Dans le cadre de sa tournée africaine, le chef de l’État français s’est rendu en Mauritanie afin de rencontrer ses homologues du G5 Sahel. Le financement des opérations de la force du G5 a été l’enjeu principal des discussions, afin d’apporter une réponse sécuritaire unifiée face à la menace terroriste présente dans la région. Au lendemain d’une nouvelle attaque contre la force du G5 au Mali, la relance de cette force panafricaine par le président français est-elle suffisante face à la présence terroriste ? Le point de vue de Serge Michailof, chercheur associé à l’IRIS, ancien directeur des opérations de l’Agence française de développement.
Quels étaient les enjeux du sommet réunissant les chefs d’État du G5 Sahel ? La présence d’Emmanuel Macron était-elle importante ? Quel est le rôle de la France dans la région ?
Le G5 Sahel est une initiative de cinq pays africains, la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Burkina Faso et le Tchad. La présence du président français était importante pour aider à aplanir quelques divergences entre les cinq chefs d’État.
Le premier enjeu est le financement de la force G5. Le coût de cette force est estimé à environ 350 millions d’euros par an. Celui-ci a été au niveau des promesses, plus que rempli, puisqu’il y a eu plus de 400 millions d’euros de financements promis, dont 100 millions de la part de l’Union européenne (UE), le solde étant apporté par les États-Unis, l’Arabie saoudite et quelques pays du Golfe. La France ne peut envisager de contribuer à ce financement étant déjà présente matériellement et financièrement par l’opération Barkhane dont le coût est de l’ordre de 700 millions d’euros par an, ceci sans compter sa contribution financière à la force de maintien de la paix des Nations unies au Mali, la MINUSMA. Mais malgré les promesses, le fonds fiduciaire constitué pour recevoir les financements promis n’est pratiquement pas alimenté et le manque de ressources est devenu un élément majeur de préoccupation.
La constitution de cette force G5 représente le second défi. En effet, tous les militaires des pays concernés formés et entraînés sont déjà affectés soit à diverses forces de maintien de la paix des Nations unies comme la Minusma, soit sont au service des forces armées des cinq nations qui sont déjà engagées contre les groupes djihadistes. La constitution de la force du G5 suppose par conséquent des substitutions au niveau des troupes, posant des problèmes d’effectif, de recrutement et de formation pour certains pays.
Enfin, le dernier enjeu est lié à la réticence de l’Union européenne à soutenir cette initiative. L’UE avait commencé par proposer 50 millions ce qui était franchement ridicule et n’a accepté de porter sa contribution à 100 millions que sous la forte pression de la France. Or, le Sahel concerné par les risques d’insécurité couvre une superficie équivalente à celle de l’Europe occidentale. La sécurité dans cette région constitue un bien public régional et le coût de la restauration de la sécurité devrait donc être mutualisé et supporté non seulement par les pays du G5 dont les ressources sont très limitées, mais aussi par les pays de la région en particulier l’Algérie et les pays européens. L’Algérie est très réticente, car elle considère inacceptable la présence militaire française à ses frontières. Mais l’Union européenne devrait en toute logique couvrir l’essentiel du coût de cette force africaine multinationale contribuant à sécuriser une région qui est au cœur de la problématique du terrorisme et de la crise migratoire. L’insuffisante prise de conscience de nombreux pays européens qui considèrent la sécurité au Sahel comme un problème qui ne concerne que la France est préoccupante.
De multiples financements avaient été annoncés par l’Union européenne, les États-Unis et les 5 pays du G5 Sahel en ce début d’année afin de renforcer la force armée africaine au Sahel et d’intensifier la lutte contre le terrorisme dans la région. Quel est l’état actuel de cette force militaire ?
Au niveau de la force militaire, dans la mesure où l’essentiel des financements n’a pas encore été versé et que la mobilisation des troupes est encore en cours, la force du G5 Sahel n’est pas encore réellement opérationnelle. Les premiers éléments ont participé à quelques opérations avec Barkane, mais leur présence n’est pas encore significative. En effet, les 5 000 hommes prévus dans cette force peuvent certes soulager un peu Barkhane, mais on ne peut leur demander de sécuriser une zone de 4 à 5 millions de km2 comptant actuellement près de 100 millions d’habitants. Rappelons aussi le récent attentat terroriste qui a frappé leur quartier général de Sévaré au Mali.
Au-delà des problématiques sécuritaires, vous insistez régulièrement sur le fait que le problème du Sahel est aussi politique. Quelles sont les priorités ?
Le maillon faible de la chaîne des pays sahéliens est aujourd’hui le Mali, zone où l’insécurité est désormais généralisée et particulièrement préoccupante, non seulement au nord désertique, mais aussi au centre et au sud du pays dans des zones très peuplées. La principale raison est la faiblesse de l’appareil d’État malien qui est incapable d’apporter aux populations de ces régions le minimum de sécurité, de justice et d’administration que tout citoyen attend d’un État. Les écoles publiques sont en train de fermer, les dispensaires aussi ; des milices se constituent et parfois s’affrontent. Les tensions anciennes entre éleveurs peuhls et agriculteurs bambaras ou Dogons dégénèrent en règlements de comptes. L’armée malienne, indisciplinée, a récemment procédé à des exécutions sommaires de civils. Ce qui est clair, c’est que cinq ans de présidence d’Ibrahim Boubacar Keïta n’ont pas permis la construction d’une armée professionnelle efficace et respectueuse des droits de l’homme, que celle-ci se comporte aussi mal avec les populations que les groupes djihadistes, que la gendarmerie n’est pas non plus une force sur laquelle le pays peut compter. Au total, ce régime s’est révélé incapable de construire un appareil d’État et de surmonter le clientélisme qui ronge les institutions et les condamne à l’inefficacité.
Il faut espérer que sortira des urnes fin juillet un gouvernement capable de construire une armée compétente et disciplinée et en fait de reconstruire tout l’appareil d’État de ce pays, c’est-à-dire des écoles capables d’apprendre à lire, écrire et compter aux enfants, des dispensaires où les infirmiers sont présents et les médicaments n’ont pas été vendus frauduleusement, et surtout une justice présente sur tout le territoire et non corrompue. Or, le chaos qui se développe au Mali déborde désormais sur ses voisins, en particulier le Niger et le Burkina Faso.
« Le football reste au service du pouvoir, instrument de propagande, hier soviétique, aujourd’hui russe ». En Russie, le football est un sport populaire, mais avant tout une arme politique, de l’époque soviétique à aujourd’hui. L’actuelle Coupe du monde en est la parfaite illustration de la diplomatie du sport entamée par Vladimir Poutine depuis 2002, politique au service de son pouvoir. Le point de vue de Régis Genté, co-auteur du livre « Futbol : le ballon rond, de Staline à Poutine, une arme politique » (Allary Éditions, 2018) avec Nicolas Jallot.
Votre ouvrage “Futbol – le ballon rond de Staline à Poutine” décrit l’importance prise par le football au cours du XXe siècle, en rappelant que “le lien entre football et politique a survécu à la disparition de l’URSS, tout en ayant muté”. Pouvez-vous revenir sur ces changements ?
J’ai le sentiment que ces changements sont plutôt à regarder pour l’usage en politique intérieure qu’en politique extérieure. Le régime soviétique était totalitaire, ce qui n’est pas le cas de celui de M. Poutine. Or, un régime totalitaire va chercher chacun dans sa sphère privée, pour lui dire que penser, qui soutenir, etc. Ce régime a donc aussi tenté de contrôler chaque recoin du football, tâchant d’ériger par exemple les joueurs en modèle de citoyens soviétiques, comme l’URSS d’après-guerre l’a fait avec Lev Yachine, le légendaire gardien du Dynamo de Moscou et de la Sbornaïa (sélection nationale). Il y avait aussi, pour prendre un autre exemple, une grande attention portée à qui remporte le championnat. Ce dernier a échu pour ses vingt-deux premières éditions à des clubs de Moscou (Dynamo, Spartak, Torpedo, CSKA…) parce que le Kremlin ne voulait pas que les républiques de l’Union tirent une trop grande fierté des victoires de l’équipe porte-drapeau de leur nation, notamment l’Ukraine et la Géorgie avec les Dynamo de Kiev et de Tbilissi. Et quand ces derniers vont remporter leur premier titre, respectivement en 1961 et 1964, ce qui était le signe de changements d’équilibre au sein de l’URSS, le pouvoir va utiliser cette nouvelle donne pour se montrer dans le cadre de la guerre froide comme le parangon de l’ « amitié entre les peuples », alignant une Sbornaïa composée de nombreux non-Russes. La Russie de Vladimir Poutine laisse quant à elle aller les choses à bien des égards, même si le sport fait l’objet d’une grande attention et qu’il est un des outils utilisés par le Kremlin pour satisfaire sa grande ambition qui est de replacer le pays sur le devant de la scène diplomatique et géopolitique mondiale. Le pouvoir se contente surtout en politique intérieure de se concentrer à des fragments de la société au moyen du football, comme les franges très nationalistes que l’on retrouve dans les « virages » (tribunes d’ultras) des clubs russes ou comme la jeunesse des républiques musulmanes du Caucase du Nord, tentée par l’islamisme du fait de la profonde dépression socio-économique qui frappe des républiques comme la Tchétchénie ou le Daghestan.
Vous revenez longuement dans votre ouvrage ainsi que dans le documentaire “KGB, arme du football”, sur l’histoire de Nikolaï Starostin et notamment sa relation avec Béria, mais également avec le pouvoir russe. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
D’abord parce que les quatre frères Starostine font figure de pères du football russe et que leur histoire alternant le rocambolesque et le tragique est entrée dans la légende. En quelques mots, disons que Lavrenti Beria, qui à partir de 1938 devient le patron de tout l’appareil sécuritaire de l’URSS de Staline, va les expédier au goulag en 1942 parce qu’avec le Spartak de Moscou, qu’ils ont fondé avec comme « sponsors » les coopératives alimentaires et les Komsomols (jeunesses communistes) alors dirigés par le rival politique de Beria qu’était Alexandre Kossarev, ils étaient devenus très populaires et que leur équipe avait damé le pion au Dynamo de Moscou. Et au fond, pour Nicolas Jallot et moi-même, cette histoire est apparue comme celle du match entre le peuple et le pouvoir soviétique. Ce n’est pas que le Spartak était réellement « l’équipe du peuple », ainsi que ses dirigeants ont eu le génie de le faire « baptiser », car c’était aussi une équipe du pouvoir. Mais sans doute que les aspirations du peuple, animé par sa passion simple pour le jeu, ont été mieux écoutées, mises en application sur le terrain, par le Spartak, dont le jeu était plus spontané, plus libre, que celui de l’équipe des « flics », de son grand rival le Dynamo de Moscou. Pour moi, en tant que journaliste qui s’est spécialisé depuis seize ans sur l’ancien espace soviétique, s’intéresser à cette relation Beria – Starostine a aussi été une occasion de regarder dans ce qui fonde les tensions au sein d’un régime dictatorial, comment deux tenants du pouvoir, deux visions d’un même pouvoir, Kossarev et Beria, peuvent s’opposer et chercher à obtenir le soutien du peuple, le « stade » en l’occurrence, pour défendre leur position dans les couloirs du Kremlin. Même dans un régime aussi dictatorial et totalitaire, il faut avoir si possible le stade derrière soi.
Pouvez-vous revenir sur la phase de candidature et la volonté pour Vladimir Poutine d’organiser un tel évènement ?
Pour ce qui est de l’arrière-fond d’abord, je voudrais rappeler que la Russie d’aujourd’hui a sur ce point un vrai point commun avec l’URSS de Staline ou de la période de la guerre froide. Bref, l’on a à faire aux fondamentaux de la Russie, que je déclinerai en trois points : 1°) Un pays qui depuis deux siècles se définit de façon obsessionnelle par rapport à l’Occident et qui va notamment sur le terrain du sport pour prouver la supériorité ou la légitimité de ses projets politiques, qu’ils soient bolchéviques ou autoritaro-conservateurs comme aujourd’hui. D’où l’affaire du dopage d’État révélé quelques mois après les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi. 2°) Un pays qui rêve de puissance, mais sait très bien qu’il est une « puissance pauvre », c’est-à-dire dont les ambitions politiques sont bien au-dessus de la réalité de la puissance, économique notamment, et qui pour combler ce déficit doit bluffer en jouant de la puissance symbolique qu’offre le sport. 3°) Un pays qui se sert du sport pour faire admettre dans l’opinion publique, rendre acceptable, la nature de son régime et ce qui va avec, une économie bridée par le manque de liberté et la corruption. Je crois que sur la base de ces trois points, outre les enjeux en termes d’image que l’on offre au monde et qui sont eux commun avec tous les autres États candidats à l’organisation d’évènements sportifs planétaires, on peut comprendre pourquoi il était si important pour M. Poutine d’accueillir ce mondial. C’est une politique très réfléchie, avec notamment le géant gazier russe Gazprom qui est sponsor de la FIFA, ou encore la profonde réforme du sport lancée par M. Poutine dès 2002 et qui sera plus tard baptisée « Russie, puissance sportive ». On voit avec ce « slogan » combien la question de la « puissance » est au cœur des préoccupations du président russe lorsqu’il se tourne vers le sport, d’autant que le mot russe choisi en l’occurrence, « dierjava », est celui qui servait au XIXe siècle pour désigner la puissance de l’empire du Tsar.
