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Le Monde Diplomatique

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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 2 weeks 3 days ago

Petit traité de hasardologie

Thu, 03/11/2016 - 13:27

Si le concept de hasard est omniprésent, sa signification fait débat entre les tenants d'un déterminisme strict et ceux qui croient à une volonté divine — le hasard ne résultant alors que de notre ignorance du dessein qui nous régit. Qu'est-ce donc que ce hasard ? La rencontre inopinée de facteurs indépendants (chute du pot de fleurs sur un passant infortuné) ? la complexité de l'agitation des atomes ? l'incertitude de l'avenir ? Le physicien Hubert Krivine expose avec pédagogie — et humour — les principes du calcul des probabilités et les questions qu'il soulève, celles du chaos déterministe ou de la physique quantique, par exemple. Il met en garde contre des applications fallacieuses dans lesquelles il est aisé de se faire piéger par des raisonnements à l'allure scientifique, et invite à se méfier de la tendance à mobiliser des statistiques pour justifier de simples préjugés. Il tord le cou à la pseudo-loi des séries et montre combien notre « intuition » de ce qui est véritablement aléatoire est en fait un guide trompeur.

Cassini, Paris, 2016, 256 pages, 14 euros.

Jeunesse d'une ouvrière

Thu, 03/11/2016 - 13:27

Publié en 1909 et préfacé par le dirigeant de la IIe Internationale August Bebel, ce récit autobiographique raconte l'enfance, l'adolescence et la jeunesse d'Adelheid Dworak (1869-1939), issue d'une famille pauvre de Vienne originaire de Bohême, qui épousera le dirigeant social-démocrate Julius Popp en 1894. Elle connaît une enfance marquée par la faim et les humiliations liées à la misère et doit travailler dès 13 ans, après la mort de son père. Confrontée à une mère aimante mais confite en religion, elle n'en va pas moins devenir une oratrice, une journaliste et une organisatrice de premier plan pour les luttes des ouvrières en faveur de l'égalité politique et sociale. Elle sera aussi l'une des dirigeantes du mouvement socialiste autrichien et international et, après la première guerre mondiale, une élue au conseil municipal de Vienne, ainsi que l'une des sept premières femmes de l'Assemblée nationale constituante. Aux origines de cet itinéraire, on trouve deux facteurs : une volonté farouche d'instruction et de savoir grâce aux livres, et un refus radical de céder aux sirènes de la religion.

Les Bons Caractères, Pantin, 2016, 128 pages, 10 euros.

Daech, le cinéma et la mort

Thu, 03/11/2016 - 13:27

« J'ai voulu comprendre ce qu'il arrive au cinéma que j'ai connu enfant. » Ce qu'il lui arrive, c'est d'être utilisé par l'Organisation de l'État islamique (OEI, ou Daech). Cinéma ? « Toutes sortes d'images enregistrées, cadrées et montrées… », exhibées dans toute leur obscénité. Filmer et tuer, tuer pour filmer. Les nazis masquaient leurs crimes ; l'OEI, elle, exploite toutes les techniques du numérique pour que tout soit visible immédiatement et partout. « Tel est l'apport de Daech à la cinématographie générale. » Industrialiser non pas le processus meurtrier, mais la multiplication des images qui vont en témoigner. Les clips macabres s'enchaînent avec une efficacité de spots publicitaires renforcée par l'ubiquité propre au numérique. Avec leurs techniques éprouvées, à l'instar du gros plan, qui contraint le spectateur à ne voir le meurtre que d'une seule manière, « comme il n'y a qu'une façon de croire en Dieu pour Daech ». Sapant ainsi jusqu'aux fondements intimes du cinéma : celui qui triomphait de la mort et redonnait vie à des êtres disparus place ici le spectateur face à la victime et à son bourreau, et le condamne à n'avoir d'autre point de vue que celui de la caméra.

Verdier, Lagrasse, 2016, 128 pages, 13,50 euros.

Sensibilités

Thu, 03/11/2016 - 12:10

Cette nouvelle revue d'histoire, critique et sciences sociales consacre son numéro inaugural au charisme, ce mode de domination qui passe par un « enchantement affectif ». Une maquette inventive et joliment illustrée. (N° 1, octobre, semestriel, 22 euros. — Anamosa, Paris.)

http://anamosa.fr

La Revue du Comptoir

Thu, 03/11/2016 - 12:05

« Le comptoir, ce Parlement du peuple ». Cette expression d'Honoré de Balzac indique la ligne de cette nouvelle revue, qui entend œuvrer à un socialisme vraiment populaire, au nom de « valeurs sociales, morales ou culturelles prémodernes, ou précapitalistes ». (N° 1, septembre, périodicité non indiquée, 12 euros. — Bagnolet.)

https://comptoir.org/notre-revue/

Public Eye

Thu, 03/11/2016 - 11:59

Le nouveau magazine de l'organisation non gouvernementale suisse (ex-Déclaration de Berne) est consacré aux mélanges d'essence et de diesel néfastes pour la santé et l'environnement que des négociants de pétrole helvètes distribuent en Afrique, en profitant de normes moins restrictives. (N° 1, septembre, bimestriel, 8 francs suisses. — Lausanne, Suisse.)

https://www.publiceye.ch/fr/

Direction des Ressources Heureuses

Thu, 03/11/2016 - 10:33
Gaston Chaissac. – « Balai », circa 1953 © ADAGP, Paris, 2016 - Photo : Galerie Louis Carré / Adam Rzepka

Les patrons n'exagèrent-ils pas un peu dans leur souci de faire le bonheur de leurs salariés ? Aux forçats du travail qui rament pour des queues de cerise et n'auraient peut-être pas songé à se poser pareille question, l'émission « Envoyé spécial », sur la chaîne publique France 2, vient d'administrer une édifiante leçon de rattrapage. Dans un reportage diffusé le 1er septembre, elle nous emmène sur les pas de Sophie, chief happiness officer dans une start-up parisienne spécialisée dans la vente en ligne d'articles de mode faits main. Inventé aux États-Unis, ce nouveau métier, que l'on pourrait traduire par « chef du service bonheur », consiste à « créer une bonne ambiance au bureau » en égayant le personnel par des repas, des soirées ou des sorties propres à souder le groupe et à galvaniser son ardeur à la tâche. Après le petit déjeuner offert aux salariés, la journée de Sophie « se poursuit à la supérette du coin, où elle fait les courses pour préparer un barbecue que l'équipe va déguster », indiquent les auteurs du reportage, apparemment subjugués, eux aussi, par le bain d'allégresse managériale où trempent les cinquante employés de l'entreprise.

Plus les conditions de travail se délabrent pour la grande masse des travailleurs, plus les médias se passionnent pour la débauche de faveurs réservées aux plus chanceux d'entre eux. Le 4 avril dernier, par exemple, en pleine mobilisation contre la « loi travail », alors que l'exaspération face aux ravages de la précarité et à l'épidémie des « boulots de merde » enflait dans la rue, l'émission « Happy boulot » sur la chaîne BFM Business — « tous nos conseils pour bien démarrer votre journée de travail » — choisissait un traitement décalé de l'actualité sociale en s'inquiétant des excès de générosité auxquels en sont réduits les employeurs.

« Aujourd'hui, on parle de cette mode du bien-être au travail, lance la journaliste de plateau, sourire en faïence blanche suspendu aux pommettes. Est-ce que vous connaissez le “chief happiness officer” ? Sa mission, c'est d'éclater (sic) les salariés, de s'occuper de leur bonheur au travail. Le nombre d'offres pour ce poste en France a explosé de près de 1 000 % en deux ans sur le site d'annonces Qapa ! (…) Aujourd'hui, un cadre qui a un haut potentiel dans le digital, la finance, la compta, quand il se met sur le marché, il a le choix entre minimum trois offres. Ce qui va lui faire choisir une offre plutôt qu'une autre, eh bien, c'est justement ce qui vient en plus de l'intérêt du job, de son salaire et de ses primes, c'est la cerise sur le gâteau. Et si c'est une pastèque, c'est encore mieux ! (…) Le risque, en fait, c'est la surenchère. Souvenez-vous, il y a quelques mois, c'était Facebook, Google et Yahoo qui rivalisaient sur le congé maternité. Il y en a un qui proposait six mois, l'autre qui proposait un an, le dernier qui disait : tout le temps que vous voulez [rire du présentateur sur le plateau, incrédule devant tant de magnificence], et après ils sont passés au congé paternité, alors c'est quoi, l'étape suivante ? (…) Les gens s'habituent au confort, même s'il est exceptionnel, ils en demandent toujours plus. Donc le risque, à terme, c'est d'être à court d'idées de gentillesses. » Voilà un angle d'attaque que les syndicalistes utilisent trop rarement : cette tendance lourde du patronat à gâter ses employés.

La mode du bien-être au travail ne profite pas exclusivement aux poulains de course élevés dans les écoles de commerce. Elle ruisselle parfois au compte-gouttes sur les échelons inférieurs de la hiérarchie, comme l'explique M. Christian Barqui, président de l'Association progrès du management (APM) et par ailleurs patron des salades en sachet Florette (1 500 salariés, six usines, 200 millions d'euros de chiffre d'affaires). Dans un récent entretien au Figaro (12 septembre 2016), cet adepte du lean management — une doctrine d'optimisation du rendement élaborée au Japon par le groupe Toyota et peaufinée ensuite dans les éprouvettes néolibérales du Massachusetts Institute of Technology (MIT) — clame son attachement aux « théories qui encouragent les salariés à travailler avec beaucoup de liberté ». « Il faut tout faire pour que les collaborateurs puissent utiliser leur intelligence et trouver leur équilibre », plaide l'industriel de la laitue prélavée, qui tient néanmoins à rappeler que « l'entreprise ne peut pas être une démocratie ». Quand on lui demande s'il a pris des « mesures pour encourager le bien-être au travail dans les usines de Florette », il répond : « Oui. J'ai, par exemple, ouvert une salle de sieste équipée de poufs Fatboy. J'en ai aussi un dans mon bureau. » Aux vingt minutes de sieste quotidienne consenties aux ouvriers en échange d'une productivité accrue s'ajoutent des « cours de yoga chaque lundi soir » et, un vendredi sur deux, des séances individuelles de « réflexologie plantaire ». Prestations assurément utiles à l'entretien de la force de travail, mais pas gratuites pour autant — « le salarié paie 75 % de la séance », précise M. Barqui. Ici, pas de « happy » barbecue ni de concierge pour les sorties théâtre. On a beau être généreux, les petites mains qui ensachent les feuilles de salade ne sauraient prétendre aux mêmes largesses que les petits génies des start-up.

Cette surexposition médiatique des gâteries patronales ne relève pas seulement d'un aimable dérivatif inspiré de la maxime de M. Pierre Gattaz, « Les chefs d'entreprise sont des héros » : elle consacre aussi la ligne de démarcation qui structure le monde du travail. D'un côté, une aristocratie laborieuse dotée de bons revenus et de menus avantages qui cimentent son esprit de corps. S'y blottit le dernier carré des salariés vraiment protégés : ceux qui jouissent d'un rapport de forces favorable à leurs intérêts et ne connaissent pas la peur du lendemain. De l'autre côté, les millions de sujets d'un marché du travail qu'en toute rigueur l'on ne saurait même plus qualifier de salariat, tant y prolifèrent les statuts au rabais qui amputent le travailleur de sa qualité et de ses droits de salarié : stages, intérim, vacations, autoentrepreneuriat, contrats de formation en alternance, contrats d'usage, contrats à horaires modulés, contrats à durée déterminée à temps partiel, emplois « d'avenir », service civique, etc. La condition des trimardeurs de l'industrie des services se dégrade au même rythme que celle des salariés « statutaires », en principe mieux lotis mais pour lesquels le « bien-être au travail » se résume souvent à l'espoir de ne pas sortir trop abîmés des techniques managériales mises en place pour les essorer. Dans les entreprises et les services publics qui l'ont adopté, le lean management vanté par le patron de Florette s'illustre moins par des massages de pieds que par des burn-out en série. C'est le cas notamment à La Poste et dans les hôpitaux. Au centre hospitalier universitaire (CHU) de Toulouse, où le souci de rentabiliser les soins a conduit la direction à se convertir au « toyotisme », quatre membres du personnel infirmier se sont donné la mort au cours de cet été.

