Que vient faire Macron en Russie ?
Cette visite est la réponse de Vladimir Poutine à sa venue à Versailles, il y a un an. Emmanuel Macron vient discuter des grands problèmes de politique mondiale : l’Iran, la Syrie, l’Ukraine, le terrorisme… Il vient aussi essayer d’améliorer la relation bilatérale sur le plan politique, mais également économique.
Il y a un an, le président français avait évoqué les sujets qui fâchent sans détour. Peut-il encore se permettre un tel ton ?
Il ne reçoit pas, il est reçu : nuance essentielle en diplomatie. On ne se permet pas les mêmes choses. Emmanuel Macron dira ce qu’il a à dire à Vladimir Poutine, mais d’une façon sans doute moins abrupte qu’à Versailles. Dans ce genre de rencontre, l’essentiel se dit en coulisses, loin des micros. Les Russes y tiennent particulièrement.
Quelles relations entretiennent les deux dirigeants ?
On personnalise à l’excès la diplomatie. Les hommes comptent ; leur sensibilité et leurs tropismes pèsent. Mais à travers Emmanuel Macron, c’est avant tout la France que voit Vladimir Poutine. Une grande puissance mondiale, nucléaire, qui a su développer une politique étrangère indépendante, y compris pendant et après la Guerre froide.
Comment les Russes perçoivent-ils le président français ?
Comme un jeune leader ambitieux, qui essaie de reprendre le leadership du monde occidental, en tout cas de l’Europe. Mais Moscou ne cache pas ses doutes sur sa capacité à le faire, même dans un contexte d’affaiblissement relatif de la chancelière Angela Merkel.
Avec les États-Unis et même avec l’Allemagne, les succès de politique étrangère de Macron sont pour l’instant très modestes. Pour ne pas dire inexistants, vu de Russie.
La France ne brille-t-elle plus à Moscou ?
Les Russes la considèrent comme une puissance déclinante, qui joue un peu au-dessus de sa catégorie. Historiquement, la France était considérée comme la puissance politique dominante en Europe ; l’Allemagne étant l’interlocuteur économique privilégié. On voit un glissement majeur ces dernières années : pour Moscou, mais pas seulement, le leader européen, politique et économique, c’est l’Allemagne.
Les excès de Trump profitent-ils à Poutine ?
Sur l’Iran, Israël, le climat… Censé être l’allié principal des Européens, Trump est perçu comme allant trop loin. Paradoxalement, Poutine apparaît comme un dirigeant plus prévisible et raisonnable que le dirigeant américain. Il sait qu’il a une carte à jouer. Cela ne veut pas dire qu’il faille s’attendre à un grand chamboulement des relations internationales… Il reste beaucoup de contentieux à régler.
Sur l’Iran, Moscou et Paris sont d’accord. Ou presque ?
Les deux pays souhaitent que l’Iran reste une puissance non nucléaire. Mais la France estime que la meilleure chance de sauver l’accord, c’est de l’élargir, alors que les Russes ont une vision plus conservatrice. La France est d’ailleurs la seule à penser à un tel scénario…
Le désaccord est plus profond sur la Syrie…
C’est le dossier qui a le plus empoisonné les relations bilatérales franco-russes sous la présidence Hollande. Plus encore que l’Ukraine. Depuis le début du conflit, les positions de Paris et de Moscou sont à l’opposé. Mais la France a mis de l’eau dans son vin ces derniers mois. Elle prend acte du fait qu’elle n’a plus beaucoup de leviers sur le terrain… au-delà de quelques frappes, qui ont d’ailleurs été négociées avec les Russes, début avril.
Les Russes ont donc la main ?
Ils essaient des choses. Depuis la visite de l’Israélien Benjamin Netanyahu, le 9 mai, ils tentent de convaincre les Iraniens et le Hezbollah de quitter les zones frontalières d’Israël. Une autre visite, ou plutôt une convocation, a aussi pesé : celle de Bachar al-Assad à Sotchi, la semaine dernière, pour lui dire de commencer à penser très sérieusement à l’amorce d’un processus politique.
Poutine a su rendre la Russie incontournable…
Oui. Maintenant, son défi, c’est de montrer que la Russie peut également être utile au règlement des grandes crises et pas seulement être incontournable, avec un pouvoir de nuisance.
Mais rien n’est réglé en Ukraine !
Ce dossier ne bougera pas dans les dix-huit mois qui viennent, du fait des élections présidentielle et législatives de l’an prochain. De toute façon, personne ne croit, dans les chancelleries occidentales, que la Crimée puisse un jour revenir à l’Ukraine. Évidemment, ce ne sera jamais admis et l’annexion ne sera jamais reconnue légalement…
Quid des soupçons d’ingérences russes ?
Parmi les contentieux russo-occidentaux, il y a l’ingérence présumée dans les élections américaines ; il y a aussi les activités russes, au sens large, dans le cyberespace. Sans parler de l’affaire de l’ex-espion russe Sergeï Skripal (empoisonné début mars au Royaume-Uni). Les Russes ont été étonnés de voir la France valider les accusations britanniques de façon très ferme… Mais avant même cette affaire, des expulsions croisées d’agents de renseignement avaient déjà eu lieu, sans faire de bruit.
Pas de quoi empêcher de faire des affaires ?
Les intérêts français en Russie sont beaucoup importants que les intérêts français en Iran ! Mais les entreprises préfèrent rester discrètes car la Russie n’a pas très bonne presse…
La France est le premier pays en termes d’investissements directs en Russie. Et reste le premier employeur étranger, avec près de 180 000 employés. Trente-cinq entreprises du Cac 40 sont implantées dans le pays. Mais toutes souffrent des sanctions et ont le sentiment de ne pas être soutenues par leur gouvernement.Alors que le Président français Emmanuel Macron effectue sa première visite en Russie en tant que chef de l’Etat, un constat s’impose: un an après sa rencontre avec Vladimir Poutine à Versailles, la relation bilatérale est très dégradée. Nos deux pays n’ont pas réussi à surmonter la défiance mutuelle et « l’esprit de Trianon » ne tient qu’à un fil, celui des entretiens qu’auront les dirigeants français et russe à Moscou et à Saint-Pétersbourg en marge du Forum économique.
Certes, le dialogue entre Paris et Moscou n’est pas interrompu. De nombreuses réunions ont eu lieu tout au long de l’année 2017 et jusqu’à aujourd’hui. De son côté, le Dialogue de Trianon – plateforme ayant pour mission de favoriser les échanges entre les sociétés civiles de France et de Russie – devrait monter en puissance après son lancement officiel par les présidents Macron et Poutine le 25 mai à Saint-Pétersbourg.
Plusieurs dossiers ont cependant affecté négativement les relations bilatérales ces derniers mois. L’Ukraine tout d’abord: aucun progrès significatif n’a été enregistré dans le Donbass, le processus de Minsk est au point mort, tandis que le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian qualifiait la Russie « d’Etat agresseur » lors d’une visite à Kiev en mars dernier. L’affaire Skripal et ses suites (boycott par le président Macron du stand russe au Salon du Livre et expulsions croisées de diplomates), la Syrie (absence de progrès sur le volet politique, attaque chimique présumée dans la Ghouta et frappes militaires occidentales) ainsi que d’autres contentieux strictement bilatéraux (affaires Barbereau et Kerimov, interpellation d’un agent des services secrets russes à Paris et renvoi de personnel de la DGSE en poste à Moscou) ont fait rechuter les liens entre nos deux pays à un état proche de celui de l’automne 2016, lorsqu’en pleine bataille d’Alep, Vladimir Poutine avait dû reporter sa visite à Paris. Aujourd’hui, les perceptions mutuelles sont très négatives, au niveau des élites et dans les médias tout au moins. En France, la Russie est largement vue comme une puissance révisionniste, qui joue sur les divisions intra-européennes et dont les ambitions sont déstabilisantes pour le continent. En Russie, la France est désormais perçue comme un pays ayant abdiqué sa souveraineté au nom d’une Europe sous tutelle stratégique américaine, en pointe d’un occidentalisme belliqueux et jouant au-dessus de sa catégorie.
La France et la Russie ne voient pas le monde de la même façon et ont des narratifs de plus en plus divergents. Les mêmes mots – souveraineté, terroristes, valeurs – y sont compris de façon différente. Ce décalage se nourrit d’une méconnaissance mutuelle croissante, paradoxalement plus importante aujourd’hui qu’à la fin de l’époque soviétique, et d’une couverture médiatique croisée où le devoir d’informer le cède souvent au souci de flétrir. Côté russe, la « révolution conservatrice » à l’œuvre depuis 2012 et la vague nationaliste consécutive à l’annexion de la Crimée éloignent durablement l’idée d’une convergence avec l’Europe, qui a sous-tendu la diplomatie russe pendant une quinzaine d’années, depuis la Perestroïka jusqu’à la fin du premier mandat de Vladimir Poutine au moins. L’européisation de la diplomatie française, particulièrement visible sur le dossier russe depuis le mandat de François Hollande, et l’horizon mental souvent limité au monde occidental des cercles de pouvoir parisiens, rétrécissent les marges de manœuvre de la France.
