« Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. » Cet extrait d'Aurélia fait face à un magnifique portrait de Gérard de Nerval — un poète qui a décidé « de ne pas baisser la garde, de ne pas être indigne / de ses désirs, de ses utopies, ni de ses combats » ; l'un des dix-neuf retenus par Ernest Pignon-Ernest et André Velter, précisément parce qu'ils mettaient en cause l'ordre meurtrier du monde : « ceux de la poésie vécue (1) », selon le titre de l'ouvrage. Dommage que l'on ne compte aucune femme — peut-être pour le prochain ouvrage ? Car ce n'est pas la première fois que le peintre hors normes et le poète chroniqueur du monde travaillent ensemble. Grâce à sa présentation, Velter donne envie de (re)plonger dans ces poèmes, tandis qu'avec ses crayons Pignon-Ernest aide à comprendre l'intensité des expériences vécues : Arthur Rimbaud « errant de la ville », Vladimir Maïakovski « trop amoureux, trop révolutionnaire et certainement trop génial », Nazim Hikmet et ses vers si douloureux : « Et la beauté ? Qu'en fait notre camarade ? / (…) Il n'en fait rien, bien entendu » ; ou encore Mahmoud Darwich, « identifié comme personne à la Palestine »… Des portraits intimes ou affichés sur les murs des villes comme autant d'interpellations, de colères, de résistances.
(1) Ernest Pignon-Ernest et André Velter, Ceux de la poésie vécue, Actes Sud, Arles, 2017, 202 pages, 35 euros. Exposition du 8 avril au 4 juin 2017, chapelle du Méjan à Arles.
Ce superbe roman graphique propose une exploration du Chili des luttes sociales, de la révolte qui gronde, celui de toute une génération politisée qui a conduit ce pays, situé « là où se termine la terre », à la victoire de Salvador Allende en 1970. Cette histoire est vue à travers les yeux du jeune Pedro, fils de l'écrivain socialiste Guillermo Atías. Exilé en France après le coup d'État du général Pinochet, il a ouvert la porte de sa mémoire à Alain et Désirée Frappier, et c'est tout un peuple mobilisé qui surgit : de l'onde de choc de la révolution cubaine à la création du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), puis à l'élection sur le fil du camarade-président… C'est aussi un parcours intime, servi par des illustrations en noir et blanc d'une force saisissante, laissant une large place aux paysages somptueux du Chili, à ses volcans, aux ruelles éclatantes de Valparaiso, comme aux manifestations monstres de la capitale. « Et soudain, un délire de joie envahit les rues de Santiago. (…) Les parents avaient réveillé leurs enfants, les gens riaient, s'embrassaient. » Les mille jours de la « voie chilienne vers le socialisme » venaient de commencer.
Steinkis, Paris, 2017, 260 pages, 18 euros.
Ce nouvel ouvrage sur les Doors, qui évite de succomber à la mystification glamour souvent symptomatique du genre, a de surcroît l'avantage de présenter avec exhaustivité l'échappée sauvage du groupe : depuis la rencontre de Jim Morrison et Ray Manzarek, étudiants en cinéma à l'université de Los Angeles, jusqu'au parcours méconnu des trois survivants après le départ du chanteur pour Paris, où il mourra, en passant par les premiers concerts turbulents, les tournées, la gloire, les procès et la chute. L'auteur accorde une bonne part à la genèse des compositions et aux enregistrements des albums studio et live, en les replaçant dans le contexte musical et sociétal de l'époque. La « nef des fous » dessine ainsi en filigrane une histoire où les monstres de Jérôme Bosch se mêlent aux révolutions psychédéliques et contestataires de 1968, dans un appel répété à la liberté et au rock'n'roll, nous incitant à faire nôtre la prière du poète à la voix hypnotique, aux visions héritières de William Blake et d'Arthur Rimbaud : « Entre dans le rêve brûlant / Viens avec nous / Tout a éclaté et danse. »
Le Mot et le Reste, Marseille, 2017, 480 pages, 27 euros.