Votre ouvrage s’achève avec la Coupe du monde en Russie de 2018. Si vous revenez sur les différents enjeux pour Vladimir Poutine au moment de la compétition, quelles seront les conséquences pour la Russie de cette Coupe du monde une fois achevée, sur sa diplomatie en termes de football ?
Difficile à dire pour le moment. Il ne faut pas exagérer la puissance du sport. Il est un miroir de la politique et de la société, mais pas ce qui les fait changer, me semble-t-il. C’est la diplomatie qui utilise le sport, pas le contraire. J’ai le sentiment que M. Poutine est en passe de faire admettre dans les opinions publiques que la Russie a organisé un bon mondial et qu’il a offert une image acceptable de lui, même si celle-ci aura été extrêmement superficielle et standardisée. Hormis les observateurs attentifs ou avertis, peu se diront que ce pays qui prétend affirmer sa souveraineté à tous les niveaux ne fait en réalité que « singer », mot très important dans la langue « politique » russe, l’Occident et le monde globalisé. Il suffit de regarder l’esthétique des stades de ce mondial pour s’en convaincre, ou se repasser les cérémonies d’ouverture et de clôture des JO d’hiver de Sotchi de 2014. Mais M. Poutine mise sur le rouleau compresseur du façonnage grossier des opinions publiques et se dit que les voix critiques ne seront pas audibles, d’où sa fermeté à ne pas relâcher les prisonniers politiques que son régime détient, du cinéaste de Crimée Oleg Sentsov au directeur de la branche de Tchétchénie de l’ONG Memorial Oyoub Titiev. Pour lui, la conséquence espérée est que son régime deviendra la norme, à une époque où les démocratures et régimes résolument autoritaires ont le vent en poupe.
Andrés Manuel Lopez Obrador a été élu à la présidence du Mexique avec plus de 53% des voix. Cette victoire historique de son parti Morena (Mouvement de régénération nationale) – premier parti de gauche mexicain au pouvoir – permet d’assurer la majorité au Parlement, de remporter la mairie de Mexico, ainsi que la présidence de quatre États. Au terme d’une campagne d’une rare violence, et dans un contexte de tensions avec son voisin nord-américain, les défis sont multiples pour le nouveau chef d’État mexicain. Le point de vue de Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’IRIS.
L’élection de Lopez Obrador et de son parti Morena est-elle un signe d’espoir pour le pays ? Comment cette élection a-t-elle été perçue par la communauté internationale ?
Espoir est le mot clef. La population est fatiguée par la montée en puissance du crime et des enlèvements. Fatiguée également par un quotidien difficile pour les plus modestes, alors que la corruption n’a jamais atteint des seuils aussi élevés. Fatiguée aussi par la violence verbale du président des États-Unis et les mesures répressives prises à l’encontre des migrants et des résidents mexicains. Enfin, fatiguée de vivre dans la peur du lendemain, la peur de la police et des autorités, en particulier dans certains États de la Fédération, comme Puebla et Veracruz.
Le vote émis est celui d’une revendication démocratique, d’une nouvelle et plus authentique transition que celle effectuée sous la tutelle du Parti action nationale (PAN, droite) en 2000.
Le vainqueur de la présidentielle a promis « des changements profonds » et « sans dictature ». Quelles vont être les priorités du nouveau chef d’État mexicain ? Quelle posture faut-il attendre du Mexique sur la scène internationale, notamment dans sa relation avec les États-Unis ?
Andres Manuel Lopez Obrador, autrement appelé AMLO, a promis une quatrième rupture démocratique aux Mexicains. Une transition qui prétend refonder le pays pour le bien de tous, les entrepreneurs comme les pauvres, les laïques comme les croyants. Il a tendu la main au président actuel, Enrique Pena Nieto (Parti révolutionnaire institutionnel, PRI), dont il a salué la bonne attitude démocratique, contrairement à celle de son prédécesseur, Felipe Calderon (PAN). Il a également tendu la main à ses adversaires vaincus. Durant sa campagne et dans la déclaration faite au soir de sa victoire dimanche dernier, il a davantage annoncé des orientations que des mesures et réformes précises. La première est celle de construire la patrie de tous, riches comme pauvres. Les entrepreneurs a-t-il dit y auront une place garantie dans l’économie mexicaine, et les plus modestes seront sa priorité.
De plus, AMLO souhaite mettre la lutte contre la corruption au cœur de son projet. Cette dimension a un caractère fondamental d’éthique politique. Lutter contre la corruption permettra de dégager des moyens financiers afin d’engager un programme de valorisation de la structure productive et de lutte contre la pauvreté. Il n’y aura donc pas, a-t-il ajouté, de nécessité d’augmenter les impôts ou de nationaliser des biens privés. Seule exception, qui renvoie aux valeurs du souverainisme défendu par le PRI des origines, la reconquête de la souveraineté pétrolière, remise en question par le PRI, le PAN et le PRD (Parti de la révolution démocratique).
En matière de politique étrangère, peu de mesures ont été annoncées. Ici encore reprenant le corpus du PRI historique, AMLO a signalé que la politique extérieure du Mexique serait axée sur la défense de la souveraineté, la non-ingérence, et des relations de coopération sur la base du respect mutuel avec l’ensemble des États du monde. Il a remercié, sans citer les chefs d’État lui ayant adressé leurs félicitations dimanche soir. Une seule petite phrase a fait référence aux États=Unis, avec lesquels il souhaite avoir de bonnes relations de coopération sur la base d’un respect mutuel. On notera que pendant sa campagne, Lopez Obrador n’a effectué que peu de déplacements en dehors du Mexique : il a rencontré le président équatorien, Lenin Moreno, et l’ancienne présidente chilienne, Michelle Bachelet, ainsi que le chef du Parti travailliste britannique, Jeremy Corbyn, marié à une Mexicaine.
Ces élections ont été marquées par de nombreuses violences, dont l’assassinat de 145 hommes politiques, campagne considérée comme « la plus sanglante » de l’histoire mexicaine. Comment analysez-vous cette situation ? Quelles sont les mesures souhaitées par Lopez Obrador pour lutter contre l’impunité de la violence ?
La violence a franchi un seuil inquiétant à partir de 2006. Cette année-là, le président Felipe Calderon (PAN) avait décidé de mobiliser les forces armées contre le crime organisé. Les grands réseaux ont été fragmentés en petits groupes antagonistes de plus en plus incontrôlables. Une guerre territoriale a ensanglanté le Mexique (200 000 morts depuis 2006). La décision prétendait contourner l’inefficacité des polices gangrénées par la corruption et le différentiel en armements, les délinquants achetant à la frontière avec les États-Unis des armes de plus en plus performantes.
Le contexte électoral a exacerbé ces rivalités entre bandes locales. Pour assurer leur mainmise territoriale, elles ont cherché à éliminer physiquement les candidats prétendant rompre avec ce mode de fonctionnement, ou souhaitant introduire d’autres bandes dans un territoire considéré comme le leur. Des milliers de bulletins ont été par ailleurs volés afin d’empêcher l’élection. Ce climat a pu être utilisé par les adversaires d’AMLO pour dissuader les électeurs d’aller voter. La participation a eu ainsi une valeur démocratique de vote contre la peur. Le parti Morena avait contesté en décembre passé la loi de sécurité nationale couvrant l’action des forces armées, considérant que ces dernières étaient ainsi libres de mener des actions contraires aux droits de l’homme, alors qu’elles sont elles aussi atteintes par la pénétration de la corruption.
Sur la question préoccupante qu’est la violence intérieure, AMLO a annoncé la constitution d’un commandement unifié en matière de sécurité. Il a également signalé qu’il allait consulter les ONG de défense des droits de l’homme ainsi que le Conseil des droits de l’homme des Nations unies qui a lancé un message d’alerte sur le Mexique il y a quelques jours.
Le mini-sommet européen du 24 juin à Bruxelles organisé pour adresser la « crise migratoire » n’a pas permis de déboucher sur une solution à 28. En s’éloignant des valeurs que sont le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance et la solidarité – énoncées dans l’article 2 du traité de l’Union Européenne –, c’est tout le sens du projet européen qui risque de se perdre.
L’absence de conclusions communes au terme du mini-sommet européen qui s’est tenu ce dimanche à Bruxelles consacre un peu plus les divergences et tensions qui opposent les Etats et les institutions de l’Union sur le dossier migratoire. Les pays du groupe de « Visegrad » (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) sont allés jusqu’à « boycotter » l’évènement, adoptant ainsi une stratégie de la chaise vide qui symbolise à la fois leur défiance à l’égard de la chose européenne et leur refus de toute logique de solidarité sur ce dossier migratoire.
Un sens de l’irresponsabilité qui ne leur est pas propre, comme l’atteste l’épisode de l’Aquarius. Au-delà de la condamnation politique et morale de l’Italie et de Malte qui ont réfusé l’accès à leurs ports, le jeu des hypocrisies a prévalu sur les obligations juridiques à l’égard de l’Aquarius : le devoir des Etats européens de porter assistance aux personnes en détresse en mer – en leur offrant un lieu sûr dans des délais raisonnables – découle directement du droit international de la mer [1]. La France n’est pas en position de donner une quelconque leçon de morale européenne à l’Italie. Pour justifier son silence assourdissant, malgré la proximité de ses côtes et de ses ports, la France s’est engluée dans une série d’arguties juridiques qui contribuaient in fine à légitimer le discours anxiogène sur l’accueil des réfugiés, réduits à une menace sécuritaire et identitaire. Une décision élyséenne ni à la hauteur des valeurs républicaines et européennes, ni en harmonie avec le discours qu’avait Emmanuel Macron en tant que candidat à l’Elysée. Le geste humanitaire du gouvernement espagnol à peine formé par la gauche sauva l’honneur de l’Europe, sans pouvoir apporter de solution pérenne à une crise migratoire qui nourrit la crise existentielle dans laquelle s’enfonce chaque jour un peu plus l’Europe depuis le débat sur le traité de Maastricht au début des années 1990, puis sur la Constitution européenne une dizaine d’années plus tard.
L’onde de choc populiste ou national-identitaire qui a amené Donald Trump à la Maison Blanche traverse également le Vieux continent d’Est en Ouest et du Nord au Sud. Si cette défaillance collective nourrit les replis et les populismes nationaux, les réponses de nature essentiellement technocratiques – il n’existe pas de « boite à outils » magique pourrait-on rétorquer – ne sont pas à la hauteur des enjeux foncièrement politiques et axiologiques. Car dans cette « crise migratoire » cristallisée autour du bassin méditerranéen, c’est aussi le sens du projet européen qui se perd, c’est le doute d’un destin commun qui s’instille plus que jamais. Quelle Europe voulons-nous ? Une forteresse repliée sur elle-même tel un village fictif dans un monde globalisé ou une Europe réaliste (car oui, les flux de migrants et de réfugiés peuvent représenter une chance pour le Vieux continent) et solidaire, digne de ses valeurs fondatrices, celles-là même qui lui ont permis de recevoir le prix Nobel de la paix (en 2012) ?
Derrière ce questionnement, c’est la question de l’identité européenne qui se pose avec force. Celle-ci doit se libérer des passions tristes renouant avec le mythe de la pureté des origines – civilisationnelles, ethniques, religieuses, etc. – pour mieux renouer avec son essence humaniste et cosmopolite, conforme aux fondements axiologiques de la construction européenne rappelés en ces termes par l’article 2 du traité UE : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. ». Partant, tout accord ou dispositif européen tendant à repenser le règlement de Dublin, ou à instituer un droit d’asile européen, devra porter la marque de ce socle de valeurs. Dans le cas contraire, c’est l’idéal européen qui s’en trouvera dénaturé.
En attendant, l’incapacité des Etats européens à apporter une réponse commune à la hauteur des valeurs censées incarner leur projet politique trahit leur inconsistance. Celle-ci se traduit par la prévalence de choix guidés par des considérations égoïstes et courtermistes qui s’avèrent contre-productives et relativement inefficaces. Ainsi, et suivant un schéma qui risque de se répéter, une semaine à peine après l’arrivée en Espagne des 630 migrants à bord de l’Aquarius, un nouveau bateau – le Lifeline – transportant près de 200 migrants cherche un port européen où accoster…
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[1] Voir les amendements à la convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes de 1979, dite convention «SAR», adoptés par l’Organisation maritime internationale (OMI).
