poussés dans les cordes, à plus forte raison devant un tel parterre régional et sous les feux médiatiques internationaux, les « diplomates » birmans présents à Bangkok ont tonné leur mécontentement, estimant être à tort stigmatisés. Les représentants de Naypyidaw [2] se sont toutefois « engagés » à ce que la Birmanie s’implique désormais davantage dans la recherche d’une solution de crise acceptable pour les populations considérées…
Quant aux participants de ce forum régional élargi, sur un plan collectif, l’idée d’une prise en charge immédiate, plus humaine, concertée et mutualisée entre les pays concernés au premier chef [3] par cette tragédie, scella les débats. Une issue somme toute attendue qui a très court terme, ces prochains jours, devrait (en théorie) ramener le niveau et l’amplitude de ces drames à de moins inhumaines proportions (cf. accueil des boat-people en situation de grande précarité, prise en charge temporaire et ventilation entre les différents États).
Le 3 juin, pour faire bonne mesure et s’acquitter de cette promesse obtenue sous la contrainte (diplomatique et médiatique), les autorités birmanes acceptèrent l’accostage de plus de sept cents individus dérivant depuis des semaines en mer des Andaman et tenus jusqu’alors à bonne distance du littoral birman…
Qu’en sera-t-il dans quelques semaines, d’ici quelques mois, lorsque le regard et l’attention du concert des nations se seront reportés sur une autre scène de détresse ou sur un autre théâtre de crise…

Qu’en est-il de la situation politique de la Birmanie aujourd’hui ? Constate-t-on toujours une libéralisation et une démocratisation du pays engagée depuis 2011 ?
Quoi qu’à l’évidence quelque peu grippé ou à tout le moins ralenti depuis une bonne année et demie, à l’orée de l’été 2015, le tempo de l’ouverture, des réformes et de la transition démocratique engagée au printemps 2011 demeure de mise.
Certes, ayant beaucoup investi depuis 2011 dans l’accompagnement de cette ouverture démocratique inédite – mais mise en musique par une majorité d’anciens hauts responsables militaires [4] -, la communauté internationale (occidentale principalement ; et Washington en particulier) fait la moue, mécontente des chantiers à l’avancée désormais ralentie, des calendriers et échéances plus flous et des divers retards pris. Aux félicitations a succédé une certaine déception.
Le sentiment d’avoir tout donné et trop vite, repris en boucle par les acteurs / observateurs militaro-sceptiques de la scène birmane (cf. ONG, organisations des droits de l’homme), commence à se faire entendre dans les grandes capitales. Promptes à se rendre toute affaire cessante à Naypyidaw et Yangon (entre 2011 et 2014 notamment), les responsables politiques étrangers de premier plan [5] sont dernièrement repris de volée pour leur précipitation supposée, mal récompensée selon leurs détracteurs par ce brutal coup de frein – d’aucuns en Birmanie parlent, un peu excessivement sans doute, de retour en arrière – de l’administration Thein Sein, il y a encore peu portée aux nues.
Un changement de rythme que l’on impute à la phase transitoire menant aux élections générales de novembre, ainsi qu’aux délicates – si ce n’est laborieuses – discussions de paix en cours. Ces dernières rapprochent dans une complexe alchimie de négociations/tractations/intimidations une quinzaine de groupes ethniques armés et le gouvernement, lequel ambitionne désormais d’obtenir de ses interlocuteurs ethniques parties au processus la possible signature, courant juin ou juillet, d’un hier encore très improbable accord national de cessez-le-feu (National Ceasefire Agreement : NCA).
Un événement somme toute alors historique dans ce pays d’Asie du Sud-Est, fragilisé depuis un long demi-siècle par une kyrielle de conflits domestiques violents, mais qui ne signifierait pas encore la matérialisation de la Paix avec un P majuscule ; le NCA ne constituant « que » le stade préliminaire de ce processus alambiqué.
De fait, une fois paraphé, l’accord national de cessez-le-feu autoriserait l’ouverture d’une phase deux, c’est-à-dire d’un « dialogue politique » entre le gouvernement et les minorités ethniques. Une deuxième étape cruciale et délicate, que la majorité des observateurs imaginent étirée sur plusieurs années, ce alors que des accrochages violents, des combats, perdurent encore début juin 2015 en divers points du territoire (cf. Etats Shan, Kachin et Rakhine).
En 2015, dans cet État trait d’union stratégique et jointure unique des mondes indien, sud-est asiatique et chinois, le chemin de la transition démocratique et de la concorde nationale se révèle à l’évidence tout aussi ardu que celui supposé mener à la paix.

[1] Lire notamment http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/observatoire-strategique-asie/20140325birmanie.pdf ; http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/observatoire-strategique-asie/2013-04-05-asie-perspectives-stratgiques-n5-deux-ans-aprs-la-fin-de-la-junte-deux-ans-avant-les-lections-gnrales-la-birmanie-au-milieu-du-gu.pdf
[2] La capitale birmane depuis 2005.
[3] Cf. les pays de départ : Bangladesh et Birmanie ; les pays de transit : Thaïlande et Indonésie ; enfin, les pays de destination : Malaisie et Australie.
[4] A l’instar du Président Thein Sein (ancien n°5 de la Junte militaire ; général) ou du Président de l’Assemblée nationale (Speaker) Thura Shwe Mann (ancien n°3 de la junte ; également général). Dans le gouvernement birman actuel, à minima les 4/5e des portefeuilles ministériels et des postes à responsabilité sont confiés à d’anciens officiers supérieurs.
[5] Tel le Président américain Barack Obama, le seul chef d’État occidental à s’être rendu à deux reprises en Birmanie en l’espace de trois ans (2012 et 2014).

Foot : le parrain 2

Wed, 03/06/2015 - 11:41

Développement durable : Une notion polysémique aux enjeux universels et citoyens

Tue, 02/06/2015 - 17:35

Pierre Jacquemot est chercheur associé à l’IRIS, président du Gret. Il répond à nos questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Le dictionnaire du développement durable » (Sciences Humaines Éditions) :
– Qu’est-ce que le développement durable ? Pourquoi avoir choisi la forme d’un dictionnaire pour appréhender ce sujet ?
– Comment le développement durable se décline-t-il au niveau de la gouvernance mondiale et au niveau étatique ?
– A l’heure de la COP21, les États et en particulier la France ont-ils pris la mesure des enjeux climatiques ?

«En Irak, la stratégie de la coalition n’a montré aucune efficacité»

Tue, 02/06/2015 - 11:51

Les Etats membres de la coalition internationale engagée contre Daesh en Irak se sont réunis à Paris. Karim Pakzad, chercheur à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), souligne l’ambiguïté des positions de cette coalition.

Une vingtaine de ministres des Affaires étrangères, dont ceux de l’Arabie Saoudite et de la Turquie, ainsi que le Premier ministre irakien, Haïdar al-Abadi se sont réunis à Paris sous l’égide de Laurent Fabius. Quel bilan stratégique tirer de l’intervention de la coalition en Irak?

Malgré l’engagement de cette coalition, avec près de 4000 sorties aériennes de l’aviation des pays membres, malgré l’engagement de ces pays en Irak mais aussi en Syrie, malgré l’existence d’une opposition laïque, Daesh progresse, se renforce même. Le Premier ministre irakien Haider al-Abadi, également présent à Paris, a clairement dit que la stratégie de la coalition internationale avait échoué. La situation en Irak et en Syrie, avec l’avancée de Daesh, exige que la coalition internationale revoie sa stratégie. Jusqu’à présent, les bombardements systématiques et l’éviction des tribus chiites de la lutte contre Daesh n’ont montré aucune efficacité. Lors de cette conférence, les membres de cette coalition ont tenté de voir comment ils pouvaient aider le gouvernement irakien à lutter plus en avant contre Daesh.

Pourquoi se tient-elle précisément à Paris?

Il faut se rappeler que c’est justement la France qui a mis en place cette coalition, laquelle n’est pas placée sous l’égide de l’ONU. Quelque temps après la chute de Mossoul en juin 2014, prise par l’Etat islamique, et alors que le Kurdistan irakien était aussi menacé, ainsi que le sud du pays et même Bagdad, la France avait pris elle-même l’initiative d’inviter certains de ses alliés à mettre en place cette coalition internationale. Voilà pourquoi cette conférence se tient à Paris, car la France a été au centre de sa naissance et est très active sur la question irakienne.

L’Iran est le grand absent de la conférence. Pourquoi?

