Dans ce reportage « gonzo », on suit la piste d'une légendaire ligne de chemin de fer construite par des ingénieurs français au début du XXe siècle dans le Yunnan. Largement nourrie des photographies d'époque d'un des maîtres d'œuvre, l'enquête ne s'appesantit pas sur les épisodes les plus sombres, sans toutefois les occulter.
Source : Li Kunwu, La Voie ferrée au-dessus des nuages, Kana, Paris-Bruxelles 2013.
En 2026, la colonisation de Mars est en marche : une centaine de scientifiques s'y établissent et entament le processus de « terraformation ». Très vite, des factions apparaissent et se confrontent. En dehors de ces querelles, la Japonaise Hiroko Ai, experte en biologie, agriculture et systèmes écologiques, rallie un nombre croissant de fidèles autour d'une forme de chamanisme martien. Michel Duval, le psychologue de l'équipe, est invité à une étrange cérémonie…
« Ceci est notre corps », dit Hiroko.
Elle passa de l'autre côté du cercle et distribua une poignée de terre à chacun des enfants. L'un après l'autre, ils retournèrent s'asseoir parmi les adultes. Elle prit place en face de Michel et entama une mélopée en japonais. Evgenia se pencha vers Michel et traduisit en chuchotant dans son oreille. Ils célébraient l'aréophanie, une cérémonie qu'ils avaient conçue ensemble, inspirés et guidés par Hiroko. C'était une sorte de religion du paysage, une prise de conscience de Mars en tant qu'espace physique coloré par le kami, qui était l'énergie spirituelle, la force présente dans le sol. Le kami se manifestait avec évidence dans certains objets extraordinaires du paysage : piliers de pierre, déjections isolées, falaises en à-pic, intérieurs de cratères étrangement polis, vastes pics circulaires autour des grands volcans. Ces expressions du kami de Mars avaient un analogue terrestre chez les colons eux-mêmes, la force qu'Hiroko appelait viriditas, cette force verdoyante et fructifère qu'ils portaient en eux, qui savait que le monde sauvage est saint. Kami, viriditas : c'était la combinaison de ces forces sacrées qui permettrait de donner une signification à l'existence des humains ici. Lorsque Michel entendit Evgenia chuchoter le mot combinaison, tous les termes formèrent aussitôt un rectangle sémantique dans son esprit : kami et viriditas, Mars et la Terre, la haine et l'amour, l'absence et le désir. (…)
Bientôt, tous se pressèrent contre Hiroko. Michel sentit le contact de toutes ces peaux tièdes contre la sienne. Ceci est notre corps. Certains s'embrassaient, les yeux clos (…)
Hiroko rejeta la tête en arrière et le regarda. L'air grondait dans ses poumons. En anglais, d'une voix calme et douce, elle lui dit :
« Ceci est ton initiation dans l'aréophanie, la célébration du corps de Mars. Bienvenue. Nous adorons le monde. Nous voulons nous y faire une place pour y vivre, un lieu qui soit beau et martien, tel qu'on ne le connaît pas sur Terre. Nous avons construit un refuge caché dans le sud, et à présent, nous allons partir.
« Nous te connaissons et nous t'aimons. Nous savons que ton aide pourra nous être utile. Nous savons que tu pourras avoir besoin de la nôtre. Nous voulons construire ce que tu appelles de tout ton désir, ce que tu n'as pas trouvé ici. Mais sous des formes nouvelles. Car nous ne pouvons jamais revenir en arrière. Nous ne devons aller que de l'avant. Trouver notre propre chemin. Nous commençons cette nuit. Nous voulons que tu viennes avec nous. »
Et Michel dit :
« Je viens. »
Red Mars, 1992. Traduction de Michel Demuth.
Défait à Rome et à Turin par le Mouvement 5 étoiles — une formation qui se revendique « antisystème » —, le Parti démocrate du président du conseil italien Matteo Renzi sort affaibli des élections municipales du 19 juin. À croire que sa réforme du marché du travail, le fameux « Jobs Act », a davantage séduit les médias, les milieux patronaux et les sociaux-libéraux européens que les électeurs italiens…
Gianmaria Giannetti. – « Senza titolo anni '80 - Foto di amicizia » (Sans titre années 1980 - Photo d'amitié), 2015 Galleria Monteoliveto, Naples, NiceLe président du conseil italien Matteo Renzi aime à se présenter comme un dirigeant politique moderne et innovant. Ainsi, sa réforme du marché du travail aurait libéré le pays de ses archaïsmes et fait baisser le chômage. Connues sous le nom de « Jobs Act », les mesures adoptées par son gouvernement pour relancer l'emploi n'ont pourtant fait que pousser plus loin encore la logique des vieilles recettes libérales.
La flexibilisation du marché du travail italien a débuté en 1983, quand les partenaires sociaux (fédérations syndicales, patronat et ministère du travail) ont signé l'accord Scotti (1). En plus de limiter l'indexation des salaires sur les prix, ce texte introduisit le premier contrat atypique, à durée déterminée et destiné aux jeunes : le « contrat de formation et de travail ». Depuis, de nombreuses lois ont élargi l'éventail des contrats disponibles, si bien qu'il en existe aujourd'hui près de quarante. En 1997, la loi Treu a légalisé le travail temporaire ; en 2003, la réforme Biagi-Maroni a inventé le contrat de sous-traitance. En 2008 a été mis en place le système des vouchers, ces « bons de travail » d'une valeur de 10 euros brut de l'heure surtout utilisés dans les secteurs peu ou pas qualifiés. La diversification des types de contrat s'est accompagnée de mesures visant à accroître le pouvoir des employeurs. Parmi les plus récentes, la loi dite du « travail lié » (collegato lavoro), votée en 2010, limite les possibilités pour les salariés de recourir à la justice en cas d'abus patronal ; et la loi Fornero (2012) facilite les licenciements individuels pour raisons économiques.
Les réformes mises en œuvre par M. Renzi en 2014 et 2015 s'inscrivent dans la continuité de cette histoire, et peut-être l'achèveront-elles, tant elles ont institutionnalisé la précarité. Ainsi, le contrat à durée indéterminée (CDI) « à protection croissante », entré en vigueur en 2015, n'a pas grand-chose de pérenne ni de protecteur. Au cours des trois premières années, les employeurs peuvent y mettre fin à tout moment et sans motivation. Leur seule obligation est de verser au salarié licencié une indemnité proportionnelle à son ancienneté. L'emblématique article 18 du statut des travailleurs (2), qui oblige à motiver tout licenciement individuel par une « juste cause » (faute grave, vol, absentéisme…), se retrouve ainsi mis entre parenthèses pendant trente-six mois. La formule rappelle le contrat première embauche (CPE) imaginé par le premier ministre français Dominique de Villepin en 2006, sauf que le dispositif italien ne se limite pas aux moins de 26 ans, mais concerne l'ensemble de la main-d'œuvre.
Le gouvernement Renzi a également déréglementé l'usage des contrats à durée déterminée (CDD). Depuis mars 2014, la loi Poletti — du nom du ministre du travail Giuliano Poletti — permet aux employeurs d'y recourir sans avoir à se justifier et de les renouveler jusqu'à cinq fois sans période de carence. Cette limitation est de surcroît théorique : elle ne s'applique pas aux personnes, mais aux postes de travail. Il suffit donc de modifier sur le papier une fiche de poste pour condamner un salarié au travail instable à vie.
Dans ces conditions, pourquoi des entreprises choisiraient-elles des CDI à « protection croissante » plutôt qu'une succession de CDD ? La réponse est simple : par intérêt financier. Le gouvernement Renzi a en effet mis en place des incitations fiscales qui permettaient, pour tous les CDI signés en 2015, d'économiser jusqu'à 8 000 euros par an. Austérité oblige, ce dispositif très coûteux pour l'État a été revu à la baisse par la loi de stabilité 2016, et les gains possibles pour les employeurs s'établissent désormais à 3 300 euros. Le Jobs Act a donc créé un effet d'aubaine : faire signer un contrat « à protection croissante », puis licencier son salarié sans justification, devient plus rentable que de recourir à un CDD. Grossière entourloupe statistique, le basculement des CDD vers les CDI permet de gonfler artificiellement les chiffres de l'emploi dit « stable », alors même que la précarité continue d'augmenter.
Les réformes de M. Renzi n'ont pas déclenché de grèves ou de manifestations comparables au mouvement contre la loi El Khomri en France. Contrairement à sa voisine, l'Italie n'a pas de salaire minimum, sauf pour les professions couvertes par des conventions collectives, qui protègent un nombre toujours plus faible de travailleurs (moins de 50 % aujourd'hui). Par ailleurs, le « principe de faveur » n'y existe pas : rien n'oblige les accords d'entreprise à proposer des conditions plus avantageuses pour les salariés que les accords de branche, qui, eux-mêmes, ne sont pas nécessairement plus favorables que le code du travail (3). Les employés sont ainsi très vulnérables au chantage de leur patron. Le pays n'a pas non plus d'équivalent du revenu de solidarité active (RSA), même sous condition de réinsertion professionnelle. Les amortisseurs sociaux sont surtout pensés pour le salarié en CDI ; la masse des nouveaux précaires s'en trouve exclue. Conjuguée à la crise économique, à la faiblesse des syndicats, à la stagnation des revenus et au renforcement du contrôle patronal — le Jobs Act autorise certaines techniques de contrôle à distance des salariés, au risque de porter atteinte à leur vie privée —, cette situation explique la faible résistance rencontrée par les récentes mesures.
Plus de 40 % des jeunes au chômageAfin de défendre leurs réformes, M. Renzi et ses ministres se sont retranchés derrière les mêmes arguments que leurs prédécesseurs à Rome et que leurs homologues conservateurs en Allemagne ou socialistes en France : l'« assouplissement » du code du travail serait une condition nécessaire (et suffisante) pour construire une économie moderne et faire baisser le chômage, en particulier celui des jeunes. « L'article 18 date des années 1970, et la gauche ne l'avait alors même pas voté. Nous sommes en 2014 ; cela revient à prendre un iPhone et à demander : “Où faut-il mettre le jeton ?”, ou à prendre un appareil photo numérique et à essayer d'y mettre une pellicule », a estimé le président du conseil (4).
Le gouvernement et beaucoup de médias présentent le Jobs Act comme un succès indiscutable. « Un demi-million d'emplois en CDI créés en 2015. [L'Institut national de la statistique] démontre l'absurdité des polémiques sur le Jobs Act », claironnait M. Renzi sur Twitter le 19 janvier 2016. « Avec nous, les impôts diminuent et l'emploi augmente », écrivait-il encore le 2 mars. Il est vrai qu'en 2015, pour la première fois depuis le début de la crise économique, qui a détruit environ un million d'emplois, la courbe du chômage a été (légèrement) inversée : — 1,8 %… Cependant, cette diminution modeste s'explique surtout par le coup de pouce fiscal qui a accompagné la création du CDI « à protection croissante ». La période probatoire étant de trois ans, il faudra attendre 2018 pour dresser un bilan de ces nouveaux contrats ; mais on peut d'ores et déjà constater que la baisse des incitations financières a entraîné une contraction immédiate des créations d'emplois. Le nombre de CDI signés au premier trimestre 2016 a chuté de 77 % par rapport aux mêmes mois de l'année précédente (5).
Par ailleurs, la diminution du chômage en 2015 masque le recours exponentiel au système des vouchers, en particulier dans les secteurs peu qualifiés où les employés sont considérés comme interchangeables. En 2015, 1,38 million de personnes étaient concernées (contre 25 000 en 2008), et 115 millions de « bons » ont été vendus (contre 10 millions en 2010) (6). Logiquement, le taux de précarité a lui aussi suivi une courbe ascendante : d'après les données de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en 2011, 43 % des jeunes Italiens se trouvaient dans une situation professionnelle instable ; en 2015, ils étaient 55 %. Dans le même temps, le taux de chômage des 15-24 ans s'est accru de dix points, pour dépasser la barre des 40 %.
L'Italie n'a pourtant pas ménagé ses efforts pour se conformer aux normes de l'économie moderne : le « degré de protection de l'emploi » — un indice imaginé par l'OCDE pour mesurer la « rigidité » du marché du travail — y a baissé d'un tiers en dix ans…
Depuis son arrivée à la présidence du conseil, M. Renzi a tout misé sur une politique de l'offre. Outre le Jobs Act, les lois de stabilité 2015 et 2016 ont planifié des baisses d'impôts pour les entreprises, une réduction des taxes sur le patrimoine, une diminution des dépenses des collectivités locales, la privatisation de certains services publics (dans le secteur des transports, de l'énergie ou des postes). Selon la philosophie qui guide ces mesures (7), l'augmentation des profits et la baisse des coûts entraîneraient automatiquement une hausse des investissements, donc de la production et de l'emploi.
Ce raisonnement est largement faux. Le chômage en Italie ne s'explique pas par les structures internes du marché du travail : il résulte avant tout de la faiblesse de la demande, car aucun entrepreneur ne se risque à augmenter sa production s'il redoute que ses marchandises ou services ne trouvent pas preneurs. Or le gouvernement Renzi n'a rien fait pour relancer la demande de manière structurelle : ni salaire minimum, ni réforme de la protection sociale en faveur des bas salaires, ni revenu garanti.
Résultat, depuis 2014, le produit intérieur brut (PIB) stagne, et le ratio dette/PIB n'est pas prêt de se réduire, puisque le dénominateur du rapport n'augmente pas.
Le Jobs Act a divisé le marché du travail en trois segments principaux, et chacun d'eux voit l'instabilité érigée en norme. Le premier regroupe les jeunes sans diplôme universitaire, qui entrent généralement dans la vie active avec des contrats d'apprentissage (peu protecteurs) et, de plus en plus, des vouchers (encore moins protecteurs). Dans le deuxième, on trouve les jeunes disposant d'un niveau de qualification moyen ou élevé (niveau licence ou master). Pour favoriser leur insertion, le gouvernement s'appuie sur le plan « Garantie jeunes ». Financé par l'Union européenne et destiné aux pays affichant un taux de chômage élevé, ce plan vise officiellement à améliorer l'« employabilité » des jeunes en leur proposant, à travers des plates-formes régionales rassemblant des entreprises privées et publiques, des « parcours d'insertion » adaptés aux besoins de ces mêmes entreprises : le service civique (gratuit), le stage (presque gratuit) et le travail bénévole. D'abord expérimenté en 2013 pour l'embauche de 700 personnes en vue de l'Exposition universelle de Milan (en plus des milliers de bénévoles), ce modèle a ensuite été transposé au niveau national (8). Il a déjà permis d'occuper 600 000 jeunes et de les faire sortir, à moindres frais, des statistiques du chômage. Enfin, pour le reste des travailleurs — c'est-à-dire les actifs de 30 ans et plus — , le CDD indéfiniment renouvelé et le CDI « à protection croissante » sont destinés à devenir les contrats standards jusqu'à l'âge de la retraite. Seuls les employés jugés efficaces, indispensables au cœur de métier de l'entreprise, seraient embauchés de manière stable et fidélisés.
Comme en témoigne le plan « Garantie jeunes », le travail gratuit, alimenté par l'« économie de la promesse (9) » qui remet toujours à plus tard l'obtention d'un emploi rémunéré et stable, devient la nouvelle frontière de la déréglementation du marché du travail italien. Les réformes de M. Renzi ont consacré le statut de précaire, lui conférant une nature à la fois structurelle et généralisée. Or le développement de la précarité figure justement parmi les premières causes de la stagnation économique de l'Italie, laquelle sert à justifier les mesures visant à accroître la précarité du travail…
(1) Accord du 22 janvier 1983 porté par M. Vincenzo Scotti, ministre du travail démocrate-chrétien. Il introduisait également l'annualisation du temps de travail.
(2) Adopté le 20 mai 1970, le statut des travailleurs fixe certaines normes du droit du travail italien.
(3) Lire Sophie Béroud, « Imposture de la démocratie d'entreprise », Le Monde diplomatique, avril 2016.
(4) Discours lors de la « Leopolda », réunion annuelle publique du Parti démocrate, 26 octobre 2014.
(5) « Lavoro, INPS : “Nei primi tre mesi nuovi posti stabili giù del 77 % dopo il dimezzamento degli sgravi” », Il Fatto Quotidiano, Rome, 18 mai 2016.
