Au moment où l’Australie affirme, avec le contrat de renouvellement de ses sous-marins, sa volonté de renforcer sa présence militaire régionale, nous vous proposons de revenir sur sur les grandes options d’une politique étrangère revisitée en relisant l’article « Australie, une nouvelle stratégie de puissance moyenne », paru dans le numéro de printemps 2015 de Politique étrangère.
À mesure que le monde change, que le centre de gravité de la finance, de la politique et du commerce internationaux se déplace, l’héritage « bipolaire » de la guerre froide et du « moment unipolaire » américain qui lui a succédé semblent bien appartenir au passé. La suprématie américaine n’est plus seulement contestée, elle a de vrais rivaux avec la (ré)émergence de multiples pôles, en Asie notamment. Dans ce monde en transition, les moyennes puissances comme l’Australie voient leur marge de manœuvre s’élargir.
L’Australie a une superficie de plus de 7,5 millions de kilomètres carrés, qui en fait le 6e plus grand pays du monde, juste après le Brésil. Ce vaste pays, qui ne compte que 22,5 millions d’habitants, a une population relativement jeune. Sa santé économique peut être qualifiée de saine et dynamique : il est la 13e économie mondiale, avec un produit intérieur brut (PIB) par habitant de près de 58 000 dollars américains. Bien que confrontée à quelques difficultés économiques depuis 2013, l’Australie a connu plus de 20 années de croissance soutenue, avec un taux moyen de 3,5 %. À la marge d’un monde asiatique en mouvement, l’Australie s’est vue contrainte de transformer sa position d’extériorité en une politique d’action et d’engagement dans son voisinage, en vue de se tailler une place dans ce que Canberra pense devoir être « le siècle asiatique ». Dès lors se pose la question de la stratégie du pays pour affirmer son intérêt national, vis-à-vis de son voisinage mais aussi des transformations plus larges du système international.
L’Australie poursuit une politique étrangère réaliste et libérale, caractéristique des puissances moyennes « traditionnelles ». Sa dimension libérale renvoie aux normes et valeurs qu’elle défend, telles la démocratie ou les droits de l’homme, ainsi qu’aux institutions internationales et régionales soutenues par Canberra. Sa dimension réaliste est concrétisée par l’alliance entre l’Australie et les États-Unis au travers du traité ANZUS, par quelques relations bilatérales déterminantes et par les capacités militaires dont Canberra dispose en propre. L’articulation de ces deux dimensions dans la politique étrangère australienne varie, notamment en fonction des alternances politiques à Canberra. Sous le travailliste Kevin Rudd, l’administration australienne a considérablement investi dans la dimension libérale – chantier poursuivi, quoiqu’en pointillé, avec Julia Gillard. L’élection de Tony Abbott en septembre 2013, qui marque le retour des conservateurs de la coalition libérale-nationale, s’est rapidement traduite par un retour aux canons réalistes en politique étrangère. Une certaine continuité existe néanmoins, qu’on peut attribuer non à une « grande stratégie » clairement énoncée mais à un consensus autour des principaux défis auxquels fait face l’Australie (et d’abord celui de son intégration à son voisinage asiatique) et des moyens dont elle dispose. Plus que d’une stratégie, il est donc ici question d’une posture, que les derniers gouvernements ont cherché à formaliser au travers de différents documents cadre.
[…]
Dans un monde en pleine mutation, l’Australie a saisi l´importance de renforcer ses relations régionales en diversifiant et multipliant ses options. La coopération avec les autres puissances moyennes est à cet égard une option intéressante. Pour Andrew Cooper, « dans une situation de coalitions changeantes et en expansion, les pays ayant des ressources réseau-centrées et de soft power sont privilégiés, de par leur capacité à identifier et construire les coalitions adéquates. Un pays ayant une puissance réseau-centrée bénéficie de davantage d’informations, d’outils de communication et de réseaux humains, qui lui permettent de réunir plus aisément des coalitions à succès. Le soft power permet donc à la fois de produire des messages, des initiatives et des innovations adaptés, et de gagner la confiance des États partenaires. » C’est dans ce cadre que doit se comprendre l’intérêt accru, ces dernières années, pour l’environnement proche du pays, l’accent mis sur certaines relations bilatérales prioritaires avec l’Inde, l’Indonésie, le Japon et la Corée du Sud, ainsi que le développement de liens avec des pays comme le Vietnam ou le Myanmar.
Évolutions doctrinales et capacitaires des Australia Defence Forces
Pour continuer à jouer ce rôle actif et diversifié sur la scène internationale, l’Australie continue, parallèlement, à investir dans sa défense. Les forces armées australiennes sont modernes, professionnelles, composées de près de 57 000 hommes, et disposaient en 2012 d’un budget de 26,2 milliards de dollars américains – ces dépenses militaires plaçant l’Australie au 13e rang mondial. Le rôle de ces forces a récemment évolué vers une plus grande autonomie et une meilleure adéquation aux défis posés par les changements économiques, stratégiques et militaires de la région. L’Australie insiste ainsi sur le développement des capacités de la Marine. Le gouvernement veut remplacer les six sous-marins de classe Collins dont disposent aujourd’hui ses forces armées par au moins douze nouveaux sous-marins. Les frégates de classe Perry (les Adelaïde), pourtant modernisées dans les années 2000, seront remplacées par des destroyers de classe Hobart, actuellement en construction sur le type de la frégate Álvaro de Bazán (F-100) de l’espagnol Navantia. La construction de deux Landing Helicopter Docks de classe Canberra, inspirés du Juan Carlos espagnol est également confirmée. Les différents programmes de modernisation vont tous dans le sens d’un développement des capacités de projection de force et d’une présence en mer réaffirmée. Cette montée en puissance qualitative de la flotte s’accompagne d’un plan d’acquisition de 72 avions de chasse F-35 au profit de l’armée de l’Air, et du remplacement de certains matériels de l’armée de Terre.