Le pays le plus engagé dans la lutte contre Daesh sur le terrain est l’Iran, lequel lutte aux côtés des tribus chiites et n’a pourtant pas été invité. Pourquoi? Car d’autres pays membres de cette coalition, comme l’Arabie saoudite ou les Emirats arabes unis, ne veulent absolument pas entendre parler de l’influence de l’Iran en Irak, ou même dans la région. Il semblerait que l’Arabie saoudite ait mis directement son veto pour que l’Iran ne soit pas invité à cette conférence. Or, il y a là un paradoxe car ces pays sont aussi accusés par l’Irak d’aider l’Etat islamique. Cela montre bien à quel point la situation est compliquée et combien est impuissante cette coalition qui ne prend pas tous les éléments en compte.

Vous avez mentionné l’échec de cette coalition sur le terrain en Irak. Comment l’expliquez-vous?

Les pays membres de cette coalition se trouvent dans une situation très compliquée. En raison de cela, ils n’ont pas la possibilité de mettre en place une initiative claire. Ainsi, les Américains, les Français avaient pu exiger du gouvernement irakien qu’il écarte les milices chiites qui avaient pourtant libéré Tikrit. L’ancien Premier ministre irakien Nouri Al Maliki avait alors dû limiter leur pouvoir. Pourtant ces milices chiites sont en première ligne dans la lutte contre Daesh. Après cette décision, l’armée irakienne s’est retrouvée un peu seule et l’aviation américaine n’a pas empêché Daesh d’avancer et d’attaquer la grande ville de Ramadi. Le Premier ministre a dû alors de nouveau faire appel à ces milices chiites, pourtant écartées, pour aller libérer Ramadi. Les Etats-unis, la France ont des relations tellement poussées avec les monarchies du Golfe que ces dernières imposent même leur refus de toute alliance avec ces milices chiites. Voilà au fond le noeud du problème: les alliés ne veulent pas des milices chiites mais le gouvernement irakien en a besoin. Il y a là une vraie ambiguïté de la part des alliés et une absence de stratégie claire.

Cette conférence détache-t-elle la question syrienne de la question irakienne alors que Daesh est présent dans les deux pays?

Je considère que ces deux questions sont liées et font partie du même enjeu. Là aussi, il y a ambiguïté de la part de la coalition, précisément des Américains et des Français qui veulent séparer de façon artificielle ces deux questions. Pourtant, que signifie Daesh sinon «Etat islamique en Irak et en Syrie». C’est la traduction littérale en arabe. En Syrie, on voit bien aussi qu’il y a un refus net de la part de la France et des Etats-unis de discuter avec le régime syrien qui est tenu responsable de nombreux morts. Mais il y a aussi le danger que Daesh prenne le dessus. Là aussi, il faut voir si la France va vouloir infléchir sa position sur la Syrie alors qu’elle ne veut absolument pas entendre parler de discussions avec Bachar el Assad.

Comment expliquer le succès de Daesh sur le terrain?

A l’origine, Daesh avait pour nom «Al Qaïda en Irak». Il a été ensuite utilisé par certains pays pour créer des difficultés et déstabiliser le régime chiite irakien qui concentrait les ressentiments du monde arabe sunnite. Cette organisation a été utilisée ouvertement par certains pays comme la Turquie : la frontière turco-syrienne est devenue un point de passage pour ces combattants. Il y a aussi des donateurs financiers qui aident cette organisation. Les armes, les volontaires continuent d’affluer. Ensuite cette organisation a pris de l’ampleur et s’est installée en Syrie. Elle a mis en place un vrai plan idéologique et a voulu marquer les esprits. Pour cela, elle a utilisé des méthodes extrêmes que même Al-Qaïda en Irak n’utilisait pas, comme les décapitations, les immolations, le recrutement d’enfants. Pourtant cette organisation a suscité une certaine attirance, pour ceux qui sont idéologiquement d’accord, ceux qui sont perdus, pour les aventuriers de tous bords. C’est une phénomène qui s’observe dans le monde entier; bien sûr, d’abord dans les pays arabes, en Arabie saoudite par exemple ou en Tunisie. En Asie centrale aussi, on a constaté que 300 jeunes Tadjiks avaient rejoint les rangs de Daesh en Syrie, certains avec leur famille. Daesh est soutenu par certains pays arabes, notamment par les pays du Golfe, où plus de 80% de l’opinion publique lui est favorable. Ils voient dans Daesh la revanche des Arabes sunnites contre les Chiites et un moyen d’empêcher l’Iran d’accéder au rang de puissance centrale dans cette région, surtout avec la perspective de la signature de l’accord sur le nucléaire iranien.

Élections législatives en Turquie : les tentations autoritaires d’Erdogan affaiblissent-elles l’AKP ?

Tue, 02/06/2015 - 09:44

Le 7 juin prochain auront lieu les élections législatives en Turquie. Pour la première fois depuis treize ans, le Parti de la justice et du développement (AKP) voit sa majorité absolue être menacée. Quels sont les enjeux de ce scrutin ? Les tentations autoritaires de M. Erdogan ont-elles provoqué la désaffection de ses partisans ?
La réalité est un peu plus compliquée. Ce qui est fort probable, c’est que le Parti de la Justice et du développement (AKP) voit son score faiblir par rapport aux précédents scrutins législatifs. Il faut néanmoins rappeler que ce parti a gagné trois élections législatives successives et qu’il a systématiquement remporté depuis treize ans tous les scrutins référendaires, municipaux et présidentiels auxquels il s’est présenté. Aux avant-dernières élections législatives, l’AKP rassemblait près de 47% des suffrages exprimés et aux dernières législatives, il en obtenait près de 50. Aujourd’hui, les sondages – qu’il faut manier avec précaution – donnent une fourchette avoisinant les 40%. Il y a donc incontestablement un fléchissement. Pour autant, il ne faut selon moi pas considérer trop rapidement qu’il en est terminé du règne et de l’hégémonie de l’AKP mais plutôt chercher à expliquer cet affaiblissement.
Tout d’abord, un parti qui est au pouvoir depuis treize ans connaît mécaniquement un phénomène d’usure. Cela est valable pour la Turquie mais également pour n’importe quel autre pays. Ensuite, la Turquie connait des résultats économiques moins spectaculaires qu’il y a quatre ou huit ans. On se rappelle qu’au début de la décennie, les taux de croissance annuels du pays atteignaient 8 à 9%, ils ne sont plus aujourd’hui que de 2 à 3%. Par conséquent, le processus de redistribution qui avait permis à l’AKP de se constituer une solide base sociale et électorale a perdu en intensité. Cela étant rappelé, la situation ne peut être décrite schématiquement en noir et blanc puisque le taux de croissance du pays est toujours en progression et que l’AKP n’a pas perdu toute sa base électorale. Enfin, troisième raison, on observe depuis plusieurs années un glissement autoritaire, voire des dérapages inquiétants, de la part de l’exécutif, et notamment de celui qui fut Premier ministre pendant plus de dix ans et qui est désormais président de la République. Les manquements répétés aux droits démocratiques les plus élémentaires ont découragé ou ont éloigné une partie de l’électorat de l’AKP.
Il y a donc combinaison de multiples raisons qui permettent de comprendre cette probable réduction de la base électorale de l’AKP. Pour autant, il restera le premier parti dans la compétition électorale. Le principal enjeu de ces élections semble être l’obsession de M. Erdogan de pouvoir instaurer un régime présidentiel en Turquie. Pour ce faire, un changement constitutionnel ou une nouvelle Constitution sera nécessaire, et s’il ne peut choisir la voie du référendum, il faudra alors opter pour un vote parlementaire. Cependant, dans cette hypothèse, une modification de la Constitution nécessite d’obtenir un vote des deux tiers des députés. Cet objectif paraît à ce jour effectivement difficile à atteindre.

Samedi 30 mai, les célébrations de la conquête de Constantinople par les Ottomans ont rassemblé plusieurs centaines de milliers de partisans de l’AKP. M. Erdogan a profité de ces célébrations pour donner une allure de meeting électoral à ce rassemblement. Quelles valeurs l’AKP souhaite-il mettre en avant avec ces évènements ?
Il faut souligner deux choses. Tout d’abord, la volonté de faire coïncider les deux dates est évidente puisque la prise de Constantinople est fêtée le 29 mai, date de sa conquête par les Ottomans en 1453. Or, pour la première fois, un petit changement de date d’une journée a eu lieu, puisqu’un meeting électoral de l’AKP était prévu le 30 mai. Il y a donc clairement une manœuvre tendant à faire coïncider la commémoration d’une victoire historique avec un meeting électoral de l’AKP. Par ailleurs, le contenu même du discours d’Erdogan lors de ce meeting visait effectivement à rapprocher cette conquête de la ville de la victoire que l’AKP ne manquera pas, selon lui, de remporter dimanche prochain. Cela entre aussi en écho avec la volonté de l’AKP, depuis plusieurs années, de tenter de replacer les mesures édictées par sa politique dans un contexte de réappropriation du passé ottoman de la Turquie républicaine. Ça n’est pas une manœuvre, c’est une ligne politique. Cela traduit la volonté de relativiser l’importance de la période républicaine pour se réapproprier le passé de l’époque impériale. Conjoncturellement, dans le cadre de cette campagne, l’occasion était rêvée pour Erdogan de faire coïncider les échéances électorales et une date très importante de l’histoire de la Turquie. C’est cette référence, désormais régulière, à la période ottomane, considérée comme le glorieux passé du pays, qui a été une nouvelle fois instrumentalisée par le président de la République.