(6) Valentina Conte, « Boom di voucher : 277 milioni di ticket venduti in 8 anni », La Repubblica, Rome, 16 mai 2016.
(7) Selon le « théorème de Helmut Schmidt » (ancien chancelier ouest-allemand, 1918-2015), « les profits d'aujourd'hui sont les investissement de demain et les emplois d'après-demain ». Lire Frédéric Lordon, « Le paradoxe de la part salariale », Les blogs du Diplo, 25 février 2009.
(8) Lorenzo Bagnoli et Lorenzo Bodrero, « Expo, i contratti di lavoro nell'occhio del ciclone », Wired.it, 27 avril 2015.
(9) Marco Bascetta (sous la dir. de), Economica politica della promessa, Manifestolibri, Rome, 2015.
Pierre Mauroy, premier secrétaire du Parti socialiste, préface à Un nouvel horizon. Projet socialiste pour la France, Gallimard, Paris, 1992.
« Concernant Maggie Thatcher, soyons honnêtes avec nous-mêmes : la gauche a eu tort de s'opposer à certaines des choses faites par la droite dans les années 1980. »Anthony Blair, Libération, Paris, 22 novembre 1999.
« Auparavant, le socialisme était plus dur et étatiste, mais le socialisme démocratique a toujours accepté le marché qui, de fait, va de pair avec la démocratie. »Felipe González, congrès de l'Internationale socialiste, Buenos Aires, 25 juin 1999.
« Il ne faut pas attendre tout de l'Etat ou du gouvernement. »Lionel Jospin, France 2, 13 septembre 1999.
« Le point le plus vulnérable de la gauche — le plus fondamental — c'est qu'elle n'est pas de gauche ! Ce constat critique, secrètement partagé par de nombreux électeurs et sympathisants de gauche, exacerbe et désoriente la majorité [socialiste] en place. Seule la vérité fait mal. La gauche gouvernementale a mauvaise conscience. Elle sait pertinemment que sa gestion économique est sous la coupe de l'économie de marché et du capitalisme globalisé ; elle sait pertinemment qu'elle est dans l'incapacité d'offrir une alternative sérieuse. (…) Plus le nombre des privatisations augmente (France Télécom, Crédit lyonnais, Thomson, CIC, GAN, Aérospatiale, Air France…), plus la Bourse grimpe (près de 100 % en trois ans), plus les champs de la concurrence s'élargissent (télécommunications, énergie, secteurs bancaires, assurances), plus on nous explique que tout cela s'inscrit dans une dimension socialiste et humaniste. »François Fillon, Libération, 7 mars 2000, à propos du gouvernement dirigé par M. Jospin.
« Quand j'entends Gerhard Schröder en Allemagne me parler de son projet de mettre fin aux indemnités des chômeurs de plus d'un an et Tony Blair me parler de la privatisation des hôpitaux, je ne me sens pas le moins à gauche des trois. »Jean-Pierre Raffarin, cité par Le Monde, 27 février 2004.
« La social-démocratie, c'est l'acceptation du libéralisme échevelé avec, pour faire bonne mesure, quelques mots de regret. »Philippe Séguin, Acteurs de l'économie, no 49, Lyon, novembre 2004.
« Après tout, ce que les socialistes anglais ont fait il y a dix ans, peut-être que la droite française peut le faire maintenant. »Nicolas Sarkozy, université d'été du Mouvement des entreprises de France (Medef), 30 août 2007.
Le gisement de Bakouma apparaît pour la première fois dans les archives de ce qui s'appelle encore la Cogema en 1969. Mais, dès 1949, les géologues français du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) survolent la région et la cartographient avec précision. Il s'agissait de répertorier et de sécuriser au plus vite les gisements uranifères disponibles dans les colonies françaises pour permettre à la métropole d'obtenir la bombe atomique et de retrouver ainsi son rang dans le monde.
Il a pourtant fallu attendre vingt ans de plus, et le développement du nucléaire civil, pour qu'aient lieu les premiers forages. Des télégrammes diplomatiques datant de 1968 montrent que le village de Bakouma fait déjà l'objet d'échanges serrés entre Michel Debré, alors ministre des affaires étrangères, et Jean-Bedel Bokassa, qui n'est pas encore « empereur » de son pays et qui apparaît déjà pour le Quai d'Orsay comme « le problème le plus important » dans ses relations avec l'État africain. La France promet des chemins de fer.
Suivant l'exemple du général de Gaulle, dont Bokassa avait été le dernier visiteur présidentiel, M. Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981) réserve à l'ancienne colonie son premier déplacement, avant d'en faire un véritable camp de vacances, où il chasse l'éléphant plusieurs fois par an et jouit des plus grands égards. Le président François Mitterrand et ses successeurs prendront leurs distances, échaudés par la fameuse affaire des diamants, qui plomba la réélection de M. Giscard d'Estaing. Mais, depuis, aucun chef d'État centrafricain n'a été intronisé ou destitué sans l'intervention de l'ancienne métropole, qui maintient une présence militaire ininterrompue. Depuis l'intervention du 5 décembre 2013, près de 15 000 militaires français se sont succédé au sein de la force « Sangaris », dont la mission devait s'achever fin octobre.
Le 10 mars 2010, M. William Clinton a formulé — fait rare — une autocritique. Elle concernait la dérégulation du marché du riz mise en place en Haïti sous la pression des États-Unis en 1994, alors qu'il siégeait à la Maison Blanche. Les tarifs douaniers du riz passèrent de 35 % à 3 %. Plutôt que de produire laborieusement leur propre alimentation sur des parcelles toujours plus petites, ne valait-il pas mieux, pour les paysans haïtiens, travailler dans les zones franches ? Grâce à leur salaire, ils pourraient ainsi acheter le riz en provenance du géant agricole américain. Une opération « gagnant-gagnant », selon l'ancien président. Mais la prophétie ne s'est que partiellement réalisée. Les Haïtiens achètent bien du riz importé, abondant sur le marché. Mais les emplois se sont volatilisés, l'insécurité alimentaire s'est accrue, et le pays s'est enfoncé dans la dépendance. Ce que M. Clinton a reconnu : « Ce fut une erreur (1). » L'opération a surtout profité aux agriculteurs nord-américains.
En dépit de cette épiphanie, les mêmes politiques se poursuivent. Le bourgeonnement des zones franches illustre le mépris dans lequel est tenue l'agriculture. Il s'agit moins de créer des emplois que de convertir une masse rurale surnuméraire en une main-d'œuvre bon marché et disciplinée. D'où le paradoxe d'une situation de pauvreté, de stress et de crise alimentaires des populations autour de ces zones franches (2).
Première zone franche agricole, juste en face du « village La Différence » (lire « Haïti, l'imposture humanitaire »), Agritrans consacre cette logique. Son ancien président-directeur général n'est autre que M. Jovenel Moïse, dauphin désigné du président Michel Martelly, arrivé en tête aux élections de 2015 — une « farce électorale » pour l'ensemble des organisations haïtiennes, mais soutenue jusqu'au bout par les pays occidentaux. Sous la pression de la rue, une commission indépendante a confirmé les irrégularités et les fraudes. L'annulation du scrutin devait mener à une nouvelle élection prévue en octobre dernier, mais elle a été repoussée de quelques semaines après le passage de l'ouragan Matthew.
En mars 2016, les États-Unis ont fait un don de cinq cents tonnes de cacahuètes. Ce type de geste n'a rien de généreux : il permet de se débarrasser à bon compte d'une surproduction favorisée par des subventions publiques (3), tout en détruisant l'économie locale. Soutenir l'agriculture paysanne qui fait vivre la moitié de la population supposerait trop de bouleversements et, surtout, impliquerait d'aller à contre-courant des intérêts dominants. Il est plus facile de déposséder la paysannerie et de saboter son économie pour, ensuite, constater sa non-compétitivité et son caractère improductif, assurant ainsi un débouché aux surplus américains, ce qui entérine la faillite des paysans haïtiens.
(1) « Bill Clinton apologizes for past rice policies », Center for Economic and Policy Research, 22 mars 2010.
(2) « Perspectives sur la sécurité alimentaire », Commission nationale de la sécurité alimentaire (CNSA), Port-au-Prince, février-septembre 2016.
(3) « Polémique autour de l'envoi de cacahuètes des États-Unis vers Haïti », Radio France Internationale, 25 avril 2016.
1949. Découverte du gisement de Bakouma par le Commissariat à l'énergie atomique.
1963. Premières études sur la viabilité du site après l'indépendance (1960).
1968. Le président centrafricain Jean-Bedel Bokassa réclame de la France la mise en exploitation.
1969. Première exploration du site par la Compagnie française des minerais d'uranium (CFMU), qui revend les permis en 1973 à une société suisse.
1991. Abandon du site.
Février 2005. Création d'UraMin.
26 février 2006. UraMin achète les permis miniers de Bakouma pour 16 millions de dollars.
31 juillet 2007. Areva rachète UraMin pour 2,5 milliards de dollars et valorise l'ensemble à 3,8 milliards de dollars.
10 août 2008. Areva accepte de verser 10 millions d'euros au pouvoir centrafricain, ainsi que 50 millions supplémentaires étalés sur cinq ans, pour obtenir l'autorisation d'exploitation.
3 mars 2011. Première dépréciation d'actifs liés à UraMin, à hauteur de 426 millions d'euros. Elle est alors présentée comme « réversible ».
Juin 2011. Annonce de la « mise en sommeil » du site de Bakouma.
30 juin 2011. Mme Anne Lauvergeon est remplacée à la tête d'Areva par M. Luc Oursel.
2 mars 2012. Seconde dépréciation des actifs d'UraMin, à hauteur de 1,45 milliard d'euros. Areva réduit à zéro la valeur du site de Bakouma.
24 juin 2012. « Attaque » du site, puis évacuation.
19 décembre 2012. Les salariés de Bakouma sont licenciés sans préavis.
4 mars 2015. Areva officialise de lourdes pertes : 4,8 milliards d'euros.
27 mars 2015. Ouverture, à Paris, par le parquet national financier de deux informations judiciaires à la suite d'un signalement de la Cour des comptes. Les dossiers de « corruption d'agent public étranger », « blanchiment » et autres chefs sont confiés aux juges Charlotte Bilger, Claire Thépaut et Renaud Van Ruymbeke.
23 mars 2016. Mise en examen de M. Olivier Fric, époux de Mme Lauvergeon, pour « délit d'initié » et « blanchiment ».
13 mai 2016. Mise en examen de Mme Lauvergeon pour « présentation et publication de comptes inexacts » et « diffusion de fausse information ».
Le féminisme aux États-Unis reste vivace, mais les chemins qu'il emprunte sont si nombreux et déconcertants qu'ils font parfois croire, à tort, à sa disparition. À côté des grands mouvements traditionnels — National Organization for Women (NOW), Emily's List —, proches du Parti démocrate, de multiples courants non partisans fleurissent sur Internet à travers réseaux sociaux, sites, blogs… « Les “like” et les clics ont remplacé l'activisme et les manifestations de rue des générations précédentes, estime l'écrivaine Carolyn Burke, installée en Californie. La communication s'est substituée à une démarche politique. »
L'une des formes de ce féminisme new look s'épanouit sur la scène musicale, avec le « féminisme pop », dont la chanteuse Beyoncé est devenue l'égérie. Mais la démarche de ces guerrières sexy et provocantes ne fait pas l'unanimité : les uns y voient des symboles de l'émancipation féminine ; les autres, de simples instruments de marketing.
Le petit écran, ses séries et ses émissions de divertissement constituent un autre vecteur de ce féminisme réinventé. Lena Dunham, comédienne et réalisatrice de la série Girls (Home Box Office, HBO), ou encore l'humoriste Amy Poehler sont très suivies par la jeune génération, de même que la série Masters of Sex, qui se veut davantage pédagogique. Sa quatrième saison met en scène le militantisme radical des années 1968-1970. « On prend le téléspectateur par la main pour lui faire découvrir cette époque de façon distanciée, dénuée d'agressivité », explique Iris Brey, auteure de Sex and the Series (1). Selon cette chercheuse franco-américaine, les principaux enjeux contemporains « ne tournent plus tant autour du féminisme que du genre et de la “théorie queer” », qui défend l'idée que le genre d'un individu n'est pas déterminé par son sexe biologique. Une thématique abordée par la série à succès Transparent (Amazon Video), qui raconte le coming out d'un père de famille ayant décidé de changer de sexe.
À New York et dans les grandes villes peuplées de classes moyennes, de nouveaux mots sont apparus, comme « cisgenre » (qui s'oppose à « transgenre »), « hétéronormatif », etc. « On ne veut plus être défini par “elle” et “lui” mais par “elles” et “eux” », confirme l'écrivaine et militante franco-américaine Catherine Texier. Selon elle, la bipolarisation des sexes serait en passe de voler en éclats : « Le spectre va du plus masculin au plus féminin. Les gens ne veulent plus se sentir enfermés dans des cases. »
Dans ce contexte, le « féminisme d'intersection » (2) est la règle. Figure du mouvement féministe américain depuis les années 1960, Gloria Steinem considère qu'en faisant valoir les multiples préjudices dont elles sont victimes simultanément (genre, race, orientation sexuelle, classe sociale…) les Noires sont devenues « les vraies actrices du changement (3) ». Lancé en 2013 par une militante noire et deux amies queer pour riposter aux violences policières, le mouvement Black Lives Matter (« Les vies des Noirs comptent ») illustre cette nouvelle tendance (4) : il est porté par les voix de femmes et de représentants de la communauté lesbienne, gay, bisexuelle et trans (LGBT) qui, le plus souvent, ne se reconnaissent pas dans le « féminisme blanc », majoritairement hétérosexuel et bourgeois, incarné par Mme Hillary Clinton.
Au mot feminism, certaines Afro-Américaines préfèrent d'ailleurs womanism (5), à la consonance plus large, humaniste et universelle, estiment-elles. Un terme qui rend hommage à Sojourner Truth. En 1851, devant la convention des droits des femmes à Akron (Ohio), cette ancienne esclave prononça un discours qui est entré dans l'histoire grâce à son leitmotiv resté fameux : « Ain't I a woman ? » (« Ne suis-je pas une femme ? »). Bien avant l'heure, cette pionnière du féminisme américain avait compris la difficulté que posait le fait d'être non seulement une femme, mais une femme noire.
(1) Iris Brey, Sex and the Series. Sexualités féminines, une révolution télévisuelle, Soap Éditions, Mionnay, 2016.
(2) Le concept d'« intersectionnalité » renvoie à l'expérience vécue par des personnes victimes de discriminations multiples.
(3) Déclaration faite lors du Black Enterprise Women of Power Summit, à Fort Lauderdale, en mars 2015.
(4) Lire Sylvie Laurent, « Black Lives Matter, le renouveau militant », Manière de voir, no 149, « Affrontements américains », octobre-novembre 2016.
(5) Notion introduite dans les années 1980 par l'écrivaine Alice Walker, pour qui le féminisme n'est qu'une composante du mouvement womanist — un mot à rapprocher de l'idée de « féminitude ».
Depuis le premier forum social mondial, tenu à Porto Alegre en janvier 2001, le phénomène des Forums sociaux s'est étendu à tous les continents, et jusqu'aux niveaux national et local. Il a fait émerger un espace public planétaire de la citoyenneté et des luttes. Il a permis d'élaborer des propositions de politiques alternatives à la tyrannie de la mondialisation néolibérale impulsée par les marchés financiers et les transnationales, et dont le pouvoir impérial des Etats-Unis constitue le bras armé. Par sa diversité et par la solidarité entre les acteurs et les mouvements sociaux qui le composent, le mouvement altermondialiste est désormais une force qui compte au niveau mondial.
Dans le foisonnement des propositions issues des Forums, il en est un grand nombre qui semblent recueillir un très large accord au sein des mouvements sociaux. Parmi celles-ci, les signataires du « Manifeste de Porto Alegre », qui s'expriment à titre strictement personnel et qui ne prétendent aucunement parler au nom du Forum, en ont identifié douze qui, réunies, font à la fois sens et projet pour la construction d'un autre monde possible. Si elles étaient appliquées, elles permettraient enfin aux citoyens de commencer à se réapproprier ensemble leur avenir.