Nos deux pays disposent pourtant de nombreux atouts pour développer leur partenariat au XXIème siècle. Leurs coopérations universitaires, culturelles et scientifiques présentent une richesse et une diversité remarquables, héritage d’une longue tradition intellectuelle et de la visite du général de Gaulle en URSS à l’été 1966. Paris et Moscou peuvent en outre s’appuyer sur une relation économique qui a bien résisté aux multiples chocs de ces dernières années: combien de Français savent que leur pays occupait, en 2014, 2015 et 2016, la première place en Russie en termes d’investissements directs et qu’il y est toujours le principal employeur étranger? Les multiples projets soumis au Dialogue de Trianon témoignent par ailleurs d’une curiosité et d’une attraction mutuelle qui ne se démentent pas.
Dans ce contexte, qu’attendre des entretiens entre les Présidents Macron et Poutine? A minima, qu’ils mettent un terme à la spirale négative, à laquelle ni la France ni la Russie n’ont rien à gagner. Restaurer un peu de confiance exigera de la retenue – dans les déclarations, dans la sphère informationnelle, mais aussi dans des domaines sensibles comme le renseignement et le cyberespace. Peut-être le dossier iranien, sur lequel les positions de la France semblent plus proches de celles de la Russie que des Etats-Unis, permettra-t-il d’impulser une dynamique plus positive que ces derniers mois. À plus long terme, cependant, une amélioration sensible des relations franco-russes passe par une discussion au niveau européen sur l’architecture du continent, c’est-à-dire sur un modus vivendi dans notre « voisinage partagé », sur la politique d’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN, ainsi que sur la politique russe dans l’espace postsoviétique. Seul un aggiornamento stratégique de part et d’autre est de nature à briser le cercle vicieux dans lequel Russes et Occidentaux se trouvent depuis une décennie. La vérité oblige à dire qu’il paraît – hélas ! – aujourd’hui bien improbable. Il est de toute façon inenvisageable sans avancées tangibles en Ukraine.
L’histoire des relations russo-occidentales est, après les retrouvailles de la fin des années 1980, avant tout celle de rendez-vous manqués avec l’Histoire. En 1992 après l’effondrement de l’URSS, en 2001 après les attentats du 11 septembre ou en 2009 avec le reset d’Obama et les propositions de Medvedev sur une nouvelle sécurité européenne, l’inertie a pris le pas sur l’audace et les visions à long terme. Puisse la France jouer un rôle à la hauteur de sa relation historique avec la Russie pour contribuer à la nécessaire réunification de l’Europe.
Article co-écrit avec Pascal Lorot, Président de l’Institut Choiseul et directeur de la rédaction de la revue Géoéconomie.
Emmanuel Macron effectue un déplacement en Russie ces 24 et 25 mai afin de rencontrer son homologue Vladimir Poutine. Au programme de cette rencontre, les dossiers syrien, ukrainien et l’accord nucléaire iranien, avant de se rendre au Forum économique de Saint-Pétersbourg. Malgré les divergences sur plusieurs sujets qui opposent ces deux nations, elles semblent faire face à une coopération inévitable, tant sur le domaine économique que géopolitique. Le point de vue de Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS et ancien ambassadeur de France en Russie.
Dans quel contexte géopolitique et stratégique cette visite se tient-elle ?
La visite d’Emmanuel Macron s’effectue dans un contexte international particulièrement agité, qui est en phase de recomposition. De nombreux événements permettent d’illustrer cette phase inédite au sein de la géopolitique mondiale : l’accord signé entre la Chine et les États-Unis qui prélude à un début de règlement de leur « guerre économique », les sanctions américaines contre les entreprises européennes qui continueraient de commercer avec l’Iran, sanctions contre lesquelles le Conseil européen, en fin de semaine dernière à Sofia, n’a pas pu trouver une solution viable. Dans le même temps, la situation en Syrie est toujours dans l’impasse sur le plan diplomatique, pendant que Bachar al-Assad s’impose progressivement face à l’opposition. Tandis qu’en Ukraine, le climat se tend de nouveau dans la région de la Crimée.
Ces différents éléments illustrent un cadre diplomatique incertain, marqué par une remise en cause de tous les acquis multinationaux et multilatéraux construits depuis 1945. Une redistribution des cartes s’opère dès lors à l’initiative des États-Unis, marquée par une réduction du système multilatéral, phénomène appuyé à la lecture de ces prémisses. Cette période trouble est propice à des initiatives diplomatiques, notamment de la part de la France, seule note positive de ce contexte particulier. C’est dans cette période que le président Macron a décidé de maintenir sa visite au Forum économique de Saint-Pétersbourg malgré les tensions issues de l’affaire Skripal (ancien espion russe empoisonné au Royaume-Uni) et du conflit syrien, afin d’entretenir le dialogue avec Moscou.
Alors que l’Élysée assure que le dialogue avec la Russie « a été maintenu », que doit-on attendre de cette rencontre ?
Le contexte évoqué précédemment n’a pas encore donné lieu à des changements majeurs, malgré la résurgence des initiatives bilatérales, spécialement de la part des États-Unis. Du côté des Européens, le Conseil européen de Sofia n’a pas clairement déterminé le positionnement de l’Union européenne face aux initiatives américaines et russes, hormis la réactivation du processus d’une « loi de blocage » datant de 1996, qui vise à neutraliser les effets extraterritoriaux des sanctions américaines pour les entreprises européennes.
Du côté russe, 80% des membres présents dans l’ancien gouvernement ont été renouvelés après la réélection de Vladimir Poutine ; Dmitri Medvedev a été à nouveau nommé au poste de directeur de « Russie unie ». Ainsi, le président russe semble garder toutes les cartes en main pour son 4e mandat, même s’il se peut que des changements au sein du gouvernement s’opèrent si la situation internationale ou intérieure tendait à se modifier.
Compte tenu des relations entre Paris et Moscou, les deux parties semblent être dans une période d’attente, entre tensions et volonté de dialogue, illustrée par un manque de positionnement affiché pour chacun d’entre eux. Ainsi, la visite d’Emmanuel Macron s’inscrit dans un contexte particulier, qui ne semble pas être propice à des décisions et percées majeures sur le plan diplomatique.
La visite d’Emmanuel Macron s’inscrit dans le cadre du Forum économique de Saint-Pétersbourg. Comment se porte l’économie russe, avec quelles perspectives ?
La récente remontée du baril du pétrole au seuil de 80 dollars est une aubaine pour la Russie. En effet, le budget russe triennal a été calculé sur un baril à 40 dollars. Ce nouveau prix donne dès lors une marge de manœuvre considérable au pouvoir économique russe.
D’un point de vue intérieur, sur instruction du président, les disponibilités budgétaires et les nouvelles mesures concerneront davantage le domaine social – santé et éducation – que le domaine militaire. Le budget de la Défense de 2017, représentant 5% du PIB russe, a connu une diminution par rapport à 2016 et cet affaiblissement semble devoir durer ces prochaines années. Les disponibilités financières supplémentaires seront donc affectées pour l’essentiel aux affaires sociales et à la modernisation de l’appareil économique de la Russie. Ces objectifs de mandat permettront, dans une certaine mesure, de consolider le pouvoir de Poutine, dont les récents sondages de popularité lui donnent 80% en sa faveur. Cela étant, si les perspectives de croissance se situent ainsi autour de 1,5 – 2% par an, la question de la distribution de la croissance est problématique, le pouvoir d’achat ayant diminué de près de 9% depuis 3-4 ans. L’amélioration de la situation économique est dès lors le défi de Moscou pour ces prochaines années.
Par ailleurs, une priorité a été mise sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Leur développement, ainsi que celui de l’intelligence artificielle, nécessitent un climat de liberté entrepreneuriale qui semble se dégrader en Russie. Or, les mesures qui ont été prises notamment contre le réseau social Telegram, accusé d’encourager le terrorisme et la surveillance des réseaux, semblent s’insérer dans une volonté de contrôle de l’internet russe.
Enfin, les dernières décisions américaines concernant la Russie posent un dilemme important à Moscou : elles donnent en effet au département d’État américain la possibilité de juger si n’importe quelle transaction peut porter préjudice aux États-Unis, quel que soit l’auteur ou la firme concernée par celle-ci. Ainsi, pour la première fois, les sanctions américaines risquent de porter un coup dur à l’économie russe. Moscou va devoir traiter cette question rapidement, car des conséquences se profilent dès maintenant : Oleg Deripaska, le président de la société Rusal, premier producteur d’aluminium au monde, semble se mettre en retrait de son entreprise depuis l’annonce de ces sanctions …
Nicolas Maduro a été réélu président du Venezuela avec près de 67,7 % des voix, élection sujette à de nombreuses contestations au sein du pays comme à l’international. La crise politique et économique se perpétue au Venezuela dans un contexte géopolitique défavorable à Caracas. Face à une abstention record, une non-reconnaissance de l’issue du scrutin par l’opposition, et la menace de sanctions de la part des États-Unis, le Venezuela s’enlise-t-il dans une crise encore plus profonde ? Pour analyser la situation, le point de vue de Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’IRIS, qui revient d’une mission d’observation des élections au Venezuela.
