Vous êtes ici

Le Monde Diplomatique

S'abonner à flux Le Monde Diplomatique
Mensuel critique d'informations et d'analyses
Mis à jour : il y a 2 semaines 1 jour

Définir l'homme, un acte politique

lun, 06/02/2017 - 18:12

La philosophie politique peut-elle se dispenser d'une réflexion sur la nature de l'être humain ? Vieille question, que reprennent trois ouvrages récents. Noam Chomsky, connu à la fois pour ses recherches sur le langage et pour son engagement politique, tente avec Quelle sorte de créature sommes-nous ? une approche systémique (1). À la base de sa réflexion, le langage, qui, selon lui, sert moins à communiquer qu'à penser. Dans ce livre bref en forme de manuel, il entreprend de montrer dans quelle mesure les créatures limitées que nous sommes du point de vue cognitif peuvent tout de même s'approcher d'une idée du bien commun.

Marc Crépon et Frédéric Worms adoptent une approche différente dans La Philosophie face à la violence (2). Disparue du programme de philosophie des classes de terminale, la notion de violence relève de plusieurs domaines, notamment du champ moral, mais également du champ politique. L'État, par exemple, a-t-il le droit d'en user ? Et à partir de quel moment a-t-on le droit d'y résister ? La réflexion dérive alors rapidement vers la liberté, en en cherchant le fondement dans la nature de l'être humain ; mais, afin de ne pas élargir par trop le cadre, les auteurs proposent d'examiner la question à l'intérieur de deux dates : 1943-1968. En 1943, Jean-Paul Sartre publie L'Être et le Néant (Gallimard), où il fonde, à partir d'une interrogation sur l'être et sur la conscience, les prémisses de son engagement à venir. Face à la violence, c'est désormais autour de cette philosophie, dans sa filiation ou de façon antagoniste, que sera pensé l'état du monde de l'après-guerre : la décolonisation, l'âge atomique, la révolution… Les philosophes modernes — Sartre, Albert Camus, Maurice Merleau-Ponty — dialoguent ici entre eux, comme le font ensuite les postmodernes — Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Michel Foucault, Emmanuel Levinas : c'est l'intérêt du livre. Il est fort intéressant de suivre chez chacun l'articulation entre point de vue sur l'être et positionnement politique, et de comprendre ainsi, par exemple, pourquoi Sartre, à l'opposé de Camus, refuse de mettre sur le même plan la torture et le terrorisme.

Martin Heidegger a inspiré à la fois l'existentialisme de Sartre et la philosophie de la différence de Derrida. Depuis longtemps, une controverse flambe sur l'antisémitisme du philosophe, ravivée par la publication en 2014 en Allemagne des premiers Cahiers noirs, qu'il a commencés au début des années 1930, quand il avait une quarantaine d'années, et tenus quasiment jusqu'à la fin de sa vie, en 1976. Dans ces Cahiers couvrant les années 1931-1946, il expose ouvertement son point de vue sur le rôle qu'il attribue aux Juifs dans l'histoire de l'être : censés avoir contribué à en occulter la question, ceux-ci ont posé les bases d'un totalitarisme technique dont, en dernière analyse, ils ont été les victimes. Autrement dit, les Juifs furent responsables de leur propre extermination.

L'antisémitisme de Heidegger et son engagement nazi ont suscité le déni ou la condamnation, les deux attitudes ayant en commun de séparer la vie de l'œuvre, passant ainsi à côté d'une interrogation proprement philosophique des faits et des écrits, que seul Levinas aura tentée dans Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme (Payot & Rivages, 1997). Donatella Di Cesare (3) reprend ce travail de compréhension de l'antisémitisme politique et philosophique de Heidegger, qui s'enrichit des matériaux des Cahiers noirs. Dans un premier temps, en réinscrivant Heidegger dans l'histoire philosophique allemande, de Martin Luther à Friedrich Nietzsche en passant par Emmanuel Kant et Friedrich Hegel ; ensuite, en se mesurant avec les textes des Cahiers, dans une confrontation serrée où le commentaire est mené avec clarté et rigueur. Même ceux que la philosophie de l'auteur d'Être et Temps indiffère pourront trouver un intérêt au tour que Di Cesare (heideggerienne de longue date) joue à son maître, lorsqu'elle découvre dans cet antisémitisme le résidu métaphysique que le philosophe de Fribourg ne put éliminer de sa propre pensée.

(1) Noam Chomsky, Quelle sorte de créature sommes-nous ? Langage, connaissance et liberté, Lux, coll. « Instinct de liberté », Montréal, 2016, 200 pages, 14 euros.

(2) Frédéric Worms et Marc Crépon, La Philosophie face à la violence, Éditions des Équateurs, coll. « Parallèles », Paris, 2015, 208 pages, 13 euros.

(3) Donatella Di Cesare, Heidegger, les Juifs, la Shoah : les « Cahiers noirs », Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », Paris, 2016, 400 pages, 24 euros.

L'art de la dissonance

lun, 06/02/2017 - 18:12

En octobre dernier, l'attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan a suscité quelques remous amusants. Sans surprise, certains tenants de la « grande culture » s'en sont trouvés assombris. Alain Finkielkraut y a vu un « indice annonciateur de la fin des temps modernes européens (1)  ». Annie Ernaux, célèbre pour ses récits nourris d'autobiographie, considère également que ce choix est « le signe d'un tournant : ce qui est proprement littéraire se dissout (2)  » — sans, par ailleurs, porter de jugement sur l'œuvre. Irvine Welsh, l'auteur de Trainspotting, a semblé plus nettement meurtri : sur Twitter, il a traité les jurés de « vieux hippies baragouinant à la prostate rance » (13 octobre 2016).

En filigrane, toujours la même vieille question : qu'est-ce que la littérature ? Elle se double d'un vigoureux mépris pour la culture « populaire », si regrettablement vulgaire. Inversement, le long silence de Dylan après l'annonce officielle fut un parfait bonheur pour ceux qui saluent dans le rock (3) son pouvoir de désordre ; car, s'il accepte sa légitimation par les experts de la « grande » culture, qu'en est-il alors de sa force de perturbation du goût dominant ? Le lauréat a bien fini par envoyer un petit mot de remerciement, qu'il n'a pu lire en personne, « retenu » qu'il était « par d'autres engagements ». C'est précisément sur la question litigieuse qu'il se penche avec désinvolture pour mieux l'invalider, en rappelant que lui ne s'est jamais demandé si ses chansons étaient de la littérature. Ce qui lui importait, c'était de trouver le studio adéquat pour enregistrer (4).

Mettre l'accent sur la dimension littéraire du rock (ou, plus largement, de la chanson) afin de le sauver de son indignité d'art mineur, voilà une tentation très répandue, y compris chez certains de ses laudateurs. Les essais biographiques rêveurs que la romancière Christine Spianti consacre avec feu à Jim Morrison et Patti Smith (5) les présentent ainsi tous deux comme des chamans guerriers, sous le parrainage d'Arthur Rimbaud… Il est vrai que Morrison et Smith se sont voulus poètes. Mais c'est en tant que chanteurs rock qu'ils ont été saisissants. L'obstination de Patti Smith à affirmer son admiration pour Charles Baudelaire ou Jean Genet témoigne de l'émouvant désir de respectabilité qui a saisi une partie du rock, notamment aux États-Unis, depuis le tournant des années 1960-1970. Cette volonté d'anoblissement est ambiguë : d'une part, sont minorées la voix et la musique ; d'autre part, le rock avait longtemps eu pour rôle de subvertir les codes de la culture officielle, et non de s'y rattacher.

Pourtant, alors même que le rock de ces années-là fait aujourd'hui figure d'objet de musée, il n'est pas certain que ces multiples entreprises de neutralisation de son « mauvais genre » soient véritablement efficaces. Le Velvet Underground, qui, comme David Bowie ou le punk, a subi l'embaumement, reste méchant, sexy, peu assimilable. Formé en 1965 autour de Lou Reed et de John Cale, il chantait la rue, celle des paumés, des dealers, des travestis. Il chantait Heroin en un temps où s'épanouissaient le « peuple des fleurs » et sa quête du peace and love : à l'évidence, il était à contre-courant. D'ailleurs, même avec l'appui d'Andy Warhol, il n'a pu être durablement à la mode. Trop rétif, même aux injonctions implicites de l'avant-garde, autre fabrique de codes. C'est ce que saluent de façon ardente Philippe Azoury et Joseph Ghosn (6) en détaillant les enjeux de ses expérimentations musicales, appels à l'insurrection intime et à l'écoute de ce qui, d'ordinaire, est tu. Non, ce n'était pas de la littérature, mais… du rock. De l'émotion électrique.

(1) « Le Nobel à Dylan, déclin de la culture ? », Causeur.fr, 18 octobre 2016.

(2) « Annie Ernaux : “La littérature se dissout” », Le Monde, 15 octobre 2016.

(3) Il importera peu ici que Dylan ait chanté aussi de la folk, de la country, etc. Il représente un mouvement plus vaste : le rock.

(4) Discours à lire sur le site officiel www.nobelprize.org

(5) Christine Spianti, Jim Morrison. Indoors/Outdoors, Maurice Nadeau, Paris, 2016, 224 pages, 18 euros ; Patti Smith. La poétique du rock. New York, 1967-1975, Maurice Nadeau, 2016, 200 pages, 18 euros.

(6) Philippe Azoury et Joseph Ghosn, The Velvet Underground, Actes Sud, Arles, 2016, 180 pages, 16,90 euros.

Guatemala, trop de divisions pour une révolution

lun, 06/02/2017 - 18:12

D'avril à septembre 2015, le Guatemala a traversé une grave crise politique. Après la révélation de faits de corruption impliquant des personnalités au sommet de l'État, le président Otto Pérez Molina a dû quitter le pouvoir. Pour beaucoup, sa décision était inévitable après les multiples manifestations qui avaient secoué le pays. Mais la rue était-elle seule à la manœuvre ?

Une riche compilation de témoignages, essais et articles contribue à répondre à la question (1). Certains y analysent les manifestations comme un « réveil citoyen » transcendant les classes sociales. Ainsi, M. Gabriel Wer, à l'origine avec quelques autres de la première manifestation via Facebook, n'ambitionnait pas d'obtenir davantage que la démission du président. À l'inverse, la militante étudiante Lucía Ixchíu raconte les efforts d'organisation au sein de l'université nationale San Carlos pour politiser cet « embryon de mouvement social, qui, pour pouvoir continuer à se former dans le ventre de la lutte, a besoin de renforcer l'organisation à tout niveau ». Selon elle, cette crise a repolitisé l'université publique et permis un « retour des étudiants au sein du peuple ».

Le sociologue Rodrigo Véliz s'interroge sur le lâchage de M. Pérez Molina par les élites économiques et par les États-Unis, ses soutiens d'antan. Les critiques de l'administration Obama envers l'ancien président depuis 2012 révéleraient ainsi la stratégie de Washington : « faire le ménage dans les institutions étatiques », dans le cadre d'une politique « d'investissements et de pressions économiques » visant à répondre à la présence accrue de la Chine et de la Russie dans la région. Raison pour laquelle la Commission internationale contre l'impunité au Guatemala (Cicig) bénéficierait des soutiens dont elle jouit actuellement. Ses travaux ont notamment permis de juger de nombreux anciens militaires proches du pouvoir, érigeant cette institution au rang de modèle régional que, selon l'auteur, les États-Unis aimeraient exporter dans les pays voisins.

Irma Velásquez Nimatuj, journaliste et anthropologue, analyse la relation d'abord distante des organisations indigènes et rurales à ce mouvement principalement urbain. Elle signale la division du pays, profondément travaillé par le racisme. Une division qui s'est traduite dans les manifestations : si beaucoup de citadins battaient le pavé pour la première fois, les populations rurales, elles, s'en sont souvent tenues à l'écart. La corruption, explique en effet Velásquez Nimatuj, « n'est pas le problème structurel qui les empêche d'accéder à une vie digne ». Elle estime plutôt que, en ce qui les concerne, « les problèmes substantiels n'ont pas été abordés » : ils recherchent le « démantèlement de l'État raciste, qui impliquerait une redistribution équitable de la richesse du pays ».

Dans un essai dense et succinct, au terme duquel il conclut à une « révolution qui n'a jamais eu lieu » (2), le sociologue Virgilio Álvarez Aragón consacre un chapitre à la tentative de réforme profonde de la loi électorale et des partis politiques (LEPP), une urgence démocratique majeure. Faute de stratégie de pression citoyenne et de vision structurée, le mouvement aurait échoué face à l'imbrication des élites économiques et politiques, n'obtenant qu'une réformette de plus.

L'échec stratégique, analyse l'auteur, tient aussi à l'imaginaire politique des classes moyennes, libérales et hostiles aux mesures redistributives : « L'aliénation imposée par la théologie de la prospérité, d'un côté, et le discours individualiste et consumériste, de l'autre, ont produit une idéologie suburbaine manquant de contenus politiques progressistes et d'encouragements à une organisation sociale revendicative. » L'idéologie libertarienne, puissante au sein des élites économiques guatémaltèques, a donc pu être légitimée par le discrédit de l'exécutif. Dans ces conditions, ce que beaucoup ont analysé comme une « révolution citoyenne » aurait en fait renforcé l'hégémonie culturelle de la droite qu'avait, un temps, incarnée M. Pérez Molina.

(1) Regina Solís Miranda (sous la dir. de), La Fuerza de las plazas. Bitácora de la indignación ciudadana en 2015, Friedrich-Ebert Stiftung, Guatemala, 2016, 324 pages.

(2) Virgilio Álvarez Aragón, La Revolución que nunca fue. Un ensayo de interpretación de las jornadas cívicas de 2015, Serviprensa, Guatemala, 2016, 80 quetzales, 180 pages.

Zone de turbulence

lun, 06/02/2017 - 18:12
Giovanni Battista Podestà. — « Le Bien et le Mal »

C'est contre ce qu'il nommait « l'art culturel » que le plasticien Jean Dubuffet (1901-1985), « intellectuel féru de sauvagerie », est allé au bout de quelques intuitions fulgurantes surgies principalement dans l'entre-deux guerres. S'opposant aux conceptions esthétiques dominantes, il saluait la puissance de l'imaginaire chez les enfants, les médiums, les fous. En 1945, intrépidement, il invente l'art brut. Évidemment, les œuvres existaient déjà, mais elles n'étaient pas identifiées comme telles.

La réédition augmentée de la thèse de Lucienne Peiry (1), longtemps responsable de la Collection de l'art brut à Lausanne, précise la généalogie, la concrétisation et les paradoxes de cette notion. Dubuffet poursuit en particulier le travail de sape des surréalistes en affirmant que la création est par nature un « phénomène malsain et pathologique », et qu'il n'y a donc pas un art spécifique aux malades mentaux. En revanche, aliénés ou non, ceux qui peuvent être indemnes de toute culture artistique et témoigner par ailleurs d'une parfaite indifférence à la reconnaissance sociale de leur œuvre ont la liberté rare d'être au plus près de la vérité de leur fantaisie, car « il faut choisir entre faire de l'art et être tenu pour un artiste. L'un exclut l'autre ». Aloïse Corbaz, Adolf Wölfli, Gaston Chaissac, Louis Soutter imposent ici leurs mondes hantés, paradoxalement devenus des valeurs sûres du marché.

(1) Lucienne Peiry, L'Art brut, Flammarion, Paris, 2016, 400 pages, 30 euros.

Une étoile solitaire

lun, 06/02/2017 - 18:12

Les auteurs d'Allemagne de l'Est qui ont publié sous cette « dictature commode », pour reprendre l'expression de Günter Grass, obligent à se poser la question du rapport à la censure. Comment pouvait-on critiquer le régime et être publié par ce même régime ? Avec Reinhard Jirgl, les choses sont simples : né en 1953 à Berlin-Est, il a toujours été interdit d'édition. Ce n'est qu'en 1990 qu'il a pu publier son premier livre, Mutter Vater Roman (pas encore traduit en français). Peu d'écrivains peuvent se targuer d'un tel brevet de radicalité et de fidélité à soi-même. Car, radical, Jirgl l'est sans conteste, dans son absence de compromission et dans son engagement littéraire — un ovni dans le cosmos des lettres.

Après Les Inachevés (2003) et Renégat, roman du temps nerveux (2005), voilà que paraît, sous le titre Le Silence, la traduction de Die Stille (2009), histoire entrecroisée de deux familles, l'une originaire de basse Lusace et l'autre de Prusse-Orientale. Le roman s'articule autour de cent photographies d'un vieil album que l'un des protagonistes, Georg Adam, né en 1935, doit apporter à son fils qui va partir aux États-Unis. Chaque chapitre correspond à l'une d'elles, qui n'est pas montrée mais succinctement décrite. Sauf que les personnages qui y figurent n'apparaissent que très rarement dans les chapitres ainsi introduits. L'absence de chronologie des images accentue encore ce décalage. C'est dire que, si Jirgl avait voulu brouiller les pistes, il ne s'y serait pas pris autrement, et le grand arbre généalogique reproduit en début d'ouvrage a des allures de savoureuse provocation, car il ne clarifie rien. D'autant plus que le fils à qui est destiné cet album est toujours cité entre guillemets, car il est né d'un inceste entre Georg Adam et sa sœur Felicitas. À cela s'ajoute une langue qui fait penser à celle d'Arno Schmidt (1914-1979), où se bousculent les signes de ponctuation, les majuscules et les minuscules, les néologismes et les calembours, les contractions et les ruptures. « Comme si les cieux explosaient, déchaînés&débridés des millions de mètres cubes d'eau é des fleuves de feu en ébullition se fracassèrent & s'emboutirent — des sifflements piaillements mugissements déversés du ciel — s'abattirent d'Unseulcoup avec une force brutale sur terres mers villes. » Si ce style excelle à rendre les états de crise et de catastrophe, il n'ajoute parfois rien : « Et les-hommes : ?Étaient-ils capables de ?!supporter Cesavoir. » L'auteur recourt à un procédé qu'il doit respecter quel que soit le sujet abordé sous peine de détruire le monde qu'il est en train de construire.