Ayant quasiment perdu son assise territoriale, Daech demeure une menace pour les pays européens. L’organisation terroriste pourrait même être tentée de masquer ses déboires au Levant et de prouver le maintien de sa vitalité par des attentats sur le territoire européen.
« Cet attrait pour l’Europe vient du fait que toute attaque qui y est menée, même ratée, bénéficie d’exposition médiatique maximale et provoque des réactions politiques et de l’anxiété dans l’opinion », rappelle Richard Barret ancien chef du contre-espionnage au MI 6[1]. Cette déclaration devrait tous nous interpeller. Bien sûr qu’il est important de rendre compte des attentats, mais ne serait-il pas plus raisonnable d’éviter de leur conférer une importance démesurée, d’autant plus si celle-ci sert les intérêts des organisations terroristes ?
Depuis plusieurs années, je suis convaincu du caractère contreproductif de l’importance démesurée accordée au terrorisme dans les commentaires politiques ou médiatiques. Nous tombons dans le piège qui nous est dressé, en montrant aux terroristes qu’ils nous terrorisent, en offrant à leurs actions la visibilité recherchée. Nous contribuons à nourrir un phénomène que nous prétendons combattre et nous suscitons par ailleurs des vocations chez certains esprits dérangés.
Les terroristes cherchent en premier lieu à marquer les esprits. Nous entrons ainsi dans leur jeu en offrant à leurs actes une si grande publicité et en en faisant l’alpha et l’oméga des préoccupations. Or, dès qu’on avance cette analyse, certains en concluent un manque de fermeté face au terrorisme, voire d’en être le complice objectif. C’est tout à fait le contraire.
Lorsqu’on souligne le fait que le terrorisme suscite moins de victimes que d’autres phénomènes, contre lesquels nous sommes moins mobilisés, on est régulièrement accusé d’être passif ou complice.
« Au début du XXIe siècle, l’être humain risque plus de mourir d’un excès de MacDo que d’un attentat d’Al-Qaida. »
Si j’avais été l’auteur de cette phrase, je me serais fait incendier. On m’aurait reproché de nier le danger terroriste et de tomber le masque de mon « islamogauchisme ». Ce propos volontairement provocateur comparant les risques pour l’humanité du terrorisme et de l’obésité est en fait issu de la plume de l’Israélien Yuval Noah Hariri, dans son magistral ouvrage Homo Deus. Personne n’a été lui reprocher d’être dans le déni face au danger terroriste, pourtant encore plus prégnant dans son pays que le mien.
Les responsables politiques expliquent devoir tenir compte des préoccupations du public et les médias que le sujet intéresse ce dernier au plus haut point. Effectivement, après un attentat, les audiences sont au maximum. Mais n’est-ce pas un cercle vicieux dans lequel l’attention du public, et de ce fait des responsables politiques, augmente avec l’écho conféré ? Lorsque vous interrogez les responsables des médias sur ce point, ils disent répondre à une demande du public. Lorsque vous interpellez des responsables politiques, tous bords confondus, ils expliquent que leurs électeurs ne comprendraient pas qu’il n’en fasse pas une priorité, qu’il est politiquement invendable de vouloir réduire la couverture accordée aux attentats.
Certains responsables politiques instrumentalisent le sujet par des déclarations à l’emporte-pièce ayant pour objet de mettre en cause les gouvernements en place, quels qu’ils soient. Chacun peut à bon compte s’offrir son quart d’heure de gloire, proposant tout et n’importe quoi, à condition de marquer les esprits et sans avoir réfléchi au réel impact que cela pourrait avoir dans la lutte contre le terrorisme. Ils ne réalisent pas qu’ils jouent une partition qui enchante les terroristes.
Et que dire de certains « experts » qui se précipitent sur les plateaux télévisuels afin de combler un vide et, surtout, de faire leur autopromotion ? Le terrorisme est sans doute le phénomène qui suscite le plus l’apparition d’experts bidon et dont la réelle spécialité est de jouer sur les peurs et fantasmes, et là aussi conforter – tout en dénonçant – l’agenda des djihadistes.
Il serait plus qu’utile d’asseoir autour d’une table responsables politiques, journalistes et experts, afin de réfléchir en commun à la meilleure façon d’aborder la question du terrorisme islamiste dans les médias, guidé par le devoir d’informer (et de susciter la réflexion), sans tomber dans des surenchères sensationnalistes. Mieux combattre ce phénomène, qui nous menace tous individuellement, sans en faire une menace existentielle pour nos sociétés, est la seule réponse raisonnée et réfléchie.
[1] Le Monde, 16 juin 2018.
Une délégation gouvernementale érythréenne s’est rendue en Éthiopie, mardi dernier, pour tenter de mettre un terme à des longues années de conflits. Cette étape historique est le signe d’un espoir de paix dans la Corne de l’Afrique. Malgré les tensions qui persistent et la méfiance d’une partie de la population en Éthiopie, les projets de réforme du nouveau Premier ministre Abiy Ahmed insufflent un vent nouveau sur le pays. Ce premier contact diplomatique pourrait-il permettre la réconciliation entre l’Éthiopie et l’Érythrée ? Pour nous éclairer sur la situation, le point de vue de Patrick Ferras, directeur de l’Observatoire de la Corne de l’Afrique, enseignant à IRIS Sup’.
Mardi 26 juin, le Premier ministre éthiopien a reçu une délégation érythréenne, une première après de nombreuses années d’hostilité. Quels étaient les enjeux de cette rencontre ? Est-ce une étape historique pour l’avènement de la paix et la sécurité dans la Corne de l’Afrique ?
La Commission de démarcation de la frontière qui avait été mise en place suite aux accords d’Alger (signés le 12 décembre 2000) mettant fin à la guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée avait donné ses conclusions en 2002. La petite ville de Badme, entre autres, devait revenir à l’Érythrée. Cette décision n’a jamais été acceptée par l’Éthiopie et a conduit à une situation de « ni paix, ni guerre » entre les deux États. Depuis son élection et à plusieurs reprises, le nouveau Premier ministre Abiy Ahmed a souhaité mettre fin à cette situation et a décidé d’ouvrir le dialogue avec l’Érythrée. L’arrivée d’une délégation érythréenne de haut niveau souligne l’intérêt pour les deux pays d’une sortie de crise et c’est un signe très positif pour l’avènement de la paix et de la sécurité dans la Corne de l’Afrique.
L’enjeu majeur de cette rencontre était donc d’ouvrir un dialogue qui n’existait plus depuis 2002. Les deux États ont abordé les problèmes économiques (avec la visite du parc industriel d’Hawassa), sociaux et politiques, mais surtout affirment qu’il faut à présent parler du futur, laisser un certain nombre de choses derrière eux et rechercher une paix durable. Les prochains signes de « détente » pourraient être le retrait des troupes éthiopiennes de la zone de Badme, mais aussi la réintégration de l’Érythrée au sein de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD)[1]. Cela étant, les modalités de retour de Badme sous administration érythréenne resteront complexes et ne peuvent s’envisager que sur du moyen terme.
Le réformateur Abiy Ahmed a été élu Premier ministre éthiopien au mois d’avril. Son élection est-elle signe d’espoir et d’ouverture pour l’Éthiopie ? Quels sont les principaux défis du pays ? Les mesures de libéralisation de l’économie éthiopienne étaient-elles notamment attendues ?
La manifestation de samedi dernier a montré l’espoir suscité par le nouveau Premier ministre depuis son élection. Il était impossible d’accéder à Meskel Square tellement la foule était nombreuse et occupait aussi tous les axes principaux qui mènent à la place. Abiy Ahmed a investi le domaine de la communication qui restait négligé par les autorités éthiopiennes depuis 1991. Ses discours tranchent avec ceux de ses prédécesseurs. Ils sont dynamiques et présentent ce que les Éthiopiens souhaitent depuis longtemps : la lutte contre la corruption et le clientélisme, la mauvaise qualité de l’administration, la liberté de la presse… Les mesures annoncées sur le plan économique sont logiques et ont été maintes fois réclamées par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour que l’Éthiopie puisse l’intégrer.
Selon certains analystes, l’application des nouvelles mesures du Premier ministre éthiopien ne se fera pas sans susciter des tensions au sein des ethnies locales. L’attaque à la grenade, samedi 23 juin à Addis-Abeba, n’est-elle que les prémices de cette défiance d’une partie de la population éthiopienne face aux volontés du nouveau pouvoir en place ? Quelle est la situation sécuritaire du pays ?
En expliquant ce qu’il veut faire et surtout en agissant, le Premier ministre a dynamisé la vie politique du pays. Les « vieux partis » sont dépassés par le rythme qu’il impose. L’attaque à la grenade de samedi dernier ne fera que renforcer son aura et l’engouement populaire qui le porte. Dans un État de 102 millions d’habitants, les tensions existent et continueront d’exister, mais la résolution par le dialogue est affichée et les sorties de crise possibles. La venue de la délégation érythréenne à Addis-Abeba est déjà un succès. Personne n’aurait pu l’imaginer il y a encore trois mois. Les chantiers économiques lancés vont demander du temps et c’est ce que Abiy Ahmed a demandé lors de toutes ses interventions ou de ses discours.
Il a été élu par la coalition au pouvoir qui a tout intérêt à ce qu’il réussisse dans son entreprise de modernisation du pays. S’il échouait, elle pourrait perdre, aux élections de 2020, le pouvoir détenu depuis 1991.
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[1] L’Éthiopie préside depuis de nombreuses années l’IGAD et bloquait la réintégration de l’Érythrée.
Un nouveau mandat de cinq ans s’ouvre pour Recep Tayyip Erdogan. Le président turc a remporté les élections présidentielles et législatives dès le premier tour, et maintient sa majorité parlementaire grâce à l’alliance de son Parti de la justice et du développement (AKP) avec le MHP (Parti d’action nationaliste). Cette élection est un tournant pour la démocratie turque, marquant le passage du système parlementaire à un régime présidentiel. Face aux nombreux défis et enjeux qui attendent le président turc, dont la plus préoccupante est la question kurde, se dirige-t-on vers une Turquie encore plus autoritaire ? Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.
Recep Tayyip Erdogan et son parti l’AKP (Parti de la justice et du développement) ont remporté les élections présidentielles et législatives dès le premier tour. Quelle analyse faites-vous de cette victoire ? Le régime autoritaire turc se renforce-t-il avec le passage du système parlementaire à un régime présidentiel ?
Tout d’abord, les résultats de cette élection ont un effet de surprise. La plupart des sondages d’opinion – même s’ils étaient à prendre avec précaution comme toujours – ne donnaient pas une victoire dès le premier tour d’Erdogan aux élections présidentielles et de sa coalition aux élections parlementaires. À la fin de la campagne, une véritable dynamique s’était en effet mise en œuvre en faveur du principal candidat de l’opposition, Muharrem Ince. Pour autant, celui-ci n’a atteint « que » 31% des voix aux élections présidentielles.
Il y a sûrement eu une sous-estimation de la base électorale d’Erdogan. Si je l’ai toujours considérée comme forte et consolidée depuis l’accession de l’AKP au gouvernement, il y a près de 16 ans, sa base sociale semblait en train de s’effriter au vu des turbulences économiques et du relatif isolement de la Turquie au niveau international. Néanmoins, si l’élection de Recep Tayyip Erdogan dès le premier tour a été possible, c’est notamment grâce à l’appui du parti politique ultra-nationaliste, le MHP (Parti d’action nationaliste) qui n’avait présenté aucun candidat. Cela confirme la place centrale du nationalisme turc pour comprendre les dynamiques de ce pays.
Autre élément, l’opposition dénonce des fraudes électorales, actuellement impossibles à mesurer. Même si tel est le cas, ce qui semble avéré, ces fraudes ne sont pour autant pas en mesure de modifier les rapports de force politiques. En effet, il y a une très grande différence entre celui qui est arrivé en première position, et qui est élu dès le premier tour, et son principal concurrent. La consolidation de l’AKP et de son leader est un marqueur politique pour les mois et années à venir en Turquie.
Indépendamment des problématiques de fraudes évoquées précédemment, le taux de participation a été une fois de plus élevé, avec près de 90%. Cette victoire va permettre à Erdogan de mettre en application le contenu de la réforme constitutionnelle qui avait été approuvée par référendum en avril 2017, installant un régime présidentialiste en Turquie. C’est un tournant dans le mode de fonctionnement de la démocratie turque, validé par les électeurs à deux reprises (référendum et élections présidentielles). On peut s’inquiéter de cette consolidation d’un régime autoritaire et centralisé, pourtant dans l’air du temps avec la multiplication des démocraties « ilibérales ».
Quels vont être les principaux défis du nouveau mandat de cinq ans pour le président Erdogan ?
