You are here

IRIS

Subscribe to IRIS feed
Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 1 week ago

Syrie : « L’intervention de la Turquie redistribue les cartes »

Wed, 31/08/2016 - 10:09

L’offensive de l’armée turque à la frontière syrienne contre les forces du groupe État islamique et les forces démocratiques syriennes (FDS), principalement constituées et encadrées par les YPG (Unités de protection du peuple), va-t-elle redistribuer les cartes quant aux forces présentes sur le terrain ?

Oui, incontestablement. L’intervention de l’armée turque a permis de reprendre un certain nombre de localités à l’État islamique, prises aujourd’hui en tenaille entre les forces turques et les YPG. L’enjeu des affrontements de ces derniers jours se situe dans la zone située entre la localité de Jarabulus, récemment reconquise par les forces rebelles syriennes soutenues par l’armée turque, et la frontière turque. Cette zone fait office de point de passage sanitaire, alimentaire et militaire pour l’État islamique. Si les FDS ou l’armée turque venait à la contrôler, cela porterait un coup dur à l’organisation.
D’autre part, l’intervention de la Turquie redistribue les cartes dans cette partie de la Syrie en termes de forces présentes sur le terrain. Les FDS, au sein desquels les Kurdes liés au YPG sont majoritaires, étaient il y a quelques semaines la seule force capable de s’opposer victorieusement à l’État islamique. Au fil de leur avancée, les Kurdes de Syrie sont en mesure de modifier les rapports de force, mais aussi les enjeux politiques de la région. Car le Parti de l’union démocratique (PYD) profite de la progression militaire de sa branche armée, le YPG, pour instaurer des administrations cantonales sous sa direction. Le but de Recep Tayyip Erdogan est donc de freiner la montée en puissance militaire et politique du PYD, voire, comme il l’a déclaré publiquement, de « nettoyer » la zone de leur présence. L’intervention de son armée doit leur empêcher de relier les trois cantons qu’ils dominent : deux d’entre eux sont à l’est, un autre est à l’ouest. Si les Kurdes parvenaient à faire la jonction des cantons, ils contrôleraient la majeure partie du territoire frontalier à la Turquie. C’est ce que craint le chef de l’Etat turc et ce qui l’a, en partie, motivé à envoyer son armée.

Pensez-vous que l’offensive turque contre les combattants kurdes de Syrie, soutenus par les États-Unis, pourrait provoquer une crise diplomatique entre Ankara et Washington ?

Non, je ne le pense pas. Au cours des derniers mois, les Etats-Unis ont soutenu et équipé les YPG alors que la Turquie, alliée des Etats-Unis et membre de l’OTAN, les considère comme une organisation terroriste car extension syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). L’attitude des Etats-Unis était ambiguë, mais il y a encore quelques semaines, les combattants kurdes constituaient la seule force, au sol, capable de tenir tête à l’État islamique. L’intervention de l’armée turque avec son opération « bouclier de l’Euphrate » change la donne. Joe Biden, le vice-président des Etats-Unis en visite à Ankara mercredi dernier, a clairement affirmé son soutien à l’opération. Il a également appelé les combattants kurdes à se retirer sur la partie orientale de l’Euphrate. Aussi si les Etats-Unis ne devraient pas stopper leur aide aux Kurdes de Syrie, ils devraient se montrer à l’avenir beaucoup plus exigeants.
Les États-Unis ont donc fait un choix stratégique. Ils préfèrent une alliance forte, efficace et opérationnelle avec la Turquie plutôt qu’avec les groupes kurdes de Syrie. Pour eux, l’enjeu est, en effet, bien plus important du point de vue géopolitique. Cela étant la situation est très volatile et peut évoluer très rapidement.

Quelle est la situation des forces en présence en Syrie ? Daech est-il toujours en train de perdre du terrain ?

En réalité, Daech n’est qu’une partie de l’équation. Il détient quelques pans du territoire, mais leur véritable implantation s’est faite dans les villes, notamment à Raqqa. Si le retrait de Daech dans des petites localités est incontestable, son affaiblissement est relatif. Il reste maître de villes importantes et de son bastion, Raqqa pour laquelle Daech s’est particulièrement préparé à sa défense.
Les forces kurdes de Syrie, qui ne se trouvent qu’à une trentaine de kilomètres de cette dernière depuis plusieurs mois, ont plusieurs fois été sollicitées par les Etats-Unis pour passer à l’offensive, mais ils s’en gardent bien. Pour s’y attaquer, il leur faut avant tout se préparer en termes de tactique militaire et essayer d’assécher les réseaux d’approvisionnement de la ville de Raqqa pour affaiblir les positions de l’Etat islamique.
Par ailleurs, Alep est un des considérables enjeux géopolitiques et militaires : des groupes qui parviendront à contrôler Alep, dépendra certainement l’avenir de la Syrie. Mais pour l’instant, aucune force n’est en mesure de dominer la ville, et les populations civiles en paient le prix fort.
Les combats y font rage entre les forces de Bachar al-Assad et les combattants de l’Armée syrienne libre (ASL) considérés comme « modérés ». Ces derniers, sur la défensive, se sont vus contraints au cours de l’été de s’allier aux islamistes du Front Fatah al-Sham (ex-Front al-Nosra, lié à d’Al-Qaïda) pour reprendre certains quartiers et desserrer l’étreinte que fait peser l’armée syrienne restée loyale à Bachar al-Assad.
On assiste ainsi, à Alep comme ailleurs, à une polarisation extrême des tensions et l’on constate que désormais il n’y a plus beaucoup de place pour les forces dites « modérées » entre, d’une part les forces de Bachar al-Assad massivement soutenues par la Russie, le Hezbollah et l’Iran, et d’autre part les groupes djihadistes qu’ils s’appellent Etat islamique ou Fatah al-Sham, en bonne partie soutenus par les Etats arabes du golfe.
La Syrie est aujourd’hui divisée entre forces gouvernementales, Kurdes, Etat islamique, rebelles dits « modérés » et groupes djihadistes ou salafistes et aucune faction n’est en mesure d’imposer sa prééminence aux autres. Et l’on constate que, malheureusement, les djihadistes, autres que l’Etat islamique, sont en passe de s’imposer comme des combattants incontournables pour régler un certain nombre de sous-conflits nationaux.

Accords de paix en Colombie : un processus exemplaire dans un monde débordé par des conflits sans solution

Tue, 30/08/2016 - 16:29

L’accord de paix, que de nombreux observateurs qualifient d’historique et qui a débouché sur un « cessez-le feu définitif » entre les FARC et les forces gouvernementales, doit encore être ratifié. Quelles sont les étapes manquantes à l’adoption définitive de l’accord ? Peuvent-elles l’empêcher de voir le jour après cinquante-deux ans de conflit armé ?

La première étape importante de ces accords concerne le « cessez-le-feu définitif » déclaré le 27 août 2016, au terme de quatre années de négociation en Norvège et à Cuba. Les FARC doivent consulter leur base à la mi-septembre pour valider le compromis signé avec les autorités. Une cérémonie officielle de signature doit ensuite être organisée, peut-être aux Nations unies. Le processus sera validé, ou rejeté, par référendum le 2 octobre. Les Colombiens doivent se prononcer pour ou contre les accords de paix mettant un terme à un conflit cinquantenaire et qui aurait causé la mort de 260 000 personnes. Si la majorité des Colombiens sont pour, la campagne n’a pas encore commencé. Et il faudra compter avec des opposants aux accords de paix, à commencer par l’ancien président Alvaro Uribe. Les opposants dénoncent notamment la remise en liberté et l’amnistie des guérilleros présentés comme des criminels.

Quels sont les principaux points de l’accord de paix entre les FARC et le gouvernement de Juan Manuel Santos ? Vont-ils changer le quotidien des Colombiens ?

Les accords de paix comportent six points. Ils concernent l’agriculture, la reconversion politique des FARC, la remise des armes et la réinsertion des combattants, le trafic de drogue, le dédommagement des victimes ainsi que la mise en place d’un mécanisme de vérification de l’application du processus de paix.
L’agriculture est un point essentiel des négociations car les combats en raison de la présence des FARC, principalement dans les campagnes, ont déplacé plus de deux millions de personnes à l’intérieur des frontières de la Colombie qui est le pays, après les deux Soudan, avec le plus grand nombre de déplacés à l’intérieur de ses frontières. La plupart d’entre eux ont fui les zones rurales contrôlées par les FARC, et disputées par les forces de sécurité et les irréguliers paramilitaires, pour gagner les centres urbains. Les accords doivent garantir leur retour. Un cadastre doit être mis en place. Des aides au développement sont aussi prévues pour les régions agricoles.

Qu’est-il prévu pour la réinsertion des FARC ?

La réinsertion des guérilleros est également un élément crucial du processus de paix. Elle est notamment mentionnée dans le deuxième volet des négociations qui concernent la reconversion politique des FARC. Ceux qui n’ont pas commis de crimes contre l’humanité devraient être autorisés à participer à la vie politique de la Colombie, en constituant, par exemple, des partis politiques et en se présentant aux élections. Un seuil de cinq élus sur deux législatures a été garanti aux ex-guérilleros. Ce point pourrait contredire un autre volet des accords. Celui qui concerne les victimes et les sanctions pénales à l’égard de ceux, agents des forces gouvernementales ou guérilleros, ayant commis des graves violations des droits de l’homme. L’accord prévoit la mise en place d’un système intégral de justice et de réparation, avec notamment une commission de la vérité une juridiction spéciale pour la paix et les réparations, etc. Reste à savoir comment tout cela va pouvoir être appliqué. Le tri entre ceux qui seront considérés comme criminels et donc mis hors-jeu politique, et ceux qui seront admis à la réinsertion démocratique ne sera pas des plus aisés.
Un autre point a suscité d’importants débats : la remise des armes. Les guérilleros (8000 selon l’armée colombienne) veulent avoir la garantie qu’ils ne subiront pas de représailles après avoir remis leurs armes. Cela s’est déjà produit par le passé. Dans les années 1980, des combattants, avaient accepté de rendre les armes. Deux à trois mille d’entre eux, devenus militants d’une formation appelée Union patriotique, avaient été assassinés. Un système de sécurité doit être mis en place en vue d’assurer la protection des anciens membres des FARC, afin qu’ils puissent rendre les armes sans risquer d’être assassinés. Une commission nationale de garantie de sécurité, un corps d’élite spécialisé de la police nationale, une unité spéciale d’investigation, seront notamment créés.
Au-delà de ces aspects concernant la protection des ex-combattants, un « Conseil national de réincorporation » sera mis en place. Il doit aider les anciens guérilleros à trouver un emploi et à s’insérer dans la société. Une indemnité doit leur être versée pendant la période de démobilisation. La réinsertion est essentielle pour mettre fin aux violences. Les négociateurs ont de toute évidence tiré les leçons des lacunes des processus de paix signés dans les pays d’Amérique centrale, il y a près de trente ans. On meurt dans ces pays en 2016 autant et même davantage qu’à l’époque des conflits civils. Militaires démobilisés et anciens guérilleros se sont reconvertis dans la criminalité et la délinquance, faute de formation professionnelle, de plan d’éducation ou d’offre d’emploi. Le cas du Salvador est de ce point de vue démonstratif des carences des accords signés. Le taux des homicides est au Salvador l’un des plus élevés au monde. Le pays enregistre chaque année plus de 100 personnes assassinées pour 100 000 habitants. Les homicides sont plus nombreux aujourd’hui que durant la guerre civile qui a ensanglanté le pays entre 1980 et 1992. À titre de comparaison, les taux d’homicides enregistrés au Brésil et au Mexique, considérés particulièrement élevés, se situent dans une fourchette de 25 à 27 homicides pour 100 000 habitants.