Jirgl, en dépit de ses faiblesses et de ses outrances, nous met en face d'un univers auquel il est difficile de se soustraire si l'on prend le temps de s'y plonger : sidérant, séduisant, addictif, même, où vibre comme un regret des formules mathématiques. Il y a fort à parier qu'il ne fera pas école, ne serait-ce que parce que son écriture autarcique, singulière et sophistiquée est allergique à la transmission, à la citation. Mais on ne peut s'empêcher d'admirer de telles prouesses, sans oublier celle de la traductrice, qui renvoie allègrement aux oubliettes toutes les théories de la traductologie pour suivre les coruscants jaillissements de l'empathie.

Le Silence, de Reinhard Jirg, traduit de l'allemand par Martine Rémon, Quidam éditeur, Meudon, 2016, 620 pages, 25 euros.

Nostalgie du zinc parisien

lun, 06/02/2017 - 18:11

Relire les sept cents chroniques écrites de 1961 à 1974 par Jacques Yonnet pour L'Auvergnat de Paris et en éditer une soixantaine, classées par quartiers : voilà une excellente initiative (1). L'auteur de Rue des Maléfices (2) y explore un monde quasi disparu, celui des bougnats, des bistrots où on se mêlait sans distinction de classe — « le Parlement du peuple », selon Balzac. Un univers sans lounge bars

L'ancien résistant, toujours aussi franc-tireur et farceur, convaincu que tout se passe au zinc, traverse la ville selon son humeur, mû par le goût de l'insolite, et conte l'histoire des cafés et des quartiers, qu'il se plaît à restituer, parfois à enjoliver, sinon à inventer. Également sculpteur et dessinateur, cet érudit intarissable, au fil de ses déambulations dans la nuit ou au petit matin, livre maints portraits de tenanciers, d'habitués, célèbres ou non, qui y sont passés ; il revient sur le rôle des tavernes et des cabarets dans la formation de Paris, sur leur poésie ésotérique et leur très riche langue, sans oublier d'accompagner chaque texte d'un dessin d'orfèvre… Ami de Robert Doisneau, Jacques Prévert ou André Hardellet, il aimait profondément ces lieux et ceux qui les fréquentaient, au point de leur sacrifier sa carrière littéraire. À l'aube de la transformation de Paris, alors que les Halles déménageaient et que les spéculateurs immobiliers allaient pouvoir agir quasiment en toute liberté, il n'hésitait pas à faire de sa chronique une tribune, appelant à la vigilance : ces mutations sauvages chassaient « les gens modestes, éjectés comme des malpropres », et représentaient aussi un danger pour le patrimoine de la capitale, et en premier lieu pour les troquets. Il y avait alors environ 200 000 débits de boissons en France, pour à peine 35 000 aujourd'hui.

Deux romans écrits par des membres de la « bande à Yonnet » retrouvent également le chemin des librairies. Faux polar et vraie chronique mélancolique, La Petite Gamberge (3), de Robert Giraud, dresse le portrait d'une fine équipe de monte-en-l'air de la montagne Sainte-Geneviève. Leur bureau, c'est le café du grand René, où, selon un rituel bien huilé, les copains viennent peaufiner leurs affaires — mais la dernière va tourner à la tragédie. Giraud décrit ces malfrats de « la Mouffe » (la rue Mouffetard) avant tout comme de doux rêveurs perdus, avec le comptoir pour seul précepteur et le désir de quitter un jour leur misérable condition — le cynisme d'une certaine modernité finira par les broyer. Après d'acides premiers romans, René Fallet acquiert la notoriété lorsque le cinéma s'empare de quelques-unes de ses œuvres. Moins connu que Paris au mois d'août ou Le Braconnier de Dieu, Au beau rivage (4) (1970) tire son nom du décor principal du récit, un café de la banlieue sud de Paris — celle de l'auteur — dont le petit bal du samedi soir, avec orchestre, est promis à la ringardise par l'essor de la télévision, de la pop et des discothèques. Le patron, 60 ans dont quarante d'accordéon, n'y croit plus et sombre dans une déprime que seule la découverte des pouvoirs du rêve pourra soigner.

La nostalgie atteint son comble avec le beau Paris-Métro-Photo (5), qui, loin de tout folklore, restitue un siècle de ce monde enfoui à travers les images des grands photographes ayant immortalisé le métropolitain et ses usagers, de ses origines à aujourd'hui. On y retrouve Robert Doisneau, Henri Cartier-Bresson, Willy Ronis… mais aussi des étrangers qui se sont immergés dans les souterrains ferrés de la capitale. Une somme de voyages vertigineuse.

(1) Jacques Yonnet, Troquets de Paris, L'Échappée, Paris, 2016, 368 pages, 22 euros.

(2) Ou Enchantements sur Paris, titre de sa première édition (Denoël, 1954). Rue des Maléfices est disponible aux éditions Phébus.

(3) Robert Giraud, La Petite Gamberge, Le Dilettante, Paris, 2016, 176 pages, 17 euros.

(4) René Fallet, Au beau rivage, Denoël, coll. « Empreinte », Paris, 2016, 208 pages, 13 euros.

(5) Julien Faure-Conorton (sous la dir. de), Paris-Métro-Photo. De 1900 à nos jours, préface d'Anne-Marie Garat, Actes Sud, Arles, 2016, 408 pages, 324 photographies, 49 euros.

Vies minuscules, grande humanité

lun, 06/02/2017 - 18:11

« Ce jour-là n'était-il pas un jour comme les autres ? », s'interrogeait Yasuo, le directeur syndical des pêcheurs du village. 11 mars 2011 : dans quelques instants, un tremblement de terre de magnitude 9 provoquera un tsunami sur la côte Pacifique japonaise, puis la catastrophe nucléaire de Fukushima. Cependant, « jusqu'à ce qu'il se rende compte que la vague qui venait sur le rivage avec un grondement se retirait à une vitesse inhabituelle mais sans un bruit, Yasuo mena ses activités quotidiennes ». Yasuo le pêcheur, l'époux, l'homme le plus ordinaire du monde, sera nos yeux. Car, pour Kasumiko Murakami, il s'agit de ramener le drame à hauteur d'homme, puis d'éclairer, une fois l'océan retiré, ce qui reste de vie, d'humanité dans les décombres. Sans emphase, loin de tout sensationnel, elle examine la réaction d'individus plongés au cœur des ténèbres.

Courage et peur, d'abord, indissociables : « Lorsqu'il y avait un risque de tsunami, on sortait aussitôt le bateau et on gagnait le large. (…) Quand le tsunami était sur le point d'arriver il fallait avoir du courage pour se précipiter sans hésitation dans sa direction. » Car c'était alors comme « se jeter dans les bras d'un assassin pour l'affronter à mains nues ». Une fois au large, spectateurs impuissants, les pêcheurs ne peuvent qu'assister, sidérés, au déferlement de la vague gigantesque, à l'incendie du chantier naval.

Des phases d'hébétude, de lucidité, d'espoir et de découragement se succèdent alors. Lorsqu'ils reviennent, tout n'est que ruines. À l'instar du village, de son foyer, de son travail, la mère de Yasuo, placée dans une maison de retraite proche de l'océan, a disparu. De hautes vagues de culpabilité le submergent : « Il avait vraiment été élevé comme un enfant gâté. Pourtant, lui, qu'avait-il fait pour elle ? »

Fantôme parmi les fantômes, Yasuo erre désormais dans le gymnase aménagé en centre d'hébergement d'urgence. Rencontres et récits s'entrecroisent. Progressivement, le tsunami se fait ravir le premier rôle. Au bout du compte, il n'agit que comme un révélateur, permettant l'apparition d'une série de portraits intimes. Dans ce roman, comme dans la séquence du grand séisme de Kanto en 1923 dans le film d'animation de Hayao Miyazaki Le vent se lève (2013), la grande histoire cède le devant de la scène à des « vies minuscules ». Le destin de Yasuo rappelle celui de la fourmi transportant « la dépouille d'une argiope [un genre d'araignée] bien plus lourde qu'elle ».

« En tant que témoin de la confusion et de la lassitude qui suivirent la catastrophe, il fallait que je mette des mots sur tout cela », explique Kasumiko Murakami. De retour à Tokyo après vingt ans passés en France en tant que journaliste et traductrice, elle est partie aider les réfugiés, comme elle l'explique dans la postface : « J'allais distribuer des provisions à Minami-Sanriku et je n'ai pu oublier chacun des visages des sinistrés. » Ce sont ces visages qui surgissent ici. L'Ama Project, vente de bracelets tricotés par les sinistrés, verra le jour sous son impulsion. Et puis après ? Après, il y a ce livre. Cette respiration. Ce vif élan du cœur. Car « plus un homme était blessé cruellement et plus il désirait aimer quelqu'un fougueusement, avait dit celui qui se comparait à la vigne ».

Et puis après, de Kasumiko Murakami, traduit du japonais par Isabelle Sakaï, Actes Sud, Arles, 2016, 112 pages, 13,80 euros.

Le protocole du renoncement

lun, 06/02/2017 - 16:18

Ministres et parlementaires ne sont jamais avares de ferventes proclamations en faveur de la langue française. En revanche, dès que se présentent des enjeux économiques et financiers, les grands principes passent sous la table. On en a vu une illustration édifiante lors du vote sur le protocole de Londres adopté le 26 septembre 2007 par l'Assemblée nationale, et le 10 octobre suivant par le Sénat. Il s'agissait de ratifier le nouveau régime linguistique des dépôts de brevets d'invention, tel qu'il figurait dans un accord signé à Londres en octobre 2000 et qui modifiait le traité international de 1973 fondant l'Office européen des brevets (OEB) dont sont membres trente-deux pays.

Jusqu'alors, un dépôt de brevet devait être formulé dans une des trois langues officielles de l'OEB : l'allemand, l'anglais et le français. Ensuite (quatre ou cinq ans après), le déposant devait procéder, à ses frais, à la traduction de son brevet dans chacune des langues nationales des pays dans lesquels il entendait protéger son invention. Désormais, il sera dispensé de cette dernière obligation : un brevet déposé en allemand (27 % du total), en anglais (66 %) ou en français (7 %) sera opposable à toute entreprise d'un Etat signataire du protocole. En d'autres termes, les entreprises françaises n'auront accès, dans leur langue, qu'à 7 % de l'ensemble des brevets. Elles devront assumer le coût de la traduction des 93 % restants si elles veulent se maintenir à jour de l'« état de l'art » international dans leur domaine.

On ne sera pas surpris que dix-sept Etats européens (notamment l'Espagne, la Finlande et l'Italie) aient refusé de signer le protocole. Quant aux Etats-Unis, ils ne reconnaissent évidemment que les brevets déposés en anglais...

Les bénéficiaires de ce renoncement sont d'abord les multinationales américaines, chinoises, indiennes, japonaises qui déposent leurs brevets en anglais, et qui seront dispensées de frais de traduction. Ce qui incitera les ingénieurs et chercheurs français à en faire autant, précipitant ainsi le déclin de leur langue dans les domaines scientifiques et techniques. On comprend qu'un gouvernement comptant M. Bernard Kouchner parmi ses membres ait fait voter la ratification du protocole de Londres : l'homme au sac de riz n'écrivait-il pas récemment que « la langue française n'est pas indispensable (...). Si elle devait céder la place, ce serait précisément à des langues mieux adaptées aux besoins réels et immédiats de ceux qui la délaisseraient (1) » ?

(1) Deux ou trois choses que je sais de nous, Robert Laffont, Paris, 2006.

Mais que fait la police ?

lun, 06/02/2017 - 15:12
Mathieu Colloghan. – « Policier conquérant un territoire perdu de la République », 2016 http://colloblog.blogspot.fr

Le soir est tombé sur l'avenue des Champs-Élysées, à Paris. Bravant l'état d'urgence, plusieurs centaines d'individus bloquent la circulation. Certains sont encagoulés ; armés, peut-être, à en juger par les bosses sous leurs blousons. Ils marchent vers le « périmètre interdit », celui de la résidence du président de la République et du ministère de l'intérieur, place Beauvau, cœur de l'État où, d'ordinaire, nul ne doit manifester. D'un instant à l'autre, la police déchaînera sur eux grenades lacrymogènes, matraques et tirs de Flash Ball. Pas cette fois. Cette fois, ils sont la police.

Depuis le 17 octobre 2016, manifestations et rassemblements se succèdent : des policiers « exaspérés », se qualifiant d'« éboueurs de la société », font part de leur « ras-le-bol » et de leur « colère » après l'attaque au cocktail Molotov de quatre de leurs collègues, le 8 octobre à Viry-Châtillon, dans l'Essonne. Deux ont été gravement blessés.

Partie de la base, cette mobilisation qui se veut apolitique et asyndicale a créé sa propre association, le Mouvement des policiers en colère, signe d'une volonté de s'inscrire dans la durée. Les premiers mots d'ordre dénotent des revendications matérielles : « locaux vétustes », « véhicules et protections pas adaptés », « millions d'heures supplémentaires accumulées ». Mais, à l'instigation des syndicats, qui sautent dans le train en marche, ils prennent une tournure plus politique : « révision des cadres juridiques d'emploi des armes » pour permettre l'application de la légitime défense en cas de fuite du suspect ou de forçage d'un barrage, « alignement du régime juridique de l'outrage sur celui de l'outrage à magistrat » — soit un doublement de la sanction —, « mise en place de peines planchers pour les agressions des forces de l'ordre et de secours » — alors que cette mesure a été abrogée le 1er octobre 2014 car elle contrevient à l'individualisation des peines, un principe à valeur constitutionnelle.

Recevant les syndicats, où sont encartés 49 % des effectifs, contre 11 % pour l'ensemble des professions de la fonction publique, le ministère de l'intérieur a dit « entendre et comprendre » le mouvement (26 octobre). Un projet de loi qui calque le régime des policiers sur celui des gendarmes en matière d'usage des armes a été examiné en conseil des ministres le 21 décembre. Les pouvoirs publics ont également débloqué 250 millions d'euros destinés à répondre aux demandes formulées dans la rue : amélioration des conditions de travail, équipement, mesures d'anonymisation des enquêteurs, simplification des procédures administrative et pénale. Enfin, les policiers seront mieux informés des suites pénales données aux affaires traitées ; un droit de suite que l'on peut interpréter comme une tentative d'intimidation de l'institution judiciaire.

Avec le soutien du Front national, qui recueillerait plus de 50 % des suffrages parmi les policiers et militaires (1), les gardiens de la paix cherchent désormais à élargir leur mouvement aux autres corps relevant de la sécurité — gendarmes, pompiers, personnels soignants — et demandent aux « civils » de s'y associer. Faut-il y voir un risque de sédition ?

À cette contestation de rue inédite au XXIe siècle, on connaît deux précédents historiques, à la connotation politique plus marquée, le 13 mars 1958 et le 3 juin 1983. Le premier a fait l'objet d'un récit détaillé par le politiste Emmanuel Blanchard (2). Au crépuscule de la IVe République, le gouvernement du radical-socialiste Félix Gaillard tarde à financer les primes exceptionnelles réclamées par la police au nom des répercussions en France métropolitaine de la guerre d'indépendance en Algérie. Cinq à six mille policiers se retrouvent dans la cour d'honneur de la préfecture de police pour un rassemblement autorisé et silencieux à l'instigation du Syndicat général de la police (SGP), majoritaire dans la profession et marqué à gauche. Sous la pression des ultras, le rassemblement se mue en manifestation sur le boulevard du Palais. S'accompagnant de leur sifflet, les gardiens de la paix scandent : « Nos primes ! Nos primes ! », mais une minorité d'ultras déborde bientôt les responsables du SGP en criant « À la Chambre ! À la Chambre ! ». Entre mille cinq cents et deux mille policiers se retrouvent devant l'Assemblée nationale. Alors que fusent des « Vendus ! », « Salauds ! », « Les députés au poteau ! », les gendarmes mobiles chargés de protéger l'enceinte refusent de disperser la manifestation, pourtant non autorisée. Jeune député poujadiste, M. Jean-Marie Le Pen aurait incité les contestataires à entrer. Une délégation sera finalement reçue, qui présentera des revendications, et la manifestation s'achèvera sans autres incidents en début de soirée. Le préfet André Lahillonne démissionne et est remplacé par un certain Maurice Papon… Deux mois plus tard, la IVe République expire, et le général Charles de Gaulle revient au pouvoir.