Le premier défi est la question kurde. Celle-ci plombe l’ensemble des relations politiques en Turquie depuis de nombreuses années, s’illustrant par une opposition armée entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et l’État turc. Cette situation s’est apaisée durant une courte période entre la fin de l’année 2012 et l’été 2015, où un processus de négociation a été mis en œuvre. Mais, depuis 1984, date du début du combat armé du PKK contre l’État, il y a toujours une préconisation par ce dernier d’une éradication militaire du Parti kurde. Pour autant, le PKK, malgré les coups sévères qu’il subit, est aujourd’hui plus puissant qu’il ne l’était à son origine. Dès lors, la stratégie de l’éradication militaire du PKK est un échec. Il est donc nécessaire de poser les cartes du jeu sur le terrain politique afin de relancer un processus de négociation entre Ankara et le PKK.
Le second défi est d’ordre économique. Au cours de ces dernières années, l’économie turque a atteint des scores de croissance très impressionnants, notamment en 2017. Pour autant, des turbulences économiques assez préoccupantes sont apparues avec une inflation à deux chiffres, ce qui rappelle de mauvais souvenirs aux citoyens turcs et, d’autre part, une sensible dépréciation de la livre turque par rapport au dollar. Ce sont des marqueurs importants d’une situation économique qui n’est pas parfaitement stabilisée. En outre, structurellement, la Turquie a besoin d’investissements directs étrangers, or au vu du contexte politico-économique assez tendu, de nombreux investisseurs étrangers hésitent à s’impliquer dans le pays.
Le troisième défi concerne le terrorisme, qui se décline de manières diverses en Turquie. Le pays se trouve dans une zone géopolitique infiniment volatile, le terrorisme y est multiforme et la Turquie est en première ligne pour affronter ce fléau déstabilisateur. Il faut non seulement que les moyens de l’État soient mis au service de cette lutte anti-terroriste, mais aussi qu’une coopération internationale se renforce avec la Turquie, à proximité de l’Irak et de la Syrie notamment, afin de rendre la Turquie pays partenaire incontournable.
Enfin, le dernier enjeu pour Erdogan est celui de la politique extérieure. Les relations avec l’Union européenne sont toujours compliquées et une partie de la campagne du président turc a eu une tonalité anti-européenne. La relation avec les États-Unis est également instable. Un des grands défis va donc être de normaliser ses relations avec nombre de pays afin que la Turquie reste un acteur incontestable et incontournable des relations internationales et régionales.
Le Parti démocratique des peuples (HDP), pro-kurde, a dépassé le barrage électoral des 10% et va être une nouvelle fois présent au Parlement. Cette victoire du parti pourrait-elle contrecarrer l’action du président Erdogan et faire évoluer la question kurde ?
Évidemment, le résultat du HDP et sa capacité à maintenir sa représentation parlementaire étaient un des enjeux de ce scrutin législatif. Le HDP a réussi le pari avec 11,62% des suffrages exprimés, ce qui lui permet d’avoir 68 parlementaires et d’être un parti bien enraciné dans le paysage turc. Cela malgré le fait que son responsable Selahattin Demirtas – candidat à la présidentielle – est en prison depuis une vingtaine de mois en attente d’un procès, et qu’une partie de la direction du parti subit des attaques systématiques de la part du gouvernement turc.
Pour autant, les résultats du scrutin pour le HDP vont-ils permettre de modifier la situation ? Si le président Erdogan persiste à considérer que ce parti n’est que le « paravent » du PKK, et qu’il ne souhaite aucunement dialoguer avec le HDP, le souhaitable processus de négociation restera lettre morte. La capacité du HDP de se faire entendre librement au Parlement et dans la société en tant que parti légal est le principal enjeu afin de tenter de mettre en place des négociations politiques ayant pour objectif de trouver une solution durable à la question kurde. Cela ne peut se faire qu’avec un interlocuteur qui est en l’occurrence le HDP et ses représentants légitimes, peut-être seule bonne nouvelle de ce scrutin.
Où se situent l’ultradroite et un groupe comme AFO (Action des forces opérationnelles), dans lequel gravitaient les suspects, sur l’échiquier politique ? Quelles sont leurs idées ?
Il y a depuis les années 90, toute une littérature qui prolifère à l’extrême droite et qui théorise l’imminence d’une guerre raciale et son caractère inévitable dû à l’accroissement de la présence des étrangers en France et notamment des musulmans. Cette littérature restait confinée dans un petit cercle mais depuis les attentats de 2015, certains militants, qui ne sont par ailleurs pas les plus jeunes, se sont mis à penser que la situation était mûre pour passer à l’action.
« Ils ont l’idée que l’État est défaillant à protéger les citoyens du terrorisme. Ce sont en plus des gens qui, à un titre ou à un autre ont fait partie de cette communauté des forces de l’ordre et il leur incombe, selon eux, de se substituer à l’État en accomplissant cette mission.
Sont-ils surveillés de près ?
Il y a une recrudescence des coups de filet dans la mouvance d’ultradroite. Les services de renseignements ont toujours pour cible prioritaire les milieux islamistes, les plus radicaux et organisés, mais ils ont aussi un œil sur l’ensemble des autres radicalités de l’ultragauche ou de l’ultradroite. Le fait que les personnes arrêtées dimanche n’en étaient pas au stade ultime de préparation de leurs actions montre que les services de renseignements ont les choses en main. Ils ne sont jamais en dehors du radar car ce sont des gens dont la sécurité informatique n’est pas la priorité majeure : leur site internet est déjà plein d’informations, ils ne sont pas difficiles à pister.
Le militant radicalisé d’extrême droite est-il forcément, comme c’est le cas ici, un père de famille d’une cinquantaine d’années issu des forces de l’ordre ?
Pas toujours, en PACA (lors d’interpellations en octobre 2017) il s’agissait plutôt de jeunes mais les services gardent un œil sur ce profil : ils ont plus de connaissances techniques qu’un militant d’extrême droite moyen qui fait le fanfaron sur Internet et est naturellement moins formé à se servir d’une arme que quelqu’un dont ça a été le métier. Il y a des profils plus dangereux que d’autres comme ceux qui ont eu un entraînement militaire plus poussé, savent manier des explosifs ou ont été en confrontation directe avec les islamistes sur le terrain extérieur : ils ont alors une motivation, un savoir-faire.
La majorité des interpellations ont eu lieu hors de la région parisienne, ces mouvances se développent-elles davantage dans un milieu rural ?
Pas forcément. Il y a, là, une concentration sur la façade atlantique mais le précédent coup de filet concernait plutôt la région PACA et la région parisienne même si, en effet, la majorité des arrestations a pour l’instant lieu en province. Il sera d’ailleurs intéressant à l’issue des gardes à vue de voir si ces gens se rencontraient pour de vrai car le Net est parfois trompeur : avaient-ils des réunions physiques pour planifier les choses ?
Le cas de la France est-il spécifique sur ces questions ?
Non, il y a les mêmes problèmes dans les autres pays et notamment en Grande-Bretagne où le nombre d’actions déjouées est important, en Suède aussi. Et rappelez-vous pendant la campagne électorale italienne un homme avait tué plusieurs migrants. En Allemagne, il y a également des groupes constitués dans la même optique.
La « crise des réfugiés » que vit l’Europe n’est pas qu’une « simple » crise humanitaire ; elle est devenue une crise stratégique majeure. Le terme même de crise ne peut lui être appliqué, car la situation n’est en réalité pas conjoncturelle, mais bien structurelle, et s’inscrit dans le paysage politique à long terme.
Selon le Haut-commissariat pour les réfugiés (HCR), les réfugiés et déplacés pour cause de conflit seraient environ 65 millions (40 millions de déplacés internes et 25 millions de réfugiés). S’ils constituaient un pays, ce dernier serait le vingtième pays le plus peuplé au monde. Les 2/3 des réfugiés sont issus de cinq pays : Syrie (6,3 millions), Afghanistan (2,6 millions), Soudan du Sud (2,4 millions), Birmanie (1,2 million) et Somalie (1 million).
Cette situation pose un défi stratégique à l’Europe, au point de mettre en cause son unité, dans la mesure où cette dernière est à la fois un continent où affluent une grande partie des réfugiés et celui où les débats y sont les plus vifs. L’Europe demeure un eldorado de prospérité et de paix pour ceux qui vivent en dehors, au moment même où une lassitude et une forte insatisfaction se font ressentir en son sein. Cela n’empêche pas des pays hors Union européenne (UE) de recevoir beaucoup plus de réfugiés. La Turquie (3,5 millions), le Pakistan (1,4 million), l’Ouganda (1,4 million), le Liban et l’Iran (1 million) ont plus de réfugiés sur leur territoire que l’Allemagne (970 000).
L’UE n’a pu faire face à l’afflux de réfugiés, du fait de profondes divergences de vues sur la meilleure façon d’y répondre, ou de ne pas y répondre. Nous assistons plus à une « crise de l’accueil » qu’à une réelle « crise des réfugiés ». À ce propos, la rupture entre l’Est et l’Ouest nous est apparue loin d’être refermée. L’Europe paie peut-être le prix d’une réunification effectuée trop rapidement, afin d’accueillir des pays qui avaient vécu sous la férule de l’Union soviétique. Or, ces divisions ont depuis été aggravées au point de devenir presque indépassables. La Pologne et la Hongrie n’ont même pas été capables d’accueillir les 2000 réfugiés que les quotas de l’UE leur avaient attribués. L’Europe peut-elle continuer à morigéner le reste du monde, en mettant en avant ses « valeurs » pour les mettre si peu en pratique ? Ces pays sont d’ailleurs plus ouverts à accueillir des réfugiés ukrainiens que ceux venant d’Afrique et du Moyen-Orient. Le rejet des réfugiés ne saurait ici masquer celui des musulmans.
Si beaucoup ont loué la générosité d’A. Merkel, qui a accepté un million de réfugiés, il ne faut pas oublier que celle-ci correspondait à l’intérêt national allemand en panne démographique et en situation de plein emploi. Le problème est qu’A. Merkel a agi sans réelle concertation avec les autres pays européens et que son geste, en apparence généreux, était avant tout unilatéral.
Le président français, Emmanuel Macron, a eu raison de souligner qu’on ne pouvait pas réclamer des aides à l’UE sans en accepter les contreparties. Mais la France qui, avec d’autres, a laissé l’Italie se débrouiller seule en première ligne, et a même fermé sa frontière à Vintimille, est mal placée pour donner des leçons.
L’incapacité de l’UE à répondre au défi des réfugiés – signe de son blocage – a suscité une crise encore plus grave, montrant que le terme d’union ne correspondait pas à la présente réalité. Le défi des réfugiés a eu pour principale conséquence politique une montée des mouvements d’extrême-droite (et non « populistes » terme ici peu adapté), y compris en Italie, membre fondateur, qui dictent en grande partie l’agenda sur ces questions.
Le défi posé par les mouvements de réfugiés permet les pires surenchères et déclarations à l’emporte-pièce. C’est l’un des secteurs du débat public où la formule-choc l’emporte sur la réflexion, l’intuition sur la connaissance et la démagogie sur l’expertise. Pourtant, nous ne manquons pas d’experts ayant une réelle connaissance du phénomène. Le problème est qu’ils ne sont pas suffisamment consultés par les pouvoirs publics. Il serait peut-être temps d’orienter les décisions en fonction des réalités et non des fantasmes, et d’arrêter de suivre, essoufflés, la course aux sondages.
Dans un contexte pourtant extrêmement tendu relativement à la question de l’immigration et aux cas de séparations de familles, Donald Trump affiche un niveau de popularité proche de 45%, ainsi qu’une impopularité qui a atteint son niveau le plus bas depuis avril 2017 (51%- RealClearPolitics). De plus, selon un sondage Gallup datant du 18 juin dernier, Donald Trump bénéficie du soutien de 90% des électeurs républicains. Ne peut-on pas voir ici un signe flagrant du décalage existant entre les commentateurs politiques aux Etats Unis et les électeurs ?
Les sondages indiquent en effet que l’extrême nervosité autour de la problématique de l’immigration n’a pas beaucoup troublé les Américains : il n’y a eu strictement aucun mouvement ni à la hausse ni à la baisse concernant la cote de popularité du président. La côte d’impopularité, en revanche a poursuivi une décrue qui était déjà largement entamée depuis plusieurs semaines. En ce début de semaine, il n’y avait plus en effet que 51% des Américains à ne pas apprécier la politique suivie par Donald Trump.
Cela ne veut pas pour autant dire qu’il y a une grande adhésion à ce que propose Donald Trump en matière de régulation de l’immigration : un autre sondage Gallup, publié en fin de semaine dernière par le New York Times, révèle au contraire que 75% des Américains estiment que l’immigration est plutôt une chance pour le pays et qu’ils croient qu’il faut maintenir la tradition d’accueil sur laquelle le pays s’est construit. S’il n’est pas étonnant de lire dans cette enquête que 85% des démocrates pensent ainsi, on est toutefois plus surpris en découvrant qu’ils sont 65% à partager aussi cet avis dans les rangs républicains. Chacun comprend que cette main d’œuvre bon marché est absolument indispensable à l’économie du pays et que le prix de bon nombre de produits, à commencer par ceux des fruits et légumes, exploserait si le courant migratoire était effectivement stoppé.