Ces accords vont-ils bénéficier à la Colombie quant à sa place sur la scène régionale voire internationale ?

L’accord est historique pour la Colombie. Le qualificatif est pour une fois tout à fait justifié. Il met fin à 52 années de conflit. Il va permettre au pays de bonifier son image et ainsi d’attirer des investisseurs étrangers. Le gouvernement, aura également la possibilité de diminuer un budget militaire, qui accapare l’investissement public avec 4,5% du PIB (moins de 2% pour la Grande Bretagne et la France) et de consacrer davantage à l’éducation, la santé et le développement. En ce qui concerne la drogue, les accords signés par les autorités avec les FARC ne mettront pas fin au trafic. La lutte contre les trafics de stupéfiants et la culture de la coca ont fait l’objet d’un autre point, le point 4, des négociations. Les FARC sont tenues d’abandonner les liens établis avec les « drogues illicites » dans les régions qu’elles contrôlaient. Mais ces régions ainsi abandonnées vont faire l’objet de convoitises de la part des petits groupes de délinquants, issus des anciens cartels de la drogue, ainsi que par les bacrims (bandes criminelles) héritières des anciens paramilitaires, acteurs importants de ces trafics. L’ELN (Armée de libération nationale), autre groupe de guérilla est d’autre part toujours active.
La paix en Colombie, est une des rares nouvelles positives de ces dernières années. Elle est en effet porteuse d’espoir pour une communauté internationale désarmée diplomatiquement par des conflits sans solutions autres que militaires. Les Nations unies, l’Union européenne, mais également le Pape sont intervenus en faveur des accords. L’Allemagne et les Etats-Unis ont désigné des ambassadeurs en charge du dossier. La Norvège et Cuba sont garants du processus de paix, tandis que le Venezuela et le Chili en sont les accompagnateurs. Ces pays auront un rôle à jouer pour aider le mécanisme d’application du processus de paix, sixième point important des accords, à fonctionner de façon optimale. Et ainsi présenter la résolution de l’interminable guerre interne colombienne comme exemple de règlement international d’un différend jugé pendant des années imperméable à toute solution négociée.

Géopolitique des Etats-Unis : Vers la fin du siècle américain ?

Tue, 30/08/2016 - 10:10

Alexandre Andorra, spécialiste des Etats-Unis, répond à nos questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Géopolitique des Etats-Unis » (PUF), co-écrit avec Thomas Snégaroff :
– Perpétuer le “siècle américain”, est-ce encore l’objectif des Etats-Unis dans un monde devenu multipolaire ?
– Est-ce la fin de l’hyperpuissance américaine ?
– Les Etats-Unis sont-ils prêts à négocier la refonte du système internationale et la suprématie du dollar ?

Le TAFTA, un traité qui va à l’encontre des textes des Nations unies

Mon, 29/08/2016 - 17:26

Le traité sur la mise en place d’une zone de libre-échange transatlantique (désigné par son sigle anglais TAFTA ou TTIP) est en cours de négociation dans la plus grande discrétion entre les dirigeants des États-Unis et de l’Union européenne (UE). Il pourrait aboutir à la création de la plus vaste zone de libre-échange du monde (29 États, 820 millions d’habitants). Le TAFTA prévoit l’élimination des droits de douane, la suppression des « obstacles non-tarifaires » au commerce (comme le contrôle sur la qualité des importations) ainsi que l’harmonisation des normes et des réglementations. Dans l’optique d’une harmonisation, il pourrait menacer les normes européennes en matière sociale ou environnementale, plus avancées que celles des États-Unis. Ainsi, cela pourrait remettre en cause la liberté syndicale, ou ouvrir l’Europe au bœuf aux hormones américain.

En outre, le TAFTA prévoit de donner la possibilité aux multinationales, si elles s’estiment « discriminées » par une réglementation, de réclamer des indemnités aux États, devant des tribunaux d’arbitrage privés opérant en dehors de la juridiction nationale, les ISDS (« Investor State Dispute Settlement »).

Ces tribunaux sur-mesure existent en fait depuis 1957, date de la création de la Communauté économique européenne (ancêtre de l’UE). Cela visait, à l’origine, à protéger les entreprises contre les expropriations. Les multinationales l’ont ensuite étendu aux « expropriations des droits intellectuels », un concept flou qui permet d’englober tous les types de lois et régulations.

Dans ces tribunaux privés, le juge n’est pas un magistrat officiel. L’entreprise plaignante choisit un premier arbitre, l’État poursuivi en désigne un second, et les deux parties, un troisième. Ces arbitres sont choisis dans un cercle étroit, fermé, et favorable aux milieux d’affaires. « On confie à trois individus privés le pouvoir d’examiner, sans aucune restriction ni procédure d’appel, toutes les actions du gouvernement, toutes les décisions de ces tribunaux, toutes les lois et régulations émanant de leur parlement. », comme le résume Juan Fernandez‑Antonio, lui‑même arbitre international [1]. Ces ISDS fournissent une protection aux investisseurs au détriment des États et des citoyens. Ils permettent aux investisseurs de poursuivre des États, mais pas l’inverse ! Par exemple, le groupe nucléaire suédois Vattenfall poursuit en justice le gouvernement allemand suite à sa décision d’abandonner l’énergie nucléaire après la catastrophe de Fukushima. Autre exemple avec Veolia, qui avait lancé, il y a quelques années, une filiale de traitement des déchets en Egypte celle-ci a peu fait recette. L’entreprise française a attaqué le gouvernement égyptien pour avoir augmenté le salaire minimum à la suite de la révolution arabe de 2011. Ces affaires ont déjà coûté aux gouvernements des centaines de millions d’euros. Cette justice est si inique que certains pays ont décidé de l’abandonner : l’Australie, la Bolivie, l’Equateur et l’Afrique du Sud.

Le TAFTA constitue aussi une menace pour l’exercice du droit syndical et les protections sociales, comme le salaire minimum. En effet, les normes sociales seraient uniformisées à celles des États-Unis. Or ce pays ne reconnaît pas la plupart des conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur la protection des travailleurs (liberté de réunion, droit aux négociations collectives) car il les considère comme des entraves au commerce et à la libre concurrence.

Au nom du respect de la « concurrence libre et non faussée », les multinationales pourraient, par exemple, obliger des États à privatiser les services de santé. Les multinationales pourraient aussi contester les standards de l’OIT comme discriminants. Elles pourraient également faire valoir la protection des travailleurs et des droits syndicaux comme des obstacles au commerce et au libre-échange.

De plus, le TAFTA va à l’encontre de plusieurs textes importants des Nations unies, comme les conventions de l’OIT et le principe directeur n°9 de l’ONU sur les affaires et les droits de l’homme. Il contraint les Etats à s’assurer que les accords sur le commerce et l’investissement ne contraignent pas leur capacité à assurer leurs obligations concernant les droits de l’homme. Un expert des Nations unies, l’avocat américain d’origine cubaine Alfred de Zayas, s’est publiquement opposé au TAFTA. Dans une interview donnée au quotidien britannique The Guardian, il réclame la suspension des négociations entre les États-Unis et l’Union européenne visant l’adoption du projet. Alfred de Zayas, nommé « rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion d’un ordre international démocratique et équitable », a préparé pour l’ONU un rapport sur les tactiques utilisées par les multinationales dans les négociations du TAFTA pour arriver à leurs fins. Il juge sévèrement les ISDS, qui constituent selon lui « une tentative d’échapper à la juridiction des tribunaux nationaux et de contourner l’obligation de tous les États d’assurer que toutes les affaires juridiques soient traitées devant des tribunaux indépendants, publics, transparents, responsables et susceptibles d’appel ». Il ajoute que le TAFTA enfreindrait la Charte de l’ONU, signée par tous les États membres. En effet, « l’article 103 de la Charte de l’ONU dit que s’il y a un conflit entre les dispositions de la Charte et n’importe quel autre traité, c’est la Charte qui prévaut ». Zayas réclame qu’on inclue au moins des syndicats et des experts médicaux et environnementaux dans les négociations du TAFTA. Sur plus de 600 affaires jugées devant les ISDS, la plupart ont abouti à un jugement en faveur des multinationales. « Pourquoi? Parce que les juges sont des avocats d’affaires extrêmement bien payés. Ils travaillent aujourd’hui pour une multinationale, demain comme avocats, le surlendemain comme lobbyistes, le jour d’après comme arbitres [dans ces ISDS]. Ce sont des situations classiques de conflit d’intérêts et de manque d’indépendance » [2].

Le TAFTA pourrait considérablement aggraver la pauvreté et la précarité dans l’Union européenne. Face à ces dangers, la CNUDCI, Commission des Nations unies pour le droit commercial international, a adopté en 2014 la « Convention sur la transparence dans l’arbitrage entre investisseurs et États, fondée sur des traités ». Elle rassemble des règles de procédure visant à rendre accessibles au public les informations sur les arbitrages entre investisseurs et États découlant de traités d’investissement. De cette manière, tous les textes du TAFTA doivent être rendus publics afin que dans tous les pays de l’UE, les parlementaires et les citoyens aient du temps pour les examiner et les évaluer de manière démocratique. Cette convention constitue un pas vers plus de transparence dans les jugements rendus par les ISDS.

C’est maintenant aux citoyens de peser pour que les textes et valeurs humanistes de l’ONU prévalent sur ces tribunaux arbitraires et pour que le TAFTA ne soit pas adopté.

[1] Sylvain Laporte, « TAFTA: les tribunaux du diable », Fakir, n°69, avril 2015,
[2] « UN calls for suspension of TTIP talks over fears of human rights abuses », The Guardian, 5 mai 2015.

« Johan Cruyff – génie pop et despote » – 3 questions à Chérif Ghemmour

Mon, 29/08/2016 - 11:34

Dans une biographie, ni hagiographique ni à charge, extrêmement fouillée, à la fois passionnante et relevant d’un véritable travail de recherche, Chérif Ghemmour, journaliste spécialiste du football hollandais, livre un portrait détaillé et global de Johan Cruyff, ses contradictions et son génie.

Johan Cruyff était-il un libéral libertaire avant l’heure ?

