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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Mis à jour : il y a 2 semaines 1 jour

Comprendre l'islam politique. Une trajectoire de recherche sur l'altérité islamiste, 1973-2016

dim, 01/01/2017 - 17:14

Politologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), François Burgat explique ici son parcours universitaire et intellectuel. L'ouvrage a des allures de carnet de route. L'auteur emmène son lecteur du Yémen à la Syrie, évoque aussi bien la guerre civile algérienne que les attentats de Charlie Hebdo. Burgat a cherché à vérifier ses hypothèses sur de multiples terrains. Pour lui, les motivations des islamistes, dont il souligne la diversité, sont souvent profanes, politiques ; l'islamisme est la suite logique d'une entreprise de décolonisation, une mise à distance du colonisateur sur le plan culturel. Cette analyse se situe aux antipodes de celles de certains de ses confrères, notamment Olivier Roy et Gilles Kepel, dont il dit aussi ce qui les différencie. Sa vision des choses l'amène à poser à la fin de son ouvrage cette question brûlante : «  Charlie  : échec de l'islam, échec des musulmans ou faillite du politique ? »

La Découverte, coll. « Sciences humaines », Paris, 2016, 260 pages, 22 euros.

Le tour de France de la corruption

dim, 01/01/2017 - 16:34

Journalistes indépendants, les auteurs dressent un tableau édifiant de la corruption hexagonale ordinaire : conflits d'intérêts, népotisme, appels d'offres truqués, enveloppes de billets, train de vie luxueux aux frais du contribuable… L'impunité est la norme : les « affaires » mettent en moyenne près de neuf années à être jugées, et les peines sont légères. Même si ces comportements ne concernent qu'une minorité, les conséquences sont sismiques : les scandales de corruption entourant la mairie socialiste d'Hénin-Beaumont (Nord) ont joué un rôle capital dans l'élection en mars 2014, dès le premier tour, d'un maire Front national. Les associations anticorruption esquissent quelques solutions : accroître la transparence (le Land de Hambourg, par exemple, publie en ligne les dossiers de permis de construire), mieux protéger les lanceurs d'alerte, et peut-être rendre les condamnés inéligibles à vie. Car certains, se posant en victimes d'un « acharnement judiciaire » ou d'une « machination politique », n'hésitent pas à se présenter à nouveau devant les électeurs, parfois avec succès.

Grasset, Paris, 2016, 275 pages, 20 euros.

Camarades ou apparatchiks ? Les communistes en RDA et en Tchécoslovaquie, 1945-1989

dim, 01/01/2017 - 16:34

En étudiant les membres de base des partis communistes est-allemand et tchécoslovaque, Michel Christian livre ici une histoire « du point de vue des acteurs ». L'approche comparative lui permet de montrer comment le centralisme démocratique importé d'Union soviétique a évolué différemment dans les deux démocraties populaires. Prague va cheminer vers le « socialisme à visage humain », pour reprendre l'expression d'Alexander Dubček en 1968. En République démocratique allemande, en revanche, les dirigeants du parti imposent une « dictature pédagogique » rappelant toujours à la modestie les membres de base, qui ne peuvent discuter les enseignements d'une hiérarchie vis-à-vis de laquelle ils restent d'éternels élèves. Ces derniers, en s'impliquant dans les cellules des entreprises, écoles, administrations, « ont fait le parti autant que le parti a contribué à les faire ». L'auteur conclut cependant que, par son soin didactique mis à forger une nouvelle conscience, le régime est-allemand est allé plus loin dans la construction de l'« homme socialiste » que son voisin tchécoslovaque.

Presses universitaires de France, Paris, 2016, 400 pages, 25 euros.

Sortir l'Afrique de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ?

dim, 01/01/2017 - 16:34

Plus de soixante ans après la décolonisation, le franc CFA est toujours la monnaie officielle de quinze pays d'Afrique francophone. Garanti par le Trésor français, adossé à l'euro, il est utile à la stabilité des États concernés pour certains économistes africains. Mais pour d'autres — dont ceux qui ont dirigé ce livre —, il est surévalué et constitue une survivance coloniale qui maintient la tutelle de Paris sur des pays officiellement indépendants. Une partie des réserves de change d'Afrique francophone est toujours conservée à Paris… Dense, mais clair, l'ouvrage rappelle le rôle économique et politique de toute monnaie, explique l'histoire et le fonctionnement du CFA, avant d'entrer dans le vif d'un débat qui, malgré son importance, peine à atteindre le grand public. Contrairement à une idée reçue, la parité CFA-euro freine l'unification des marchés africains. Les conséquences sociales de toute monnaie forte ont, en Afrique francophone, des effets multipliés par l'inégalité des échanges.

La Dispute, Paris, 2016, 248 pages, 15 euros.

Power and Glory. France's Secret Wars with Britain and America, 1945-2016

dim, 01/01/2017 - 16:34

Journaliste britannique spécialisé dans les réseaux de contre-espionnage, Roger T. Howard explore les dessous des relations franco-britanniques durant une période où les deux pays étaient censés être les meilleurs alliés du monde. De la rivalité en Syrie et au Liban en 1945 jusqu'à l'alliance pleine d'arrière-pensées nouée entre le premier ministre David Cameron et le président Nicolas Sarkozy en Libye en 2011, il exhume des épisodes souvent oubliés, comme l'opposition des deux puissances lors de la révolte malgache de 1947, le conflit du Biafra ou l'affaire du Rainbow Warrior (1985). Les cinq chapitres consacrés à l'Afrique noire, du Katanga (1961) au Rwanda (1994) et au Congo (depuis 1997), sont particulièrement riches. On pourra déplorer quelques faiblesses — le chapitre sur l'Indochine, par exemple —, mais l'ensemble fourmille d'informations inédites, comme celles qui jalonnent la chronique de la guerre des Malouines en 1982. Les positions françaises et anglo-saxonnes dans l'actuelle guerre au Proche-Orient se révèlent cyniquement divergentes.

Biteback Publishing, Londres, 2016, 344 pages, 20 livres sterling.