Vingt-cinq ans plus tard, sous la présidence de François Mitterrand, c'est le ministre de la justice, M. Robert Badinter, que prennent pour cible des policiers venus scander sous ses fenêtres, le 3 juin 1983, « Badinter assassin ! », « Badinter gangster ! », « Badinter démission ! ». Le cortège sauvage a quitté peu avant la cour de la préfecture où se déroulaient les obsèques de deux fonctionnaires tués au cours d'une fusillade avenue Trudaine, le jour même de l'abrogation définitive de la loi Sécurité et liberté. Quand le cortège parvient place Vendôme, les gardiens de la paix du cordon de sécurité mettent képi bas. Le garde des sceaux est vilipendé pour son « laxisme » — « On arrête, les juges relâchent » — et pour l'abolition de la peine de mort, votée en septembre 1981. Plus tard dans la journée, une nouvelle manifestation emmenée par un syndicat policier d'extrême droite parvient jusqu'aux abords du ministère de l'intérieur et de l'Élysée. Le préfet de police, Jean Périer, démissionne, et le directeur général de la police nationale, Paul Cousseran, qui s'y refuse, est relevé de ses fonctions. Le terme de « sédition » circule.

Qu'en est-il aujourd'hui ? Si certains policiers entreprennent des « manifs sauvages » ressemblant fort à celles qu'ils réprimaient au printemps 2016 lors du mouvement contre la loi travail, c'est peut-être que l'institution paie deux fois le prix du basculement de l'État social à l'État pénal. Elle enregistre ses effets dans la société, sous la forme d'un accroissement des tensions, mais aussi en son propre sein, par la modification de ses missions. La police de proximité favorisait le contact, privilégiait la prévention et le renseignement. Supprimée par M. Nicolas Sarkozy à partir de 2003, elle a cédé la place à une police principalement répressive. « La défiance des policiers envers la population est supérieure à celle ressentie par cette dernière, explique le chercheur Sébastien Roché. Il n'y a pas d'exigence des policiers de se rapprocher des citoyens (3).  » On est dans une logique d'affrontement : le policier se perçoit comme assiégé dans une citadelle. Tout citoyen est vu comme un délinquant potentiel ; en poussant la logique à l'extrême, il convient de le neutraliser avant qu'il ne passe à l'acte.

Certes, au départ, les gardiens de la paix dénoncent la politique du chiffre ; ils pointent du doigt la séparation de plus en plus forte entre un corps de commissaires en situation de « retrait » dans ses bureaux et des agents de terrain dont les plus inexpérimentés sont souvent envoyés dans les zones les plus sensibles. Si, dans ces quartiers, la police fait l'objet d'un rejet très important, c'est qu'elle y est perçue comme injuste : elle applique aux populations des traitements différents en fonction de leurs origines ethniques et sociales, pratique des contrôles d'identité à répétition visant essentiellement des jeunes hommes issus de l'immigration, etc. Certains meurent entre ses mains. Ici aussi, le pouvoir politique a capitulé en renonçant à la mise en place d'un récépissé de contrôle d'identité, qui figurait pourtant dans le programme électoral du candidat François Hollande.

Les policiers veulent avoir les coudées franches dans le combat qu'ils estiment devoir mener au nom de la défense de la société. Mais de quelle société ? Certes, « la garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique » (article 12 de la déclaration de 1789). Mais, plutôt que de se focaliser sur les illégalismes de voie publique, il conviendrait de s'attaquer aux formes de délinquance plus graves. Celles qui, selon le magistrat et universitaire Vincent Sizaire, « portent directement atteinte à la forme démocratique de la société : la criminalité organisée et la délinquance financière, qui ne sont que les deux faces d'une même pièce ». C'est en effet « sur la superstructure de la grande criminalité économique et financière et sa formidable machine à blanchir que se greffent ces formes de délinquance plus visibles que sont les différents trafics associés à l'économie dite “souterraine” dans ces quartiers populaires, mais également les violences qui en résultent (4) ». Un motif de mobilisation qui rapprocherait à coup sûr policiers et populations.

(1) Luc Rouban, « Les fonctionnaires et le Front national » (PDF), « L'enquête électorale française : comprendre 2017 », Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), Paris, décembre 2015.

(2) Emmanuel Blanchard, « Quand les forces de l'ordre défient le palais Bourbon (13 mars 1958) », Genèses, no 83, Paris, 2011.

(3) Cité par L'Obs, Paris, 27 octobre 2016.

(4) Vincent Sizaire, Sortir de l'imposture sécuritaire, La Dispute, Paris, 2016.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de février 2017.

Manifeste Dada

lun, 06/02/2017 - 14:19

Tristan Tzara (1896-1963), né en Roumanie, quitte son pays en 1915 pour Zurich, où, aux côtés de Hugo Ball, il fonde le Cabaret Voltaire, haut lieu de l'avant-garde. Le mot « dada » sera choisi parce qu'il ne signifie rien.

Je proclame l'opposition de toutes les facultés cosmiques à cette blennorragie d'un soleil putride sorti des usines de la pensée philosophique, la lutte acharnée, avec tous les moyens du dégoût dadaïste

Tout produit du dégoût susceptible de devenir une négation de la famille, est dada ; proteste aux poings de tout son être en action destructive : DADA ; connaissance de tous les moyens rejetés jusqu'à présent par le sexe pudique du compromis commode et de la politesse : DADA ; abolition de la logique, danse des impuissants de la création : dada ; de toute hiérarchie et équation sociale installée pour les valeurs par nos valets : DADA ; chaque objet, tous les objets, les sentiments et les obscurités, les apparitions et le choc précis des lignes parallèles, sont des moyens pour le combat : DADA ; abolition de la mémoire : DADA, abolition de l'archéologie : DADA ; abolition des prophètes : DADA ; abolition du futur : DADA ; croyance absolue indiscutable dans chaque dieu produit immédiat de la spontanéité : DADA ; saut élégant et sans préjudice, d'une harmonie à l'autre sphère ; trajectoire d'une parole jetée comme un disque sonore crie ; respecter toutes les individualités dans leur folie du moment : sérieuse, craintive, timide, ardente, vigoureuse, décidée, enthousiaste ; peler son église de tout accessoire inutile et lourd ; cracher comme une cascade lumineuse la pensée désobligeante, ou amoureuse, ou la choyer — avec la vive satisfaction que c'est tout à fait égal — avec la même intensité dans le buisson, pur d'insectes pour le sang bien né, et doré de corps d'archanges, de son âme. Liberté : DADA DADA DADA, hurlement des couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences :

LA VIE.

« Manifeste Dada 1918 », revue Dada3, Zurich, décembre 1918.

Coûteuse double nationalité

dim, 05/02/2017 - 17:23

On les appelle des « Américains accidentels », victimes collatérales du Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca). De par le monde, des millions d'Américains résident hors des États-Unis ou disposent de la double nationalité. En vertu du droit du sol, toute personne née sur le territoire a droit à la citoyenneté. Même si elle a quitté très jeune les États-Unis pour ne pas y revenir et encore moins y gagner de l'argent. Cela concerne notamment un million de frontaliers canadiens dont la mère a accouché de l'autre côté de la frontière. Jusqu'à l'adoption du Fatca, beaucoup de ces Américains accidentels (qui seraient quelques dizaines de milliers en France) voyaient un avantage à leur situation. Leur vie était ailleurs, mais ils pouvaient toujours se réfugier aux États-Unis. Désormais, ils déchantent.

Au début, on n'a vu dans cette procédure qu'un moyen de lutter contre le crime organisé, les narcotrafiquants, les fraudeurs fiscaux. Quoi de plus légitime pour les autorités américaines que d'obtenir des banques étrangères, notamment suisses, les renseignements nécessaires pour poursuivre ces délinquants ? La réalité s'avère bien différente.

Washington exige des établissements bancaires du monde entier qu'ils fournissent la liste des « US Persons » disposant de comptes qui dépassent au total 50 000 dollars, sous peine de se voir infliger une amende de 30 % sur tous leurs flux financiers provenant des États-Unis — un suicide pour une grande banque, dont la plupart des transactions internationales s'effectuent en dollars et transitent donc par le sol américain. Les Suisses ont été les premiers à céder. Dans la foulée, tous les autres pays européens — à commencer par la France, en 2013 — ont accepté de se conformer aux impératifs du Fatca. Et à ses répercussions fiscales. Si les États-Unis ont signé des conventions de non-double imposition, l'Internal Revenue Service (IRS) applique les règles nationales à tous ses citoyens.

Un Américain qui vit en France, y travaille et y paie ses impôts doit faire une déclaration à l'IRS en vertu de la convention fiscale bilatérale de 1994. Si, au regard de la loi américaine, son impôt est plus important, il doit acquitter à l'IRS la différence entre ce qu'il a versé en France et ce qu'il aurait dû payer aux États-Unis. Les sommes en jeu peuvent ne pas être négligeables, les déductions fiscales (les niches) n'étant pas les mêmes. Ainsi, l'IRS ne considère pas la contribution sociale généralisée (CSG) comme un impôt déjà payé. Il prévoit également une taxe sur la plus-value lors de la vente d'une résidence principale en France, au-delà de 250 000 dollars, alors qu'en France il y a exonération.

À l'automne 2014, les banques ont commencé à adresser des courriers à leurs clients américains, mais aussi à ceux présentant un indice d'« américanité », leur demandant de communiquer leur numéro d'identification fiscale américain ou d'apporter la preuve qu'ils avaient renoncé à la nationalité. Pour des milliers de personnes, le choc est rude. Elles basculent dans un univers kafkaïen. Rien n'est fait pour les aider. Quelques banques en profitent pour les pousser dehors. Certains préfèrent alors faire le gros dos, au risque d'être dénoncés à l'IRS et poursuivis, en vertu de l'accord Fatca, par le fisc français devenu l'auxiliaire de son homologue américain. D'autres veulent renoncer à la nationalité. C'est possible, mais fort coûteux : au total, autour de 20 000 dollars, car il faut obligatoirement prendre un avocat... de préférence américain. Enfin, cela ne dispense pas de devoir faire des déclarations rétroactives sur les trois voire les six dernières années, et de payer l'éventuel surplus.

Série de lois liberticides

jeu, 02/02/2017 - 12:25

Au consensus sur l'extension de la colonisation et sur le refus de toute concession s'ajoutent plusieurs dispositions législatives destinées à museler la contestation :

— La « loi boycott » (2011) interdit tout appel au « boycott d'une personne en raison de ses liens avec Israël ou des régions sous le contrôle d'Israël » ;

— La « loi Nakba » (2011) sanctionne financièrement la commémoration de l'expulsion de 850 000 Palestiniens en 1947-1949 ;

— La « loi ségrégation » (2011) prévoit la création de « comités d'admission » pour décider si une ou des personnes venant s'installer dans une localité ou une ville sont « convenables » ;

— La loi sur les organisations non gouvernementales (2016) contraint les ONG à déclarer les subventions en provenance de gouvernements étrangers si celles-ci représentent plus de la moitié de leur budget (y échappent ainsi les associations de droite et d'extrême droite qu'arrosent des fondations américaines extrémistes) ;

— La « loi d'exclusion » (2016) permet à 90 députés (sur 120) d'en expulser d'autres du Parlement ;

— La « loi BDS » (2016) autorise Israël à refouler à ses frontières les personnes ou les représentants d'entreprises, de fondations ou d'associations appelant au boycott d'Israël ;

— Enfin, la « loi Breaking the Silence » (2017), adoptée en première lecture en janvier, interdit à l'association portant ce nom, qui dénonce la violence de l'armée dans les territoires occupés, d'intervenir dans les établissements d'enseignement.

Vents de colère, temps d'absolu

jeu, 02/02/2017 - 11:27

Le verdict tombe comme le diagnostic d'une maladie incurable et contagieuse : « radicalisé ». On l'accole indifféremment au fanatique qui mitraille la terrasse d'un café, au syndicaliste qui défend le droit du travail sur le piquet de grève d'une raffinerie, à l'électeur de M. Donald Trump, au lanceur de pavé du « cortège de tête » ou au processionnaire de la Manif pour tous. Tout les sépare ? Peu importe, nous explique-t-on : leur absence de modération les rassemble et les rejette loin de la communauté des gens raisonnables.

À ce narratif en vogue Manière de voir (1) oppose des faits, des analyses, des reportages et une approche historique qui appellent une tout autre conclusion. Des Lumières à la décolonisation, de l'Afrique du Sud aux maquis du Vercors, ce sont les radicaux qui ont fait notre monde et les apôtres de la modération qui ont empêché sa transformation (chapitre 1). Mais toutes les radicalités ne se valent pas. Les unes expriment le sursaut du dominé décidé à prendre le mal à la racine (chapitre 2). Les autres caractérisent au contraire la volonté inflexible d'édifier — ou de rétablir — des formes de domination, qu'elles soient religieuses, politiques ou économiques (chapitre 3). Et puis il y a cette germination de courants de pensée et de mouvements radicaux qui aimante des intellectuels parfois plus soucieux de changer l'ordre des notes de bas de page que l'ordre des choses (chapitre 4). Se peut-il enfin que s'achève le long cycle des démocraties de marché, qui vit les bons apôtres de la modération administrer aux peuples la thérapie de choc libérale ? Et que s'ouvre à nouveau l'ère de tous les possibles, et donc de tous les dangers ?

On abordera cette page blanche moins démuni une fois armé des leçons de l'histoire et des intuitions d'un grand plasticien. Pour accompagner les analyses, reportages, extraits de manifestes artistiques et fulminations d'écrivains radicaux, Manière de voir accueille le travail d'Ernest Pignon-Ernest. Pionnier de l'art de rue et de mur, où il colle inlassablement ses œuvres, Pignon habille la ville d'images sous tension qui dévoilent au passant sous une forme classique la vérité que nos cerveaux se refusent à voir.

(1) « Radicalisations », Manière de voir, n° 151, février-mars 2017, en vente chez votre marchand de journaux, 100 pages, 8,50 euros.

En chiffres

jeu, 02/02/2017 - 11:16

Population : 91,5 millions d'habitants, dont 54 % ont moins de 30 ans.

Espérance de vie : 76 ans.

Taux d'alphabétisation : 93,5 %.

Indice de développement humain (IDH) : 116e rang.

Internautes : 52,7 % de la population. La moyenne mondiale est de 43,99 %.

Emploi : Sur 53,7 millions de Vietnamiens en âge de travailler, seuls 18 millions appartiennent au secteur formel, avec contrat de travail et protection sociale.

Poudre de l'histoire, étincelle du désir

jeu, 02/02/2017 - 09:55

Au nombre des sujets particulièrement peu couverts dans la presse figure l'histoire des résistances au journalisme de marché. Avec ses personnages hauts en couleur et ses situations dramatiques, cette tradition internationale de critique des médias fait courir au gré des décennies le fil rouge d'une autre information possible.

Au cours de l'année 2015, la reprise en main musclée de Canal Plus par le milliardaire Vincent Bolloré a suscité nombre de réactions indignées. La timidité des mesures envisagées par la ministre de la culture d'alors (chartes et comités d'éthique, statut de « lanceur d'alerte » (1)…) a cependant rappelé qu'affranchir les médias de l'influence de l'argent ne faisait pas partie des objectifs du gouvernement. Cette passivité, habituelle, tendrait presque à faire oublier que les formations politiques se revendiquant de la gauche n'ont pas toujours renoncé à combattre la mainmise des milieux d'affaires sur l'information.

Dans les décennies suivant la Révolution, la presse joue un rôle essentiel dans le développement des diverses écoles socialistes malgré la persistance d'une législation liberticide. Cependant, au-delà du contrôle que peuvent exercer les autorités, penseurs et militants progressistes craignent de plus en plus que ce moyen d'expression soit économiquement accaparé par la bourgeoisie. Dès 1844, le socialiste Louis Blanc prévient que le financement massif des journaux par la publicité, inauguré par La Presse d'Emile de Girardin en 1836, va faire du journalisme « le porte-voix de la spéculation (2)  ». Quatre ans plus tard, le député d'extrême gauche Félicité de Lamennais fait l'expérience d'une autre forme de censure économique au lendemain du massacre des insurgés de juin 1848 par le nouveau pouvoir républicain, qui a pourtant proclamé la liberté de la presse au début de la révolution. Ne pouvant pas payer le cautionnement à nouveau exigé par le gouvernement (une forte somme pouvant être confisquée en cas de litige), son journal, Le Peuple constituant, doit cesser de paraître. « Silence au pauvre ! », s'écrie-t-il dans son dernier numéro, le 11 juillet. La classe capitaliste, qui tient déjà l'Etat, ne cesse d'étendre son contrôle sur la presse, et il faut l'en empêcher : voilà un credo de plus en plus partagé au sein des milieux révolutionnaires dans la seconde moitié du siècle.

« Pendant que les soldats fusillent, la presse conservatrice leur signale les victimes »

La lutte engagée contre les journaux au service de l'ordre en place atteint son paroxysme lors de la Commune de Paris. Les locaux du Figaro et du Gaulois, deux titres emblématiques de la presse de droite, sont envahis dès le 19 mars 1871, et les feuilles communardes, comme Le Cri du peuple de Jules Vallès, se multiplient. Bien que la liberté de la presse soit dans un premier temps garantie, la radicalisation du conflit pousse la Commune à interdire une vingtaine de journaux hostiles, puis à étendre cette mesure à toute nouvelle publication en mai. Le châtiment infligé aux insurgés par les versaillais au cours de la « semaine sanglante » ravit d'autant plus les rédactions qui n'ont cessé de fustiger les séditieux. « Pendant que les soldats fusillaient, la presse conservatrice leur signalait les victimes », résume le républicain radical Camille Pelletan (3).