Tout ceci étant posé, il reste tout de même un mystère Trump : pour la première fois dans l’histoire US, ce président ne connait aucune fluctuation de sa popularité en fonction des événements. Plus étonnant : il n’y a pas de baisse qui serait logique au bout de plusieurs mois de pouvoir, qui correspondrait à une lassitude pour les uns ou une impatience pour les autres. Rien de tout cela et le président des Etats-Unis garde un capital absolument intact : 90% des républicains lui restent fidèles ; en réalité, c’est presque 10% de plus qu’il y a un an, quand 80% d’entre eux disaient l’apprécier et que 96% de ceux qui avaient voté pour lui assuraient qu’ils referaient le même vote sans hésiter.
Les observateurs continuent à commenter les événements en pensant que la dramatisation va entrainer dans leur sillage une foule de mécontents : ils n’ont souvent pas compris qu’on en n’est plus là et que, pendant sa campagne, Donald Trump a fait plus que d’attirer à lui des suffrages : il a fabriqué des fans. Ceux qui le soutiennent ne démordent pas de leur choix, tout comme ceux qui le combattent le font par tous les moyens, d’ailleurs. C’est une stratégie qui a l’avantage de maintenir un état d’opposition forte entre les deux groupes et qui relance sans cesse l’attachement de la base à leur leader : à chaque fois qu’il est attaqué, ses électeurs se sentent attaqués également et se concentrent sur sa défense, principalement sur les réseaux sociaux
Quelles sont les raisons qui peuvent expliquer la bonne tenue actuelle de Donald Trump dans les sondages et particulièrement la baisse de son impopularité ?
On voit que la cote de popularité ne bouge pas. Cela s’explique par cette difficulté que beaucoup d’électeurs ont à admettre qu’ils sont satisfaits de Donald Trump. En revanche, ils sont de plus en plus nombreux à ne plus dire qu’ils sont franchement hostiles ou mécontents. La première explication, qui est la plus évidente vient des bons résultats économique, que les républicains ne cessent de mettre en avant : et c’est vrai que la baisse spectaculaire du chômage, la reprise de la croissance et la baisse généralisée des impôts ont eu raison de beaucoup de réserves et de réticences.
Dans la même veine, il y a aussi le constat que la cataclysme annoncé ne s’est pas produit : beaucoup se sont d’abord réfugiés dans le front du refus à cause d’un sentiment de peur, largement suscité par la campagne qui avait été très violente et très en deçà de ce que le débat démocratique méritait. Les électeurs n’aiment pas être bousculés et ils ont été nombreux à se laisser convaincre que Donald Trump allait apporter le chaos au pays et donc à eux-mêmes. Après plusieurs mois de présidence, l’homme fait beaucoup moins peur et les Américains se sont habitués à lui, à son style, à ses revirements et à ses tweets.
Il y a aussi l’idée que Donald Trump « fait ce qu’il a promis », qu’il parle fort et que ça marche, ou qu’il est un négociateur hors pair, courageux ou qui ne lâche rien. Tout cela a fait du chemin dans l’esprit de beaucoup d’Américains. C’est un peu le corolaire de cette catastrophe annoncée qui n’est pas arrivée : aujourd’hui les électeurs pourraient se laisser convaincre par la communication bien huilée de la Maison-Blanche ou du Parti républicain, et grossir les rangs des trumpistes.
Enfin, la stratégie dans laquelle s’est lancée le parti démocrate dès le départ, à savoir une opposition totale et sur tous les sujets, finit par lasser nombre d’électeurs, qui préfèreraient que les élus se consacrent à l’amélioration de leur sort. Il y a là un vrai signal d’alarme que les ténors du parti ont bien compris : ils réclament d’ailleurs que tous les candidats issus de leur rang cessent de réclamer un Impeachment, que certains brandissent comme une menace en cas de victoire : car cela semble avoir un effet fédérateur contre les démocrates, c’est-à-dire le contraire de l’effet recherché.
Au regard de ces sondages, comment peut-on anticiper les résultats des élections à mi-mandat ?
La nature conflictuelle des rapports qui lient ou repoussent par rapport à Donald Trump fait que sa popularité ne monte que très doucement : la société est désormais très divisée, plus qu’elle ne l’a certainement jamais été et il est très difficile à un individu de « changer de camp ». La nervosité est même devenue extrême, comme les récentes attaques contre des proches du président qui ont été empêchés de diner dans un restaurant nous le montre : Kirstjen Nielsen, la ministre à la sécurité nationale, Stephen Miller, un proche conseiller du président ou Sarah Sanders, sa porte-parole, se sont tous les trois vus refuser le droit de passer une soirée tranquille au restaurant. Ce sont des épisodes totalement inédits dans la vie politique américaine qui peuvent inquiéter. Ils renforcent pourtant l’idée que la bonne tenue de Donald Trump dans les sondages repose sur une adhésion de plus en plus réelle, mais si certains refusent encore de l’avouer aux sondeurs.
C’est une donnée qui commencent à apparaître de plus en plus clairement comme une évidence à la plupart des analystes, et qui a provoqué un changement assez brutal dans les commentaires et dans les prospectives pour les élections de mi-mandat : alors que la plupart promettaient un raz-de marée démocrate (la vague bleue) pour novembre, ils sont de plus en plus rares à oser continuer à l’annoncer aujourd’hui.
On a vu que, lors des primaires qui sont déjà bien entamées, les électeurs républicains ont plébiscité des candidats pro-Trump et durement éconduit ceux qui s’étaient montrés critiques envers le président des Etats-Unis, même si les critiques venaient d’élus fortement implantés.
Mark Sandford, en Caroline du Sud, est un exemple de cette déroute pour certains de ces anciennes gloires du GOP.
A la lumière de ces quelques indications, il convient donc de revoir les prévisions en ne pariant pas forcément sur la défaite du républicain dans certains combats un peu plus rudes, même lorsque le district est très serré : c’est un cas d’école assez unique pour une élection qui sert souvent de « défouloir » pour les électeurs ou de « correcteur » du vote exprimé deux ans plus tôt.
Cette fois-ci il ne faut pas exclure que l’on risque d’être très surpris.
En septembre 2017, le président de la République française a lancé l’idée d’une « Initiative européenne d’intervention » (IEI) dans le domaine de la défense dont le but est de développer une « culture stratégique commune ». L’objectif est de pouvoir doter l’Europe, au début de la prochaine décennie, d’une « force commune d’intervention », d’un « budget de défense commun » et d’une « doctrine commune » afin que les Européens soient capables d’agir ensemble militairement de façon « convaincante ».
Observons tout de suite que l’un des trois objectifs – le budget de défense commun – est en passe d’être atteint, ce qui n’était pas encore acquis en septembre dernier, puisque seront probablement mis en place dans le prochain cadre financier pluriannuel 2021-2027 un « fonds européen de défense » de 13 milliards d’euros consacré à la recherche de défense, ainsi qu’une « facilité européenne de paix » de 10,5 milliards d’euros dédiée au financement des opérations de l’Union ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense, et enfin un ensemble de mesures destinées à favoriser la « mobilité militaire » au sein de l’Union pour 6 milliards d’euros supplémentaires, soit au total près de 30 milliards d’euros sur sept ans.
Quant à la force commune d’intervention il en existe déjà pléthore : le Combined Joint Expeditionnary Force franco-britannique mis sur pied par le traité de Lancaster House en 2010, le Joint Expeditionnary Force entre les Britanniques, les Baltes, les Scandinaves et les Hollandais mis en place par un autre accord de Lancaster House en 2015 complété en 2017, le Framework Nation Concept allemand de 2014, mis en place au sein de l’OTAN , les groupements tactiques (Battle groups), la brigade franco-allemande actuellement déployée au Mali, sans oublier le dernier né : l’EUFOR CROC (European Union Force – Crisis Response Operation Core), projet mis en place au sein de la coopération structurée permanente (CSP) qui est un processus capacitaire structurant établi en novembre 2017 entre vingt-cinq États européens à l’exception du Royaume-Uni, du Danemark et de Malte. Le problème est celui de la cohérence de toutes ces « forces » d’intervention.
Une initiative séduisante
Il est difficile de porter un jugement sur une initiative dont le contenu est en cours de définition. Néanmoins, sur le papier, l’idée est séduisante et présente plusieurs intérêts.
Premièrement, l’IEI attaque le mal à la racine, à savoir les fortes différences qu’ont les États membres quant à la perception des menaces et quant aux différentes façons de s’en protéger. En dépit de toutes les évolutions récentes, chaque État continue de voir midi à sa porte. À chacun ses obsessions. À chacun ses solutions. Changer l’état d’esprit sera peut-être plus efficace que d’inscrire la défense européenne dans les règles de droit et cela a le mérite de n’avoir jamais été tenté. Pour y arriver, il faut commencer par scruter ensemble l’horizon stratégique (Strategic foresights), échanger du renseignement puis planifier des capacités et élaborer des doctrines d’emploi. Il faut également des règles d’engagement communes sans lesquelles une opération alliée peut rapidement dégénérer du fait des limitations (caveats) propres à chaque force. Des scénarios doivent également être élaborés (wargames). Enfin, il serait possible de tirer des leçons des interventions menées en commun. Tout cela n’exclut pas d’échanger des officiers dans les forces armées, davantage qu’on ne le fait déjà.
Le second intérêt de l’IEI est d’intervenir en dehors des institutions de l’Union avec des modalités de fonctionnement extrêmement souple. C’est une approche que l’on pourrait qualifier d’ultra-pragmatique : pas de critères d’entrée, une simple invitation ; pas d’engagements dans le long terme, aucune obligation ni sanction et encore moins d’évaluation en cours de route puisque, par définition, la culture ne se mesure ni en mètres, ni en kilos. L’IEI est un groupe d’États cultivant la même façon de voir les choses en matière de défense, en d’autres termes : un Eurogroupe de défense qui ne dirait pas son nom.
Troisième et dernier intérêt, précisément parce qu’elle intervient en dehors des structures de l’Union, l’IEI permet, d’une part de raccrocher les Britanniques en dépit du Brexit ainsi que les Danois qui ont opté pour ne pas faire partie de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et, d’autre part, d’exclure certains pays tels que la Suède ou la Pologne qui ne jurent que par l’OTAN et combattent l’idée même d’autonomie stratégique, dans la crainte de perdre la protection américaine. Cela ne veut pas dire que le résultat de l’initiative doive être nécessairement de centrer les opérations militaires sur l’Afrique et le Moyen-Orient. L’IEI doit permettre au contraire d’envisager toutes sortes d’opérations, y compris en matière de catastrophes naturelles, mais pourquoi pas également des opérations militaires à l’est, en précurseur de l’OTAN.
Un accueil contrasté
Dès le sommet franco-britannique de Sandhurst en janvier 2018, le président français et la Première ministre britannique ont affirmé leur volonté commune de soutenir l’initiative afin de « créer au sein d’un groupe d’États européens les conditions d’engagements à venir dans divers scénarios d’intervention militaire ». Il n’est guère étonnant que les dirigeants britanniques fussent séduits par cette initiative tournée vers les opérations, pragmatique dans la forme et surtout qui leur fournit une occasion en or de maintenir un lien avec l’Europe dans le domaine de la défense. Quant au Danemark, ses dirigeants y ont certainement vu la reconnaissance de réelles capacités en matière de défense et le fruit d’une longue complicité militaire avec la France. Enfin, les dirigeants des Pays-Bas et de la Belgique ont eux aussi déclaré qu’ils verraient de façon « positive » leur participation à l’IEI.
En revanche, et ce n’est un secret pour personne, l’Allemagne s’est montrée réticente. Il semblerait que la Chancelière ait d’abord voulu inclure l’IEI dans la CSP, ce qui eût été incompatible avec l‘acceptation de la Grande-Bretagne et du Danemark. Puis dans une interview en date du 6 juin au Frankfurter Allgemeine Zeitung, elle a déclaré de façon ambiguë qu’elle souhaitait « inscrire une telle force d’intervention avec une culture militaro-stratégique commune dans le cadre général de la coopération (européenne) en matière de défense ». Enfin la déclaration franco-allemande de Meseberg a permis de trouver un accord en soulignant « la nécessité de développer l’émergence d’une culture stratégique commune grâce à l’initiative européenne d’intervention qui sera liée aussi étroitement que possible à la coopération structurée permanente ».
Cette réticence, pour ne pas dire hostilité[1], s’explique par le fait que l’IEI heurte de plein fouet les principes de la politique allemande en matière de défense européenne, en particulier la volonté de construire ladite défense au sein des structures de l’Union en veillant à ce que tous les États en fassent partie. En outre il est probable que les dirigeants allemands aient vu dans l’IEI une tentative de revanche des Français qui ont dû accepter une CSP « inclusive » et « modulaire » dont ils ne voulaient pas. Mais si la Chancelière elle-même n’a accepté cette initiative que du bout des lèvres, qu’en sera-t-il des colonels chargés de la mettre en œuvre ?