La ritournelle du bien-être signale une autre fracture. Dans La Griffe du chien, son roman sur l'économie de la cocaïne, l'auteur américain Don Winslow décrit la mise en place, au tournant des années 1980 et 1990, d'une nouvelle organisation du travail au sein d'un puissant cartel de la drogue mexicain. Son chef, double fictionnel de Joaquín Guzmán Loera, dit « El Chapo », leader du cartel de Sinaloa, est présenté dans le livre comme un pionnier du néolibéralisme. Il aurait apporté sa propre touche à la doctrine reaganienne en décidant de transformer son armée de truands rémunérés au mois en un réseau de petits entrepreneurs autonomes, liés à lui par un simple — mais inviolable — serment d'allégeance. « Nous voulons des entrepreneurs, pas des employés. Les employés coûtent de l'argent, les entrepreneurs en font », explique-t-il à l'un de ses lieutenants. On ignore le degré de véracité historique de ce passage (Winslow dit s'être appuyé sur des recherches solides), mais on retient volontiers l'hypothèse que l'un des narcotrafiquants les plus sanguinaires de l'histoire soit aussi l'un des précurseurs de l'autoentrepreneuriat. Le gouvernement français s'abreuve à bonne source, lui qui a favorisé l'extension de ce régime à près d'un million de travailleurs. Tenus de payer eux-mêmes leurs cotisations sociales et livrés au bon vouloir d'employeurs « clients » qui n'ont pas à répondre de leur sort, les autoentrepreneurs se trouvent aux avant-postes d'un salariat de plus en plus fragmenté, atomisé, où chacun cavale pour sa survie. Dans ce modèle, entraide et solidarité ne subsistent plus qu'en contrebande. A contrario, la poignée de « cols blancs » gavés de pilules du bonheur monopolisent, semble-t-il, les valeurs de camaraderie, d'appartenance de classe et d'esprit d'équipe. Peut-être préfigurent-ils un monde où la notion même de collectif de travail n'existera plus que sous la baguette scintillante des chief happiness officers.

Les journalistes ne savent-ils poser que des questions de droite ? 

Thu, 03/11/2016 - 09:43
Tenez à droite cc Jimmy Kortrijk

Lors de leur premier débat télévisé sur une chaîne privée, TF1, le 13 octobre 2016, les sept candidats de la primaire organisée par la droite et le centre ont tenté d'incarner une droite « enfin » décomplexée. Trop timidement au goût des journalistes qui les interrogeaient, tous salariés de médias privés appartenant à des grands groupes, et même pour l'un d'entre eux au moins — Alexis Brézet (Le Figaro) —, militant de la droite dure. Ses deux confrères ce soir là étaient Gilles Bouleau (TF1) et Elizabeth Martichoux (RTL).

Alexis Brézet (Le Figaro) :

— Est-ce que vous ne sous-estimez pas le ras-le-bol fiscal des Français ?

— Tous vos concurrents sur ce plateau veulent repousser l'âge de la retraite jusqu'à 65 ans, et vous vous dites 63 ans en 2020, 64 ans en 2025, c'est à dire moins, pourquoi cette prudence ? »

Elizabeth Martichoux (RTL) :

— Avec vous, rien ne change pour le système d'assurance chômage. (…) Ce n'est pas là que vous ferez des économies !

— On va parler des impôts. La France est championne d'Europe des prélèvements obligatoires...

— On va maintenant évoquer le déficit, parce que jamais dans notre histoire le pays n'a été aussi endetté.

Gilles Bouleau (TF1) :

— Vous ne proposez pas clairement d'abroger [les 35 heures] ?

— Alléger le fardeau fiscal des ménages français, ce ne serait pas une bonne idée ?

— Qui parmi vous, peut s'engager à respecter enfin la règle des 3 % de déficit public ? (…) Alain Juppé, oui ou non le respect, enfin, de la parole donnée par la France. (…) Mme Kosciusko-Morizet, vous présidente, réduirez vous le déficit, tant promis, à 3 %, oui ou non ? (…) Nicolas Sarkozy, le retour à l'équilibre, oui et quand ?

— Que ferez-vous si la CGT bloque les rues pendant plusieurs jours ?

Faute de temps, sans doute, aucun des trois journalistes n'a demandé aux candidats s'il était raisonnable de durcir encore des orientations dont même le Fonds monétaire international (FMI) et l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) admettent l'échec. S'il ne serait pas préférable d'augmenter les salaires ? Et s'il ne risquait pas de sembler paradoxal que certains d'entre eux se réclament de Margaret Thatcher au moment précis où même les conservateurs britanniques tournent le dos à ses principales recommandations économiques et sociales ?

Pluralisme oblige, les journalistes vont, à n'en pas douter, rétablir l'équilibre ce jeudi soir.

En tout cas, les candidats de droite vont à nouveau être interrogés par des journalistes travaillant dans des médias privés, cette fois BFM TV et i-Télé, l'un et l'autre détenus par des milliardaires. La situation sera d'autant plus intéressante que, depuis plus de deux semaines, i-Télé est le théâtre d'une grève des journalistes, reconduite chaque jour à une très large majorité. Ces derniers protestent contre le fait que le propriétaire de la chaîne, M. Vincent Bolloré — également propriétaire de Canal Plus, du quotidien « gratuit » Direct Matin et de Havas (le principal groupe publicitaire de France) — a imposé la présence à l'antenne d'un animateur graveleux.

Lire aussi Serge Halimi, « Indépendance, au-delà d'un mot creux », Le Monde diplomatique, novembre 2016. MM. Juppé, Lemaire, Sarkozy, Fillon, etc. seront-ils interrogés jeudi soir sur ce que ce conflit social révèle de l'état des médias en France depuis que, avec leur concours politique, des grandes fortunes ont mis la main sur l'audiovisuel (BFM TV appartient à M. Patrick Drahi, par ailleurs propriétaire de Libération et de L'Express) ? Or non seulement aucun d'entre eux ne propose de remédier à cet état des choses, mais l'ancien président de la République, ami de M. Bolloré, vient même de réclamer une… plus grande concentration des médias.

Jeudi soir, les journalistes de BFM TV et d'i-Télé devraient avoir à l'esprit que les téléspectateurs ne sont pas tous des militants de droite. Et que les candidats qu'ils vont interroger ne concourent pas pour la direction du Medef, ni pour celle de la gendarmerie nationale, mais pour la présidence de la République.

Dans « Le Monde diplomatique » Toujours disponible

Les États-Unis tentés par le risque

Wed, 02/11/2016 - 21:13

Une candidate aussi expérimentée et entourée que Mme Hillary Clinton peut-elle être battue par un homme aussi brutal et controversé, y compris dans son camp, que M. Donald Trump ? Même si elle n'est pas la plus probable, cette issue, qui dépendra du vote d'une Amérique oubliée, n'est plus exclue.

Robert Rauschenberg. – « The Ancient Incident » (L'Incident ancien), 1981 Museum Of Fine Arts, Houston, Texas / Bridgeman Images

The system is rigged : le système est truqué. On savait déjà qu'aux États-Unis le candidat qui remporte le plus de suffrages à l'échelle nationale ne devient pas toujours président ; que la campagne électorale ignore trois quarts des États où l'issue du scrutin semble acquise ; que près de six millions de citoyens ayant été condamnés par la justice ont perdu le droit de voter ; que 11 % des électeurs potentiels ne disposent pas des papiers d'identité exigibles s'ils veulent déposer un bulletin dans l'urne ; que le mode de scrutin accorde aux deux partis dominants un avantage exorbitant. On n'ignorait pas non plus que l'argent, les médias, les lobbys, le découpage des circonscriptions défigurent la représentation démocratique du pays (1).

Cette fois, pourtant, c'est aussi d'autre chose qu'il s'agit. D'un sentiment qui enjambe les clivages partisans. D'une colère exprimée lors des primaires par les 12 millions d'électeurs du sénateur démocrate Bernie Sanders, mais aussi par les 13,3 millions de partisans triomphants du milliardaire républicain Donald Trump. Le système est truqué, ont-ils estimé, parce que les gouvernants, républicains et démocrates, ont déclenché des guerres au Proche-Orient qui ont appauvri les États-Unis sans leur apporter la victoire. Truqué parce qu'une majorité de la population continue de payer les conséquences d'une crise économique qui n'a rien coûté, au contraire, à ceux qui l'ont provoquée. Truqué parce que le président Barack Obama a déçu les espoirs de changement, immenses, que sa campagne de 2008 avait éveillés. Truqué parce que les électeurs républicains n'ont pas vu venir grand-chose, eux non plus, après qu'ils se furent mobilisés pour arracher, d'abord en 2010, puis en 2014, le contrôle des deux chambres du Congrès. Le système est truqué parce que rien ne change à Washington, que les Américains se jugent dépossédés de leur patrie par une oligarchie qui les méprise, que les inégalités se creusent et que la classe moyenne a peur.

A priori, tout avait pourtant bien commencé. Côté démocrate, ce qui devait constituer la promenade de santé de Mme Hillary Clinton vers la désignation de son parti, une forme de succession dynastique puissamment assistée par M. Obama, se transforma en un combat acharné contre un franc-tireur septuagénaire. Lequel, à la surprise générale, parvint à mobiliser des millions de jeunes électeurs, de ruraux, de travailleurs, sur des thèmes anticapitalistes. L'argent ne constitua pas un obstacle insurmontable pour M. Sanders, puisqu'il en leva énormément grâce à des millions de petits contributeurs.

L'un des principaux « truquages » de la politique américaine, et l'un des plus détestés, était ainsi déjoué (2). Un acquis d'autant plus prometteur que M. Trump dépensa lui aussi infiniment moins lors de sa campagne des primaires que plusieurs des républicains qu'il écrasa.

Le « haro sur l'État » caractérisait la plupart des campagnes précédentes. Aujourd'hui, même des électeurs conservateurs réclament que la puissance publique intervienne davantage dans la vie économique. Les sempiternelles homélies à la réduction des dépenses sociales, à la « réforme » des retraites, à l'amputation des aides aux chômeurs ne font d'ailleurs pas partie du programme de M. Trump. Et, en matière de libre-échange, sujet central de sa campagne, il veut déchirer les traités négociés par ses prédécesseurs, républicains comme démocrates, et imposer des droits de douane aux entreprises américaines ayant délocalisé leurs activités.

Par ailleurs, sa concurrente et lui s'accordent pour estimer que l'État doit financer la très coûteuse reconstruction des infrastructures de transport du pays (3). En somme, le consensus bipartisan en faveur de la mondialisation et du néolibéralisme a volé en éclats. À force d'afficher leur cynisme et leur rapacité, les grandes entreprises américaines ont détruit l'idée d'un lien obligé entre leur prospérité et celle du pays (4).