Ce socle minimal est soumis à l'appréciation des acteurs et mouvements sociaux de tous les pays. C'est à eux qu'il appartiendra, à tous les niveaux - mondial, continental, national et local -, de mener les combats nécessaires pour qu'elles deviennent réalité. Nous ne nous faisons en effet aucune illusion sur la volonté réelle des gouvernements et des institutions internationales de mettre en œuvre spontanément ces propositions, même quand, par pur opportunisme, ils en empruntent le vocabulaire.
I - Un autre monde possible doit respecter le droit à la vie pour tous les êtres humains grâce à de nouvelles règles de l'économie. Il faut donc :
1. - Annuler la dette publique des pays du Sud, qui a déjà été payée plusieurs fois, et qui constitue, pour les Etats créanciers, les établissements financiers et les institutions financières internationales, le moyen privilégié de mettre la majeure partie de l'humanité sous leur tutelle et d'y entretenir la misère. Cette mesure doit s'accompagner de la restitution aux peuples des sommes gigantesques qui leur ont été dérobées par leurs dirigeants corrompus.
2. - Mettre en place des taxes internationales sur les transactions financières (en particulier la taxe Tobin sur la spéculation sur les devises), sur les investissements directs à l'étranger, sur les bénéfices consolidés des transnationales, sur les ventes d'armes et sur les activités à fortes émissions de gaz à effet de serre. S'ajoutant à une aide publique au développement qui doit impérativement atteindre 0,7 % du produit intérieur brut des pays riches, les ressources ainsi dégagées doivent être utilisées pour lutter contre les grandes pandémies (dont le sida) et pour assurer l'accès de la totalité de l'humanité à l'eau potable, au logement, à l'énergie, à la santé, aux soins et aux médicaments, à l'éducation et aux services sociaux.
3. - Démanteler progressivement toutes les formes de paradis fiscaux, judiciaires et bancaires qui sont autant de repaires de la criminalité organisée, de la corruption, des trafics en tout genre, de la fraude et de l'évasion fiscales, des opérations délictueuses des grandes entreprises, voire des gouvernements. Ces paradis fiscaux ne se réduisent pas à certains Etats constitués en zones de non-droit ; ils comprennent aussi les législations de certains pays développés. Dans un premier temps, il convient de taxer fortement les flux de capitaux qui entrent dans ces « paradis » ou qui en sortent, ainsi que les établissements et acteurs, financiers et autres, qui rendent possibles ces malversations de grande envergure.
4. - Faire du droit de chaque habitant de la planète à un emploi, à la protection sociale et à la retraite, et dans le respect de l'égalité hommes-femmes, un impératif des politiques publiques, tant nationales qu'internationales.
5. - Promouvoir toutes les formes de commerce équitable en refusant les règles libre-échangistes de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et en mettant en place des mécanismes qui permettent, dans les processus de production des biens et services, d'aller progressivement vers un alignement par le haut des normes sociales (telles que consignées dans les conventions de l'Organisation internationale du travail [OIT]) et environnementales. Exclure totalement l'éducation, la santé, les services sociaux et la culture du champ d'application de l'Accord général sur le commerce des services (AGCS) de l'OMC.
La convention sur la diversité culturelle actuellement en négociation à l'Unesco (1) doit faire explicitement prévaloir le droit à la culture et aux politiques publiques de soutien à la culture sur le droit du commerce.
6. - Garantir le droit à la souveraineté et à la sécurité alimentaires de chaque pays ou regroupement de pays par la promotion de l'agriculture paysanne. Cela doit entraîner la suppression totale des subventions à l'exportation des produits agricoles, en premier lieu par les Etats-Unis et l'Union européenne, et la possibilité de taxer les importations afin d'empêcher les pratiques de dumping. De la même manière, chaque pays ou regroupement de pays doit pouvoir décider souverainement d'interdire la production et l'importation d'organismes génétiquement modifiés destinés à l'alimentation.
7. - Interdire toute forme de brevetage des connaissances et du vivant (aussi bien humain, animal que végétal), ainsi que toute privatisation des biens communs de l'humanité, l'eau en particulier.
II . Un autre monde possible doit promouvoir le « vivre ensemble » dans la paix et la justice à l'échelle de l'humanité. Il faut donc :
8. - Lutter, en premier lieu par les différentes politiques publiques, contre toutes les formes de discrimination, de sexisme, de xénophobie, de racisme et d'antisémitisme. Reconnaître pleinement les droits politiques, culturels et économiques (y compris la maîtrise de leurs ressources naturelles) des peuples indigènes.
9. - Prendre des mesures urgentes pour mettre fin au saccage de l'environnement et à la menace de changements climatiques majeurs dus à l'effet de serre et résultant en premier lieu de la prolifération des transports et du gaspillage des énergies non renouvelables. Exiger l'application des accords, conventions et traités existants, même s'ils sont insuffisants. Commencer à mettre en œuvre un autre mode de développement fondé sur la sobriété énergétique et sur la maîtrise démocratique des ressources naturelles, en particulier l'eau potable, à l'échelle de la planète.
10.-Exiger le démantèlement des bases militaires des pays qui en disposent hors de leurs frontières, et le retrait de toutes les troupes étrangères, sauf mandat exprès de l'ONU. Cela vaut en premier lieu pour l'Irak et la Palestine.
III. Un autre monde possible doit promouvoir la démocratie du local au global. Il faut donc :
11. - Garantir le droit à l'information et le droit d'informer des citoyens par des législations :
- mettant fin à la concentration des médias dans des groupes de communication géants ;
- garantissant l'autonomie des journalistes par rapport aux actionnaires ;
- et favorisant la presse sans but lucratif, notamment les médias alternatifs et communautaires.
Le respect de ces droits implique la mise en place de contre-pouvoirs citoyens, en particulier sous la forme d'observatoires nationaux et internationaux des médias.
12. - Réformer et démocratiser en profondeur les organisations internationales et y faire prévaloir les droits humains, économiques, sociaux et culturels, dans le prolongement de la Déclaration universelle des droits de l 'homme. Cette primauté implique l'incorporation de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international (FMI) et de l'OMC dans le système et les mécanismes de décision des Nations unies. En cas de persistance des violations de la légalité internationale par les Etats-Unis, il faudra transférer le siège des Nations unies hors de New York dans un autre pays, de préférence du Sud.
Porto Alegre, 29 janvier 2005
Tariq Ali (Pakistan), Samir Amin (Egypte), Walden Bello (Philippines), Frei Betto (Brésil), Atilio Boron (Argentine), Bernard Cassen (France), Eduardo Galeano (Uruguay), François Houtart (Belgique), Armand Mattelart (Belgique), Adolfo Pérez Esquivel (Argentine), Riccardo Petrella (Italie), Ignacio Ramonet (Espagne), Samuel Ruiz Garcia (Mexique), Emir Sader (Brésil), José Saramago (Portugal), Roberto Savio (Italie), Boaventura de Sousa Santos (Portugal), Aminata Traoré (Mali), Immanuel Wallerstein (Etats-Unis).
(1) NDLR. Cette convention a été adoptée en octobre 2005.
À Chişinău, une gigantesque fraude financière a jeté la population dans la rue. Prorusses et pro-occidentaux ont défilé ensemble contre le système oligarchique. Mais, à l'approche de l'élection présidentielle du 30 octobre, la classe politique se complaît dans les anciennes fractures, semblant ignorer que les Moldaves se sont lassés des clivages géopolitiques.
Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Des policiers protègent les bureaux de l'oligarque Vladimir Plahotniuc. Tout au long de l'année 2015, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont manifesté à Chişinău contre la corruption des élites, causant la chute du gouvernement.« Regarde ce gros député, il a volé autant qu'il a pu. / Les gens vivent dans la rue et eux dans des palais. / Le jour viendra où les milliards qu'ils ont volés ne leur seront pas suffisants pour les aider à échapper à la justice… » Un air de hip-hop résonne sur une petite place du centre-ville de Chișinău, la capitale moldave. M. Traian Barbara, le micro à la main, déverse son flot de paroles face à une vingtaine de jeunes rassemblés à l'occasion d'un festival de culture urbaine. « Cette chanson, on l'a écrite en 2013, mais on ne pouvait pas imaginer que, deux ans plus tard, ils voleraient réellement 1 milliard », raconte le jeune rappeur, comme surpris de sa clairvoyance. Depuis son indépendance, en 1991, la Moldavie était présentée comme une société composite, incapable d'un redressement national. À la diversité ethnique, avec d'importantes minorités ukrainienne, russe et gagaouze, s'ajoutent des divisions linguistiques (entre roumanophones et russophones), religieuses (entre orthodoxes rattachés aux patriarcats d'Athènes, de Moscou ou de Bulgarie) ou territoriales (avec l'indépendance de fait de la Transnistrie (1)). Dans le champ politique, ces fractures ont nourri une polarisation entre adversaires et partisans d'un rapprochement avec l'Alliance atlantique et l'Union européenne, reléguant les questions économiques et sociales au second plan. Aujourd'hui, la colère populaire contre la corruption et l'oligarchie pourrait-elle balayer le clivage principal qui oppose pro-occidentaux (ou pro-européens (2), au sens de « favorables à un rapprochement avec l'Union européenne ») et prorusses ?
Les premiers signes de ce changement apparaissent en avril 2015. La presse et certains hommes politiques évoquent depuis quelques mois l'existence d'une fraude bancaire massive. Sous la pression de la rue, le gouvernement confirme que 1 milliard de dollars ont disparu de trois grands établissements financiers en deux jours (lire « Un milliard disparaît »). L'équivalent de 13 % du produit intérieur brut (PIB) dans cette ancienne république soviétique qui compte trois millions et demi d'habitants.
Chute de trois gouvernements en 2015Le 3 mai 2015, à l'appel de la plate-forme civique Dignité et vérité (Demnitate și Adevăr, DA) — un collectif créé par une poignée d'intellectuels —, cinquante mille personnes se massent dans l'artère principale de la capitale pour réclamer « le retour du milliard ». Le pays n'avait pas connu une telle manifestation depuis l'indépendance. Contre toute attente, lors des nombreux rassemblements qui suivent, des mouvements prorusses rejoignent la plate-forme DA, alors considérée comme une formation pro-occidentale. Tous protestent contre la coalition au pouvoir, l'Alliance pour l'intégration européenne (AIE), jugée complice et responsable de la fraude. Le « casse du siècle », comme on le surnomme en Moldavie, a fait l'effet d'un catalyseur. La monnaie (le leu) perd 30 % de sa valeur en quelques mois, provoquant une inflation des produits alimentaires — largement importés —, des tarifs de l'énergie, ainsi qu'une envolée des loyers, que les propriétaires fixent en euros, comme dans beaucoup de pays d'Europe centrale et orientale. « Pour la première fois depuis longtemps, le pays a réussi à s'unir autour d'une cause, estime Natalia Morari, journaliste et animatrice d'une émission politique pour une chaîne de télévision privée. Quels que soient leur groupe ethnique, leur langue, les Moldaves ont compris qu'ils avaient tous été volés. »
Magnat des médias, l'oligarque Vladimir Plahotniuc est devenu le symbole de la corruption de l'État moldave et de son accaparement par des clans. Cet homme d'affaires de 50 ans a d'abord étendu son empire économique lorsqu'il gérait les entreprises du communiste Vladimir Voronine, président de 2001 à 2009. Jusqu'alors « cardinal de l'ombre », M. Plahotniuc a fait officiellement son entrée dans le monde politique en 2010, en « achetant » le Parti démocrate de Moldavie (PDM). Principal financeur de cette formation, il s'assure le soutien de ses députés, une vice-présidence au Parlement et, ainsi, la défense de ses intérêts économiques. En contrôlant le principal parti de la coalition pro-occidentale au pouvoir, M. Plahotniuc devient un élément incontournable du jeu politique. « On pourrait le comparer à une mauvaise herbe qui aurait poussé sans trop faire d'ombre aux autres, soutient l'écrivain et éditeur Emilian Galaicu-Păun. Lorsque ses fleurs ont éclos et qu'on a voulu la couper, on s'est rendu compte que ses racines étaient trop profondes pour l'arracher. »
Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Maria, 55 ans, ouvrière dans une usine de chaussures. Entre 135 et 180 euros mensuels. « Je travaille ici depuis plus de vingt ans. Mais c'est déjà bien d'avoir ça plutôt que rien. » Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Rodica, 34 ans, professeure d'anglais dans une école publique. 320 euros mensuels. « En plus de mon travail, je donne des cours particuliers, qui sont bien mieux payés. Je pense que je partirai un jour, pour mes enfants. »La révélation du « casse du siècle » provoque une période d'instabilité politique en Moldavie — trois gouvernements chutent en quelques mois. Début 2016, alors que les députés peinent à s'accorder sur le nom d'un premier ministre, M. Plahotniuc tente d'imposer sa candidature. Seul le veto du président, M. Nicolae Timofti, l'en empêche. Redoutant une victoire des prorusses en cas d'élections législatives anticipées, les pro-occidentaux de l'AIE accélèrent le processus de nomination. Le 20 janvier, dans le plus grand secret et à la limite de la légalité, ils investissent en un temps record — six minutes et quarante-sept secondes — le démocrate Pavel Filip, un proche de M. Plahotniuc, provoquant le départ de certains partis de la coalition.
Du fin fond de la campagne moldave, la colère gronde dès l'annonce de ce coup de force. Ainsi M. Vasile Neaga, agriculteur de 52 ans, s'est « senti humilié » par ces méthodes, et il prend le premier bus pour la capitale. Producteur de poivrons dans le petit village de Răscăieți, il n'avait jamais manifesté. Des milliers de contestataires se massent devant le Parlement, en dépit de la nuit et du froid, afin d'empêcher l'investiture de M. Filip. Dans la foule, M. Neaga, fervent partisan de la réunification avec la Roumanie (3) et du rapprochement avec l'Union européenne, est surpris par ses voisins : « J'étais entouré de manifestants prorusses qui avaient des visions et des valeurs différentes des miennes, raconte-t-il. Pourtant, nous avions tous le même but : faire tomber ce gouvernement, qui n'est pro-occidental que de nom. » Sur les marches du Parlement, entre la foule en colère et une rangée de policiers anti-émeutes, les trois chefs de l'opposition appellent ensemble au calme. M. Igor Dodon (chef du Parti des socialistes de la République de Moldavie, PSRM), M. Renato Usatîi (un millionnaire au passé douteux) — tous deux proches de la Russie — et le pro-occidental Andrei Năstase (de la plate-forme DA) évitent que la situation ne dégénère.
L'image de l'Union européenne s'est ternieLe 4 mars, une décision de la Cour constitutionnelle fait voler en éclats ce consensus inédit. En décidant que le prochain président devra être élu au suffrage universel et non plus par le vote des députés, elle attise les rivalités entre les chefs de l'opposition. Les discussions pour choisir un candidat commun n'aboutissent pas. « Au sein du mouvement, il y avait des politiques de droite et de gauche, des pro-occidentaux et des prorusses. Les électeurs ne s'y seraient pas retrouvés », justifie M. Dodon, qui décide de faire cavalier seul pour le scrutin, fixé au 30 octobre. Donné favori dans les sondages, cet ancien communiste a su profiter du rapprochement avec la plate-forme DA en faisant évoluer son discours : « Je ne suis ni prorusse ni pro-occidental, je suis promoldave », maintient-il, quand bien même il posait avec M. Vladimir Poutine sur des affiches électorales il y a à peine deux ans.