Après la chape de plomb qui s'abat sur la presse d'opposition dans les années suivant la Commune, la loi du 29 juillet 1881, qui affranchit presque totalement les entreprises de presse du contrôle de l'Etat, est adoptée dans un contexte de consensus euphorique. Cependant, des voix soulignant les dangers liés à la libéralisation du commerce de l'information se font rapidement entendre. Dès 1897, Jean Jaurès estime qu'il n'est « pas possible de régler et de “moraliser” la presse. » « Par la complication croissante de son outillage, explique-t-il, l'industrie du journal est entrée dans la période de la grande industrie. Elle a donc besoin pour vivre de grands capitaux, c'est-à-dire de ceux qui en disposent. » Dès lors les journaux « ne sont donc plus, dans l'ensemble, que des outils aux mains du capital et il me paraît tout à fait vain, je l'avoue, de chercher par quelle combinaison subtile on fera entrer le capitalisme dans la catégorie de la “moralité”. Il est d'un autre ordre » (4).

L'idée selon laquelle la presse ne sert, de manière générale, que les intérêts de la bourgeoisie qui la possède est alors largement répandue. Les diatribes contre les journaux corrompus ou les mensonges éhontés colportés par certains titres se multiplient, particulièrement dans les feuilles révolutionnaires et anarchisantes. Lorsque le journal La Guerre sociale, fondé par le socialiste antimilitariste Gustave Hervé, s'interroge sur les raisons de l'hostilité du public envers les militants les plus radicaux, sa réponse sonne comme une évidence : « Parce que la presse le trompe. Parce que nous n'avons pas encore fait son éducation sur ce point » (10 mars 1909).

Ce discours n'a alors rien de marginal. Jaurès, qui lance L'Humanité en 1904 pour doter les socialistes et le mouvement ouvrier d'un quotidien censé contrecarrer le conservatisme de la presse dominante, porte ce combat jusqu'à la Chambre des députés. Le 6 avril 1911, il y attaque ainsi la monopolisation de la publicité financière et « l'influence formidable qu'exerce nécessairement sur l'opinion une presse qui par tous les organes de tous les partis donne à la même heure le même son de cloche, discrédite ou exalte les mêmes entreprises, et pousse toute l'opinion comme un troupeau dans le même chemin (5)  ».

De l'autre côté de l'Atlantique également, les grands journaux sont régulièrement accusés de mentir effrontément au profit de leurs richissimes propriétaires. La dénonciation d'une presse aux mains du grand patronat y prend même une tournure tragique : à la suite d'une grève des ouvriers métallurgistes, l'immeuble du Los Angeles Times (alors particulièrement hostile aux syndicats), est détruit par une bombe posée par un syndicaliste le 1er octobre 1910 (21 personnes y laissent la vie). La répression qui s'ensuit ne dissuade cependant pas l'écrivain socialiste Upton Sinclair de poursuivre son travail d'enquête sur la corruption de la presse. Il se déchaîne contre cette dernière dans un livre aussi violent que pertinent publié en 1919, The Brass Check, dont le titre se réfère à l'univers de la prostitution, auquel l'auteur associe le journalisme de son pays (lire « La contestation face aux médias »).

Cependant, reconnaît-il, critiquer ou contredire les publications mensongères ne suffit pas : « Nous devons (…) imprimer et diffuser un grand nombre de brochures, de pamphlets, de livres. Et c'est ce que nous faisons depuis dix ans. (…) Mais il est évident que cela ne peut constituer qu'une solution temporaire. » D'où la nécessité, selon Sinclair, d'envisager des lois destinées à éliminer les pratiques frauduleuses, de faire intervenir les institutions publiques dans la distribution ou l'impression des journaux (tout en préservant la liberté des journalistes), ou encore de promouvoir la constitution de syndicats de travailleurs dans le domaine de l'information.

Entre-temps, la Grande Guerre et le « bourrage de crânes » qui l'a accompagnée ont fini de convaincre nombre d'intellectuels et de militants européens que la « liberté de la presse » telle qu'elle existe dans la loi n'est qu'un leurre. A Vienne, Karl Kraus ne cesse de stigmatiser les journaux qui, selon lui, sont coupables d'avoir corrompu la langue et d'avoir précipité le monde dans la décadence (lire « Le carnaval tragique »). A Munich, Ret Marut (plus tard connu sous le nom de B. Traven) appelle les révolutionnaires à « anéantir sans pitié la presse (6)  », et échafaude un projet de collectivisation du secteur durant l'éphémère République des conseils de Bavière (avril-mai 1919). A Paris, la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) veut en finir avec la « presse pourrie aux ordres du capital » (titre d'un livre de René Modiano publié en 1935), sans toutefois que Léon Blum, une fois au pouvoir, ne parvienne à faire voter un projet de loi contre les « fausses nouvelles » et la vénalité des journaux.

Les mesures prises à la Libération en France sont l'aboutissement de cette mobilisation longue d'un demi-siècle. Les journaux collaborateurs sont interdits, la transparence des sociétés est rendue obligatoire, et des mesures anticoncentration sont censées empêcher la reconstitution du capitalisme de presse d'avant-guerre. Cependant, aucun statut particulier pour les entreprises de presse (qui les aurait différenciées des entreprises ordinaires) n'est adopté. Et si les ordonnances de 1944 permettent d'éviter le retour de la corruption des décennies précédentes, elles n'empêchent pas celui des affairistes (comme Robert Hersant) dans le secteur de l'information.

Liberté de la presse contre liberté des entreprises qui possèdent la presse

Parallèlement, le monopole exercé par l'Etat sur la radio et la télévision suscite bientôt de nouvelles critiques et relègue la dénonciation du pouvoir de l'argent au second plan. L'Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF), créé en 1964, incarne alors à merveille la mainmise du gouvernement sur l'information, comme en témoignent les célèbres affiches de mai 1968 dénonçant la propagande gaulliste. Cependant, les entreprises de presse continuent de faire l'objet de projets de réforme émancipateurs : à partir du milieu des années 1960, le mouvement des sociétés de rédacteurs, qui entend donner aux journalistes la possibilité de tenir tête aux actionnaires et de contribuer à l'élaboration d'un statut particulier pour les journaux, rassemble jusqu'à 20 % de la profession (7). Mais il décline à partir du début des années 1970, ce qui n'empêche pas certains titres militants, à l'image de Libération (lancé en 1973), de continuer à expérimenter des formes alternatives de presse.

L'élection de François Mitterrand constitue une rupture. Non pas parce qu'elle permet de concrétiser les espoirs nés en 1944, mais, au contraire, parce qu'elle les enterre. Le 29 juillet 1982, le monopole d'Etat sur la radio et la télévision, entaché de la propagande gouvernementale des décennies précédentes, est supprimé. Si les radios libres militantes ne se trouvent plus dans l'illégalité, leur voix est rapidement étouffée par celle des stations commerciales comme NRJ. Celles-ci obtiennent dès 1984 le droit de diffuser de la publicité, contre l'avis de certains socialistes comme Pierre Mauroy, qui se dit alors hostile aux « radios-fric ». Au sein du même parti, Didier Motchane se désole de son côté que le nouveau gouvernement ait « ouvert les studios aux marchands de la communication de masse (8)  », qui tiennent également les chaînes de télévision privées nouvellement créées (Canal Plus, La Cinq, TV6…). Quant aux journaux, rien ne change : les mesures anticoncentration adoptées en 1984 restent lettre morte.

Au milieu des années 1980, la dénonciation de la marchandisation de l'information, telle qu'elle a été portée jusqu'à la fin des années 1970 par la gauche, s'efface ainsi derrière le consensus néolibéral et la béatitude technophile qui caractérisent la décennie. Mais elle ne disparaît pas pour autant. Bien que marginalisée, la critique radicale des médias connaît un renouveau à la fin des années 1980 et au cours des années 1990, à travers des livres (La Fabrication du consentement de Noam Chomsky et Edward Herman, les éditions Raisons d'agir lancées par Pierre Bourdieu, des documentaires (Pas vu pas pris de Pierre Carles…), et grâce au travail d'associations ou de journaux militants (Fairness and Accuracy in Reporting aux Etats-Unis, Action-Critique-Médias, Pour lire pas lu puis Le Plan B en France…). Les similitudes entre le règne de la presse marchande du début du XXe siècle et celui de grands barons des médias comme M. Bolloré aujourd'hui indiquent l'ampleur de la tâche qui reste à accomplir.

(1) Interview de Fleur Pellerin, Society, n° 21, Paris, décembre 2015.

(2) Louis Blanc, Histoire de dix ans, tome V, Pagnerre, Paris, 1844.

(3) Camille Pelletan, La Semaine de Mai, Maurice Dreyfous, Paris, 1880.

(4) Revue bleue, décembre 1897.

(5) Cité dans Jean-Noël Jeanneney, Une histoire des médias. Des origines à nos jours, Seuil, 2011.

(6) Affiche publiée dans Der Ziegelbrenner, n° 15, 30 janvier 1919, reproduite dans B. Traven, Dans l'Etat le plus libre du monde, Actes Sud, Arles, 1999.

(7) Lire Pierre Rimbert, « Sociétés de rédacteurs, un rêve de journaliste », Le Monde diplomatique, mai 2007.

(8) Cité dans Christian Delporte et Fabrice d'Almeida, Histoire des médias en France de la Grande guerre à nos jours, Flammarion, Paris, 2003.

Black Lives Matter, le renouveau militant

jeu, 02/02/2017 - 01:31

Depuis deux ans, une nouvelle génération de militants est apparue aux États-Unis. Regroupés autour du mot d'ordre « Black Lives Matter » (« Les vies des Noirs comptent »), ils combattent les violences policières, l'injustice économique, le patriarcat. Tout en réinventant ses formes d'action, ils poursuivent la longue histoire de la lutte pour l'égalité raciale.

À l'heure où, comme après chaque spasme racial, la moulinette à déni s'empare du débat public américain, où l'on appelle à une « discussion » pour régler des « tensions mutuelles » et « restaurer la confiance », et où certains suggèrent, toute honte bue, que les protestataires sont complices voire coupables des assassinats de Dallas, quelques vérités s'imposent. Au moins 123 Afro-Américains ont été tués par la police depuis le 1er janvier 2016. Pas un seul des auteurs des coups de feu meurtriers n'a été emprisonné à ce jour. Si les hommes noirs ne représentent que 6 % de l'ensemble de la population, ils constituaient 40 % des civils désarmés tués par la police en 2015. À la différence des banlieues calmes de la classe moyenne blanche, les « communautés de couleur » (colored communities) sont en contact permanent avec les forces de l'ordre, sciemment surveillées et punies depuis les années 1970 par un État policier qui, non sans évoquer le paradigme colonial, cherche à « pacifier » le ghetto. C'est cette folie qui motiva l'action des Black Panthers en leur temps.

Les Panthers, fondées en 1966 comme alternative radicale au mouvement réformiste des droits civiques, avaient une tactique révolutionnaire pour lutter contre la brutalité policière. Patrouillant dans les rues d'Oakland en arborant leurs fusils (chose légale en Californie), ils surveillaient les voitures de police. Dès qu'une interpellation avait lieu, ils se postaient à distance légale, une dizaine de mètres, et observaient très attentivement la scène, au grand malaise des policiers, contraints de mesurer leurs gestes.

À l'été 2016, il est toujours aussi nécessaire de surveiller la police, ce qu'ont bien compris les enfants de Martin Luther King, de Malcolm X et des Black Panthers. Ce sont ainsi les membres du collectif Stop the Killing Inc. qui, patrouillant à leur tour dans les rues, ici de Baton Rouge en Louisiane, ont filmé l'altercation fatale entre deux policiers blancs et le jeune Alton Sterling, exécuté d'une balle en pleine poitrine. Une fois encore, la vidéo établit le crime. L'arme exhibée aujourd'hui par les activistes est donc le téléphone portable, qui permet de filmer et de mettre en ligne très rapidement, voire en direct, les scènes de mise à mort de jeunes Noirs désarmés. Mais il est aussi vain d'imaginer poster un militant des droits humains derrière chaque policier dans les quartiers populaires que de croire qu'y installer des caméras portatives constitue une prophylaxie efficace.

La nouvelle génération des militants pour la justice raciale n'est ni dupe des réseaux sociaux, dont elle connaît les limites, ni ignorante de l'asymétrie prodigieuse entre leurs armes à eux et celles d'une Amérique blanche déterminée à ne pas voir et à ne pas entendre. Il faut donc crier des slogans pour la sortir de sa surdité, et lui imposer des images intolérables. Mais, pour obtenir justice, il faut davantage encore : occuper les rues, défiler, contredire la machine médiatique. Et scander l'évidence : les Noirs ont le droit de vivre, leurs vies comptent : Black Lives Matter.

Ce n'est pas un hasard si c'est à Oakland, la ville des Black Panthers, qu'a grandi Mme Alicia Garza, la principale fondatrice du mouvement. On y trouve l'une des principales communautés noires de Californie, qui est aussi l'une des plus engagées — comme on l'a vu en 2011 avec Occupy Oakland, où s'est opérée la fusion entre les militants de la question sociale et ceux de la justice raciale. C'est par ailleurs dans cette partie du pays que Ronald Reagan organisa au début des années 1980 le commerce du crack avec le Nicaragua (1). Ce caillou cocaïné décima les ghettos noirs, tout en servant de prétexte à une « guerre contre la drogue » qui fit du Noir un criminel par nature et provoqua l'explosion du nombre d'Afro-Américains incarcérés. La Californie est aujourd'hui un État modèle pour ses prisons privées, sa ségrégation spatiale exemplaire et son austérité budgétaire organisée, dont les minorités sont les principales victimes.

Mme Garza, animatrice sociale auprès d'employés de maison dont elle voit l'exploitation, sait ce que le racisme structurel signifie et connaît la façon dont toutes les institutions du pays collaborent à l'oppression des minorités. Aguerrie, elle s'étrangle pourtant de rage et de chagrin lorsque, en juillet 2013, l'agent de sécurité George Zimmerman est acquitté par la justice. Avec cet énième acquittement en effet, le jury affirmait que les déambulations du jeune Noir Trayvon Martin dans le quartier cossu de Sanford (Floride) justifiaient l'interpellation au faciès. L'indocilité du « suspect », continuait la cour, établissait la légitime défense. Indignée comme des millions d'autres, Mme Garza laisse un message de solidarité sur un réseau social qui se conclut par « Nos vies noires comptent ! ». Deux de ses amies, Mme Patrisse Cullors, de Los Angeles, et Mme Opal Tometi, de Phoenix, la rejoindront pour lancer le hashtag #BlackLivesMatter, matrice d'une communauté de révoltés. L'expression, si évidente mais si nécessaire pour les millions de Noirs qui constatent que l'on ignore quotidiennement leur droit à la vie, devient un cri de ralliement.

Le marxisme féministe d'Angela Davis comme source d'inspiration

Le mouvement est vraiment lancé en 2014, d'abord sur Internet. Ses ambitions sont d'emblée politiques. La mort de Mike Brown à Ferguson, dans le Missouri, et le sentiment d'outrage qui en découle catalysent l'activisme noir. En une année, l'association Black Lives Matter (BLM) essaime dans tout le pays, installant vingt-trois antennes locales. Elle devient emblématique d'un mouvement contestataire rassemblant en réalité bien d'autres groupes, tels Black Youth Project 100, Dream Defenders, Million Hoodies ou Hands Up United. Ensemble, ils coordonnent des manifestations pacifiques mais intraitables dans leur demande de justice et d'égalité. La répression policière dont ils font l'objet à Ferguson, alors que M. Darren Wilson (le meurtrier de Brown) a été blanchi par un grand jury, renforce leur détermination mais aussi l'intérêt médiatique qu'ils suscitent. Ils finissent par contraindre le gouvernement et les autorités locales à ouvrir des enquêtes sur des comportements que l'on ne peut plus guère qualifier de « bavures ».

« Nous ne sommes qu'une part d'un mouvement qui existe depuis des siècles, c'est seulement que le pays a atteint un point de non-retour (2) », explique Mme Cullors, qui ne veut pas que BLM soit érigé en réceptacle de l'affliction noire, ce que les Églises noires continuent admirablement de faire depuis deux siècles et demi. Rejetant la structure pyramidale et les logiques traditionnelles d'autorité, les militants de BLM se méfient également de la cooptation des grandes figures des droits civiques, telles que MM. Al Sharpton et Jesse Jackson. Décentralisé, le groupe est guidé par trois femmes qui refusent la personnalisation et laissent à d'autres la parole publique, en particulier au jeune Noir et homosexuel DeRay McKesson. Patriarcat, impérialisme, exploitation économique et racisme sont des fléaux frères qui sont abordés comme tels. Les militants agissent sur le terrain auprès de groupes de couleur traditionnellement négligés par les plus progressistes : les prostituées, les homosexuels, les transgenres, les prisonniers, les clandestins… en somme, ceux des opprimés qui paient leur couleur de peau au carré. En ce sens, le marxisme féministe d'une Angela Davis leur a ouvert la voie.

À l'automne 2014, ils organisent des interventions dans les grands centres commerciaux du pays, à l'heure des soldes et du débat sur le salaire minimum que nombre des enseignes ainsi perturbées continuent d'ignorer. Sur les campus universitaires, les sympathisants de BLM mettent en cause le racisme sous-jacent des programmes et du personnel au pouvoir. Ils veulent que l'on repense l'histoire américaine et ses héritages inavoués. Durant l'été 2015, les jeunes militants, le plus souvent des femmes, entreprennent d'interrompre les meetings politiques des candidats faisant campagne pour l'élection présidentielle. Ils testent en particulier la sincérité des engagements démocrates sur la justice raciale en demandant aux candidats aux primaires de réaffirmer publiquement que « les vies noires » en effet « comptent ». La plupart des personnes interrompues offrent de piètres réponses, mais M. Bernie Sanders, maladroit sur le moment, réoriente ensuite radicalement sa campagne, intégrant à son programme une exigence de BLM : la suppression des peines planchers pour les délits non violents (telle la consommation de drogue) afin de mettre fin à l'hyperincarcération des minorités. Si M. Sanders fut le plus chahuté, c'est que ses idées étaient à l'unisson des revendications de BLM, qui considère la brutalité policière comme un aspect parmi d'autres du paradigme inégalitaire.