Qu'est-ce que j'entends par marxisme ?

dim, 01/01/2017 - 16:34

« Qu'est-ce que tu entends par marxisme ? » C'est la question posée au philosophe Alain Badiou lors d'une conférence à l'École normale supérieure qui fut suivie d'un débat. Cette conférence, réécrite pour la publication, traite de la place du marxisme dans le système philosophique de Badiou. Il le définit, avec l'aide de Lénine, et plus particulièrement de son ouvrage Les Trois Sources et les Trois Parties constitutives du marxisme (1913), comme une « pensée » où se croisent la philosophie, la science et la politique, sans qu'elle soit l'une ou l'autre. Le concept de classe fait le lien entre elles, car il est censé « traverser, unir, relier entre elles ces trois parties sans se rabattre sur l'une des trois parties constitutives ». D'où l'affirmation que « le marxisme ne se loge pas dans des cases toutes faites » puisqu'il est « l'invention constamment renouvelée d'une pratique politique ». Ce petit livre, qui mobilise Lénine contre Louis Althusser, ouvre une nouvelle perspective de définition, où la pratique politique fonde la philosophie en se nourrissant de la science.

Les Éditions sociales, coll. « Les propédeutiques », Paris, 2016, 96 pages, 8 euros.

La transgression apprivoisée

dim, 01/01/2017 - 16:33

Luis Buñuel jugeait cet ouvrage inestimable. Martin Scorsese, Werner Herzog ou Norman Mailer en firent autant. Le Cinéma, art subversif, d'Amos Vogel (1974), publié en français en 1977, vient enfin d'être réédité (1). Riche de trois cents illustrations, cet éloge argumenté des vertus subversives du cinéma d'auteur et d'avant-garde puise dans un corpus d'environ six cents films. Saluant l'audace formelle, le propos s'inscrit pleinement dans la modernité artistique et dans la bouillonnante dynamique d'espérance politique du tournant des années 1960-1970.

Quatre décennies plus tard, les idéaux contre-culturels qui forment le substrat intellectuel de ce livre ont échoué. Certes, Amos Vogel avait déjà des doutes ; mais il ne pouvait prévoir que la « subversion de la subversion », au lieu d'abolir le capitalisme, participerait à son renouveau. Audaces formelles, esthétique surréaliste, dépassement des tabous, provocations, au lieu d'atteindre l'ordre bourgeois, ont été digérés par la publicité et par Hollywood. Et le scandale est souvent hautement rentable. Mais il était sans doute trop tôt, en 1974, pour percevoir le tournant libéral-libertaire que venait de théoriser le philosophe Michel Clouscard (2), doublé du passage de la modernité — qui croit au progrès lié à l'exercice de la raison — à la postmodernité — qui n'y croit plus.

Le film d'horreur a partie liée avec la « subversion », et plus précisément avec la transgression. Dans l'ouvrage collectif Représenter l'horreur (3), Frédéric Astruc rappelle que le giallo, ce genre italien qui combine l'enquête policière, l'érotisme et l'horreur, tout comme le film gore, caractérisé par une violence particulièrement sanglante, sans oublier quelques autres variations, « renouvellent la représentation de l'horreur en repoussant chaque fois un peu plus loin les limites de ce qu'il est permis de voir ». En bref, de Mario Bava à Dario Argento, de Massacre à la tronçonneuse, de Tobe Hooper, à Freddy. Les Griffes de la nuit, de Wes Craven, pour s'en tenir aux classiques, « le cinéma, témoin de son temps, s'inscrit dans les grandes mutations de la société d'après-guerre en s'émancipant peu à peu des censures pour offrir des films résolument décomplexés ». Ce qui, pour Benjamin Thomas, qui évoque le cinéma d'horreur japonais, renverrait essentiellement à « l'impossibilité de toute intersubjectivité », les films s'employant « à faire émerger sur un mode horrifique ce dont la disparition menace selon eux la société contemporaine : un lien ».

Dans les années 2000 apparaît le torture porn (4), sous-genre très controversé véhiculant sadisme et misogynie. Fort peu considéré par la critique, mais commercialement heureux, il se caractérise par des scènes de cruauté extrême. On se rappelle les affiches de la série Saw (dents arrachées, doigts coupés, membres mutilés, etc.). Pascal Françaix démontre en quoi il est une « étape significative dans la constitution d'un cinéma d'horreur postmoderne ». Si, jusqu'aux années 1970, le cinéma d'horreur avait pu s'insérer dans les catégories antagoniques de la modernité (progressistes-révolutionnaires ou conservateurs), le torture porn ressortit à « un monde exempt de toute amarre, qu'elle soit politique, artistique ou morale, où le sexe et la mort sont les seules données immuables, dans un chaos d'incertitudes et de hasards ». Contre la distinction nette du bien et du mal, il restituerait au cinéma d'horreur, à en croire l'auteur, « sa force de questionnement et ses vertus d'inconfort ».

Mais lorsque le jusqu'au-boutisme transgressif et provocateur de l'exploitation postmoderne fait recette par un jeu sans enjeu d'ironie et de dérision, lorsqu'une esthétique offre en spectacle la torture et le dépeçage en gros plan d'êtres humains, de quoi entend-elle émanciper le spectateur et vers quoi tend-elle ? Ne serait-ce pas l'affirmation de « l'abject [qui] me tire vers là où le sens s'effondre », pour citer Julia Kristeva (5) ? Quand le « fond de l'air » était rouge, la subversion moderne, révolutionnaire, participait d'une libération critique des valeurs dominantes. Le torture porn apparaît comme le symptôme d'un temps de faillite idéologique. Détresse du sens dans la postmodernité…

(1) Amos Vogel, Le Cinéma, art subversif, Capricci, Nantes, 2016, 352 pages, 29 euros.

(2) Cf. Michel Clouscard, L'Être et le Code. Le procès de production d'un ensemble précapitaliste, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 2004 (1re éd. : 1972), et Néofascisme et idéologie du désir, Delga, Paris, 2008 (1re éd. : 1973).

(3) Frédéric Astruc (sous la dir. de), Représenter l'horreur, Rouge profond, coll. « Débords », Aix-en-Provence, 2015, 176 pages, 18 euros.

(4) Pascal Françaix, Torture Porn. L'horreur postmoderne, Rouge profond, coll. « Débords », 2016, 302 pages, 20 euros.

(5) Julia Kristeva, Pouvoirs de l'horreur. Essai sur l'abjection, Points Essais, Paris, 1983 (1re éd. : 1980).