Alors qu'en Asie du Sud-Est plusieurs mouvements sociaux et sociétaux ébranlent les structures de pouvoir traditionnelles, pourquoi paraît-il encore peu pertinent de parler à leur propos de « société civile », s'interrogent les auteurs de ce livre pluridisciplinaire ? N'existerait-il pas, dans cette région du monde, une série d'obstacles culturels à l'émancipation ? N'y constate-t-on pas une intériorisation des hiérarchies due au strict ordonnancement statutaire des sociétés et à la primauté de la relation patron-client, leur codification première se faisant dans « cette structure élémentaire du social qu'est la relation aîné/cadet » ? Pour être ambitieuse, l'analyse théorique ne quitte jamais longtemps le terrain. Thaïlande, Birmanie et Malaisie sont finement étudiées. Le Cambodge illustre exemplairement, avec le noyautage des organisations non gouvernementales par l'État, comment ce dernier entend rester le « seul opérateur légitime et “grand timonier” du développement harmonieux de la société ».
ENS Éditions, Lyon, 2016, 288 pages, 27 euros.
Total est la somme, aujourd'hui privatisée, des deux géants pétroliers français : la Compagnie française des pétroles (CFP), créée en 1924 pour sortir le secteur de la dépendance américaine, et l'Union générale des pétroles, créée par le général de Gaulle en 1958, qui deviendra la société Elf. Le passif de Total cumule les méfaits de ces deux entités : corruption et diplomatie parallèle en Afrique, rétrocommissions pour financer les partis politiques, collaboration avec les régimes racistes d'Afrique du Sud et de Rhodésie, travail forcé en Birmanie, désastres écologiques… Le philosophe québécois Alain Deneault livre une synthèse documentée des agissements de la multinationale française. Il éclaire la puissance des entreprises de ce type, capables d'imposer leur loi aux États, tout en affirmant « ne pas faire de politique ». Organisant sa propre impunité, la société aux neuf cents filiales peut ensuite affirmer : « La mission de Total n'est pas de restaurer la démocratie dans le monde. Ce n'est pas notre métier. »
Rue de l'Échiquier, coll. « Diagonales », Paris, 2017, 512 pages, 23,90 euros.
Qui est M. Dmitry Rybolovlev, 148e fortune mondiale avec un peu moins de 8 milliards de dollars en banque ? Devenu président du club de football de la principauté de Monaco en 2011, le discret oligarque russe fuit les projecteurs et les mondanités. Au croisement du sport, des affaires et de la politique, cette biographie met en lumière l'ascension éclair d'un médecin devenu roi du potassium au cours des sulfureuses années Eltsine. « Le profil de Rybolovlev n'est absolument pas différent des autres ayant bâti leur fortune lors de l'explosion de l'URSS. Si vous vous référez comme critère, afin de déterminer qui est un oligarque, aux fausses banqueroutes et autres méthodes de voleur pour s'emparer de capitaux de production que les actionnaires originaux s'étaient partagés, ou encore à la corruption d'État, il en fait clairement partie », affirme un membre de la bonne société russe cité dans le livre. Reste que, à la différence de ses homologues, le milliardaire passé par la case prison — onze mois de détention préventive pour une accusation de meurtre dont il a été blanchi — ne doit pas sa fortune aux bonnes grâces du Kremlin.
Le Cherche Midi, Paris, 2017, 256 pages, 17 euros.
C'est à l'occultation du lien profond qui unit la Syrie à l'Europe, et de manière plus particulière à la France, que ce livre s'attaque. Car pour Jean-Pierre Filiu, spécialiste du Proche-Orient, cette mise à distance est loin d'être innocente. En feignant d'oublier que ce pays est l'un des creusets où l'Occident contemporain puise ses racines, on se trouve des excuses pour ignorer ou relativiser l'horreur qu'endure le peuple syrien depuis la révolution de mars 2011. Schismes et hérésies du début de l'ère chrétienne, dynasties musulmanes ébranlées par de constantes sécessions et par des résurgences récurrentes d'une vision millénariste du monde, terre de conquête pour les croisés et terrain d'affrontement entre minorités, émergence de mouvements nationalistes et laïques arabes, l'histoire de la Syrie est totalement imbriquée avec celle de l'Europe. Avec ce constat accablant : depuis les années 1940, la France s'est constamment fourvoyée dans un Orient moins compliqué qu'on ne le prétend.
La Découverte, Paris, 2017, 288 pages, 14 euros.