Passer d’une logique de négociation à une logique de conviction
Pour que l’IEI soit un succès, il faut que les participants soient convaincus de l’utilité de la chose et de la clarté de l’objectif. Pour ce faire, il est nécessaire que les Français expliquent mieux qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent qu’il ne s’agit pas d’obtenir du soutien pour leurs troupes au Sahel, mais de créer, en l’espace d’une dizaine d’années, une communauté stratégique européenne du type de celle qui rassemble les « five eyes » anglo-saxons. Constituer une telle communauté serait déjà un énorme succès.
Il va falloir également mettre davantage de cohérence non seulement entre l’IEI et la CSP, mais entre toutes les initiatives actuelles en matière de défense européenne. De ce point de vue, la Chancelière Merkel a raison : il faut que ces initiatives s’articulent de façon cohérente au sein du cadre général de la défense européenne – qui n’est pas seulement la PSDC. Or l’utilité de l’IEI est de pouvoir s’intercaler – tel un software – entre le processus capacitaire structurant qu’est censé être la CSP et les diverses forces européennes existantes, chacune ayant sa propre raison d’être.
Stop talking, start planning
Pour assurer cette cohérence indispensable entre les programmes industriels, les forces opérationnelles et la « culture stratégique » destinée à faciliter la décision politique, qui constituent si on y réfléchit bien les trois composantes de l’autonomie stratégique, il faudra qu’à un moment donné les Européens cessent d’inventer de nouveaux concepts et qu’ils commencent à mettre de l’ordre dans tout cela, en un mot : qu’ils se mettent à planifier, ce qui passera qu’on le veuille ou non par la rédaction d’un Livre blanc européen.
En effet, la coopération n’est pas un objectif en soi. C’est la défense de l’Europe qui l’est. Ne perdons donc pas notre nord magnétique : si l’Europe veut avoir les mains libres pour défendre ses propres intérêts, elle doit disposer de forces militaires crédibles capables d’agir de façon convaincante. Le temps est venu pour nous Européens de « prendre notre destin entre nos mains ». Pour de bon.
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[1] “Why Joining France’s European Intervention Initiative is the right decision for Germany” in Egmont publications, 15 juin 2018 – Christian Mölling et Claudia Major.
Luc Arrondel, économiste, est directeur de recherche au CNRS et chercheur à l’école d’économie de Paris (PSE). Richard Duhautois, économiste, est chercheur au CNAM, membre du Laboratoire interdisciplinaire de recherches en sciences de l’action et du Centre d’études de l’emploi et du travail. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « L’argent du football », aux éditions CEPREMAP.
Le « football business » est-il aussi business qu’on le dit ?
En 1905, le fondateur de la Football League, William McGregor, avait-il raison en déclarant déjà : « Football is a big business » ?
Contrairement à certains a priori, le football est aujourd’hui plutôt un petit business comparé aux autres secteurs d’activité : le chiffre d’affaires (CA) des cinq plus gros championnats européens (le « big five ») est légèrement inférieur à celui de la Française des jeux ; le budget de la Ligue 1 française deux fois plus petit que le CA de son sponsor officiel, le géant du meuble Conforama. Et que représente le CA du football dans le PIB aujourd’hui en France ? En comptant large, à peine 0,2 %…
Les recettes de la Fédération internationale de football association (FIFA) sur le quadriennat 2014-2018 s’élèvent à 5,6 milliards de $. Pour le commun des mortels, il s’agit de beaucoup d’argent, mais c’est en réalité peu pour une multinationale : la plus grande entreprise française cotée en bourse, l’assureur AXA, avait en 2016 un CA près de vingt fois supérieur et générait 6,5 milliards d’€ de résultat net. Lehman Brother, dont la chute est à l’origine de la crise de 2008, avait un chiffre d’affaires de près de 47 milliards de $ en 2007. La fortune de Mark Zuckerberg, qui a voulu acheter Tottenham Hotspur à l’été 2017, est estimée par le magazine Forbes à 76,5 milliards de $…
En 2016-2017 Manchester United, club le plus riche du monde selon le cabinet Deloitte, générait un chiffre d’affaires de 676 millions d’€. Les deux clubs phares espagnols, sans doute les équipes les plus populaires qui soient, disposaient de 675 millions d’€ pour le Real Madrid et de 648 millions pour le FC Barcelone. Ces deux clubs, grands par leur palmarès et leur histoire ne pèsent donc pas bien lourd en CA comparativement aux grandes entreprises !
Et jusqu’à présent, les clubs de football des principales ligues sont sur un trend d’équilibre et ne font donc globalement aucun profit : ils privilégient plutôt les victoires à l’argent en investissant dans les joueurs (et donc le jeu) plutôt que de rechercher des bénéfices.
Se dirige-t-on – ou est-on déjà – dans une ligue fermée par la champion’s league ?
Des championnats nationaux en Europe largement dominés par quelques clubs, une Ligue des champions dont les tours finaux (à partir des quarts de finale) sont réservés à une petite élite européenne, des inégalités de revenus qui, de fait, se creusent entre les grands clubs et les autres, des droits télévisuels à répartir qui explosent, tous ces facteurs interrogent sur le devenir des compétitions, nationales et européennes.
En 2016, le président de l’Association européenne des clubs (ECA) et du Bayern de Munich, K. H. Rummenige, a remis un projet de Super Ligue sur la table pour presser l’Union of European Football Associations (UEFA) de revoir la distribution des droits de retransmission. La motivation du président de l’ECA est la suivante : si les télévisions du monde entier (et peut-être les GAFA) sont prêtes à mettre 3,6 milliards d’€ par an pour le championnat anglais et 7 à 8 milliards d’€ par an pour le championnat de football américain, combien seraient-elles prêtes à financer pour voir les vingt meilleures équipes européennes de football se confronter au moins deux fois par saison ?
Une des principales raisons de la création de cette super Ligue fermée (à l’image des sports nord-américains) est la volonté pour les grands clubs européens de faire des profits et de capter une partie de la rente que les footballeurs – certains en tout cas – se sont appropriés. Les fonds américains, dont la principale motivation est la recherche de profit, de plus en plus nombreux à investir dans le « soccer » européen, ne sont sans doute pas là par hasard.
En 2017, l’ECA est tombée d’accord avec l’UEFA pour entériner son projet de réforme des compétitions continentales, mettant fin à l’envie de création d’une Super Ligue. L’une des réformes prévues à partir de la saison 2018-2019 prévoit de réserver quatre places directement qualificatives pour les quatre meilleures nations évaluées selon l’indice UEFA, c’est-à-dire en général l’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne et l’Italie. Si pour l’instant les parties prenantes ont trouvé un accord, il est à parier que la question de la création d’une Super Ligue sera de nouveau posée.
Pourquoi critiquez-vous le « fair-play » financier ?
La mise en place du fair-play financier (FPF) avait pour principal but d’assainir les finances des clubs européens dont l’endettement avait atteint des sommets et de maintenir un certain équilibre compétitif entre les clubs. Si le premier objectif a en partie été atteint (globalement le déficit des clubs de première division européens est passé de 1,67 milliards d’€ en 2011 à 269 millions en 2016), ce fut loin d’être le cas du second, puisque les inégalités de revenus se sont accentuées entre les clubs de l’élite européenne et les autres.
Depuis 2011, date de mise en place du FPF, le désendettement des clubs a bien eu lieu, surtout pour les clubs les plus riches, notamment du fait de la forte croissance des revenus des clubs historiques (Real Madrid, FC Barcelone, Bayern de Munich, etc.) et de ceux des clubs anglais.
La raison pour laquelle le désendettement a concerné surtout les clubs riches est la suivante : le FPF est basé sur les déficits des clubs et non sur leur endettement. Puisque les dépenses des plus gros clubs sont limitées par leurs revenus, les ressources pour renforcer leurs effectifs (et pour gagner) sont nécessairement plus élevées que celles des « nouveaux riches » que sont par exemple le PSG et Manchester City, sanctionnés par l’UEFA il y a quelques années. Ces deux clubs sont aujourd’hui sur le point de bouleverser la hiérarchie en Europe et sont dénoncés par les clubs établis puisqu’ils sont dans les limites du FPF. Paradoxalement, ces deux clubs n’ont aucun problème financier et ne risquent pas d’en avoir car ils sont la propriété d’États très riches : le Qatar et les Émirats arabes unis.
En conséquence, trois questions se posent à propos du FPF :
Afin de limiter l’inflation des transferts et les déséquilibres financiers qu’ils entraînent pour certains clubs, le récent « FPF 2.0 » veut imposer une limite supplémentaire sur la balance des transactions de joueurs (les achats ne devront pas excéder 100 millions d’€ sur les ventes). Là encore, cette mesure devrait léser les « nouveaux riches » qui n’ont pas de contraintes financières. Peut-être aurait-il été préférable de limiter le nombre de joueurs par club ou le renouvellement de l’effectif plutôt que le montant des transferts. Cela limiterait les mouvements et permettrait de satisfaire les fédérations soucieuses de l’équilibre compétitif, les effectifs des équipes gagnant en stabilité.
Avant le Conseil européen des 28 et 29 juin, Angela Merkel et Emmanuel Macron se sont réunis mardi dernier à Berlin. Dans un contexte d’incertitude et de crise politique interne, la Chancelière a donné son accord pour la création d’un budget d’investissement commun de la zone euro. Sur la question migratoire, problématique au cœur des tensions au sein de l’Union européenne, les deux dirigeants ont tenté de recadrer les négociations afin de faire face aux mouvements populistes et de partager le fardeau entre États membres. Est-ce un nouveau départ pour le couple franco-allemand en tant que fer de lance d’une Union européenne plus unifiée ? Pour nous éclairer sur la situation, le point de vue de Rémi Bourgeot, chercheur associé à l’IRIS.
Quels étaient les enjeux politiques de la rencontre entre Angela Merkel et Emmanuel Macron ? Que doit-on en retenir ?
Ce sommet franco-allemand s’est concentré sur la question de l’intégration institutionnelle de la zone euro et sur celle de la crise migratoire. Bien que les deux sujets ne soient pas directement liés, on a pu voir une logique complexe à l’œuvre entre Emmanuel Macron et Angela Merkel qui dépendent l’un de l’autre sur ces dossiers difficiles. Le président de la République est notamment inquiet de l’avenir de la réforme de la zone euro qu’il porte malgré les importantes réticences allemandes, tandis que la Chancelière tente de préserver sa fragile coalition gouvernementale dans le contexte d’une remise en cause brutale de sa politique migratoire, qui l’oblige à engager un tournant européen nécessitant le soutien français.
Sur la question de la zone euro, Angela Merkel s’en est tenue à la position élaborée par Wolfgang Schäuble au cours de la campagne présidentielle française en réponse aux propositions de réforme d’Emmanuel Macron. L’idée de transferts accrus, notamment sous la forme d’un budget d’investissement commun conséquent, reste taboue en Allemagne, et Angela Merkel ne bénéficie pas d’un mandat suffisant pour mettre en œuvre une réforme aussi controversée. Elle a néanmoins confirmé la concession qu’elle indique depuis l’émergence de ce débat avec la France, à savoir la constitution d’un budget d’investissement modeste. Aucun montant n’a été concrètement évoqué à l’issue de la rencontre de cette semaine. Alors qu’Emmanuel Macron a, à de nombreuses reprises, évoqué plusieurs points de PIB annuels (soit plusieurs centaines de milliards d’euros), Angela Merkel rejette cet ordre de grandeur et semble davantage penser à une dizaine de milliards d’euros. Elle a réaffirmé ces réserves avec insistance ces derniers jours dans la presse allemande en espérant désamorcer une polémique sur la question des transferts budgétaires qui n’a pour autant pas manqué de naître au sein même de la coalition.
En ce qui concerne l’union bancaire, l’idée cruciale d’une garantie commune des dépôts bancaires a été exclue tandis qu’il est confirmé que le fonds consacré aux faillites bancaires (financé par le secteur lui-même) pourra recevoir un soutien, limité, du Mécanisme européen de stabilité. En ce qui concerne le soutien aux États membres en difficulté, les principes actuels sont pour l’essentiel confirmés, reposant sur l’idée d’un soutien conditionné à une surveillance européenne et la mise en place de programmes d’austérité procycliques. Toutefois, il est prévu, en plus de la possibilité de lignes de crédit préventives, d’apporter un soutien financier pour aider les États en difficulté à faire face aux coûts d’indemnisation du chômage en temps de crise ; soutien qui devra néanmoins être remboursé par la suite.