Spartacus, la gloire des vaincus

dim, 01/01/2017 - 16:33

À l'été 73 avant notre ère, à Capoue, une soixantaine d'esclaves tuent leurs gardiens et s'évadent. Bientôt mille fois plus nombreux, ils vont, pendant près de deux ans, mettre en déroute l'armée de Rome, la plus grande puissance du temps. La République prend peur et donne les pleins pouvoirs à un milliardaire, qui recrute cinquante mille hommes. En mars 71, l'armée des esclaves est vaincue. Les six mille survivants sont mis en croix le long des deux cents kilomètres de la voie Appienne, de Rome à Capoue. L'esclave qui les conduisait est mort au combat. Il s'appelait Spartacus, et il était gladiateur.

Il n'est pas tout à fait étonnant qu'une histoire aussi stupéfiante ait basculé du côté de la légende, son authenticité ayant été quelque peu oubliée. Pourtant, les faits sont attestés, et ce ne fut d'ailleurs pas la seule grande révolte d'esclaves. Mais, comme chacun sait, l'histoire est écrite par les vainqueurs, et si les historiens de la Rome antique, de Salluste à Plutarque, les ont bien commentées, en particulier celle de Spartacus, c'est avec une certaine parcimonie, et une tout aussi certaine absence d'empathie. Puis, au fil de l'enseignement des humanités et de la transmission de valeurs confortant l'ordre en place, l'épopée de Spartacus s'est effacée. La grande révolte des esclaves à Saint-Domingue au début des années 1790, l'admiration de Karl Marx, la Ligue spartakiste fondée en 1915 par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht vinrent la réactiver. Il ne semble pas qu'aujourd'hui les programmes d'histoire en France lui accordent quelque importance (1).

Il est vrai que, sauf en des temps portés sur l'idéal révolutionnaire, l'insurrection de Spartacus et de ses camarades peut sembler un exemple regrettable, rappel d'une menace à droite, d'un échec à gauche ; alors, « qui écrira l'histoire de nos batailles, quelles furent nos victoires et nos défaites ? Et qui dira la vérité (2)  ? ».

En 1951, Howard Fast (1914-2003) écrit Spartacus, que tous les éditeurs refusent. Cet unanimisme touchant obéit à la forte prescription du directeur du Federal Bureau of Investigation (FBI), John Edgar Hoover, qui n'aime pas les écrivains communistes. Fast s'autoédite. C'est un succès, que le film de Stanley Kubrick, en 1960, relaiera. Le roman, qui intègre tous les faits connus, alterne pour l'essentiel les conversations, après la dernière crucifixion, entre membres de l'élite romaine, dont Crassus, le vainqueur de Spartacus, et les actions de ce dernier, qui les hante comme une énigme insoluble. Comment un esclave, qui n'est pour le Romain qu'un instrumentum vocale, un « outil qui parle », peut-il devenir un grand général, capable de fédérer tant d'autres « outils » pour refuser les lois romaines et créer les leurs propres ? Comment a-t-il pu avoir d'aussi grands rêves d'homme ?

C'est littéralement impensable, sauf à remettre en question « une société bâtie sur le dos des esclaves et qui trouvait son expression symphonique dans le chant des fouets », sauf à reconnaître que les citoyens de la République n'ont plus d'autre idéal que de lutter contre l'ennui, et à choisir alors d'en finir avec une vie qui apparaît dénuée de sens, comme le fait le vieux politicien Gracchus. Quant à Spartacus, au fil d'un récit où passent des échos, des rythmes de l'épopée homérique, il n'est jamais un surhomme : il se contente d'être, entièrement, un homme qui refuse de pactiser avec la mort, mentale, spirituelle, et qui jamais « ne se considérait comme seul ».

C'est à la question qui dévaste Crassus et Gracchus qu'entreprend de répondre l'historien Yann Le Bohec (3) (qui présente Howard Fast comme un écrivain britannique) : comment des esclaves ont-ils pu former une armée ? Animé d'un allègre mépris pour les lectures marxistes, il s'appuie sur les textes de l'Antiquité, parfois bien postérieurs à l'insurrection, pour expliquer sobrement la réussite de Spartacus par son étonnant talent militaire, brut mais percutant. Il explique aussi son échec final, celui qui, dans le roman, obsède le dernier survivant, par le « manque de personnel qualifié », auquel il ajoute une autre raison, bien plus perturbante : seule une minorité a rejoint les rangs des insurgés. Car il n'y aurait pas eu d'aspiration collective à l'abolition de l'esclavage, mais, au mieux, un désir de libération individuelle ; certains, de surcroît, se satisfaisaient de leur condition. Ce qui donne précisément à ce soulèvement son exemplaire beauté. Car ce défi des misérables aux vainqueurs du monde a pour vertu essentielle d'avoir eu lieu, d'avoir montré que ce qui paraissait impossible pouvait devenir possible. C'est là la victoire de Spartacus, invention d'un autre horizon, promesse à accomplir, et elle importe davantage que son échec final.

(1) Cf. eduscol.education.fr/ressources-2016

(2) Howard Fast, Spartacus, Agone, coll. « Infidèles », Marseille, 2016 (1re éd. : 1951), 448 pages, 20 euros.

(3) Yann Le Bohec, Spartacus, chef de guerre, Tallandier, coll. « L'art de la guerre », Paris, 2016, 224 pages, 17,90 euros.

Aux carrefours du temps

dim, 01/01/2017 - 16:33

Virtuose puissant et inventif, l'Argentin Alberto Breccia (1919-1993) demeure le maître d'une bande dessinée qui se déploie aussi bien dans la satire politique, noire et grotesque, que dans les brillantes adaptations des univers fantastiques de H. P. Lovecraft ou d'Edgar Allan Poe. En 1962 débute la parution d'une série envoûtante conçue avec le scénariste Héctor Germán Oesterheld — bientôt l'une des victimes de la dictature militaire — et à laquelle son protagoniste, Mort Cinder, donne son nom.

Une nouvelle édition française (1) (la précédente date de 1980) revue et corrigée permet de (re)découvrir les aventures de « l'homme qui était né et mort mille fois », témoin du Chemin des Dames comme de la construction de la tour de Babel, voyageur temporel qui meurt et renaît à différentes époques, et de son ami Ezra Winston, un vieil antiquaire londonien. Les foisonnantes expérimentations en noir et blanc de Breccia, la beauté expressionniste de son travail, qui a marqué une génération de dessinateurs — dont l'Argentin José Muñoz, créateur d'Alack Sinner —, font de cet ensemble un classique. Et sa réapparition, rendue difficile par la dispersion des pages originales, constitue en elle-même un tour de force.

