Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Laurence Nardon, responsable du programme Amérique du Nord de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Mark Lilla, The Shipwrecked Mind: On Political Reaction (The New York Review of Books, 2016, 168 pages).
Universitaire spécialiste de l’histoire des idées politiques, Mark Lilla enseigne à l’université Columbia et écrit régulièrement pour la New York Review of Books. Il poursuit depuis de longues années une réflexion sur l’évolution des idées politiques en Occident.
Après les premières étapes du miracle grec, de la pensée chrétienne médiévale, des Lumières (un domaine de prédilection), la Révolution française fut suivie de diverses écoles au XIXe siècle, entre progressisme, réaction et conservatisme. La pensée des Lumières ne subit-elle pas depuis un dévoiement ? Mark Lilla décrit le développement continu de l’individualisme depuis l’après-guerre, avec la libération des mœurs des années 1960, le triomphe de l’ultra-libéralisme des années 1980 (individualisme économique), jusqu’à aujourd’hui où, grâce à internet, les individus s’affranchissent des autorités scientifiques et intellectuelles pour développer chacun leur propre expertise sur tous les sujets.
Lilla passe en revue un certain nombre d’intellectuels qui déplorent cette situation. Il commence par définir la « réaction » en politique : le réactionnaire regrette un âge d’or passé et rêve d’une rupture politique, violente s’il le faut, qui pourrait faire renaître cet âge d’or. Il est ainsi plus proche du révolutionnaire (qui rêve pour sa part d’une révolution progressiste) que du conservateur qui, lui, ne souhaite aucun changement.
S’ensuit une galerie de portraits de penseurs partageant une vision critique de la pensée et de la politique occidentales du XXe siècle et, partant, un certain pessimisme. Le penseur juif allemand Franz Rosenzweig, le gnostique Eric Voegelin et l’incontournable Léo Strauss, considéré aujourd’hui comme l’inspiration des penseurs néoconservateurs américains, sont présentés tour à tour. Viennent ensuite d’autres théoriciens, comme le « néo-réactionnaire » Alain Badiou ; ou Brad S. Gregory, critiqué d’une plume acerbe. L’enchaînement des chapitres paraît parfois un peu artificiel : c’est le propre des recueils d’articles rédigés sur une longue période.
Le dernier chapitre, résultat du séjour de l’auteur à l’Institut d’études avancées (IEA) de Paris en 2015, tente d’analyser la sidération de la société française, attachée à la démocratie et la liberté d’expression, face aux attentats de janvier 2015. De façon un peu réductrice, Mark Lilla décrit la pensée française face au défi de l’islamisme radical en présentant le roman Soumission de Michel Houellebecq et la trajectoire intellectuelle d’Éric Zemmour…
Mark Lilla, qui se définit comme un progressiste, serait-il gagné par l’anti-modernisme propre aux auteurs dont il retrace la pensée ? Il y a plusieurs raisons de le croire. Tout d’abord, et de façon frappante, pas une seule femme parmi les auteurs présentés. Peut-être n’y a-t-il aucune intellectuelle réactionnaire valable dans la période étudiée par Lilla ?
Surtout, Lilla est aujourd’hui au centre d’une controverse aux États-Unis. Dans un éditorial du New York Times au lendemain de la victoire de Donald Trump en novembre 2016, puis dans son nouveau livre The Once and Future Liberal (Harper Collins, 2017), il critique le multiculturalisme du Parti démocrate, qui a selon lui causé sa défaite, et l’appelle à proposer un projet proprement unificateur pour le pays. Rédigé avec assez peu d’empathie pour son public, l’ouvrage sent le soufre pour les progressistes bien-pensants.
Laurence Nardon
For scholars studying the effects of presidential leadership on U.S. foreign policy, Donald Trump’s surprise victory in 2016 has offered quite the test. What does it mean for the United States to elect a leader with no experience in government, little knowledge of foreign policy, and an explicit disdain for expertise?
Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Corentin Brustlein, responsable du Centre des études de sécurité et du programme Dissuasion et prolifération de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Nicolas Roche, Pourquoi la dissuasion (PUF, 2017, 568 pages).
Au cours des dernières années, l’arme nucléaire est redevenue un enjeu saillant des relations internationales. Depuis la chute du mur de Berlin, sa visibilité comme enjeu structurant s’était réduite, de manière disproportionnée à son poids réel dans la structuration des rapports de force. Sous la pression de l’actualité, cette tendance semble avoir touché à sa fin. L’intimidation nucléaire russe dans les suites de l’annexion de la Crimée, l’accord du 14 juillet 2015 avec l’Iran destiné à contraindre durablement la capacité de ce dernier à se doter de l’arme nucléaire, ou l’escalade des démonstrations de force autour de la péninsule coréenne, reflètent une mutation assez profonde de l’environnement stratégique, et du paysage nucléaire mondial. Parallèlement à cette distanciation vis-à-vis de l’arme nucléaire comme enjeu structurant, la compréhension de celle-ci avait subi un processus d’érosion, notamment en France, à mesure que les cours lui étant consacrés dans l’enseignement supérieur se faisaient de plus en plus rares, et que les priorités stratégiques nationales se réorientaient vers les interventions extérieures.
Cet ouvrage constitue un jalon important en vue de redresser la barre. Inspiré d’un cours dispensé par l’auteur à l’École normale supérieure, il concrétise l’un des efforts qui visent à réintroduire les questions nucléaires dans les débats académiques. Diplomate et historien, Nicolas Roche y réalise un tour d’horizon des enjeux liés à l’arme nucléaire dans le monde, en approchant son objet tour à tour sous des angles historiques, stratégiques, juridiques, diplomatiques ou philosophiques.
Contrairement à ce qu’une lecture rapide du titre pourrait laisser penser, l’ouvrage n’aborde pas la seule stratégie de dissuasion nucléaire, mais décrit la place de l’arme nucléaire hier et aujourd’hui dans les postures stratégiques, et plus généralement l’ordre nucléaire international – le régime de non-prolifération, les accords de maîtrise des armements et de désarmement, etc.
L’auteur porte son regard au-delà du seul domaine nucléaire et s’interroge sur le retour des rapports de forces dans un monde que l’on a voulu normer, et sur ce que cette tendance implique pour la France. Nicolas Roche rappelle opportunément que la dissuasion ne s’est jamais bornée au nucléaire, et que l’arme nucléaire n’a pas toujours été appréhendée comme une arme de dissuasion – comme semblent aujourd’hui le rappeler Moscou et Pyongyang. Partant du constat selon lequel il est plus que jamais nécessaire de réapprendre la « grammaire » de la dissuasion, Roche combine ainsi retours aux fondamentaux techniques et conceptuels, coups de projecteurs sur des dynamiques de compétition régionale (Asie du Sud) ou des crises de prolifération (Iran, Corée du Nord) et, de manière originale, illustrations de cette grammaire de la dissuasion dans les crises récentes, en Syrie en 2013 ou en Ukraine en 2014.
Bien que certaines controverses académiques y soient exposées, Pourquoi la dissuasion n’est pas un manuel au sens universitaire du terme. Il en garde toutefois le caractère pédagogique et s’avère en réalité plus concret et actuel qu’un manuel, constituant ainsi une somme de grande valeur, tant pour les étudiants en relations internationales que pour les journalistes ou praticiens désireux de disposer d’une vision d’ensemble sur un enjeu appelé à demeurer central.
Corentin Brustlein