Vue de l'extérieur, l'Arabie saoudite ressemble à un royaume hermétique et figé dont la responsabilité dans l'expansion d'une vision de l'islam rétrograde, pour ne pas dire violente, n'est plus à démontrer. Politologue et spécialiste des monarchies de la péninsule arabique, Fatiha Dazi-Héni entend permettre de mieux connaître ce pays et de prendre conscience de son caractère hétérogène. En formulant cent questions sur l'histoire, l'économie et la société du royaume wahhabite, elle cerne les principaux enjeux et défis auxquels il fait face. Avenir de la dynastie des Saoud, liens avec les États-Unis — qui se désengagent peu à peu de la région —, rapports avec d'autres puissances régionales comme la Turquie ou Israël à l'aune de la rivalité avec l'Iran : autant de thèmes qui font prendre conscience de la fragilité de ce géant pétrolier. Sans oublier le pari que représente l'élan réformateur d'inspiration néolibérale du vice-prince héritier Mohammed Ben Salman, également ministre de la défense. Du résultat de son programme « Vision 2030 » et de son entente avec le prince héritier Mohammed Ben Nayef dépend l'avenir à court terme du pays.
Tallandier, Paris, 2017, 368 pages, 14,90 euros.
« Je n'étais qu'en sixième classe que j'allais jeter des coups d'œil sur la “Critique de la raison pure”. » Le romancier polonais Witold Gombrowicz (1904-1969) fut, comme Marcel Proust ou Samuel Beckett, un romancier-philosophe : on peut lire Ferdydurke (1937), son premier roman, comme une résurgence de Montaigne sous Descartes, et Cosmos, le dernier (1965), comme une revanche de Démocrite sur Platon… Quand il rentre en Europe après vingt-trois ans d'exil en Argentine, il n'a mis que six livres dans sa valise, tous de philosophie. En 1969, à Vence, Gombrowicz donne ce cours « en six heures un quart » à Rita, son épouse, et à Dominique de Roux, qui prépare alors un Cahier de l'Herne sur lui. Ce sont leurs notes qui sont ici rééditées.
Attention, il ne s'agit pas de sa « philosophie » (il n'en a pas), mais bien plutôt de l'usage existentiel qu'il fait et propose de la pensée. Qui suit le fil des rapports « sujet-objet », d'Emmanuel Kant à Friedrich Nietzsche via Arthur Schopenhauer. Au cœur de ce petit livre stimulant : Jean-Paul Sartre, déjà personnage romanesque autant que conceptuel du Journal (1953-1969).
Payot et Rivages, coll. « Rivages poche / Petite Bibliothèque », Paris, 2017, 160 pages, 8,60 euros.
À bien des égards, l'Iran occupe une place à part dans le monde musulman. Majoritairement chiite alors que le reste de l'oumma — exception faite de l'Irak et du royaume de Bahreïn — est à dominante sunnite, c'est aussi un pays qui a été à plusieurs reprises le précurseur de profondes transformations qui se sont ensuite transmises au Machrek et au Maghreb. Des tentatives de réformes dans le contexte des menaces coloniales européennes au XIXe siècle à la révolution islamique de 1979, en passant par la modernisation voulue par Mohammad Reza Chah (1941-1979), l'ancienne Perse a symbolisé la lente transformation d'un vieil empire en État moderne. Comme le notent les auteurs, l'Iran, « de spectateur impuissant au XIXe siècle, est passé au statut d'acteur et de puissance régionale incontournable ». Une évolution qui ne l'empêche pas de peiner dans la mise en place d'institutions démocratiques et dans sa réponse aux aspirations sociales de sa population.
La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2017, 128 pages, 10 euros.
D'une ampleur inédite, la crise écologique en Chine touche l'eau, les sols et l'air. Le 8 décembre 2015, le gouvernement interdisait toute circulation à la moitié du parc automobile de Pékin. Une décision inédite et bien dérisoire. Professeur d'économie chinoise et sinologue, Jean-François Huchet analyse les causes structurelles dans ce court essai très documenté. Au départ, la « croissance industrielle à tout prix » voulue par Mao Zedong dès les années 1950, avec pour corollaire un énorme gâchis « de ressources naturelles, en l'absence d'un système de prix reflétant leur rareté ». Suivent l'explosion démographique (+ 170 % depuis 1950), l'étalement urbain (la surface habitable est passée de sept à trente-cinq mètres carrés par habitant entre 1980 et aujourd'hui), l'immobilier comme moteur de croissance… Autant de facteurs que l'État va tenter d'atténuer de manière peu cohérente. Tout en développant les énergies vertes et une législation ambitieuse, il a multiplié par sept sa consommation de charbon au cours des trois dernières décennies. La rente fossile, qui assure encore son avenir, est responsable de 20 % des émissions mondiales de CO2.