Même si Mme Clinton a promis de confier des missions importantes à son mari, grand architecte de la droitisation du Parti démocrate il y a un quart de siècle, leur formation n'a plus le visage que tous deux façonnèrent lorsqu'ils occupaient la Maison Blanche. Ses électeurs sont plus à gauche, moins tentés par les compromis ou les capitulations : le terme de « socialisme » ne les effraie plus… Et, sur quatre points emblématiques de l'embardée conservatrice des « nouveaux démocrates » pendant les années 1990 — les traités de libre-échange, le boom pénitentiaire, la déréglementation financière, la modération des salaires —, Mme Clinton a dû donner des gages aux partisans de M. Sanders.

Les diatribes de M. Trump contre l'immigration mexicaine et l'islam, son sexisme, ses élucubrations racistes inspirent un tel dégoût qu'ils empêchent parfois de remarquer le reste. Pourtant, qu'il s'agisse de dépenses sociales, de politique commerciale, de droits des homosexuels, d'alliances internationales ou d'engagements militaires à l'étranger, M. Trump a répudié avec une telle insistance les tables de la Loi de son parti qu'on imagine mal un revirement prochain des dirigeants républicains sur tous ces points.

À moins qu'ils n'entendent perdre définitivement « leur » base, laquelle leur a déjà signifié son exaspération en votant lors des primaires pour un candidat peu connu pour retenir ses coups, y compris contre des dirigeants de son camp : « Nos politiciens, estime en effet M. Trump, ont promu avec vigueur une politique de mondialisation. Elle a enrichi l'élite financière qui contribue à leurs campagnes. Mais des millions de travailleurs américains n'en ont retiré que misère et mal au cœur. » Venant d'un milliardaire qui partage son temps entre un penthouse de Manhattan et son avion privé, le propos ne manque pas de sel. Pour autant, c'est assez bien résumé.

« Diversité » pour classes diplômées

Tout cela pourrait laisser penser que… le système n'est pas truqué. Et que, comme le suggère Francis Fukuyama dans un article récent de Foreign Affairs, la démocratie américaine fonctionne puisqu'elle répond à la colère populaire, désarçonne la dynastie Clinton, humilie les barons républicains, place au centre de l'élection la question des inégalités, du protectionnisme et de la désindustrialisation (5). Et peut-être sonne le glas d'une double imposture politique.

Au fil des ans, le Parti démocrate est devenu l'instrument des classes moyennes et supérieures diplômées. En affichant les symboles de sa « diversité », il a recueilli néanmoins une majorité écrasante de suffrages noirs et hispaniques ; en s'appuyant sur les syndicats, il a conservé une base électorale ouvrière. Pourtant, sa vision du progrès a cessé d'être égalitaire. Tantôt individualiste et paternaliste (la recommandation de faire plus d'efforts), tantôt méritocratique (la recommandation de faire plus d'études), elle n'offre aucune perspective à l'Amérique « périphérique » qui, loin des côtes, reste à l'écart de la prospérité des grandes métropoles mondiales, du ruissellement des fortunes de Wall Street et de la Silicon Valley. Et qui voit disparaître les emplois industriels ayant servi d'ossature à une classe moyenne peu diplômée mais relativement confiante en son avenir.

À celle-ci et aux « petits Blancs » pauvres, le Parti républicain d'avant Trump n'avait guère à offrir non plus. Son objectif central était en effet de réduire les impôts des milieux d'affaires, de leur permettre d'exporter et d'investir à l'étranger. Toutefois, en parlant de patrie, de religion, de moralité aux ouvriers et aux prolétaires blancs, en surjouant la persécution de l'Amérique profonde par des minorités assistées et des intellectuels pleins de morgue, les conservateurs se sont longtemps assurés que les victimes désignées de leur politique économique et commerciale continueraient à leur servir de chair à canon électorale (6).

Or la popularité de M. Trump auprès d'eux tient à d'autres ressorts. Le promoteur new-yorkais ne leur parle pas d'abord de Bible et de port d'arme, mais d'industries à défendre, d'accords commerciaux à dénoncer. Mme Clinton n'a pas forcément reconquis l'affection de ces électeurs en colère en installant la majorité d'entre eux dans un « panier de gens déplorables » composé de « racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, islamophobes ». Ce diagnostic psychologique à grande échelle fut établi lors d'une levée de fonds à New York devant un « panier de gens » forcément admirables, eux, puisqu'ils avaient payé cher pour l'entendre.

Une élection marquée par de tels bouleversements idéologiques, et même par un désir de renverser la table, peut-elle néanmoins se conclure par la victoire de la candidate du statu quo ? Oui, dès lors que celle-ci a pour adversaire un outsider encore plus détesté qu'elle. Au fond, le « truquage » principal est là. Il caractérise d'autres pays que les États-Unis. La France pourrait connaître une situation semblable l'année prochaine : des colères populaires contre la mondialisation, la ségrégation sociale et la connivence des « élites », mais immanquablement dévoyées par un jeu politique qui, dans un cas comme dans l'autre, fait toujours retomber la tartine du mauvais côté.

Rien de très inattendu ne pouvant venir de Mme Clinton — encerclée d'experts, de sondeurs, de publicitaires, elle calcule tout au millimètre près —, M. Trump a choisi de chambouler la donne. Il l'a fait en jetant aux orties la stratégie arrêtée par son parti il y a quatre ans.

Robert Rauschenberg. – « Pilgrim » (Pèlerin), 1960 Kunsthalle De Hambourg, Allemagne / Bridgeman Images

La réélection de l'actuel président en 2012 avait surpris les caciques républicains. Ils en avaient conclu qu'une prochaine victoire exigerait qu'ils réduisent l'avantage électoral des démocrates auprès des Noirs (Mme Clinton les mobiliserait moins que M. Obama) et surtout des Hispaniques, dont le poids démographique ne cesse d'augmenter. Ceux-ci étant heurtés par la politique restrictive des républicains en matière d'immigration, il conviendrait de se montrer plus ouverts sur le sujet et de légaliser une partie des clandestins. Puisque les loyautés électorales ne sont pas inscrites dans les gènes, rien n'interdit pour le reste à un Hispanique de voter à droite s'il est opposé à l'avortement ou s'il n'aime pas payer des impôts. Les immigrants polonais, italiens, lituaniens étaient démocrates avant de soutenir Ronald Reagan ; en 2000, 70 % des musulmans se prononçaient en faveur de M. George W. Bush ; huit ans plus tard, ils furent 90 % à choisir M. Obama (7)…

Au lieu de chercher à grappiller quelques voix dans un électorat latino et noir hostile aux républicains, M. Trump a fait le pari inverse. Celui d'accroître son avantage auprès des Blancs non hispaniques. Ils ont beau représenter une fraction déclinante de la population, elle constituait encore 74 % de l'électorat en 2012. Afin de les mobiliser, en particulier les ouvriers et les employés peu diplômés, M. Trump a simultanément attisé la crainte qu'un afflux d'immigrés ne provoque insécurité et dissolution identitaire, et martelé la promesse d'une renaissance industrielle (« Make America great again »). Un tel discours résonne au sein de groupes sociaux dont l'establishment démocrate ne se soucie plus, ne l'associant ni à la modernité numérique ni à la diversité démographique, sans doute parce qu'il estime qu'ils se débattent dans une culture et un univers révolus, en déclin, « déplorables ».

Or, si les métropoles assurent une part croissante de la prospérité du pays et de sa production d'imaginaire, c'est plutôt dans les États de la « périphérie » que se joue l'élection. Pendant quelques mois, la Californie et New York doivent donc en rabattre, puisque leur vote est déjà acquis (aux démocrates) et que la marge de victoire n'a aucune importance. Inversement, l'Ohio, la Pennsylvanie, le Michigan, le Wisconsin tiennent leur revanche. L'issue du scrutin étant chez eux plus incertaine, on les courtise, on y tient meeting, on se penche à leur chevet. Et que découvre-t-on ? Que ces États, plus blancs, plus âgés et souvent moins instruits que la moyenne, ont perdu des centaines de milliers d'emplois en raison des délocalisations et de la concurrence chinoise ou mexicaine, qu'ils accumulent les friches industrielles, qu'ils ont moins profité de la reprise économique que le reste du pays. Le discours protectionniste et inquiet de M. Trump y est donc bien accueilli ; Mme Clinton peine davantage à vendre le « bon bilan » du président Obama.

Bientôt, quand les villes-monde auront encore enflé, quand l'immigration aura transformé l'Amérique en pays majoritairement composé de « minorités », les démocrates pourront peut-être se passer du Midwest ouvrier, comme ils ont autrefois fait l'impasse sur les « petits Blancs » du Sud. Mais pas cette année.

Cette année, c'est trop tôt pour pouvoir, sans risque, gronder comme des enfants gâtés tous ceux qui réagissent (mal) aux problèmes qu'on a soi-même créés. Pour leur intimer de se former, de changer de métier, de déménager. Car, avec M. Trump dans l'arène, les démocrates ne peuvent plus être certains que ce qui leur reste de base ouvrière n'a d'autre refuge électoral que le leur. Incarnation d'une « élite » politique qui depuis un quart de siècle a mené le monde populaire à la catastrophe, Mme Clinton doit soudain tenir compte de populations dont le destin économique est menacé, que la perte de son statut social d'antan terrorise. Son curriculum vitae est resplendissant ; mais, en 2016, nombre d'Américains semblent vouloir sortir les sortants et disposer pour y parvenir d'un bâton de dynamite nommé Donald Trump.

Alors, tout à coup, les Blancs en situation de détresse se remettent à compter. On les ausculte comme il y a un demi-siècle le lumpenprolétariat noir. Et on découvre que l'espérance de vie des mineurs des Appalaches, des cultivateurs de tabac de Virginie, de tous ceux qui ont dû changer d'emploi, devenir vigiles à Walmart en perdant au passage les deux tiers de leur salaire, chute. Que, pour les Blancs sans diplôme, cette espérance de vie est désormais inférieure de près de treize ans à celle des Blancs passés par l'université (67,5 contre 80,4) ; chez les femmes, l'écart est d'un peu plus de dix ans (73,5 contre 83,9). Ce ne sont plus seulement dans les ghettos noirs qu'on trouve des boutiques de prêteurs sur gages, des jeunes mères célibataires dépendant des aides sociales, des taux élevés d'obésité, de toxicomanie, de suicide. Pour ces populations en détresse, l'expérience de Mme Clinton, son attachement aux normes politiques de Washington, l'appui qu'elle reçoit des principaux médias ne constituent pas nécessairement un atout.

À quoi ressemblera leur avenir « postindustriel » quand toutes les mines de charbon qui les emploient auront fermé, quand les chauffeurs de taxi et de camion seront remplacés par des véhicules autopilotés par Google, quand les caissières de supermarché deviendront des scanners, et les ouvriers des robots ? Tous programmeurs ? Tous serveurs ? Tous autoentrepreneurs livreurs de plats cuisinés commandés par une application de téléphone portable, loueurs de chambres à des touristes, jardiniers de la nature, aides à domicile ? Mme Clinton ne répond pas à cette inquiétude puisqu'elle l'assimile sans doute à un refus du progrès. M. Trump, lui, la martèle afin de riposter à ceux que la brutalité de sa personnalité et son absence d'expérience politique terrorisent : « Qu'avez-vous à perdre ? »

Truqué ou non, on saura bientôt si le système américain est devenu assez fragile pour se donner à un homme comme lui. Mais, à supposer que, dans les semaines qui viennent, un attentat, une mauvaise prestation télévisée ou la découverte de correspondances compromettantes suffise à écarter Mme Clinton de la Maison Blanche, preuve serait alors faite que, loin de combattre efficacement la droite autoritaire, le parti du statu quo néolibéral constitue dorénavant son principal carburant.