En Europe, la figure la plus précoce de l’attitude « libérale libertaire » parmi la jeunesse reste Mick Jagger. Chanteur et leader des Rolling Stones, il incarne vraiment le premier, dès le début des années 60, la confluence décomplexée d’intérêts commerciaux personnels liés à l’industrie du disque et d’un mode de vie en rupture avec les règles sociales corsetées des sociétés occidentales. Johan Cruyff est un suiveur immédiat aux Pays-Bas, où il devient un des précurseurs du renversement de paradigme favorisé par le « poids du nombre » de la jeune génération du Baby-Boom. Dès 1964, à 17 ans, J. Cruyff fait plier les dirigeants de l’Ajax sur son salaire de jeune professionnel dont il exige qu’il soit égal à ceux de ses coéquipiers plus âgés et internationaux. C’est une révolution ! Le jeune a gagné contre les vieux sur un sujet crucial dans les Pays-Bas conformistes et calvinistes de l’époque : l’argent. Johan est un jeune flambeur individualiste qui veut tout, tout de suite, comme le sont les Rolling Stones en Angleterre. Très tôt, vers 1968, il a un agent qui négocie salaires, transferts et contrats publicitaires très juteux. La même année, son mariage est télévisé de façon très mediatico-mondaine, inaugurant la future pipolisation du football. Par sa façon aussi d’incarner, dès ses 20 ans, un leadership sportif incontesté avec l’équipe de l’Ajax, il élargira sans le savoir aux jeunes, autrefois sous utilisés, le domaine managérial qu’on connaît aujourd’hui, qui mêle seniors et jeunes cadres. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les préceptes de jeu et de gestion d’équipe de J. Cruyff (comme joueur, puis comme entraineur) se sont déclinés plus tard dans des manuels d’organisation des ressources humaines d’entreprise aux Pays-Bas… Mais il faut préciser que l’idéologie libérale que véhicule J. Cruyff (argent qu’il gagne, hiérarchie sportive qu’il établit, refus de toute autorité) est contrebalancée par une éthique personnelle très forte. En contrepartie de l’argent qu’il revendique et obtient, J. Cruyff s’impose d’offrir le meilleur spectacle possible. Joueur, puis entraineur, il a ainsi toujours proposé un football offensif et attrayant donnant à l’expression « distraction populaire » son sens le plus noble.

Est-il l’un des symboles de la fin du franquisme ?

Incontestablement, oui. Même si Johan Cruyff n’a jamais « fait » de politique, ni milité à aucun parti, dans son pays ou en Espagne. Arrivant en 1973 de sa Hollande libertaire en Catalogne encore durement oppressée par le Franquisme, il ne pouvait qu’adhérer « en esprit » aux élans émancipateurs d’un peuple à qui il ne restait que le football pour vibrer ensemble et le stade du Nou Camp, seul lieu public où on bravait l’interdit de parler catalan. C’est pour ça que J. Cruyff a toujours considéré que la fameuse manita du Barça à Bernabeu, dont il a pris part (5-0 face au Real Madrid en février 1974), était à ses yeux une victoire politique. Dans l’Espagne autarcique de 1974, soit un an avant la mort du Caudillo, J. Cruyff apparaissait comme un héros libertaire aux cheveux longs et complet jean’s se promenant sur les ramblas avec son épouse blonde en mini-jupe. La venue de J. Cruyff, comme pour celle de beaucoup de joueurs étrangers en Liga, marque aussi un début d’ouverture d’une Espagne repliée sur elle-même qui déclinait dans tous les domaines : économique, social et même en football (la Roja n’a pas disputé les coupes du Monde 1970 et 1974). Johan Cruyff est l’agent extérieur qui apporte un souffle libertaire et de jeunesse de manière cool, souriante et pacifique. Outre le 5-0 à Bernabeu face au Real considéré – exagérément – comme club du pouvoir dictatorial, J. Cruyff avait aussi fait plier l’administration franquiste de Barcelone en lui imposant le prénom catalan Jordi, celui de son fils né aussi en février 74. Les prénoms catalans étant interdits, cette victoire symbolique sur l’État-Civil contribua à une popularité éternelle du n°14 dans toute la Catalogne. Reste que, même s’il a choisi de rester vivre à Barcelone et qu’il est devenu plus tard entraineur de la sélection de Catalogne, J. Cruyff ne s’est jamais engagé publiquement pour la cause indépendantiste dont se réclamait son ami Joan Laporta, président du Barça des grandes années 2003-2010.

Est-il un leader générationnel ?

J. Cruyff l’a d’abord été aux Pays-Bas au milieu des années 60. En tant que footballeur prodige et comme rebelle sociétal à la suite de sa suspension démesurée d’un an en 1966, après qu’il eut reçu le premier carton rouge de l’histoire de la sélection nationale. Dans lessixties, il est à la fois considéré dans son pays à l’égal de la déferlante Pop anglaise des Beatles-Stones mais aussi à la Nouvelle Vague du cinéma français, version Godard, rebelle et esthétisante. Mais c’est plus dans les années 70 que Johan a atteint dans le monde entier le statut unique de rock star et de vedette de cinéma qu’un George Best n’avait qu’approché dans les sixties. Aux Pays-Bas, tout le monde voulait adopter un mode de vie « cruyffien » : footballeur beatnik, look décontracté à la Redford, fortune assumée, coolitude de sportif fumeur et mondain, rejet des convenances et des hiérarchies du vieux monde « d’avant », charisme de beau brun ténébreux à la Delon… Tout comme son alter ego de l’époque, David Bowie (mort lui aussi au même moment que Johan) en matière de rock, Cruyff a transcendé une simple passion populaire, le foot, en le rendant à la fois spectaculaire et très sophistiqué. La modernité foot de Cruyff, c’est l’esthétisme, la vitesse supersonique et le sens tactique visionnaire qui élèvent les adorateurs de ce sport à une meilleure compréhension du jeu. En tant que joueur, son influence a été énorme. Pour exemple, les cinq joueurs du Carré magique de Michel Hidalgo (Platini, Tigana, Giresse, Genghini, puis Fernandez) avaient tous été des gamins fascinés par le Hollandais Volant, au point pour certains de revendiquer le n°14 en bleu. Même la plus belle génération du foot français doit quelque chose à Johan Cruyff.

Livre Blanc : Tokyo s’inquiète de la menace montante de la Chine

Fri, 26/08/2016 - 11:55

Le 2 août, le ministère de la Défense japonais (MOD) a publié son document annuel de la défense, intitulé « Défense du Japon 2016 », approuvé par le Cabinet du Premier ministre japonais Shinzo Abe. Le Japon est, en particulier, préoccupé par les activités de remblaiement d’ilots menées par la Chine en mer de Chine du Sud et de militarisation de ces eaux stratégiques et riches d’hydrocarbures et de ressources halieutiques, ce qui a déclenché une course aux armements dans la région. « Il y a une tendance notable entre les pays voisins à moderniser et à renforcer leurs capacités militaires et d’intensifier leurs activités militaires », note ce consistant rapport de 484 pages, 60 pages de plus que l’année dernière, remarque The Diplomat.

Depuis 1989, la Chine a constamment augmenté son budget de défense avec croissance à deux chiffres, selon le MOD japonais et a lancé un programme de modernisation militaire rapide : « La Chine est en train d’effectuer des réformes militaires (…) que certains considèrent comme étant les plus importantes dans l’histoire du pays. (…) Récemment, ces réformes ont eu lieu à un rythme rapide. »

Tokyo est très préoccupé par les développements chinois. Dans l’Est et le Sud de la mer de Chine, Pékin « continue d’agir de manière autoritaire » et est « déterminé à atteindre ses exigences unilatérales sans compromis » et sans tenir compte des normes internationales, remarque le document. En outre, le Livre Blanc de la défense souligne que le mépris de la Chine vis-à-vis des normes internationales pourrait entraîner des « conséquences non intentionnelles ».

Le mois dernier, le tribunal d’arbitrage de La Haye aux Pays-Bas a invalidé les revendications radicales de la Chine dans la mer de Chine du Sud contestée, dans une affaire introduite par les Philippines. Mais la Chine a refusé de reconnaître la décision. Le Japon a alors appelé la Chine à respecter le verdict, dont il a dit qu’il est contraignant. Pékin a répliqué en avertissant Tokyo de ne pas s’immiscer dans cette affaire. La Chine revendique la majeure partie des 3,5 millions de kilomètres carrés de la mer de Chine méridionale, avec le sultanat de Bruneï, la Malaisie, les Philippines, Taïwan et le Vietnam qui, eux aussi, ont des revendications territoriales. Le Japon n’a, lui, aucune revendication territoriale dans cette zone de la mer de Chine mais craint que les bases militaires chinoises ne renforcent l’influence de Pékin sur une région par laquelle passe chaque année l’équivalent de 5 000 milliards de dollars de marchandises, une grande partie allant vers et depuis les ports nippons. Plutôt que de faire face à la Chine directement en déployant des navires de guerre, le Japon préfère fournir de l’équipement et de la formation aux nations d’Asie du Sud, y compris les Philippines et le Vietnam, qui sont les plus opposés aux ambitions territoriales de Pékin.

S’agissant du Nord de la mer de Chine, le rapport énumère diverses incursions chinoises dans les eaux autour des îles Senkaku / Diaoyu, îles japonaises en mer de Chine orientale mais revendiquées par la Chine. Il met en évidence l’entrée d’un navire de guerre chinois dans la zone contiguë autour des îles Senkaku : « C’est le premier cas où un vaisseau chinois militaire entre dans cette zone contiguë ».

Le document rappelle également que l’armée de l’air japonaise a dû faire décoller en alerte ses avions de combat quelques 571 fois au cours de l’exercice 2015 pour intercepter les avions militaires chinois approchant ou s’introduisant dans l’espace aérien japonais. C’est une augmentation significative par rapport à 2014, année déjà marquée par 464 sorties.

Le Livre Blanc consacre 50 pages à l’alliance Japon-Etats-Unis, qui s’est encore renforcée l’an dernier. Il consacre également une section distincte à la réinterprétation de la constitution pacifiste du Japon par l’administration Abe. Le document souligne la nécessité d’une approche plus proactive à l’égard de la sécurité japonaise (la constitution réinterprétée permet désormais « la légitime défense collective » et le soutien militaire limité à des alliés à l’étranger).

Autre sujet abordé dans le nouveau Livre Blanc, le développement nucléaire de la Corée du Nord. Tokyo juge possible que Pyongyang soit parvenu, comme il l’affirme, « à miniaturiser des charges nucléaires et à développer des têtes nucléaires ». Depuis le quatrième essai nucléaire nord-coréen du 6 janvier, qui a provoqué un net durcissement des sanctions de l’ONU à son égard, la Corée du Nord a, en effet, revendiqué toute une série d’avancées techniques inquiétantes.

Autre sujet de préoccupation dans cette région d’Asie du Nord-Est mentionné dans « Défense du Japon 2016 », la puissance militaire montante de la Russie en Extrême-Orient, qui y déploie un arsenal croissant. Le document mentionne aussi les différends territoriaux que le Japon connaît avec la Corée du Sud et la Russie : « La question territoriale sur notre territoire souverain des Territoires du Nord [nom japonais donné aux îles Kouriles sous occupation russe] et Takeshima [nom donné à l’îlot sud-coréen de Dokdo] reste encore en suspens. ». Le terrorisme est aussi une grande préoccupation auquel le Japon doit répondre notamment après l’attaque par des militants islamistes au Bangladesh qui a coûté la vie le mois dernier à sept travailleurs humanitaires japonais et treize autres personnes.

La publication de ce Livre Blanc très attendu n’a pas laissé indifférent son grand voisin. Les médias d’Etat chinois ont condamné le rapport sur la défense, indiquant qu’il attise les tensions dans la région en vue de justifier de nouveaux projets de loi de sécurité du Japon et de se rapprocher des objectifs de longue date de l’administration Abe de réviser la constitution pacifiste japonaise. Le ministre de la Défense chinois, Chang Wanquan, en visite dans la province côtière de Zhejiang, a exhorté forces armées, police et population à se préparer à « une guerre maritime populaire » pour contrecarrer les menaces et sauvegarder sa souveraineté. Quant à l’’agence officielle Chine nouvelle, elle a violemment critiqué ce Livre Blanc, accusant le Japon de « proférer des remarques irresponsables à l’égard de la défense nationale de la Chine et des activités maritimes normales et légales de la Chine dans les mers de Chine orientale et méridionale ».