Presses de Sciences Po, Paris, 2016, 152 pages, 15 euros.
S'appuyant sur l'article « Et cette fois encore, le piège du vote utile ? » (avril 2017), M. Michael Feintuch tient à contester l'élection présidentielle elle-même, peu démocratique selon lui.
Serge Halimi prend l'angle du vote utile pour évoquer l'élection présidentielle. Certes, mais ne faut-il pas rappeler aussi que le Père Noël est illégitime ? Comment les Français peuvent-ils imaginer un instant qu'un homme seul puisse répondre aux attentes, questions, problèmes d'une société tout entière et lui donner pendant cinq longues années les pleins pouvoirs ? Sinon en croyant encore à l'âge adulte au Père Noël ?
Père Noël de surcroît totalement illégitime : faut-il rappeler que l'élection présidentielle est depuis l'origine anticonstitutionnelle ? De Gaulle l'a imposée. L'élection présidentielle est illégitime dans les textes, elle l'est aussi dans les urnes. Un candidat qui va réunir 22 ou 23 % des voix exprimées au premier tour, soit 14 à 15 % des électeurs inscrits, va se faire élire sur un coup de force, par un second tour obligatoire, avec un choix par défaut, par rejet de l'autre candidat, passant ainsi à la trappe 80 % des électeurs exprimés et 85 % des inscrits du premier tour. Le référendum turc par lequel [M. Recep Tayyip] Erdoğan veut se doter des pleins pouvoirs nous horrifie, mais notre élection présidentielle « à la française » n'est-elle pas de même nature ?
Des images anciennes trouvées sur un marché aux puces ou un livre d'histoire : Rügen, l'île qui accueillait un camp de vacances nazi ; un kibboutz ; la constellation d'Orion en 1939 ; une double page d'un cahier de Franz Kafka... Ce sont elles qui font le « lieu » du livre. Muriel Pic a identifié une mélodie dans ces archives et a choisi la forme du chant — l'élégie — pour, au fil de ses associations, créer un croisement entre poésie et histoire, donner à ressentir l'invention de ce « documentaire », entre ces deux temporalités où le poème prend la relève de l'épopée dans une époque qui doute des héros. Elle interpelle d'un côté l'histoire naturelle, le monde des abeilles, et de l'autre l'astronomie, le ciel étoilé, en montrant que la littérature est un mode d'essaimage d'archives, qu'elle rassemble autrement. Les abeilles et les étoiles ne poussent pas le poète à tourner le dos à l'histoire : « Tourner les pages de l'histoire n'est pas facile, / quand les peuples en soulèvent chaque ligne. »
Macula, coll. « Opus incertum », Paris, 2016, 92 pages, 15 euros.
Les mouvements sociaux lancés dans différents pays attestent d'une situation nouvelle, au point que l'on peut se demander si le temps des renoncements ne serait pas terminé. Ainsi, en Espagne, plusieurs grèves - dont une générale - ont agite le pays depuis juin 2002 contre la réduction du système d'indemnisation du chômage. En Italie, un formidable mouvement protestataire s'est poursuivi tout au long de l'année 2002 contre la remise en cause du code de travail. Le Portugal est lui aussi secoué par des actions de protestation contre le démantèlement des droits sociaux. Le Royaume-Uni a connu sa première grande grève dans les services publics depuis au moins vingt ans. Aux Etats-Unis, les dockers ont bloqué les ports de la Côte ouest pour la défense des salaires. En Afrique du Sud, des grèves ont bousculé le gouvernement…
Si, en France, les mouvements semblent moins spectaculaires, ils sont pourtant très nombreux, affectant le secteur privé comme le public. MM. Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin le savent bien, qui craignent une convergence de ces actions, à l'image des grandes grèves de 1995. Du coup, pour enterrer la loi sur les 35 heures, ils ciblent les anomalies de son application ; pour faire reculer les garanties des salariés mieux protégés, notamment sur la retraite, ils font semblant de déplorer le sort des plus démunis et parlent de lutte contre les inégalités. Ces principes de précaution risquent de buter sur la réalité des décisions prises. Et nul n'ose pronostiquer une quelconque paix sociale.