Le climat liberticide qui s’est installé depuis quelques années en Turquie inquiète l’Union européenne (UE). Certains qualifient même ces élections de « test démocratique » pour la Turquie. A l’heure où les négociations d’adhésion avec l’Union européenne marquent le pas, ces élections peuvent-elles changer les relations entre la Turquie et l’UE ?
Il est incontestable qu’un climat liberticide règne en Turquie. La façon même dont la campagne électorale est menée traduit cette situation. Le président de la République devrait normalement se situer au-dessus des partis politiques, à l’inverse il ne cesse de sillonner et de quadriller le pays depuis maintenant plusieurs semaines dans une série de meetings en faveur de l’AKP et en stigmatisant ses adversaires. En cela, il y a un véritable problème d’utilisation de la fonction présidentielle. Ensuite, il y a un cadre plus général de restrictions des libertés démocratiques élémentaires, individuelles et collectives. C’est un environnement politique assez préoccupant, d’autant, qu’à mon sens, l’État de droit en Turquie est depuis trois à quatre ans très menacé. On ne circonscrit ainsi plus très bien en Turquie la séparation des trois pouvoirs, ce qui constitue pourtant un des fondements d’une démocratie.
Evidemment, l’UE est bien fondée à dire que ces élections constituent un test, comme d’ailleurs chaque rendez-vous électoral. Il me semble que l’UE a raison de s’inquiéter des évolutions de ce climat liberticide en Turquie. Pourtant, cela ne devrait pas avoir d’incidences sur le cours des négociations entre la Turquie et l’UE, puisque ce dernier est malheureusement au point mort depuis maintenant plusieurs années. Il y a bien eu un espoir, il y a deux ans, de relance des pourparlers d’adhésion, mais sans guère de succès avéré. Depuis lors, seul le minimum vital est réalisé pour éviter d’annoncer purement et simplement la rupture des négociations. Quel que soit le résultat des élections dimanche prochain, il faut tout faire pour relancer un réel processus de négociations entre les deux parties. En effet, la décomposition des relations entre la Turquie et l’UE a justement permis à Erdogan de prendre un certain nombre de mesures liberticides. Il faut se persuader que plus l’UE fera pression sur la Turquie, plus elle réduira les dangereuses évolutions en ce sens. D’ailleurs, une partie des démocrates en Turquie demande qu’indépendamment du glissement liberticide qui existe, l’UE poursuive un dialogue exigeant avec la Turquie pour empêcher qu’Erdogan ait toute latitude et totale marge de manœuvre pour poursuivre sa dérive. Il me semble que l’Union européenne serait bien fondée à écouter attentivement ces démocrates et à suivre leur demande.

Sommet UE-Japon : nouveaux progrès dans l’approfondissement des relations économiques et sécuritaires

Mon, 01/06/2015 - 16:03

M. Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, M. Donald Tusk, président du Conseil européen, et M. Shinzo Abe, premier ministre du Japon, se sont rencontrés à Tokyo le 29 mai 2015 lors du 23e sommet annuel UE-Japon.

C’est une étape dans l’approfondissement des relations déjà anciennes.

Les relations entre l’Union européenne (UE) et le Japon se fondent sur deux grands actes :

La déclaration conjointe de 1991 sur les relations UE-Japon, qui établit les principes et objectifs communs en matière de politique, de coopération économique et de culture, et prévoit des réunions bilatérales annuelles.
Le plan d’action de 2001 (« Façonner notre avenir commun »), qui instaurait pour une durée de dix ans (jusqu’en 2011) un étroit partenariat orienté sur les résultats. Ce plan d’action poursuivait les objectifs suivants: promouvoir la paix et la sécurité; renforcer le partenariat économique et commercial; faire face aux grands enjeux mondiaux et sociétaux; unir les peuples et les cultures.

Le Japon est ainsi devenu un des dix partenaires stratégiques de l’UE.

Les relations sont plus étroites sur les plans économiques mais aussi politiques

Un commerce bilatéral important : Sur le plan économique, le Japon est le deuxième partenaire commercial de l’UE, après la Chine. L’UE et le Japon représentent ensemble plus du tiers du PIB mondial. Le Japon reste un partenaire commercial (et un investisseur) majeur pour l’UE, tandis que l’Europe représente un marché très important pour le Japon.

Après avoir enregistré une baisse significative en 2009 à la suite de la crise financière, la valeur des importations de biens de l’Union européenne en provenance du Japon s’est redressée jusqu’en 2011 puis est progressivement tombée à 54,6 milliards d’euros en 2014, niveau le plus bas enregistré sur les dix dernières années. Les exportations, qui n’ont que faiblement diminué en 2009, se sont ensuite redressées plus fortement pour culminer à 55,7 milliards d’euros en 2012, puis ont reculé légèrement au cours des années suivantes pour s’établir à 53,3 milliards d’euros en 2014. En conséquence, le déficit commercial de l’UE à l’égard du Japon, qui a toujours été supérieur à 20 milliards d’euros entre 2004 et 2011, s’est considérablement réduit au cours des trois dernières années pour atteindre le quasi-équilibre en 2014, à – 1,3 milliard d’euros.

Des relations politiques en expansion

Sur le plan politique, la coopération UE-Japon englobe un dialogue étroit et soutenu sur un grand nombre de questions ayant trait à la politique étrangère et de sécurité : le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Asie centrale, mais aussi le terrorisme, la non-prolifération des armements, la réforme des Nations unies, les droits de l’homme, la sécurité de l’approvisionnement énergétique et le changement climatique.

Chacune des parties apporte sa coopération active à la région géographique de l’autre. Par exemple, le Japon montre son intérêt et son implication pour la région des Balkans occidentaux, tandis que l’UE, qui a tout intérêt politiquement et économiquement à ce que l’Asie connaisse un développement paisible, soutient activement les efforts internationaux en faveur de la paix et de la stabilité dans la péninsule coréenne.

La coopération ne se limite pas qu’à la tenue de sommets annuels, parmi les autres rencontres figurent des rencontres ministérielles, des consultations à haut niveau entre fonctionnaires et des dialogues et forums divers…

La coopération sécuritaire est d’ailleurs plus avancée avec certains États européens, notamment avec le Royaume-Uni et la France, deux États avec lesquels le Japon entretient des liens de défense assez étroits, portant par exemple sur la coopération en matière d’armements et d’industrie de défense.

C’est donc sur le fond de relations déjà avancées que s’est tenu le 23e sommet bilatéral.

Les thèmes du sommet sont multiples et protéiformes

Le sommet a abordé des questions très diverses, comme le montre le communiqué final.

Le sujet dominant est économique avec l’objectif de parvenir à un accord de libre-échange assez rapidement.
C’est en 2011 que le Japon et l’UE se sont mis d’accord pour travailler sur un « nouveau cadre pour leurs relations bilatérales » et pour explorer la faisabilité d’un tel accord. Les négociations ont été officiellement lancées en mars 2013.

« L’UE et le Japon négocient actuellement un accord de partenariat stratégique et un accord de partenariat économique (APE)/accord de libre-échange (ALE) de portée historique, qui renforceront leur coopération et contribueront à leur prospérité commune. Le président Juncker a souligné la nécessité de supprimer les entraves aux échanges et à l’investissement : ‘Je suis convaincu de la nécessité de conclure l’accord de libre-échange avec le Japon dans les meilleurs délais, si possible d’ici la fin de l’année, sinon, durant les premiers mois de 2016. La rapidité compte, mais le fond et la qualité comptent davantage encore. », indique le communiqué à l’issue du sommet du 29 mai.

L’objectif est de libéraliser le commerce des biens, services et investissements et également d’éliminer les barrières non-tarifaires (normes). Dix « rounds » de négociations ont déjà eu lieu et le prochain round doit avoir lieu en juillet à Bruxelles.

Dans le cadre de ce sommet, l’UE et le Japon ont aussi uni leurs forces en concluant un accord sur une nouvelle norme 5G, afin de faire face aux besoins croissants d’accès internet sans fil et de compléter les efforts entrepris pour créer un marché unique numérique en Europe. Cet accord permettra de définir une approche commune et des normes pour la 5G. Parallèlement, l’UE et le Japon ont aussi décidé d’approfondir leur coopération en matière de recherche et d’innovation (R&I).