Le harcèlement policier, une gestion néolibérale de l'ordre racial

Black lives matter offre en effet une analyse globale de la société, réclamant comme Martin Luther King que ses fondamentaux soient repensés, à commencer par la logique du marché total. La police américaine, gérée en surface par les collectivités locales, est en réalité animée par une idéologie qui s'est emparée de toute la nation depuis les années 1970 et s'est exacerbée depuis le 11 septembre 2001 : la gestion néolibérale de l'ordre racial. Les forces de l'ordre déployées dans les ghettos et les communautés populaires apparaissent comme les agents d'une gestion managériale de la pauvreté qui dépasse de loin les préjudices individuels qu'ils causent. Ce que BLM a rendu public, et que bien des universitaires et activistes avaient également dénoncé, est que le harcèlement policier est une stratégie pensée d'adaptation aux politiques de rigueur budgétaire, en particulier à la baisse continue des impôts, qui prive les collectivités locales des moyens de fonctionner. L'extorsion des plus vulnérables par l'entremise de la police a donc été orchestrée. À Ferguson, la mort de Michael Brown a permis de révéler les motivations de la police locale dans son acharnement à distribuer contraventions et amendes arbitraires dans les quartiers noirs. Parce qu'elles n'ont guère les moyens de recourir à un avocat et qu'un refus de payer entraîne une convocation au tribunal, les familles noires sont une cible lucrative : ce racket légal représentait la deuxième source de revenu de la ville jusqu'en 2015. À elles seules, les infractions au code de la route (comme un clignotant cassé ou le fait de traverser en dehors des clous) constituaient 21 % du budget de Ferguson.

On ne sait ce qui — de sa critique des corruptions tacitement acceptées ou de l'enracinement d'un racisme dont la violence policière n'est que la pointe émergé — suscite le plus rapidement l'hostilité à l'égard de Black Lives Matter. Mais un contre-discours redoutable, plus actif aujourd'hui que jamais, s'élabore dès 2014 pour entraver son ascension. Les syndicats de la police furent les premiers à qualifier l'organisation de « raciste » et d'« anti-flics » ; nombre d'éditorialistes et d'élus lui opposent qu'il est absurde de clamer que les « vies noires » importent car, osent-ils affirmer sans scrupules, « toutes les vies comptent ». M. William Clinton a publiquement accusé les militants de défendre les gangs « qui vendent du crack » et « tuent des enfants noirs ». Impopulaire dans l'opinion, BLM est accusé de semer la division.

Quant au président Obama, toujours avide de concorde nationale, il est dépassé par la ferveur des activistes. Paradoxalement, sa plus grande victoire sur le champ de bataille racial, qu'il aura assez largement déserté, est précisément l'apparition de cette nouvelle génération de militants, résolue à déconstruire le grand mythe post-racial qu'il a suscité et à reprendre la lutte là où leurs aînés l'avaient laissée.

(1) Pour lutter contre le gouvernement sandiniste, socialiste et donc potentiellement subversif, la Central Intelligence Agency (CIA), sur ordre de Reagan, décida de financer la dissidence autoritaire des Contras en autorisant notamment leur enrichissement par le trafic de drogue — dont le crack — et sa distribution aux États-Unis.

(2) « Black Lives Matter founders describe “paradigm shift” in the movement », National Public Radio, 13 juillet 2016.

Agent orange, Monsanto en accusation

mer, 01/02/2017 - 14:12

Si, en mai 2016, la visite au Vietnam de M. Barack Obama, alors président des États-Unis, a marqué une nouvelle étape dans le rapprochement entre les deux pays, le problème de l'agent orange est resté en suspens. Ce défoliant massivement utilisé durant la guerre contenait une substance extrêmement toxique, la dioxine, qui a des effets encore aujourd'hui sur la santé et sur l'environnement (1).

Une plainte contre les fabricants du défoliant, soit vingt-six sociétés, dont Monsanto et Dow Chemical, a été déposée aux États-Unis par l'Association vietnamienne des victimes de l'agent orange/dioxine (VAVA) début 2004. Mais elle a été rejetée en première instance en mars 2005, en appel en février 2008, et enfin par la Cour suprême en février 2009.

Les victimes n'ont pas renoncé pour autant. Française d'origine vietnamienne, Mme Tran To Nga a assigné en justice les sociétés américaines accusées d'avoir fourni à l'armée américaine cet herbicide devant le tribunal de grande instance d'Évry (Essonne — son département de résidence), en juillet 2014. En effet, depuis la loi de 2013, une victime de nationalité française peut saisir la justice française pour un tort commis par un tiers étranger à l'étranger.

Mme Tran To Nga, âgée de 74 ans, vient de publier son autobiographie, qui explique bien son parcours et les conditions dans lesquelles elle a été victime des épandages d'agent orange (2). Née dans le delta du Mékong de parents nationalistes, militants de l'indépendance, elle connaît son premier engagement à l'âge de 8 ans, quand sa mère lui donne des messages secrets à transmettre. Elle suit ses études à Hanoï jusqu'en 1965, date d'obtention de son diplôme universitaire de chimie. Elle rejoint alors les maquis du Sud par la piste Ho Chi Minh : en camion jusqu'au 17e parallèle démarquant la zone occupée par les Américains, puis à pied, pendant près de quatre mois, avec un « barda » de vingt-cinq kilos sur le dos ! Elle devient journaliste de l'agence vietnamienne d'information de l'époque (Giai Phong), puis agent de liaison ; elle termine la guerre à Saïgon, où elle connaît la prison, les interrogatoires et la torture. Une fois la paix revenue, elle occupe diverses fonctions dans l'enseignement, puis décide de s'installer en France au milieu des années 1990.

Une pluie gluante

De 1966 à 1972, elle a donc vécu, circulé et travaillé dans la jungle, et notamment dans des régions gravement touchées par l'agent orange (Cu Chi, Long Binh et le long de la piste Ho Chi Minh). Fin 1966, elle est recouverte d'une « pluie gluante [qui] dégouline sur [s]es épaules, se plaque sur [s]a peau ». Elle se lave, change de vêtements et « oublie aussitôt », raconte t-elle. Mais, sur les trois filles qu'elle met au monde, l'une meurt d'une affection cardiaque (la tétralogie de Falot) à l'âge de 17 mois, et la deuxième est atteinte d'alpha-thalassémie. Mme Tran To Nga ne comprend pas et culpabilise. Elle-même souffre de nombreuses maladies (diabète de type 2 et alpha-thalassémie, qu'elle a transmise à son enfant). Il lui a fallu des années pour comprendre que l'agent orange était la cause de toutes ces pathologies.

Un laboratoire allemand spécialisé a procédé en 2013 à l'analyse de son sang, qui présente un taux de dioxine de 16,7 pg/g ; ce qui permet d'estimer qu'en 1970, il devait atteindre 50 pg/g, un taux largement supérieur au niveau maximum admis par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce calcul tient compte du temps écoulé (la dioxine est progressivement éliminée) et de ses trois grossesses (l'enfant absorbe une partie de la dioxine de la mère durant la grossesse puis à travers l'allaitement).

Au soir de sa vie, cette « fille du Mékong », qui a lutté contre le colonialisme français puis contre l'impérialisme américain, entame donc un troisième combat, celui pour la justice. Pas seulement pour elle, mais pour toutes les victimes vietnamiennes de ce poison. « C'est la dernière contribution d'une vieille révolutionnaire. »

David contre Goliath

Le procès s'est ouvert le 16 avril 2015. Trois avocats la défendent : Mes William Bourdon, Bertrand Repolt et Amélie Lefebvre. Cinq audiences ont eu lieu, au cours desquelles les sociétés américaines ont adopté une tactique classique en demandant de multiples documents pour ralentir la procédure. Par exemple, elles ont réclamé la preuve que Mme Tran To Nga était bien employée de l'agence Giai Phong et qu'elle était présente dans les zones d'épandages (contrat de travail, bulletins de salaire, ordres de mission, rapports d'activité) — documents dont le tribunal a tout de même considéré qu'il était déraisonnable de les exiger compte tenu de la situation de guerre. Il a fallu attendre l'audience du 15 décembre 2016 pour que le dossier commence à être traité sur le fond : quelle est la responsabilité des sociétés dans ce drame ? Le combat de David contre Goliath risque de durer des mois.

La dioxine se dégrade lentement. On ne la trouve donc plus qu'à l'état de traces aujourd'hui au Vietnam, sauf dans les zones les plus polluées (les points chauds) : les régions où ont été effectués les épandages les plus massifs (vallée d'A Luoi, à l'ouest de Huê, près de la frontière laotienne, par exemple), les aérodromes où les barils de défoliants étaient stockés, comme à Da Nang ou Bien Hoa, et leurs abords, où les avions achevaient de larguer leur cargaison avant d'atterrir au retour de leurs missions d'épandage (3). On en trouve à des taux élevés dans le sol, dans les sédiments ou dans des lacs. La dioxine peut donc se retrouver dans certains aliments (poissons, crevettes, poulets, canards, porcs). Et pourtant, la propagande américaine durant la guerre affirmait l'innocuité du défoliant (voir tract ci-dessous).

Traduction du tract

1 - Titre : M. Nam est concerné par le défoliant

Les vietcongs [combattants pour l'indépendance] : « L'armée de la République du Vietnam [sud, allié des Etats-Unis] pulvérise sur votre ferme un poison terrible pour vous tuer »...

2 - Une fois, dans le bus emprunté pour rendre visite à sa mère, Nam a été arrêté par des vietcongs caché dans les buissons sur le côté de la route. Ils ont volé tous les passagers et ont pris leurs biens. Ils n'ont rien laissé, pas même le plus petit paquet.

3 - Pour la prochaine visite à sa mère, Nam a changé son plan. Il a pris le bateau, croyant qu'il serait plus sûr. Il fut de nouveau attaqué par des vietcongs caché dans les buissons sur les berges de la rivière. En plus de perdre ses biens dérobés par les vietcongs, son cousin a été tué sur les lieux.

4 - Les Vietnamiens regardent les affiches qui appellent à s'engager pour combattre les vietcongs

Nam a entendu que des vietcongs se cachaient souvent dans les buissons épais le long des lignes de chemins de fer pour y poser des mines et voler des passagers sur les trains.

5 - Par conséquent, pour protéger la vie et les biens de tout le monde, le gouvernement utilise un défoliant pour détruire tous les endroits à feuillage épais que des vietcongs utilisent pour se cacher et ensuite terroriser et assassiner des civils.

6 - Hé ! Ami, ces pulvérisations sont-elles nocives pour les humains, les animaux, le sol ou l'eau potable ?

• Le seul effet de la pulvérisation est de flétrir les arbres et de faire tomber leurs feuilles. Il ne cause aucun dommage aux humains, aux animaux, au sol ou à l'eau potable.

Regardez-moi, vous pouvez voir que je suis en bonne santé. Chaque jour, en accomplissant mes devoirs, je pulvérise ces produits. Est-ce que je vous parais malade ?

La propagande du Vietcong a fait fait peur à Nam parlant des produits chimiques utilisés par le gouvernement.

7 - [Document pour les agriculteurs : « Dommages causés par les cultures »

Nam : Il y a encore un problème. Et mes récoltes ...?

• Si, sous quelque circonstance malheureuse, vos récoltes sont affectées par les défoliants, le gouvernement vous paiera. Toutes les réclamations dans le district sont transmises à la province et seront traitées rapidement.

8 - Les vietcongs continuera à critiquer le programme de défoliation de l'Armée du Sud-Vietnam parce qu'ils n'auront pas de place pour se cacher.

• Maintenant, je suis entièrement rassuré et je n'ai plus aucune question sur les défoliants. Je décide de ne jamais écouter la propagande des vietcongs.

Maintenant Nam et tous les autres comprennent les vraies raisons de la propagande mensongère des vietcongs sur la pulvérisation des défoliants.

Certes, les États-Unis ne sont pas totalement absents des travaux de réparation. Depuis août 2012, ils participent au projet de décontamination de l'aéroport de Da Nang et d'aide aux populations riveraines, qui coûtera 43 millions de dollars. Un système de traitement thermique des sols infectés a été mis au point : les 30 hectares et les 70 000 mètres cubes de terre devraient être nettoyées d'ici 2018.

Après Da Nang, ce sera au tour de Bien Hoa (province de Dong Nai), dont l'aéroport était la base la plus importante en termes de nombre d'avions d'épandage, d'utilisation et de stockage de défoliants. La contamination y semble encore plus sévère et plus étendue qu'à Da Nang : environ 250 000 mètres cubes de terre devront y être traités. Le coût de l'opération, qui pourrait prendre plus d'une décennie, est estimé à plus de 85 millions de dollars.

Depuis 2002, les États-Unis participent à une structure officielle de concertation avec le Vietnam, le Joint Advisory Commitee on Agent Orange/Dioxin (4). Même s'ils n'ont toujours pas reconnu leur responsabilité dans cette guerre chimique, cette implication peut être considérée comme une façon non officielle d'admettre les dégâts causés par leurs épandages, et donc leur responsabilité. En contradiction avec leurs déclarations officielles.

Normalisation avec les États-Unis

Cette dimension politique et diplomatique du problème représente sans doute le point le plus sensible et le plus délicat. Après la guerre, puis les années difficiles vécues jusqu'au Doi Moi (« renouveau »), en 1986, le Vietnam a voulu reprendre toute sa place dans la « communauté internationale ». Cela passe par une certaine normalisation de ses rapports avec les États-Unis. Il faut se rappeler que l'embargo économique et commercial décidé par Washington contre le Nord-Vietnam durant la guerre a été étendu en 1976 à l'ensemble du pays réunifié. Il n'a été supprimé qu'en février 1994 — sauf celui sur les ventes d'armes, que M. Obama n'a levé que lors de sa dernière visite. Les relations diplomatiques n'ont été rétablies qu'en 1995, avant qu'un traité commercial soit signé entre les deux pays en 2000. Il aura donc fallu vingt-cinq ans après la fin de la guerre pour revenir à la normale.

Les relations se sont alors fortement développées entre les deux pays, non seulement sur les plans économique et commercial, mais aussi dans divers domaines (sciences, techniques, éducation, formation, santé, travail, culture, etc.), y compris militaire : depuis 2003, les deux pays mènent régulièrement des exercices navals conjoints. Ils ont instauré un « dialogue stratégique en politique, sécurité, défense et coopération humanitaire » en 2005 et un « dialogue de défense » en 2010. En juillet 2015, le secrétaire général du Parti communiste vietnamien (PCV), M. Nguyen Phu Trong, a effectué une visite officielle aux États-Unis.

Cette stratégie résulte pour le Vietnam du pragmatisme constant de sa diplomatie. Après l'éclatement de l'URSS, et du fait de ses relations compliquées avec la Chine, il pratique ce qu'il nomme une « diplomatie d'équilibre », en développant de bonnes relations avec son ancien agresseur (lire « Un encombrant voisin et l'ami américain »). Aussi, sans avoir mis de côté le dossier de l'agent orange, il le gère « à bas bruit », selon l'expression officielle. Les États-Unis s'en accommodent parfaitement, car cela leur permet de gagner du temps et de ne s'engager financièrement que très modestement, tout en se donnant une image « humanitaire ».

Dans les accords de Paris, en janvier 1973, les États-Unis s'étaient pourtant engagés à apporter leur contribution « à la tâche de panser les blessures de guerre et à l'œuvre d'édification d'après-guerre (5» ; un montant de 3 milliards de dollars de dommages de guerre aurait même été promis par M. Richard Nixon, somme qui n'a jamais été payée. Ce qui n'empêche pas les États-Unis de tancer régulièrement le Vietnam sur les questions de démocratie, de droits humains ou de liberté religieuse… Mais chacun des deux pays a intérêt à entretenir de bonnes relations avec l'autre.

Complicité en France

L'affaire de l'agent orange ne concerne pas que le Vietnam. Le produit a également fait des dégâts au Cambodge et au Laos. Il a même été utilisé en Corée, le long de la zone démilitarisée entre les Corées du Nord et du Sud. Il a été testé au Canada (à Gagetown, New Brunswick) ainsi qu'en Thaïlande (près de Pranburi). Il a été stocké sur des bases militaires américaines, non seulement aux États-Unis (notamment sur l'atoll Johnston, dans le Pacifique, où les fûts inutilisés ont été stockés après la guerre), mais aussi dans d'autres pays, par exemple en Corée du Sud (Camp Carroll) ou au Japon. Malgré les dénégations des États-Unis, la présence d'agent orange à Okinawa est aujourd'hui clairement prouvée (6). La base de Kadena a même servi pour l'entraînement des personnels à l'utilisation des herbicides (avec des épandages à la clé), et pour le nettoyage et l'entretien des avions utilisés au Vietnam.