(1) Pour une analyse plus détaillée de ces biais, lire Serge Halimi et Loïc Wacquant, « Démocratie à l'américaine », et Benoît Bréville, « Géorgie et Caroline du Nord, les deux Sud », Le Monde diplomatique, respectivement décembre 2000 et octobre 2012. Cf. également Elizabeth Drew, « Big dangers for the next election », The New York Review of Books, 21 mai 2015.

(2) Selon un sondage réalisé fin mai 2015, 84 % des Américains estiment que l'argent occupe trop de place dans la vie politique de leur pays, 85 % que le système de financement des campagnes doit être complètement reconstruit ou fondamentalement changé, 55 % que leurs élus promeuvent la plupart du temps les intérêts des groupes qui les ont financés (The New York Times, 2 juin 2015).

(3) Mme Clinton promet d'y consacrer 275 milliards de dollars en cinq ans ; M. Trump, le double. Cf. Janet Hook, « Trump bucks his party on spending », The Wall Street Journal, New York, 19 septembre 2016.

(4) Cf. William Galston, « The double political whammy for business », The Wall Street Journal, 20 juillet 2016.

(5) Francis Fukuyama, « American political decay or renewal ? », Foreign Affairs, New York, juillet-août 2016.

(6) Cf. Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, Agone, Marseille, 2013. Lire aussi « Stratagème de la droite américaine, mobiliser le peuple contre les intellectuels », Le Monde diplomatique, mai 2006.

(7) Selon le New York Times des 9-10 janvier 2016.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans le numéro de novembre 2016.

Période

Wed, 02/11/2016 - 13:53

Fondée il y a deux ans, cette revue en ligne de théorie marxiste propose en langue française des textes exigeants mais toujours liés aux questions politiques. Plusieurs groupes de lecture ont essaimé en France. (http://revueperiode.net, accès libre. – Paris.)

http://revueperiode.net

Kairos

Wed, 02/11/2016 - 13:49

Le journal « antiproductiviste » tire des leçons de l'effondrement de l'URSS sur la biodiversité : encourageant le braconnage et la surexploitation forestière, les désastres économiques seraient très néfastes pour les grands mammifères ou les forêts, ce que l'on avait aussi observé après la désintégration de la Communauté de l'Afrique de l'Est. (N° 26, septembre-octobre, bimestriel, 3 euros. – Bruxelles, Belgique.)

http://www.kairospresse.be

Références

Wed, 02/11/2016 - 13:45

En 2014, selon les dernières statistiques connues, 8,8 millions de personnes et près d'un enfant sur cinq vivaient en dessous du seuil de pauvreté, explique la lettre du Fonds de financement de la couverture maladie universelle. (N° 65, octobre, trimestriel. – Gratuit sur le site)

http://www.cmu.fr/references-cmu.php

La confusion des sentiments

Wed, 02/11/2016 - 12:42

Le 13 octobre 2016, un éditorial du Monde (« Dépression nationale ») chapitre les Français, « d'insondables pessimistes, des dépressifs lourds, d'incurables anxieux, des masochistes majuscules ». Leur tort ? Imaginer « que les inégalités ont augmenté depuis cinq ans », « que leur situation sociale est moins enviable que celle de leurs parents » et, comble du saugrenu, « que la lutte des classes est une évidence », énumère plus loin le quotidien. S'appuyant sur une étude de France Stratégie (un think tank gouvernemental) datée d'août 2016, il balaie le « sentiment de déclassement » des ingrats hexagonaux : « La France est en effet un des pays les moins inégalitaires au regard de ses voisins européens ou des États-Unis. »

Un mois plus tôt, le McKinsey Global Institute publiait une autre étude, portant également sur la question des inégalités dans vingt-cinq pays capitalistes avancés (1). Élargissant ses calculs aux revenus du capital (contrairement à celle citée par Le Monde), l'enquête présentait un tableau sensiblement différent. Entre 2005 et 2014, la France a enregistré à la fois la plus forte hausse des revenus des 10 % de la population les plus riches et la plus forte baisse de ceux des 20 % les plus pauvres. En comparaison, le Royaume-Uni fait figure de sanctuaire socialiste : les revenus les plus élevés y ont reculé sur la même période, cependant que ceux des 30 % les plus pauvres augmentaient nettement. L'étude accrédite le « sentiment de déclassement » des Français : 63 % des ménages du pays ont enregistré une stagnation ou un recul de leurs revenus en une décennie...

L'éditorial du Monde n'évoquait pas ces chiffres. Il assurait néanmoins « faire le tri entre réalité et fiction, entre un minimum de rationalité et un maximum de fantasmes ».

(1) McKinsey Global Institute, « Poorer than their parents ? Flat or falling incomes in advanced economies », juillet 2016. Les derniers chiffres disponibles pour la France se rapportent à 2012.

Au-delà d'un mot creux

Wed, 02/11/2016 - 12:41

« Indépendance » : il est périlleux de commencer un article sur la presse, et à plus forte raison un appel, par ce mot. C'est courir le risque que nul n'en achève la lecture tant le terme semble dorénavant réservé à l'aigrefin qui veut distraire l'attention de son interlocuteur afin de lui dérober son bien. D'ailleurs, l'actualité ne manque pas de nous rappeler que les médias indépendants relèvent d'une espèce en voie d'extinction.

Indépendants du pouvoir du capital ? Examinons ce qui se joue à i-Télé. Au départ, cette chaîne d'information continue n'était ni plus soumise ni plus nocive qu'une autre. Juxtaposition haletante et abrutissante de spots publicitaires, de faits divers plus ou moins secondaires et d'émissions de commérages confiées à des histrions surjouant l'indignation, la « polémique » constituait son fonds de commerce. Soudain, le propriétaire de la chaîne, M. Vincent Bolloré, principal actionnaire du groupe Vivendi, décide d'imposer à l'antenne un de ses vieux amis, un animateur graveleux tout juste mis en examen pour corruption de mineur aggravée. En général, la protestation des journalistes se résume au vote d'une motion de défiance à laquelle les propriétaires n'attachent aucune importance (1). Cette fois, la quasi-totalité de la rédaction d'i-Télé se met en grève.

Afin que l'épisode soit plus édifiant encore, M. Bolloré décide également de rapatrier dans les locaux d'i-Télé les salariés de son quotidien gratuit, Direct Matin, l'un des journaux les plus déconsidérés de la presse française, surtout connu à vrai dire pour ses « articles » célébrant les entreprises du groupe Bolloré et les chefs d'État africains leur ayant un jour concédé un contrat de travaux publics. On ne sait pas dans quel état la chaîne sortira de cette épreuve, mais le mépris de M. Bolloré pour les journalistes étant notoire, c'est surtout l'avis des annonceurs qui risque de déterminer son choix. Or, redoutant la dégradation de leur image s'ils continuent d'associer leur marque à l'animateur graveleux mis en examen, la plupart d'entre eux ont décidé de fuir son émission. M. Bolloré ne peut l'ignorer : le patron de Canal Plus et d'i-Télé est également… actionnaire décisionnaire d'Havas, premier groupe publicitaire de France.

Un problème de surpuissance capitaliste se nicherait-il derrière cette affaire ? Pas pour M. Nicolas Sarkozy, vieil ami de M. Bolloré : « S'agissant de nos groupes de communication, débarrassons-nous d'abord d'une idée particulièrement fausse, celle de la prétendue trop grande concentration. C'est tout le contraire. Nos groupes sont trop disséminés, trop petits, pas assez internationaux. (…) Il faudra donc complètement revoir les règles propres à ce secteur, en encourageant au lieu de dissuader la constitution de grandes entreprises de communication multimédia (2). » Même si un tel engagement est au moins aussi capital que celui d'interdire le burkini sur les plages, il a été infiniment moins commenté.

Indépendance de la presse vis-à-vis du pouvoir politique ? Chacun savait que M. François Hollande adore la compagnie des journalistes (soixante-dix d'entre eux recevraient ses textos...). On ignorait toutefois qu'elle était devenue son oxygène. La publication rapprochée de trois ouvrages d'entretiens avec le chef de l'État révèle qu'il a reçu leurs cinq auteurs, longuement, plus d'une centaine de fois, leur laissant entendre ses conversations téléphoniques avec des chefs de gouvernement étrangers, leur donnant accès aux notes diplomatiques prises par un conseiller de l'Elysée, se rendant parfois à leur domicile pour s'épancher davantage. On en est au point, en France, où le directeur de Libération, Laurent Joffrin, un vieux compère de M. Hollande, est suspecté de collaborer à la rédaction de certains de ses discours, sans que cela l'empêche ensuite de les commenter un peu partout.

Quand il ne dévoile pas des secrets d'état à un journaliste, M. Hollande se déploie à l'Élysée pour y décorer un patron de presse. Jean Daniel, le fondateur du Nouvel Observateur, a ainsi été fait grand officier de la Légion d'honneur en 2013. Tout comme, deux ans plus tard, M. Pierre Bergé, coactionnaire majoritaire du groupe Le Monde et président du conseil de surveillance du Nouvel Observateur (devenu L'Obs en 2014). Le mois dernier, même traitement de faveur, mais à un grade inférieur (commandeur), pour Jacques Julliard, à la fois éditorialiste à Marianne et chroniqueur au Figaro après avoir sévi lui aussi, pendant quarante ans, au Nouvel Observateur. L'effondrement de l'influence de ces journaux (Libération vend en kiosques moins de vingt mille exemplaires par jour...) suggère assez la vanité d'une telle entreprise de séduction, surtout quand elle a pour destinataires des propagandistes déjà chevronnés.

Ne pas subir les oukases d'un milliardaire, ne pas dépendre de ses budgets publicitaires, ne pas entretenir de rapports de connivence avec les plus hautes autorités de l'État : ces trois libertés ressemblent à une définition de l'indépendance. Nous en disposons, grâce à vous.

(1) Les journalistes Nicolas Demorand et Laurent Joffrin à Libération, Christophe Barbier à L'Express, Matthieu Croissandeau à L'Obs ont, grâce à l'appui des actionnaires, survécu au désaveu public massif des rédactions qu'ils dirigeaient.

(2) Nicolas Sarkozy, Tout pour la France, Plon, Paris, 2016.

Masochisme électoral

Wed, 02/11/2016 - 12:41

Singulier paradoxe, l'héritage de Margaret Thatcher est répudié dans son pays au moment où ses potions économiques les plus amères font école en France. Le 5 octobre dernier, la première ministre britannique Theresa May assénait aux militants de son parti un discours qui a dû en décontenancer quelques-uns. Dénonciation d'une société gangrenée par les privilèges des riches, défense du rôle de l'État « qui est là pour fournir ce que les individus, les communautés et les marchés ne peuvent pas apporter », mention insistante des « droits des travailleurs », éloge de l'impôt, « prix que nous payons pour vivre dans une société civilisée », panégyrique des services publics, notamment d'éducation et de santé, dont le personnel fut ovationné, relance des dépenses publiques dans les secteurs du logement et des transports : même verbal, un tel tête-à-queue programmatique a suscité un haut-le-cœur chez les amants inconsolables de la Dame de fer. L'un d'eux a d'ailleurs dénoncé une « contre-révolution antilibérale (1)  ».