Daniel Clowes est né à Chicago en 1961 — un an avant Mort Cinder. Devenu célèbre à la fin des années 1990 avec Ghost World, qui fut adapté avec succès à l'écran, Clowes construit depuis trente ans une œuvre qui mêle l'observation ironique de ses contemporains à la mélancolie. Si ses histoires, souvent situées en banlieue, dénotent une prédilection pour la description de la vie ordinaire et des relations qui s'y nouent et s'y délitent, le paranormal fait parfois irruption dans ses motels et ses lotissements. Arrivant après cinq ans de silence, Patience (2) constitue l'acmé de cette tendance. L'annonce d'un heureux événement ouvre le bal pour Patience et son compagnon Jack, « fou de joie, euphorique », mais d'une retenue toute clowesienne. La rupture n'est pourtant pas loin pour ces amoureux, qui monologuent et exposent à tour de rôle leur perception de la réalité dans un récit construit au cordeau. Car, peu après, Patience est assassinée, et Jack va enquêter, à la recherche à la fois du coupable et du moyen éventuel de changer le cours de cette histoire...

Comme dans Mort Cinder, la possibilité de traverser les époques est moins prétexte à des péripéties en cascade qu'à une mise en perspective existentielle — expérience quasi psychédélique chez Clowes — et à une interrogation sur les conditions et les choix qui déterminent la vie de chacun. Les éclatantes couleurs pop servent un récit empreint d'une noirceur de cauchemar, auquel son protagoniste masculin tente d'échapper en s'accrochant au souvenir — et aux promesses — de l'amour et de la paternité.

La rencontre et l'amitié entre Alan Ingram Cope et le Français Emmanuel Guibert ont fait naître une fresque poignante, où Guibert, né en 1964, a traduit en planches les souvenirs de l'ex-GI, débarquant en France avec l'armée américaine en 1945 et choisissant d'y rester. Dans ce nouvel épisode, Martha & Alan (3), Guibert nous emmène dans la Californie des années 1930. Après La Guerre d'Alan puis L'Enfance d'Alan, l'attention se porte sur ce premier amour de jeunesse. Volet tout à fait autonome pour qui viendrait à découvrir ce formidable portrait transverse au XXe siècle, Martha & Alan bénéficie du développement graphique des livres précédents : dessinateur exceptionnel, Guibert associe ici les qualités du technicien à celles du coloriste (on songe aussi à son recueil Japonais, paru en 2008 chez Futuropolis). Aucune esbroufe dans ce découpage en pleines pages : leur somptuosité, dévolue avec simplicité au récit des souvenirs d'Alan, nous transporte dans l'atmosphère de l'époque. Elle sait, sans en trahir les circonstances singulières, faire saillir l'universel d'une histoire aussi vieille que l'humanité.

(1) Héctor Germán Oesterheld et Alberto Breccia, Mort Cinder, Rackham, Paris, 2016, 280 pages, 30 euros.

(2) Daniel Clowes, Patience, Cornélius, Bordeaux, 2016, 184 pages, 30,50 euros. Une exposition de planches de l'auteur aura lieu à la galerie Martel, 17, rue Martel, 75010 Paris, du 31 janvier à la mi-mars 2017.

(3) Emmanuel Guibert, Martha & Alan. D'après les souvenirs d'Alan Ingram Cope, L'Association, Paris, 2016, 120 pages, 23 euros. Chez le même éditeur : La Guerre d'Alan (trois tomes, 2000-2008) et L'Enfance d'Alan (2012).

Le changement, c'était maintenant

dim, 01/01/2017 - 16:33

Eu égard à la vocation de cette rubrique, censée accueillir chaque mois un « beau livre », l'honnêteté commande de reconnaître que « beau » n'est pas le premier mot qui vient à l'esprit lorsqu'on ouvre La Pensée dure du grand timonier mou (1). Entre pastiche et dazibao, cet objet graphique non identifié, réalisé et publié par un libraire de quartier, porte l'art du détournement à son point d'aboutissement : celui du rire irrépressible. Consacré à « la transmission et la vulgarisation du corpus théorique fondamental développé au fil de son éminente carrière par le président Mollande », il retrace le quinquennat qui s'achève par une succession d'images empruntant à l'iconographie de la Révolution culturelle, du cinéma, du polar, de la publicité, de la philatélie ou de la peinture classique. Entre ces représentations édifiantes, qui conjuguent la science picturale la plus fine et le mauvais goût le plus sûr, serpente une série de textes parodiques où le caricaturiste touche plus d'une fois à la vérité du modèle. Comme avec cette interrogation programmatique qui a dû tarauder bien des responsables politiques : « Comment parviendrons-nous à distinguer les vrais opportunistes, authentiques et sincères, des opportunistes de circonstance ? »

(1) Collectif invisible Line Piaille Haut, La Pensée dure du grand timonier mou, Paris, 2016, 208 pages, 25 euros, Librairie Tropiques, Paris, ou à commander chez son libraire.

Tarentella ! Possession et dépossession dans l'ex-royaume de Naples

dim, 01/01/2017 - 16:33

Héritée des festivités dionysiennes de la colonie grecque installée dans le sud de l'Italie durant l'Antiquité, la tarentelle est une danse et un chant provoqués, dans l'imaginaire collectif, par la piqûre d'une araignée suscitant des transes. Les femmes possédées et dénudées sont prises en charge par le village au cours de cérémonies où elles réintègrent le groupe grâce au chant. Dans une étude passionnante, mêlant ethnomusicologie et histoire économique et sociale, Alèssi Dell'Umbria éclaire ce pan d'une culture populaire présente en Calabre, dans les Pouilles et à Naples. Les soldats américains furent fascinés par le spectacle organisé de jeunes filles nues et en transe, comme le relate Curzio Malaparte dans La Peau (1949). Le chant est, quant à lui, un lamento de proscrits. Il appartient à la culture du lumpenprolétariat agricole et industriel d'une Italie pauvre, où s'invite la question écologique : la ville de Taranta, lieu d'origine de la tarentelle, figure parmi les plus polluées d'Europe…

L'Œil d'or, Paris, 2016, 496 pages, 28 euros.