Face à cela, la nouvelle ministre de la Défense japonaise, la très nationaliste Tomomi Inada, s’en est pris, lors de son premier jour à son poste début août, à la Corée du Nord pour ses « provocations » et à la Chine qu’elle accuse de vouloir « changer par la force le statu quo » dans la région. Les faits récents lui donnent partiellement raison. Outre l’incursion d’un navire de guerre chinois dans les eaux territoriales japonaises au large des Senkaku, Pékin a installé dans une zone disputée de mer de Chine orientale un radar qui pourrait être utilisé à des fins militaires, selon la presse japonaise, un geste qui pourrait aggraver les tensions avec Tokyo. Le ministère des Affaires étrangères japonais s’est plaint auprès de Pékin par les canaux diplomatiques du fait que la Chine a installé un radar de veille de surface et des caméras de surveillance sur une de ses structures marines construites sur un champ gazier revendiqué par les deux capitales, selon le quotidien Nikkei. Il s’agit selon la publication du premier radar connu installé par la Chine sur une de ses structures dans cette zone vraisemblablement riche en pétrole et gaz. Le Japon s’inquiète de ce que la Chine ne cherche à renforcer sa présence militaire dans cette mer. La tension à propos de ces îlots et rochers situés au sud de l’archipel nippon a culminé fin 2012, nuisant sérieusement aux relations bilatérales. Elle n’est pas près de disparaître tant les tensions sont vives et chaque camp reste sur le qui-vive.

Le monde au défi : quelle cohésion internationale ?

Wed, 24/08/2016 - 17:01

Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, répond à nos questions à propos de son ouvrage « Le monde au défi » (Fayard, 2016) :
– Selon vous, la communauté internationale n’existe pas. Pourquoi ?
– La perte du monopole occidental sur les affaires du monde nous conduit-elle à vivre durablement dans un système international instable et chaotique ?
– Le processus d’écologisation permettra-t-il de faire émerger une communauté internationale effective ?

« Le sport permet des revendications politiques »

Tue, 23/08/2016 - 17:15

Rio ou quand les Jeux olympiques se transforment en tribune politique. L’Ethiopien Feyisa Lilesa a franchi la ligne d’arrivée les bras croisés au-dessus de sa tête, comme ligotés, en signe de protestation contre la politique d’Addis-Abeba. Le coureur algérien Taoufik Makhloufi a pour sa part fustigé les responsables sportifs de son pays. Notre invité : Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), auteur de JO politiques aux éditions Eyrolles. Il répond à Jean-Jacques Louarn.

Les JO de Rio sont marqués par une image très forte. L’Ethiopien Feyisa Lilesa a franchi la ligne d’arrivée les bras croisés au-dessus de sa tête, comme ligotés.

Il a expliqué la nature de ce geste en conférence de presse en disant que c’était en soutien aux opposants dans son pays et on pourrait faire une filiation entre ce geste et celui de Carlos et Smith, lors des jeux de 1968, qui avaient tendu le poing lors de la cérémonie de remise des médailles. Alors, effectivement, je crois que ce geste, il lui a donné une signification tout à fait politique par la suite, en conférence de presse.

Oui, il a déclaré : « J’ai des proches en prison. Au pays, si vous parlez de démocratie, ils vous tuent et si je retourne en Ethiopie, peut-être qu’ils vont me tuer ou me mettre en prison. »

Effectivement, ce sont des paroles très fortes. Normalement, les manifestations politiques sont tout à fait chassées par le Comité international olympique (CIO), il faudra voir s’il y a des réactions ou non. Mais il ne l’a pas fait lors de la cérémonie de remise des médailles, il l’a fait lors d’une conférence de presse. Il faut souhaiter que le CIO ne soit pas excessivement sévère avec cet athlète qui a quand même envoyé un message assez fort par rapport à un régime qui, malheureusement, devient de plus en plus répressif. Et finalement, les Jeux olympiques ont servi de tribune à cet Ethiopien.

Autre pavé dans la mare politique, le double médaillé olympique, l’Algérien Taoufik Makhloufi, accuse les responsables du sport en Algérie de sabotage et il semble qu’il ne rentrera pas dans son pays.

Là, encore une fois, les JO ont servi de tribune. C’est vrai que finalement, de nombreux athlètes se plaignent parfois de la gestion de leur fédération, de la gestion de leur comité olympique, et finalement, cela prouve que le sport leur permet des revendications politiques qui ont un écho encore plus important parce que tous les micros sont tendus lors des JO et que toutes les caméras sont braquées sur les JO.

On parle là de l’Algérie, de la gestion du sport en Algérie : défaut de gouvernance, manque de moyens… l’Algérie est-elle un cas isolé sur le continent ?

Non, on sait que dans les pays du Sud, et pas seulement d’ailleurs, il y a parfois des fédérations qui ne sont pas gérées dans la plus parfaite transparence. Finalement, il est peut-être sain que les athlètes essaient de se faire entendre.

Il y a un constat, le poids des Nations africaines est faible au sein des instances internationales sportives. Au CIO, sur les 98 membres actifs du conseil, seuls 14 représentent l’Afrique.

Effectivement, mais il y a eu un rattrapage par rapport à une époque plus ancienne où le Sud n’était pas du tout représenté. Il y a un rééquilibrage qui se fait aussi bien au sein du CIO qu’au sein de la Fifa. C’est une bonne chose et donc effectivement l’Afrique n’a peut-être pas tout à fait sa représentation en termes démographique. Mais elle est beaucoup plus écoutée qu’elle ne l’était auparavant. Et puis, en termes de résultats, on voit que le tableau des médailles commence également à se diversifier.

Vous parlez des médailles, quel bilan tirer ? L’Afrique de l’Est est plus que jamais en pointe. L’Afrique centrale est le très mauvais élève avec un zéro pointé. Et l’Afrique de l’Ouest, quatre médailles seulement.

C’est un problème à la fois de talent, mais également d’organisation de ces talents. L’Afrique de l’Est dans les courses de demi-fond et de fond a une sorte de quasi-monopole. Pour l’Afrique de l’Ouest, cela commence un peu à percer. De belles victoires qui doivent donner envie parce qu’on ne fait pas des champions rapidement, il faut une ou deux générations. Il faut des modèles qui donnent envie de suivre et de dépasser. Il faut aussi que les structures soient là. Elles doivent permettre aux talents de s’exprimer et pour cela, on le voit bien, il faut une décision nationale.

Verra-t-on un jour les JO se tenir en Afrique ?

Pour l’instant, la prochaine candidature, ce sera pour 2028. Pour le moment, aucun pays africain n’a jamais organisé les Jeux. La Coupe du monde est déjà venue en Afrique, mais une Coupe du monde est relativement plus facile à organiser que des Jeux olympiques et effectivement, on ne pourra pas longtemps laisser l’Afrique sans avoir les Jeux. Mais il faut là aussi des moyens, il faut un dossier qui coûte quand même un petit peu d’argent. Peut-être qu’il faudrait réfléchir à une organisation conjointe ou sur une seule ville et là il y a d’une part le problème de la concurrence entre les pays africains et puis l’investissement quand même relativement important nécessaire pour organiser les Jeux. Mais il ne serait que justice que les Jeux olympiques fassent un tour sur le continent africain après avoir été sur les autres continents.

« Ma part de gaulois » – 3 questions à Magyd Cherfi

Mon, 22/08/2016 - 17:02

Chanteur, acteur et écrivain français, Magyd Cherfi est membre du groupe Zebda. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage : « Ma part de gaulois », paru aux éditions Actes Sud.

Vous écrivez : « l’exception française c’est d’être Français et de devoir le devenir ». Que voulez-vous dire?

Je veux dire que dans la rue française, on considère « l’arabe » ou « le noir » comme un immigré, un sans-papiers, un clando, quelqu’un d’ailleurs. Autrement dit, quand on est brun ou noir, on est assigné à « l’ailleurs », tandis que dans la rue américaine, un noir est certes noir mais il est Américain, même dans l’œil du raciste. Ainsi, même contesté, il est assimilé à un citoyen américain. En France, l’évidence est à la couleur de peau et à l’apparence. La législation, le droit – aussi rigoureux soit-il – ne fait pas d’un fils d’Algérien ou de Sénégalais un fils de la Nation. D’ailleurs, au sein de la Nation, aucun symbole ne fait place aux enfants de l’immigration. Il y a une suspicion qui empêche les uns et les autres de se mouler dans un « récit français ». Ce dernier n’est pas à mon sens suffisamment ouvert, universel, mais trop figé dans le patrimonial. Il nous faut prouver sans cesse qu’on est du « cru » A supposer qu’il en reste un assez vivace qui fasse place aux derniers arrivants.
Au fond, les questions à se poser sont multiples : qui est Français ? Qu’est-ce qu’être Français ? Qui est pris pour un Français ? Qui ne l’est pas ? Il y a à mon sens une identité cosmopolite qui se doit d’être énoncée.

Vous écrivez : « le bac est une anecdote pour le blanc et un exploit pour l’indigène ». La situation ne s’est-elle pas spectaculairement améliorée depuis que vous avez décroché le bac ?

Bien sûr que tout ça s’est amélioré ! D’ailleurs, je raconte « mon bac », et c’était il y a une trentaine d’années. Mais ce que j’ai voulu souligner c’est qu’on était a l’époque condamné par ceux de l’intérieur (mes potes de quartier) qui considéraient que réussir c’était adhérer au discours des dominants, donc des oppresseurs et donc des « blancs ». C’était devenir traître à la cause, à la famille et à la religion.
Obtenir son bac c’était passer à l’ennemi. La difficulté n’est donc pas que scolaire pour l’obtention du bac ; elle est aussi psychologique, émotive et identitaire. Ce sentiment de trahir les siens en réussissant par la voie scolaire existe encore aujourd’hui. L’école a été pour moi le meilleur quand elle était pour beaucoup le pire.

À travers les exemples du père d’un de vos amis qui vous demande de féliciter vos parents pour votre parfaite intégration et celui de votre père que tout le monde tutoie directement, peut-on déduire qu’il y a un espace trop étroit entre le mépris et la condescendance que subissent les individus d’origine maghrébine ?

Oui. J’ai voulu soulever le fait qu’en France l’idée d’une bonne intégration fluctue selon les états d’âme des « politiques », parfois de la société, voire des médias. Par exemple on a jamais reproché à Platini ou Zizou de ne pas avoir chanté la Marseillaise et, soudain, quand la société se crispe, dès qu’elle n’est pas vainqueur, elle considère que tel ou tel d’origine maghrébine est un mauvais Français.
Je reproche la fébrilité de la valeur « République ». Moi-même, ayant marché à Toulouse après l’attentat de Charlie, je me suis entendu dire : vous êtes où ? (sous-entendu « vous » les maghrébins). Alors que j’étais venu en Français, fils de la République. On subit l’injonction d’être citoyen et quand on l’est on nous renvoie au gourbi indigène. On n’est jamais le bon Français, en fonction d’une défaite sportive, d’une échéance électorale ou d’une série d’attentats. On est jamais assez bon Français sauf à jouer la carte républicaine plus que les républicains ou celle d’une totale allégeance à la culture judéo chrétienne. On a besoin d’être accepté en tant qu’individus multiples. C’est le sens d’une société qu’on pourrait qualifier, non pas de métisse, mais de moderne.