Qu'il se rassure : son héroïne vient d'obtenir, à titre posthume, l'asile politique de l'autre côté de la Manche, où un pot-pourri de mesures néolibérales fait office de programme commun de la droite française. Signe de la volonté quasi unanime de se débarrasser de M. François Hollande l'année prochaine, mais aussi de l'état de décomposition dans lequel celui-ci laisse son parti, on annonce déjà la victoire de candidats conservateurs qui promettent aux électeurs le report de deux à trois ans de l'âge du départ à la retraite, quatre heures supplémentaires de travail hebdomadaire sans augmentation de salaire, la suppression de l'impôt sur la fortune — alors que la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui frappe les revenus modestes, serait, elle, relevée —, la dégressivité des allocations chômage, la suppression de 300 000 à 500 000 postes de fonctionnaires… Dans un pays où l'invocation des sondages tient pourtant lieu de débat politique, le fait que les trois premières mesures suscitent un rejet profond est presque passé inaperçu (2).

Mais le plus stupéfiant reste à venir. Au lieu de se mobiliser contre une purge thatchérienne à laquelle même les conservateurs britanniques renoncent, certains électeurs de gauche, généreusement relayés par les médias, se préparent à participer ce mois-ci à la primaire de la droite. Au risque de conférer au candidat qui en sortira vainqueur une légitimité supplémentaire quand il appliquera son programme. En 2012, le « vote utile » avait conduit des adversaires du néolibéralisme à choisir M. Hollande dès le premier tour afin de garantir l'échec de M. Nicolas Sarkozy. On connaît le résultat : les grandes orientations du président battu furent confirmées par celui qui s'était fait élire contre lui, et le Front national est devenu le premier parti de France. Cette fois, toujours pour battre M. Sarkozy, il faudrait soutenir un de ses anciens ministres, M. Alain Juppé, qui, incidemment, fut l'artisan il y a trente ans du virage libéral de la droite française (3)… Est-il devenu vraiment trop compliqué de réserver son énergie politique à la défense de ses idées ?

(1) Nicolas Baverez, « Le virage antilibéral de Theresa May », Le Figaro, Paris, 17 octobre 2016.

(2) 56 % d'hostilité à la suppression des trente-cinq heures, 64 % au recul de l'âge de la retraite, 67 % à la suppression de l'impôt sur la fortune (sondage IFOP-Atlantico, 23 mai 2016).

(3) Lire François Denord, « Et la droite française devint libérale », Le Monde diplomatique, mars 2008.

Un « milliardaire en col bleu » contre une madone de vertu

Tue, 01/11/2016 - 22:05

À une semaine d'intervalle, les deux conventions américaines de juillet dernier ont, parfois sans le vouloir, laissé apparaître l'état actuel de la politique aux États-Unis. Côté républicain, un homme sans retenue aucune, dont les cadres du parti se défient. Côté démocrate, une candidate sans autre projet que celui de battre son concurrent en affichant une droiture à laquelle presque aucun électeur ne croit.

Le quartier déshérité d'East Cleveland, Ohio, 2016 © Alex Webb / Magnum Photos

Difficile d'imaginer pire choix que Cleveland, dans l'Ohio, pour tenir une convention nationale du Parti républicain. Dans cette cité ouvrière, bastion traditionnel des démocrates, le moindre coin de rue rappelle que la politique économique des républicains a provoqué la destruction du monde ouvrier pendant une bonne partie des quarante dernières années.

Autrefois, la ville incarnait la puissance industrielle des États-Unis. John Rockefeller y avait créé Standard Oil ; on y produisait de l'acier, des voitures, des produits chimiques. Avec pour conséquence une pollution telle que le fleuve prenait régulièrement feu… Mais le Cleveland de 2016 est en ruine. Tandis que la fuite des classes moyennes vers la banlieue a dépeuplé le centre-ville, la délocalisation des industries vers le Mexique et le Sud en général a décimé les emplois ouvriers. Cleveland comptait au nombre des cinq plus grandes cités américaines en 1920 ; désormais, elle occupe la 48e place et ne se distingue plus que par le nombre de ses saisies immobilières et de ses logements vides.

Pour nous préparer à la convention républicaine, nous visitons l'ancien quartier industriel, dans l'est de la ville, découvrant à travers la vitre d'une voiture climatisée des paysages d'usines délabrées et d'anciens immeubles colonisés par le lierre. L'entreprise du carrossier automobile Fisher Body, devenue célèbre en 1936 après une grève qui s'acheva par une grande victoire du mouvement ouvrier, a été remplacée par les dortoirs austères du Cleveland Job Corps Center, qui accueille des jeunes défavorisés. Plus loin, sur la chaussée, un amoncellement de peluches et de croix rend hommage aux adolescents tués dans des accidents de la route. Partout, des terrains vagues, des rues sans vie, des lotissements redevenus sauvages que la végétation reconquiert.

Même les quartiers qui fonctionnent paraissent à moitié vides. Dans la charmante banlieue où des joggeurs se retrouvent, aucun enfant ne joue sur les pelouses parfaitement entretenues. Dans un restaurant hongrois, pas un chat ; dans un supermarché, personne à la caisse. En plein centre de Cleveland, on peut se garer n'importe où : nul ne dira rien.

En temps ordinaire, organiser une convention républicaine dans une ville pareille équivaudrait à chevaucher les ruines fumantes d'un pont autoroutier en exigeant que l'on supprime les dépenses d'équipement. Mais 2016 n'est pas une année comme les autres. Car le Parti républicain s'est choisi pour champion le milliardaire démagogue Donald Trump, pour qui Cleveland constitue une scène idéale. Avec ses paysages qui portent les stigmates des choix économiques des dernières décennies, du déclin de l'industrie, des accords de libre-échange, la ville incarne la métropole américaine qui pourrait retrouver un jour la « grandeur » que le promoteur immobilier promet de rendre au pays tout entier (« Make America Great Again »).

L'Amérique, la meilleure ! L'Amérique, trahie !

Il existe néanmoins un quartier où demeure un semblant de densité urbaine : East Fourth Street, né d'une rénovation des années 1990. En été, on peut y voir une ribambelle de petits restaurants avec terrasse. Mais, en ce mois de juillet, East Fourth Street sert surtout de couloir vers Quicken Loans Arena, la salle omnisports où se déroule la convention républicaine : un carnaval politique mêlant vendeurs ambulants, délégués, journalistes, manifestants, sans compter les passants amusés qui ne manquent pas de sortir leur iPhone pour saisir ce spectacle éphémère.

La présence de caméras de télévision attire une foule permanente de manifestants et de fanatiques annonçant la fin des temps, qui brandissent leurs affiches et attendent le moment magique où leur image sera retransmise dans tout le pays. Adossé à la balustrade d'un café, un homme qui porte un chapeau rouge « Trump » et une arme côtoie un stand « zen » où l'on est invité à peindre avec ses doigts afin de « se relaxer pour développer sa curiosité ». Toutefois, ce qui domine dans ce tableau rappelle le style de M. Trump, son mélange de réflexes non maîtrisés et de formules vulgaires. Des tee-shirts représentent le candidat faisant un doigt d'honneur à divers contradicteurs ; d'autres invitent à considérer les différentes manières dont Mmes Hillary Clinton et Monica Lewinsky (1) s'occupent de M. William Clinton ; d'autres encore représentent un scrotum peint à la manière de la bannière étoilée. Certains badges réclament : « Bombardez à mort l'Organisation de l'État islamique ».

Plus on s'approche du lieu où se tient la convention, plus on se croirait dans la zone verte de Bagdad. Il faut en effet marcher entre deux allées de policiers disposés en rangs serrés, puis le long de grillages. Les accréditations sont contrôlées une fois, puis deux, puis cinq, puis six. Ensuite, c'est le détecteur de métaux et, enfin, la salle.

L'adjectif « vide » résume assez bien la convention républicaine. Hormis la dernière nuit, le centre de l'arène n'est pas particulièrement bondé. En outre, la qualité des discours laisse à désirer, la plupart des intervenants n'ayant pas pris la peine de se préparer. Aucun des anciens chefs de file du parti n'est présent : ni M. Willard Mitt Romney, ni M. John McCain (2), ni aucun membre de la famille Bush.

Manifestation du mouvement Black Lives Matter devant l'hôtel de ville de Philadelphie, 2016 © Alex Webb / Magnum Photos

Certes, quelques figures républicaines interviennent, mais ce sont de piètres orateurs. M. Paul Ryan, président de la Chambre des représentants, expédie sans entrain l'ordre du jour. M. Mitch McConnell, sénateur du Kentucky, se fait même huer lorsqu'il vante sa réussite comme chef de la majorité républicaine au Sénat. Dans son discours liminaire, M. Chris Christie, gouverneur du New Jersey, dénonce les erreurs diplomatiques commises par Mme Clinton lorsqu'elle était secrétaire d'État, sans s'apercevoir qu'il lui oppose parfois des reproches de mollesse rigoureusement inverses à ceux que formule M. Trump, notamment au sujet de la Russie et de l'Ukraine. À défaut de l'habituel défilé des officiels, les délégués républicains entendent des animateurs de radio ultraconservateurs exhorter l'assistance à admirer tel ou tel acte de bravoure patriotique avant d'attiser l'indignation en détaillant d'atroces trahisons ou des actes criminels. L'ambiance passe d'un extrême à l'autre : l'Amérique, la meilleure ! L'Amérique, trahie ! Nous devons sauver l'Amérique ! Chacun acclame les nobles discours et les récits d'aventures. Puis vient le tour des parents en deuil qui ont perdu des êtres chers à cause des petits malfrats que la gauche dorlote, comme les immigrés clandestins.

Les discours mêlent les tons afin d'être plus percutants : l'Amérique courageuse ; l'Amérique victime ; les dirigeants démocrates qui refusent obstinément d'« appeler l'ennemi par son nom ». Nombre de délégués vibrent en entendant la voix brisée de Mme Patricia Smith, mère d'un fonctionnaire tué dans l'attaque du consulat américain à Benghazi (Libye), en septembre 2012 : « Je tiens Hillary Clinton [à l'époque secrétaire d'État] personnellement responsable de la mort de mon fils, s'écrie-t-elle. Comment a-t-elle pu infliger cela à une famille américaine ? » Les congressistes se blottissent dans le doux cauchemar d'une destruction nationale provoquée par la trahison démocrate.

Mais peut-être faut-il interpréter ces absurdités comme une sorte de divertissement. Quand les délégués d'une convention politique expriment leur opinion de Mme Clinton en scandant « Qu'on l'enferme ! », on ne doit sans doute pas les prendre au sérieux. D'ailleurs, lorsque la sérénade démarre, nos voisins mangent du pop-corn. Quelques instants plus tard, une vieille dame à l'allure douce et frêle me demande si elle peut s'appuyer sur mon épaule pour se lever et se rasseoir. Peu après, j'entends sa petite voix s'élever avec exaltation : « Qu'on l'enferme ! »

Humiliation publique d'un baratineur texan

Certains responsables républicains n'ont pas été à la fête lors de leur semaine à Cleveland. M. Ted Cruz, par exemple. Le sénateur du Texas, rival malheureux de M. Trump aux primaires, incarne le parfait politicien-acteur. Il est tellement faux, mielleux et démagogue que même ses collègues sénateurs ne peuvent plus le supporter. Le troisième soir de la convention, il prend la parole et débite le genre de discours moralisateurs et creux dont la droite raffole. Il raconte une histoire larmoyante de policier tué dans l'exercice de ses fonctions, décrit « son enfant chéri ravalant ses sanglots », avant d'enchaîner sur un laïus pompeux relatif au pouvoir de la liberté, qui permettrait de résoudre tous nos problèmes. Mais, après avoir bu ses paroles pendant vingt minutes, le public réalise qu'il n'a toujours pas annoncé son soutien à M. Trump. Et, alors que le baratineur texan s'apprête à conclure en reprenant les images à l'eau de rose avec lesquelles il a commencé, les délégués explosent. Las de ses larmes de crocodile, ils se lèvent en criant : « Soutiens Trump ! » Nous voyons même l'un d'eux rouler son affiche en forme de mégaphone et beugler en direction du podium. Le marchand de platitudes de la droite religieuse doit alors quitter la scène sous les huées — sans s'être exécuté.