En Allemagne, M. Gerhard Schrôder est confronté au même dilemme : sa réélection doit beaucoup à son engagement en faveur d'actions vigoureuses contre le chômage, surtout à l'Est (1), même si ses prises de distance vis-à-vis des Etats-Unis sur l'Irak ont beaucoup joué. Pourra-t-il en rester à sa politique d'austérité d'avant ? Quant à M. Luis Inacio « Lula » da Silva, au Brésil, ses promesses de réduction des inégalités ne sont pas étrangères à son récent succès, même si une partie de la bourgeoisie nationale a misé sur le changement.
Il serait évidemment abusif de voir dans ces mouvements un raz de marée social, encore moins l'émergence d'une vague révolutionnaire. Les consciences restent embrumées par l'effondrement du communisme, l'échec du tiers-mondisme, et la crise de la social-démocratie. Mais, après deux décennies d'accablement et de silence, les populations commencent à relever la tête. Au moins une partie d'entre elles. D'autres, laissées à l'abandon, se tournent vers les mouvements autoritaires ou de droite extrême comme en témoigne le vote en faveur du Front national en France, du Mouvement social italien (MSI) en Italie, du Vlaams Blok en Belgique… D'autres encore sombrent dans la violence, souvent contre d'aussi pauvres qu'elles. Et si les Etats-Unis détiennent une sorte de record dans ce domaine, c'est que la société trouve « normal que l'Etat exerce la violence contre les pauvres », explique le cinéaste-écrivain américain Michael Moore, qui lutte contre l'explosion des ventes d'armes personnelles dans son pays (2). Son regard sur la France se révèle d'une grande lucidité : « Dès que vous commencez à déchirer votre filet de sécurité sociale déclare-t-il, dès que vous vous en prenez à vos pauvres, dès que vous commencez à blâmer vos immigrés, dès que vous commencez à agir comme nous le faisons depuis des années aux Etats-Unis, vous commencez à nous ressembler. L'éthique française dit : "Si quelqu 'un tombe malade, si quelqu'un perd son travail, nous avons la responsabilité collective d'aider cette personne L'éthique américaine, elle, dit : « Chacun pour soi ! » »
Bien sûr, la France n'en est pas encore là. Mais l'éthique de la « responsabilité collective » tend à s'étioler. Et pour cause : on ne peut penser construire une société solidaire quand la solidarité s'arrête aux portes des entreprises. Les directions de ces dernières alimentent le chômage comme un puits sans fond, ne s'interrogeant pas sur le devenir de ceux qu'elles rejettent, et en laissant la collectivité payer les ravages - de moins en moins bien d'ailleurs. En France, plus de la moitié des chômeurs ne sont pas indemnisés.
Pour rassurer les foules, certains ont tout simplement annoncé la « fin du travail » (Jeremy Rifkin) comme d'autres avaient pronostiqué la « fin de l'histoire » (3)… Pour l'instant, cependant, on n'a pas trouvé mieux que le travail pour produire et consommer. Or c'est justement la place du travail qu'il est urgent de repenser, afin d'en faire le centre de la vie collective. Il ne s'agit pas de rêver d'un quelconque retour au passé, ni de verser dans une vision productiviste de la société, mais de se poser des questions simples : Que produire ? Avec quelles finalités ? Comment s'épanouir personnellement en participant à des choix collectifs ?
Il est en effet illusoire de penser que l'on peut durablement sécuriser les personnes - ce qui est devenu un enjeu majeur au-delà même de la France - sans sécuriser les emplois, c'est-à-dire sans bâtir de nouvelles normes sociales aptes à garantir le développement de chacun.
Cela commence par une lutte acharnée contre ce que l'on ne croyait n'être qu'une spécialité américaine : les « working poors » les travailleurs pauvres. Leur nombre atteint quelque 3,4 millions de personnes en France. Ces salariés d'un type nouveau ont un emploi, mais souvent précaire, toujours à temps partiel, parfois avec des horaires « abracadabrantesques » (le soir de 18 heures à 22 heures, ou le matin très tôt, ou le week-end), et leur salaire ne leur permet même pas de se loger… Les premiers touchés : les jeunes et les femmes. Pour les uns comme pour les autres, il devient alors impossible de se projeter dans l'avenir, d'imaginer une vie indépendante (de la famille ou du conjoint), et même quelquefois d'être tout simplement présents et disponibles pour une vie familiale, sociale ou civique, active. Cela contribue au repli sur la cité, à la déstabilisation de l'autorité parentale, aux dérives en tout genre. A-t-on idée des souffrances ordinaires des vies ainsi précarisées, perpétuellement sur le fil, où le moindre incident peut prendre des allures de catastrophe sociale ? A-t-on toujours conscience de cette insécurité de vie au quotidien ?