Il faut enfin mentionner que l’Australie est très active sur divers théâtres militaires, en particulier auprès de son allié américain. Elle a ainsi déployé 2 000 hommes en Irak (2003 et 2009) et 1 500 hommes en Afghanistan (2001-2013). Aujourd’hui, alors que des dizaines de ses citoyens ont rejoint la Syrie et l’Irak, et qu’elle a déjoué plusieurs attentats terroristes projetés par des djihadistes du groupe État islamique en septembre 2014, l’Australie participe également à la coalition contre ce groupe avec 600 hommes (dont 200 des forces spéciales), et huit avions de chasse F-18.
Mais comme pour tout choix de politique étrangère le débat est ouvert dans le pays : doit-il continuer à avoir une politique de forward defence (défense avancée, correspondant souvent aux intérêts des États-Unis) ou privilégier la defence self-reliance (défense des intérêts stricts de l’Australie) ? La voie choisie a naturellement des conséquences sur l’achat des matériels militaires, sur les doctrines, et sur les priorités des diverses missions. Actuellement, Canberra semble privilégier un mixte des deux stratégies.
Pour lire la suite de l’article, cliquez ici.
S’abonner à Politique étrangère.
Cette recension d’ouvrages est issue de Politique étrangère (1/2016). Jean Radvanyi propose une analyse de l’ouvrage de Claudio Ingerflom, Le Tsar c’est moi. L’imposture permanente d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine (Paris, Presses universitaires de France, 2015, 520 pages).
Comme son titre l’indique, ce livre porte sur un phénomène connu mais peu étudié, l’apparition, à partir de la mort d’Ivan IV (le Terrible), d’imposteurs autoproclamés tsars, le plus connu restant sans doute le « faux Dimitri », Grichka Otrepev, moine défroqué qui se fit passer pour le fils d’Ivan lors du « temps des troubles » et un des héros de l’opéra Boris Godounov. Par la suite, l’histoire russe redoublant ces temps d’incertitudes engendrés par les crises de succession ou la répétition d’actes tragiques, le pays voit la multiplication de ce phénomène après le décès de Pierre le Grand en 1725 jusqu’aux révolutions du xxe siècle et au début de l’ère soviétique.
On assiste au défilé de prétendants au trône, pour la plupart de classes populaires, cosaques, paysans, bas-clergé, qui expriment à leur manière les revendications de leur temps, rejet du servage et des impôts trop lourds, défiance envers les boyards qui accaparent le pouvoir civil et religieux. Ils reflètent autant le rejet de réformes incomprises, comme celle du rite orthodoxe en 1653, provoquant un schisme majeur, ou encore la collectivisation bolchévique. L’auteur nous invite ainsi à revisiter de fond en comble l’histoire même de la Russie. Pour cela, l’historien se fait linguiste et revient sur les concepts clés de l’historiographie russe, souvent mal compris. Il réinterprète des épisodes marquants, comme la « mascarade » d’Ivan IV, intronisant comme tsar Siméon, noble Mongol à peine converti à l’orthodoxie ou l’étonnant « Tout-comique et Tout-ivrogne Concile », singulier double de la Cour créé par Pierre le Grand en 1691 et qui fonctionnera jusqu’à sa mort. Loin de ranger ces phénomènes au rang de lubies de jeunes tsars parvenant tout juste au pouvoir, Ingerflom nous invite à repenser leur signification, comme celle de la révolte de Stenka Razine, superbement décapée des études antérieures à l’aide d’une connaissance pointilleuse des analyses russes et étrangères, ainsi que des sources, jusqu’aux toutes récentes découvertes extraites des archives.
En mettant en parallèle l’origine de ces « autoproclamés » et le recours récurrent à l’inversion des genres (l’inversion « jouée » des ordres établis utilisée à plusieurs reprises par le monarque pour imposer le nouvel ordre voulu par lui), l’auteur nous invite à une passionnante relecture des tournants de cette histoire. Il éclaire d’un nouveau jour l’établissement de l’autocratie sous Ivan le Terrible, puis la singulière ouverture du pays aux influences étrangères sous Pierre le Grand, qu’Ingerflom interprète non comme une occidentalisation mais comme la fixation du régime autocratique, dans une distinction durable avec l’évolution occidentale, celle qui oppose les monarchies éclairées européennes à l’absolutisme divin russe.
Hors le titre, il n’est pratiquement pas question de Poutine dans ce livre. Mais on pardonne à l’auteur ce « renversement » : il éclaire d’un jour nouveau plusieurs moteurs essentiels de l’histoire russe qui demeurent d’actualité : le rapport à la magie et la complexité des relations entre religion/religieux et pouvoir, la lente maturation du fait politique dans une société toujours hétérogène, le recours permanent à une histoire sans cesse « fabriquée », aussi bien par les dirigeants que par les historiens. Et cette réflexion sur l’histoire en gestation est certainement l’un des apports essentiels du livre d’Ingerflom.
S’abonner à Politique étrangère.