Les deux partenaires vont en outre mettre sur pied un mécanisme de financement conjoint qui facilitera le financement de projets communs de R&I et permettra une collaboration plus étroite sur de grands dossiers tels que celui de la science ouverte. L’UE a également signé un accord visant à stimuler les échanges scientifiques entre son Centre européen de recherche et la Société japonaise pour la promotion de la science.

Discussions élargies sur la sécurité

Mais les discussions et échanges de vues ont aussi porté sur des questions de sécurité de portée mondiale et régionale. Les deux partenaires sont déterminés à y apporter une « réponse commune ».

Tout en soulignant que le commerce et l’investissement demeurent « une ancre » dans les relations bilatérales, Donald Tusk, président du Conseil européen a en effet déclaré que les deux pays vont également renforcer la coopération sur la sécurité, indique le Japan Times.

Cette coopération porte sur des questions globales comme la lutte contre le terrorisme ou la piraterie internationale, ou encore le désarmement et la non-prolifération nucléaires. Elle porte aussi sur les questions régionales en Asie ou en Afrique par exemple.

Comme l’indique la déclaration conjointe du sommet, « Nous nous félicitons de l’élargissement de la coopération UE-Japon et le partenariat dans le domaine de la paix et de la sécurité, y compris la coopération de gestion de crise. L’UE salue et soutient les efforts du Japon dans la promotion et le maintien de la sécurité mondiale énoncés dans la politique de « Contribution proactive à la paix » fondée sur le principe de la coopération internationale. Nous avons examiné la coopération fructueuse au cours de la dernière année entre le Japon et l’UE sur les missions visant à améliorer la sécurité au Niger et au Mali ainsi que les efforts en ce qui concerne la République démocratique du Congo. Nous nous sommes engagés à explorer davantage la coopération en Ukraine et en Somalie comme prochaine étape. Un séminaire conjoint du personnel militaire et gouvernemental s’est tenu en 2015 à Tokyo et a fait le bilan de ce développement positif que nous construisons ensemble, a contribué à approfondir la compréhension mutuelle sur nos politiques de sécurité respectives et a exploré de futures possibilités de coopération. La coopération continuera avec de telles consultations et nous nous félicitons de la prochaine consultation entre le ministère de la Défense du Japon et l’UE cette année. Nous avons également discuté de la possibilité de la participation future du Japon à des missions PSDC (Politique de sécurité et de défense commune, c’est-à-dire de l’Europe de la défense), en gardant à l’esprit les mesures nécessaires à cette fin et l’expertise spécifique que le Japon a à offrir dans ce domaine. »

Sur les questions régionales qui intéressent particulièrement Tokyo, notamment les différends territoriaux portant sur des îlots de mer de Chine, la coopération est aussi manifeste.

Les deux partenaires indiquent que : « Nous continuons à observer la situation dans la mer de Chine orientale et du Sud et sommes préoccupés par toute action unilatérale qui changent le statu quo et augmente les tensions. Nous soutenons la mise en œuvre pleine et effective de la Déclaration de 2002 sur la conduite des parties dans la mer de Chine du Sud et la conclusion rapide des négociations visant à établir un code de conduite efficace dans la mer de Chine méridionale. Nous soulignons le rôle constructif de mesures de confiance concrètes, telles que l’établissement de liens directs de communication en cas de crise et les mécanismes de gestion de crise à cet égard. »

Donald Tusk, président du Conseil européen, s’était exprimé clairement en condamnant la politique expansionniste chinoise peu avant le sommet de Tokyo en ce qui concerne ces dernières activités de la Chine dans la mer de Chine du Sud. « Quand il s’agit des soi-disant activités de construction sur la mer, il sera beaucoup plus difficile à résoudre les problèmes. » Il faisait référence à la politique chinoise de bétonnage d’îles et de récifs dans l’archipel des Spratleys qui sont pourtant revendiqués par de nombreux États, dont le Vietnam et les Philippines.

L’UE ne peut donc que se féliciter de la volonté de Pékin et Tokyo d’instaurer un mécanisme bilatéral en cas de crise. « La Chine et le Japon espèrent signer un mémorandum de compréhension sur le mécanisme de liaison pour les crises maritimes et aériennes. Le chef d’état-major adjoint de l’Armée populaire chinoise, Sun Jianguo, et le directeur général du Bureau de la politique défensive du ministère japonais de la Défense, Tokuchi Hideshi, ont exprimé ce vœu au cours d’un entretien tenu en marge du Dialogue de Shangri-La, réunion consacrée à la défense et à la sécurité de la région Asie-Pacifique. », rapporte l’agence Xinhua.

Il y a donc clairement une convergence croissante de vues, d’intérêts et de politiques entre l’UE et le Japon, partenaires stratégiques croissants, qui servent aussi à éviter d’être écartés des grandes questions stratégiques internationales ou régionales. Ce que résume avec justesse le géographe et diplomate Michel Foucher dans le dernier rapport de la Fondation Schuman sur l’Europe 2015 : « Vue de Tokyo, au-delà des enjeux commerciaux, technologique et financiers, l’Union devrait servir à éviter la formation d’un quasi-duopole Washington-Pékin sur les questions stratégiques. Il s’agit donc d’associer Bruxelles sur les principes de gestion des tensions sino-japonaises, notamment ceux relatifs au droit international de la mer [1] ».

[1] Michel Foucher, « L’Union européenne dans le monde, qui commence à ses portes », p95, in Rapport Schuman sur l’Europe. L’état de l’Union 2015, Fondation Robert Schuman, 2015

Tensions russo-canadiennes sur fond de crise ukrainienne : quelles perspectives politiques et militaires pour l’Arctique ?

Fri, 29/05/2015 - 15:57

La dernière réunion du Conseil de l’Arctique à Iqaluit, du 24 au 25 avril 2015, a vu le Canada céder aux États-Unis la présidence du Conseil et a principalement porté sur l’enjeu du réchauffement climatique, dont Washington entend faire une des grandes priorités de son mandat. Les tensions sous-jacentes à cet événement entre les pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et la Russie sont l’autre grande actualité de la réunion, marquée par le refus du ministre russe des Affaires étrangères d’y participer suite aux propos du ministre canadien de l’Environnement et du Conseil de l’Arctique, Leona Aglukkaq, qui déclarait le 23 avril vouloir délivrer un « message ferme » à la Russie à propos de « ses agressions contre l’Ukraine » [1]. Un mois avant, le 16 mars, la Russie menait en Arctique des manœuvres militaires de grande ampleur impliquant, selon le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, 38.000 soldats, 110 avions, 40 navires de surfaces et 15 sous-marins de guerre [2]. Le même jour, le ministre canadien de la Défense, Jason Kenney, en visite au Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD) expliquait alors que le Canada comptait accroître sa présence dans la région, mentionnant l’entrée en service prochaine de cinq navires de patrouille arctiques. Dans le contexte de la crise ukrainienne, l’Arctique est ainsi redevenu une zone de tension et l’espace d’expression des rivalités russo-canadiennes. Parmi les huit pays riverains de la zone arctique, cinq sont membres de l’OTAN (États-Unis, Canada, Norvège, Danemark et Islande). Cette surreprésentation de l’Alliance atlantique dans la région alimente le sentiment d’encerclement russe et la perception de l’Arctique comme extension d’un espace de confrontation russo-occidental en pleine crise depuis les premiers mois de la révolution ukrainienne.

Ces tensions exacerbent les rivalités territoriales russo-canadiennes, contribuent à une remise en cause de la coopération multilatérale au sein du Conseil de l’Arctique et, plus que jamais, posent la question d’une militarisation durable de la région.

Une rivalité historique aiguisée par le conflit ukrainien

Si les différends territoriaux russo-canadiens dans l’Arctique ne sont pas récents, leur instrumentalisation dans le contexte des tensions russo-occidentales sur fond de crise ukrainienne les a placés au centre de l’actualité. L’importance stratégique prépondérante de l’Arctique, espace de manœuvre de la dissuasion nucléaire sous-marine russe, en fait un théâtre privilégié pour exercer d’éventuelles pressions contre la Russie. Devant ce risque, le choix de Moscou de réaffirmer sa présence militaire par l’envoi de plusieurs navires en août et septembre 2014 a été perçu comme une provocation par le Premier ministre canadien, Stephen Harper. A l’occasion de manœuvres militaires au large de l’île de Baffin destinées à réaffirmer la souveraineté canadienne en Arctique, ce dernier a appelé à la vigilance : « En Europe, nous voyons les ambitions impériales de Vladimir Poutine, qui semble déterminé à ce qu’il n’y ait pas de paix pour les voisins de la Russie », a-t-il déclaré, « et puisque la Russie est aussi un voisin du Canada, nous ne devons pas non plus faire preuve d’aveuglement » [3].