Les sociétés américaines assignées devant la justice française sont-elles les seules à avoir fabriqué l'agent orange ? Il semble qu'elles ont trouvé une complicité en France. Un ancien ouvrier de l'usine Progil de Pont-de-Claix (près de Grenoble), dévolue à la chimie du chlore, témoigne qu'« un atelier, appelé “les hormones”, y fut spécialement construit pour produire du 2,4-D et du 2,4,5-T, constitutifs de l'agent orange (7». Ce produit partait directement à Saïgon, puis fut acheminé via Rotterdam quand la contestation contre la guerre du Vietnam s'amplifia. Cette information, déjà fournie par un syndicat de l'entreprise (Front ouvrier démocratique, FOD) en 2004, n'a été que partiellement confirmée par M. Alain Godard, ancien président-directeur général de Rhone-Poulenc (8). Sur son blog sur le site d'Alternatives économiques (9), il admet que Rhône-Poulenc a longtemps fabriqué dans son usine de Pont-de-Claix l'herbicide 2,4-D, « largement utilisé pendant des décennies par tous les céréaliers du monde ». Mais il n'en dit pas plus, alors que, de 1966 à 1972, il semble que de l'agent orange y ait été fabriqué, l'atelier évoluant ensuite vers une fabrication de désherbants pour l'agriculture qui fut arrêtée en 2006.

Le dossier est donc particulièrement complexe. Et si Mme Nga écrit : « Mon histoire est banale », elle souligne toutefois : « Il y a des femmes, des hommes, des enfants, qui attendent que justice leur soit rendue. »

(1) Lire « Au Vietnam, l'agent orange tue encore », Le Monde diplomatique, janvier 2006 ; André Bouny, Apocalypse Viêt Nam. Agent Orange, Demi-Lune, Paris, 2010, ainsi que le film de Thuy Tien Ho et Laurent Lindebrings, Agent orange. Une bombe à retardement, Orchidées, Paris, 2012, 57 minutes.

(2) Tran To Nga, Ma terre empoisonnée. Vietnam, France, mes combats, Stock, Paris, 2016, ainsi que la recension par Xavier Monthéard, Le Monde diplomatique, septembre 2016.

(3) Des travaux de terrain sont menés au Vietnam pour mieux cerner cette réalité. Des niveaux élevés de dioxine ont déjà été trouvés à Bien Hoa, Da Nang et Phu Cat.

(4) Il existe une autre structure de concertation, non gouvernementale celle-ci : le Groupe de dialogue Vietnam-États-Unis sur l'agent orange, créé en 2007 par la Fondation Ford pour travailler sur les problèmes liés à l'agent orange et mobiliser les financements pour y remédier.

(5) Article 21 de l'accord de Paris du 27 janvier 1973 sur la cessation de la guerre et le rétablissement de la paix au Vietnam.

(6) Cf. Jon Mitchell, « Herbicide Stockpile” at Kadena Air Base, Okinawa : 1971 U.S. Army report on Agent Orange » (PDF), The Asia-Pacific Journal : Japan Focus, vol. 11, n° 1, 7 janvier 2013.

(7) René Cyrille, « On nous écrit : l'agent orange fabriqué aussi en France », Journal de Lutte ouvrière, n° 2299, Pantin, 22 août 2012.

(8) Progil est devenu par la suite Rhône-Progil, Rhône-Poulenc, Rhodia puis Perstorp, et s'appelle maintenant Vencorex.

(9) Alain Godard, « Halte aux marchands de peur : viande rouge, charcuterie, chimie... et les fruits et légumes ? », 3 novembre 2015, http://alternatives-economiques.fr/...

Un encombrant voisin et l'ami américain

mer, 01/02/2017 - 14:12

C'est peu dire que le voisin chinois n'est pas franchement en odeur de sainteté à Hanoï. Certes, l'inimitié ne date pas d'hier. Mais elle a pris une tournure plus violente quand, en 2014, Pékin a décidé de stationner une plate-forme de forage pétrolier en mer de Chine méridionale (que l'on nomme à Hanoï « mer de l'Est » et à Manille « mer du Sud ») — il l'a retirée quelques semaines plus tard. Des manifestations avaient alors enflammé le pays, sous l'œil bienveillant du gouvernement. Entreprises chinoises et taïwanaises, dans un même élan, avaient été attaquées, pillées et certains de leurs dirigeants molestés ; on parle même de plusieurs morts. Devant l'ampleur des émeutes, le gouvernement avait ensuite calmé le jeu.

Le sentiment antichinois ne s'est pas tari pour autant. Il suffit de lancer n'importe quel Vietnamien sur le sujet pour qu'il s'empresse de dresser une liste des griefs — les plus fantaisistes, parfois. Ainsi, un professeur d'université tout ce qu'il y a de plus sérieux glisse dans une conversation autour d'un café : « La Chine exporte au Vietnam des produits empoisonnés. Des Vietnamiens ont été plusieurs fois malades alors que le Laos n'a pas eu ces problèmes. » Que le voisin chinois ne soit guère attentif à la sécurité alimentaire, il suffit de se rappeler la série de scandales sanitaires en Chine même (lait contaminé, céréales au plomb, porc avarié…) pour s'en convaincre. Mais le Vietnam n'en est pas la victime privilégiée. Reste que l'anecdote en dit long.

La question chinoise est si sensible que même les plus hauts responsables hésitent à donner leur point de vue et préfèrent les entretiens préservant l'anonymat, y compris quand ils ont lieu le plus officiellement du monde dans des locaux du ministère des affaires étrangères, par peur de tout dérapage. D'autant que des nuances entre dirigeants peuvent se faire jour — non sur l'appartenance des îles Spratleys (appelées ici Truong Sa) et Paracels (Hoang Sa) au Vietnam, mais sur la façon de négocier avec Pékin.

Antériorité ne vaut pas exclusivité des droits

L'unanimité est totale sur le fait que les deux archipels au grand complet appartiennent au Vietnam. Actuellement, celui-ci occupe vingt-neuf « îles » des Spratleys, les Philippines neuf, la Malaisie cinq, Taïwan une et la Chine sept, en plus des Paracels, dont elle s'est attribué les derniers îlots au détriment du Vietnam, en 1974 (1). Pas question d'accepter la fameuse « langue de bœuf » chinoise, qui lape les trois quarts de la mer de Chine et tout ce qu'elle contient, au nom des « droits historiques » de l'empire du Milieu. Justement, la Cour permanente d'arbitrage de La Haye, chargée d'examiner les litiges liés à la Convention de la mer (rien à voir avec la Cour internationale de justice instituée par l'Organisation des Nations unies), vient de stipuler que rien n'établit que les pêcheurs chinois aient été les premiers à avoir foulé ces îles, et que, quand bien même cela serait prouvé, antériorité ne vaut pas exclusivité des droits. Normal, explique un jeune chercheur vietnamien, car, à ce compte-là, les États-Unis, qui sont les premiers et les seuls à avoir marché sur la Lune, en seraient propriétaires…

La cour arbitrale a examiné les droits de la mer — et non la question de la souveraineté sur les deux archipels — suite à la plainte déposée par l'ex-président des Philippines, M. Benigno Aquino, contre les revendications chinoises. Le terme même d'« île » demeure fort contesté, et cela ne relève pas d'une querelle sémantique : s'il s'agit d'îles, les pays propriétaires disposent d'une pleine souveraineté sur la mer qui les entoure dans un rayon de douze miles (un peu moins de vingt kilomètres) et d'une possible zone économique exclusive de deux cents miles (plus de 320 kilomètres) ; s'il s'agit de rochers, les eaux deviennent internationales et n'appartiennent donc à aucun État.

Selon le verdict de La Haye, rendu public le 12 juillet 2016, la Chine n'a aucun droit sur les eaux entourant les Paracels et les Spratleys, où, à suivre les conclusions du tribunal, il n'y aurait d'ailleurs aucune « île » (2). Un désaveu tant pour Pékin que pour Hanoï, qui ont tous deux empiété sur la mer et qui tous deux assurent qu'il y a de la vie sur ces éléments, de sorte que le statut d'île peut être revendiqué. « Certes, reconnaît un des dirigeants de la commission nationale des frontières et de l'équipe de négociateurs sur les questions maritimes, ce jugement nous fait perdre quelques îlots. Mais le gouvernement se conformera aux règles internationales. » Pour l'heure, aucun communiqué officiel n'a été publié sur cette question.

En fait,le verdict a tout pour séduire les dirigeants vietnamiens : ils n'ont pas eux-mêmes porté plainte — ce qui leur a évité toute confrontation directe avec Pékin — et ils peuvent s'en prévaloir pour contrecarrer les prétentions chinoises. Celles-ci ne sont pas que verbales. Au cours des cinq dernières années, une dizaine de pêcheurs auraient été envoyés par le fond suite à l'arraisonnement de leur bateau ou au refus des pêcheurs chinois à proximité de laisser les Vietnamiens porter secours à leurs collègues. Un chiffre impossible à vérifier.

Farce politique

« Le jugement de La Haye change beaucoup de choses, assure notre négociateur. Nous avons jusqu'à présent préféré le dialogue et la négociation. Les différends sur les mille trois cents kilomètres de frontière terrestre commune ont été réglés ainsi. Pourquoi ne pourrait-on y arriver sur la mer ? Mais, avec ce jugement, la Chine doit comprendre qu'il lui faut s'abstenir de franchir certaines limites » — parmi lesquelles l'arraisonnement des navires vietnamiens, mais aussi la militarisation des îlots. Et quand on lui fait remarquer que le Vietnam ne s'est pas privé de bétonner la mer et de construire des équipements (dont une piste d'atterrissage), il refuse toute comparaison : « Ce n'est ni de même ampleur, ni avec les mêmes objectifs. » Il est difficile de se prononcer sur les buts des uns et des autres. Mais le Vietnam a récupéré sur la mer autour de vingt à vingt-cinq mille mètres carrés, contre ... 5,5 millions de mètres carrés pour la Chine (3). Désormais, certains dirigeants, tel notre négociateur, n'excluent plus de recourir eux aussi au tribunal de La Haye.

De son côté, Pékin a immédiatement dénoncé une « farce politique », l'arrêt de la cour arbitrale étant présenté comme un « papier » tout juste bon à jeter à la poubelle (4). La Chine estime que cette cour, qui ne relève pas des Nations unies, n'est pas habilitée à juger ce type de conflits. Dans une tout autre affaire et dans un contexte juridique très différent, la France a adopté la même attitude en refusant de reconnaître la compétence de la Cour internationale de justice, saisie par l'Australie et la Nouvelle-Zélande sur les essais nucléaires en Polynésie (5). La pratique n'est pas nouvelle...

On se retrouve avec cette situation paradoxale : la Chine, qui a signé la Convention de la mer, ne reconnaît pas la cour arbitrale qui lui est liée, tandis que les États-Unis, qui ne l'ont pas signée, réclament à corps et à cri que le jugement de ce tribunal soit appliqué. Il faut dire que, pour les Américains, l'absence d'îles reconnues comme telles dans les Spratleys les autorise à mener toutes les manœuvres militaires possibles sans notification préalable (6). À quelques dizaines de kilomètres des côtes chinoises, on imagine aisément le courroux de Pékin.

Pour Hanoï, les États-Unis représentent un allié de taille, qui ne se contente pas de déclarations d'amour. En mai 2016, lors de sa visite en grande pompe dans la capitale vietnamienne, M. Barack Obama, alors président, a annoncé la levée de l'embargo sur les livraisons d'armes — une décision que ne risque pas de remettre en cause son successeur, si soucieux des exportations. Déjà, le Vietnam est le huitième importateur d'armement au monde, et son budget de la défense a plus que triplé depuis 2006 (passant de 1,287 milliard de dollars à 4,571 milliards en 2015 (7)). Il a signé des accords stratégiques et militaires avec l'Inde, qui, en septembre 2016, a débloqué un crédit de 500 millions de dollars pour lui permettre de moderniser son arsenal militaire. Le rapprochement avec le Japon s'est également confirmé et des exercices communs sont programmés. Et si l'arrivée de M. Donald Trump à la tête des États-Unis avait inquiété les dirigeants vietnamiens, car il semblait peu sensible à ces questions, les propos de son secrétaire d'État, M. Rex Wayne Tillerson, devant le sénat ont dû les rassurer : « Nous allons envoyer à la Chine un signal clair : un, vous devez cesser les constructions, et deux, votre accès à ces îles ne sera pas autorisé. (8» Une déclaration de guerre (verbale) dont on ne sait si elle constituera la stratégie officielle.

Un équilibre entre Pékin et Washington

La déception pour les Vietnamiens est venue du côté philippin, qui, fort du jugement de La Haye, aurait pu taper du poing sur la table. Au contraire, lors de sa visite à Pékin, du 18 au 22 octobre dernier, le président Rodrigo Duterte s'en est saisi pour négocier des investissements chinois dans ce pays et un statu quo sur les îles, « reportant à un autre moment » le règlement du conflit. Le revirement a fait d'autant plus de bruit que, dans le même temps, le président philippin a annoncé qu'il entendait « séparer les Philippines des États-Unis », alors que le précédent pouvoir avait permis leur retour sur certaines bases militaires. Toutefois, quelques jours plus tard, poursuivant son périple au Japon, M. Duterte y signait un accord avec le premier ministre pour des exercices militaires communs, même s'il a rappelé sa volonté : « Être ami avec la Chine. Nous n'avons pas besoin d'armes. (9» Nul ne se risquerait à parier sur l'idée d'une alliance durable entre Pékin et Manille, tant le président philippin s'avère imprévisible. Il reste que ces discussions ont considérablement réduit les tensions en mer de Chine méridionale et, si l'on en croit la presse philippine, les incidents avec les pêcheurs ont pratiquement cessé. Les dirigeants chinois en profiteront-ils pour ouvrir de réelles négociations avec tous ceux qui revendiquent la souveraineté (Vietnam, Philippines, Malaisie, Bruneï) ?

Le gouvernement vietnamien le souhaite. Le premier ministre Nguyen Xuan Phuc l'a répété lors de sa visite à Pékin en septembre dernier, après la publication du verdict de La Haye. Il faut dire que la Chine est à la fois le premier fournisseur et le premier client du Vietnam, qui reste d'autant plus dépendant de son géant de voisin que les États-Unis de M. Donald Trump ont abandonné tout projet de traité transpacifique (TPP — lire « Le Vietnam se rêve en atelier de la planète » dans le Monde diplomatique de février).

Estimant ses revendications fondées en droit (en raison des traités signés entre l'ancienne puissance coloniale, la France, et la Chine en 1887), Hanoi cherche un équilibre entre Pékin et Washington. Comme l'indique le haut dirigeant de la commission nationale des frontières rencontré à Hanoi, de chaque coté de la frontière, « les deux partis ont une idéologie commune, ils ont tout intérêt à s'entendre pour se sauver eux mêmes ». Un affrontement serait désastreux pour la survie du régime. Mais plus fondamentalement la « géographie dicte notre destin. On peut changer d'ami, mais on ne peut pas changer de voisin. » Et de rappeler le proverbe chinois : « l'eau qui vient de loin ne peut pas arrêter le feu qui est tout près ». Autrement dit, il faut se souvenir que « l'ami américain est loin. » Bref, à défaut de faire ami-ami avec le voisin, autant éviter qu'il ne devienne un ennemi belliqueux.

(1) Lire Didier Cormorand, « Et pour quelques rochers de plus… », Le Monde diplomatique, juin 2016.

(2) « In the matter of the South China Sea arbitration » (PDF), PCA Case n° 2013-19, Cour permanente d'arbitrage, La Haye, 12 juillet 2016.

(3) « Vietnam responds with Spratly Air upgrades », Asia Maritime Transparency Initiative, 1er décembre 2016, https://amti.csis.org

(4) Xinhua, 12 et 29 juillet 2016.

(5) La France s'est ainsi retirée de la « clause facultative de juridiction obligatoire », ce qui lui permet de reconnaître les compétences de la Cour internationale de justice selon les sujets.

(6) Lire Mathieu Duchâtel, « Mer de Chine du Sud : le verdict de La Haye est le pire des scénarios pour Pékin », Asialyst, 15 juillet 2016.

(7) Zachary Abuza et Nguyen Nhat Anh, « Vietnam's military modernization », The Diplomat, 28 octobre 2016.

(8) Michael Forsythe, « Rex Tillerson's South China Sea remarks forshadow possible foreign policy crisis », The New York Times, 12 janvier 2017.

(9) « Philippine, Japanese leaders sign military, economic deals », Asahi Shimbun, Tokyo, 27 octobre 2016.

Pierre Bédier et son « système »

mer, 01/02/2017 - 14:12

À l'issue de six mois d'enquête et de plusieurs dizaines d'entretiens, nous avons souhaité rencontrer M. Pierre Bédier, président du Conseil départemental des Yvelines, pour le confronter à nos informations et recueillir son point de vue. Il a accepté de s'expliquer longuement sur le système décrit dans l'article paru dans « Le Monde diplomatique » de février 2017 : « Dans les Yvelines, le clientélisme au quotidien ». En répondant à notre souci de contradiction avec son franc-parler, il permet de mieux comprendre le fonctionnement au quotidien de la vie politique locale en France. Nous avons retenu les principaux passages de cet entretien qui a eu lieu à Versailles, le 29 septembre 2016. Les propos retranscrits ont été relus par M. Bédier. Les précisions entre crochets sont apportées par la rédaction.

Un enfant de la vallée de la Seine

Je suis un enfant de cette vallée de Seine. Né à Mont-de-Marsan, je suis arrivé à l'âge de 10 ans à Poissy, et me suis installé à 35 ans à Mantes-la-Jolie pour en devenir le député et le maire.