Les élites françaises entre 1940 et 1944. De la collaboration avec l'Allemagne à l'alliance américaine

dim, 01/01/2017 - 16:33

Dans une première partie, l'historienne Annie Lacroix-Riz étudie la collaboration des classes dirigeantes françaises avec le Reich : politiciens, journalistes, hommes d'affaires, militaires et haut clergé voyant en Adolf Hitler celui qui sauverait l'Europe du « bolchevisme ». Elle infirme ici notamment la thèse « de la politisation faible ou nulle des élites économiques ». Elle démonte également le concept né dans les années 1990 de « vichysto-résistant », pour mettre en lumière les préparatifs, dès 1941, d'un ralliement à la pax americana, qui s'épanouira en Afrique du Nord. Elle analyse ensuite comment cette alliance, qui visait non seulement les communistes mais également le général de Gaulle, entreprit de soutenir une Résistance antigaulliste et anticommuniste, où l'on pouvait trouver des cagoulards. L'ouvrage, où l'on croise aussi bien Alexis Leger — Saint-John Perse — que Maurice Couve de Murville, est dessillant.

Armand Colin, Paris, 2016, 496 pages, 29 euros.

Refuser de parvenir. Idées et pratiques

dim, 01/01/2017 - 16:33

Au début du XXe siècle, l'instituteur Albert Thierry, proche du syndicalisme révolutionnaire, se faisait le théoricien du « refus de parvenir » : « Ce n'est ni refuser d'agir ni refuser de vivre, c'est refuser de vivre et d'agir pour soi et aux fins de soi. » Le Centre international de recherches sur l'anarchisme (CIRA) de Lausanne a voulu revisiter cette morale oubliée du mouvement ouvrier qui se décline à travers des choix individuels doublés de pratiques collectives. Sont abordés la pédagogie d'action directe d'Albert Thierry, l'éthos de classe des ouvriers anarchistes lyonnais de l'entre-deux-guerres, le déclassement chez Mikhaïl Bakounine ou la question de la place des intellectuels dans le mouvement ouvrier. Des pratiques actuelles sont ensuite décrites par leurs acteurs : un groupe féministe, une agence de photographes militants, un collectif d'architectes… L'ouvrage rappelle et réactualise cette morale indispensable à l'émancipation. On regrettera toutefois qu'il ne s'interroge pas vraiment sur les moyens de la réactiver pour le plus grand nombre.

Centre international de recherches sur l'anarchisme - Nada, Lausanne-Paris, 2016, 300 pages, 20 euros.

La fin de l'intellectuel français ? De Zola à Houellebecq

dim, 01/01/2017 - 16:33

Historien israélien, intellectuellement redevable à André Breton, Daniel Guérin, Simone Weil et George Orwell, Shlomo Sand s'emploie à « décrypter les mystères du débat intellectuel dans la Ville Lumière ». Et médite sur le statut particulier de ceux qui l'animent. Comment refuser son « regard critique et plutôt dubitatif » quand son objet d'étude a presque toujours joué le rôle d'une « intelligentsia docile » ? Il revint en effet à des écrivains minoritaires, à des éditeurs francs-tireurs de protester contre les conquêtes coloniales, le militarisme, l'ordre totalitaire, pendant que l'élite des diplômés britanniques s'engageait au service de l'Empire, que la majorité des intellectuels français prenaient position pour l'armée au moment de l'affaire Dreyfus, que des professeurs de philosophie allemands participaient aux autodafés nazis. Car, estime Shlomo Sand, « il n'y a jamais eu de lien causal entre raffinement culturel et comportement éthique ». L'auteur adjoint à son propos, élégiaque et documenté, deux chapitres qui, sur le ton du réquisitoire encoléré, s'étendent, peut-être inutilement, sur les cas de Michel Houellebecq, de Charlie Hebdo, d'Alain Finkielkraut et d'Éric Zemmour.

La Découverte, coll. « Cahiers libres », Paris, 2016, 288 pages, 21 euros.

Le Front national

dim, 01/01/2017 - 16:33

Enseignant à Sciences Po, Joël Gombin dresse le portrait du Front national (FN), quatre décennies après sa création par des nostalgiques de la collaboration et de l'Algérie française. Premier constat : la fameuse « dédiabolisation » ne traduirait pas une ligne de fracture entre « modérés » et « extrémistes », mais une simple stratégie. Selon l'auteur, malgré l'« euphémisation du discours » promue par Mme Marine Le Pen, le message ne diffère guère de celui de son père. Et, si elle a écarté ce dernier et ripoliné l'image du parti, elle cultive des relations personnelles avec des « gudards », du Groupe union défense, qualifié parfois de néofasciste. Gombin observe que la sociologie électorale du FN et le mode de scrutin majoritaire à deux tours rendent « extrêmement faible » la possibilité que ce parti accède au pouvoir.

Eyrolles, coll. « Essais », Paris, 2016, 160 pages, 16 euros.

L'ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l'État et la prospérité du marché

dim, 01/01/2017 - 16:33

Le sociologue Benjamin Lemoine retrace la fabrique du « problème de la dette », considérée comme un levier de croissance au début des années 1980, et devenue une menace justifiant le recul de l'État. Dans sa version actuelle, elle naît d'une volonté politique : les socialistes en 1985 transforment l'État en agent économique « comme les autres », l'obligeant à se tourner vers les marchés financiers. L'évolution de la dette — gestion et montant — épouse celle du néolibéralisme : elle incarne son ambition de discipliner les États et de les contraindre à transférer toujours plus de richesses vers le marché. L'auteur décortique ensuite la mécanique de l'emprunt, au cœur même du ministère des finances. Le livre se conclut sur une question originale : les retraites constituent-elles une dette sociale du même ordre que la dette financière ? Et, si oui, comment les gouvernements pourront-ils tenir leurs engagements financiers sans trahir ceux contractés auprès du peuple ?

La Découverte, coll. « Sciences humaines », Paris, 2016, 308 pages, 22 euros.