La mise en avant d’une position commune franco-allemande se fait donc essentiellement sur la base de la position allemande et des réticences qui la caractérisent. Cette position s’est confirmée en particulier dans le contexte de la crise politique allemande, avec l’envolée électorale de l’extrême droite. Le rejet de l’intégration de la zone euro est un des principaux sujets de l’AfD, en plus de la ligne identitaire-révisionniste du parti qui s’est affirmée ces trois dernières années. Le faible budget de la zone euro devrait être mis en place à partir de 2021 pour une période de sept ans ; ce qui permettra par là même aux opposants à l’intégration de la zone euro en Allemagne, aux Pays-Bas et en Finlande en particulier de tenter de geler le débat pendant près d’une décennie. L’affichage d’un accord pour une avancée qualifiée d’historique par certains commentateurs français permet de défendre l’hypothèse d’un couple franco-allemand présenté comme opérationnel et qui s’accorderait sur les principes fondamentaux en vue d’un parachèvement futur de l’union monétaire. La modestie du résultat des prochaines semaines sera alors probablement attribuée à la difficulté de fédérer l’ensemble des pays membres de la zone euro. L’idée d’un noyau franco-allemand soudé permettra d’avancer l’idée d’un mouvement d’intégration en marche progressive, alors même que les divergences de vues quant à la gestion de la zone restent pour l’heure inconciliables.
Horst Seehofer, ministre de l’Intérieur et chef du parti conservateur CSU, a accordé un délai de quinze jours à la chancelière afin qu’elle puisse trouver un accord avec les partenaires européens sur la question des réfugiés, problématique au cœur de la discorde entre la CDU et la CSU. Quelle est l’ampleur de cette crise gouvernementale ? Quelle est la marge de manœuvre de la chancelière sur la question migratoire ?
Horst Seehofer lui-même est confronté à la pression d’une aile plus jeune et encore plus conservatrice au sein de la CSU en Bavière, qui s’inspire notamment de l’évolution politique de l’Autriche voisine. Alors qu’il avait été forcé d’abandonner la présidence bavaroise du fait de cette remise en cause, avant d’être nommé au sein du gouvernement fédéral à Berlin, il tente de reprendre la main sur le parti au moyen d’un durcissement marqué et spectaculaire de son jeu au sein du gouvernement. Comme l’aile droite de la CDU, nombreux sont ceux au sein du bloc conservateur CDU-CSU et particulièrement de la CSU à attribuer l’érosion de leur base électorale à la politique d’accueil d’Angela Merkel en 2015. La Chancelière n’en finit plus, sur cette base, de devoir donner des gages à l’aile la plus conservatrice de son camp face à l’envolée de l’AfD lors de l’élection de septembre, qui s’est traduite par l’entrée de 94 populistes d’extrême droite au Bundestag.
Horst Seehofer a été jusqu’à poser une forme d’ultimatum, d’une durée de deux semaines, à Angela Merkel en menaçant de mobiliser les services de police pour contrôler les frontières allemandes et repousser les migrants passés par d’autres pays européens. Le ministre de l’Intérieur n’a évidemment pas les moyens de faire cavalier seul au sein du gouvernement et il n’aurait rien à gagner à une dislocation précipitée de la coalition et surtout du bloc CDU-CSU. Sa mise en scène consiste à envoyer un signal au parti et à ses électeurs en vue des élections régionales de l’automne prochain. Il n’en demeure pas moins que cette mise en scène ajoute de façon spectaculaire à la pression qui pèse sur Angela Merkel pour durcir considérablement la politique migratoire de l’Allemagne et de l’Union européenne.
La politique de la porte ouverte de 2015 n’avait en réalité duré qu’un temps limité, avant surtout que la Chancelière n’œuvre à la mise en place de l’accord avec la Turquie, mais aussi que les pratiques des services chargés de l’immigration changent de façon tout aussi concrète. Aujourd’hui, Angela Merkel met à nouveau en avant une approche qui repose sur des pays tiers ou plus précisément sur l’idée de la gestion des flux migratoires hors d’Europe.
Face à une « crise migratoire » de plus en plus pressante, marquée dernièrement par l’affaire de « L’Aquarius », une Europe à deux vitesses concernant la politique d’accueil migratoire est-elle susceptible d’apparaitre ? Qu’en est-il des débats actuels sur le règlement de Dublin, symbole d’un non-partage du fardeau migratoire ?
On constate effectivement un morcellement des approches nationales en fonction à la fois des circonstances auxquels sont confrontés les pays et de l’évolution politico-idéologique des scènes nationales. Par ailleurs on voit des rapprochements entre pays au gré des évolutions électorales, comme récemment entre Rome et Budapest en plus du jeu entre grands pays, par exemple entre Rome et Berlin, les deux exigeant une plus grande solidarité européenne en estimant avoir été abandonnés, dans des contextes différents. Par ailleurs, d’autres pays moins exposés dans un premier temps se retrouvent davantage confrontés à la crise migratoire du fait des mesures tacites mises en œuvre chez leurs partenaires. Emmanuel Macron s’était ainsi montré critique à l’égard du gouvernement allemand lors de sa récente rencontre avec Giuseppe Conte, le président du Conseil italien, expliquant que la hausse des demandes d’asile en France était notamment due aux migrants refoulés par l’Allemagne. Tandis qu’Emmanuel Macron s’inquiète de la gestion des flux de migrants passés précédemment par d’autres pays européens, notamment en cas de refus des demandes, l’Italie défend l’idée d’une solidarité européenne accrue et d’une mise en commun des moyens autour de la notion de défense de la frontière européenne en menaçant de généraliser des mesures unilatérales. L’Allemagne privilégie pour sa part une approche qui se concentre sur la gestion des flux hors d’Europe au moyen notamment d’un système de centres extra-européens chargés de trier les demandeurs d’asile.
Le règlement de Dublin est ainsi critiqué de toute part pour des raisons différentes, mais du fait de ces différences précisément il reste difficile de lui substituer un système viable. Derrière la difficulté à réformer le règlement de Dublin, c’est le principe même de la zone Schengen qui affiche des fissures redoutables. S’il est certain que l’approche européenne de la crise migratoire est appelée à se durcir de façon importante et généralisée dans les prochaines semaines, les tensions entre gouvernements resteront pour autant vives et difficilement solubles, dans le contexte de menaces croissantes d’actions unilatérales.
Celso Amorim est ancien ministre des Affaires étrangères (2003-2011) et de la Défense (2011-2015) du Brésil. Il répond à nos questions dans le cadre du séminaire organisé par l’IRIS à l’occasion de sa présence en France :
– Quelle est la situation politique actuelle au Brésil ?
– Comment analysez-vous les perspectives de l’élection présidentielle dont le premier tour doit se tenir normalement le 7 octobre prochain ?
– Après une décennie de montée en puissance, l’Amérique latine semble en recul. Peut-on parler d’une crise régionale ?
Qui a déjà eu l’opportunité d’être au Brésil pendant une Coupe du monde, peu importe où elle se passe et le degré de favoritisme de la « Seleção » (de toute façon, pour la majorité des Brésiliens leur équipe est toujours la favorite), sait que cette fête quadriennale des amateurs du ballon rond est un événement qui ne passe pas inaperçu et qui ne laisse personne indifférent. Les rues sont décorées avec les couleurs du pays, les effigies des joueurs sont dessinées sur les murs et sur les rues à côté des drapeaux des nations participantes, tandis que les bars, restaurants et magasins d’appareils électroménagers montrent continuellement quasiment tous les matchs. Cerise sur le gâteau, si le Brésil remporte le tournoi, c’est un véritable carnaval hors saison.
Cette année, néanmoins, les choses se passent différemment. La population ne semble pas très enthousiaste. Le climat de fête est atténué par le contexte économique, social et politique très compliqué. Le putsch qui a destitué la présidente Dilma Rousseff et les plans de rigueur visant à la réduction des droits des travailleurs qui ont été immédiatement adoptés n’ont pas apporté les changements économiques promis. Et, à vrai dire, ont-ils été adoptés pour apporter une amélioration globale ou seulement -plus probablement- pour rétablir les privilèges des élites économiques qui avaient été très légèrement chamboulés pendant la période où le Parti des travailleurs (PT) était au pouvoir ? Si l’on associe la réduction des droits sociaux des plus pauvres aux innombrables cadeaux fiscaux qui ont été faits aux plus riches, on a tendance à pencher pour la deuxième hypothèse. Une probabilité qui renforce l’idée d’un putsch non pas contre le Parti des travailleurs, mais contre le peuple qu’il essayait d’aider.
Sur le plan social, la misère, qui avait été quasiment éradiquée sous Lula et avait permis au Brésil de sortir de la carte de la faim dans le monde (depuis, le pays y figure à nouveau), la pauvreté et la violence sont de retour. L’actuel gouvernement a réussi, en seulement deux ans, à détruire la plupart des droits des travailleurs et des minorités sociales, en augmentant considérablement les diverses formes d’inégalité, qui avaient subi des réductions substantives ces dernières années.
Le contexte politique est encore plus délicat. Contrairement à ce qui est véhiculé par la majorité de la presse française, il n’y a aucune preuve concrète à l’encontre de l’ex-président Lula, toujours en tête dans les sondages d’opinion. Soupçonné d’avoir reçu des pots-de-vin des entreprises du BTP, ce dernier n’a pas été jugé, mais sommairement condamné. En anglais, on considère ce genre de condamnation aux indéniables allures de persécution politique comme étant du lawfare, une espèce de « guerre juridique » faisant en sorte que la loi soit utilisée comme une arme contre ses ennemis, rendant accessoire la nécessité de prouver les accusations.
Encore plus symptomatique de l’acharnement politique subi par l’ex-président, le magistrat en charge de confirmer ou nier la sentence prononcée par le juge Sérgio Moro, a pris seulement 36 jours pour rédiger son rapport sur un jugement de plus de 250 mille pages, ce qui l’aurait obligé à lire autour de sept mille pages par jour. C’est le même magistrat qui avait affirmé, immédiatement après sa publication, que la sentence prononcée par le juge Moro était « techniquement irrépréhensible ». Son collègue, le réviseur du jugement, a été encore plus empressé, puisqu’il n’a eu besoin que de six jours pour lire toutes ces pages et en corriger les possibles incohérences. Tout cela a été fait avec l’objectif d’accélérer la condamnation de l’ex-président de manière à l’empêcher, quelles qu’en soient les conséquences, de se présenter aux prochaines élections.
Tout cela semble avoir mis la passion footballistique des Brésiliens en veille et expliquerait ce manque surprenant d’intérêt et le fait que les rues ne soient pas aussi décorées que lors des éditions précédentes de la Coupe du monde. Comme il est arrivé pendant la période de la dictature militaire (1964-1985), la majorité des personnes de gauche, mais pas seulement, ne supporteront pas (en tout cas pas ouvertement) l’équipe brésilienne. Ils trouvent indécent et immoral de supporter l’équipe d’un pays qui est submergé par les scandales de corruption et qui traverse l’une des plus graves crises économique et politique de son histoire. De surcroît, ils savent qu’une victoire de la « Seleção » pourrait être récupérée politiquement et bénéficier à un gouvernement moribond qui est, de manière avérée, largement plus corrompu que le précédent et qui, malgré tout cela, arrivera à terminer son mandat grâce au soutien des élites économiques et des classes moyennes qui l’ont porté au pouvoir.
Phénomène encore plus sui generis, les supporters qui n’arrivent pas à endormir leur passion et ont décidé de porter tout de même un maillot, semblent préférer actuellement le bleu au traditionnel maillot jaune de l’équipe. Cela serait, très probablement, la conséquence de l’utilisation massive du jaune lors des manifestations qui ont contribué à la destitution de l’ex-présidente Dilma Rousseff. Enfin, les Brésiliens semblent prendre conscience tardivement que les cinq titres mondiaux de leur équipe n’ont rien apporté de très significatif à la société brésilienne. Le pays a un faible indice de développement humain, accuse depuis quelque mois un retour en force de la violence et dans lequel rien n’est fait pour améliorer le système éducatif (à l’exception, paradoxalement, de l’enseignement universitaire public qui y est très réputé), les systèmes de santé et de transport public qui demeurent depuis toujours de très mauvaise qualité. Cette année, comme l’affirmait autrefois Nelson Rodrigues, le génial dramaturge brésilien, la patrie ne semble pas avoir envie de chausser des crampons.
Toutefois, la question à se poser est si cet état d’esprit peut se traduire par une insatisfaction politique grandissante et généralisée, capable même d’influencer les prochaines élections, ou s’il n’est qu’un simple découragement momentané et éphémère. Est-ce que cette supposée prise de conscience perdurera si la Seleção remporte le titre ? L’avenir nous le dira.
La politique migratoire américaine semble avoir pris un tournant empreint de fermeté et de détermination affichée par l’administration américaine. En dépit de la forte contestation qui s’élève suite à la mesure de séparation des familles de migrants à la frontière américaine, Donald Trump a affirmé sa politique de « tolérance zéro ». Les États-Unis se sont également retirés du Conseil des droits de l’homme (CDH) des Nations unies, confirmant leur politique unilatéraliste d’une Amérique seule face au monde. Pour nous éclairer sur la situation, le point de vue de Marie-Cécile Naves, chercheuse associée à l’IRIS.