Nicolas Maduro a été réélu à la tête du Venezuela avec près de 67,7 % des voix. Malgré une forte abstention et une dénonciation d’irrégularités de la part de l’opposition, quelles leçons peut-on tirer de ce scrutin présidentiel ?
La société vénézuélienne est fatiguée politiquement parlant. Ce sentiment s’est ressenti à travers une abstention record atteignant les 54% de non-participation. Cette abstention n’est pas uniquement due à l’appel lancé par un certain nombre de partis d’opposition. De nombreux électeurs, qui en 2013 avaient voté pour le président Maduro, ne l’ont pas fait cette fois-ci, non pas par opposition, mais parce qu’ils sont pris dans les difficultés de la vie quotidienne : il n’y a presque plus d’argent liquide en circulation, conséquence de l’hyperinflation. Une partie des Vénézuéliens est donc dans l’obligation de se livrer à plusieurs activités afin de pouvoir vivre. Cette vie quotidienne empreinte de difficultés repousse les questions politiques au second plan. Elle permet de comprendre l’accroissement de l’abstention dans les quartiers populaires. Pour une autre partie de la société vénézuélienne, représentative des classes aisées et moyennes, favorables aux partis d’opposition, plusieurs centaines de milliers de personnes ayant quitté le Venezuela et ses difficultés figurent dès lors comme abstentionnistes sur les listes électorales.
C’est effectivement une victoire pour Nicolas Maduro, mais une victoire à la Pyrrhus. Pour autant, ce n’est pas une victoire pour l’opposition, qui est largement divisée. Le véritable vainqueur des élections est le parti des abstentionnistes. Ce qui fragilise tout à la fois l’assise de Maduro, mais également l’opposition qui apparaît incapable d’offrir une réelle alternative au pays.
Depuis 2014, le Venezuela connaît une crise politique et économique, marquée par une inflation des prix et une forte violence. Quels sont les défis qui attendent Nicolas Maduro ?
Le défi immédiat est la réaction des pays voisins, des États-Unis et de l’Union européenne. Un certain nombre de pays d’Amérique latine ont décidé de durcir leur position à l’égard du Venezuela. Ils ont rappelé leurs ambassadeurs. Dans leur majorité, ce sont des pays à orientations conservatrices, dirigés par des partis ou mouvements de droite. Le gouvernement nord-américain, dans la foulée des sanctions contre l’Iran, pourrait également annoncer une série de mesures visant à isoler économiquement et financièrement le Venezuela. Ce défi pourrait ajouter des difficultés à un pays qui fait face à une carence de liquidités sur son territoire, génératrice de désordres économiques et d’un mal vivre croissant. La ville de Caracas est quasiment dans le « black-out » faute d’énergie. Ce qui a perturbé la campagne électorale : à partir de 18h, la vie sociale et politique est suspendue faute d’éclairage public suffisant. Dès lors, un contexte d’insécurité domine dans la capitale, considérée déjà comme une des villes les plus dangereuses du continent.
Les défis du président Maduro concernent ainsi l’économie et la sécurité. L’inquiétude des autorités est de savoir si les États-Unis, vont aggraver la situation économique et politique du pays, en prenant de nouvelles sanctions, au risque de créer une situation de chaos. Mais cela n’est-il pas leur objectif inavoué ? Cela ne prépare-t-il pas une éventuelle opération de déstabilisation extérieure, visant à rétablir l’ordre des affaires et celui de la démocratie ? Ces menaces vont probablement amener le gouvernement de Maduro à renforcer ses relations avec la Chine, déjà fortement présente économiquement et diplomatiquement.
Ces élections se sont déroulées en pleine crise politique. Les 14 pays du Groupe de Lima ont annoncé le rappel de leurs ambassadeurs et les États-Unis ont déclaré qu’ils ne reconnaitront pas le résultat de la présidentielle. Comment analysez-vous cette situation ? Quelle posture faut-il attendre du Venezuela sur la scène régionale ?
C’est une situation assez paradoxale. La démocratie au Venezuela ne répond pas aux critères auxquels les Occidentaux sont habitués ; le vote est respecté. Mais l’appareil d’État favorise le candidat officiel. La critique est donc justifiée. Mais pourquoi cibler le seul Venezuela ? Certaines situations, en Amérique latine, en Asie, en Europe, sont tout aussi critiquables : le pluripartisme est interdit en Chine et à Cuba, le gouvernement hongrois n’est pas démocratiquement exemplaire, et la Turquie, encore moins. En Amérique latine, le président brésilien, est issu d’un coup d’État parlementaire, les élections au Honduras ont été inconstitutionnelles, le Pérou a un président qui s’est fait remercier pour corruption, etc. Dans ce panorama de la crise de la démocratie, le Venezuela fait figure de bouc-émissaire collectif et exclusif.
Cette situation répond davantage à des critères liés à la géopolitique, à des logiques diplomatiques que réellement éthiques. Le Venezuela est dans une situation diplomatique de plus en plus complexe, dans la mesure où la plupart de ses voisins, le Brésil, la Colombie, le Pérou, le Chili ou l’Argentine affichent une attitude agressive, calée sur la position des États-Unis.
Ce contexte amène Caracas à s’appuyer davantage sur ses alliés actuels qui vont renforcer leur capacité d’influence, soit la Russie, et plus fortement la Chine. Pékin a récemment signalé dans un communiqué qu’elle attachait la plus grande importance à ce que le résultat des élections au Venezuela soit reconnu au niveau international, preuve de sa forte relation avec Caracas, mais aussi de l’élargissement de sa sphère d’intérêts.
Jean-Pierre Cabestan est directeur du département de science politique et d’études internationales de l’Université baptiste de Hong Kong et directeur de recherche au CNRS. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Demain la Chine : démocratie ou dictature ? », aux éditions Gallimard.
1/ Pourquoi, selon vous, le système chinois est-il plus marqué par le soviétisme que par le communisme ?
On a tendance à sous-estimer la rupture historique qu’a constitué 1949, date de l’arrivée au pouvoir du Parti communiste chinois (PCC) et de la fondation de la République populaire de Chine (RPC). Le Parti de Mao, bien qu’indépendant de l’Union soviétique, a été organisé sur la base de principes lenino-staliniens, tout comme les institutions de la Chine populaire. En dépit des réformes introduites à partir de 1978, le système politique reste organisé selon ces principes. En conséquence, le PCC fonctionne comme une société secrète : il est opaque, il prend ses décisions sans rendre de compte à personne sauf à l’échelon supérieur et, au sommet, au chef suprême (aujourd’hui Xi Jinping). Les débats et les procédures de prise de décision au sein du Parti ne sont pas rendus publics, pas plus que ne transparait les divergences politiques qui peuvent le traverser. Les dirigeants sont cooptés selon des méthodes en apparence démocratiques, mais en réalité mafieuses, c’est-à-dire en fonction du rapport de forces entre les grands caciques du Parti.
Hu Jintao, le prédécesseur de Xi, a tenté d’introduire un peu de démocratie au sein du PCC, mais a échoué du fait d’une contradiction fondamentale et insurmontable entre le modus operandi du PCC et toute idée de transparence et de démocratie. En d’autres termes, un système de parti unique ne peut se démocratiser, sauf s’il introduit le multipartisme et les libertés fondamentales nécessaires à toute vie démocratique, donc s’il se suicide.
L’instauration du communisme reste inscrite comme objectif final dans les statuts du PCC, mais sa définition est de plus en plus confuse, et s’apparente à une sorte de prospérité générale sous la houlette du PC. Quoi qu’il en soit, seul le PCC est en droit de définir ce qu’est le communisme et donc aussi le socialisme. Et comme celui-ci se voit au pouvoir pour mille ans, il se croit entièrement capable d’atteindre cet ultime but. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les objectifs fixés par Xi Jinping pour 2049, date du centième anniversaire de la RPC : faire de la Chine un pays développé et puissant, maitrisant les technologies les plus avancées, et devenant même leader dans tous les secteurs d’avenir.
Le soviétisme est plus persistant, insidieux et pervers qu’on le croit, souvent dans le sens où il a été intériorisé par la majorité des Chinois du continent. La rupture de 1949 a gangrené les esprits et produit une sorte d’homo sovieticus qui persiste encore, ce qui explique largement l’absence de revendication démocratique des Chinois, et ceci beaucoup plus que l’influence de la culture politique chinoise traditionnelle, notamment le confucianisme. Car comment expliquer que les autres sociétés chinoises et/ou confucéennes, comme Taiwan, Hong Kong, la Corée du Sud et le Japon ont, elles, embrassé les valeurs démocratiques ?