La mosaïque de l'islam. Entretien sur le Coran et le djihadisme avec Perry Anderson

dim, 01/01/2017 - 16:33

Profond et didactique, ce livre de conversations entre Suleiman Mourad, professeur de religion, et Perry Anderson, historien et sociologue, prouve que l'on peut avoir une approche de l'islam qui, sans être religieuse, le prend au sérieux et ne sombre pas dans les trop fréquentes approximations des « experts ». L'ouvrage revient d'abord sur ce que nous savons historiquement de l'islam des origines et de son fondateur. Il examine les différentes interprétations de la place respective de la parole de Dieu (le Coran), de celle de Mohammed et de celle de ses compagnons, ainsi que l'interprétation du concept de djihad.

Dans la deuxième partie, consacrée au salafisme et à l'islamisme militant, Mourad aborde le rôle du wahhabisme et son rejet de l'« idée du compromis » qui dominait traditionnellement dans l'islam sunnite, « la croyance qu'aucune secte n'est totalement dans le vrai ». Le wahhabisme a fini par occuper une place dominante, aidé par l'argent du pétrole et la complaisance occidentale. Mais les deux pays qui s'en réclament, l'Arabie saoudite et le Qatar, s'opposent sur nombre de dossiers.

Fayard, coll. « Poids et mesures du monde », Paris, 2016, 184 pages, 18 euros.

Skeleton Tree

dim, 01/01/2017 - 16:33

Loin des formats convenus et des chansons faciles, Nick Cave nous offre avec Skeleton Tree un disque exigeant, d'une beauté âpre, hallucinée. Ses huit morceaux forment un unique et lancinant chant de deuil, requiem en l'honneur du fils perdu, invitation au voyage de l'autre côté du fleuve de la mort. Warren Ellis et les Bad Seeds participent pleinement à l'atmosphère envoûtante du disque en proposant des arrangements d'une dignité épurée, mêlant lyrisme des cordes, grâce des chœurs, violence des drones (bourdons). Plus grave que jamais, Nick Cave y déploie ses psalmodies laïques d'où toute mélodie est parfois quasi absente, comme dans Jesus Alone : « Tu es un jeune homme qui s'éveille / couvert d'un sang qui n'est pas le tien (…) / Tu es un toxicomane gisant sur le dos / dans une chambre d'hôtel à Tijuana. » On pense à Howl d'Allen Ginsberg, à Wilderness de Jim Morrison. Si la poésie a déserté les rayons des bibliothèques, allons donc la chercher là où elle se trouve, dans la voix magnétique d'un prophète rock, témoin des ravages de son temps : « On nous avait dit que nos rêves nous survivraient, que nos dieux nous survivraient, mais on nous a menti. »

Kobalt-Pias, 2016, 46 minutes, 26 euros (vinyle), 16 euros (CD).

Jaurès. Esquisse biographique

dim, 01/01/2017 - 16:33

Peu de temps après l'assassinat de Jean Jaurès, en 1914, le sociologue Lucien Lévy-Bruhl, qui avait été son camarade d'études et de combats, lui consacra un bref portrait. Cette « esquisse biographique » veut se situer au-delà de l'anecdote : s'appuyant sur les textes, les souvenirs et quelques témoignages de proches, elle entend donner une image complète de Jaurès. Lévy-Bruhl fait défiler les grandes étapes de sa vie : la jeunesse occitane ; l'ascension scolaire et les réussites universitaires ; l'entrée en politique et l'entrée en socialisme ; l'activité inlassable du député, à la Chambre, dans les meetings ou dans les journaux. Puis il tâche de retrouver les grandes lignes de sa pensée, dont il montre l'unité profonde, l'originalité et la subtilité. Bien sûr, le portrait, tracé dans le contexte de l'union sacrée, en pleine première guerre mondiale, et republié quelques années après la scission de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) lors du congrès de Tours, en 1920, n'est pas dénué d'arrière-pensées politiques. Sélectif, il mériterait bien quelques retouches. Mais ce petit texte fervent, complété par une sélection de lettres de jeunesse, constitue encore une bonne introduction à la pensée et à l'action de Jaurès.

Manucius, coll. « L'Historien », Paris, 2016, 122 pages, 10 euros.

Une société sans chasser l'autre

sam, 31/12/2016 - 14:18

A l'occasion des manifestations de l'hiver 2011-2012 contre la fraude électorale, certains analystes ont pointé les risques d'une instabilité politique nourrie par l'ascension des classes moyennes. La question en escamote une autre : pourquoi une population soumise dans les années 1990 à un ajustement d'une violence inouïe ne s'est-elle pas soulevée ?

La chute de l'Union soviétique a entraîné des bouleversements profonds. Pourtant, par bien des aspects, les anciennes structures sociales sont toujours en place. Par conséquent, la coexistence de deux ordres sociaux présente une forme de « développement inégal ». Plus encore, c'est précisément la persistance de l'ancien qui assure la stabilité du nouveau et non l'héritage soviétique qui explique les dérives du capitalisme russe contemporain, comme le veut l'opinion commune des « transitologues » libéraux. Mais afin de dégager une image plus exacte de la refonte de la Russie depuis 1991, nous devons d'abord esquisser dans ses grandes lignes le développement du pays à l'ère soviétique. (…)

Selon la ligne officielle du Parti communiste, le triomphe de la révolution et la construction du socialisme ont fait disparaître les antagonismes de classe en tant que tels. On cite souvent la formule de Joseph Staline en 1936 : la société soviétique est composée de « deux classes amies plus une couche sociale » — respectivement les ouvriers, les paysans et les intellectuels. Pourtant celles-ci ne constituent pas des groupes homogènes auxquels on peut coller de telles étiquettes. Les citoyens soviétiques, en tant que membres de ces groupes, ont beau partager un rapport commun aux moyens de production, ils se différencient selon un certain nombre de critères : revenu, niveau de qualification et d'instruction, sexe, appartenance ethnique, secteur économique, accès au pouvoir politique, position dans cette « économie des échanges de faveurs » appelée le blat.