A cette dimension militaire s’ajoute le potentiel énergétique de l’Arctique : plus de 90 milliards de barils de pétrole, près de 50.000 milliards de m3 de gaz naturel ainsi que des quantités importantes d’hydrates de gaz naturel qui seraient situés au-delà du cercle polaire selon l’USGS (Agence géologique américaine), soit 10% des réserves de pétrole et 30% des réserves non découvertes de gaz dans le monde. La Russie a été la première à tirer profit de ce potentiel considérable. Entrée en production en 2013, la plate-forme pétrolière de Prirazlomnoye a extrait, en 2014, l’équivalent de 2,2 millions de barils pour le compte de Gazprom. Cependant, et malgré leur savoir-faire dans le forage en conditions extrêmes, les compagnies russes restent tributaires des technologies occidentales pour la production de pétrole en Arctique. Rosneft a ainsi conclu des accords avec Statoil, BP, ENI et ExxonMobil, interrompus en même temps que les projets d’exploitation des ressources arctiques par les sanctions prises contre la Russie dans le cadre de la crise ukrainienne.

L’importance stratégique de la région alimente, avec une intensité renouvelée depuis 2007 et a fortiori depuis 2013, les différends territoriaux opposant la Russie et le Canada qui revendiquent tous deux la souveraineté de la dorsale océanique de Lomonossov, considérée par les deux parties comme une extension de leur propre plateau continental. Durant l’été 2007, un bathyscaphe a planté le drapeau russe au niveau du Pôle Nord, à 4200 mètres de profondeur, acte de revendication symbolique auquel Ottawa a répondu par la commande en 2008, réitérée en 2013, d’enquêtes scientifiques et de campagnes de cartographie visant à déterminer que la dorsale est bien une extension du territoire canadien.

Cette situation de rivalité entre les deux principaux acteurs de la région a conduit à une remise en cause progressive de la coopération arctique, ainsi qu’à l’affaissement de la relation bilatérale russo-canadienne. Les huit pays riverains de l’Arctique collaborent au sein du Conseil de l’Arctique afin de réguler le trafic maritime, l’exploitation des ressources naturelles et d’assurer la protection de l’environnement. Le Canada, qui préside cette instance depuis mai 2013, a boycotté une réunion tenue à Moscou en avril 2014, en représailles à l’annexion de la Crimée survenue un mois plus tôt. Ottawa, qui a mis fin à toute coopération militaire avec la Russie, a également activement milité pour son exclusion du G8. Enfin, le gouvernement canadien a annoncé, le 14 avril 2015, l’envoi d’une mission de formation de 200 soldats en Ukraine qui seront déployés jusqu’au 31 mars 2017. Soucieux d’affirmer sa souveraineté en Arctique et de réprouver l’attitude russe durant la crise ukrainienne, le Canada multiplie les pressions auxquelles Moscou répond par une présence militaire accrue en Arctique.

Vers une militarisation durable de l’Arctique ?

Le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, a affirmé le 25 février 2015 que « la Russie n’écarte pas la possibilité de protéger ses intérêts nationaux en Arctique avec des moyens militaires ». Cette déclaration officialise un mouvement amorcé depuis deux ans : l’exacerbation des tensions territoriales motive une militarisation croissante de la région, nouvel espace de confrontation russo-occidental dont la fonte des glaces facilite l’accès par voie maritime.

Cette rivalité s’exprime d’abord dans les airs. En février 2015, la direction du renseignement militaire canadien s’est inquiétée de la présence éventuelle de drones espionnant le territoire arctique canadien pour le compte de Moscou [4]. Ce dernier rapport d’Ottawa est loin d’être une accusation isolée puisqu’en l’espace de onze mois, les pays membres de l’OTAN, ainsi que la Finlande et la Suède, ont recensé cinquante incidents aériens impliquant des avions militaires russes. S’ils se contentent, la plupart du temps, de frôler la frontière du pays concerné, la tension reste forte et se propage au-delà de l’Europe de l’Est et du Nord ; durant l’été 2014, le passage d’un bombardier russe Tu-95 à proximité de son espace aérien a fait décoller d’urgence les chasseurs du Canada [5].

Ces incidents s’inscrivent dans le contexte d’une militarisation croissante de l’Arctique. Justifiant cette décision par la nécessité de surveiller la route maritime du Nord, Vladimir Poutine a ordonné en septembre 2013 la réouverture d’une base abandonnée depuis 1993, située dans l’archipel des îles de Nouvelle-Sibérie, assurant une présence permanente aux forces armées russes dans l’Est de l’Arctique. Dressant un parallèle avec l’Ukraine durant une visite à Montréal en mai 2014, Hillary Clinton a dénoncé cette initiative et appelé le Canada à la vigilance. A son tour, le Premier ministre Stephen Harper a fait part de sa détermination à défendre la souveraineté nationale et à accroître la présence canadienne dans la région. Mais le volontarisme du gouvernement masque mal les difficultés inhérentes au maintien d’une force canadienne permanente en Arctique : le Grand Nord américain, archipélagique, ne dispose pas de continuité territoriale avec le continent et affiche des conditions de température sévères, y compris à des latitudes relativement basses. Rédigé en 2008, le Canada First Defense Strategy prévoyait l’envoi de soldats en Arctique. Depuis lors, l’armée canadienne s’efforce d’acquérir une culture qu’elle ne possède pas – même au plus fort de la guerre froide, le dispositif militaire d’Ottawa était particulièrement restreint au Nord du 60e parallèle. Actuellement, la présence militaire canadienne en Arctique s’articule autour de 250 hommes répartis sur quatre points d’appuis appelés Northern Operational Hubs, auxquels s’ajoutent des Rangers issus des premiers peuples de l’Arctique (Inuits, Indiens, Métis), sélectionnés pour leur connaissance du Grand Nord, financés et équipés par Ottawa, et qui constituent le premier échelon d’intervention canadien dans la région.

A cette présence terrestre s’ajoute une mobilisation navale accrue. La fonte de la banquise renforce l’intérêt accordé au passage du Nord-Ouest, canadien, et à la route maritime du Nord, russe, voués à jouer un rôle croissant dans les échanges internationaux comme au niveau militaire. L’envoi par Moscou de plusieurs bâtiments de guerre durant l’été 2014 et notamment, en septembre, d’un groupe naval de la Flotte du Nord composé du destroyer Admiral Levchenko, de deux bâtiments amphibies et de plusieurs bâtiments de soutien, témoigne du sursaut de mobilisation russe dans un océan arctique devenu théâtre d’opérations. Des sous-marins nucléaires russes ont participé à des exercices dans les eaux internationales situées sous le pôle Nord au début du mois de février 2015. Surtout, les manœuvres de mars 2015 sont parmi les plus importantes depuis la fin de la guerre froide et constituent une mobilisation militaire sans précédent dans la région Arctique. Les tensions en Europe orientale amènent la Russie à faire valoir sa puissance militaire face à un rival canadien, membre de l’OTAN, qu’elle sait moins bien doté. Ces récentes manœuvres ont soulevé des interrogations quant aux capacités de riposte d’Ottawa qui a décidé d’un vaste programme de modernisation de ses forces navales, destiné à renforcer les capacités de déploiement de la marine canadienne en Arctique. Le dernier contrat en date a vu le gouvernement canadien passer commande, le 23 janvier 2015, de six patrouilleurs conçus pour évoluer en zone polaire pour un coût total équivalent à 2,45 milliards d’euros [6].

La fonte des glaces transforme progressivement la zone arctique en espace de guerre potentiel. Dans ce contexte, la crise ukrainienne a agi comme un déclencheur, provoquant un sursaut de la présence militaire russe et des ambitions de défense canadiennes. Les tensions récentes s’appuient sur des tendances structurelles : le réchauffement climatique facilite la navigation dans l’océan Arctique et l’exploitation de ses ressources en hydrocarbures, met en exergue l’intérêt stratégique de la région, et par là ravive le conflit territorial portant sur la dorsale de Lomonossov. Une sortie de crise en Ukraine ne saurait influer sur les causes de ce différend mais un réchauffement des relations russo-occidentales permettrait certainement son règlement dans un contexte pacifique de maintien de la coopération en Arctique. La relation bilatérale russo-canadienne reste tributaire de la relation entre Moscou et l’Alliance atlantique, dont l’évolution décidera d’une pacification ou d’une militarisation durable de l’Arctique.