La communauté musulmane n’existe pas

Sun, 21/08/2016 - 17:27

La prétendue «communauté musulmane» à laquelle se réfère le système politico-médiatique se situe entre la pure fiction et la construction artificielle d’une «communauté imaginaire». Cette notion n’en reste pas moins particulièrement efficace et dangereuse : d’une part, elle tend à englober un ensemble d’individualités dans une masse informe, un être collectif qui sommeillerait au sein – ou aux portes – de la communauté nationale, un Autre qui prend les traits d’un ennemi intérieur. D’autre part, elle suscite chez les personnes de confession ou de culture musulmane une réaction de repli sur soi de nature à forger un lien communautaire nourri par un sentiment d’exclusion et de stigmatisation. Il est donc salutaire de déconstruire cet objet de fantasme. Non seulement la «communauté musulmane» ne peut exister de jure au sein de notre Etat de droit, mais, de facto, elle n’existe effectivement pas au sein de notre corps social.

En droit, l’idée de «communauté musulmane» est contraire à l’ordre constitutionnel de notre République. L’article Ier de la Constitution énonce le principe d’indifférence aux origines et autres confessions religieuses : la République française ne connaît que des citoyens, égaux dans leur relation directe avec l’Etat. Le principe d’unité et d’indivisibilité de la nation ainsi sous-tendu interdit la reconnaissance d’une quelconque minorité ou catégorie de Français. La jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui établit un lien entre unité et égalité des citoyens, a déjà eu l’occasion d’expliciter l’interdiction de toute différenciation : la France, du moins pour la métropole, ne connaît que le peuple français, un peuple «un et indivisible» exempt de minorités et uniformément soumis à la même loi nationale. L’analyse constitutionnelle qui prévaut est claire, à savoir le refus de la reconnaissance de groupes d’individus liés entre eux par des intérêts divers, des communautés ou ethnies.

Et pourtant. Au lieu d’être considérés comme citoyens et membres de la communauté nationale, les individus de confession ou de culture musulmane sont perçus à travers un regard racialisé, occupé de spécificités ethno-culturelles, desquelles on déduit l’appartenance présumée à une communauté supposée. Contraire à notre conception de la République, cette représentation est sociologiquement infondée. Le label «communauté musulmane» ne correspond à nulle catégorie sociale homogène ou à un quelconque bloc monolithique. Les individus musulmans – car il s’agit d’abord d’individualités – ont (par définition) une identité plurielle. Celle-ci nourrit une hétérogénéité collective qui discrédite l’idée même de «communauté musulmane». Ainsi, malgré des origines sociales le plus souvent modestes et l’appartenance d’une majorité d’entre eux aux classes sociales défavorisées, l’accès à l’enseignement supérieur et l’augmentation du nombre / niveau de diplômés / diplôme est source de distanciation intergénérationnelle (parents / enfants) et de diversification des profils et parcours socioprofessionnels intragénérationnelle. Cette hétérogénéité sociale se trouve confortée par un rapport diversifié à la foi – une même personne peut se considérer de culture musulmane tout en étant athée – et à la pratique religieuse. Cette diversité s’explique par une affirmation de l’individualité (les musulmans existent d’abord en tant qu’individu), mais aussi par l’absence d’uniformité au sein d’une religion non hiérarchisée, traversée par de nombreux courants doctrinaux. Du reste, seule une infime minorité adhère au salafisme et affiche son appartenance religieuse dans l’espace public, la norme étant de confiner la pratique religieuse au sein du strict cadre privé. Un processus de sécularisation est aussi à l’œuvre parmi les musulmans de France… C’est ce phénomène global d’individualisation et de différenciation qui nourrit la crise de représentativité-légitimité du Conseil français du culte musulman.

JO : «Un moyen de montrer sa puissance, mais pacifiquement»

Fri, 19/08/2016 - 17:23

Directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques, Pascal Boniface a publié plusieurs ouvrages sur le sport et la géopolitique, dont JO politiques, aux éditions Eyrolles.

Comme à Londres en 2012, il n’y a jamais eu autant de pays à gagner des médailles à Rio, dont des petits pays qui n’en avaient encore jamais remporté. Est-ce le signe d’une démocratisation des Jeux, symbole de la mondialisation ?

En 1972, une cinquantaine de pays avaient obtenu des médailles. En 1996, ils étaient 79, et en 2012, 85. A Rio, on en est à 81, et les Jeux ne sont pas terminés. Parmi ces «pays», l’équipe des réfugiés et le Kosovo, qui n’est pas reconnu à l’ONU. Contrairement aux Coupes du monde, tous les pays et tous les sports sont représentés aux JO : chacun peut avoir sa chance. La multiplication des sports présentés permet aussi à chaque pays de cultiver un effet de niche, pour améliorer ses chances d’obtenir une médaille.

Y a-t-il des stratégies différentes entre les pays qui ont un poids économique et démographique important, et les pays beaucoup plus modestes ?

Plus que le poids, c’est plutôt la capacité des pays à investir dans le sport qui permet les performances. Les Etats-Unis sont la puissance globale, ils peuvent investir dans tous les sports. Mais tous ont des niches, comme la Grande-Bretagne, la Russie ou la Chine. Ce n’est pas le PIB qui permet le résultat mais plutôt la spécialisation et un effet d’entraînement. Lorsqu’un pays obtient des résultats, comme la Jamaïque au sprint, cela vient motiver tous les jeunes du pays pour faire du sprint. La démographie n’a rien de surdéterminant, sinon l’Inde, le Brésil ou l’Indonésie seraient à un autre rang au classement. La vraie question, ce sont les moyens mis dans des structures pour la pratique du sport.

A l’instar de la Grande-Bretagne (lire ci-dessous), l’argent investi joue beaucoup dans le succès d’une délégation…

La Grande-Bretagne avait une volonté politique forte de développer ses performances sportives bien avant les JO de Londres en 2012. C’est l’Etat qui organise le sport, ou laisse le sport s’organiser, comme aux Etats-unis. Après le fiasco de Rome en 1960 [la France était repartie avec cinq médailles dont aucune d’or], le général de Gaulle avait pris des mesures pour que la France ne soit plus ridicule dans les enceintes olympiques : il estimait que le rayonnement du pays passait par le sport. Les Britanniques ont poussé plus loin cette logique. Tous les moyens ont été donnés pour que les performances soient au rendez-vous.

Comment expliquer le poids olympique dérisoire de l’Inde malgré son poids démographique et économique croissant ?

Tout d’abord, le rapport particulier des hindous au cuir rend difficile la pratique de beaucoup de sports. Le système de castes, qui n’existe plus officiellement, persiste aussi dans les mentalités. Pas simple dès lors de se dépasser pour exprimer son talent sportif. Enfin, il n’y a jamais eu d’organisation étatique du sport. Il n’y a guère d’infrastructures, à part pour le cricket. Ce fossé entre le statut auquel prétend l’Inde – être la 6e puissance mondiale – et sa position de 81e puissance sportive aux JO embarrasse les autorités. Un jour ou l’autre, le gouvernement organisera un système sportif national.

Quand on regarde le classement des primes à la médaille, on voit qu’il y a autant des régimes autoritaires que de régimes démocratiques qui rémunèrent bien leurs médaillés…

Pour de petits pays qui ne rayonnent pas souvent aux JO, c’est un moyen de récompenser celui qui devient un héros en rapportant une médaille. Au-delà de la prime que peut donner un Etat, c’est surtout la considération, la gloire, qui importe aux athlètes. Les médaillés aux JO deviennent des figures éternelles du sport, d’autant plus dans les pays où les médaillés sont rares. Une place sur le podium donne une aura nationale pour le restant de ses jours.

Briller aux JO par le nombre de médailles reste-t-il un moyen de s’imposer symboliquement sur la scène géopolitique ?

Oui, car la concurrence est de plus en plus rude pour exister sur une scène internationale toujours plus encombrée. On voit bien à Rio que la médiatisation de cet événement sportif est sur une pente ascendante. Regardez le nombre de chaînes de télévision et de journaux qui couvrent quotidiennement les compétitions. Il y a à la fois une diversification et une concentration de la notoriété. Le fait de réussir aux Jeux devient de plus en plus important pour les pays et reste un moyen non seulement de montrer sa puissance, mais de le faire pacifiquement, de façon sympathique.

Est-ce qu’il n’y a pas un paradoxe entre cette visibilité croissante des Jeux, leur hypermondialisation et le traitement cocardier, quasi nationaliste de beaucoup de médias ?

A part certaines remarques déplacées, c’est un nationalisme soft qui s’exprime aux JO. C’est le paradoxe du sport : il est le symbole même de la mondialisation, mais alors que celle-ci efface les identités nationales, les Jeux viennent les renforcer. C’est un moyen de recréer du lien national. Regardez en France, Valérie Pécresse et Anne Hidalgo sont allées ensemble défendre la candidature de Paris pour les Jeux de 2024. Tous les représentants politiques, malgré leurs divergences, sont à l’unisson pour célébrer Teddy Riner et tous les médaillés français. Ceci est vrai dans tous les pays. Tout le monde se regroupe derrière les héros de l’identité nationale que sont les sportifs qui participent aux Jeux olympiques.

Propos recueillis par Christian Losson et Aude Massiot

L’autoritarisme structurant de la vie politique en Turquie

Wed, 17/08/2016 - 17:38

Depuis ses origines, la République de Turquie est une république de combat. Durant la période kémaliste, les élites s’employèrent à fonder une identité turque, musulmane et sunnite, qui s’incarna notamment par les exclusions ethno-religieuses. Les acteurs politiques gouvernementaux ont alors systématiquement développé une pratique d’instrumentalisation de l’État. L’accession du Parti de la justice et du développement (AKP) au gouvernement en 2002 ne modifie pas la problématique, mais cette dernière va bénéficier à de nouveaux groupes sociaux. En ce sens, l’autoritarisme de l’AKP et sa conception très instrumentale de la démocratie s’inscrivent dans la continuité historique de la République, et donc de ses prédécesseurs.

À cette donnée fondamentale s’ajoute une autre constante de l’histoire politique de la Turquie républicaine qui voit s’affronter deux Turquie, l’une musulmane, conservatrice et économiquement
libérale, et l’autre moderniste, élitiste et laïque au sens turc du terme. Recep Tayyip Erdogan a parfaitement compris que plus il active cette opposition traditionnelle, plus il progresse électoralement, car il se trouve sans faillir du côté de la majorité sociologique du pays, qui s’affirme comme musulmane et conservatrice.

C’est pourquoi, en dépit de sa stratégie liberticide et des fortes présomptions de corruption qui touche le pouvoir, on peut constater un fort réflexe légitimiste au sein de la base sociale et électorale de l’AKP. Depuis la fin 2013, cette base a été convaincue que la communauté Gülen préparait effectivement un coup d’État et qu’il valait mieux des dirigeants éventuellement des urnes, plutôt que des dirigeants putschistes. De même, au cours de l’année 2015, c’est clairement la mise en œuvre de la stratégie de la tension par Recep Tayyip Erdogan, et le fait qu’il se présente comme le seul capable de défendre le pays contre les agressions terroristes dont la Turquie est victime, qui permet à son parti de remporter les élections législatives, même s’il dut s’y reprendre à deux fois (juin et novembre). La tentative de coup d’État du 15 juillet dernier lui fournit une nouvelle occasion pour diminuer le champ des libertés publiques, c’est en ce sens que les pitoyables responsables de ce putsch portent une très grave responsabilité dans la dégradation de la situation.