Après la révolution, on assiste à une première phase de nivellement social : la paysannerie bénéficie de la redistribution des grandes propriétés foncières, les critères de classe déterminent l'attribution des logements urbains. De son côté, le personnel technique et administratif de l'ancien régime voit ses salaires baisser et subit un déclassement social. Le tout entraîne une réduction des écarts de revenus au sein de la population. Cependant, par la suite, ces tendances s'inversent : la nouvelle économie politique (NEP) rétablit un certain degré d'inégalité de revenus et de richesse. Dans les années 1930, la différenciation salariale est même érigée en principe politique. Le pouvoir mène des campagnes officielles contre cette « déviation gauchiste » qu'est l'ouravnilovka (« égalitarisme »). Pour stimuler la productivité, on accorde désormais des primes aux ouvriers. Dès les années 1950, le salaire moyen du décile supérieur des salariés représente plus de huit fois celui du décile le plus bas. Sous Nikita Khrouchtchev, les écarts de salaire se réduisent de nouveau : le rapport entre les déciles supérieur et inférieur tombe à 5,1 en 1968, et à 4,1 en 1975. Les salaires varient considérablement d'un secteur économique à l'autre. Ainsi, un mineur gagne deux fois plus qu'un ouvrier du textile et son salaire dépasse ceux des ingénieurs et techniciens d'un grand nombre de secteurs (1). (…)

Le phénomène le plus spectaculaire a été la chute du taux d'activité des femmes.

Bien que de nombreux chercheurs estiment à l'époque que le bloc soviétique et l'Occident convergent selon un paradigme commun à toutes les sociétés industrielles, d'importantes différences persistent. Tout d'abord dans la hiérarchie professionnelle : en URSS, le statut social et les revenus des ouvriers qualifiés sont souvent plus élevés que ceux des employés de rang subalterne. Une situation inverse à celle que l'on connaît dans le monde occidental.

[Les] ouvriers hautement qualifiés touchent un salaire supérieur à celui des techniciens spécialisés, malgré un niveau de diplôme inférieur. Ni la qualification ni les études n'ont d'effet significatif sur les revenus ou le statut social. Il en va tout autrement pour les femmes. Elles sont surreprésentées dans les échelons inférieurs de la hiérarchie salariale, quel que soit leur niveau d'instruction (à l'exception de celles qui sont les plus hautement qualifiées). Leur forte participation au monde du travail est l'un des traits les plus marquants de la société soviétique : leur taux d'activité atteint 84 % en 1989, soit l'un des plus élevés au monde. (…)

Les femmes tendent également à être confinées dans certains emplois et dans certains secteurs d'activité. Dès les années 1950 elles sont majoritaires chez les employés de bureau. Selon le recensement de 1970, elles représentent 75 % du corps enseignant, des médecins et des dentistes, et 63 % des employés de bureaux. Ce que Gail Lapidus qualifie de « polarisation » entre « les secteurs à domination masculine et féminine » constitue le point de départ des inégalités de genre dans la Russie postsoviétique (2). Cette dernière n'a pas été construite sur une table rase, elle a émergé de la carapace de l'URSS, a hérité de bon nombre des particularités de l'ordre précédent, tout en les transformant ou en les exagérant. (…)

La première étape de ce processus fut la campagne de privatisation massive, de décembre 1992 à juin 1994. Quelque seize mille cinq cents entreprises, employant les deux tiers de la main-d'œuvre industrielle, sont mises en vente par l'émission de bons pour achat d'actions. (…) Quoique conduite sur une grande échelle, cette vague de privatisations « avait pour particularité de mettre la plupart des propriétés privatisables les plus précieuses hors de portée de la plupart des Russes » (3). Par exemple, les entreprises gérées auparavant par les ministères soviétiques des carburants et de l'énergie — y compris des conglomérats comme Gazprom — sont bradées ou alors transformées en sociétés par actions par décret présidentiel au milieu de l'année 1992. Ces transactions opaques font la fortune d'un petit groupe d'oligarques du secteur de l'énergie, loin de tout contrôle démocratique. (…)

Alors que se constitue cette élite, la paupérisation de masse gagne du terrain — un peu comme si la population du pays passait « à la centrifugeuse ». (…) La dissolution des services publics soviétiques aggrave la crise sociale. Certaines prestations — logement, crèches — sont encore assurées sur le lieu du travail, mais leur maintien dépend de la situation financière de l'entreprise et du bon vouloir des nouveaux propriétaires. (…) Selon les données de la Banque mondiale en 1988, le cœfficient de Gini — mesurant les inégalités— s'élevait à 0,24 en URSS, ce qui situait le pays au niveau de la Suède ; en 1993, le chiffre est de 0,48, comparable à des pays comme le Pérou ou les Philippines.

La « transition » a également aggravé les inégalités entre les sexes. Ce phénomène s'explique en partie par la surreprésentation des femmes dans les secteurs et les catégories professionnelles particulièrement exposés aux licenciements, au décrochage des salaires réels et aux retards de versement des paies.

Qui plus est, si les femmes étaient sous-représentées dans les échelons supérieurs du Parti et dans le management industriel, la suppression des quotas obligatoires de l'ère soviétique a nettement réduit leur présence — passée de 0 à 8 % au sein de l'appareil législatif, par exemple (4). Le nouveau monde des affaires était encore plus masculin que la nomenklatura soviétique. Mais le phénomène le plus spectaculaire a été la chute du taux d'activité des femmes : deux millions d'entre elles ont quitté leur emploi entre 1991 et 1995, ce qui représenterait, selon les estimations, quelque 50 % des postes supprimés pendant cette brève période. Si certaines se retirent volontairement du marché du travail, dans l'ensemble, leur décision est subie et reflète « la diminution du nombre d'emplois offerts et le déclin des services de garde (5). » (…)

Alors que de nouveaux clivages sociaux se font jour, les traces de l'ordre social précédent persistent.