Les enquêtes d’opinion montrent qu’une majorité de Chinois du continent pensent que leur système politique est déjà démocratique parce que les gouvernants l’affirment. Seuls le soviétisme et une absence de culture démocratique peuvent expliquer ces résultats. La réhabilitation par le pouvoir communiste des valeurs confucéennes traditionnelles, et surtout des plus réactionnaires d’entre elles – respect de la hiérarchie, vision élitaire du pouvoir, sélection des élites politico-administratives par le Parti, soumission au pouvoir au nom de l’harmonie, etc. – concourt à perpétuer le soviétisme du régime actuel. Ce qui ne signifie pas que ce régime ne soit pas efficace. Au contraire, avec les réformes, il a montré une capacité administrative et plus largement de gouvernance qu’aucun autre système soviétique n’était parvenu à maitriser. Il a favorisé le développement du pays, parvenant ainsi à apparaître comme un système de gouvernement efficace et compétent, ce qu’il est souvent, et affaiblissant ainsi, un peu comme Singapour, toute velléité de démocratisation.
2/ Vous ne croyez pas beaucoup à une future démocratisation du régime et pourtant vous estimez que les Chinois en sont globalement satisfaits. Comment l’expliquer ?
Pour les raisons que je viens d’évoquer, la démocratisation de la Chine reste lointaine, incertaine et, je crains, moins pacifique qu’espérée. Les Chinois sont satisfaits de leur régime politique tout d’abord parce que celui-ci leur a apporté la prospérité, ou plutôt un certain bien-être, et l’éradication de la pauvreté. Il leur a également apporté une meilleure gouvernance qu’autrefois, y compris à l’époque de Mao, la stabilité et la sécurité, deux préoccupations qui, pour des raisons très compréhensibles – l’histoire chinoise du XXe siècle – sont vouées à rester prioritaires. Bref, entre sécurité et liberté, les Chinois préfèrent la sécurité, avec tout ce que cela implique comme conséquences, en matière de contrôle social, de censures ou d’atteintes à la vie privée. Les classes moyennes actuelles sont les plus attachées à la sécurité de leurs biens et de leurs proches, manifestant des tendances que la société française pourrait qualifier de « lepénistes ».
La pression des migrants arrivant des campagnes, les difficultés croissantes d’accès à la propriété, la compétition féroce imposée par le système éducatif, les lents progrès des systèmes de protection sociale, etc. tous ces facteurs contribuent à nourrir l’égoïsme des classes moyennes et leur désintérêt pour la démocratie, qui, en l’occurrence, ne faciliterait en rien le règlement de ces problèmes. L’amélioration du niveau d’éducation et la mondialisation de l’économie et de la société chinoises sont de nature à favoriser une diffusion des idées démocratiques. Mais cela prendra du temps avant que les Chinois se révoltent contre la société secrète qui les dirige d’une main de fer. En attendant, et tout en maugréant plus qu’avant, car leurs attentes sont plus importantes, la majorité des Chinois gardent leurs distances du politique et restent, au fond, profondément légitimistes. La montée du nationalisme, et surtout le rôle clé des élites, contribuent à perpétuer ces comportements. En effet, fidèles au PC, la grande majorité des élites politiques, entrepreneuriales et intellectuelles sont conservatrices, dominées par les idées de la nouvelle gauche néo-maoïste et autoritaire ou des néo-confucéens. Dans ce paysage, les réformateurs du PCC et les démocrates en herbe paraissent bien faibles et isolés. La féroce répression de tout mouvement constitutionaliste ou de droits de l’homme, qui s’est accentuée sous Xi, contribue évidemment à consolider ce rapport des forces défavorable. Mais je pense qu’une grande partie des élites se satisfont des privilèges que le PCC leur a distribués, y compris en matière de consultation et d’influence politiques. Et surtout, un peu comme l’establishment hongkongais (et pro-Pékin), ils ne veulent pas partager ces privilèges avec le vulgum pecus, les Chinois sans pouvoir ni argent…
3/ Vous écrivez que les réseaux sociaux laissent plus d’espace aux citoyens tout en permettant de resserrer leur contrôle par le régime. Comment expliquer ce paradoxe ?
L’engouement des Chinois pour Internet et toutes les activités que les tablettes électroniques permettent est connu. Mais je ne pense pas que la toile va démocratiser la Chine. En dépit de la censure, dont la plupart, en réalité, s’accommodent, Internet permet un échange beaucoup plus intense et rapide des informations et des idées, notamment sur Weixin ou Wechat. Mais le PCC veille au grain et a les moyens non seulement de rapidement faire disparaitre de la toile tout message politiquement subversif ou même critique, mais aussi d’identifier et intimider les contrevenants : cette limite essentielle au caractère privé de la correspondance est parfois contestée, mais elle reste intériorisée et acceptée par la plupart, car peu contraignante.
Enfin, le projet de crédit social, actuellement testé dans plusieurs provinces, contribuera à resserrer ces contrôles, de nature orwellienne, distribuant bons et mauvais points aux citoyens en fonction de leurs actes publics (propos ou comportements jugés antisociaux) ou privés (abandon de vieux parents). La généralisation de ce système sera un test qui permettra de mieux mesurer l’acceptation par la société chinoise du soviétisme du régime ou, au contraire, sa contestation.
Pierre Conesa, spécialiste des questions géopolitiques, a occupé différentes fonctions au ministère de la Défense. Il est maître de conférences à Sciences Po et à l’ENA. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage « Hollywar : Hollywood, arme de propagande massive », aux éditions Robert Laffont.
Hollywood est donc essentiel dans la constitution de l’opinion publique américaine ?
Je ne m’intéressais qu’à la façon dont Hollywood traite du rapport avec « l’Autre », l’étranger, celui qui n’est pas de droit, membre à part entière de la société américaine : ce pouvait être le « Noir », ou les « peaux rouges », mais aussi les « Hispaniques » ou les « Jaunes ». Hollywood les traite tous comme des « sous-hommes » (ennemis cruels, serviteurs, simplets, combattants perfides…). Pour moi, ce ne sont pas les excellents films produits par Hollywood, ceux que nous voyons, qui forment l’opinion américaine, ce sont les mauvais, produits en quantité : les 2700 westerns, les 1500 films représentant le Mexicain comme un personnage transpirant (le Greasy), au rire sardonique, ou les 100 films consacrés au « Jaune » cruel (le docteur Fu Manchu d’abord Mandchou, puis Chinois et enfin Tibétain…) avant de laisser la place au Japonais, au Coréen puis au Chinois aujourd’hui… C’est une sorte de bizutage pour avoir ensuite le droit d’accéder à d’autres rôles, tout en devant attendre encore un certain temps pendant lequel le héros du film est encore un acteur blanc grimé. Je cite un certain nombre de documentaires faits par un arabo-américain ou un sino-américain qui démonte tous les stéréotypes dont leur communauté a souffert. Les Français y ont eu droit aussi, pendant le French Bashing. Aujourd’hui, l’ennemi est « l’arabo-irano-terroristo-nucléaro-musulman ». C’est l’ennemi « busho-trumpien » !
Les États-Unis sont un pays qui n’a pas de ministère de l’Education nationale et donc pas de « récit national » officiel comme le fut l’Histoire de Michelet pour la France de la IIIe république. C’est Hollywood qui a assumé ce rôle. D’autre part, les États-Unis sont un pays fermé sur lui-même : la moitié des parlementaires n’a pas de passeport. Donc les mauvaises productions hollywoodiennes ont constitué et constituent encore la fenêtre sur le monde.
Comment se fait-il que le mass shooting soit absent des scénarios contrairement au terrorisme ?
Hollywood produit des films extrêmement critiques sur la société américaine ou sur la vie politique à Washington. Mais dès qu’il s’agit du rapport avec un ennemi ou une menace, la machine déraille ! Des films montrant la capacité des forces de police et de sécurité ou des services d’espionnage contre les terroristes sont nombreux. C’est de la propagande : je rappelle que les deux dernières interventions militaires américaines (Irak et Afghanistan) ont été des catastrophes, que la CIA a mis 10 ans à retrouver Ben Laden, et on attend toujours de savoir qui a commandité l’assassinat de Kennedy.
Il reste aussi des sujets tabous qu’Hollywood ne tente même pas d’aborder comme les mass shooting. Au XX° siècle, les guerres ont causé moins de morts américains que les morts par armes à feu et les mass shooting, ces tueries anonymes, font une moyenne de 30 000 morts par an. Pourquoi ce manque ? Pour ne pas heurter la puissante National Riffle Association (NRA) ?
« Elephant » de Gus Van Sant (2003) sur le massacre de Colombine (1999) produit par la chaine HBO n’eut qu’une « sortie fantomatique » aux États-Unis. « American Yearbook » (2004) ne fut pas distribué ; « Beautiful Boy » (2010) ; « Heart of America » (2002) ; « Hello Herman » (2012); « Home Room » (2002) ; « The Only Way » (2004), tous ces films qui évoquent le sujet n’ont eu que des diffusions confidentielles. « Bowling for Columbine » de Michael Moore est un documentaire plus qu’un film et il n’a dû son succès qu’à la Palme attribuée à Cannes.
Comment expliquer que le cinéma américain représente 90 % des recettes cinématographiques de la planète pour seulement 15 % des films produits ?