Les autres candidats de l'opposition, M. Năstase et Mme Maia Sandu, du parti Action et solidarité, hésitent à mettre en avant leur orientation pro-occidentale pour ne pas être suspectés de sympathie pour M. Plahotniuc, qui cherche à s'afficher comme proche des États-Unis. Une photographie où il pose avec Mme Victoria Nuland, sous-secrétaire d'État américaine pour l'Europe et l'Eurasie, a récemment fait le tour de la Toile moldave. « Quel besoin avaient les Américains de s'afficher avec l'homme le plus détesté de la Moldavie ? », peste un diplomate européen. « M. Plahotniuc est la personne qui gouverne de facto le pays, explique au contraire un expert en politique internationale au sein d'un institut de recherche sur la sécurité en Europe, qui préfère garder l'anonymat. Vu le contexte avec la Russie, personne n'a intérêt à ce qu'il y ait des problèmes en Moldavie. M. Plahotniuc peut sous certains aspects apparaître comme un élément de stabilité dans la région. »
Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Ion, 67 ans, retraité et gardien de parking. 200 euros mensuels. « J'ai la chance d'avoir ma propre maison, que j'ai construite à l'époque soviétique. Aujourd'hui, c'est plus dur et les prix ne cessent d'augmenter. » Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Ana (pseudonyme), 50 ans, médecin. Environ 600 euros mensuels, dont un tiers de pots-de-vin. « Si mes patients ne me donnent rien, je ne les soigne pas. Je suis corrompue, j'en ai honte, mais je n'ai pas le choix : c'est ainsi que fonctionne la société moldave... »En 2011, le vice-président américain Joe Biden, en visite à Chișinău, présentait le parcours de son pays hôte comme une success story de l'Europe. L'expression, largement reprise par la suite, ternit désormais l'image d'une Union européenne qui, en signant un accord d'association ou en libéralisant le régime des visas, s'est montrée peu regardante sur les coulisses du pouvoir moldave afin de renforcer son influence et ses alliances dans la région.
Fin 2012 pourtant, la vitrine commençait à se fissurer. Les Moldaves découvraient les termes d'un accord secret entre les partis de l'AIE pour se partager les institutions judiciaires, politiques et financières de l'État. Cet accord illégal a donné lieu à d'intenses luttes de pouvoir. En décembre 2012, alors que le procureur général tente d'étouffer l'enquête sur un décès suspect lors d'une partie de chasse à laquelle lui et plusieurs hauts dignitaires de l'État participaient, le premier ministre Vladimir Filat saisit l'occasion pour écarter du pouvoir son ancien partenaire d'affaires, M. Plahotniuc. Mais il est à son tour mis en cause dans la privatisation de la Caisse d'épargne moldave (BEM), l'un des établissements affectés par le « casse du siècle ». En juin dernier, il a été condamné à huit ans de prison dans cette affaire. « À partir du moment où M. Filat a été chassé de la scène, nous avons vraiment pris conscience que c'était une guerre entre oligarques », confie un diplomate occidental.
Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Sergiu, 41 ans, ouvrier en Russie. De passage en Moldavie, il retape l'appartement de son frère. Entre 500 et 1 000 euros mensuels, parfois rien. « Ce que je pense de mon pays ? Je ne sais même pas comment le formuler. » Pablo Chignard. — série « En Moldavie “comme sur un volcan” », septembre-octobre 2015 Larisa, 59 ans, retraitée. 100 euros mensuels plus du travail au noir. « J'ai travaillé vingt-cinq ans comme ingénieure. Mon mari dirigeait un kolkhoze, il était communiste, pas moi. »Du côté des chancelleries de l'Union européenne, on enrage parce que ces scandales éclaboussent un gouvernement pro-occidental. Prompts à présenter le partenariat avec l'Union comme un marchepied vers l'État de droit, les Occidentaux sont pris en défaut et redoutent un soulèvement à l'image de celui qu'a connu l'Ukraine, mais avec des conséquences géopolitiques inverses. En dépit d'alertes multiples, les institutions européennes n'ont suspendu les financements qu'après la révélation du « casse du siècle ». Dans un pays comme la Moldavie, dont le quart du budget peut dépendre de subventions extérieures (4), ce genre de pression aurait pu avoir un impact. « Nous avons espéré que l'Union européenne arriverait à discipliner ces hommes d'affaires passés à la politique en les attaquant au porte-monnaie, explique Valentin Lozovanu, chercheur en économie politique au sein de l'Institut pour le développement et les initiatives sociales. Mais, quand un gouvernement n'est responsable que face à des financeurs extérieurs — et pas devant ses citoyens — et qu'en plus il n'est ni sanctionné ni critiqué par les premiers, c'est tout le fonctionnement démocratique qui est fragilisé. »
La tentation de trouver des ennemis extérieursPour autant, les positionnements géopolitiques vont sûrement rester prédominants dans la bataille politique qui s'annonce en Moldavie. « Comme les politiciens n'ont pas de réel programme, il est toujours plus facile pour eux de se trouver des ennemis extérieurs qui menacent l'État », explique Arcadie Barbăroşie, analyste au sein de l'Institut des politiques publiques à Chișinău. En 2014, lors des dernières élections législatives, l'AIE est allée jusqu'à brandir la menace du retour des tanks russes afin d'empêcher la victoire de ses adversaires, donnés favoris (5).
Le « casse du siècle » a éveillé chez les manifestants de cet hiver la conscience d'une citoyenneté qui prendrait le pas sur la langue ou le groupe ethnique. Mais, à l'approche des élections, cette aspiration peine à trouver un débouché politique, surtout que la sphère médiatique est elle-même organisée en deux pôles : les succursales locales des chaînes russes et les canaux pro-européens. Aucun homme politique n'a intérêt à réformer le système oligarchique. « Le problème, ce n'est pas réellement Plahotniuc, c'est l'État moldave, estime Petru Negură, sociologue et cofondateur de Platzforma.md, un site de critique sociale. La vulnérabilité de l'État l'a conduit à devenir ce qu'il est. Même si un jour cet oligarque disparaissait, il serait remplacé par un autre, et cela ne changerait strictement rien à la situation du pays. »
Les photographies, extraites d'« En Moldavie “comme sur un volcan” », ont été réalisées par Pablo Chignard en septembre et octobre 2015. Iconographie : Lætitia Guillemin
(1) Lire Jens Malling, « De la Transnistrie au Donbass, l'histoire bégaie », Le Monde diplomatique, mars 2015.
(2) Cf. Matei Cazacu et Nicolas Trifon, La République de Moldavie. Un État en quête de nation, Non Lieu, Paris, 2010.
(3) Lire Guy-Pierre Chomette, « La Moldavie repoussée vers l'Est », Le Monde diplomatique, janvier 2002.
(4) Les subventions extérieures représentaient 13,3 % du budget national moldave en 2013, et 27 % en 2014. Cf. Valentin Lozovanu, « Potențialul asistenței externe : mai poate mecanismul de condiționare promova reformele în Republica Moldova ? », IDIS Viitorul, no 4, Chișinău, juin 2016.
(5) Cf. Vincent Henry, « La Moldavie, un peuple en otage » (PDF), Les Notes de l'IRIS, Paris, avril 2016.
En septembre dernier, « Le Monde diplomatique » publiait un « Manuel d'économie critique » présentant, de façon pédagogique et accessible, son traitement des programmes de première et terminale en sciences économiques et sociales. Depuis longtemps, d'autres s'y intéressent également. Notamment le patronat, qui ne ménage pas ses efforts pour sensibiliser les enseignants aux vertus de l'entreprise.
Johanna Jaeger. — « b/w », 2013 Johanna Jaeger / Schwarz Contemporary, Berlin « Chers collègues, les inscriptions aux Entretiens Enseignants-Entreprises [EEE] sont ouvertes. » Disponible en kiosques jusqu'au 8 décembre et sur notre boutique en ligne.Ce n'est pas tous les jours que les professeurs de sciences économiques et sociales (SES) et de gestion d'Île-de-France reçoivent une missive de leur hiérarchie. Lorsque, en juin 2016, ils découvrent un courriel de leur inspectrice d'académie, ils n'en retardent pas la lecture.
Les EEE « auront lieu les jeudi 25 et vendredi 26 août 2016 sur le thème “L'Europe dans tous ses États : un impératif de réussite !”. (…) Comme vous le constaterez en consultant le programme, des intervenants très variés participeront aux échanges, qui promettent d'être de haute tenue ».
Aux côtés de M. Emmanuel Macron, alors ministre de l'économie, on entendrait notamment Mme Élisabeth Guigou, présidente socialiste de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, ainsi que MM. Hubert Védrine, ancien ministre socialiste des affaires étrangères et membre du Conseil d'État, Pascal Lamy, ancien commissaire européen au commerce, cinquième directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), et Denis Kessler, président-directeur général (PDG) du groupe de réassurance Scor, ancien vice-président du Mouvement des entreprises de France (Medef).
Qui avait pu rassembler un tel aréopage ? Selon le courriel de l'inspectrice, la rencontre avait été « organisée, préparée et animée par une équipe de professeurs de SES, d'histoire-géographie et d'économie-gestion ». En réalité, les EEE ont été créés en 2003 par l'Institut de l'entreprise, un think tank réunissant certaines des plus grandes sociétés françaises, dont le site Internet proclame la mission : « mettre en avant le rôle et l'utilité de l'entreprise dans la vie économique et sociale ». Le courriel de l'inspection précisait néanmoins que cette université d'été s'inscrivait dans le « plan national de formation » que le ministère de l'éducation nationale réserve à ses personnels. Autrement dit, les rencontres seraient en grande partie financées par l'État, qui prendrait en charge les frais d'inscription et de transport (à hauteur de 130 euros) ainsi que l'hébergement en pension complète des participants.
« Slow dating » avec des DRHL'inspection académique de Versailles avait mis en ligne un diaporama (1) présentant l'événement comme « le rendez-vous d'été pour préparer sa rentrée ». En guise d'illustration, la photographie d'un amphithéâtre bondé — image dont nous allions découvrir qu'elle exagérait quelque peu l'intérêt des enseignants pour ce type de rencontres. Au menu, des intervenants « très enthousiasmants » et un « “slow dating” avec des DRH », c'est-à-dire la possibilité d'échanger avec des directeurs des ressources humaines de grandes sociétés comme on rencontre des partenaires amoureux potentiels lors d'une séance de speed dating — mais en prenant tout son temps. Comment résister ?
Quand, le jour J, nous pénétrons enfin dans l'immense amphithéâtre rouge de l'École polytechnique, c'est la déception : nous sommes à peine trois cents dans cette salle capable d'accueillir mille personnes. La perspective d'un week-end tous frais payés à côtoyer la crème de la crème du patronat français n'a visiblement pas fasciné les enseignants.
Côté invités, en revanche, tout le monde a répondu présent. Outre les têtes d'affiche annoncées, une dizaine de grands dirigeants de sociétés du CAC 40, une demi-douzaine de DRH d'entreprises prestigieuses (Mazars, Veolia, Orange, Sanofi, Capgemini, etc.), ainsi que plusieurs hauts fonctionnaires en poste, dont certains issus de la Commission européenne, également partenaire des EEE. Un seul syndicaliste : M. Yvan Ricordeau, membre du bureau national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT).
M. Xavier Huillard, président de l'Institut de l'entreprise et PDG de Vinci, introduit la rencontre. Séduit par le « modèle américain », il se félicite des efforts de la France pour s'en approcher, notamment à travers « le resserrement des liens entre le monde enseignant et l'entreprise », une évolution qui produira « le meilleur pour la France ». À condition que chacun y travaille. Comment ? En défendant le « projet européen ». M. Huillard invite les enseignants à s'engager : « Votre rôle dans cette lutte urgente contre l'euroscepticisme est très important : faire en sorte que ces jeunes générations en attente d'Europe ne finissent pas par basculer dans la désillusion. » Mais les enseignants ne seront pas seuls : « En complément de votre action, l'entreprise a une contribution majeure à apporter pour défendre et illustrer les bienfaits de l'Europe, qui n'est pas seulement un projet économique, mais bel et bien un projet politique, un projet de société. » Lequel ? Il faudra le déduire des mérites de Bruxelles célébrés à la tribune. Ainsi, son intervention auprès de la Grèce aurait, selon le directeur du Trésor à la Commission, M. Benjamin Angel, démontré la capacité de l'Union à la « solidarité » (2).
Les organisateurs invitent alors à la tribune M. Jean-Marc Huart. Comment le « chef du service de l'instruction publique et de l'action pédagogique au ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche » va-t-il réagir aux propos d'un chef d'entreprise qui vient de fixer la feuille de route des enseignants de SES et de gestion ? Sans le moindre accroc. Mieux : le fonctionnaire se félicite du partenariat « quotidien » liant son ministère à l'Institut de l'entreprise.
Prix du manager public de l'année en 1992, M. Huart confie d'abord un « vrai plaisir personnel » à participer à ces journées. Puis il enfile sa casquette officielle : « Je tiens, au nom de la direction de l'éducation nationale, au nom de la ministre, à saluer la solidité de cette collaboration. » Le lien avec l'entreprise, affirme-t-il, « est une priorité du ministère », car « l'école ne peut rien faire sans les entreprises ».
Soucieux de ne pas présenter aux enseignants le seul point de vue des organisations patronales sur l'entreprise, le ministère avait-il cherché à compléter ce discours par le biais d'autres partenariats, avec des syndicats, par exemple ? Pour en savoir plus, nous contactons M. Huart. La question le surprend un peu : « Alors… Par exemple… Alors… On a, avec le monde économique, un certain nombre d'autres partenariats. Par exemple, la Semaine école-entreprise. » Partenariat avec un syndicat ? Non, « avec le Medef ». « On a également un partenariat avec l'Esper, qui représente l'économie sociale et solidaire. » Oui, mais un syndicat ? « On n'a pas de partenariat spécifique avec la CGT [Confédération générale du travail] ou avec la CFDT comme on en a avec le monde patronal, concède le haut fonctionnaire. Mais les syndicats ne sont absolument pas absents. » Comment sont-ils présents ? « À travers la gestion paritaire des organismes de pilotage des branches professionnelles. » Sur un plateau de la balance, un haut fonctionnaire, membre enthousiaste du comité de pilotage des EEE ; sur l'autre, le fonctionnement routinier des structures chargées de la formation professionnelle.
Ce « deux poids, deux mesures » agace depuis longtemps les organisations de salariés. « De notre côté, on a droit à une heure de formation syndicale par mois, nous explique Mme Mathilde Hibert, du syndicat SUD Éducation. Et quand on se plaint de la façon dont l'école fait les yeux doux aux patrons, on s'entend répondre : “Il faut bien préparer les enfants au monde de l'entreprise ! Vous, vous ne créez que des chômeurs”, comme nous l'a répliqué l'ancien directeur de l'académie de Paris, Claude Michelet, il y a deux ans. »
« L'école ne peut rien faire sans les entreprises » ? Les entreprises semblent convaincues de la réciproque. Interventions répétées sur le contenu des programmes, lobbying à l'Assemblée : elles ne ménagent aucun effort pour tenter de séduire le corps enseignant. Problème : celui-ci demeure conscient de sa responsabilité politique et jaloux de son indépendance. Ainsi, l'Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses) dénonce la transformation du ministère de l'éducation nationale en « relais de la propagande d'un lobby patronal (3) ». La solution imaginée par l'Institut de l'entreprise ? Redoubler de sollicitude.
Serveurs en livrée, entrecôtes obèses, petits-fours, desserts exquis : les repas de l'EEE sont à la hauteur des goûts les plus exigeants. Après de longues heures à écouter des propos un peu monotones de la part d'intervenants aussi prompts à exalter la créativité et l'innovation, l'entrain renaît.
En déambulant dans le hall, on découvre les stands d'organisations comme Entreprendre pour apprendre (EPA), qui aide les enseignants à créer des minientreprises « porteuses de projets » avec un comité de direction constitué d'élèves. On nous explique que la démarche ne se limite pas à distiller l'esprit d'entreprise dans les établissements scolaires : elle dynamise la classe, motive les élèves, les prépare au marché du travail et offre un moyen de lutter contre l'échec scolaire. Rien ne suggère que l'enthousiasme est feint.
Seule fausse note : l'absence de dernière minute de Mme Najat Vallaud-Belkacem, pour cause d'« incompatibilité d'emploi du temps ». La décision de la ministre de l'éducation de rendre optionnel l'enseignement de la « loi » de l'offre et de la demande (4) en classe de seconde venait de provoquer l'ire du Medef. « Ce projet d'appauvrissement du programme contredit totalement le discours louable de la ministre en faveur d'un rapprochement de l'école et de l'entreprise, s'était indignée l'organisation patronale. Tout doit être fait au contraire pour insuffler l'esprit et le goût d'entreprendre le plus tôt possible (5). » La ministre aurait-elle préféré ne pas rencontrer ses détracteurs ?