Depuis 2010-2011, la dérive autoritaire du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan est souvent évoquée, mais
il semble en réalité plus juste de parler d’une pratique d’instrumentalisation du pouvoir qui s’inscrit dans une longue histoire. C’est en ce sens que la politique menée par le président turc ne correspond pas véritablement à ce que d’aucuns présentent comme une islamisation de la société et la réalisation d’un « agenda caché ». Certes, par rapport à la période kémaliste, on peut considérer qu’il existe des formes de rupture au niveau des signes identitaires mobilisés par le pouvoir et que le registre religieux et les symboles de l’islam sont plus fréquemment utilisés par l’AKP, mais cela correspond aux aspirations d’une forte partie de la société.

En réalité, la stratégie utilisée par Recep Tayyip Erdogan rend parfaitement compte de sa conception singulière de la démocratie, ce qui fut particulièrement limpide au moment du mouvement de contestation de Gezi à la fin du printemps 2013 (du nom d’un petit parc de promenade d’Istanbul, dont le projet de destruction a fait naître un fort mouvement de protestation).

Confronté pour la première fois à un mouvement social d’une telle ampleur depuis son accession au pouvoir, celui qui était à l’époque encore premier ministre a alors clairement explicité sa conception de l’exercice du pouvoir. Non pas tant par l’usage d’une répression, pourtant disproportionnée, mais par le discours de polarisation qu’il utilisa, notamment à l’occasion d’impressionnants meetings de masse organisés par l’AKP pour mettre en place des contre-feux politiques à l’encontre du mouvement. Il expliqua alors très clairement que, disposant d’une majorité parlementaire et politique – ce que personne ne contestait –, il était en situation de prendre seul les décisions qui s’imposaient. Ainsi, bénéficier de la majorité politique dispense, selon R. T. Erdogan, de prendre en compte les revendications des mouvements de contestation et les propositions de l’opposition. Conception, on en conviendra, singulièrement restrictive de la pratique démocratique.

Ce langage de polarisation systématique s’appuie sur un profond conservatisme qui sourd de la société turque et d’une pratique séculaire de l’autoritarisme politique, parfaitement intégrés, et instrumentalisés, par le président turc. C’est aussi pourquoi ce dernier attise la confrontation permanente et en fait un mode de gouvernement. Dans ce contexte, la question de la présidentialisation est devenue centrale. Le président turc reconnaît la légitimité électorale, mais, une fois élu, il considère qu’il est en droit de décider seul ce qu’il pense juste pour le pays. D’où, à ses yeux, la nécessité d’un régime présidentiel, considérant que le travail parlementaire ou celui de la justice sont autant de freins pour agir avec rapidité. Au moment où un véritable cours liberticide est à l’œuvre, on comprend le danger d’une telle décision si elle devait être actée. La Turquie deviendrait alors ce qu’Alain Rouquié appelle « les démocraties hégémoniques », au sein desquelles les majorités s’érigent en totalité et les minorités, obligées d’obtempérer sous menace d’être désignées comme ennemis de la nation.

Même s’il est encore trop tôt pour évaluer précisément les inquiétantes conséquences de la tentative de coup d’État du 15 juillet, nous pouvons d’ores et déjà considérer qu’une nouvelle période politique est en train de s’ouvrir. Recep Tayyip Erdogan fait, une fois de plus, la preuve de son extraordinaire capacité de réactivité et profite du choc induit pour procéder à l’éradication de tout ce qui peut, selon lui, constituer des formes d’opposition. L’ampleur de la purge à l’œuvre est telle qu’elle est en passe de reformater l’appareil d’État lui-même en entraînant des bouleversements politiques considérables.

« Ne pas exclure la Russie est une décision éminemment géopolitique »

Tue, 02/08/2016 - 22:32

Quelle lecture faites-vous de la décision du CIO de confier aux fédérations internationales la responsabilité de l’exclusion des sportifs russes ?

Le CIO a pris une décision éminemment géopolitique. Les preuves d’un dopage organisé à l’échelle nationale étaient évidentes, mais le CIO n’a pas voulu imposer à la Russie l’humiliation d’être le troisième pays exclu des JO de façon globale après l’Afrique du Sud de l’apartheid et de l’Afghanistan en 2000 à la suite de la prise du pouvoir par les talibans et l’interdiction faite aux femmes de pratiquer le sport. J’imagine que, de son point de vue, le CIO a voulu prendre une position médiane de sanctionner des sportifs russes convaincus de dopage sans sanctionner la Russie comme nation. Poutine et les Russes vont crier au complot occidental, les Occidentaux vont penser que la punition n’est pas assez sévère. C’est néanmoins un revers important pour Poutine. L’image de la Russie est endommagée.

Quelle place peut, dans un contexte politico-économico-sportif trouble ces derniers mois, occuper la Russie à Rio ?

La Russie, qui va organiser la Coupe du monde de football dans deux ans, a subi un camouflet avec la décision de la Fédération internationale d’athlétisme de bannir ses athlètes des JO. Il va y avoir une moins bonne ration de médailles que d’habitude pour la Russie. Et, par ailleurs, son équipe de football a été éliminée dès le premier tour de l’Euro et, à deux ans de leur Mondial, ce sont, plus que les footballeurs, les hooligans russes qui se sont fait remarquer. Alors que l’enjeu du Mondial est extrêmement important pour Poutine, il y a des défis à relever, en termes d’image et de sécurité d’ici deux ans. Il faudra un Mondial 2018 particulièrement réussi sur le plan de l’accueil des équipes et des supporteurs étrangers mais également sur le plan de la qualité du football de l’équipe russe pour modifier cela. Poutine a misé sur le sport mais là il a perdu des points en termes d’image.

Que doivent aujourd’hui représenter les JO et que doivent-ils éviter ?

Les soupçons de dopage sont extrêmement importants, il est donc essentiel qu’ils soient sanctionnés. Le fait d’avoir intensifié la lutte contre le dopage et de pouvoir remonter dans le temps pour trouver ceux qui ont triché représente une garantie pour l’avenir, que les Jeux soient plus respectueux de l’intégrité du sport. Les JO doivent donner une image positive, celle d’une véritable compétition ouverte dans laquelle tout le monde est représenté et où la triche est interdite. Le Village olympique, de par la communion d’athlètes venant d’une multitude de pays et de sports différents, est une représentation symbolique d’un village global et d’une humanité.

Vous écrivez que Rio sera une grande fête du sport, en êtes-vous toujours aussi sûr au regard des scandales charriés par le sport ces derniers mois et les difficultés politiques et économiques du Brésil ?

Ce ne sera pas le triomphe attendu lorsque Rio avait été désignée ville hôte en 2009, entre-temps le Brésil a baissé de rang, des scandales ont éclaté. Il y a eu des remises en cause de la classe politique, le pays a un problème de gouvernance, mais je pense qu’il y aura une parenthèse enchantée à partir de vendredi. Les différentes compétitions permettront aux uns et aux autres de se transcender sur le plan sportif et de donner de la joie aux spectateurs et aux téléspectateurs et je pense que les Cariocas auront à cœur d’accueillir au mieux possible tous les visiteurs étrangers.

Quels sont les enjeux de ces premiers Jeux en Amérique du Sud ?

Pour les Brésiliens de montrer qu’au-delà de leurs problèmes actuels, politiques et économiques, ils sont à l’heure au rendez-vous, que les infrastructures sont prêtes, qu’ils sont capables d’être les hôtes non seulement des JO mais du monde entier. La façon dont les Jeux se tiendront, dont les infrastructures seront utilisées, le visage qu’offrira la ville aux visiteurs sur place mais aussi aux centaines de millions de téléspectateurs, c’est un enjeu extrêmement important pour l’avenir de la ville et du pays.

Propos recueillis par Jean-Julien Ezvan

Conflit du Haut-Karabagh : le ressenti des acteurs locaux

Tue, 02/08/2016 - 22:14

Vladimir Poutine a rencontré ses homologues arménien et azerbaidjanais le 20 juin dernier dans le but de consolider le cessez-le-feu dans la région disputée du Haut-Karabagh. Les présidents arménien et azerbaidjanais s’étaient déjà retrouvés le 16 mai à Vienne sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en réaction à la « guerre des quatre jours » qui a éclaté entre le 2 et le 5 avril dernier le long de la ligne de contact entre le Haut-Karabakh et l’Azerbaïdjan et qui a donné lieu aux affrontements les plus meurtriers depuis 1994. A l’occasion de cette rencontre, le ministre russe des Affaires étrangères Serguei Lavrov n’avait pas hésité à afficher un certain optimisme en affirmant avoir senti un désir de compromis de la part des protagonistes. Les deux présidents avaient démontré leur attachement à une résolution négociée du conflit et étaient convenus d’une nouvelle rencontre dans le but d’accélérer les discussions sur une solution permanente au conflit. Toutefois, alors que les affrontements violents d’avril ont remis le Haut-Karabagh sur le devant de la scène, les obstacles à une résolution du conflit demeurent nombreux et le statu quo demeure une solution confortable. C’est ce qui ressort de l’enquête de terrain menée sur place par l’équipe de chercheurs Caucasus Initiative auprès des acteurs locaux.

Situé de jure sur le territoire de l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabagh rassemble une population de 150 000 habitants presque exclusivement arménienne (97%), qui a connu une croissance démographique notable depuis une dizaine d’années. Peuplé des siècles durant d’Arméniens chrétiens et d’Azéris turciques, ce territoire a été intégré à l’empire russe au XIXe siècle avant d’être transformé en région autonome intégrée à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan au début des années 1920. Consécutivement à l’affaiblissement du contrôle soviétique à la fin des années 1980 et à un vote parlementaire pour intégrer la région à l’Arménie, les frictions entre Arméniens et Azéris se sont transformées en véritable conflit armé, faisant entre 20 000 et 30 000 morts entre 1988 et 1994. Le Haut-Karabagh est ainsi passé sous contrôle de la population d’origine arménienne qui s’est également emparée de territoires azerbaidjanais au delà de cette région, devenus des zones tampons avec l’Arménie, et qui constituent un enjeu primordial dans les tentatives de résolution diplomatique actuelles. Autoproclamé république autonome fin 1991, depuis le cessez-le-feu conclu en mai 1994 sous médiation russe, le Haut-Karabagh est depuis sous la « protection » de l’Arménie, considérée comme pays occupant par l’Azerbaïdjan, et principal financier et gardien militaire du territoire. Aujourd’hui, contrairement aux autres conflits du Sud du Caucase qualifiés de « gelés », les accrochages sont fréquents sur la ligne de contact et l’on compte régulièrement des victimes dans les deux camps[1]. De plus, des démarches diplomatiques sont toujours en cours en vue d’accélérer une résolution du conflit.