[1] Bastien Duhamel, « Le Canada confie la présidence du conseil de l’Arctique aux Etats-Unis: retour sur deux ans de mandat », 45eNord.ca, 24 avril 2015.
[2] Laurent Lagneau, « La Russie a lancé d’importantes manœuvres militaires dans l’Arctique », Opex360, 17 mars 2015.
[3] « Arctique : le Canada doit être prêt à répondre à d’éventuelles incursions de Moscou, dit harper », Le Huffington Post, 26 octobre 2014.
[4] « L’armée canadienne s’inquiète de possibles drones espions dans l’Arctique », Le Huffington Post, 10 février 2015.
[5] Jacques Deveaux, « Canadiens et Russes réaffirment leurs droits sur l’Arctique », Francetv info, 29 août 2014.
[6] « NPEA : les nouveaux patrouilleurs arctiques canadiens », Mer et Marine, 3 février 2015.

Conflits en mer de Chine méridionale : la particularité des tensions entre le Vietnam et la Chine

Fri, 29/05/2015 - 15:09

Éric Mottet est Professeur à l’Université du Québec à Montréal, directeur adjoint du Centre québécois d’Etudes géopolitiques (CQEG). Il répond à nos questions à l’occasion de son intervention au colloque « Nouvelles tensions en mer de Chine méridionale » organisé par l’IRIS et la Fondation Gabriel Péri le 19 mai 2015 à Paris :
– Quels sont les arguments du Vietnam pour revendiquer sa légitimité territoriale sur les îles situées en mer de Chine méridionale ?
– Quelles ont été les évolutions en mer de Chine méridionale depuis 2012 ?
– Quels sont les pays qui revendiquent leur souveraineté sur ces îles ? Comment expliquer l’antagonisme particulier qui existe entre la Chine et le Vietnam

« En Egypte, la peine de mort est une arme politique »

Thu, 28/05/2015 - 18:08

Les tribunaux égyptiens ont condamné à mort, le16 mai. Le président destitué Mohamed Morsi ainsi que plus de 100 autres accusés, dont de hauts responsables de l’organisation des Frères musulmans, à l’issue de ce que les organisations de défense des droits de l’homme ont qualifié de « simulacre de procès ». Explications de Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste du Moyen-Orient.

Comment faut-il interpréter la condamnation à mort de l’ancien président Mohamed Morsi ainsi que de plus de 100 autres accusés ?

Ces décisions témoignent de l’état déplorable de la justice pénale en Égypte et ne sont qu’une illustration de la répression sauvage qui est en cours dans le pays. Des condamnations à la peine capitale sont prononcées à tour de bras. Seul le contexte politique peut permettre de comprendre ces événements. Depuis le coup d’État du général Abdel Fattah al-Sissi, en juillet 2013, il y a une sorte d’hystérie anti-Frères musulmans, une répression extrêmement brutale à rencontre de ses dirigeants, mais aussi de ses militants ou même de ses cadres intermédiaires. On estime à 1400 le nombre de morts dans les manifestations contre le nouveau régime, et il y aurait entre 20000 et 40000 prisonniers d’opinion. Ces chiffres montrent la détermination du général Sissi à éliminer la confrérie islamiste.

Cette condamnation est donc un signal envoyé aux Frères musulmans…

Plus largement, il s’agit d’effrayer tous ceux qui seraient tentés de contester le régime. À partir du moment où on qualifie les Frères musulmans d’organisation terroriste, dans un contexte moyen-oriental très compliqué, c’est la porte ouverte à tous les abus. Et cela explique l’aspect massif de toutes ces condamnations à mort. Cette répression contre tous ceux qui revendiquent des droits démocratiques produit une justice expéditive. Faut-il rappeler que Mohamed Morsi est le seul président élu démocratiquement dans toute l’histoire de l’Egypte ? La machine répressive égyptienne ternit chaque jour un peu plus l’image du régime. Mais les critiques venues du monde entier n’ont en rien ébranlé le maréchal-président, conscient d’être d’abord perçu comme un rempart l’islamisme et un allié stratégique pour les Occidentaux.

En Égypte, la peine de mort est-elle devenue une arme politique ?

C’est uniquement comme cela qu’il faut l’interpréter. Ce n’est pas de la justice. Les attendus du procès contre Morsi sont risibles. Ce dernier est accusé de haute trahison parce qu’il aurait livré des secrets d’État au Hamas et au Hezbollah libanais. C’est du grand n’importe quoi. Il faut être clair, c’est un procès politique. Le message des militaires est le suivant : « Nous allons vous éradiquer et nous irons jusqu’au, bout. » C’est une vue de l’esprit. Créés en 1928, les Frères musulmans sont très implantés dans la société égyptienne. Et ils ont l’habitude de la clandestinité.

Cette condamnation sera-t-elle appliquée ?

Rien n’est moins sûr. Et en tout cas, elle ne le sera pas tout de suite. Un verdict final sera rendu e 2 juin, après avis non contraignant du mufti de la République, la plus haute autorité religieuse du pays. En Egypte, toutes les condamnations à la peine capitale doivent faire l’objet d’un avis religieux. Les sentences définitives sont finalement transmises au président de la République, auquel la loi confère le pouvoir de commutation et de grâce. Les avocats de Mohamed Morsi ont aussi affirmé qu’ils feraient appel. Ils travaillent dans des conditions difficiles. Cela peut prendre plusieurs mois. Une campagne internationale, voire des pressions des Etats Unis – qui sont plutôt embarrassés par cette affaire -peut faire pencher la balance. Je suis incapable de vous dire si les condamnés vont être exécutés. II y a trop de paramètres.

La peine de mort a-t-elle été beaucoup appliquée en Égypte ces dernières années ?

L’opinion publique a toujours été favorable à la peine de mort, pratiquée depuis de très nombreuses années notamment pour des crimes de droit commun. Selon Amnesty International, l’Egypte figure en tête des pays de la région ayant prononcé le plus grand nombre de sentences. Les autorités au pouvoir prévoient l’adoption de nouvelles dispositions de lutte contre le terrorisme, qui étendaient le champ d’application de la peine de mort notamment pour la constitution d’une « organisation terroriste », la participation à des « actes terroristes » entraînant la mort ou le fait d’être à la tête d’une « bande » qui s’en prend aux forces de sécurité. Le pouvoir militaire a peur qu’il y ait de nouvelles explosions sociales, c’est la raison pour laquelle il mené une politique de répression très dure. Pour lui, la peine de mort pourrait décourager ceux qui voudraient encore le contester.

FIFA : «Ces interpellations sont un véritable coup de tonnerre»

Thu, 28/05/2015 - 17:26

Cette action de la police américaine était-elle prévisible ?

Non, on ne l’attendait pas même si nous savions que des enquêtes pour corruption sont en cours depuis pas mal de temps. Interpeller de hauts responsables de la Fifa deux jours avant l’élection de son président, constitue un véritable coup de tonnerre. C’est d’ailleurs certainement pour cela que la police américaine a agi à ce moment précis.

Pensez-vous, justement, que dans ces conditions l’élection du président peut avoir lieu ?

Je pense qu’il est nécessaire de la reporter pour qu’elle se déroule dans un climat serein. Si Joseph «Sepp» Blatter tente de passer en force, faisant fi de cette affaire, cela serait très mal perçu et pourrait se retourner contre lui s’il n’est pas, semble-t-il, visé par ces procédures.

Pourquoi les USA sont, semble-t-il, les seuls à avoir ouvert des enquêtes sur des représentants de la Fifa et à intervenir en Suisse alors que plusieurs pays sont concernés par ces éventuelles malversations ?

Tout d’abord, certaines opérations financières frauduleuses se seraient produites sur le sol américain, ce qui les met en première ligne. De plus, les USA, qui ont une conception intrusive du droit, entretiennent de bonnes relations avec l’état helvétique, tout particulièrement en matière d’extradition. La justice américaine est ainsi quasi certaine que les personnes interpellées leur seront remises. Dans d’autres pays, cela n’aurait pas forcément été le cas. N’oublions pas non plus, que les USA n’ont pas décroché la Coupe du monde et en garde une rancœur.

Depuis plusieurs dizaines d’années, la Fifa est secouée par des affaires similaires. Est-ce à dire que cette association est totalement corrompue ?

On ne peut pas dire que tout le monde est mouillé, non. Beaucoup se plaignent de son fonctionnement et de son manque de transparence. Il y a certainement des gens corrompus mais ce n’est pas la mafia. On peut penser que cette organisation n’est plus adaptée au monde d’aujourd’hui et qu’il est indispensable de la réformer. C’est d’ailleurs, à l’instar de Michel Platini (président de l’UEFA) ce que pas mal de monde demande. La Fifa n’a, pour l’heure, aucun compte à rendre à personne, si ce n’est à la justice.

Certains sont prêts, à coups de millions d’euros ou de dollars, à corrompre ou à se faire corrompre. Accueillir la Coupe du monde ou décrocher des contrats de diffusion de matchs sont donc des marchés extrêmement juteux ?