De retour dans l'amphithéâtre, on retrouve la préoccupation des intervenants pour l'Europe. Une Europe menacée par « la recrudescence de la menace terroriste, la montée des populismes et des discours protectionnistes », selon M. Huillard, qui met tous ces « dangers » sur un pied d'égalité. « L'euro a tenu cinq promesses sur six », clame néanmoins M. Philippe Trainar, chef économiste chez Scor et ancien conseiller de M. Édouard Balladur. Son unique échec ? L'Europe politique. Car le Vieux Continent souffrirait d'un excès de démocratie. L'eurodéputée Sylvie Goulard s'en amuse : « Il n'est pas possible que les Parlements nationaux verrouillent toutes les décisions ! Que fait la Commission ? Shame on you [honte à vous] ! », lance-t-elle aux représentants de l'institution présents dans la salle, avant de leur décocher un sourire malicieux. « On se tire une balle dans le pied à estimer que tout doit être validé par les Parlements nationaux ! Vous, les profs, vous savez que c'est difficile de convaincre (…), parce qu'à un moment il faut vendre quelque chose de difficile. Vous imaginez si vous deviez organiser vos interros sur le même principe ? “Ah non, madame, on ne fait pas d'interro, on décide de manière participative !” Je pense bien sûr que les politiques doivent écouter les gens ; mais, à un moment donné, il y a un effort à faire. »
Le salaire minimum, « une absurdité »« Faire un effort » ? Agnès Bénassy-Quéré, membre du Cercle des économistes et présidente déléguée du Conseil d'analyse économique, y invite également la France, en lui suggérant de supprimer le salaire minimum, « une absurdité en Europe ». Enhardie par la présence de M. Peter Hartz, artisan d'une dérégulation du marché du travail en Allemagne à travers une série de lois qui portent son nom, l'ancienne ministre du commerce extérieur des Pays-Bas — et présidente de la branche française de l'institution financière ING — Karien Van Gennip renchérit : « Faites les réformes en France, s'il vous plaît ! » Tonnerre d'applaudissements à la tribune… et dans la salle.
Les enseignants n'auront pas voix au chapitre. Ceux qui participent jouent le rôle peu gratifiant de présentateurs cantonnés aux introductions générales et aux résumés de biographies. Les intervenants ne cherchent même pas à dissimuler leur proximité : le tutoiement semble de mise, les prénoms connus de tous. M. Pascal Lamy confesse : « Pour une fois, je suis d'accord avec Hubert [Védrine], que j'ai trouvé étonnamment optimiste par rapport aux débats que nous avons régulièrement, en toute amitié bien entendu. » Le ton est tour à tour taquin et flagorneur, léger et complice. Les désaccords ne portent que sur des nuances, dans un camaïeu dont nul ne vient gâter l'harmonie.
Président de la Fédération française de l'assurance et du pôle International et Europe du Medef, M. Bernard Spitz enfonce le clou en invitant les professeurs « à remettre l'entreprise au centre », non seulement « en ce qui concerne le contenu des programmes », mais également pour le « financement ». « La volonté première de ces rencontres, c'est la transposition au sein des classes du vaste travail réalisé ici en lien avec les entreprises », conclut de son côté M. Huart. Qui ajoute : « Vous avez aussi un rôle de transmission des documents auprès de vos collègues ! »
De retour dans leurs lycées, des professeurs parisiens reçoivent un nouveau courriel de leur inspectrice : « Chère ou cher collègue, une journée nationale “Enseignants de SES en entreprise” est organisée le 19 octobre dans le cadre du partenariat entre le ministère de l'éducation nationale et l'Institut de l'entreprise. (…) Pour participer à cette journée, je vous remercie de m'indiquer par retour de mel la ou les entreprises dans laquelle ou lesquelles vous souhaiteriez vous rendre. Le nombre de places est limité. »
(1) « Entretiens Enseignants-Entreprises 2016 », www.creg.ac-versailles.fr
(2) Lire Yanis Varoufakis, « Leur seul objectif était de nous humilier », Le Monde diplomatique, août 2015.
(3) Communiqué de l'Apses, 1er septembre 2015.
(4) Pour une critique de ladite « loi », lire le Manuel d'économie critique du Monde diplomatique, 2016, en kiosques.
(5) « Programme d'économie de seconde : halte à la braderie ! », communiqué du Medef, 30 juin 2016.
Il n'y aura pas de femme à la tête de la Maison Blanche mais les Américaines auront toujours Woody Allen et le féminisme radical. Révéler les étranges affaires d'Areva en Afrique ; diagnostiquer la mutation de la social-démocratie européenne en social-libéralisme, jusqu'au crépuscule de l'« extrême centre » ; analyser la stratégie militaire de la Russie en Syrie, où les grandes puissances se livrent des guerres par procuration… Sélection d'archives en rapport avec le numéro du mois.
Selon une analyse fort répandue, l'assassinat de l'héritier du trône d'Autriche-Hongrie, le 28 juin 1914, aurait, en déclenchant un « domino d'alliances », provoqué la première guerre mondiale. Cette lecture occulte les causes véritables du conflit, en particulier la logique mortifère des rivalités impériales.
La première guerre, vraiment mondiale ?La première guerre mondiale a-t-elle vraiment été « provoquée » par l'attentat de Sarajevo qui coûta la vie à l'archiduc héritier, François-Ferdinand d'Autriche-Hongrie, et à son épouse le 28 juin 1914 ? Les combats ont-ils véritablement débuté en Belgique et en Lorraine ? Cette chronologie, centrée sur les événements européens, est la plus répandue, mais elle oublie tout un pan de l'histoire du conflit, amputant l'analyse de ses causes.
Le 5 août 1914, un accrochage éclate à la frontière de l'Ouganda, colonie britannique, et de l'Afrique orientale allemande (Schutzgebiet Deutsch-Ostafrika). Le 8 août, des navires britanniques bombardent Dar es-Salaam, le centre administratif de cette colonie allemande qui s'étend sur les territoires actuels du Burundi, du Rwanda et d'une partie de la Tanzanie. Les semaines suivantes, les combats se généralisent pour le contrôle du lac Kivu.
Illustration d'un épisode du début de la guerre de 14-18 Les Autrichiens affrontent les Serbes au pied du pont sur la Save qui unit les deux pays (août 1914).Pendant ce temps, en Europe, déclarations de guerre et ordres de mobilisation générale se succèdent (en Russie le 30 juillet ; en France et en Allemagne le 1er août). Le 4 août, l'Allemagne envahit la Belgique et le Luxembourg. Quatre jours plus tard, la France lance une percée en Lorraine allemande. Mais les lignes françaises sont vite enfoncées et l'offensive fait long feu. Sur le front de l'Est, l'Allemagne accumule également les succès contre la Russie. En revanche, la Serbie résiste : le 23 août, elle parvient à stopper les troupes austro-hongroises à la bataille du Cer.
Ainsi, en quelques semaines, le « domino infernale » des alliances précipite l'entrée en guerre des belligérants : d'un côté, la France, le Royaume-Uni et la Russie (Triple-Entente) avec leurs alliés serbe et belge, puis japonais, roumain et grec ; de l'autre, la Triple-Alliance (ou « Triplice ») qui réunit initialement l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et le royaume d'Italie. Mais ce dernier se rallie à la neutralité dès septembre 1914, avant de passer dans le camp adverse en avril 1915, tandis que les empires centraux reçoivent en octobre 1914 le soutien de l'Empire ottoman.
Des milliers de combattants africains ou indochinois des troupes coloniales meurent pour le contrôle des Balkans...Ce jeu d'alliances correspond à de puissantes logiques d'intérêts. Les rivalités coloniales représentent l'un des principaux motifs de tension entre d'un côté la France et le Royaume-Uni (tous deux à la tête d'un vaste empire) et de l'autre l'Allemagne, qui s'estime lésée dans ce partage impérialiste du monde. Déjà implanté en Afrique orientale, au Cameroun et en Tanzanie, Berlin lorgne sur l'Afrique du Nord et le centre du continent.
Le sort de l'Empire ottoman, présenté depuis plusieurs décennies comme « l'homme malade de l'Europe », constitue l'autre grande inconnue. A la suite des guerres balkaniques (1912-1913), les possessions ottomanes en Europe sont partagées entre la Bulgarie, la Grèce, le Monténégro, la Roumanie et la Serbie.
Mais l'avenir des immenses territoires contrôlés par l'empire en Anatolie et au Proche-Orient attise toutes les convoitises. Au-delà de sa dimension symbolique, le coup de feu de Sarajevo rappelle que l'Autriche-Hongrie, la Russie mais aussi la France et l'Italie cherchent à renforcer leurs sphères d'influence respectives dans les Balkans.
Pourtant ces rivalités entre Etats n'expliquent pas tout, car le déclenchement de la guerre répond aussi à des logiques sociales internes à chaque nation. Aux yeux des classes dirigeantes notamment – aristocratiques et terriennes dans les empires centraux, bourgeoises et industrielles, commerciales ou financières en France et au Royaume-Uni –, l'idéologie impérialiste et le nationalisme sont des ciments permettant de ressouder une unité sociale fissurée par les progrès de la démocratie et du socialisme.
Cimetières en macédoineLes manuels scolaires ont renoncé, tant en France qu'en Allemagne, au ton vengeur et belliqueux des années 1920, attribuant à « l'autre camp » toutes les responsabilités du déclenchement de la guerre. Mais ils continuent à observer cette guerre « mondiale » avec des lunettes d'Europe de l'Ouest. Dans les immenses cimetières français du front d'Orient, à Bitola (Macédoine) ou Salonique (Grèce), près de la moitié des tombes sont pourtant celles de combattants africains ou indochinois des troupes coloniales, tombés pour le contrôle des Balkans…
Manuels scolairesQui est responsable de la guerre ? Dans les années 1920, la France et l'Allemagne se rejettent la faute, et chacune impose sa position officielle dans les manuels scolaires.
• Vu de France (1922). Tandis que les puissances de la Triple-Entente ne visaient qu'à maintenir la paix et l'équilibre européens, l'Allemagne sous Guillaume II poursuivait une politique d'hégémonie qui menait à la guerre (…). Grisée par ses succès militaires et économiques, l'Allemagne avait en effet, plus qu'aucun autre peuple, une mentalité impérialiste et belliqueuse. Cette mentalité allemande, faite de convoitises, d'orgueil, d'un immense appétit de domination joint au culte de la force brutale, telle est, en dernière analyse, la cause principale de la guerre.
• Vu d'Allemagne (1929). Les hommes d'Etat ennemis maniaient le jeu diplomatique de manière habile, de sorte à induire l'Allemagne dans l'erreur consistant à déclarer la première, du fait de sa situation de contrainte, la guerre à la France et à la Russie. Ainsi, les obligations d'alliance réciproques devinrent formellement valables du côté de l'Entente. Et les peuples des Etats ennemis eurent l'impression que l'Allemagne avait été l'agresseur, alors qu'elle fut en réalité l'agressée.
Leurs parents se sont tués à la tâche pour faire marcher « l'atelier du monde ». Comme eux, ils ont quitté la campagne par millions, partant à l'assaut des mégapoles chinoises dans l'espoir d'une vie meilleure. Mais leurs rêves se heurtent aux difficultés de la vie en ville, où ils ne disposent pas des mêmes droits que ceux qui y sont nés. Rencontre avec des « mingong », dans les quartiers ouvriers de Canton.
Un père, venu récupérer sa fille à la sortie de l'école Loup EspargilièreLes traits tirés par une semaine harassante passée à confectionner des chaussures, le regard dans le vague, Zhang, 27 ans, raconte : « Cela fait un an que je suis à Baiyun. Ma femme et mon fils sont toujours dans la province du Guangxi. J'étais fermier, je suis venu ici pour l'argent. » Comme près de 280 millions de Chinois (1), il a quitté son village natal pour rejoindre les rangs des mingong (ou migrants, littéralement « paysans-ouvriers »), ces ruraux chinois venus chercher une vie meilleure dans les mégapoles du pays. Un exode entamé en 1979, lors de l'ouverture de la Chine à l'économie mondialisée sous l'impulsion de Deng Xiaoping. Bâtisseurs, ouvriers, balayeurs : ils sont depuis quarante ans les petites mains de la croissance chinoise.
À Baiyun, district ouvrier du nord de Canton où l'on trouve des immeubles-dortoirs, de petites usines de textile et des échoppes qui vendent de tout, les générations de mingong se succèdent. Attablé à la terrasse d'une épicerie de quartier, à l'ombre d'immeubles vétustes, Zhang fait le calcul. Il travaille douze heures par jour, six jours sur sept, dans un atelier de confection où la chaleur est insupportable durant les longues journées d'été. Malgré ses soixante-douze heures de labeur hebdomadaire, soit vingt-huit de plus que la durée légale — fixée à quarante-quatre heures et dépassée par 85 % des travailleurs migrants (2) —, il répète une idée communément admise en Chine : « Ma génération est plus flemmarde que la précédente. Eux travaillaient bien plus dur, ils étaient capables de produire beaucoup plus que nous dans le même temps. » Souvent enfants uniques, élevés par leurs grands-parents, les jeunes mingong ont la réputation d'être plus capricieux et moins travailleurs que leurs parents, qui ont connu les heures les plus dures du communisme chinois.
Recréer une cellule familialeÀ deux pas de là, sur une placette où des enfants s'ébattent après l'école, Dai, la trentaine, s'inquiète. Cette jeune mère au visage émacié, ouvrière dans une usine de chaussures, aimerait travailler plus : « Lorsque je suis arrivée ici, en 2006, je faisais des journées de douze heures. Mais maintenant, les commandes diminuent et je ne travaille plus que huit heures par jour. » En 2015, la croissance chinoise s'est établie à 6,9 %, son plus bas niveau depuis vingt-cinq ans (3). Les manufactures du Guangdong (la province de Canton), qui constituent l'« atelier du monde », en paient le prix fort. Avec leurs emplois précaires dans ces industries, les mingong de Baiyun figurent parmi les premières victimes du ralentissement économique. Une perte que ne compense pas la hausse officielle des salaires (10,7 % par an en moyenne entre 2008 et 2014 (4)).
« Les conditions de travail sont très difficiles, alors autant mourir ! », ironise Li, 30 ans, dont dix passés dans les usines textiles de Canton. Il redoute l'« effet domino » que crée la baisse des commandes chez ces travailleurs payés au rendement. Il constate que « beaucoup de petites usines ferment et ne paient pas leurs ouvriers ». Zhang en a été témoin : « Un jour, dans l'usine à côté de la mienne, le patron n'a pas versé les salaires, car il n'avait pas été payé par ses clients. Il a vendu les produits et il est parti avec la caisse. » Le gouvernement local a alors saisi le bâtiment, assure-t-il, pour le revendre afin d'honorer les dettes de l'entreprise et payer les salariés.
Depuis quelques années, la tension monte dans les usines du Guangdong (5). Au cœur des revendications : le respect des lois en vigueur. De très nombreux patrons refusent par exemple de payer leur part obligatoire de l'« assurance sociale » pour les travailleurs. Grèves et occupations d'usine sont les principaux moyens de pression des ouvriers. Le China Labour Bulletin (CLB), une organisation non gouvernementale de défense des travailleurs basée à Hongkong, a recensé 2 774 grèves en 2015, soit deux fois plus qu'en 2014. Selon ses décomptes, dans le seul Guangdong, il y en aurait eu 281 entre août 2015 et janvier 2016. L'écrasante majorité des ouvriers de ces usines sont des migrants.