Tout d’abord, alors que la rencontre diplomatique de mai dernier affichait pour ambition de répondre de manière urgente à l’aggravation récente des tensions sur la ligne de désengagement début avril, rien ne porte à conclure que des avancées concrètes aient été faites dans le sens d’une résolution du conflit à court terme. Le communiqué publié par les parties sur les résultats de cette réunion stipule en effet leur volonté de finaliser rapidement le mécanisme de contrôle de l’OSCE, et de poursuivre l’échange de données sur les personnes disparues sous les auspices du Comité International de la Croix Rouge (CICR). Si ces questions sont primordiales s’agissant d’un territoire auquel les acteurs internationaux gouvernementaux et non gouvernementaux n’ont pas accès et où les violations des droits de l’homme sont invoquées sous formes de rumeurs, ces seules mesures concrètes évoquées publiquement à l’issue de cette rencontre n’ont rien d’innovant. Il faut également souligner le caractère fragile de la trêve convenue le 5 avril dernier au quatrième jour des combats. Largement présentée comme un cessez-le-feu, cette dernière s’est toutefois limitée à un accord oral de cessation des hostilités encadré par Moscou, tel que le souligne Richard Giragossian, directeur du Regional Studies Center à Erevan[2]. Selon ce dernier, bien que les parties au conflit partagent le même objectif diplomatique consistant à éviter la guerre, l’absence de dissuasion signifie que rien n’empêche les forces azerbaidjanaises d’attaquer de nouveau.

L’escalade d’avril dernier s’inscrit par ailleurs dans un contexte de heurts réguliers et constants sur la ligne de contact et d’une réactivation notable du conflit depuis août 2014. Ces deux dernières années ont ainsi vu un accroissement considérable de l’intensité et de la fréquence de ces incidents sur et au-delà de la ligne de contact, notamment illustrés par l’usage d’armes lourdes à proximité de zones civiles. A cela s’est ajouté le gel de nombreux programmes de coopération orchestrés par des ONG locales et qui avaient vocation à maintenir des liens concrets entre les populations des deux côtés de la ligne de contact. Cette évolution s’inscrit aussi dans le contexte d’une course aux armements entre les parties dans laquelle Moscou joue un rôle central. Selon le Stockholm International Peace Research Institute[3], 85% des importations d’armes de l’Azerbaïdjan sont venues de Russie ces cinq dernières années, notamment du matériel haut de gamme à l’image des Mig-29, ou encore des drones israéliens Hermes-450 et Orbiter, ce qui confère un avantage stratégique aux Azerbaïdjanais.  Une évolution qui n’est pas sans conséquence sur les relations entre Moscou et Erevan, où le mécontentement public vis-à-vis de l’attitude russe s’est fait plus vocal dernièrement. La rumeur selon laquelle un accord informel aurait été conclu entre Moscou et Bakou dans lequel Moscou se serait engagé à ne pas intervenir dans le Haut-Karabagh tant que l’Arménie ne remettait pas en cause sa qualité d’allié stratégique a largement convaincu dans le Haut-Karabagh[4], où l’on s’attache à relativiser l’influence russe sur le territoire. Le Haut-Karabagh se voit comme le seul pays post-soviétique dans cette position d’indépendance vis-à-vis de la Russie et le conflit d’avril comme une tentative russe de justifier le déploiement de peacekeepers dans la région. L’adhésion de l’Arménie à l’Union eurasiatique fin 2014 a ainsi été reçue avec méfiance dans le Haut-Karabagh.

Un autre obstacle dans le processus actuel de tentative de résolution du conflit est l’absence de concessions territoriales réciproques envisagées. Pour l’Arménie comme pour l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabagh est un enjeu de fierté et de souveraineté nationale, consubstantiel aux rhétoriques nationalistes des gouvernements respectifs depuis plus de vingt ans. Quant aux autorités du Haut-Karabagh, leur objectif consiste à éviter à tout prix de tomber sous le joug azerbaïdjanais[5]. Dès lors, être indépendant ou faire partie intégrante de l’Arménie importe peu aujourd’hui tant que le Haut-Karabagh échappe au contrôle azerbaidjanais et que sa spécificité par rapport à l’Arménie est reconnue. Effectivement, dans le Haut-Karabagh, on s’accorde à souligner une culture et une identité commune avec l’Arménie, identité d’ailleurs évoquée comme régionale, mais qui ne saurait cacher le caractère unique de ce territoire. La politique étrangère actuelle du Haut-Karabagh sert trois objectifs: la résolution du conflit, la reconnaissance internationale et la construction de liens mutuellement bénéfiques. Pour y parvenir, la stratégie adoptée est multilatérale et la reconnaissance doit se faire à tous les niveaux (communal, étatique et international). Lorsqu’a été mentionnée la possibilité de céder une partie des territoires occupés par l’Arménie autour du Haut-Karabagh en échange d’un statut amélioré pour le Haut-Karabagh, les autorités locales ont affiché un refus catégorique. Pour le porte-parole du président autoproclamé, les zones tampons autour du Haut-Karabagh répondent à une logique sécuritaire issue du mouvement de libération nationale avant la proclamation de la République et toujours indispensable pour préserver l’intégrité territoriale du Haut-Karabagh. Difficile dans ces conditions d’envisager un compromis. Pour les autorités du Haut-Karabagh, la stratégie du président azerbaidjanais vis-à-vis du Haut-Karabagh répond à des préoccupations strictement internes pour garder le pouvoir et « survivre » alors que ce dernier voit en la « libération » du Haut-Karabagh une opportunité de s’imposer comme un prophète, une « tentation » perçue comme dangereuse sur place.

Malgré les pertes humaines régulièrement enregistrées sur la ligne de désengagement depuis les années 1990, la situation la plus confortable, pour les dirigeants du Haut-Karabagh, est d’ailleurs d’entretenir le statu quo, considéré comme ayant fait ses preuves ces vingt-deux dernières années[6]. Les autorités du Haut-Karabagh s’efforcent ainsi de montrer qu’elles ont su s’accommoder du conflit, voire en tirer profit. Pour le ministre des Affaires étrangères de cet Etat qui n’existe pas, Karen Mirzoyan, l’impossibilité pour son pays d’utiliser son aéroport flambant neuf, au risque de voir ses avions éliminés par les forces azerbaïdjanaises, ne constitue par exemple pas un obstacle au développement de son pays[7]. Cette apparente complaisance tranche avec la stratégie internationale du Haut-Karabagh, pour laquelle la reconnaissance par la communauté internationale est nécessaire en vue d’organiser un référendum et d’envisager un rattachement démocratique à l’Arménie. Pour le ministère des Affaires étrangères du Haut-Karabagh, si le Haut-Karabagh ne fait pas partie de l’Arménie, la division entre les deux est considérée comme artificielle, et le référendum doit être la seule option envisagée dans la mesure où « il revient au peuple du Haut-Karabagh seulement de décider de son futur »[8]. La banderole « We believe in our future » qui fait face au ministère sur une des artères principales de la capitale Stepanakert ne sont pas sans le rappeler. La perspective du rattachement est toutefois problématique pour les personnalités politiques en place dans le Haut-Karabagh qui verraient leur poste et leur légitimité directement menacés, alors qu’ils ne représenteraient plus qu’une structure régionale tout au mieux.

Quoiqu’il en soit, dans le Haut-Karabagh, on se prépare au combat. Bien que le budget militaire ne soit pas divulgué, David Babayan considère, non sans malice, que le niveau des troupes s’élève à l’intégralité de la population de l’entité séparatiste. C’est ce qu’il nomme « le facteur humain ». La mobilisation populaire est effectivement palpable sur place, où personnel scolaire et écoliers se sont par exemple rassemblés pour fabriquer des camouflages à envoyer au front sur les heures habituellement consacrées aux programmes de création artistique. Le caractère mature des forces armées locales est largement revendiqué, et elles sont considérées comme les meilleurs peacekeepers qu’ils soient par le ministre autoproclamé des Affaires étrangères, un point sur lequel n’a pas manqué de revenir le président arménien dans son adresse du Jour de la Victoire le 9 mai 2016. Dès lors, selon Karen Mirzoyan, la coopération militaire entre l’Arménie et le Haut-Karabagh repose avant tout sur le fait qu’ils partagent le même ennemi. Dans ce contexte, la propagande est capitale et on assiste effectivement à une réactivation du sentiment nationaliste alors que la menace sur place est perçue comme imminente. Les réactions aux affrontements violents d’avril, des deux côtés de la ligne de front, ont effectivement ravivé l’usage d’une rhétorique nationaliste à caractère haineux, devenue de plus en plus agressive ces dernières années, et qui laisse sceptique sur la capacité des parties à parvenir à un compromis dans le processus actuel de tentative de règlement du conflit. Dans ce contexte de nationalisme exacerbé, tous les camps revendiquent la victoire. Alors que l’Azerbaïdjan se félicite d’être parvenu, pour la première fois depuis la fin de la guerre en 1994, à gagner quelques centaines de mètres de terrain sur les territoires perdus, l’Arménie affirme quant à elle avoir démontré sa capacité de défense et de mobilisation en soutien aux forces locales du Haut-Karabagh. La mobilisation et l’arrivée de nombreux volontaires d’Arménie et de la diaspora en soutien aux milices du Haut-Karabagh sont également invoquées pour démontrer le caractère uni du peuple arménien et du Haut-Karabagh.

Ainsi, bien que les affrontements récents dans le Haut-Karabagh aient eu pour mérite de relancer le dialogue et les initiatives diplomatiques en vue de la résolution du conflit, le statu quo semble toujours s’imposer comme le moindre mal sur place, bénéficiant à plusieurs niveaux aux différents acteurs, des autorités autoproclamées du Haut-Karabagh jusqu’au médiateur russe.

[1] http://www.iris-france.org/74821-affrontements-au-haut-karabakh-vers-une-reactivation-du-conflit-armenieazerbaidjan/
[2] Entretien avec Richard Giragosian, Directeur du Regional Studies Center (RSC), Erevan, le 10 mai 2016
[3] Aude Fleurant, Sam Perlo-Freeman, Pieter D. Wezeman, Siemon T. Wezeman, « Trends in International Arms transfers, 2015 », SIPRI Fact Sheet, February 2016
[4] Réunion au Ministère des Affaires étrangères du Haut-Karabagh avec des représentants d’ONG locales et un représentant du parti d’opposition, Stepanakert, 13 mai 2016
[5] Entretien avec David Babayan, Porte-parole du président autoproclamé, Stepanakert, le 12 mai 2016
[6] Entretien avec David Babayan, Porte-parole du président autoproclamé, Stepanakert, le 12 mai 2016
[7] Entretien avec Karen Mirzoyan, auto-proclamé ministre des Affaires étrangères de la République du Haut-Karabagh, Stepanakert le 13 mai 2016
[8] Entretien avec Karen Mirzoyan, auto-proclamé ministre des Affaires étrangères de la République du Haut-Karabagh, Stepanakert le 13 mai 2016

Terrorisme : Ne pas rentrer dans le piège de Daech

Wed, 27/07/2016 - 19:13

La multiplication du nombre d’attentats terroristes crée un trouble profond chez les responsables politiques, les commentateurs, les médias et le public.

Comment qualifier le phénomène ? S’agit-il d’une troisième guerre mondiale ? Il y a bien des attentats à l’échelle mondiale. L’idéologie de Daesh est bien totalitaire et haineuse. Mais Daesh n’est pas l’équivalent de l’Allemagne nazie (ni de l’Union soviétique) en termes de puissance. Ses dirigeants voudraient sans doute anéantir le monde occidental, mais ils n’en ont tout simplement pas les moyens. Les présenter comme une menace de guerre (mondiale ou non) ne peut que les flatter, les renforcer et leur permettre de galvaniser de nouvelles recrues.

Mais la menace est durable et multiforme. Mais même si Daesh perdait son assise territoriale, les attentats ne cesseraient pas car le vivier de ceux qui sont d’ores et déjà prêts à passer à l’acte est trop nombreux.