Le cinéma est considéré aux États-Unis comme un secteur de production plus que comme une activité culturelle et fait dès lors partie des domaines que les autorités américaines veulent ouvrir au libre marché dans les négociations de l‘OMC. On se souvient que dans les accords Blum/Byrnes, signés en 1946, juste à la fin de la guerre, le prêt accordé par Washington à la France était conditionné par l’ouverture des écrans français aux 2700 films américains tournés pendant la guerre. Or ces films décrivaient la réalité d’un pays, les États-Unis, qui n’avaient pas connu la guerre sur son territoire alors que les productions françaises étaient principalement centrées sur l’Occupation, la Résistance, les tueries et les privations. Le succès des films américains d’après-guerre auprès d’un public qui avait envie de souffler fut aussi commercial.
Aujourd’hui, seules la France et la Corée s’opposent à Washington exactement pour les mêmes raisons. Mais la grande force d’Hollywood est l’extraordinaire créativité des scénaristes qui sont capables de raconter n’importe quelle histoire en prenant toutes les libertés du monde avec la réalité historique et en faire un magnifique film. Je cite l’exemple du film « Argo » contre lequel les protestations sont venues du Canada, car tout le travail a été fait par l’ambassadeur canadien pendant la révolution islamique à Téhéran, alors que l’agent de la CIA, joué par Ben Affleck, n’a passé qu’une demi-journée à Téhéran. Mais on ne peut pas faire un film comme cela à Hollywood.
Même remarque pour le combattant américain : les États-Unis n’ont jamais connu la guerre sur leur territoire et les guerres modernes ont toujours été médiatisées par le cinéma. C’est le seul cinéma qui peut se permettre de faire un film (« Rambo 2 ») dans lequel un ancien combattant du Vietnam, revenant dix ans après la fin de la Guerre, tue seul 76 Vietnamiens. Jamais la France n‘aurait pu faire un film comme cela sur la guerre d’Algérie.
Vous remarquerez que Sylvester Stallone, qui n’a jamais fait la guerre, ne souffre pas du syndrome post-traumatique. On vient d’ailleurs d’apprendre qu’il rempile avec sa bande de sexagénaires dans « The Expendables » 6 ou 7, bande de joyeux compagnons qui ravagent régulièrement des pays mythiques opprimés par un sanglant dictateur… Dans « The Expendables 2 », c’est le Népal où un groupe armé impossible à reconnaitre a eu le tort d’enlever Schwarzenegger. La bande de joyeux vandales se déplace ensuite en Bulgarie pour libérer des femmes et des enfants esclaves dans une mine puis en Albanie pour une autre tâche humanitaire et enfin dans un des pays d’Asie centrale (le Kazakhstan).
Les spectateurs américains eux-mêmes ne sont pas dupes des films pleins d’hémoglobine et de super-héros puisqu’un site délivre chaque année l’Oscar du film le plus meurtrier.
La Fondation Open Society (OSF), créée par George Soros, vient de l’annoncer : suite au projet de loi du gouvernement de Viktor Orban contre les ONG qui viennent en aide aux migrants, elle quitte la Hongrie où elle était implantée depuis plus de trente ans pour Berlin. Un tournant pour cette organisation, un test pour l’Europe.
Née de la volonté d’un milliardaire américain d’origine hongroise, George Soros, et installée notamment en Hongrie depuis 1984, afin de promouvoir les valeurs démocratiques et libérales – initialement pour limiter l’influence du communisme –, OSF regrette « la politique de répression croissante » à son encontre dans le pays. Un projet de loi prévoit en effet que toute organisation travaillant avec des migrants devra être contrôlée par le ministère de l’Intérieur hongrois et que toute organisation bénéficiant de financements étrangers sera taxée à 25 %. Ces mesures sont dirigées contre la fondation Soros en raison de son soutien aux ONG de défense des droits de l’Homme et des réfugiés, qui figure parmi ses activités.
Plus globalement, le cosmopolitisme et l’ouverture sur le monde sont pointés du doigt par le pouvoir hongrois. Soros est décrit comme un ennemi de la « nation hongroise ». Avec lui, estime en effet Orban – qui, lorsqu’il était étudiant à Oxford et engagé contre le communisme, avait bénéficié d’une bourse d’une des fondations Soros –, on « apprend que l’immigration illégale ou les ‘gender studies’, c’est bien. » Le premier ministre fait ici référence aux financements qu’OSF accorde à certaines universités à Budapest.
Le retour en arrière sur les droits des femmes, en Hongrie, procède lui aussi d’un projet politique traditionnaliste et nationaliste, parfaitement fantasmé : perpétuer la population blanche en supprimant l’immigration. On observe la même chose en Pologne ou aux États-Unis, par exemple.
Depuis 2016, Fidesz, le parti de Viktor Orban au pouvoir, harcèle et diffame l’OSF et George Soros. Complotisme et antisémitisme en sont les ressorts. Pendant la dernière campagne électorale, des milliers d’affiches présentaient Soros avec une mine grimaçante et ce commentaire : « 99 % des Hongrois sont contre les immigrants. Ne laissons pas Soros rire le dernier. » Une autre, via un montage, montrait le milliardaire manipulant une marionnette. L’image du juif manipulateur, qui « tire les ficelles » dans l’ombre est un vieux cliché antisémite des années 1930-40. Soros, qui a fui la Hongrie occupée par les nazis quand il était enfant, s’est dit très choqué par cette iconographie.
LES FONDATIONS ÉTASUNIENNES EN EUROPE : UNE RELATION SÉCULAIRE
Dès le début du XXe siècle, de grandes fondations étasuniennes ont élaboré une stratégie d’expansion en Europe. Afin d’asseoir leur suprématie géopolitique sur le vieux continent, les États-Unis ont fondé ce soft power sur l’éducation et la culture. Créées par des chefs d’entreprise, ces fondations visaient à la diffusion des principes « universalistes » de libéralisme, politique et économique, et des idéaux de démocratie.
Dans la tradition de l’ « expert », issue du XIXe siècle, qui est depuis à l’œuvre dans les nombreux think tanks à tous les niveaux de l’échiquier politique aux États-Unis, le soutien à la science et aux chercheurs devait renforcer l’influence géopolitique et économique américaine. Parfois, l’adaptation aux contextes nationaux, en Europe, a été difficile. Des centres de recherche ont vu le jour, des bourses d’études ont été décernées, des milliers de livres ont été achetés et des colloques ont été organisés à la pelle. Pour autant, rien ne s’est fait ex nihilo ; les fondations se sont appuyées sur des structures et des réseaux existants, mais en ont souvent modifié les modes de gouvernance.
Ainsi, dans l’entre-deux guerres, la fondation Rockefeller a financé l’école d’infirmières (au féminin à l’époque) et la faculté de médecine de Lyon et a veillé à la bonne santé des ouvriers et des militaires à côté de la grande bourgeoisie locale, ainsi que les sciences économiques à la London School of Economics. Le savoir est un prétexte à une forme de contrôle social, et la recherche empirique, un auxiliaire du politique et du business, notamment au moment de la crise de 1929.
Après la Seconde Guerre mondiale, les fondations Ford, Soros et Rockefeller ont été très actives pour refonder la pensée, la société et les institutions démocratiques en Europe et lutter contre l’influence marxiste. Loin d’avoir « américanisé » l’Europe comme on le dit parfois, ces fondations ont, pendant des décennies, nourrit des intérêts réciproques bien compris, comme le montre par exemple l’historien Ludovic Tournes dans le livre qu’il a dirigé, L’argent de l’influence (Autrement, 2010).
L’EUROPE DÉMUNIE MAIS SURTOUT AFFAIBLIE
La décision de la fondation OSF de quitter Budapest marque incontestablement un tournant, alors que l’Europe est aujourd’hui, de nouveau, gagnée par la montée des nationalismes. La Commission européenne a fait savoir qu’elle considérait ce départ comme un symbole du recul des libertés et de la démocratie en Hongrie. Mais que peut-elle faire concrètement ?
Alors que la Hongrie a signé, comme les 27 autres pays-membres, plusieurs traités garantissant le respect de l’État de droit, l’indépendance de la justice et la protection des minorités, l’UE manque d’outils juridiques pour répliquer. Pour autant, elle envisage aujourd’hui des sanctions inédites contre la Pologne où les médias sont muselés et le système judiciaire n’est plus indépendant. La Commission européenne a laissé entendre qu’elle pourrait lancer une procédure privant la Pologne de son droit de vote… ce qui n’arrivera pas car il faut l’unanimité des États-membres et que la Pologne sera soutenue, au moins, par la Hongrie.
Une autre possibilité serait la suppression de certains fonds européens destinés à la construction d’infrastructures, par exemple. L’UE, qui est par ailleurs explicitement attaquée par Orban pour son « soutien aux migrants » (sic), se penchera-t-elle sur le cas hongrois ? Envisagera-t-elle de revoir ses textes pour mettre en place des procédures de rétorsion contre les gouvernements qui multiplient les politiques anti-démocrates ? C’est un véritable test de la capacité de l’Europe à défendre les valeurs humanistes et de paix qui sont au fondement de sa construction.