La crise du rouble de 1998 a été un tournant décisif dans la trajectoire postsoviétique de la Russie. Sans freiner l'accroissement des inégalités, elle a déplacé le centre de gravité de l'économie. S'écartant du secteur financier à l'origine de la fuite des capitaux et des tensions sur le cours du rouble, l'économie se recentre sur la base industrielle et extractive du pays. Alors que le coefficient de Gini est de 0,48 en 1996, il tombe à 0,37 en 1999, à 0,36 en 2002. A cette date, il augmente à nouveau, pour atteindre 0,44 en 2007. Notons cependant que ces chiffres ne prennent en compte que les revenus salariaux déclarés, à l'exclusion du patrimoine et des revenus du capital. Ils sous-estiment donc largement les inégalités qui ont cours en Russie. (…)

Avec la stabilisation économique amorcée en 2000, on a souvent souligné l'émergence d'une « classe moyenne » perçue comme la conséquence logique d'une meilleure situation économique et comme un critère suffisamment fiable pour mesurer les progrès accomplis par rapport au monde capitaliste avancé. (…) Plus récemment, cette nouvelle classe moyenne a été saluée comme la force motrice des manifestations anti-Poutine [de l'hiver 2011-2012]. Mais ces mirages idéologiques cachent-ils une quelconque réalité sociologique ? Le moins qu'on puisse dire, c'est que les données empiriques laissent perplexe. (…) Nombre de sociologues russes ont tenté de définir les couches moyennes, à l'aide d'un éventail d'indicateurs se recouvrant partiellement les uns les autres : revenu et bien-être matériel, niveau d'instruction et statut professionnel, ou, plus subjectivement, le sentiment d'appartenance à cette classe. (…) Selon ces critères, la classe moyenne russe représenterait entre 7 %… et 80 % de la population ! Comment interpréter cet écart ? Dans son ouvrage Keywords le grand sociologue britannique Raymond Williams distingue d'une part la notion de classe comme rang social et expression d'une relation économique (le terme middle class signifie à l'origine un positionnement dans la hiérarchie sociale préindustrielle britannique) et, d'autre part, la notion de working class qui apparaît au cours de la révolution industrielle pour désigner tous ceux qui vivent de leur travail (6). Cette distinction a souvent été brouillée, ce qui met en lumière l'affaiblissement des identifications de classe au cours des dernières décennies. L'identification à la « classe ouvrière » est en voie de disparition à mesure que les relations économiques qui distinguaient celle-ci du reste de la société se dissolvent ou se reconfigurent. Le même processus peut être observé en Russie. Son impact a été d'autant plus grand que l'industrie a tenu une place prédominante dans l'économie soviétique. Le déclassement matériel de la classe ouvrière est allé de concert avec l'offensive idéologique qui a conduit à ce que Karine Clément appelle une « désubjectivisation » des ouvriers. Ces derniers ont intériorisé l'opprobre dont on accable le système qui a tant fait pour promouvoir l'image du travailleur (7). (…)

Alors que de nouveaux clivages sociaux se font jour en Russie, les traces de l'ordre social précédent persistent. Ceci est vrai aussi bien dans la conscience collective que dans la réalité matérielle : des retraités nostalgiques de Staline côtoient des jeunes pianotant sur leurs smartphones ; derrière les gratte-ciels et les boutiques de luxe moscovites se trouve un paysage jonché d'entreprises industrielles soviétiques. On pourrait parler d'une forme de « développement social combiné et inégal », de la coexistence et de l'interpénétration de différents systèmes socio-économiques et donc de multiples schémas d'identité sociale et de vécu. Et l'une des conséquences de cette superposition de deux ordres sociaux a bien pu être l'expansion d'une « classe moyenne » en puissance, en permettant à des secteurs entiers de la société russe de percevoir leur positionnement au sein du nouveau système capitaliste selon les catégories de la société soviétique. Par exemple, les ouvriers qualifiés avaient un statut médian au sein de la hiérarchie sociale à l'époque soviétique, alors que dans la Russie post-1991, le statut du travail manuel est de plus en plus dévalorisé (excepté dans les secteurs du pétrole et du gaz). Pourtant, les vestiges de la société soviétique atténuent les bouleversements sociaux. La persistance de certaines réalités matérielles permet à de nombreux individus de continuer à se percevoir selon les catégories de l'ancien système. Autrement dit, ils se voient comme appartenant à la classe moyenne alors que, dans les faits, ils font partie de cette majorité qui en est exclue selon la plupart des critères sociologiques. (…)

Le succès de l'économie de marché fournira les bases de nouvelles formes de contestation collective.

Ce parallélisme de structures sociales à l'origine de la relative stabilité de la Russie postsoviétique ne peut durer éternellement. Si le passé soviétique « subventionne » en quelque sorte le présent russe, ce mécanisme ne fonctionne que parce que la génération qui a grandi en Union soviétique peut encore, dans une certaine mesure, vivre mentalement dans cette réalité. Avec les années qui passent, ils seront de moins en moins nombreux, et le poids relatif des citoyens formatés par le nouvel ordre augmentera. (…)

C'est précisément ce que souhaitaient les réformateurs libéraux des années 1990 — créer une génération de « nouveaux Russes », étrangers à la vie soviétique, entièrement acquis à l'esprit du marché. Mais l'ironie de l'histoire, c'est qu'à mesure que le souvenir du communisme s'effacera, les jeunes générations rechercheront de nouveaux liens de solidarité enracinés dans le vécu du capitalisme contemporain. Paradoxalement, le succès de l'économie de marché fournira les bases de nouvelles formes de contestation collective. Des signes annonciateurs sont apparus à partir de 2005, lorsque de nombreux Russes se sont mis à résister à la marchandisation rampante et à la déprédation écologique : luttes locales contre la libéralisation du logement et de services publics urbains en 2005, mouvements écologiques avec, notamment, la vive opposition à la construction d'une autoroute traversant la forêt de Khimki dans les environs de Moscou en 2010 ; enfin et surtout, de nouvelles formes d'activisme ouvrier, avec le développement depuis le milieu des années 2000 de syndicats autonomes dans les usines automobiles appartenant à des firmes étrangères. Ce paysage militant bigarré et pluriel porte en lui les germes d'une nouvelle phase de transformation sociale en Russie.

(1) Murray Yanowitch, Social and Economic Inequality in the Soviet Union : Six Studies, M.E. Sharpe, White Plains (New York), 1977.

(2) Gail Lapidus, Women in Soviet Society, University of California Press, Berkeley, 1978.

(3) Andrew Scott Barnes, Owning Russia : The Struggle Over Factories, Farms and Power, Cornell University Press, Ithaca, 2006.

(4) Olga Krychtanovskaïa, Anatomia rossiïskoï elity, Zakharov, Moscou, 2004.

(5) Bertram Silverman et Murray Yanowitch, New Rich, New Poor, New Russia, M.E. Sharpe, Armonk (New York), 1997.

(6) Raymond Williams, Keywords, Oxford University Press, New York, 1983.

(7) Karine Clément, Les Ouvriers russes dans la tourmente du marché, 1989-1999, Syllepse, Paris, 2000.

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