« Son » Parti républicain n'est plus. Dans le sillage de sa déconfiture, on imagine les milliards de dollars d'investissement réduits à néant. Toutes ces sommes mobilisées au cours des quarante dernières années pour faire du parti l'instrument bien huilé des fameux 1 % les plus riches. Tout cet argent consacré aux lobbyistes de Washington, à la formation idéologique des législateurs d'État, aux combines qui ont permis d'attirer des millions de voix ouvrières sur un programme contraire à leurs intérêts : tout cela s'est écroulé en quelques mois.

Car, à Cleveland, les guerres culturelles, ressort essentiel de la droite américaine, sont mises entre parenthèses. Le cofondateur du service de paiement en ligne PayPal, M. Peter Thiel, est même ovationné au moment où il proclame son homosexualité (« Je suis fier d'être gay, je suis fier d'être républicain, mais plus que tout je suis fier d'être américain »). Autre pilier de la foi républicaine, le libre-échange passe lui aussi à la trappe. Plus personne ne se plaint des dépenses sociales et seul M. Scott Walker, l'incorrigible gouverneur du Wisconsin, met en cause les syndicats — et encore, avec mesure.

Les démocrates, une caste d'humains nés pour gouverner

M. Trump qualifie le courant politique qui l'appuie de « parti des travailleurs », et il assure qu'il donnera la priorité aux problèmes économiques des gens ordinaires. Sa dénonciation répétée des accords commerciaux qui ont détruit l'industrie américaine ne pouvait pas trouver meilleure scène que Cleveland. Résultat : celui qu'un intervenant a surnommé « le milliardaire en col bleu de l'Amérique », qui tweete des insultes racistes, qui veut réduire les impôts des riches et fait fabriquer ses produits à l'étranger, se proclame le protecteur de l'Amérique qui travaille. Tout aussi étonnant, pendant les soixante-dix minutes de son discours, il semble presque… raisonnable.

Certes, il tente de vendre une vision paranoïaque du terrorisme et de la délinquance ; mais la peur générale dont il se fait l'écho est réelle. La classe moyenne américaine est bien en cours de dislocation, notamment à cause d'accords commerciaux iniques et de l'étrange indifférence des autorités démocrates de Washington à l'égard des couches populaires. Pour une grande partie du pays, il est donc exact que l'économie ne fonctionne plus et que la démocratie ressemble à une farce au service des puissants. M. Trump attise ce cynisme bien américain en des termes directs : « Les grandes entreprises, l'élite de la presse et les bailleurs de fonds appuient la campagne de ma rivale parce qu'ils savent qu'elle maintiendra le système tel qu'il est. Ils lui balancent de l'argent parce qu'ils contrôlent absolument tout ce qu'elle fait. Ils tirent les ficelles comme avec une marionnette. »

Vient ensuite l'engagement auprès des classes populaires, qui n'ont tiré aucun bénéfice de la reprise de la croissance : « J'ai rendu visite à des ouvriers d'usine licenciés et j'ai vu des communautés écrasées par nos horribles et injustes traités commerciaux. » Et, faisant délibérément écho à Franklin Roosevelt, M. Trump enchaîne : « Ils sont les hommes et les femmes oubliés de notre pays. Des gens qui travaillent dur, mais qui n'ont plus de voix. Je suis votre voix. » Peu après son intervention, un sondage indique que ce novice en politique, ce clown vulgaire, fait jeu égal avec Mme Clinton.

Stronger together — « L'union fait la force ». Tel est le slogan officiel de la convention démocrate, qui se tient à Philadelphie une semaine plus tard. Un appel du pied aux partisans dépités de M. Bernie Sanders, le sénateur de gauche battu par Mme Clinton lors des primaires. Mais le thème véritable de ce rassemblement, c'est cette qualité qui caractérise la vie de Mme Clinton depuis son enfance : la vertu.

Une vertu ardente et raide ; une vertu fière et sans artifice ; immanquable et si suprêmement angélique que nul ne peut rêver l'égaler. Ce sont des gens meilleurs qui arpentent la scène du Wells Fargo Center : tel est le message qui vous assaille à Philadelphie. Des gens meilleurs que ces monstres de républicains, cela va de soi, mais également meilleurs tout court. Une caste d'humains d'une telle probité qu'on ne peut manquer de reconnaître qu'ils sont nés pour gouverner.

Sous cette avalanche de sentiments distingués, les organisateurs de la réunion démocrate veulent que le public, lui aussi, se sente vertueux ; que l'excellence qui irradie de la scène s'étende aux congressistes. Un comptoir vend quelques friandises sans gluten ; il y a des toilettes mixtes ; et un espace facile à repérer permet aux mères d'allaiter leur bébé. Quant à savoir qui aurait l'idée saugrenue d'amener un nourrisson dans une telle cohue, voilà sans doute une question morale d'un autre type.

Mais cet étalage de droiture est constamment démenti par une ribambelle de faits dissonants. Les congressistes apprennent par la presse que des réceptions sont organisées par des entreprises de Wall Street, mais n'y sont pas invités. Les organisateurs du rassemblement ont négocié un accord avec Uber permettant à ses taxis de se garer beaucoup plus près du hall, alors que l'entreprise est orfèvre en matière de précarisation du travail. Quant à la convention elle-même, elle est bondée. Devant chaque porte d'entrée, de longues files de gens en colère réclament à grands cris qu'on les laisse entrer. Le dernier soir, un membre du service d'ordre ne cesse de conduire quelques-uns de ces impatients vers un siège, avant que, quelques minutes plus tard, un autre vienne leur réclamer leur accréditation dans l'espoir de pouvoir les inviter à quitter leur place. Et, tandis que se joue ce combat darwinien pour le moindre strapontin, Mme Clinton proclame sur tous les écrans du hall immense que « notre pays a besoin de davantage de gentillesse et d'affection ».

Le spectacle dure quatre jours. Sur scène, les orateurs se relaient avec des accents exaltés qui rappellent une bande de lycéens montant une pièce de Shakespeare ou des prédicateurs du XIXe siècle évoquant les anges tombés du ciel. Pénétrés de la noblesse de leur propos, ils s'efforcent d'adopter une élocution à la hauteur de leur message.

Il ne faut pas chercher bien loin pour trouver les raisons de cet unisson : la convention se doit de souligner la bonté intrinsèque des démocrates, ceux-ci n'ayant par ailleurs pas tant de hauts faits à célébrer. Quelques jours auparavant, par exemple, plusieurs courriels piratés avaient confirmé que le Comité national démocrate, théoriquement neutre pendant les primaires, s'était bien employé à saboter la candidature de M. Sanders.

Plus grave, nombre des problèmes qui préoccupent les militants du parti, et que les orateurs successifs s'emploient à dénoncer, résultent des politiques du président démocrate sortant, ou d'un de ses prédécesseurs les plus fameux, qui se trouve être… le mari de la candidate.

Trois exemples parmi tant d'autres. Des dizaines de délégués brandissent des pancartes hostiles à l'accord de partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP), en scandant : « No TPP ! » Pourtant, lors de la troisième journée de la convention, une partie d'entre eux acclament M. Barack Obama — « l'un des meilleurs présidents que nous ayons jamais eus », selon le vice-président Joe Biden —, qui n'a pas renoncé à faire du traité l'apothéose de son mandat. La veille, l'ancien gouverneur du Vermont Howard Dean proclamait : « Nous avons besoin d'un président qui veille à ce que les plus riches obéissent aux mêmes règles que les Américains de la classe moyenne qui travaillent dur »… juste après que la convention eut applaudi un certain Eric Holder. Lequel s'est vu reprocher, en tant que ministre de la justice (2009-2015), son indolence lorsqu'il s'agissait de poursuivre les banquiers responsables de fraudes financières.

Enfin, dans le discours-programme de la convention, Mme Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts, recense les défis qui assaillent les membres de la classe ouvrière, avant de clamer : « La Bourse bat des records. Les bénéfices des entreprises sont au plus haut. Les directeurs généraux engrangent des dizaines de millions de dollars. Mais ces gains n'ont pas de retombées positives pour les familles qui travaillent dur comme la vôtre. Est-ce que certains d'entre vous ici ne trouvent pas que c'est un problème ? » « Certains d'entre vous » ? Tout cela venait de se produire pendant que M. Obama occupait la Maison Blanche. Si le président se trouvait devant son téléviseur ce soir-là, il ne s'est probablement pas senti visé par ces reproches, puisqu'il n'était pas associé au diagnostic de la sénatrice. Et, quand Mme Warren s'emploie par ailleurs à condamner M. Trump et sa volonté de « limiter les réglementations financières », elle omet de rappeler que le vrai travail de sape en la matière a été conduit deux décennies plus tôt par M. William Clinton. Celui-là même qui se fera ovationner le lendemain soir…

Le centre-ville de Cleveland, Ohio, 2016 © Alex Webb / Magnum Photos

Quant au passé de Mme Clinton, il est réécrit avec minutie. Certains brefs épisodes de sa carrière ont droit à de longs commentaires, donnant l'impression qu'elle a consacré sa vie à des croisades caritatives. D'autres chapitres, pourtant bien plus consistants, comme ses années en tant qu'avocate spécialisée dans le droit des entreprises, semblent se dissoudre d'eux-mêmes. Quant aux principales réalisations présidentielles de son mari, qui naguère la rendaient si fière et auxquelles elle se flattait d'avoir largement contribué, on les passe sous silence. L'Accord de libre-échange nord-américain (Alena) disparaît du récit officiel. Parce qu'elle contredit les discours sur l'attention extrême que Mme Clinton accorderait au sort des femmes et des enfants, la suppression d'une aide fédérale aux familles monoparentales, signée par son mari en 1996, n'est pas mentionnée.

Dès lors, que reste-t-il ? Une vertu morale abstraite, jaillissant comme un fleuve intarissable, mais sans lien avec l'héritage récent du Parti démocrate. Il est question de gens ayant réussi à surmonter des handicaps ou une santé déficiente, à survivre au terrorisme ou à des blessures horribles. D'autres qui croient « en l'innovation et en l'esprit d'entreprise » ; qui ont été enlacés par le président des États-Unis et qui souhaitent « que chaque Américain puisse serrer dans ses bras le président Obama » ; qui ont combattu en Irak et qui proclament leur confiance en « Hillary » et en ses compétences stratégiques et militaires.

Des flots de larmes ruissellent sur des visages empreints de gravité. Une vidéo racontant l'histoire d'une ancienne immigrée clandestine invitée à prendre la parole la montre en train de réprimer ses sanglots à trois reprises. Une autre présente une petite fille en pleurs qui craint que ses parents ne soient expulsés. Lorsque la candidate la prend ensuite sur ses genoux, lui promettant de la protéger, les torrents redoublent, mais ils coulent cette fois des yeux des adultes assis à côté d'une Hillary Clinton aussi vertueuse que protectrice.