Le problème est qu’ailleurs, en Italie, en Autriche et même en France, Orban jouit d’une certaine admiration. La récente couverture du magazine Valeurs actuelles en est une illustration : une photo de Soros s’accompagne du titre : « Le milliardaire qui complote contre la France. Révélations sur Georges Soros, le financier mondial de l’immigration et de l’islamisme. » Et dans le magazine, on peut lire que son but est de déstabiliser l’Occident, déjà affaibli par un afflux d’immigrants. Une littérature qui rappelle une autre époque, mais qui se vend très bien. Dans tous les pays européens.
Deux pays d’Amérique latine, le Guatemala et le Paraguay, ont accompagné l’ambassade des États-Unis, délocalisée de Tel-Aviv à Jérusalem. Le Honduras pourrait adopter une décision identique. Avec la Hongrie, la Roumanie, la République tchèque et le Togo, ces deux pays latino-américains ont donné une apparence de légitimité internationale au geste unilatéral de la diplomatie nord-américaine.
On comprend les motivations d’États qui en respectant le droit international, ont plus à perdre qu’à gagner. Modestes, ils n’ont de toute manière aucun droit à la parole sur les grands sujets qui divisent la paix et les équilibres du monde. Modestes, ils ont besoin quel qu’en soit le prix de la bienveillance des puissants. Le Guatemala, tout comme le Honduras, ont beaucoup de ressortissants en situation précaire aux États-Unis.
Le Paraguay est traditionnellement ouvert au mieux-disant. Comme d’ailleurs les pays d’Amérique centrale. En reconnaissant Taipei comme seul représentant légitime de la Chine, ces derniers bénéficient d’une aide appréciée en provenance de Taïwan. Le parlement d’Asuncion, théâtre d’affrontements politiques, incendié en 2017, avait été financé par la coopération de la Chine nationaliste. Israël a usé des mêmes instruments pour tenter de renverser les amitiés d’un continent ayant basculé côté palestinien. Le président paraguayen s’est rendu à Buenos Aires pour rencontrer Benjamin Netanyahou, en 2017.
Ces États sont par ailleurs en sympathie idéologique avec les autorités actuelles des États-Unis et d’Israël. Ils partagent avec Donald Trump et Benjamin Netanyahou leur hostilité à l’égard de tout ce qui de prés ou de loin se définit comme progressiste. Ils s’appuient, quelle que soit l’authenticité de la référence affichée, sur la Bible pour fixer leurs grandes orientations politiques. Donald Trump a fait bénir la nouvelle ambassade des États-Unis à Jérusalem par deux pasteurs pentecôtistes. Le chef d’État actuel du Guatemala, Jimmy Morales, est un prédicateur évangéliste. Jérusalem revêt donc pour l’un comme pour l’autre une dimension qui va bien au-delà de la Cité terrestre.
Le calcul ou le choix du cœur fait par les présidents Jimmy Morales du Guatemala et Horacio Cartes du Paraguay rappelle celui qui en 2003 avait été fait par Dominicains, Guatémaltèques, Honduriens et Salvadoriens. Ils avaient accepté de servir de caution internationale à l’expédition punitive de George W. Bush en Irak. Quelques dizaines de soldats centraméricains avaient donc accompagné plusieurs dizaines de milliers de militaires nord-américains en Irak. Le jeu en valait-il la chandelle ? Au vu du statut actuel des résidents de ces pays aux États-Unis, menacé d’expulsion et traité en ce qui concerne le Salvador « de pays de merde » par Donald Trump, la question mérite d’être posée.
À l’inverse, les voisins du Guatemala, comme ceux du Paraguay, ont manifestement gardé un prudent silence. Ou ont rappelé de façon discrète leur soutien à la légalité internationale, au respect des engagements accordés en 1993, par Israéliens et Palestiniens. Tous du Brésil au Salvador, en passant par le Chili et l’Uruguay ont considéré qu’ils n’avaient rien à faire dans une querelle dépassant leurs intérêts ou leurs sympathies immédiates. Qui plus est beaucoup ont dans leur population des communautés d’origine juive – en Argentine et en Uruguay -, syro-libanaise – en Argentine, au Brésil, au Pérou -, ou même palestinienne au Chili.
Pour autant, en ces temps d’incertitudes alimentées par l’imprévisibilité du président nord-américain, et son agressive politique commerciale et migratoire, toutes les coopérations sont les bienvenues. Benjamin Netanyahou a donc été bien reçu à Bogota, comme à Buenos Aires et Mexico en septembre 2017. La vice-présidente argentine, Gabriella Michetti, s’est rendue en Israël début 2018. Le président panaméen, Juan Carlos Varela, est attendu dans les prochains jours. Les affaires ont donc pris un tour plus dynamique. Des réseaux culturels et universitaires d’accompagnement se sont mis en place afin de pérenniser ces rapports. Les liaisons aériennes directes suspendues en 2001 ont été rétablies en avril 2018.
Quant aux évangélistes de toute nationalité, du Brésil au Costa Rica, de la Colombie au Pérou, portés par des vents politiques favorables, ils sont à l’affût pour faire avancer en Amérique latine la cause de la Palestine juive. La fraternité évangéliste du Honduras a signalé au président Juan Orlando Hernandez que « l’histoire biblique comme l’universelle, nous disent que Dieu bénit toute nation qui bénit Israël ». Le président du groupe d’amitié Brésil-Israël, Jony Marcos, un député évangéliste, s’est félicité publiquement de Donald Trump : « La communauté évangéliste du Brésil voit d’un très bon œil la décision de Trump. (..) Jérusalem a toujours été la ville sainte des Juifs et des Chrétiens ».
Toutes choses laissant ouvertes bien des portes par ailleurs. Le Paraguay qui suit bien des chemins de Damas, en parallèle, a signé il y a quelques semaines plusieurs accords économiques avec le Qatar.
Entre Inde, Chine, Bangladesh et Thaïlande[1], démocratie et régime post-junte militaire, fascination et incompréhension, hostilités et velléités de paix, la Birmanie de ce printemps 2018 suscite une foule de sentiments contraires. Les affrontements du week-end dernier intervenus dans l’Etat de Shan opposant un groupe ethnique armé[2] et l’armée nationale, la redoutable ‘tatmadaw’, viennent les renforcer de manière peu favorable.
Déjà aux prises avec la grave et sensible crise humanitaire en Arakan et le sort ténu de la communauté rohingya[3] massivement réfugiée au Bangladesh, la Birmanie et son pouvoir hybride[4] contre nature témoignent à cette occasion de la pluralité des écueils, contentieux et défis à gérer parallèlement, ce, moins d’une dizaine d’années après l’entame (2010) d’une complexe transition démocratique[5]. L’occasion de porter un regard synthétique sur quelques-uns des principaux ‘’chantiers’’ du moment pour ceux en charge du destin national birman.
Combats dans le Nord et l’Est, ou le mythe de la réconciliation nationale
À l’instar des événements déplorés ce week-end près de la localité frontalière de Muse[6], une centaine de combattants ethniques de la Ta’ang National Liberation Army (TNLA) ont attaqué des positions tenues par les forces gouvernementales (causant 20 morts, en majorité des civils), mais également des combats se poursuivant entre la tatmadaw et une noria de groupes ethniques armés (GEA[7]) en divers autres points[8] du territoire, les hostilités violentes, leur lot de conséquences sur le quotidien (plusieurs centaines de milliers de réfugiés), ne font guère montre d’essoufflement. Une situation inquiétante largement imputable à la volonté de l’armée régulière « d’en finir » avec certains GEA réfractaires, qui agit comme un puissant frein à la réconciliation nationale prêchée par le gouvernement civil.
Un processus de paix au point mort
L’administration démocratique a beau le répéter via sa charismatique porte-voix Aung San Suu Kyi[9] depuis sa prise de fonction voilà deux ans en avril 2016, le laborieux processus de paix engagé par l’ancien Président Thein Sein (administration précédente, 2011-16) n’a guère avancé, bien au contraire. Face à des minorités ethniques (1/3 des 55 millions de Birmans…) pour le moins réservées sur l’autorité toute relative du gouvernement civil (et sans expérience) et sceptiques quant à l’agenda véritable de l’armée (plus présente sur les lignes de front qu’à la table des négociations…), l’administration issue des urnes oppose son envie sincère de paix et ses bonnes dispositions, sans suffire ni convaincre.
L’Arakan, les Rohingyas et l’opprobre international
C’est peu dire que le drame humanitaire poussant à la fin de l’été 2017 plusieurs centaines de milliers de Rohingyas à fuir précipitamment l’État de l’Arakan (ouest du territoire birman) et à trouver refuge au Bangladesh a brutalement[10] reformaté – en la dégradant sévèrement – l’image extérieure du régime, alors même que ce dernier s’était progressivement sorti ces dernières années, en déroulant un processus de transition démocratique (restant certes à achever), de l’ornière dans laquelle un demi-siècle de junte militaire et de répressions (politiques, démocratiques, ethniques) l’avait confiné.
Adressées aux autorités, les critiques internationales dénonçant les contours d’une opération contre-insurrectionnelle (menée par l’armée, sur laquelle le gouvernement civil n’a aucune autorité) de toute évidence entachée d’exactions, de violences et de drames inexcusables, ont semble-t-il davantage ébranlé Aung San Suu Kyi que le chef des armées, l’inflexible senior-général Min Aung Hlaing, dont le crédit auprès de la population nationale – laquelle ne montre que fort peu d’empathie pour les « Bengalis[11] » – s’est très sensiblement renforcé suite à ces événements.