Pour un pays, ce n’est pas qu’une question d’argent. Certains en perdent d’ailleurs en organisant cet événement. Mais cela génère du prestige et une exposition mondiale exceptionnelle. ça offre aussi une formidable occasion de créer une cohésion intérieure. Certains présidents veulent à tout prix cet événement pour asseoir leur popularité. C’est un enjeu de puissance et symbolique. C’est cela que cherche le Qatar par exemple. Pour des entreprises de médias ou autres, les contrats occasionnent, par contre, très souvent des retombées financières énormes. C’est pour tout ça que pas mal de gens sont prêts à pas mal de choses, parfois malhonnêtes, pour profiter des retombées de la Coupe du monde».

Intelligence économique et sécurité : cap vers un avenir commun

Thu, 28/05/2015 - 12:42

Du 4 au 6 juin 2015 se déroulera le Sommet de l’Intelligence économique et de la sécurité (IES), à Chamonix-Mont-Blanc. Un événement inédit, qui réunira pour la première fois ces deux disciplines sœurs au sein du même cadre, organisé en partenariat avec l’IRIS. Alain Juillet, Président du Club des directeurs des entreprises de sécurité et ancien Haut responsable de l’intelligence économique pour le Premier ministre, mènera les conférences de la journée publique du Sommet IES. Il revient sur les dernières avancées françaises et ouvre la réflexion sur l’avenir.

En 2015, soit un peu plus de vingt ans après le rapport Martre de 1994, qui posait les bases de l’intelligence économique et la stratégie des entreprises en France, l’intelligence économique et la sécurité sont devenues des enjeux de premier ordre pour les gouvernements et les grands groupes économiques. Les usages d’internet et du numérique sont aujourd’hui pleinement intégrés à la réflexion d’ensemble. Il ne s’agit plus de concepts stratégiques d’une part et d’outils technologiques d’autre part : une approche globale émerge et la France y participe pleinement. « Intelligence économique et sécurité sont intimement liées, affirme Alain Juillet. On ne peut faire sérieusement de l’intelligence économique sans protéger ses propres données. Les deux disciplines utilisent déjà nombre d’outils communs et des techniques de plus en plus sophistiquées, exigeant des experts et des analystes de haut niveau. Elles doivent être intégrées toutes les deux dans le processus décisionnaire. Pourtant on a eu tendance à les séparer pendant longtemps, la première étant considérée comme très technique et la seconde comme très basique. L’arrivée du numérique et l’entrée dans le cyberespace se sont chargées de faire évoluer les mentalités. »

Au Sommet IES 2015, de hauts responsables institutionnels et privés, des dirigeants d’entreprises, juristes, chercheurs et journalistes spécialisés, seront réunis pour échanger et se sensibiliser mutuellement aux dernières avancées dans leurs domaines respectifs. Dépassant le cadre purement théorique, ils se focaliseront sur les aspects pratiques qui intéressent directement « ceux qui proposent » et « ceux qui disposent ». Parmi les grandes tendances à l’agenda de leurs travaux, les problématiques liées à la sécurité des systèmes d’information et la cybersécurité figurent au premier plan. « L’ouverture du cyberespace, la généralisation du numérique et l’arrivée du big data changent nos approches et nous obligent à penser sans frontières, poursuit Alain Juillet. D’autant que le nombre d’acteurs étatiques, industriels ou criminels est en constante progression. Aujourd’hui, l’information utile existe quelque part et le problème est de la sélectionner parmi la quantité d’informations disponibles. Parallèlement tous nos systèmes de stockage et de traitement, tous nos process industriels peuvent être attaqués, détournés ou piratés. Savoir, dans cet environnement, apporter en temps utile les réponses nécessaires, requiert une expertise, une mise en réseau des informations et une remise à niveau permanentes. » Autre tendance du Sommet IES 2015 : l’influence. Bien au-delà de la communication, de la propagande ou de la publicité, ce champ nouveau est utilisé par les meilleurs pour appuyer leurs idées et neutraliser celles des autres. « Quand on voit dans notre pays l’action de certaines ONG et autres lobbies anglo-saxons pour empêcher des lois ou contrer nos entreprises, reprend Alain Juillet, on prend conscience qu’il faut les identifier, décoder leurs comportements et trouver des parades car leurs actions sont souvent dévastatrices pour leurs cibles. »

Les développements progressifs ont hissé la France parmi les pays les plus performants

La prise de conscience a pris un certain temps en France, depuis les débuts de l’intelligence économique il y a vingt-ans. C’est en 1997 que le général Jean Pichot-Duclos et Christian Harbulot théorisent pour la première fois la « guerre économique », en fondant l’École de guerre économique, sur le constat, reprend Alain Juillet, que « nous n’avons pas d’amis, quelques partenaires temporaires et énormément d’ennemis de tous bords et de toutes origines. Chacun veut privilégier l’emploi et développer la croissance chez lui, ce qui ne peut se faire qu’au détriment des autres. » En 2003, le député Bernard Carayon justifie dans la même idée le concept de « patriotisme économique », dans son rapport sur l’intelligence économique, la compétitivité et la cohésion sociale. C’est suite à ce rapport qu’Alain Juillet est nommé premier Haut responsable à l’intelligence économique par le gouvernement Raffarin, fonction qu’il occupera jusqu’en 2009. A l’époque, tous les jalons étaient à poser, tout était à inventer, car la France découvrait qu’elle pouvait se faire piller des informations hautement stratégiques par des pays alliés. « Le problème était de définir ce qu’il fallait faire, se souvient l’ancien haut fonctionnaire. Sensibiliser tous les acteurs publics et privés, former des spécialistes, déployer un réseau d’excellence sur le plan territorial, adapter nos lois à la réalité du marché international, et aider les entreprises au niveau défensif et offensif. La difficulté majeure est venue de la naïveté de nos concitoyens, se croisant avec une idéologie administrative les empêchant d’admettre la simple réalité. » Une fois les grandes bases posées, la fonction et les missions ont évolué. Aujourd’hui, Claude Revel, Déléguée interministérielle à l’Intelligence économique, toujours sous l’égide du Premier Ministre, a notamment publié un rapport sur le développement d’une influence normative internationale stratégique. La France compte aujourd’hui parmi les pays performants dans le domaine de l’intelligence économique.

« Notre pays a eu du mal à évoluer car cela heurtait ses idéaux et ses valeurs mais tout le monde comprend maintenant qu’il faut réagir. La prise de conscience est généralisée, affirme le spécialiste. L’angélisme des Français s’est trouvé confronté à la réalité : dureté du marché international sur le plan des marges et des coûts, révélations de Snowden qui n’a fait qu’officialiser ce que nous disions depuis des années, difficultés de la recherche et de l’innovation quand les concurrents profitent de vos faiblesses pour piller ce qui constituera votre avenir. » Tout le monde s’accorde désormais sur le fait que préserver les intérêts français et sécuriser les informations stratégiques et économiques du pays est une impérieuse nécessité. « Quand il s’agit de survivre les Français sont un peuple courageux, malin et réactif et l’engouement pour l’intelligence économique en est un révélateur, selon Alain Juillet, qui nuance cependant : mais ne nous leurrons pas. Quand on voit comment nous sommes incapables d’adopter une loi sur le secret des affaires pour nous protéger des prédateurs alors que la plupart des grands pays l’ont votée depuis longtemps, on se dit qu’il y a encore du chemin à faire, par rapport en particulier aux Anglo-Saxons.»

Survivre dans le monde de demain implique une remise en cause permanente

Aujourd’hui, l’intelligence économique et la sécurité ont tout de même atteint une certaine maturité : les techniques de veille et d’analyse sont maîtrisées, la France sait assurer la sécurité matérielle et physique de ses sites et dispose de techniques et d’outils bien adaptés. Mais les nouveaux défis ne manquent pas. « Demain les actions offensives et défensives concerneront essentiellement l’immatériel et se dérouleront dans le cyberespace, qui est par essence multidimensionnel, explique Alain Juillet. Or, dans ce nouveau champ d’action, nous en sommes aux balbutiements tant au niveau des moyens que des techniques. Nous découvrons tous les jours de nouvelles approches qui multiplient les possibilités, changent les règles du jeu et nous obligent à remettre en cause une bonne partie de nos fondamentaux. » Alain Juillet prévoit ainsi que « l’accélération du temps opérationnel va bouleverser les organisations, obligeant le décideur à déléguer une bonne partie de ses fonctions à ses subordonnés, qui disposeront d’un niveau de connaissance disponible sans commune mesure avec aujourd’hui. L’exigence d’expertise va aussi amener à travailler en réseau, incluant l’entreprise et ses sous-traitants. Survivre dans le monde de demain implique une remise en cause permanente. Résister suppose la mise en place de moyens de défense dans lesquels chacun à un rôle à jouer. L’efficacité globale s’appuie sur la solidarité individuelle.» Institutions et entreprises vont donc devoir modifier sans tarder leurs normes de travail, leurs chaînes hiérarchiques, leurs cultures et leurs habitudes propres, sous peine de se retrouver en queue de wagon, dans une compétition internationale dont les frontières sont aujourd’hui dématérialisées.