La candidate déverse un chapelet de poncifs vibrants

Compassion, bonnes intentions ; excellence, aussi. Les hommes et les femmes d'affaires salués à Philadelphie, en plus d'être des patrons épatants, ont connu une réussite époustouflante. Mais on nous conte également l'histoire d'un policier qui a emballé tous ses cadeaux de Noël peu avant d'être abattu dans l'exercice de ses fonctions. L'un des plus habiles orateurs de la convention, le vice-président Biden, estime quant à lui que les emprunts contractés par les étudiants — qui les coulent aussi sûrement que s'ils portaient une enclume autour du cou — sont en réalité là « pour éviter à papa et maman l'affront » de se voir refuser un prêt bancaire.

Pour couronner ce long spectacle, Mme Clinton apparaît enfin sur scène, tout de blanc vêtue, et déverse sur ses auditeurs un chapelet de poncifs vibrants. La profondeur de ces banalités déclenche de multiples ovations.

La nation fait face à un défi très sérieux, annonce l'oratrice, un « moment de vérité ». Oui, le « vivre-ensemble » (togetherness) de l'Amérique est en péril. « Des forces puissantes menacent de nous éloigner les uns des autres. À nous de décider si nous voulons travailler tous ensemble pour pouvoir grandir tous ensemble. »

La menace se nomme Donald Trump. Mme Clinton l'accuse de « vouloir nous séparer — du reste du monde, mais aussi les uns des autres ». Le danger n'est pas que moral : il concerne aussi la prospérité du pays. « L'Amérique a besoin que chacun d'entre nous apporte son énergie, ses talents, son ambition — afin que notre nation devienne meilleure et plus forte. C'est une chose dont je suis intimement convaincue. »

La candidate nous rappelle alors sa philosophie : « Faites tout le bien que vous pouvez, pour autant de gens que vous pouvez, de toutes les manières que vous pouvez, aussi longtemps que vous pouvez. » Elle assure qu'elle est également attentive aux détails, qu'elle saura trouver des solutions pragmatiques, progressives, à des problèmes concrets. Cherchant à répondre à la frustration des travailleurs de Cleveland et d'ailleurs, elle promet « davantage de bons emplois, des augmentations de salaire », et elle expose les grandes lignes de son plan destiné à résoudre une partie de leurs difficultés : « Je suis convaincue que l'Amérique prospère quand les classes moyennes prospèrent. Je pense que notre économie ne fonctionne pas comme elle le devrait parce que notre démocratie ne fonctionne pas comme elle le devrait. C'est pourquoi nous devons choisir des juges de la Cour suprême capables de débarrasser la politique du règne de l'argent et d'étendre le droit de vote au lieu de le restreindre. »

Si le public de Philadelphie remarque alors le hiatus entre problèmes et solutions, il n'en laisse rien paraître — peut-être parce que, à l'instar de l'oratrice, il n'ignore pas que le facteur décisif n'est pas une classe moyenne sur le déclin. Non, la véritable ligne de démarcation entre les deux formations politiques, cette année et pour toujours, renvoie à quelque chose d'infiniment plus important : le fossé entre le bien et le mal. Les bons dans un parti ; les méchants dans l'autre.

Car, pour les démocrates, la bonté n'a rien d'un dérivatif. C'est la question principale. L'élection de 2016 va voir s'affronter la vertu et la vulgarité. « Nous nous opposerons à toute rhétorique délétère, à toute parole visant à nous diviser », avertit Mme Clinton, comme pour rappeler les nombreuses saillies de son adversaire sur les handicapés, les Mexicains, les Noirs. « Au fond, conclut-elle, on en revient toujours à ce que Donald Trump est incapable de comprendre : l'Amérique est grande parce que l'Amérique est bonne. »

La vertu démocrate, c'est cela. Lorsque je repenserai à l'élection de 2016, je me souviendrai de ce que j'ai éprouvé en traversant à pied le gigantesque parking du Wells Fargo Center, à Philadelphie, sous une chaleur écrasante, amplifiée par l'asphalte, si intense qu'elle paralysait presque le cerveau. Nous progressions péniblement ; une barrière de sécurité guidait nos pas. De l'autre côté de la clôture, une personne sans doute bien introduite avait réussi à garer un bus scolaire, d'où elle s'adressait au public en nage qui affluait vers le hall de la convention. Son mégaphone faisait retentir des recommandations sur l'importance de l'éducation et de l'innovation.

Je penserai aussi à ce panneau d'affichage aperçu depuis un train de banlieue de Cleveland, sur lequel on pouvait lire un de ces slogans délirants emblématiques de la droite américaine : « Ne croyez pas ce que racontent les médias de gauche. » Il jouxtait une autoroute assourdissante, un énorme parking et une quintuple voie ferrée. Tout le vacarme de la production industrielle et des transports montait à travers la fournaise. À qui s'adressait ce message ? Aux employés de l'usine Ford qu'on devinait non loin de là ? Au type assis dans la locomotive du train de marchandises qui nous croisa ? Une simple invitation à céder à la paranoïa. Sans destinataire particulier, aperçue de loin, dépourvue de sens.

(1) Voulant cacher ses véritables relations avec cette stagiaire de la Maison Blanche, le président Clinton avait été convaincu en 1998 de mensonge sous serment et soumis à une procédure de destitution.

(2) Candidats républicains à la présidence respectivement en 2012 et en 2008.

Les journalistes ne savent-ils poser que des questions de droite ?

Mon, 31/10/2016 - 15:09
Lors de leur premier débat télévisé, les sept candidats de la primaire organisée par la droite et le centre ont tenté d'incarner une droite « enfin » décomplexée. Trop timidement au goût des journalistes qui les interrogeaient, tous salariés de médias privés appartenant à des grands groupes. Pluralisme (...) / , , , , , , , , - La valise diplomatique

L'aura de la résistance à Israël

Mon, 31/10/2016 - 13:14

Le Hezbollah (« Parti de Dieu » en arabe) a vu le jour au sein de la communauté chiite après l'invasion du Liban sud par les troupes israéliennes, en 1982. Son existence n'a cependant été officialisée qu'en 1985, à travers la publication d'une lettre ouverte. Dans cette charte, le Hezbollah entendait être à la pointe de la « résistance » en combattant Israël et les Etats-Unis. A la fois parti politique et milice impliquée dans la guerre civile libanaise, il proclame son allégeance au guide spirituel de la révolution islamique iranienne, qui a renversé le chah en 1979. L'ayatollah Rouhollah Khomeiny et Mohammad Hussein Fadlallah, considéré comme le chef spirituel du Hezbollah, ont tous deux étudié à Nadjaf, en Irak, lieu de formation des dignitaires religieux chiites.

Le parti développe un réseau de solidarité (écoles, associations, hôpitaux) qui lui procure une assise au sein de la communauté chiite, jusqu'alors marginalisée au Liban. Et il peut compter sur un soutien financier, un encadrement et des moyens militaires venus d'Iran. Mouvement armé, il continue à se battre contre l'occupation israélienne et se rapproche du régime syrien. En 1989, les accords de Taëf, qui mettent fin à la guerre civile libanaise, provoquent en son sein un processus de « libanisation ». Il renonce à la création d'un Etat islamique et, en 1992, sous l'impulsion de son nouveau chef Hassan Nasrallah, participe pour la première fois à des élections, tout en maintenant une structure militaire alors que les autres milices ont accepté de désarmer.

Après l'assassinat du premier ministre libanais Rafic Hariri, le 14 février 2005 à Beyrouth, les soupçons qui pèsent sur Damas et sur le Hezbollah affaiblissent le mouvement et polarisent la société. Mais, avec ses alliés chiites et chrétiens, le parti réussit une démonstration de force en rassemblant plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues de Beyrouth, le 8 mars. Le 14 mars, les partis sunnites, druzes et chrétiens hostiles à la Syrie réunissent à leur tour une manifestation géante et obtiennent le retrait de l'armée syrienne, qui occupait le Liban depuis 1976. Un compromis est trouvé, et deux membres du parti participent pour la première fois à un gouvernement de large coalition. Dès l'année suivante, une nouvelle offensive israélienne renforce sa légitimité. En portant à l'adversaire des coups déterminants, le Hezbollah justifie son autonomie d'action et son refus de rendre les armes.

Le Hezbollah maître du jeu libanais

Mon, 31/10/2016 - 13:12

Avec le renfort des bombardiers russes, des conseillers iraniens et des combattants chiites libanais, l'armée syrienne a regagné du terrain avant le cessez-le-feu de fin février. En première ligne pour soutenir le président Bachar Al-Assad, le Hezbollah voit sa légitimité et sa position renforcées sur le plan intérieur. Désigné comme « groupe terroriste » par la Ligue arabe, il demeure pourtant très populaire dans les pays du Maghreb.

Marwan Naamani. – Portrait de Hassan Nasrallah lors d'une cérémonie à Dahiyeh marquant l'anniversaire de la guerre avec Israël, 2007 AFP

A chaque coin de rue de Dahiyeh, la banlieue sud de Beyrouth, et le long des routes de la plaine de la Bekaa, dans l'est du pays, les portraits de combattants morts en Syrie font désormais partie du paysage. Le Hezbollah paie un lourd tribut pour son engagement dans le conflit syrien. Derrière le comptoir de la petite boutique où elle travaille à Roueiss, au sud de la capitale libanaise, Mme Farah C. (1) garde précieusement une photographie de son fiancé, tué en 2014 dans la Ghouta, près de Damas. « Il partait se battre quinze jours en Syrie, puis il venait se reposer une semaine avant de repartir, raconte la jeune femme, enveloppée dans un long voile noir. Il avait souvent des problèmes aux yeux et aux oreilles à cause de la fumée et des bombardements. Il disait sentir toujours l'odeur du sang. C'était très dur, mais je n'avais jamais pensé qu'il pourrait mourir… » En tant que simple fiancée, elle n'a droit à aucune assistance, contrairement aux veuves de combattants, qui reçoivent une aide financière du parti. Son soutien au Hezbollah n'en est pas altéré pour autant. « Il y a beaucoup de combattants qui meurent ; rien qu'autour de chez moi, il y en a eu sept. Mais ils doivent protéger nos lieux saints, et, s'ils ne se battent pas, les takfiri (2) viendront attaquer les chiites au Liban. »

Voitures calcinées, vitrines pulvérisées, corps sans vie gisant au milieu d'une rue enfumée : le 12 novembre 2015, le double attentat kamikaze qui a touché le quartier de Bourj Al-Barajneh, à Dahiyeh, a été le plus meurtrier depuis la fin de la guerre civile libanaise, en 1990. Cette attaque n'a pourtant fait que rappeler à ses habitants que, au Liban, les fiefs du Hezbollah demeurent la cible privilégiée de l'Organisation de l'Etat islamique (OEI). Depuis 2013, les zones que contrôle le parti islamiste chiite à Beyrouth ou dans la Bekaa ont été le théâtre d'une dizaine d'attaques, dont certaines ont aussi été revendiquées par des groupes affiliés à Al-Qaida. Autant de représailles au soutien militaire qu'apporte le Hezbollah à l'armée syrienne, officiellement depuis avril 2013.

« La Syrie compte dans la région de vrais amis qui ne permettront pas que ce pays tombe aux mains des Etats-Unis, d'Israël ou des groupes takfiri  », avait alors déclaré le secrétaire général du parti, M. Hassan Nasrallah, en faisant allusion aux rebelles sunnites qui avaient pris les armes contre les troupes du président Bachar Al-Assad. Il réaffirmait ainsi son soutien au régime syrien, qu'il considère comme l'un des piliers de l'axe de la « résistance » menée avec l'Iran contre Israël.