Net coup de froid avec l’Occident / ONU
Les gouvernements et opinions publiques des États où la population est majoritairement de confession musulmane se sont montrés très critiques à l’encontre des autorités civiles et militaires birmanes pour leurs responsabilités dans la tragédie humanitaire en Arakan. Aussi, hier encore adulée dans la totalité des capitales européennes et nord-américaines ayant longtemps soutenu (de loin) son combat dans l’opposition à la junte, invitée vedette des grands forums dédiés à la démocratie et aux droits de l’Homme, Aung San Suu Kyi y trouve aujourd’hui porte close et mâchoire serrée. Un revers de fortune des plus difficiles à imaginer il y a seulement un an, un coup dur sur la résiliente Dame de Rangoun.
Pékin ou l’improbable retour en grâce
Au contraire d’un pan de la communauté internationale dont le courroux s’est bien abattu sur le pouvoir birman depuis l’automne 2017, les principales capitales asiatiques, de Pékin à Tokyo en passant par New Delhi et Séoul, se sont au contraire empressées de confirmer leur soutien à la capitale birmane Naypyidaw. Pékin, très impliquée depuis une trentaine d’années dans les ‘’affaires birmanes’’ tant économiques, qu’industrielles, mais également ethniques et politiques – trop au goût de nombre de Birmans au point de susciter un fort ressentiment sinosceptique -, a affiché publiquement une solidarité de tous les instants ou presque[12], jusque dans la médiation entre les groupes ethniques armés et la belliqueuse tatmadaw. La Chine s’est ainsi replacée tout en douceur dans les petits papiers des autorités birmanes, une véritable aubaine sur laquelle elle entend bien capitaliser…
Développement économique, croissance, investissements directs étrangers
Après deux années d’exercice du pouvoir, l’administration de la Ligue nationale pour la Démocratie (LND), portée initialement par un soutien populaire aussi ample que ses attentes étaient déraisonnables, est redescendue de son petit nuage, contrainte à la modestie par la lecture de son bilan sujet à plus d’interrogations que de satisfecit, au niveau du processus de paix et de la réconciliation nationale, mais pas uniquement. Pour l’homme de la rue de Mandalay ou de Pathein comme pour l’homme d’affaires de Rangoun ou Sittwe, les performances et orientations économiques de ‘’l’administration Suu Kyi’’ déçoivent pour leur flou, leur insuffisance et leur légèreté. Certes, la croissance économique nationale n’a pas plongé depuis que les couleurs rouge et or de la LND flottent sur les 70 000 villages de la nation (PIB + 7,2% lors de l’année fiscale 2017-18). Mais déjà mise à mal par quelques maux quasi rédhibitoires (corruption, risque politique élevé, expertise technique limitée, infrastructures désuètes, etc.), l’attractivité de la Birmanie en matière d’investissements directs étrangers (IDE[13]) semble pâtir et du manque de solidité du programme économique porté jusqu’alors par la LND, et par les incidences de la crise en Arakan.
****
Il serait possible d’ajouter à ces dossiers centraux l’avenir incertain (à deux ans du prochain scrutin général) de la très fragile relation armée / gouvernement civil, les velléités de modification de la Constitution de 2008[14] défendues par la LND et une partie de l’opinion, ou encore la nécessité pour Naypyidaw de rétablir des rapports apaisés avec les États-Unis[15] et l’ONU.
La feuille de route de la première administration civile démocratiquement élue depuis les années 1960 se perd dans les difficultés. Nombre d’écueils sont à dessein dressés par une omnipotente caste de généraux désireuse d’étirer le plus longtemps possible dans le temps le processus de transition démocratique en cours. Face à ces oppositions aux conséquences négatives multiples, il parait de bon aloi d’encourager la communauté internationale à ne pas prolonger plus que nécessaire son blâme, ni durcir au-delà du raisonnable sa politique de sanctions à l’endroit d’un gouvernement démocratique dont on aura bien compris, en ces terres exposées à un nationalo-bouddhisme virulent comptant autant de moines que de militaires, qu’il n’est guère le seul dépositaire de l’autorité.
——————————
[1] Ajoutons, pour être exhaustif, une petite ouverture terrestre vers le Laos (240 km de frontière commune).
[2] On en dénombre une vingtaine au niveau national.
[3] Les ‘’Bengalis’’ pour une majorité de Birmans.
[4] Associant depuis avril 2016, dans une alchimie incommode, un gouvernement démocratiquement élu aux couleurs de la Ligue nationale pour la démocratie (LND ; parti politique d’Aung San Suu Kyi, l’ancienne opposante et prix Nobel de la paix) – et l’influente tatmadaw sur qui le gouvernement ne dispose d’aucune prise décisive.
[5] Après un demi-siècle ininterrompu de junte militaire, dès 1962.
[6] Nord-est du pays, dans l’État Shan, face à la province chinoise du Yunnan.
[7] Seuls 10 des 21 groupes ethniques armés ont paraphé l’accord national de cessez-le-feu (NCA) d’octobre 2015 avec le gouvernement.
[8] cf. dans les États Kachin (nord), Karen et Mon.
[9] Officiellement ‘’simple’’ Conseillère d’État et ministre des Affaires étrangères ; dans les faits, la véritable cheffe de l’État.
[10] La violente opération contre-insurrectionnelle engagée fin août dans le nord de l’Arakan par l’armée fait suite à l’attaque coordonnée le 25 août 2017 d’une trentaine de postes de police et d’une base militaire par plusieurs centaines d’assaillants rohingyas sous les ordres d’une organisation radicale, l’Arakan Salvation Rohingya Army (ARSA), dont les liens sont avérés avec plusieurs entités djihadistes internationales.
[11] Une communauté ‘apatride’ – selon Naypyidaw (capitale birmane) – originaire du sous-continent indien et de foi musulmane, à qui le statut de minorité officielle (il en existe 135 dans ce pays…) n’est pas accordé.
[12] Déplacement en Birmanie du ministre chinois des Affaires étrangères en novembre 2017, ‘’navette’’ très régulièrement effectuée (cf. septembre et décembre 2017 ; février 2018) vers Naypyidaw et Rangoun par l’envoyé spécial du gouvernement chinois, Sun Guoxiang.
[13] Ces capitaux nécessaires notamment au financement des infrastructures (routes, électricité, énergie, eau, pont, ports, aéroports, etc.), souvent antédiluviennes dans la Birmanie d’aujourd’hui.
[14] Rédigée par la plume de constitutionnalistes aux ordres de l’armée, avec pour souci central de préserver l’influence et l’autorité des hommes en uniforme, fut-ce dans une logique de transition démocratique graduelle.
[15] Et plus particulièrement avec une administration républicaine aujourd’hui guère birmanophile, à des lieues de l’intérêt que lui portait la Maison-Blanche alors démocrate, lors des deux mandats de Barack Obama (2009-2017).
Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.
Mardi 8 mai, Donald Trump a acté le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien. Malgré la volonté des cinq autres pays signataires (France, Allemagne, Royaume-Uni, Russie et Chine) de rester dans l’accord de Vienne, le rétablissement des sanctions américaines serait applicable immédiatement pour les nouveaux contrats et entreprises étrangères engagés en Iran. Face à une divergence de volontés et un risque de sanctions, la question de la souveraineté économique, mais également politique des pays est en jeu. Pour nous éclairer sur la situation, le point de vue de Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’IRIS.
Certains estiment que les Européens pourront continuer à acheter du pétrole iranien, limitant de fait l’impact des sanctions et le risque d’une flambée des prix du baril. Si tel n’était cependant pas le cas, de quelle manière les pays européens devraient-ils se positionner avec l’Iran ?
La sortie de l’accord n’engage que les États-Unis qui souhaitent imposer des sanctions à l’Iran. En tant que tel, cela ne change pas grand-chose puisque seules les sanctions imposées par le président via un executive order avaient été levées par Obama. Il n’avait aucun pouvoir sur les sanctions du Congrès qui ont force de loi et n’avaient, elles, jamais été levées, même si le Congrès avait été relativement coopératif depuis l’accord de 2015. Dans ce contexte de sanctions unilatérales, on peut imaginer que dans l’absolu, les relations commerciales avec l’Iran (achat de pétrole par exemple ou poursuite des contrats initiés depuis 2 ans) ne devraient pas être impactées. Ainsi, malgré les sanctions et surtout depuis leur levée, la Chine a multiplié ses relations commerciales avec l’Iran, et nul doute qu’elle continuera après le 8 mai 2018.