Quatre cinquièmes des Français et des Allemands estiment que le nombre d’attentats va augmenter mais ces chiffres ne disent pas s’il s’agit d’un constat lucide et froid ou d’un sentiment de panique qui aurait atteint les citoyens des deux pays.

Quand on regarde leur comportement, on a plutôt le sentiment d’une forte résilience : les citoyens sont inquiets mais ils ne vivent pas cloîtrés. Malgré les signaux alarmistes, les foules ont été nombreuses sur les routes du Tour de France et les fans zones de l’euro ont fait le plein.

On ne peut pas protéger tous les sites, le risque zéro n’existe pas. Parmi ceux qui ont commis des attentats, il y a des djihadistes déterminés ayant fait des passages en Syrie et en Irak. Mais il y a également des esprits dérangés, des psychopathes auxquels Daesh donne un cadre idéologique justificateur et une possibilité d’auto glorification. Plus on parlera terrorisme, plus on suscitera des vocations parmi ces esprits faibles, par mimétisme. Je reste convaincu que s’il faut toujours agir avec détermination, le fait d’en parler autant des attentats et de leurs auteurs et de le mettre en scène à ce point aggrave le mal.

L’opposition a le droit de critiquer le gouvernement, y compris lors de circonstances dramatiques. Mais croit-on qu’il suffirait d’une alternance politique pour mettre fin au terrorisme ? Le débat légitime a dégénéré en polémiques qui ne peuvent que réjouir les ennemis de la France.

Des responsables politiques français de tous bords ont cédé à la pression médiatique en commentant des attentats sans pour autant avoir les éléments de l’enquête. Sans parler de certains commentateurs dont certains parlent sur du vide.Indirectement, ils tombent dans le piège que leur tend Daesh. On a vu des déclarations prématurées, intempestives, loufoques voire ridicules et donc scandaleuses. Certaines d’entre elles étaient plus destinées à satisfaire les attentes supposées du public qu’à apporter des solutions concrètes efficaces et pertinentes à la lutte contre le terrorisme.

Ceux qui ont soutenu la guerre d’Irak en 2003 ou qui proposaient encore récemment de bombarder l’Iran, seule façon à leurs yeux de l’empêcher d’avoir accès à l’arme nucléaire, sont mal placés pour nous expliquer doctement comment lutter contre le terrorisme.

Quels sont les buts de Daech ? Nous faire du mal et nous faire souffrir, c’est fait. Nous terroriser, ce n’est pas encore le cas. Prendre l’ascendant sur notre agenda politique et médiatique, c’est en train de se produire, hélas. Accéder à la notoriété, apparaître comme une superpuissance, nous sommes en train de les aider à réussir. Opposer musulmans et non musulmans, cet objectif n’est pour le moment atteint que dans des parties limitées de l’opinion mais certains « experts » et responsables politiques semblent contribuer fut ce involontairement a cet objectif.Le clivage n’est pas entre les partisans d’une ligne dure et les « laxistes » il est entre ceux qui vendent l illusion de solution a court terme et ceux qui ont le courage de dire au public qu il faut une perspective de long terme

Barak Obama a raison de dire que Daech ne constitue pas une menace existentielle. Mais elle pourrait le devenir. Si nous tombons dans son piège, si nous contribuons à privilégier l’émotion sur la réflexion ,le court sur le long terme, les déclarations spectaculaires et martiales aux solutions réalistes, ce serait une prophétie auto réalisatrice.

Une nouvelle ère politique en Turquie

Wed, 27/07/2016 - 19:05

La singulière tentative de coup d’Etat fomentée le 15 juillet par des putschistes faisant preuve de beaucoup d’amateurisme induit des conséquences politiques qui vont marquer la Turquie dans les années, voire les décennies à venir. Il s’agit néanmoins de se prémunir d’observations et de conclusions formulées hâtivement et de tenter de mettre en perspective la situation pour évaluer ce séisme de la vie politique turque.

Admettons tout d’abord qu’il reste de nombreuses zones d’ombre à propos de ces événements et que les informations diffusées par les autorités politiques doivent être décryptées avec précaution. La vulgate du pouvoir qui, depuis le 16 juillet, n’a de cesse d’accuser les réseaux gülenistes, est pour le moins réductrice et sujette à caution. Hizmet, le nom officiel du mouvement dirigé par l’iman Fethullah Gülen, en exil volontaire aux Etats-Unis depuis 1999, est certes une nébuleuse qui a, entre autres, méthodiquement investi l’appareil d’Etat depuis les années 1990, avec à l’époque la bénédiction des gouvernements de la droite libérale. Depuis lors, nous savons que le Hizmet a considérablement aidé le Parti de la justice et du développement (AKP) à consolider son pouvoir, après que ce dernier eut remporté les élections législatives de 2002.

Durant presque dix ans, la complémentarité entre les deux structures – un parti provenant de l’islam politique, d’une part, et une organisation issu du mouvement confrérique d’autre part – a été presque parfaite : le Hizmet fournissait les cadres politiques dont l’AKP avait besoin et l’AKP nommait allègrement les partisans de F. Gülen à des postes de responsabilités au sein de l’appareil d’Etat. Les premières divergences apparaissent au début des années 2010. Probablement pour des raisons de divergences tactiques entre un parti qui concourt, victorieusement, aux batailles électorales successives et un mouvement qui préfère rester dans l’ombre, fidèle à une stratégie d’influence discrète mais qui renforce toujours plus sa puissance. On peut aussi supposer que des rivalités très matérielles se cristallisent entre les deux alliés à un moment où l’économie turque est en pleine ébullition et où les juteux marchés publics enrichissent leurs structures respectives. C’est d’ailleurs quand les réseaux Gülen, en décembre 2013, initient la dénonciation de la corruption, qui selon eux prévaut dans les cercles proches, politiques et familiaux, de Recep Tayyip Erdoğan qu’une première ample vague d’épuration est lancée à leur encontre par le pouvoir.

Pour en revenir à l’actualité immédiate, on peut néanmoins supposer que la capacité du Hizmet à pénétrer l’institution militaire, sans être nulle, doit être réduite. En effet, l’institution militiaire se prétendant le bastion de la laïcité a probablement tout fait pour empêcher une présence forte des gülenistes en son sein. En outre, si l’on peut hypothétiquement admettre que certains officiers supérieurs proches de F. Gülen aient pu avoir un rôle dans la tentative de putsch du 15 juillet, cela ne peut en aucun cas justifier l’ampleur de la répression à l’égard du mouvement Hizmet dans son ensemble et à l’encontre de toute personne suspectée d’en être membre ou sympathisant. Quant à l’hypothèse d’une alliance ponctuelle avec des officiers kémalistes pour préparer cette tentative de putsch, elle paraît pour le moins improbable puisque ce sont principalement les gülenistes qui ont instruit les retentissants grands procès à charge contre des officiers supérieurs à partir de 2007-2008 (procès Ergenekon, Balyoz…). Le moins que l’on puisse dire est que ces séquences ont laissé des traces et des haines réciproques tenaces.

L’ampleur des chiffres de personnes arrêtées ou limogées (il est question de plus de 60 000 personnes), en un laps de temps très court, est proprement époustouflant et indique clairement que des listes étaient prêtes et détenues par les structures du pouvoir, en l’occurrence les services de renseignement, dont on connaît la proximité et la fidélité au président de la République. Que de telles listes existent est pour le moins préoccupant dans un Etat qui se prétend de droit, bien qu’on puisse aisément en comprendre la réalité. En effet, l’étroite coopération entre l’AKP et le Hizmet évoquée précédemment permet d’envisager que les fidèles de Recep Tayyip Erdoğan qui donnaient leur accord et favorisaient la nomination de fonctionnaires en raison de leur appartenance au Hizmet les connaissaient ainsi parfaitement. Le travail de fichage systématique n’en a été rendu que plus facile.

La dimension et la rapidité de la répression et la « chasse aux sorcières » organisée par le pouvoir contre les gülenistes, ou prétendus tels, indique une fois de plus le durcissement mais aussi l’extraordinaire réactivité du président Erdoğan. Sa capacité à se saisir d’une situation qui aurait pu dangereusement le déstabiliser pour la retourner à son avantage montre un sens politique peu commun. L’irresponsabilité politique des apprentis putschistes lui a fourni une occasion inespérée pour accélérer la mise en place d’un régime présidentiel dont il rêve à haute voix depuis des années. Le maccarthysme ambiant qui s’impose en Turquie permet de frapper de façon indiscriminée celles et ceux qui, sans être le moins du monde responsable de la tentative de coup d’Etat, ont pu être à un moment de leur vie proche des gülenistes : anciens abonnés à Zaman lorsque ce quotidien était dirigé par les membres du Hizmet avant d’être mis sous tutelle par le pouvoir au mois de mars 2016, détenteurs de comptes dans la banque Asya dirigée par des gülenistes, anciens étudiants des très nombreuses écoles de Fethullah Gülen, etc. Cela fait au bas mot des millions de suspects potentiels. On le voit, la logique induite par ce cours répressif est terriblement dangereuse, non seulement pour les gülenistes, mais aussi pour tous les démocrates et les opposants à M. Erdoğan.

Mais il ne s’agit pas que de cela. En effet, si l’on considère par exemple qu’un tiers des généraux est limogé, que 2 700 magistrats – 20 % du corps judiciaire – sont suspendus, il n’est plus seulement question de l’éradication du Hizmet mais de l’affaiblissement considérable de l’appareil d’Etat lui-même ainsi que de toute l’opposition, donc de la démocratie turque déjà bien fragile, dans une conjoncture où, de plus, les turbulences régionales affectent directement la Turquie et exigent l’unité du pays comme une impérative nécessité. En d’autres termes, le pouvoir est en train de reformater radicalement l’Etat en le transformant en un Etat-AKP. C’est donc bien à un changement de paradigme auquel nous assistons, une rupture avec les fondements constitutifs de la vie politique turque. S’Il y a bien eu une réelle tentative de coup d’Etat militaire, qui a heureusement échoué, il y a désormais une sorte de contre-coup d’Etat civil organisé par les dirigeants de l’AKP. Si le coup d’Etat avait réussi, il est probable qu’une véritable guerre civile se serait cristallisée en Turquie, mais les militaires putschistes n’ont pas compris que la société turque s’est considérablement modifiée au cours des dernières années et que, désormais, elle n’accepte plus la tutelle militaire. C’est un paramètre infiniment positif. En outre, on peut parfaitement comprendre qu’un gouvernement qui a failli être victime d’un coup d’Etat se donne les moyens pour en réprimer les responsables. En cela, les apprentis putschistes portent une écrasante responsabilité dans la préoccupante dégradation de la situation politique. Malheureusement, Recep Tayyip Erdoğan et ses affidés instrumentalisent la situation sans aucune retenue pour leurs propres objectifs politiques et économiques, et l’on peut douter que ce soit la préservation de l’unité nationale qui anime leurs récentes décisions.

On peut ainsi craindre un terrible gâchis. La Turquie reste un grand pays dont la stabilité concerne au premier chef le Moyen-Orient et l’Union européenne. Des années sont en passe d’être perdues quant à la poursuite de son affirmation sur les scènes régionale et internationale. Il faut tout faire pour aider les démocrates turcs à résister à l’engrenage politique dangereux qui se met actuellement en place dans le pays.

Pages