La nature des emplois créés, leur rétribution et leur pérennité se révèlent ainsi essentielles pour sortir les jeunes et les femmes des ghettos à bas salaires, et les salariés de plus de 50 ans de la trappe à chômage. La crise d'efficacité qui frappe l'ensemble des pays développés vient précisément du faible niveau des salaires, qui comprime la consommation, du décalage entre les diplômes obtenus et les qualifications reconnues, ainsi que de la sous-utilisation du savoir-faire des individus.
De même, la nécessaire mobilité géographique ou professionnelle des salariés ne peut se développer qu'en apportant des garanties de maintien de salaire, de reconnaissance des qualifications, d'engagement de formation… Aucun licenciement ne devrait pouvoir être prononcé sans un reclassement préalable, une proposition de formation, ou un congé de reconversion. Après les scandales Enron et Vivendi, les gouvernements et les experts cherchent à protéger les placements financiers des risques du marché. Pourquoi serait-il moins noble ou plus utopique de trouver des protections pour les salariés ?
Actuellement, la gestion des emplois est uniquement guidée par les mouvements de capitaux et les exigences des gros actionnaires. Il faut en finir avec la dictature de la rentabilité financière. A contrario, les gouvernements de gauche comme de droite se sont eux-mêmes désarmés au fil des ans, en faisant sauter tous les verrous de contrôle public (monnaie, entreprises publiques, politiques industrielles, droits du travail…). Sans doute certains de ces instruments étaient-il devenus obsolètes. Mais, au lieu de se lamenter et de baisser les bras en assurant, tel Lionel Jospin, que « l'Etat ne peut pas tout faire » (4), ne vaudrait-il pas mieux s'attacher à concevoir d'autres outils ? Et notamment, revoir toute l'architecture sociale, afin de bâtir un nouveau champ de garanties sociales, individuelles et collectives ? La tâche n'a rien d'insurmontable. Avant la création des contrats de travail assis sur des normes collectives légales, la force de travail était considérée comme une simple marchandise, se négociant en tête a tête (5). La création de règles collectives, dans le privé, tout comme le statut dans la fonction publique, ont représenté des premières tentatives - réussies - de dépassement de cette conception. Pourquoi ne pas aller plus loin ?
Ce n'est pas par hasard si ces acquis font l'objet d'attaques en règle de la part du mouvement des entrepreneurs français (Medef) et du gouvernement de M. Raffarin. Leur « refondation sociale » vise précisément a étendre l'univers de la marchandisation à l'ensemble des relations de travail, à la formation, aux fonds de retraite ou de prévention… Il faudrait, au contraire, commencer à extraire certains domaines des rapports marchands (comme la recherche, la santé, la formation, l'école voire l'urbanisme ou même des productions de pointe indispensables), ce qui suppose de s'attaquer au sacro-saint principe de la rentabilité financière, qui mine la société. En voulant « réguler » le capitalisme sans chercher à s'extirper, au moins partiellement, de sa logique, la gauche plurielle a perdu son âme et ses électeurs.
Une période historique s'achève. Le temps du social considéré comme un supplément d'âme est révolu. Le partage des tâches consistant à laisser les gestionnaires gérer à leur guise, et les « politiques » limiter les dégâts sociaux (au mieux), est mort en même temps que la gauche plurielle. On ne pourra espérer résoudre durablement les dérives de la société (de la violence au racisme, de l'insécurité à l'égalité entre les sexes) et fonder une nouvelle cohésion sans toucher à la question centrale de la maîtrise du développement économique et du travail. Une nouvelle articulation entre le social, l'économique et le politique est à inventer.
(1) Lire Jens Reich « Les élections se perdent à l'Est », Le Monde diplomatique, septembre 2002.
(2) Interview aux Inrockuptibles, 9-15 octobre 2002, pour la sortie, en France, de son film Bowling for Columbine et de son livre Mike contre-attaque, La Découverte, Paris.
(3) Jeremy Rifkin, La Découverte, Paris, 1996 ; Francis Fukuyama, Flammarion, Paris, 1992.
(4) Déclaration à la chaîne France 2, le 13 septembre 1999.
(5) Lire Jean-Christophe Le Duigou, « Pour une sécurité sociale professionnelle », in Formation Emploi, n° 76, octobre décembre 2001, La Documentation française.