Porte-parole du CLB, M. Geoffrey Crothall dénonce l'inefficacité de la Fédération des syndicats de toute la Chine (All-China Federation of Trade Unions, ACFTU), la principale organisation du pays, qui représente près de 300 millions de salariés (6). Directement liée au gouvernement, l'ACFTU « ne fait rien pour aider les travailleurs lorsqu'une usine ferme, affirme-t-il. Si les ouvriers font grève, son rôle sera de les remettre à l'ouvrage. » « C'est très difficile d'être contre le gouvernement », renchérit Li. Il y a quelques années, il travaillait dans les grosses usines du district de Panyu, dans le sud de Canton. Bien plus nombreux, les ouvriers pouvaient se faire entendre des pouvoirs publics. « Mais quand nous ne sommes que vingt par entreprise, nous ne recevons aucun soutien. »
En 2010, la jeunesse des usines s'est soulevée, « même si les médias occidentaux ont exagéré le phénomène », commente la chercheuse Luo Siqi. Parti de l'usine Honda de Foshan, à quelques kilomètres de Canton, le mouvement de grève a rassemblé soixante mille ouvriers et stagiaires de l'industrie automobile autour du slogan : « Nous voulons 800 yuans de plus ! », alors qu'ils gagnaient en moyenne 1 500 yuans (200 euros) par mois, selon la chercheuse (7). Les protestataires avaient fini par obtenir gain de cause, mais l'insatisfaction des mingong perdure. « L'ancienne génération ne se plaignait pas, confirme Zhang. La nouvelle, mieux formée, a plus de moyens de lutter. Elle est également plus courageuse. Si les jeunes savent qu'ils sont dans leur bon droit, ils osent s'opposer à leurs patrons. » M. Crothall se montre moins enthousiaste : « Il y a quatre ou cinq ans, nous avons atteint un effet de seuil. Aujourd'hui, les patrons réalisent que la situation économique est très différente de l'époque où le pays connaissait une croissance à deux chiffres. »
Son smartphone en main, Zhang raconte qu'il passe ses soirées sur les réseaux sociaux et dans le groupe de conversation qui rassemble sa famille et ses proches. Il dort et mange à l'usine. De son salaire, il ne dépense presque rien. « Ma femme et mon fils vont bientôt me rendre visite pour quelques mois. En attendant, je dois mettre assez d'argent de côté pour louer un appartement plus grand. » Malgré les difficultés, les jeunes parents sont de plus en plus nombreux à vouloir recréer la cellule familiale en ville.
Alors que son garçon de 10 ans se renverse une briquette de lait de soja entre les orteils, Dai se rappelle pourquoi elle a décidé de le faire venir à Canton. « Mes parents s'en occupaient mal. Ils lui donnaient à manger et faisaient ses lessives, mais ce n'était pas assez. L'an dernier, dans notre village, j'ai surpris mon fils en train d'essayer la cigarette. J'étais folle de rage. Même si je savais que ça me coûterait très cher, il fallait que je le reprenne en main ! », s'amuse-t-elle. Constat similaire pour M. Dan Yuong, ouvrier lustreur originaire du Guangxi voisin : « Avant de venir ici, mon fils de 8 ans ne savait ni lire ni compter jusqu'à cent. Je l'avais confié à mes parents, mais ils étaient trop âgés pour bien s'occuper de lui. » Arrivé il y a trois mois, le garçon n'est toujours pas scolarisé. En journée, M. Dan le confie à la garderie. Chaque soir, après le travail, il est obligé de lui apprendre à lire et à écrire sur la table basse de son studio. Il espère pouvoir bientôt l'inscrire à l'école à Canton.
Des jeunes jouent au basket dans une école du quartier de Baiyun Loup EspargilièreDans les grandes villes, la situation progresse, mais la scolarisation des enfants de mingong relève encore du parcours du combattant. L'obstacle vient du hukou. Ce passeport intérieur, mis en place sous Mao en 1958 pour contrôler les mouvements de population, instaure une différence de statut entre les natifs des villes et ceux des campagnes. Il restreint l'accès aux services publics pour ces derniers et rend difficile l'accès à l'école pour leurs enfants. Des tentatives d'assouplissement ont eu lieu ces dernières années, comme dans le district de Baiyun, à Canton, en 2012 : une certaine ancienneté de résidence, des contributions financières au système éducatif, du bénévolat ou un don de sang permettent d'accumuler des points qui favoriseront l'accès aux écoles publiques. Des conditions impossibles à remplir pour une grande partie des mingong, contraints de se tourner vers les établissements privés.
Problème : ceux-ci sont débordés face à l'explosion de la demande. « La capacité d'accueil n'est pas à la hauteur », reconnaît M. Ling Yuming, directeur de l'école de Huijiang à Canton, dont les 2 600 places sont occupées à 98 % par des enfants de migrants. « Dans le privé, la qualité de l'enseignement ne vaut pas celle des écoles publiques, déplore quant à elle une institutrice de l'établissement. Ici, la majorité des enseignants sortent d'écoles techniques. Dans le public, en ville, ils ont un niveau universitaire. »
Depuis 1985, l'école est obligatoire et gratuite pendant neuf ans pour tous les enfants chinois scolarisés dans la zone de leur hukou. Pour ceux qui vivent en ville, cette gratuité n'est pas garantie de fait. Dans le privé, les frais de scolarité oscillent entre 3 000 et 4 000 yuans (400 et 540 euros) par semestre. L'équivalent d'un mois de salaire moyen pour les migrants (3 072 yuans, soit 420 euros (8)). Seulement une partie est parfois prise en charge par l'État : « Chaque semestre, les élèves reçoivent entre 675 yuans [92 euros] et 1 200 yuans [164 euros] d'aide gouvernementale », indique M. Ling. L'établissement perçoit aussi chaque année 1 million de yuans (137 000 euros) pour améliorer ses moyens d'enseignement. Des mesures insuffisantes, selon le directeur : « Le système de points [introduit lors de l'assouplissement des règles du hukou] est une bonne chose, mais le gouvernement doit davantage aider les mingong. Ils apportent énormément à la Chine, mais ils ne peuvent pas mener une vie décente. C'est injuste. »
La tête pleine de projets« Ce n'est ni juste ni injuste, ce n'est pas la question », considère Zhang. Lui-même ne veut pas du hukou de Canton, ni que son fils vienne y faire ses études. Il a accepté la vie urbaine avec résignation, mais il compte les jours. Il attend d'avoir mis suffisamment d'argent de côté pour payer la dot dont son fils devra s'acquitter quand il sera en âge de se marier. « Quand mon fils sera plus grand, je travaillerai plus dur », promet-il. Puis il rentrera dans le Guangxi. Pour l'heure, il tue le temps en lisant des romans de kung-fu sur son smartphone.
« Couci-couça » : voilà comment Dai résume ce qu'elle pense de sa vie cantonaise. « Je n'ai pas à me plaindre. Je ne compte pas changer de travail tout de suite. Avec le déclin de l'économie, j'aimerais ouvrir mon propre commerce, vendre de la nourriture, par exemple, mais je ne sais pas comment faire », répond-elle avec légèreté.
Depuis son studio de vingt mètres carrés, si proche de l'immeuble d'en face qu'il peut le toucher par la fenêtre, M. Wu Erwei attend patiemment son heure. En dix ans à Canton, il a multiplié les contrats dans l'industrie textile, et sa vie gravite autour de celle de l'usine. Il habite seul et ne se sent pas intégré à la ville. Il lâche, désabusé : « Les mœurs locales sont trop différentes des miennes. » Lorsqu'il rentre chez lui, il se connecte à Internet. Il y a découvert que les filles russes sont « très belles », « plus ouvertes » et « moins matérialistes » que les Chinoises, énumère-t-il en comptant sur ses doigts. Il espère en rencontrer une. Un jour, s'il en a les moyens, il rentrera au Hunan fonder son usine. Pour réaliser son rêve, il ne compte pas sur le Parti : « Le “ rêve chinois” [slogan politique de l'actuel président Xi Jinping] n'a pas beaucoup de sens. Surtout pour les gens ordinaires comme moi. »
De l'espoir, Tang, elle, en a à revendre. À 18 ans, elle a été successivement manucure, caissière et coiffeuse. En ce moment, elle passe entre treize et quatorze heures, chaque jour de la semaine, à servir les clients d'un restaurant de grillades pour un salaire de 3 000 yuans (400 euros) par mois. « Je ne travaille pas pour l'argent, mais pour l'expérience », assure-t-elle, un large sourire aux lèvres. Ses parents ont quitté le Fujian pour ouvrir une supérette à Canton. Ils lui ont donné naissance ici, avant de la renvoyer faire une partie de sa scolarité dans leur province natale. Revenue il y a dix ans afin de poursuivre ses études, elle appartient à cette dernière génération pour qui la vie en ville s'est imposée comme une évidence. Avec son pantalon noir évasé et ses accessoires assortis à son tee-shirt blanc imprimé, elle est la Cantonaise type. Comme Zhang, Dai et les autres, elle a la tête pleine de projets. Elle voudrait ouvrir un jour une échoppe de thé glacé. « Absolument certaine » qu'elle aura une vie plus facile que ses parents, elle lance avec enthousiasme : « C'est une nouvelle ère ! »
Concours étudiants 2016L'association des Amis du Monde diplomatique (9), qui regroupe les lecteurs du mensuel, a organisé cette année son cinquième concours destiné aux étudiants, doté de 1 000 euros (10). Le jury, présidé par Denise Decornoy (directrice de collection littéraire) et composé de Mireille Azzoug (maîtresse de conférences hors classe, ancienne directrice de l'Institut d'études européennes de l'université Paris-VIII), Philippe Leymarie (ancien journaliste à Radio France Internationale, animateur du blog Défense en ligne) et Mathieu O'Neil (chercheur, collaborateur du Monde diplomatique), a étudié les 41 reportages et enquêtes reçus. Les cinq meilleurs articles ont été soumis à la direction et à la rédaction en chef du Monde diplomatique. Les lauréats voient leur texte publié ici.
(1) Statistiques 2015 fournies par le China Labour Bulletin, Hongkong, www.clb.org.hk
(2) Bureau national des statistiques de la République populaire de Chine, Pékin, www.stats.gov.cn
(3) « La croissance chinoise au plus bas depuis un quart de siècle », Le Monde, 20 janvier 2016.
(4) « Wages, productivity and labour share in China » (PDF), bureau régional pour l'Asie et le Pacifique de l'Organisation mondiale du travail, Bangkok, avril 2016.
(5) Lire Martine Bulard, « Le Parti communiste aux prises avec le mécontentement social », Le Monde diplomatique, septembre 2012.
(6) Lire Han Dongfang, « En Chine, colère cherche syndicats », Le Monde diplomatique, septembre 2014.
(7) Lire Isabelle Thireau, « Les cahiers de doléances du peuple chinois », Le Monde diplomatique, septembre 2010.
(8) Bureau national des statistiques, www.stats. gov.cn
(9) www.amis.monde-diplomatique.fr
(10) Pour tout renseignement sur le concours 2017 : amis@monde-diplomatique.fr
Les deux photographies n'ont pas été publiées dans la version papier.
« Aujourd'hui, le système agricole chinois est bloqué. » L'économiste Wen Tiejun, directeur de l'école d'économie agricole et de développement rural à l'université Renmin, à Pékin, ne mâche pas ses mots. Ce qui ne l'empêche pas de reconnaître : « Avec 20 % de la population mondiale à nourrir, mais seulement 9 % des terres arables et 6 % de l'eau douce, le défi est considérable. »
En trente ans, la Chine a du moins éradiqué la famine. Dès 1979, quand la réforme est lancée, les terres sont décollectivisées et leur droit d'usage réparti à égalité entre les paysans — la propriété restant à la collectivité. Comme les trois quarts de la population vivent encore à la campagne, chacun hérite de petites parcelles qu'il cultive comme il veut. Les récoltes deviennent plus abondantes, grâce aussi à de meilleures semences et aux engrais, tandis que fleurissent de petites entreprises locales qui apportent des compléments de revenu. Ce n'est toutefois qu'une parenthèse : soumises à la loi du marché, celles-ci ne résistent pas. Pour survivre, l'un au moins des membres de chaque famille doit quitter le village — et rejoindre les fameux mingong, les migrants intérieurs, qui fournissent une main-d'œuvre bon marché aux multinationales étrangères soudain séduites par le modèle chinois.
A l'aube des années 2000, la situation de ceux qui demeurent à la campagne est si mauvaise qu'un cadre communiste de la province du Hubei, M. Li Changping, rédige une lettre ouverte au premier ministre d'alors, M. Zhu Rongji, publiée dans Nanfang Zhoumo, l'un des journaux les plus populaires de Chine : « Le sort des paysans est lugubre, la campagne réellement pauvre, l'agriculture en crise (1). » Inédite, la démarche fera grand bruit et ne sera guère prisée des autorités centrales. Cependant, en 2006, le gouvernement supprimera les impôts payés par les ruraux, qui représentaient 6 à 7 % de leurs revenus.
Ce tournant marquera le début d'une série de réformes visant à « prendre moins, donner plus et libérer les initiatives », comme le résume Lin Wanlong, directeur des études et professeur au collège d'économie et de gestion de l'Université de l'agriculture de Pékin — l'un des rares campus de la capitale où trône une immense statue blanche de Mao Zedong. Parmi les mesures prises : la création d'un revenu minimum rural (dibao) ; des aides pour l'achat des semences, des engrais, des pesticides, des machines ; un prix minimum pour certaines productions (blé, coton, soja…). Les subventions passent de 77,4 milliards de yuans en 1996 à 1 400 milliards de yuans (plus de 198 milliards d'euros) en 2014.
A l'heure actuelle, le revenu moyen des ruraux n'en demeure pas moins trois fois inférieur à celui des familles habitant la ville : 8 896 yuans par an contre 26 995 yuans. Vingt pour cent des terres cultivées sont déclarées polluées, par le ministère de l'agriculture lui-même. Les consommateurs se méfient des produits en raison de scandales à répétition : lait frelaté, porc contaminé, chou au formol, etc. Les terres sont épuisées par un usage irraisonné d'engrais, singulièrement sur les petites parcelles : 647,6 kilogrammes par hectare cultivé, contre 136,9 pour la France, pourtant connue pour ne pas être parcimonieuse dans ce domaine. Au nord, elles manquent d'eau ; à l'échelle du pays, elles restent morcelées, ne dépassant pas 0,8 hectare en moyenne.
De plus, les Chinois consomment moins de céréales et plus de viande. Les deux tiers du maïs produit servent désormais à l'alimentation animale, et les exploitations géantes ont fait leur apparition : plus du quart des porcs vendus sont déjà élevés dans des fermes industrielles de plus de 3 000 têtes chacune (2). Enfin, certains produits subventionnés (coton, soja) coûtent bien plus cher que les produits importés autorisés. Résultat : l'Etat se retrouve avec des stocks qu'il ne peut vendre qu'à perte et qui, le plus souvent, pourrissent. C'est l'impasse.
Principales ressources agricoles de la Chine Agnès Stienne, novembre 2015 AperçuLa Chine est ainsi devenue le premier importateur mondial de soja (que lui vendent, dans l'ordre, les Etats-Unis, le Brésil et l'Argentine). Elle achète même du blé (d'Australie, du Canada et des Etats-Unis). Certes, l'empire du Milieu reste le premier producteur mondial de riz, de blé et de thé, et le deuxième de maïs. Mais à un coût de plus en plus élevé.
En guise de réponse, le gouvernement entend franchir une étape décisive dans la voie de la libéralisation : baisse des subventions et hausse des importations, conformément aux accords de libre-échange ; regroupement des terres et accélération de l'urbanisation, comme le prévoit un plan tablant sur 20 à 25 millions de migrants supplémentaires d'ici à 2020. Parmi les supporteurs les plus enthousiastes de ce programme figure le patron du groupe d'Etat China National Cereals, Oils and Foodstuffs Corporation (Cofco), M. Ning Gaoning, pour qui « la seule solution est le libre-échange ». Numéro un chinois de l'agroalimentaire, Cofco produit, transforme, importe, exporte et, accessoirement, achète des terres à l'étranger. Groupe public ou pas, tout ce qui déréglemente lui semble bon à prendre.
Selon M. Chen Xiwen, qui pilote les réformes au nom du groupe central sur les questions rurales au Conseil des affaires d'Etat (gouvernement), en 2014, « 26 % des foyers paysans ont transféré leur droit d'usage ; ce qui représente 28 % des terres arables ». Un « transfert » qui n'a rien de spontané. Les potentats locaux poussent les paysans à céder leurs droits à vil prix (le montant est calculé en fonction de ce que rapporterait la culture de la parcelle), avant de les revendre à prix d'or, soit à des promoteurs immobiliers, soit à l'industrie agroalimentaire. Voilà comment des paysans se retrouvent sans terre, donc sans revenus, ou coactionnaires fictifs de « coopératives » où ils n'ont pas leur mot à dire et doivent se contenter de travailler, salariés sur leur propre exploitation.