« Il faut que l’intelligence économique et la sécurité diffusent partout, analyse Alain Juillet. Chacun doit en être porteur et prendre conscience qu’on ne peut plus gagner sans avoir les bonnes informations, et qu’on doit se protéger contre ceux qui tentent de récupérer nos secrets d’entreprises pour gagner la compétition internationale. Cet état d’esprit doit être partout, mais commence par les responsables au plus haut niveau de l’entreprise comme de l’administration. C’est eux qu’il faut convaincre en priorité. » D’où l’intérêt de la rencontre privilégiée que constitue le Sommet IES 2015, pour les grands décideurs institutionnels et dirigeants d’entreprises amenés à définir la meilleure façon d’avancer ensemble face aux enjeux nouveaux d’un monde où la défense des intérêts, la sécurité et la prospérité se jouent de concert. « Je serais étonné si l’une des conclusions de ce Sommet n’était pas qu’il faut repenser nos modèles. », conclut Alain Juillet.

Scandales de corruption : la FIFA est-elle impossible à réformer ?

Wed, 27/05/2015 - 18:30

Le 27 mai, sept hauts responsables de la Fédération internationale de football (FIFA) ont été arrêtés par les autorités suisses pour des faits présumés de corruption. Ces accusations vous surprennent-elles ? Est-ce une première dans l’histoire des grandes instances de gouvernance du football ?
Oui et non. Non, puisque depuis de nombreuses années maintenant, on entend beaucoup de rumeurs sur des cas de corruption, de trucages, de blanchissement ou de malversations qui ont lieu à la tête de la FIFA et de certaines autres fédérations sportives internationales. Des enquêtes menées par la BBC notamment ont révélé ces pratiques. Au début des années 2000, il y a aussi eu quelques enquêtes judiciaires entreprises par le parquet fédéral suisse mais qui n’ont à l’époque pas abouti.
Cependant, c’est la première fois que la justice américaine se penche sur le dossier. En ce sens, on peut donc être surpris. On constate que la justice américaine n’hésite pas à appliquer le principe de l’extraterritorialité, c’est-à-dire que des faits potentiellement entrepris à l’étranger par des individus ou des entités étrangères peuvent tomber sous le coup de la loi américaine. On sait depuis plusieurs années que le FBI enquêtait sur la FIFA. Des fuites ont révélé que Chuck Blazer, un ancien membre du Comité exécutif de la FIFA et secrétaire général de la Confédération de football d’Amérique du Nord, d’Amérique centrale et des Caraïbes (CONCACAF), coopérait avec le service de renseignement intérieur en réalisant des écoutes d’autres membres du comité exécutif de la FIFA. Ces arrestations sont donc l’aboutissement d’années d’enquête de la part des Américains, ce qui n’est en même temps qu’un début. Il va certainement y avoir un procès dans la mesure où les autorités américaines n’hésitent pas à juger ou à condamner des entités ou des individus étrangers.
C’est effectivement une première dans l’histoire des grandes instances de gouvernance du football, et même du sport en général, de voir la justice américaine aussi sévère et assidue dans l’application des lois. Il faut rappeler que les grandes fédérations sportives bénéficient d’une relative immunité judiciaire en Suisse depuis qu’elles s’y sont installées au début du 20ème siècle. Il me semble que ces évènements marquent donc la fin de cette impunité.

Pourquoi la FIFA essuie-t-elle de si nombreuses critiques depuis tant d’années sur sa gouvernance ? Une refonte de la FIFA et de son fonctionnement est-elle envisageable ?
Les grandes critiques liées à toute cette palette de fraudes peuvent s’expliquer par plusieurs caractéristiques intrinsèques à la FIFA.
Il y a premièrement le fait que la FIFA brasse énormément d’argent (environ 1,4 milliard d’euros de revenus annuels). Ensuite, on sait également qu’il n’y a que très peu de régulation interne à la FIFA. Finalement c’est une petite structure qui ne compte pas plus de 400 salariés. On sait aujourd’hui, au vu notamment de la manière dont l’institution gère les différentes affaires qui l’entachent, qu’il n’y a que très peu de contrôle sur ses activités. Enfin, la FIFA a un caractère fondamentalement international : des fédérations nationales agissent avec des confédérations régionales qui sont elles-mêmes en relation avec des individus possédant des comptes off-shore, régis par différentes législations. Etant donné qu’il n’existe pas de police internationale, il est donc très difficile pour un enquêteur national de suivre toutes les activités de la FIFA à travers le monde, concernées par différentes juridictions et différentes régions du monde. Ce qui touche la FIFA aujourd’hui est un phénomène qui impacte d’autres secteurs qui sont également à haute liquidité et au caractère international important.
La refonte de la FIFA est envisageable puisque son image publique, et par extension celle du football mondial, sont gravement touchées par toutes ces affaires. Pour le moment, la FIFA a montré très peu de zèle à mettre en place des réformes. On l’a vu avec le rapport Garcia l’année dernière dont les conclusions n’ont finalement pas été reprises par la FIFA. L’enquêteur américain qui travaillait pour la fédération a par ailleurs démissionné et s’est désolidarisé des conclusions de la FIFA vis-à-vis de ce rapport. Il n’y a donc eu que des petites réformes à la marge qui ont été mises en œuvre. Ces prochains jours de pression médiatique vont peut-être forcer le changement. En tout cas, c’est à espérer. A mon sens, il faudrait également que les sponsors, qui financent une grande partie des revenus de la FIFA, critiquent l’institution et poussent les dirigeants à changer le système. Très récemment, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ainsi que de nombreuses associations, représentants de la société civile ou d’anciens joueurs médiatiques, ont fait pression dans ce sens. Mais pour l’instant, le système « Blatter » a toujours réussi à s’en sortir.

Si Sepp Blatter est reconduit dans ses fonctions, sa position sera-t-elle mise à mal par cette nouvelle affaire ? Quid des prochains rendez-vous mondiaux ?
En plus des arrestations effectuées à la demande des autorités américaines, les Suisses ont annoncé qu’ils menaient une enquête pour blanchissement d’argent lié aux affaires des Coupes du monde 2018 et 2022. La position de Sepp Blatter est évidemment mise à mal, comme toujours, mais il arrive à chaque fois à se maintenir à la tête de l’institution. Pour autant, la pression est aujourd’hui tellement grande qu’il serait étonnant réussira qu’il tienne encore quatre ans. Sans oublier que d’ici là, la Coupe du monde de Russie mettra au jour d’autres pressions, notamment celui d’un éventuel boycott.
Cependant, il ne faut pas uniquement se concentrer sur Sepp Blatter puisque la corruption est visiblement chose courante à la FIFA. Par conséquent, si une autre personne, venant elle aussi du système, arrivait à être à la tête de l’institution ou succédait à Sepp Blatter suite à une démission, cela ne pourra pas forcément représenter un changement. D’autres organisations, comme le CIO par exemple, ont montré qu’il est possible de se réformer. Par conséquent, la FIFA en est parfaitement capable, à condition qu’il y ait véritablement une sorte de contrôle et de pression externe pour forcer un changement qui émanerait de l’intérieur..

Depuis l’installation du Comité international olympique (CIO) en 1915, la Suisse a su attirer une quarantaine de fédérations sportives internationales et une vingtaine d’autres organisations sportives, notamment pour raisons fiscales. Quid de la position de la Suisse et de sa législation en matière fiscale et pénale ?
Il est vrai que la Suisse a montré très peu de volonté à poursuivre les autorités sportives jusqu’ici. Jusqu’à très récemment, les membres des fédérations internationales sportives étaient immunisés de toute enquête liée à la corruption et au blanchissement. Mais depuis décembre dernier, une loi stipule désormais que ces personnes sont « politiquement exposées » et peuvent donc faire l’objet d’une enquête pour des faits de blanchissements. D’ici deux ans, elles pourront également être poursuivies pour des actes de corruption, ce qui est tout à fait nouveau. Ces personnes bénéficiaient auparavant stricto sensu d’une immunité judiciaire dans ces deux domaines. La Suisse, en plus d’être un paradis fiscal et d’accorder des exemptions fiscales aux fédérations sportives, était également un paradis judiciaire. Cette situation semble enfin être en train de changer.
Il faut attendre de voir si dans les prochaines années, la Suisse met réellement en place une législation plus stricte. Suite à la crise économique mondiale de 2008, les paradis fiscaux et la Suisse en premier lieu doivent répondre à de plus en plus d’accusations et de reproches vis-à-vis de leurs régimes fiscaux et judiciaires.

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