J'ai vécu à Poissy pendant dix ans. Lorsqu'il y avait rencontre de rugby de gamins entre Poissy et Versailles, Versailles c'étaient les pauvres, et on était les riches. C'était l'époque de Simca. On montait dans les bus Simca, où nous attendaient les maillots de l'AS Poissy lavés par la laverie Simca, et les entraîneurs étaient payés par Simca. Et quand les Versaillais, eux, se déplaçaient, c'étaient les parents qui s'occupaient du covoiturage, qui avaient plus ou moins fait le nettoyage des maillots. La richesse était concentrée en vallée de Seine, alors qu'aujourd'hui, c'est la pauvreté qui y est concentrée. Cela dit, je ne rêve pas du retour d'un temps dont je ne sais s'il était béni des dieux.

La désindustrialisation

Les arrondissements de Saint-Germain, Versailles et Rambouillet éprouvent certes quelques difficultés, mais conservent leur caractère résidentiel, et un développement économique certain. Il y a un accroissement du chômage, mais qui est assez limité. La vallée de Seine, elle, subit de plein fouet la désindustrialisation française. La communauté urbaine GPSEO [NDLR : Grand Paris Seine-et-Oise], c'est un peu plus du quart des Yvelinois, et près de la moitié des RSA [revenu de solidarité active] du département.

Il y a un effort de solidarité territoriale à faire. Et si j'étais un élu de Versailles, je penserais de la même façon. Mon prédécesseur Franck Borotra avait initié cela, parce qu'il était parfaitement conscient du problème de la pauvreté ainsi que de la ségrégation urbaine en vallée de Seine, créant ainsi des Yvelines duales, une situation mortelle pour le département. Le nord Yvelines, c'est la Seine-Saint-Denis à cinquante kilomètres de Paris. C'est la même pauvreté. À Mantes-la-Jolie, le revenu annuel moyen s'élève à 13 000 euros. Sachant qu'il est de 20 000 dans le centre-ville. Aux Mureaux, c'est la même chose. La vallée de Seine, ce n'est pas un million d'habitants, comparativement à la Seine-Saint-Denis, puisque la communauté urbaine compte 410 000 habitants. Mais celle-ci concentre la moitié des RSA du département.

Le projet de circuit de Formule 1, abandonné après 9 millions de frais d'études

Ce projet de circuit automobile s'inscrivait dans un plan d'ensemble pour la filière automobile. On est allé très loin, on a même proposé de racheter l'usine de Flins, dans un contexte où les deux grands groupes automobiles français, PSA et Renault, sont passés tout près de la catastrophe en 2007 et 2008. Ils ne vendaient plus de voitures, et dès que vous avez des stocks dans cette industrie, vous êtes mort. Au niveau du département, on a tous cherché à aider au mieux la filière automobile. 300 ou 400 personnes tout au plus ont manifesté contre le circuit. En réalité, ce projet était visionnaire, puisqu'il annonçait ce qui est en train de se passer, c'est-à-dire le divorce entre la gauche productiviste et la gauche « baba cool ». En vallée de Seine, c'est plutôt la gauche productiviste qui prime. La CGT de Renault était favorable au projet, le maire divers gauche des Mureaux soutenait le projet.

Je n'ai jamais regardé un Grand prix de Formule 1, ce n'est vraiment pas un truc qui me fait vibrer. Mais j'en avais bien compris l'intérêt industrialo-médiatique. Le moteur thermique n'est pas l'avenir, on le sait. Les explications qui ont été opposées par les adversaires sur le bruit, deux jours par an, et sur la pollution, à mon avis, n'avaient pas de sens. On s'est vraiment privé d'un outil de développement majeur.

L'absence d'élus d'opposition au conseil départemental et l'exercice du pouvoir

Rassurez-vous, la nature a horreur du vide, il y a une opposition, mais complètement factice, à mon avis.

S'il y a aujourd'hui moins de séances publiques de l'assemblée départementale, c'est parce qu'il y a besoin d'en faire moins, et l'explication, c'est que toute l'assemblée est désormais à la commission permanente [organe auquel l'assemblée départementale délègue la gestion ordinaire]. Avant, la séance publique servait aussi à informer tous les membres de l'assemblée des dossiers examinés en commission permanente. Dès lors, il n'y a plus besoin d'organiser autant de séances publiques que lors des précédentes mandatures. J'ai le sentiment d'essayer plutôt de faire vivre le débat. Quand il a fallu voter l'augmentation d'impôt, on a eu trois débats. Un premier débat, et puis après, M. Brillault, maire du Chesnay, a demandé un deuxième débat, ensuite, il a débarqué dans mon bureau en catastrophe après le deuxième débat, pour me dire qu'il fallait un troisième débat. On a fait un troisième débat. On prend le temps de débattre, mais il faut trancher. Je n'ai pas le sentiment qu'une prétendue absence de débat transformerait le conseil départemental en machine de guerre.

Mon père n'a jamais été élu, ma mère n'a jamais été élue non plus, ils ont toujours vu la politique comme un sac d'emmerdements. À Sciences Po, j'étais plutôt parti pour être un gentil social-démocrate rocardien, et puis il y a un type qui est arrivé sur la planète politique, Jacques Chirac, j'ai été séduit, et puis c'est parti.

Cela ne me dérange pas d'avoir du pouvoir. Le problème, c'est de savoir ce que l'on en fait. Je n'ai pas le sentiment que ce soit le fait que je prenne du pouvoir qui fasse échouer les sujets. J'aurais plutôt tendance à penser le contraire. Nous recevons un mandat, dans le cadre de la démocratie. Ce n'est pas le mandat de s'asseoir dans le bureau et d'attendre que ça se passe. C'est le mandat de faire, le mandat d'agir. Cette affaire de circuit, par exemple, je l'ai toujours en travers du gosier. Je considère que c'est une faute pour la vallée de Seine de ne pas l'avoir fait.

Le système Bédier ? Si on me reproche d'être quelqu'un qui organise sa vie politique, je suis un type organisé. Regardez ma penderie, c'est organisé, observez mon bureau, c'est organisé, ma vie politique est organisée, et quand on s'organise, on créé un système, bien entendu, donc ça ne me dérange pas qu'on parle de système Bédier, même si je vois bien la connotation négative.

Chaque fois que vous verrez un homme politique qui vous parle de morale, vous pourrez être certain qu'il en est dénué. Mais attention, je ne suis pas le perdreau de l'année, j'ai fait des coups politiques. Je ne suis pas arrivé où je suis en priant le petit Jésus, en faisant des génuflexions. J'en ai fait, des coups, et j'en ferai encore. Mais j'ai toujours respecté la loi. [M. Bédier a été définitivement condamné pour recel d'abus de biens sociaux et corruption passive le 20 mai 2009, dans une affaire d'appels d'offres municipaux irréguliers].

Je me méfie du pouvoir. Je m'en suis toujours méfié. Comme j'ai appris dans mon bouquin de droit constitutionnel de première année à Paris X Nanterre, « le pouvoir absolu rend absolument fou ». Ceux qui pensent que je pratique le pouvoir absolu ont juste raté une chose, c'est que si je concentre le pouvoir, je ne le fais pas durer. J'ai été maire pendant dix ans, je ne serai pas président du Conseil départemental pendant vingt ans.

J'ai le culte de l'amitié. Il y a des degrés dans l'amitié. Je suis fils unique, et quand on est fils unique, on compense en ayant des amitiés très diverses. Mais quand on me manque, on me manque. S'il y a beaucoup d'amoureux déçus autour de moi, c'est parce que je suis quelqu'un d'entier.

L'intercommunalité

Je suis hostile à l'intercommunalité. L'intercommunalité est une erreur. Je pense qu'on aurait mieux fait de fusionner d'un côté Mantes-la-Jolie, Mantes-la-Ville, Limay, Buchelay, Magnanville — cela aurait fait une ville de 100 000 habitants. Et de l'autre côté, fusionner Poissy, Carrière sous Boissy, Achères, trois ou quatre villes qui aurait constitué un ensemble de 100 000 habitants. Je pense que ça serait plus raisonnable, et éviterait cette crise démocratique sur laquelle prospère le Front national. La République, depuis deux siècles, a reposé sur la mairie, l'Église, l'école. L'Église n'est plus la référence. L'école est en grande difficulté, on le voit bien à l'échelle collective, on peut parler d'échec, et le premier budget de la nation est un sujet d'insatisfaction absolu. Dans un territoire comme le mien, je vois la fuite des familles modestes face à l'école publique, ce qui doit interpeller l'éducation nationale, sans tabou. Et vous avez un troisième pilier qui est la mairie, qu'on a aussi affaiblie, avec les intercommunalités. Je ne peux pas être favorable à ces intercommunalités. Mais pourquoi a-t-on néanmoins choisi la communauté urbaine en vallée de Seine ? Parce que la loi nous obligeait à constituer des entités d'au moins 200 000 habitants.

Genèse de GPSEO (Grand Paris Seine et Oise)

Ma présence et mon rôle moteur dans la préfiguration de GPSEO n'étaient pas une question de légitimité, c'était une question d'utilité. Et d'ailleurs, elle n'a été contestée par personne, au contraire.

M. Martinez [candidat à la présidence de GPSEO contre le favori de Pierre Bédier, M. Philippe Tautou, élu avec 64 voix contre 50] commençait d'ailleurs toutes les réunions en disant : « Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d'accord avec le président Bédier. » J'avais compris qu'il était devenu amoureux de moi...

Concernant la prétendue utilisation abusive du Domaine Elisabeth pendant la campagne pour l'élection du président de GPSEO, je rappelle que je n'étais pas candidat. Je ne faisais pas ma campagne. Je n'ai pas invité les électeurs, j'ai invité les maires. La nuance est d'importance. Et j'ai invité les maires ruraux, car j'estime qu'il était dans la responsabilité du président du conseil départemental de leur expliquer que la communauté d'agglomération de Mantes-en-Yvelines était en train de mourir du conflit artificiel qui avait été créé entre la zone rurale et la ville-centre. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis convaincu que l'intercommunalité, à laquelle je ne crois pas, ne peut fonctionner que si elle est consensuelle. C'est ce qui explique aussi qu'on ait ouvert à ma demande l'exécutif à la gauche. On n'a pas fait un exécutif de droite face à la gauche. Cela n'avait aucun sens.

Élection du président de GPSEO

Le jour de l'élection [le 21 janvier 2016], Karl Olive [NDLR : maire de Poissy, vice-président du Conseil départemental des Yvelines, vice-président de GPSEO] a dit que pour gagner du temps, on pouvait se passer d'isoloir. Le problème est qu'à partir du moment où vous utilisiez un isoloir pour élire le président, il fallait en utiliser aussi pour élire les vice-présidents. Et donc Olive avait juste proposé une chose, c'était qu'il avait acheté, sur ses deniers, avait-il précisé, un truc pour que chacun puisse écrire sur sa table sans que le voisin ne le voie, et qu'il puisse ensuite glisser le bulletin sans isoloir, pour gagner du temps. Ils [les proches de Martinez] n'ont pas voulu, on s'est couché à deux heures du matin.

Toujours est-il qu'à la communauté urbaine, c'est Tautou le président. Il me consulte sur les sujets [M. Bédier est vice-président de GPSEO, en charge des grands projets]. C'est vrai que ce n'est pas très commode pour lui, dans la mesure où je suis président du conseil départemental et que le conseil départemental est très présent, très impliqué.

Mais j'essaie de faire ça dans l'harmonie la plus grande. Mes adversaires me reprochent aussi de lire le journal ou un livre pendant les séances. On m'a offert un bon bouquin pour mon anniversaire, je vais le lire ce soir. Cela les agace, que je lise un journal ou un bouquin. Mais c'est bien la démonstration que je ne préside pas, que je ne cherche pas à répondre à la place de Tautou. Vous savez, quand on commence à avoir des débats sur le diamètre des collecteurs d'eau, j'avoue que ma compétence est nulle. Je préfère ne pas intervenir dans le débat, et c'est vrai que j'ai du mal à fixer mon attention sur ces sujets pourtant essentiels.

Les grands projets, Éole

Cette nouvelle communauté urbaine ne peut fonctionner que s'il y a un outil de renouvellement urbain et de développement économique. Le premier outil auquel j'avais pensé bien plus modestement, c'était le circuit de Formule 1. Si Disney avait voulu venir à l'ouest parisien, j'aurais accueilli Disney les bras ouverts. Je cherchais un outil marketing. C'est d'ailleurs pourquoi j'ai donné un coup de main — en essayant de respecter le principe de neutralité, même c'est vrai que mon cœur penchait pour Poissy —, pour le Paris Saint-Germain [le PSG a transféré son centre d'entraînement de Saint-Germain vers Poissy]. Je pense que ça peut être un atout pour ce territoire d'avoir un objet marketing. Mais c'est surtout que je m'investis depuis vingt-cinq ans dans l'affaire Éole [ligne E du réseau express régional, en voie d'être prolongée de Paris jusqu'à Mantes-la-Jolie]. Cette communauté urbaine, ce n'est pas GPSEO qu'on devrait l'appeler, c'est Éole.

C'est à partir d'Éole qu'on va construire un vrai territoire polycentrique, qui a bien besoin d'un transport en commun. À l'échelle communautaire, je suis celui qui emmerde tout le monde. Si les grands projets, ce sont les grands équipements, il va bien falloir mettre à un moment donné de l'ordre dans nos équipements. Mon rôle est d'organiser le territoire autour d'Éole. On ne va pas avoir une piscine par ville alors qu'on pourra se déplacer, on va multiplier les outils de transport en commun. Donc, c'est tout ça qu'il faut mettre en œuvre. Je suis impliqué dans la communauté urbaine parce que je suis au département, qui est le maître d'œuvre d'Éole. Mon rôle est d'essayer d'organiser le développement du territoire autour de cette affaire à laquelle j'ai la faiblesse de penser que j'aurais apporté une contribution décisive, et les Yvelinois à travers leurs impôts aussi.

Communes rurales et rétorsion politique

Mme Ghislaine Sénée [conseillère communautaire à GPSEO] a bâti sa légitimité de conseillère régionale en s'opposant au circuit de Formule 1. Et elle a très bien réussi.

Mme Sénée était venue me casser les pieds pour je ne sais plus quelle subvention complètement facultative, des histoires de tableaux interactifs dans les écoles. Je l'avais envoyée bouler, bien entendu.

Il faut qu'ils soient un peu logiques, ils ne peuvent pas dire : « Donnez-nous de l'argent » et ne pas nous aider quand on essaie à tout prix de sauver la filière automobile, qui représente 30 % des emplois du département et qui doit représenter plus de 30 % des impôts qu'on perçoit. Je veux bien qu'on soit baba cool, mais il y a quand même des limites.

Coopération décentralisée et électorat communautaire

Je n'ai pas créé la coopération décentralisée, elle existait déjà à l'époque de Franck Borotra [à qui M. Bédier a succédé comme président du Conseil général des Yvelines, en 2005].

Pour bien connaître le sujet, et pour aller dans ces endroits où on aide, si notre aide s'arrête, c'est dramatique, absolument dramatique. Les populations n'ont rien. Elles ont même moins que rien.

Nous aidons à l'échelle départementale et régionale. Dans la région du Matam, notamment, qui est la région du Sénégal la plus aidée. On aide Podor, Matam, Kanel, et on est engagé à Tambacounda. On aide au Togo, on aide au Bénin, on aide au Congo-Brazzaville. Au Congo-Brazzaville, on a suspendu notre aide parce qu'on a un conflit avec le département de la Cuvette [département natal du président Denis Sassou N'Guesso], qui ne respecte pas les termes de la convention.

On essaie de conduire des actions bordées, de veiller à ce qu'il y ait un emploi rigoureux des fonds qu'on envoie là-bas. Ces fonds n'arrivent pas directement, il n'y a pas d'aide aux populations directement, on ne distribue pas d'argent. On finance des projets d'intérêt général. On finance des toilettes dans les écoles. En Afrique subsahélienne, lorsque les filles sont pubères, les parents les retirent des écoles parce qu'ils ne veulent plus qu'elles aient les fesses à l'air quand il s'agit d'aller faire leurs besoins. Ce n'est pas un programme glorieux, on a participé à la construction de tinettes, de puits, et dans la région qui est la région la plus pauvre du Sénégal. C'est ça qu'ils critiquent comme de l'électoralisme, ça me fait marrer…

À Mantes-la-Jolie, il y a en effet une forte communauté sénégalaise originaire du Fouta. Aux Mureaux aussi. Du Havre jusqu'à Montreuil, l'immigration sénégalaise est une immigration de Peuls qui sont venus dans les années 1970, parce que tout simplement, c'est la première grande avancée du désert, au début des années 1970. Les Peuls étaient dans la vallée du fleuve Sénégal, ils sont dans la vallée de la Seine, jusqu'à Montreuil. Et nous, ce qu'on a voulu faire, plutôt que d'être le Blanc qui dit ce qui est bon pour l'Africain, c'est de les organiser — enfin, on ne les a pas organisés, ils se sont organisés eux-mêmes, parce qu'ils sont organisés depuis qu'ils ont migré, en associations de villages et qu'ils financent eux-mêmes des projets dans leurs villages. Et nous, ce qu'on leur a dit, c'est qu'on était prêts, s'ils se fédéraient, à les aider à rationaliser leurs dépenses, parce que chacun voulait son lycée, chacun voulait son collège, et je trouve plus intelligent que ce soient eux qui décident de ce qu'il faut faire et où il faut le faire. Avec nous, tout est bien cadré, il n'y a pas d'espèces qui circulent, tout est décidé en assemblée par des délibérations, c'est de la comptabilité publique, contrôlée et vérifiable. J'essaie de ne pas trop dépenser d'argent dans les voyages, mais à chaque voyage, je fais en sorte qu'il y ait un nouveau conseiller départemental qui y aille, pour qu'il découvre la situation et puisse faire lui-même une inspection. Nous ne travaillons pas au Mali, où les besoins sont considérables, et je le regrette, parce que nous ne pouvons pas aller vérifier nous-mêmes si notre argent était bien utilisé.