Cette privatisation qui ne dit pas son nom suscite de nombreuses oppositions. Fait rare, en pleine conférence de presse, M. Chen lui-même a reconnu des divergences au plus haut niveau. « A franchement parler, nous ne pouvons atteindre un consensus sur la réforme du système foncier. Des différends majeurs existent sur certains points entre les divers partenaires [Etat, collectivités locales, groupes industriels, paysans] (3) », a-t-il déclaré. En attendant, on continue à privatiser sans le dire.
Pour sa part, le Pr Lin, très mesuré depuis le début de notre entretien à l'Université de l'agriculture de Pékin, n'en critique pas moins le cours actuel des choses : « Je ne suis pas partisan de laisser les grosses entreprises [de l'agroalimentaire] piloter les changements. Atteindre la taille moyenne d'une ferme familiale en Europe [de 30 à 60 hectares], cela voudrait dire pour la Chine qu'une seule famille va en remplacer 80. Que va-t-on faire des 79 restantes ? Où va-t-on les entasser ? Quelle source de revenus vont-elles avoir ? On voit bien que ce n'est pas réaliste. »
D'autant que les paysans expulsés se retrouvent à la ville, sans protection. Campagnards ils sont nés, campagnards ils restent, comme indiqué sur leur passeport intérieur, le hukou. Ils n'ont donc pas les mêmes prérogatives que ceux qui sont nés en ville. Instauré en 1958 pour contrôler la population, puis pour éviter l'entassement dans des bidonvilles urbains, le hukou a transformé les migrants en sous-citoyens privés de droits élémentaires : inscrire un enfant à l'école publique, être intégralement remboursé de ses frais médicaux, acheter un logement — même lorsqu'on en a les moyens…
Certes, le gouvernement promet un changement. Hors des grandes métropoles (Pékin, Shanghaï, Chongqing), le hukou serait remplacé par une simple carte d'identité, ou par un certificat de résidence ouvrant les mêmes droits pour tous. Mais, pour l'heure, la réforme patine. Les collectivités locales hésitent à lever des impôts pour payer les droits sociaux des migrants. Les couches moyennes urbaines y semblent d'autant moins disposées que le ralentissement économique — « l'économie normale », selon l'expression officielle — alimente leurs craintes pour l'avenir de leurs propres enfants. Alors, celui des paysans…
Bien sûr, tout le monde reconnaît la nécessité de remembrer les parcelles afin de faciliter la mécanisation et de regrouper les villages pour bénéficier d'enseignants formés et de médecins qualifiés. Des expériences existent, mais elles ne sortent pas du modèle occidental productiviste. Le Pr Lin regrette l'absence d'une vision plus novatrice, ainsi qu'« un certain mépris des citadins pour la campagne ». Et de citer un exemple : « Pour la plupart des urbains chinois et pour la nation, le TGV est un grand progrès. Mais chez les paysans, il a été vécu comme une régression : les billets sont plus chers, les trains ne s'arrêtent plus dans les petites gares. Les citadins ont de l'argent et veulent aller vite ; les paysans ont du temps mais pas d'argent. Ce sont ces contradictions qu'il faut résoudre. » A l'évidence, la marche sera longue.
(1) Cité par Alexandre F. Day, The Peasant in Postsocialist China, Cambridge University Press, 2015.
(2) Chiffres cités par Jean-François Dufour, Jeffrey de Lairg et Du Shangfu, China Corp. 2015, « Agroindustry. In the dragon's farm » (PDF), www.chine-analyse.com
(3) Conférence de presse lors de la présentation du « Document no 1 », « SCIO briefing on agricultural modernisation », 4 février 2015, www.china.org.cn
Liberté, c'est de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens, qui chantent davantage qu'il ne parlent », a pu écrire Paul Valéry. Il est vrai que l'idée de liberté, ou la simple évocation de son nom, a été utilisée pour justifier toute sorte d'attitudes et de mesures, parfois carrément liberticides. Qu'on songe, par exemple, à la loi Sécurité et liberté, d'Alain Peyrefitte en 1981, dont l'objectif était, déjà, d'élargir les prérogatives discrétionnaires de la police au détriment des garanties traditionnelles de l'ordre démocratique. Les mesures adoptées par les gouvernements de gauche comme de droite depuis le 11 septembre 2001 affichent mieux la couleur, comme la loi sur la sécurité quotidienne adoptée au printemps 2002.
Pourtant, si le mot liberté chante souvent davantage qu'il ne parle, la civilisation occidentale - pour ne parler que d'elle - était progressivement parvenue, à partir de la Renaissance augmentée des Lumières, à une définition commune de la liberté. Cette définition se traduisait, en particulier, par un corpus de droits (civiques et politiques) que transcrivent bien les différentes déclarations des droits de l'homme (1789, 1948) ou la convention adoptée par le Conseil de l'Europe en 1951 (1). Cette reconnaissance formelle des libertés n'était, bien sûr, pas exclusive d'un débat sur leurs frontières ou leur dépassement. Au titre du dépassement, la critique marxiste introduisait notamment une distinction entre droits formels et droits réels, réduisant la portée des garanties accordées par la démocratie bourgeoise. L'analyse de classes aboutit, en effet, à considérer que la différence des situations sociales rend théorique la liberté des uns par rapport à la puissance des autres.
Au titre des frontières, le débat a surtout opposé la conception républicaine de la liberté, issue des cités de la Renaissance italienne, à la conception libérale émanant de la philosophie politique anglosaxonne. La première privilégie la puissance publique, la loi, les droits collectifs et les devoirs civiques comme instrument de sauvegarde et de promotion des libertés, quand la seconde préfère se reposer sur la société civile, le contrat, l'extension des droits individuels et des procédures notamment judiciaires. Aujourd'hui, dans la foulée de l'extension du libéralisme économique, le libéralisme politique semble prendre l'ascendant, notamment au travers des règles de la construction européenne. Judiciarisation, individualisme exacerbé, jeu de prétoire, destruction des droits collectifs, crise des institutions phares du modèle républicain (école, laïcité…) sont des traits communs aux sociétés contemporaines.
Cependant, au-delà de ces débats, les grandes démocraties occidentales s'accordaient sur un socle de libertés dont la caractéristique consistait grosso modo à placer l'individu titulaire de droits au centre de l'organisation sociale. Il pouvait, bien sûr, survenir des périodes de régression comme la guerre d'Algérie avec la censure et la suspension des droits fondamentaux (2). Il pouvait aussi exister des poches de non-droit : tribunaux d'exception, régimes temporaires de mise à l'écart des libertés comme l'Etat d'urgence (Nouvelle-Calédonie, 1984, ou Irlande du Nord), statut juridique de certaines catégories d'individus comme les femmes, qui furent, jusqu'aux lois Roudy sur l'égalité professionnelle ou matrimoniale, les inférieures légales des hommes. Ces questions alimentaient un débat public plus ou moins vif suivant les sujets et les époques et articulaient la pensée sur le progrès. Mais la référence restait la même.
La grande nouveauté de la période mondialisée réside donc, non pas dans la formidable régression des libertés publiques insufflée par l'idéologie sécuritaire, mais dans le fait que cette régression soit théorisée, justifiée et organisée par les appareils traditionnels de la démocratie (intellectuels, classe politique, corps intermédiaires…).
En outre, ce recul est en voie de fossilisation par le jeu des traités internationaux ou des mécanismes de la construction européenne. Le socle des droits politiques que l'on croyait relativement solide se trouve aujourd'hui rongé, mité, miné par des valeurs concurrentes et progressivement dominantes : la sécurité, mais aussi les « valeurs » issues du monde économique ou technique (la liberté des marchés compte davantage que celle des individus). L'enjeu n'est plus le dépassement ou les frontières des libertés, mais leur sauvegarde même face à ce qui apparaît comme un véritable renversement des valeurs.
L'Union européenne se présente comme l'appartement-témoin de ce nouveau monde où l'argent, la concurrence et les « libertés » économiques se trouvent placées au sommet de la hiérarchie des principes. La Charte des droits fondamentaux de l'Union, adoptée au sommet de Nice en décembre 2000 et destinée à donner le la en matière de droits fondamentaux dans le système communautaire, traduit bien cette inversion morale. Dès l'abord, l'objectif qu'elle se fixe est gangrené par les nécessités liées au fonctionnement du Marché commun et réduit à elles : « La Charte cherche à promouvoir un développement équilibré et durable, et assure la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux, ainsi que la liberté d'établissement (3). » Une telle feuille de route ne saurait constituer un frein à la pénalisation des sociétés, dont l'espace Schengen constitue une illustration puisqu'il privilégie la sophistication policière au détriment du pouvoir judiciaire, réduit au bricolage ; en second lieu, la Charte ne mentionne carrément pas des libertés fondamentales comme l'interdiction des arrestations et des détentions arbitraires (ce qui constitue une régression même au regard de la Déclaration universelle de 1948) ; en troisième lieu, elle déconstruit l'universalité des droits en les subdivisant (l'expression générale « Les humains naissent et demeurent libres et égaux » disparaît), ouvrant ainsi la voie à leur décomposition (4) ; enfin, elle officialise la régression sociale en consacrant, par exemple, le droit de travailler en lieu et place du droit au travail.
Finalement, les valeurs proposées par l'Union, les nouvelles libertés, sont en réalité des libertés au rabais. Par exemple, la libre circulation des personnes, formule « économique » - dans tous les sens du terme - du vieux principe de la liberté d'aller et venir, devient absurde quand elle est isolée du reste des droits. Dans le cadre des 3 191 000 km2 de l'Union, elle s'adresse par définition à ceux qui peuvent s'acheter une voiture ou prendre l'avion. L'idéologie du grand marché sans frontières présente comme un progrès pour la société une politique monétariste qui répond avant tout aux intérêts d'une minorité (5). Qu'on songe au fait que la monnaie unique fut « vendue », entre autres, à l'opinion publique européenne avec l'argument qu'elle permettrait de mieux comparer les prix. On voit mal l'intérêt que représente pour un Portugais le fait d'apprendre par Internet qu'il paie sa télévision plus chère qu'en Autriche ! Quelle conséquence concrète peut-il en tirer en tant que consommateur ou citoyen ?
Le fédéralisme économico-juridique mis en place par l'Union, sensé se juxtaposer aux droits nationaux, envoie ainsi un formidable signal de recul des libertés devant les Impératifs du marché, à rebours de la voie choisie par exemple par le Conseil de l'Europe ou le Bureau international du travail. Dans ce cadre, les atteintes aux libertés, aux droits civiques, dénoncées par les associations, apparaissent secondaires comparées aux impératifs de l'insertion dans la mondialisation. C'est à l'homme de s'adapter, pas au marché ou à la conjoncture : il n'est plus un individu titulaire de droits, mais - au mieux - un consommateur, un travailleur ou un entrepreneur titulaire de droits, les libertés des deux premiers n'étant que le solde de celles du dernier. Tant que les capitaux circulent librement, l'essentiel est assuré et on protège le grand marché de l'assaut des gueux, d'ici ou d'ailleurs. Au nom d'une adaptation aux réalités « naturelles » de la globalisation, on met en place tout un appareillage juridique (traités, cours, institutions) et administratif destiné à cadenasser ce tête-à-queue « civilisationnel ».
Car l'idéologie sécuritaire, l'atrophie des libertés, est évidemment le corollaire obligé de la violence de l'ordre économique. Au nom d'un nouveau visage des libertés - paré de la modernité européenne -, on organise en pratique le retour de la fatalité sociale. « Le pire crime disait Brecht, c'est de ne pas avoir d'argent. » Idéologie libérale de l'Etat minimum et critères de convergence européens obligent, l'Etat pénal a davantage de moyens que l'Etat social. Le sort, voire les hasards de la naissance, peuvent vous placer dans des situations criminogènes (chômage, précarité, banlieues pauvres…) ; si vous commettez une faute, plus de circonstances atténuantes au nom de causes sociologiques : la sanction s'abat sur vous sans faille, dans une ambiance d'Ancien Testament où le Dieu vengeur transforme les contrevenants en statut de sel ou les noie sous un déluge… Tout est mobilisé, par exemple, dans la répression de la petite délinquance ; on prend des mesures de bannissement territorial comme au Far West (6). Tout est fait pour que la prison ne réinsère pas - ne vient-on pas de supprimer, par exemple, les crédits alloués à la formation professionnelle dans les maisons d'arrêt de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur ? Dans le même temps, les institutions sociales sont privées de moyens : protection judiciaire de la jeunesse, juges d'application des peines, éducateurs… Petit à petit, on supprime ainsi les cessions de rattrapage, les filets de sécurité.
Serait-il revenu, le temps des Misérables ? Les petits enfants du commissaire Javert poursuivront-ils avec le même acharnement obsessionnel que leur aïeul les nouveaux Jean Valjean victimes de l'ordre social ? A l'époque, Victor Hugo dénonçait la bêtise fondamentale de ceux qui ne savent pas voir l'injustice et qui ne connaissent que la punition. C'est sur cette pensée que la démocratie s'est développée. Par un invraisemblable retournement de l'histoire, notre époque entend-elle se donner des Javert pour héros ?
(1) Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
(2) Lire Claude Liauzu, Violence et colonisation, Syllepse, Paris, 2003.
(3) Journal officiel des Communautés européennes (JOCE), C/2000 364/01, Luxembourg.
(4) Lire Corinne Gobin, « Vers une régression des droits démocratiques au sein de l'Union européenne », www.attac.org.
(5) Lire Dominique Plihon, « L'euro pour toute politique », Manière de voir, n° 61, janvier-février 2002.
(6) Un mineur délinquant peut se voir interdire son quartier temporairement.
Constamment encensé par les journalistes et les économistes américains, le libre-échange s'impose-t-il naturellement par la force de ses vertus ? La manière dont le traité de l'Alena fut voté aux Etats-Unis en 1993 permet d'en douter. C'est en « achetant » les suffrages des parlementaires récalcitrants que les lobbyistes remportèrent cette bataille.
Accords économiques américainsPour convaincre les Américains des bienfaits du libéralisme, les projets comme l'Accord de libre-échange nord-américain, ou Alena, doivent dissimuler, sous des arguments voulus incontournables, les pressions exercées par le président, les parlementaires qui le soutiennent et les groupes de pression des multinationales. Aux Etats-Unis, la notion de « libre-échange » réfère, certes, à une théorie économique. Mais aussi à la libre circulation d'argent et de services, notamment politiques, entre la Maison Blanche, point d'appui des lobbies d'affaires, et les élus de la Chambre des représentants et du Sénat qui doivent ratifier tout accord traitant du commerce avec l'étranger.
Cet « échange » a pris une tournure spectaculaire en 1993, lors du débat sur les barrières douanières entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique. La proposition de lever ces barrières, auparavant lancée par le président républicain George Bush père et son homologue mexicain Carlos Salinas, est reprise par le président William Clinton. Elle déclenche un tir de barrage. Hétéroclite, l'opposition agrège les principaux syndicats et une fraction de la droite nationaliste, regroupée autour du milliardaire Ross Perot, lequel avait obtenu 19 % des voix comme candidat indépendant à la présidence en 1992.
Un voisin très encombrantLe Parti démocrate est lui-même divisé. Une aile anti-Alena y est conduite par deux membres puissants de la Chambre des représentants, Richard Gephardt et David Bonior. Elle s'oppose au président Clinton et à ses lieutenants, qui promettent un nouvel eldorado économique aux ouvriers de l'Ohio, du Michigan, de l'Illinois, de l'Indiana, de Pennsylvanie et de New York. Des travailleurs déjà durement touchés par les délocalisations vers le sud des Etats-Unis, faiblement syndicalisé, et vers les régions du monde à bas coût de main-d'oeuvre, le Mexique et les pays asiatiques en particulier.
Achat de voixLes opposants à l'Alena mettent en relief les enjeux de cet accord, qui constitue en premier lieu un contrat d'investissement conçu pour encourager les implantations industrielles au Mexique. Il s'agirait avant tout de protéger les multinationales américano-canadiennes contre l'éventuel retour au pouvoir d'un gouvernement mexicain protectionniste et interventionniste, comme celui qui, en 1938, avait exproprié les compagnies pétrolières étrangères.