Intervenir pour défendre le « vrai islam »

Quelques jours plus tard, le Hezbollah s'engageait massivement dans la bataille de Qoussair, région de l'ouest de la Syrie frontalière du Liban, alors aux mains des rebelles. Cet engagement a provoqué un revirement majeur dans le rapport de forces, à un moment où les troupes loyalistes perdaient très nettement du terrain. Avec l'intervention du Hezbollah, la région de Qoussair a été reprise en moins d'un mois. Les vidéos de combattants en déroute, assoiffés et mangeant des pommes de terre crues, avaient illustré cette première défaite cinglante des rebelles.

« Au début de la contestation anti-Assad, les militants ne se sentaient pas directement concernés », explique Chiara Calabrese, qui travaille sur le Hezbollah à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam). Mais l'interprétation faite par le parti de l'enlèvement de pèlerins chiites libanais à Alep en 2012, les déclarations de certains membres de l'opposition syrienne hostiles au Hezbollah et les attentats de Dahiyeh ont créé un consensus très fort autour du parti. « Le Hezbollah a d'abord mis en avant la nécessité de protéger les lieux saints chiites, menacés ou détruits par certains groupes rebelles », poursuit la chercheuse, qui cite l'attaque contre la mosquée de Sayyida Zeinab, dans le sud de Damas, un haut lieu du chiisme qui abrite le mausolée de la fille du calife Ali et petite-fille de Mahomet. « Son intervention en Syrie est alors devenue une entreprise sacrée, visant à défendre ce qu'il considère comme le vrai islam, face aux groupes rebelles comme Daech. »

Un mécontentement discret, dont il est difficile de mesurer l'étendue, a tout de même grondé chez certains militants. En 2013, M. Ali M., ancien combattant dont le fils était alors en Syrie, pestait contre cette implication : « J'ai toujours soutenu la résistance à Israël, mais je ne vois pas en quoi le conflit syrien y est lié. » En 2014, la proclamation d'un califat par l'OEI après sa prise de Mossoul, en Irak, a mis un coup d'arrêt à cette timide protestation. La base du Hezbollah est désormais convaincue que la survie du mouvement dépend de sa capacité à aider le régime syrien à rester au pouvoir.

La cause suscite un fort engouement chez les jeunes chiites

Engagé en Syrie dès 2013, M. Ahmad B. songeait à arrêter de se battre, lassé de la guerre de positions sur la frontière. La violence de l'OEI l'a amené à revoir sa décision : « Nous devons absolument combattre le terrorisme en Syrie pour empêcher l'OEI d'attaquer le Liban. » Il martèle son soutien à l'Iran et à la Russie, seuls à ses yeux à lutter contre le « terrorisme » alimenté selon lui par la Turquie, les pays du Golfe, les Etats-Unis et Israël. « Le Hezbollah a réussi à associer l'OEI et Israël, analyse Calabrese. Cela a été clairement établi lors du raid sur le Golan en janvier 2015  (3)  : en tuant ceux qui combattaient l'OEI, Israël est apparu comme une incarnation du même ennemi. »

Le soutien à l'intervention du Hezbollah en Syrie reste fort au sein de la communauté chiite dans son ensemble. Selon un sondage réalisé en 2015 par l'association Hayya Bina, dont le fondateur, M. Lokman Slim, est connu pour ses positions critiques envers le parti, 78,7 % des chiites l'approuvent. Les quelque 1 500 « martyrs » de cette guerre ne tarissent pas le recrutement. La cause suscite un fort engouement chez les plus jeunes. Selon un acteur du secteur culturel travaillant dans le sud du Liban, le manque de perspectives dans les fiefs du Hezbollah, très pauvres, la rend encore plus attirante. « Il ne faut pas oublier que le Hezbollah livre aussi un combat idéologique, ajoute M. Hussein M., du quartier Kanisse Mar Mikhael, aux portes de Dahiyeh. Les enfants peuvent participer aux camps scouts du Hezbollah, et, lorsqu'ils ont environ 16 ans, on leur donne le goût du combat. » Le parti représente aussi un moyen d'améliorer le quotidien : « Le Hezbollah mène la lutte par les armes, mais il recrute aussi des cerveaux. Il a besoin de personnes qualifiées : journalistes, ingénieurs…, poursuit le jeune homme, qui a perdu deux amis en Syrie. Il paie leurs études, puis il les emploie. » Même si la prolongation du conflit a contraint le parti à diminuer les salaires et les aides qu'il accorde à ses membres, il reste un débouché attractif dans un pays où le salaire minimum s'élève à 410 euros par mois et où l'économie parallèle compte pour 30 % de la production.

Exacerbation des tensions communautaires

Le Hezbollah tire sa légitimité d'un projet politique de résistance à Israël et à ses alliés qui mobilise au-delà des seuls chiites, surtout depuis la « guerre de trente-trois jours » de l'été 2006. Avec l'émergence de l'OEI, il a su renforcer cette tendance et se rendre indispensable. Il se présente comme le garant de l'intégrité des frontières libanaises face aux djihadistes. En octobre 2014, une attaque du Front Al-Nosra, lié à Al-Qaida, contre un de ses postes militaires dans le jurd de Brital, au sud de Baalbek, avait révélé que c'était bel et bien lui qui contrôlait certains tronçons de la frontière, et non l'armée. Une fois passé le dernier point de contrôle de l'armée, près de Nabi Sbat, seuls les combattants chiites circulent sur les routes tortueuses des montagnes de l'Anti-Liban pour rejoindre leurs positions, bien plus loin.

Cette collaboration avait déjà été pointée du doigt en juin 2013, lors de l'offensive du cheikh salafiste Ahmad Al-Assir contre l'armée à Saïda. Alors que plusieurs chars et systèmes de transmission étaient tombés en panne en plein assaut, le Hezbollah était intervenu. « Ses tireurs d'élite nous ont couverts », confie M. Imad K., soldat des forces spéciales libanaises qui a participé à la bataille. Un officier général à la retraite admet avec amertume : « Comment peut-on faire autrement ? L'armée manque d'hommes et de matériel. » Qu'ils adhèrent ou pas au projet politique et religieux du Hezbollah, une partie des Libanais non chiites voient en lui la seule force capable d'arrêter l'OEI.

Dans ce contexte, la décision prise par l'Arabie saoudite, le 19 février, de suspendre son programme d'aide à l'armée libanaise et de récupérer le matériel d'un montant de 3 milliards de dollars (2,7 milliards d'euros) est lourde de sens. Le même jour, à Saadiyat, à vingt kilomètres de Beyrouth, des affrontements éclataient entre des forces sunnites et Saraya Al-Mouqawama, les « brigades de la résistance » liées au Hezbollah. « Les éléments sunnites ont coupé l'autoroute qui mène au Sud, ce qui est clairement un message envoyé au Hezbollah, puisque Nasrallah a toujours insisté sur l'importance de garder cet axe routier ouvert pour relier Beyrouth à son fief du Sud », explique M. Slim. Selon lui, ces incidents pourraient se multiplier. Alors que M. Al-Assad reprend l'avantage en Syrie grâce aux interventions russe et iranienne, Riyad dénonce la « mainmise du Hezbollah sur l'Etat [libanais] ».

Parmi les raisons de la décision saoudienne, il y a le refus du Liban, début janvier, de condamner la politique de l'Iran dans la région et de qualifier le Hezbollah d'« organisation terroriste ». Après avoir expulsé des hommes d'affaires libanais et enjoint à leurs ressortissants de ne pas se rendre au pays du Cèdre, le royaume wahhabite et les cinq autres monarchies du Golfe ont finalement voté le 2 mars une résolution pour faire pression sur le parti chiite, qui participe au gouvernement et domine la vie politique libanaise — comme en témoigne son rôle dans le blocage, depuis mai 2014, de l'élection d'un nouveau président de la République par le Parlement (lire « Un futur président sous contrôle »). Si le conflit syrien a renforcé la position du Hezbollah au Liban, il a aussi exacerbé les tensions communautaires. Une partie des sunnites, majoritairement solidaires de l'opposition syrienne, ont radicalisé leur discours. L'absence de leadership sunnite fort et l'instrumentalisation de cette radicalisation par certains politiciens n'ont fait qu'envenimer la situation. « Dans ce contexte, la position du Hezbollah en Syrie est extrêmement problématique, prévient M. Slim. Ce raidissement risque d'être d'autant plus dangereux avec la présence au Liban d'un million et demi de réfugiés syriens majoritairement hostiles au Hezbollah. » S'y ajoutent les dernières sanctions prises en décembre par le Congrès américain, qui font désormais du Hezbollah une organisation non seulement terroriste mais aussi criminelle. Cette décision oblige les banques libanaises à refuser les clients liés au parti. Un élément supplémentaire, selon M. Slim, pour que la situation se dégrade : « Il est difficile de savoir si, à long terme, ces pressions affaibliront le Hezbollah ; mais, dans l'immédiat, cela va certainement rendre les haines plus féroces. »

(1) Les noms de certaines des personnes rencontrées ont été modifiés.

(2) Le terme takfiri désigne les radicaux sunnites qui pratiquent le takfir, c'est-à-dire l'excommunication des musulmans, sunnites ou chiites, qui ne partagent pas leurs opinions ou croyances.

(3) Le fils d'Imad Moughnieh, l'un des principaux dirigeants du Hezbollah, tué dans un attentat en 2008, a perdu la vie dans ce raid.

Un futur président sous contrôle

Mon, 31/10/2016 - 13:10

Cela pourrait être un feuilleton digne d'un moussalssal, une de ces séries à rebondissements diffusées dans tout le monde arabe. Depuis le 25 mai 2014 et la fin du mandat de M. Michel Sleimane, le Liban n'a plus de président. Le Parlement s'est réuni à plus de trente reprises, mais le quorum de députés n'a jamais été atteint. Même s'il ne dispose que de 12 élus sur un total de 128, le Hezbollah est au cœur de cette obstruction. Il peut compter sur les 27 députés du Courant patriotique libre (CPL) du dirigeant chrétien Michel Aoun, ainsi que sur les représentants de plusieurs partis proches de la Syrie.

Au départ, la formation de M. Hassan Nasrallah entendait empêcher l'élection de M. Samir Geagea, le chef du parti chrétien des Forces libanaises. Ce dernier était allié au sein de la « coalition du 14-Mars » à l'ancien premier ministre Saad Hariri, adversaire déclaré de Damas et du « Parti de Dieu ». Mais la donne a changé à l'été 2015, quand, en échange de promesses, M. Hariri a décidé de soutenir la candidature du député chrétien Soleimane Frangié junior, petit-fils de l'ancien président, allié de longue date du Hezbollah et ami personnel du président Bachar Al-Assad. Ce revirement a provoqué la colère de M. Geagea, lequel soutient depuis janvier dernier son ancien rival Aoun.

Résultat : les deux candidats à la présidence du Liban sont non seulement des chrétiens maronites (conformément au régime politique confessionnel qui caractérise le pays), mais aussi des alliés du Hezbollah. Ce dernier n'a pas encore tranché, estimant que la vacance joue en sa faveur. Il devrait obliger ses adversaires politiques, à commencer par M. Hariri, à faire d'autres concessions — notamment à accepter un redécoupage électoral et une réforme du mode de scrutin pour les élections législatives. Le Hezbollah s'est fixé ces deux objectifs majeurs afin de rééquilibrer le rapport de forces au Parlement.

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