Toutefois, cela reste théorique et il important de prendre en compte la réalité des rapports de force dans le cas européen entre les États-Unis et les pays européens. C’est la « liberté » et le choix des pays européens signataires de l’accord (Allemagne, France et Royaume-Uni) que d’y rester. Pour cela, ils devraient défendre leur souveraineté et refuser de subir les conséquences du retrait américain, même s’il est évident que cela est plus compliqué qu’il n’y paraît et dépendra bien sûr du poids que mettront les Européens à faire respecter leur décision à l’administration Trump. Il y aura des menaces du côté des Américains, des tentatives de déstabilisation et une volonté d’empêcher les Européens, et surtout les entreprises, à faire des affaires avec Téhéran. Il faudra donc que les pays européens s’unissent face aux États-Unis. L’enjeu dépasse largement le seul respect de l’accord : la position des Occidentaux dans la région et la stabilisation économique et politique de l’Iran, qui induirait une possible montée des tensions.
Il y a une vraie opportunité pour les Européens à se positionner et à s’affirmer dans cette région où les intérêts pour la stabilité européenne sont beaucoup plus essentiels que pour les États-Unis qui continuent à attiser les braises. Le Président Trump, comme une bonne partie des élus américains, pensent que les Iraniens constituent un danger majeur dans la région et qu’il faut les écarter. Ce n’est pas un hasard si au début des années 2000, George W. Bush avait désigné l’Iran, comme la Corée du Nord d’ailleurs, comme des « États voyous » (rogue states). Reste à savoir si cet acte peu diplomatique n’avait pas participé à l’exacerbation des tensions dans les deux cas… Les Européens, et en son temps le Président Obama, ont fait le pari que la négociation et la coopération, y compris et surtout économique, peuvent au contraire, normaliser la situation. Ce sont deux analyses différentes d’une même situation où il n’est pas sûr que l’un des acteurs régionaux soit plus raisonnable qu’un autre.
Les entreprises étrangères ayant signé des contrats avec l’Iran, tels que Airbus, Total, General Electrics, vont certainement être pénalisées par la reprise de ces sanctions. Toutefois, un État qui déciderait de signer des accords avec l’Iran serait-il susceptible de sanctions, restrictions ou représailles de la part des États-Unis ?
Dans l’absolu, les Européens n’ont aucune obligation à appliquer des sanctions d’un autre pays, en l’occurrence les États-Unis, dont on peut d’ailleurs questionner leurs légitimités. En effet, seules des sanctions décidées par la communauté internationale, donc l’ONU, ont cette légitimité et doivent être transposées et respectées par tous. Il y a eu en son temps des sanctions à l’encontre de l’Iran qui ont été levées au moment de l’accord sur le nucléaire. Dans la réalité, depuis quelques années les États-Unis appliquent ce que l’on appelle à tort l’extraterritorialité de leurs lois qui est en fait une interprétation très inclusive de la notion de « personne américaine » et des intérêts états-uniens. Ils exploitent leur position centrale dans la mondialisation économique pour pratiquer une sorte de chantage, au prétexte que si vous avez un lien avec les États-Unis (dollars, filiales dans le pays, clients ou fournisseurs américains, etc.), vous devez respecter les règles américaines. Aucun pays ne s’est encore opposé à cette pratique.
De plus, il y a une confusion entre la réalité des poursuites orchestrées par le Department of Justice ces dernières années, qui ont valu d’amende à plusieurs banques européennes, et.la politique étrangère de ce pays, même s’il est vrai que les banquiers européens sont aujourd’hui dans une situation délicate ayant accepté une intrusion et un contrôle américain de leurs activités d’une part, et d’autre part face à un système financier iranien ne fournissant aucune garantie réelle après des années d’isolement d’un système financier mondial ayant beaucoup évolué… Les banques européennes sont donc particulièrement vulnérables, mais là encore la question est à la fois économique et politique. Les banques italiennes, par exemple, plus petites et moins globalisées que les françaises, sont moins sensibles aux pressions américaines. Ce sera certainement la même chose pour certains pays africains, pour la Chine ou pour la Russie. Par ailleurs, fut un temps où les Européens avaient affiché leur refus de ce diktat américain, durant les années 1990 lorsque la loi américaine Helms-Burton sanctionnait Cuba. Les relations économiques des Européens avec Cuba (cf. le développement du tourisme) ont été préservées. Les conséquences du retrait américain dépendront donc aussi de la posture politique des Européens face aux États-Unis et vis-à-vis de l’Iran.
Face au retrait américain, la Chine pourrait-elle tirer son épingle du jeu et renforcer le poids du yuan dans les échanges pétroliers ainsi que dans le financement des investissements en Iran ?
La Chine tire déjà son épingle du jeu. Les relations commerciales avec l’Iran se sont intensifiées depuis l’accord. Rappelons deux choses : la Chine était l’un des pays signataire de l’accord, donc partisane de la recherche ou du pari d’un apaisement avec ce pays. Et les routes de la soie traversent l’Iran, pivot essentiel de la stratégie chinoise dans la région. Elle ne laissera donc certainement pas les États-Unis lui dicter ou influencer ses relations avec l’Iran, cela pourrait d’ailleurs être un grief de plus du président Trump à l’encontre de la Chine. La « diplomatie du panda » développée par la Chine est aux antipodes de la stratégie américaine actuelle et profitera certainement aux intérêts chinois. Elle n’en est pas moins inquiétante pour les Européens et leurs intérêts en Iran, et au-delà d’ailleurs. La balle est dans le camp de ces derniers …
La dénonciation par Donald Trump de l’accord sur le nucléaire iranien n’est pas uniquement l’expression d’un différend entre alliés. Il constitue une attaque supplémentaire de la part du président américain contre un ordre international multilatéral. Il annonce une crise stratégique aux conséquences potentielles incalculables au Proche-Orient, et est porteur de ruptures du pacte transatlantique.
En réalité, lorsque Donald Trump prend une décision de politique étrangère, il fait toujours preuve de cohérence : il prend en compte ce que pensent et souhaitent ses électeurs au détriment de l’intérêt national à long terme. Il joue en permanence une stratégie de la tension, estimant que cela va conduire les autres nations à se ranger derrière la barrière américaine, et éventuellement intensifier leurs achats d’armements aux États-Unis. Leur poids, leur rôle historique, leur puissance ont conduit les Américains à ne jamais hésiter à avoir une politique unilatéraliste, le multilatéralisme étant plutôt une option. Mais jamais un président américain n’aura poussé le curseur aussi loin. Washington a toujours eu une conception de l’alliance atlantique comme devant être menée sous son leadership. Mais jamais aucun président américain n’a traité ses alliés avec aussi peu de considérations. Pour Trump, il n’y a pas de partenaires, il n’y a que des vassaux qui doivent s’aligner docilement derrière Washington.
La façon dont il gère le dossier iranien est encore plus grave que celle dont fit preuve George W. Bush dans le dossier irakien. Au moins celui-ci avait tenté de convaincre ses partenaires et essayé de trouver une solution au sein de l’ONU, faisant même revenir son pays à l’UNESCO pour montrer qu’il n’ignorait pas totalement le multilatéral. Trump ne s’embarrasse de rien de cela. Il décide seul, en fonction de calculs partisans, les autres nations doivent suivre sans discuter.
George W. Bush avait été suivi par des pays européens, notamment le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie et tous les pays de l’Est. Aujourd’hui, le président américain est bien plus isolé puisqu’il y a un front commun Londres-Paris-Berlin estimant qu’il fait gravement fausse route. Sans doute la République tchèque et les pays baltes, voire quelques autres, vont comme d’habitude le suivre docilement. Mais au niveau mondial, Trump est encore plus isolé que ne l’était George W. Bush en 2003. Pourtant, il est aujourd’hui devenu évident que le monde unipolaire était une illusion.
La volonté de Trump d’interdire aux autres signataires de l’accord sur le nucléaire iranien et à tout autre pays de continuer à avoir des relations commerciales avec l’Iran est une mise en cause fondamentale de leur souveraineté. Paris, Londres et Berlin sont mis au défi : soit ils résistent et ne tiennent pas compte des menaces de Washington, il y aura alors la plus grave crise que l’Alliance atlantique n’ait jamais connu ; soit ils appliquent les consignes de la Maison-Blanche et perdent en crédibilité et souveraineté.
C’est une occasion unique de montrer que l’Europe peut prendre en main son destin. Les États-Unis, qui ont été son protecteur pendant la guerre froide, apparaissent aujourd’hui plus comme une source de danger en termes de sécurité, que de stabilité. Ils rassuraient face à l’URSS, désormais ils font peur. L’Alliance atlantique était une protection, Trump veut en faire une servitude. Nous parlons souvent de valeurs communes des pays occidentaux. Mais le multilatéralisme, qui est une valeur fondamentale dans un monde globalisé, nous sépare en fait. Trump montre une volonté hégémonique et punitive à l’égard de ceux qui sont en désaccord et dépasse ainsi de loin toutes les démarches impériales de ses prédécesseurs.
La France, en s’opposant à la guerre d’Irak en 2003, avait permis non pas de l’éviter, mais de préserver une biodiversité stratégique : le monde occidental n’était pas un bloc uni en se dressant face à une force sans loi, face au recours à la guerre comme moyen de résoudre les problèmes politiques, face à la brutalité aveugle. Elle avait obtenu un surcroît de prestige et une popularité internationale impressionnante. Emmanuel Macron, qui s’est maintes fois réclamé du gaullo-mitterrandisme, a aujourd’hui une occasion de marquer l’histoire.