A la poursuite du « rêve américain »En octobre 1993, confrontés à des adversaires déterminés, les partisans de l'accord sont loin d'avoir gagné la partie, bien que les organisations patronales ne ménagent ni leur argent ni leur peine. Comment convaincre les démocrates, largement majoritaires à la Chambre des représentants, de voter une initiative républicaine adulée par Wall Street, repoussée par les syndicats, et qui de surcroît pourrait entraîner une importante désyndicalisation alors que les ouvriers syndiqués constituent encore l'un des piliers électoraux de leur parti et contribuent à sa cagnotte ?
Le président Clinton étant assuré du soutien des républicains dans leur majorité, et le Sénat formant un club de millionnaires moins sensibles (du fait de leur mandat de six ans) aux aspirations populaires que la Chambre des représentants, réélue tous les deux ans, c'est dans cette « Maison du peuple » elle-même que l'issue de la bataille va se jouer. Clinton et ses amis utilisent alors une pratique du « libre-échange » qui a fait ses preuves tout au long de l'histoire américaine. Elle consiste à échanger les voix manquantes contre des faveurs politiques et de l'argent prélevé sur les deniers du contribuable.
Qui manipuler ?Les exigences des parlementaires sont variées. Bill Brewster, élu démocrate de l'Etat fort conservateur de l'Oklahoma, souhaite que le président l'accompagne à la chasse aux canards, histoire de s'attirer les faveurs de la National Rifle Association, le principal lobby des armes à feu. Esteban Torres, représentant de Californie et ancien membre du syndicat de l'automobile, réclame le financement par les fonds publics d'une banque de développement qui appuierait des travaux d'infrastructures tout le long de la frontière avec le Mexique. Faute de quoi, il ne trahirait pas ses camarades syndicalistes. En Floride, premier Etat producteur de tomates des Etats-Unis, comme les démocrates craignent une hausse des importations de légumes mexicains en cas d'abolition des droits de douane, l'administration Clinton offre de doubler la quantité des tomates fraîches habituellement payées par le « Programme fédéral » pour les déjeuners gratuits offerts aux écoliers. Et ainsi de suite...
Le 17 novembre 1993, la Chambre des représentants adopte l'Alena grâce au vote favorable de 132 républicains et 102 démocrates. Selon Tom Nides, membre de l'équipe Clinton, « l'opinion publique n'appuyait pas le projet de l'Alena... Aussi a-t-il fallu conquérir les représentants l'un après l'autre en essayant de comprendre ce qui était possible dans chaque circonscription, et en déterminant qui pouvait être manipulé et comment ».
Bibliographie :
David Bacon, The Children of NAFTA : Labor Wars on the US/Mexico Border, University of California Press, Berkeley, 2004
John R. MacArthur, The Selling of « Free Trade » : NAFTA, Washington and the Subversion of American Democracy, Hill and Wang, New York, 2000
Alan Tonelson, The Race to the Bottom : Why a Worldwide Worker Surplus and Uncontrolled Free Trade Are Sinking American Living Standards, Westview Press, Boulder, 2000
Edward Luttwak, Turbo-Capitalism : Winners and Losers in the Global Economy, HarperCollins, New York, 1999
Hermann von Bertrab, Negotiating NAFTA : A Mexican Envoy's Account, Praeger Publishers, Westport, 1997
Le Congrès américain est composé de 435 représentants et 100 sénateurs. Si les premiers sont répartis suivant la population de chaque État — ce qui n'empêche pas certaines disparités —, les sénateurs sont toujours au nombre de deux par État. Ainsi, un sénateur californien porte la voix de 19 millions d'habitants tandis que son homologue du Wyoming ne représente que 290 000 personnes. Cette inégalité se répercute sur l'élection présidentielle, puisque la répartition des grands électeurs — le collège élu au suffrage universel qui désigne le président des États-Unis — est calquée sur celle des élus du Congrès.
Commencée il y a dix-huit mois, l'élection présidentielle s'est conclue après les dizaines de scrutins des primaires, deux conventions à grand spectacle dans des États industriellement sinistrés, des dizaines de milliers de spots de publicité politique et plusieurs milliards de dollars, par un match entre deux Américains richissimes, l'un et l'autre résidents de New York et détestés par la majorité de la population. C'est finalement le candidat républicain honni par les médias, les élites de Washington et même les caciques de « son » propre parti, qui l'a emporté. Celui qui a le moins dépensé et que tout le monde donnait perdant.
Durant cette interminable campagne, l'attention des commentateurs s'est souvent portée sur les provocations racistes et sexistes du futur président des États-Unis, ses scandales, ses excès, Mme Hillary Clinton étant présentée par contraste comme la candidate formée depuis toujours pour hériter de la Maison Blanche en même temps qu'elle briserait, raisonnablement, le « plafond de verre ». Mais rassurer l'establishment et séduire les électeurs ne sont pas des exercices toujours compatibles…
D'aucuns analysent déjà les résultats d'hier comme une preuve de la régression de l'Amérique dans le nationalisme, le « populisme », le racisme, le machisme : le vote républicain serait principalement déterminé par un rejet de l'immigration, un désir de repli, une volonté de revenir sur les conquêtes progressistes des cinquante dernières années. Or si M. Trump l'a emporté, en réalisant apparemment de meilleurs scores chez les Noirs et les Latinos que son prédécesseur Willard Mitt Romney, c'est avant tout parce que les démocrates se sont révélés incapables de conserver en 2016 l'appui des électeurs que M. Barack Obama avait su convaincre en 2008 et en 2012, en Floride ou dans les États de la « Rust Belt ».
La victoire de M. Trump, c'est donc avant tout la défaite du néolibéralisme « de gauche » incarné par Mme Clinton : son culte des diplômes et des experts, sa passion pour l'innovation et les milliardaires de la Silicon Valley, sa morgue sociale et intellectuelle. L'instrument du châtiment est redoutable. Mais la leçon sera-t-elle retenue ailleurs ?
Retrouvez, ci-dessous, une sélection d'archives.
Dans « Le Monde diplomatique »Propriétaire entre 1996 et 2015 du concours de beauté Miss USA, M. Donald Trump avait promis « de réduire la taille des maillots de bain et d'augmenter la hauteur des talons ». Le jour de l'édition 2005, il clamait : « Si vous voulez voir un génie, n'allumez pas votre télévision ce soir ; mais si vous voulez voir une très belle femme, vous devriez regarder. » (1) Le milliardaire a fait l'objet de plusieurs plaintes pour viol, dont l'une concernant une adolescente de 13 ans. Tout en se vantant sans relâche de ses propres conquêtes et exploits sexuels, il avait envisagé en 2007 de produire un reality-show dans lequel des jeunes filles « aimant faire la fête » seraient envoyées dans un pensionnat où on leur « apprendrait les bonnes manières » (2).
Sa passion pour la plastique féminine va de pair avec une profonde répulsion pour le corps des femmes. L'avocate Elizabeth Beck a raconté (CNN, 29 juillet 2015) qu'en 2011 elle avait dû interrompre une réunion pour aller tirer son lait ; M. Trump s'était alors levé, le visage rouge, et avait agité son index dans sa direction en répétant : « Vous êtes dégoûtante ! » Traumatisé par une interview tendue avec la journaliste de la Fox Megyn Kelly, il frissonnait : « Vous pouviez voir du sang jaillir de ses yeux, de son… Bref ! » (CNN, 7 août 2015). Et, le 21 décembre 2015, au cours d'un meeting, il commentait une brève absence de Mme Hillary Clinton, qui avait profité d'une pause publicitaire pendant un débat du Parti démocrate pour se rendre aux toilettes : « Je sais où elle est allée. C'est trop dégoûtant, je ne veux pas en parler. Non, ne le dites pas ! »
Le symbole laisse rêveur : la première femme à accéder à l'investiture pour l'élection présidentielle dans l'histoire des États-Unis affronte un homme qui se distingue par un étalage de misogynie virulente. « Vous savez, elle joue la carte féminine. Sans cela, elle n'aurait aucune chance de gagner », a lancé le candidat républicain à propos de Mme Clinton lors d'un meeting, le 7 mai. Rien d'étonnant : quand un membre d'un groupe marginalisé — une femme, un Noir — vient jouer les trouble-fête sur la scène politique, « on lui reproche d'injecter des questions identitaires dans le débat, comme si cela détournait l'attention des vrais sujets », observe Jackson Katz (3). Or, soutient l'essayiste, l'élection présidentielle américaine a toujours été une affaire d'identité. Sauf qu'auparavant personne ne le remarquait, car la seule identité qu'elle mettait en jeu était la masculinité — et, jusqu'à M. Barack Obama, la masculinité blanche.
« Une version à peine plus sophistiquée d'un concours de popularité entre adolescents mâles » : voilà, selon Katz, à quoi s'apparente la course au titre de leader du monde libre. Comme au lycée, le pire est de passer pour une « mauviette » (4) ; et, comme au lycée, ceux qui fournissent des efforts trop voyants pour avoir l'air à leur avantage ne peuvent espérer aucune pitié. En 1988, le démocrate Michael Dukakis avait épargné aux républicains la fatigue de le ridiculiser eux-mêmes quand il avait cru bon de se faire filmer paradant à bord d'un tank, un casque sur la tête : on aurait dit un garçon de 4 ans effectuant son premier tour de manège. En 2004, le candidat John Kerry, tentant de rivaliser avec l'image de cow-boy du président sortant, M. George W. Bush, avait convié les photographes à une partie de chasse dans l'Ohio ; les conservateurs avaient ricané de l'aspect un peu trop neuf de sa veste.
Cette année, cependant, M. Trump et ses concurrents de la primaire républicaine ont réussi la prouesse de se livrer à une version littérale du concours de celui qui a la plus grosse. En mai, M. Marco Rubio a insinué que le vieux play-boy au teint orange avait un tout petit pénis ; l'intéressé a démenti en fanfaronnant. En janvier, lui-même s'était moqué d'une paire de bottines à talonnettes arborée par le sénateur de Floride, obligeant celui-ci à contre-attaquer en parlant football américain et armes à feu. Voir le débat politique sombrer dans de tels abysses inquiète jusqu'au militant masculiniste Dean Esmay : « On a une bulle de la dette étudiante sur le point d'exploser, une classe moyenne en cours de désintégration (5)… » Encore un intello efféminé qui ne sait pas s'amuser.
M. Trump se vantait, lors d'un meeting, de pouvoir « tirer sur quelqu'un au milieu de la 5e Avenue sans perdre un seul vote ». S'il était élu, son profil de président « petite frappe » ne serait toutefois pas une innovation. M. Vladimir Poutine en Russie, M. Nicolas Sarkozy en France (2007-2012), M. Rodrigo Duterte aux Philippines… Le premier voulait « aller buter les terroristes jusque dans les chiottes » (septembre 1999) ; le deuxième, « nettoyer au Kärcher » la cité des 4 000 à La Courneuve (19 juin 2005) ; le troisième, élu le 9 mai dernier, a promis la mort de « cent mille délinquants dont les cadavres iront engraisser les poissons de la baie de Manille (6) ».
Dans chaque pays, cet hypervirilisme prend racine dans une histoire particulière. Aux États-Unis, c'est Richard Nixon qui, dans les années 1970, a le premier eu l'idée d'exploiter le ressentiment des hommes blancs des classes populaires ; non pas en leur redonnant la dignité économique qui leur avait été volée avec la complicité du Parti républicain, mais en plaçant le débat sur le terrain des « valeurs » (7) et en les incitant à diriger plutôt leur colère contre les femmes libérées, les hippies, les minorités.
Nul n'aura incarné la réussite de cette stratégie mieux que Ronald Reagan. Face à un Jimmy Carter dont le crédit avait été sapé par une interminable prise d'otages (quatre cent quarante-quatre jours) à l'ambassade américaine de Téhéran, il apparut en 1980 comme un rédempteur. Sa carrière hollywoodienne lui permit de réactiver le mythe du cow-boy, ce paroxysme de la virilité blanche, recourant volontiers à la violence dans un monde impitoyable. « This is Reagan country » (« Ceci est le pays de Reagan »), disait un slogan pour sa réélection en 1984 — allusion transparente à celui des célèbres publicités pour cigarettes mettant en scène un cow-boy, « This is Marlboro country ». Bien sûr, tout cela entretenait peu de rapports avec la réalité. L'un de ses anciens stratèges de campagne a raconté comment un jour, alors que, candidat au poste de gouverneur de Californie, il devait aller se promener à cheval avec une journaliste, il était apparu vêtu d'un pantalon jodhpur — sa tenue habituelle pour monter. Accablé, son conseiller l'avait immédiatement envoyé se changer : « Tu vas passer pour une chochotte de la côte Est ! Les électeurs californiens veulent que tu sois un cow-boy ! »
Autre réminiscence du Far West : un candidat au poste suprême se doit d'afficher sa détermination à « protéger sa famille ». En 1988, M. Dukakis a définitivement sabordé une carrière politique déjà bien compromise par l'affaire du tank quand, interrogé sur ce qu'il ferait si son épouse était violée et assassinée, il s'est contenté de répondre que, à son avis, la peine de mort n'était pas la solution. Détaillant la spectaculaire crispation antiféministe qui a suivi le 11-Septembre (8), l'essayiste Susan Faludi a montré comment, en réaction aux attentats, les Américains se sont mis à produire à jet continu des récits fantasmatiques de sauvetages de faibles femmes par des héros musculeux. L'humiliation infligée par la soudaine découverte de leur vulnérabilité les ramenait à la première « guerre contre la terreur » que la nation ait connue : celle des colons face aux incursions indiennes. Réécrite pour les besoins de la propagande, l'histoire du sauvetage de la soldate Jessica Lynch en Irak en 2003 (9) faisait ainsi écho à La Prisonnière du désert de John Ford (1956). Un clip pour la réélection de M. Bush en 2004 mettait en scène le président serrant dans ses bras une adolescente, Ashley, dont la mère avait péri dans l'attentat du World Trade Center, tandis que la jeune fille disait en voix off : « Il est l'homme le plus puissant du monde et tout ce qu'il veut, c'est s'assurer que je suis en sécurité. »
On l'aura compris : dans cette surenchère de postures viriles agressives, les démocrates partent avec un désavantage structurel. Cependant, Katz a une remarque intéressante : nombre d'entre eux se laissent entraîner sur le terrain idéologique de l'adversaire — quand ils ne droitisent pas tous azimuts leur discours, comme en témoigne la politique étrangère prônée par Mme Clinton. Ils apparaissent alors fatalement comme hésitants et pusillanimes. À cet égard, la candidature de M. Bernie Sanders à l'investiture démocrate a marqué un tournant. En assumant sans complexes ses convictions de gauche, le sénateur du Vermont a réussi à ramener une partie des hommes blancs des classes populaires dans le giron (si l'on ose dire) du parti. Il s'est même offert le luxe de l'autodérision, affirmant lors d'un meeting en Californie, en mai, qu'il était « typiquement l'homme [du magazine masculin] GQ » (Daily Republic, 19 mai 2016). Sur Instagram, on l'a vu poser, souriant, avec un chapeau rouge vif et ce commentaire : « Enfin chopé ce look GQ. » Une pointe d'humour dans un océan de testostérone : voilà qui ne fait pas de mal…
(1) Andrew Kaczynski, « Donald Trump said a lot of gross things about women on “Howard Stern” », Buzzfeed.com, 24 février 2016.
(2) Steven Zeitchik, « Trump's “Lady” comes to Fox », Variety.com, 12 juin 2007.
(3) Jackson Katz, Man Enough ? Donald Trump, Hillary Clinton, and the Politics of Presidential Masculinity, Interlink Books, Northampton, 2016. La plupart des anecdotes citées ici en sont tirées.
(4) Cf. Stephen J. Ducat, The Wimp Factor. Gender Gaps, Holy Wars, & the Politics of the Anxious Masculinity, Beacon Press, Boston, 2005.
(5) Hannah Levintova, « Even some men's rights activists are worried about a Trump presidency », Mother Jones, San Francisco, 20 mai 2016.
(6) Cf. Harold Thibault, « Aux Philippines, “Duterte Harry”, le candidat à la présidence partisan des escadrons de la mort », Le Monde, 29 février 2016.
(7) Cf. Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, Agone, Marseille, 2013.
(8) Susan Faludi, The Terror Dream. Fear and Fantasy in Post 9/11 America, Metropolitan Books, New York, 2007.
(9) Lire Ignacio Ramonet, « Mensonges d'État », Le Monde diplomatique, juillet 2003.