Afin de dissuader des migrants souhaitant franchir la frontière américaine, plus de 2 000 enfants ont été séparés de leur famille durant ce dernier mois, soulevant un tollé de la part des pays frontaliers, de certains gouverneurs, mais aussi d’entreprises et de la société civile. Cette mesure reste-t-elle cependant populaire auprès de l’électorat de Trump ?
La chaîne d’information CNN vient récemment de publier un sondage mentionnant que les deux tiers des personnes interrogées sont opposées à la politique de séparation des enfants de leur famille. Le camp des élus démocrates est fortement opposé à cette mesure. Une partie des élus républicains se revendiquant d’une fibre chrétienne et humaniste, symbolisée par la figure de Laura Bush, femme de George W.Bush, jugent cette politique inhumaine. Toutefois, une majorité d’électeurs et d’élus républicains la soutient à l’heure actuelle. À un peu plus de quatre mois des élections de mi-mandat de novembre, il va être intéressant d’analyser si cette politique aura des conséquences dans les États fédérés qui sont le plus concernés par cette politique, essentiellement ceux du Sud.
Une politique de « tolérance zéro » a été adoptée en avril par le ministère de la Justice. Tous les clandestins qui franchissent la frontière des États-Unis, qui sont pour la plupart des ressortissants d’Amérique centrale, doivent être poursuivis au pénal, et cela avant l’examen de leur demande d’asile. De plus, la nouveauté est que cela revient au pénal, et non plus au civil de juger de ces cas, ce qui a pour conséquence que les enfants qui ne peuvent pas être incarcérés sont séparés de leurs parents, créant des situations dramatiques.
Le Mexique ainsi que plusieurs États d’Amérique centrale ont vivement condamné la politique de « tolérance zéro » et surtout la séparation des enfants avec leur famille. Les mots comme « cruauté » et « inhumanité » sont utilisés au Mexique, et le Canada s’est dit « interloqué » par cette situation. Des gouverneurs de plusieurs États fédérés (Maryland, Massachussetts, Virginie …) ont également rappelé leurs troupes déployées pour que celles-ci ne s’engagent pas dans les opérations à la frontière du Mexique. Du côté des grandes entreprises, et notamment les géants du numérique, il y a une très vive réprobation de cette mesure : Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, a déclaré qu’il ferait des dons à des ONG qui aident les familles migrantes. Des réactions identiques avaient été faites en 2013 de la part de Google et Apple notamment, lors d’une tentative de vote de loi répressive sur les migrations, n’ayant pas abouti faute d’accord au Congrès. Ces entreprises font beaucoup appel à la main d’œuvre immigrée. Pour elles, ce n’est pas seulement un enjeu humaniste, mais également économique.
L’administration Trump souhaite élaborer un décret « anti-immigration » dans sa politique de « tolérance zéro » afin de durcir sa politique migratoire. En quoi consiste-t-il ? Est-ce inédit dans l’histoire américaine ?
Au sein de l’administration Trump, l’idée est de désigner des ennemis intérieurs afin de consolider le pouvoir de l’actuel président : l’immigré d’Amérique centrale comme l’immigré musulman, amalgamé à l’islamiste ou au terroriste, en sont des figures emblématiques. Cette conception fait partie de la rhétorique de Trump, par le biais d’un ciblage des populations de certains pays. La répression concerne l’immigration illégale, mais aussi l’immigration légale.
Dans l’histoire des États-Unis, cela n’est pas inédit. Au début du XXe siècle, puis dans les années 1920, il y a eu une très forte réduction de l’immigration, en particulier afin de préserver l’Amérique « blanche ». Aujourd’hui, il y a une forte part de symbolique et de story telling qui s’exerce à travers ces mesures migratoires. Ce projet de décret est une sorte de baroud d’honneur de l’Amérique « blanche », car elle est vouée à devenir minoritaire dans moins de 30 ans. C’est une évolution démographique inéluctable. L’idée qu’il soit possible de protéger les frontières par des procédures strictes afin de préserver l’identité de l’Amérique WASP (White Anglo-Saxon Protestant) est illusoire, mais fortement utilisée par Donald Trump.
Les Etats-Unis viennent également de décider de se retirer du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Devait-on s’y attendre ? Quel va être l’impact de ce nouveau désengagement d’une organisation internationale de la part de Washington ?
Le retrait du Conseil des droits de l’homme de l’ONU à Genève a été formalisé par la Maison-Blanche hier soir. Le mandat des États-Unis courait jusqu’à 2019. Cette décision n’est pas tellement une surprise, de nombreux blocages sur le vote de résolution ont été effectués maintes fois par les représentants américains, notamment contre la colonisation d’Israël dans les territoires palestiniens. Le 18 mai dernier, le Conseil a souhaité ouvrir une enquête contre les violences perpétrées sur Gaza par les armées israéliennes. Les Etats-Unis ont voté contre, décision symbolisant leur relation tendue avec l’organe onusien.
L’argument invoqué par Nikki Haley, l’ambassadrice américaine aux Nations unies, est que des membres du Conseil ont violé de nombreuses fois les droits humains dans leur pays ; elle vise par exemple la Chine, l’Iran ou la République démocratique du Congo. Selon elle, le Conseil traite de manière injuste les différents États membres de cette institution. Au-delà de la structure, ce retrait prolonge la volonté de refus d’appartenir à des alliances et du multilatéralisme de la part de l’administration Trump, symbole d’une Amérique seule face au monde.
Le premier ministre israélien a félicité cette décision, la qualifiant de « courageuse ». À l’inverse, le représentant français à l’ONU, François Delattre, a profondément regretté ce choix, le jugeant comme un mauvais signal envoyé aux droits de l’homme. Toutefois, selon Nikki Haley, cette décision ne remet pas en cause la politique des États-Unis en faveur de ces derniers.
Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche émérite au CNRS, spécialiste des migrations internationales, répond à nos questions à l’occasion de la journée mondiale des réfugiés :
– En 2017, 68.5 millions de personnes ont été déracinées de leur pays, un nouveau record selon l’ONU. Comment analysez-vous la situation des migrations ?
– Le repli et l’inertie de l’Europe face à la question migratoire sont-ils inédits dans son histoire ?
– Le règlement de Dublin est-il suffisant pour répondre à l’urgence de la situation ?
– Une réponse s’organise-t-elle au sein des pays ou zones d’où sont issues les migrations ?
Michel Wieviorka est sociologue, directeur d’études à l’EHESS et président de la FMSH. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Diviser pour unir : France, Russie, Brésil, États-Unis face aux comptages ethniques », aux éditions de la Maison des sciences de l’homme. Rédigé par une équipe de chercheurs internationale et pluridisciplinaire[1], qui a conduit la recherche en France, aux États-Unis, en Russie et au Brésil, l’ouvrage propose une analyse des termes et des évolutions du débat dans ces pays.
En France, le comptage ethnique, lié à une certaine idée de la République, n’est toujours pas autorisé. Comment l’expliquer, alors que le pays est entré dans une phase de mutation, voire de crise ?
Il faut nuancer : il n’est pas interdit de procéder à certains comptages. Par exemple, le magazine Têtu, il y a déjà bien longtemps, a publié une étude portant sur le nombre d’homosexuels en France ; des démographes très sérieux, comme Doris Bensimon et Sergio Della Pergola, ont compté à plusieurs reprises le nombre de Juifs en France, et publié leurs résultats dans des revues scientifiques sans jamais qu’ils ne soient contestés. Le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires de France) a procédé à une estimation par sondage du nombre des Noirs de France, et a interrogé son échantillon sur les discriminations dont ils se disent victimes.[2]
En fait, il existe trois types de comptages de « statistiques ethniques » : les études ponctuelles, et privées, comme celles-ci ; le recensement, qui est national et effectué par la puissance publique, et entre les deux, les grandes enquêtes publiques comme celle de l’INED et de l’INSEE Trajectoires et origines (TeO). Quand nous avons lancé le train de recherches ayant abouti à cet ouvrage avec nos amies France Guérin-Pace, Rebecca Igreja et Elena Filippova, Hervé le Bras et moi-même étions perçus, dans le débat public, comme y étant complètement opposés : en fait, nous avons constaté notre accord sur les deux premiers points (acceptation d’enquêtes privées portant sur un enjeu précis, refus du comptage ethnique dans le recensement) : ce qui nous sépare est donc limité aux grandes enquêtes comme TeO.
Si le comptage ethnique est refusé, c’est le plus souvent par identification à une conception de la République qui rejette cette pratique : dans cette vision, la République est égalitaire, la diversité est mal acceptée dans l’espace public, et les « différences » culturelles doivent, dans cette perspective, se dissoudre, ou rester confinées à l’espace privé. Le passé colonial de notre pays joue aussi en faveur du refus de ces statistiques, qui pourraient avoir des finalités racistes – compter par exemple les enfants musulmans dans les écoles d’une ville pour mieux les discriminer.
La crise des institutions républicaines, à commencer par l’École, a fortement pesé sur l’ouverture de débats autour des « statistiques ethniques », ainsi que sur la laïcité, en même temps que devenaient de plus en plus visibles dans l’espace public des « minorités » – un terme peu apprécié en France.
Quelles leçons tirer des expériences de l’étranger ?
Ces questions se posent très différemment d’un pays à l’autre, et il est exclu de transposer le débat national par exemple brésilien, américain ou russe, pour en plaquer les termes sur l’expérience française. Pour comprendre notre débat, en France, comme dans d’autres pays, il faut bien voir les spécificités de l’Histoire, de la culture politique. Mais notre recherche, par les comparaisons qu’elle suggère, nous a permis de mieux prendre la mesure du caractère très « français » des échanges passionnels qui se sont joués chez nous, surtout sous Nicolas Sarkozy, de façon plus ou moins différente de ce que nous avons trouvé en examinant les particularités d’autres pays.
En Russie, le débat se joue entre statisticiens et anthropologues, et il s’agit depuis longtemps d’organiser la politique et la vie institutionnelle sur une base ethnique. Il y a aussi eu, en Russie, mais également aux États-Unis, une prise de conscience de l’importance des questions liées au métissage culturel, au mélange : comment faire avec les identités ou les appartenances multiples ? Les expériences américaine et brésilienne nous invitent à passer de la question ethnique à celle de la race – et donc aussi du racisme. Là aussi, l’Histoire, celle de la traite négrière, de l’esclavage et des conditions dans lesquelles il a pris fin, et les obsessions liées à la couleur de la peau jouent un rôle important, ce qui peut donner raison aux adversaires des statistiques ethniques : ne débouchent-elles pas vite sur des différenciations raciales ? Dans ces pays, les politiques, notamment dites de « discrimination positive », s’appuient sur des statistiques de type ethnique, dont nous en avons constaté les limites, parfois les impasses, mais aussi noté la difficulté de s’affranchir. La question « ethnique » est aussi, même si elle ne l’est pas seulement, une question sociale.
Pourquoi écrivez-vous que la condition préliminaire à l’introduction de statistiques ethniques soit la reconnaissance du fait colonial dans toute son ampleur ?
Le fait colonial, non ou mal digéré, ne déboucherait pas sur les débats récents à propos de statistiques ethniques s’il n’avait pas été prolongé au cours des « Trente Glorieuses » par l’immigration, notamment maghrébine, mais aussi venue surtout plus récemment d’Afrique subsaharienne, puis par les difficultés socio-économiques des enfants de cette immigration, et pas seulement dans les « banlieues » populaires. Dominées et exclues au temps de la colonisation, ces populations ont été exploitées, surtout dans l’industrie, avant d’être les premières victimes de la crise économique, du chômage et de la précarité. Or la colonisation s’est voulue républicaine, elle tenait un discours d’intégration, d’insertion des peuples colonisés dans l’universel, et donc dans la République. Mais la réalité a été autre, et le fait colonial, prolongé par une Histoire devenue postcoloniale, a d’autant moins réglé les problèmes du passé que les descendants des anciens colonisés continuaient à ne pas accéder comme les autres Français à l’égalité républicaine tant promise.
L’introduction de statistiques ethniques ne peut qu’exacerber les passions et les ressentiments liés aux difficultés d’intégration d’une population inscrite dans cette Histoire. La reconnaissance pleine et entière du fait colonial, dans toutes ses dimensions, permettrait de développer des débats beaucoup plus constructifs, car tendus vers l’avenir, et moins prisonniers du passé, à propos des statistiques ethniques, comme aussi d’ailleurs de la laïcité.
[1] Michel Wieviorka, Hervé Le Bras, Rebecca Lemos Igreja, France Guérin-Pace, Elena Filippova.
[2] Le Parisien a publié cette étude dans une livraison qui a fait grand bruit, en janvier 2007.