Sur la création du GIP [Groupement d'intérêt public — YCID (Yvelines coopération internationale et développement] en 2014, j'ai une très mauvaise nouvelle, pour vous, pour moi, et très bonne pour mes opposants. Je ne suis pas éternel. Je n'ai qu'une obsession, je sais très bien que si je pars demain, ils déchiquetteront la coopération décentralisée, parce qu'il y aura de telles oppositions que mon successeur se dira : « Je ne vais pas m'emmerder à faire ça, à nourrir des soupçons sur ma probité, je préfère arrêter. »

Je suis allé dans ces pays, je sais ce que nous y apportons, et ça me fait mal aux tripes de me dire que ça s'arrêtera. Donc, en l'externalisant, en confiant sa présidence à Jean-Marie Tétart qui a fait ses preuves ici dans la maison, qui fait ses preuves au plan national, il est au conseil d'administration de l'Agence française de développement, ce que je souhaite, c'est qu'on fédère dans ce GIP d'autres collectivités. J'espère y faire entrer la région, le département de l'Essonne, des collectivités yvelinoises, pour que le jour où Bédier ne sera plus là, il y ait quand même encore de la coopération décentralisée. Et je ne demande pas à avoir une avenue Pierre Bédier à Dakar, je m'en contrefous.

Pourquoi je suis aussi motivé par la coopération décentralisée ? Mon père, très jeune, a travaillé en Afrique noire. On avait des amis qui venaient d'Afrique noire à la maison quand j'étais tout gosse. J'ai toujours été fasciné par l'Afrique noire, la gentillesse des populations, leur extrême dignité, malgré leur pauvreté. J'ai toujours eu cette passion pour l'Afrique noire. Et puis j'aime bien, je me sens très citoyen du monde, je me suis particulièrement passionné pour cette partie de l'Afrique, parce qu'elle est particulièrement pauvre. Les immigrés, ils ne viennent pas pour nous emmerder, mais parce qu'ils fuient la pauvreté, ce que j'explique à longueur de temps à mes confrères des Républicains ou d'autres tendances politiques.

Les critiques virulentes du blog « Les aventures de tonton Pierre »

L'auteur de ce blog n'a jamais été mon collaborateur. Et ça vous explique le blog. Ces critiques, je m'en fous. Que voulez-vous ? Il faut bien qu'il dise quelque chose. Comme il n'attaque pas sur le fond, il me cherche des noises sur la forme. Il évoque par exemple une réunion du parti majoritaire du président sénégalais Macky Sall à Mantes-la-Jolie, où j'ai dit que je me sentais militant de l'APR, que j'étais moi-même un militant de l'APR. Ce sont des formules oratoires que chacun utilise quand il va dans une réunion. Si vous allez dans une réunion d'Auvergnats, si vous commencez par leur dire : « Je n'aime pas les Auvergnats, parce qu'ils sont trop proches de leurs sous, et leur aligot c'est vraiment un truc à vous rendre malade », vous ne risquez pas de vous faire élire. Et donc, cet [ancien] journaliste, il voulait être embauché. Qu'est-ce qu'il fallait que je fasse ? Que je crée un poste de journaliste ? Lui comme d'autres s'autopersuade que je fais du clientélisme, de l'électoralisme. C'est une sorte d'amoureux déçu, et il n'est pas le seul.

Électoralisme ?

Mais comment voulez-vous vous faire réélire si vous n'allez pas en direction des gens ? Est-ce que je leur distribue des billets ? Les gens racontent ça aussi, que je leur distribue des billets. En gros, entre toutes les filles à qui j'ai conté fleurette, tous les gens que j'ai recrutés à la mairie, ou au département, tous ceux que j'ai invités au Domaine Elisabeth, si vous en faites la liste, normalement, je fais 100 % des voix.

Ce qu'on fait en revanche, à Mantes-la-Jolie, et que j'assume totalement, c'est appliquer le principe de la deuxième chance. Quand vous gérez une ville qui a un quartier d'habitat social et qui a un taux de délinquance très important, lorsque des gens sont emprisonnés, est-ce que quand ils sortent de prison, la réponse est : « Mon petit gars, t'avais qu'à pas fauter, et maintenant tu te débrouilles » ? Il faut bien qu'on essaie de trouver des solutions, autrement, la probabilité pour qu'ils repartent en prison est quand même très forte. Donc, on pratique la deuxième chance. Il est clair qu'on est souvent déçus. Et donc, il n'y a pas de troisième chance. Celui qui a fauté et qui faute de nouveau, à qui on a laissé sa chance, eh bien tant pis pour lui, c'est la vie. Mais je considère qu'on est dans nos responsabilités. Et j'assume totalement cette politique. Après, qu'est-ce qu'on leur propose comme emplois ? Ce ne sont pas des emplois de journalistes. Ils sont médiateurs urbains, balayeurs, ce sont des emplois correspondant à leurs très faibles qualifications.

Le bastion électoral du Val Fourré

Si vous regardez les résultats de la dernière élection cantonale, j'obtiens au Val Fourré des résultats infiniment supérieurs au centre-ville et au quartier de Gassicourt. Je rappelle juste que j'étais opposé au Front national, dans un quartier où vit une population étrangère ou d'origine étrangère. J'ai atteint 99,4 % dans le bureau de vote numéro 21, il y en a trois qu'on cherche toujours qui n'ont pas voté pour moi, mais ma police politique finira par les trouver [sourire]…

J'aime rencontrer les gens. Et je pense rendre service à la ville de Mantes. Après, on dit que les gens votent pour moi. Mais expliquez-moi, quel est l'élu qui passe son temps à aller voir les gens pour qu'ils ne votent pas pour lui ? Si vous en trouvez un, présentez-le-moi.

Si j'ai fait 99,4 %, c'est que je suis le meilleur. Encore une fois, en face, il y avait M. Cyril Nauth, du Front national. C'est un quartier où il n'y a pas un Blanc, c'est comme ça.

L'imam Rabiti [soutien et relais de M. Bédier dans le quartier du Val Fourré], je veux bien qu'on dise qu'il est salafiste si on donne la définition exacte du salafisme. Le problème, c'est qu'aujourd'hui, c'est le takfirisme qu'on appelle salafisme. Daech, c'est du takfirisme, c'est-à-dire, on peut tuer les infidèles. Le salafisme, c'est la recherche de la pureté originelle. Ce que je veux dire, c'est que quand vous dites de quelqu'un est takfiriste, personne ne comprend ce que ça veut dire, et si vous dites de quelqu'un qu'il est salafiste, tout le monde comprend que c'est Daech.

Rabiti est devenu un ami, je l'assume complètement. C'est un salafiste qui, quand il croise ma femme, l'embrasse. Si tous les salafistes à grande barbe embrassaient les femmes, ça se saurait. Il ne faut pas le faire passer pour ce qu'il n'est pas.

Il n'appelle pas à voter pour moi devant un bureau de vote. Il l'a fait une fois, en 2004, face à Mme Descamps, qui a appelé la police. Je ne peux pas empêcher les gens qui m'aiment bien de faire du prosélytisme. Je suis obligé de les réfréner quelques fois. Mais je ne vais pas les engueuler parce qu'ils appellent à voter pour moi. Et j'ai déjà entendu appeler à voter pour moi dans des églises. Il y a aussi des chrétiens qui appellent à voter pour moi.

« Je ne peux pas empêcher les gens qui m'aiment bien de faire du prosélytisme. Je suis obligé de les réfréner quelques fois »

Je ne suis pas en élection tous les jours. Simplement, j'habite ma ville. Et je passe ma vie à me balader dans ma ville pour savoir ce que les gens pensent, ce qui va, ce qui ne va pas, et j'essaie de faire la même chose au niveau du département, même si c'est plus vaste. Je pense qu'un élu qui n'est pas sur le terrain est un élu qui ne fait pas son boulot. Et moi ma ville, je la prends dans sa diversité.

Oui, j'ai des réseaux. Ce réseau, il est connu. J'ai créé une association qui s'appelle l'association pour le Mantois. Cette association pour le Mantois compte 400 adhérents. L'adhésion est de 5 euros par an. Et parmi ces 400 personnes, beaucoup sont issues de l'immigration. C'est vrai que les gens issus de l'immigration apprécient mon discours, qui est un discours où je leur dis ce que je pense, de manière un peu ferme parfois.

Vous connaissez beaucoup de politiques qui ne disent pas aux électeurs ce qu'ils ont envie d'entendre ? Si je n'avais pas de bilan, si je n'avais jamais rien fait dans cette ville et dans ce département, si je passais mon temps effectivement à me balader et à ne rien faire, je ne serais pas crédible. Mais essayez de me reconnaître que ça ne m'empêche pas d'aborder les dossiers de fond, ça ne m'empêche pas d'essayer de faire avancer le schmilblick.

Les gens m'aiment bien aussi parce que j'essaie toujours de me mettre au niveau de mes interlocuteurs pour bien les comprendre. Eh oui, je suis intervenu et j'interviens auprès des journalistes pour changer positivement l'image de Mantes-la-Jolie. Un bon élu local se soucie aussi du détail, et dans le détail, il y a la relation individuelle avec les gens.

Pro-Sahraouis ou pro-Maroc ?

Certains n'acceptent pas qu'il y ait dans l'équipe municipale un adjoint d'origine sahraouie, Sidi El-Haimer, dont le père est un trésorier du Front Polisario [le mouvement indépendantiste Front Polisario lutte pour l'indépendance du Sahara occidental du Maroc]. Quand on me taxe d'électoralisme, je me marre. Les Sahraouis, ça doit représenter 100 voix au Val Fourré, les Marocains, 2 000 voix. Reconnaissez le paradoxe : le type que je suis, le monstre qui ne fait que de l'électoralisme, se fâche avec la communauté marocaine, pour défendre un petit groupe de Sahraouis. Je suis vraiment un abruti. Je leur ai expliqué que je suis monarchiste au Maroc et républicain en France, que je suis résolument pour que le Sahara occidental soit une province marocaine, parce qu'autrement, ce serait un micro-État, un narco-État, parce qu'il ne serait pas viable, et je le leur dis, et je défends mon adjoint.

J'ai dit à Sidi El-Haimer que si, un jour, il prenait la tête d'une manifestation pro-Polisario, il s'exclurait automatiquement de la majorité municipale, puisque dans ce cas-là il ferait rentrer au conseil municipal une polémique qui n'a pas à y trouver sa place. Mais il est avant tout un citoyen français comme les autres. Et ses origines, je m'en contrefous.

De l'estime pour Benoît Hamon

La gauche ne peut pas accepter qu'un type réputé de droite gagne là où elle est ultra majoritaire. La gauche a déserté le terrain depuis vingt ans.

J'ai gagné les élections avant que Benoît Hamon [député socialiste de la circonscription de Trappes] arrive dans les Yvelines Il n'y a aucun pacte avec Benoît Hamon. J'ai de l'estime pour lui, parce que c'est quelqu'un de très républicain. Si l'on parle de mes relations avec Benoît Hamon, c'est parce que la question de la participation de la gauche à l'exécutif de la communauté urbaine s'est posée. Mais une partie de la gauche, la gauche bobo, n'a pas compris qu'il n'était pas possible de ne pas participer. Comment voulez-vous qu'un maire, même de gauche, ne participe pas, ou se mette dans l'opposition à l'exécutif de la communauté urbaine, qui est censée apporter des services aux communes ? C'est ne rien connaître au fonctionnement des communes.

Ces gens-là, comme toujours, ne regardent que devant leur paillasson, ils ne regardent pas plus loin. Regardez ce que faisait par exemple Pierre Mauroy à Lille, ou Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux. Ces grandes intercommunalités ne peuvent pas fonctionner selon le clivage gauche-droite, majorité-opposition, ce n'est pas vrai, ça ne marche pas.

Je devrais être riche, parce que je passe la vie à acheter les gens, d'après certains de mes opposants. Mais non, encore une fois, allez interroger le maire des Mureaux, il ne peut pas faire autrement que de travailler avec la communauté urbaine, il cherche à développer sa ville. François Garay, le maire des Mureaux, a besoin de la communauté urbaine, du département, et on n'est pas dans une relation de servilité. Je n'ai jamais asservi qui que ce soit.

Inéligibilité des élus condamnés

Vous savez, le général de Gaulle a été condamné à mort [par le régime de Vichy en 1940]. Je suis d'une famille politique où l'on sait que les tribunaux, ça vaut la vérité d'un temps. J'ai toujours clamé mon innocence. Personne ne m'a jamais dit où était passé l'argent que j'étais censé avoir touché.

Il est vrai que lorsque j'en avais besoin, lorsque des gens me demandaient rendez-vous, pendant ma période d'inéligibilité, je demandais au maire de Mantes-la-Jolie l'autorisation de donner des rendez-vous à la mairie. Recevoir les gens chez moi, c'était moyen. J'en recevais chez moi, mais je ne pouvais pas recevoir tout le monde chez moi. Il est vrai que j'ai continué à voir des gens pendant ma période d'inéligibilité, sans même savoir si je reviendrais ou pas.

Au début, mon intention était d'arrêter et de passer à autre chose. D'abord, il a bien fallu que je monte ma boîte, que je trouve des contrats, des marchés, ça a été un peu tendu, car je n'ai pas de fortune personnelle. C'était une entreprise de conseil sans prétention. J'ai failli me poser la question d'aller m'installer à l'étranger, à ce moment-là, pour tourner la page. Ce n'est pas le virus de la politique, c'est le virus de l'action publique qui m'a fait revenir. J'aime l'action publique, m'occuper d'aménagement du territoire, de développement, c'est ma passion. L'argent n'est pas pour moi un objectif cardinal.

Et puis je trouve toujours difficile pour moi qui suis un adepte de la deuxième chance pour les autres de ne pas l'être pour moi, surtout en étant innocent.

Le recours contre la présidence de l'office HLM des Yvelines, de l'Essonne et du Val d'Oise (Opievoy)

Je me moque que Rodolphe Jacottin [ex-administrateur de l'Opievoy] conteste mon élection à la présidence de l'office. Je suis devenu président de l'Opievoy parce qu'on me l'a demandé. Je l'avais déjà été précédemment pendant dix ans, ça suffisait à mon bonheur. Tout le monde est persuadé qu'on en tire des avantages, mais c'est faux.

Avec l'Opievoy, je n'ai jamais eu que des emmerdements. Les socialistes ont fait passer un amendement par madame Marie-Noëlle Lienemann [députée socialiste] pour supprimer les offices interdépartementaux, en fait, supprimer l'Opievoy, puisque c'était le seul office interdépartemental de France. La seule solution, c'était la régionalisation ou la départementalisation. La régionalisation, Jean-Paul Huchon [ex-président socialiste du Conseil régional d'Île-de-France] l'a refusée, Valérie Pécresse [actuelle présidente de l'exécutif francilien] également. C'est donc l'option de la départementalisation qui a été retenue. Et le préfet de région, qui n'est quand même pas un suppôt de la droite, m'a demandé d'exercer cette fonction. Et mes deux homologues des conseils départementaux du Val d'Oise et de l'Essonne m'ont dit : « Tu connais la boutique, est-ce que tu ne voudrais pas mener la départementalisation ?, parce que c'est très compliqué. » Je me tape ce truc en plus de plein d'autres trucs. Et donc M. Jacottin, il a décidé de me rentrer dedans, je ne sais pas pourquoi.

Si le préfet m'avait dit : « N'y allez pas », c'était champagne. Le préfet a demandé au procureur de la République. Le procureur de la République a rendu une note écrite, que j'ai vue, disant « Il n'y a aucun problème », donc j'y suis allé, c'est tout. Et si demain le tribunal se déjuge et dit « Il y a un problème », eh bien, je pars. En tout cas, le siège social ira en vallée de Seine, on va quitter Versailles. Car je trouve complètement stupide que le bailleur social soit à Versailles.

On va encore dire : « Il n'y en a que pour la vallée de la Seine ».

Propos recueillis par David Garcia et Philippe Descamps

Rectificatifs

mer, 01/02/2017 - 14:12

— Le président de la Confédération des syndicats coréens a été emprisonné pour avoir organisé des manifestations dès avril 2015, et pas seulement le 14 novembre, comme écrit dans l'article « “Révolution des bougies” à Séoul » (janvier).

— Adam Smith et David Hume étaient écossais et non anglais, comme écrit par erreur dans le texte de François Cusset « Si chers amis » (décembre).

— Contrairement à ce qui est mentionné dans l'article « Des missionnaires aux mercenaires » (novembre), Jacques Mayoux n'est pas le père de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Il s'agit de Maurice Lauré, auquel il succéda à la présidence de la Société générale, en 1982.

Précision

— Sandra Szurek tient à signaler que le titre choisi par la rédaction pour son article sur les opérations de maintien de la paix conduites par l'Organisation des Nations unies, « Pluie de critiques sur les casques bleus » (janvier), ne suggère pas assez leur utilité.

Pages