A chaque saison son choc. Après l'annexion de la Crimée au printemps, l'escalade des sanctions cet été, la chute brutale du prix des hydrocarbures cet automne, l'économie russe subit l'effondrement du rouble depuis novembre dernier. Rouvrant les cicatrices des années 1990, cette crise de change laissera des traces. Car elle expose au grand jour des faiblesses structurelles longtemps sous-estimées par le pouvoir.
Si le rattachement de la Crimée est interprété au Kremlin comme un succès militaire et politique, le bilan économique de l'année 2014, marquée par l'adoption de sanctions occidentales à l'encontre de la Russie, est loin d'être positif. L'ampleur de la chute du rouble vis-à-vis du dollar (— 42% entre le 1er janvier 2014 et le 1er janvier 2015) a effacé les gains de puissance économique relative réalisés depuis 2009. Le pays a rétrogradé du dixième au seizième rang mondial en termes de produit intérieur brut (PIB) au taux de change courant. Les autorités visaient une inflation réduite à 5 % ; elle a plus que doublé et s'établit à 11,4 %. La croissance devait se redresser à 3,5 % ; dans le meilleur des cas, elle sera nulle en 2014 et fera place à une récession en 2015 (entre — 3 % et — 4,5 % selon les prévisions du gouvernement). La diversification industrielle devait être relancée ; la production d'automobiles a chuté lourdement. Le leader Avtovaz a déjà supprimé plus de dix mille postes et s'apprête de nouveau à licencier. Si la situation continue de se dégrader, nul doute que ses concurrents lui emboîteront le pas.
La persistance d'une forte inflation dans une période de stagnation a pour conséquence d'aggraver les inégalités de revenus réels et de déprimer la consommation. Le commerce de détail, après avoir longtemps résisté, a commencé à céder. Du côté des entreprises, l'investissement, nerf de la guerre pour la modernisation de l'économie russe, confirme et amplifie un repli amorcé au printemps 2013. Il continuera en 2015 sur cette pente descendante, compte tenu des taux d'intérêt directeurs portés à 17 % par la banque centrale en décembre pour limiter la dérive du change et de l'inflation. Par ailleurs, le système financier russe n'est plus en mesure d'apporter les liquidités nécessaires : les sanctions (lire la chronologie « L'escalade des sanctions ») obligent les grandes banques à modifier le cœur de leur modèle économique, qui reposait sur l'emprunt en devises à bas taux d'intérêt sur les marchés internationaux combiné à des prêts à taux d'intérêt plus rémunérateur en roubles sur le marché national. L'épargne nationale en roubles ne suffira pas aux besoins de l'économie russe, tant elle est découragée par l'inflation.
Les fleurons nationaux commencent eux aussi à souffrir. Si, en 2014, un nouveau record de production de pétrole vient d'être battu, cette progression risque de rester sans lendemain car la croissance des volumes extraits ralentit depuis 2011. Elle est portée par les compagnies privées, désormais minoritaires dans le paysage énergétique russe. Le géant Gazprom a quant à lui enregistré une chute de 9 % de l'extraction de gaz en 2014. Jamais depuis sa création, son niveau de production n'avait été aussi bas.
Pressions sur les ressources publiquesDans la conjoncture actuelle, l'investissement dans les technologies permettant de mettre en valeur les gisements non conventionnels et de grande profondeur devient crucial. Les restrictions occidentales sur les transferts de technologie aux compagnies pétrolières et gazières russes obèrent sérieusement leurs perspectives de développement, notamment en Sibérie orientale et dans l'Arctique. Confronté à une situation financière délicate, Gazprom vient de renoncer au South Stream, le projet de gazoduc devant approvisionner l'Europe en contournant l'Ukraine par le sud, pour déployer davantage de ressources vers la Chine et le nouveau gazoduc oriental. Selon toute probabilité, le retard d'investissement ne sera pas rattrapé dans les années qui viennent.
Certains secteurs de l'économie affichent de meilleurs résultats. C'est le cas de l'agriculture, qui a enregistré des récoltes record en 2014. En pareil cas, la Russie devient habituellement l'un des principaux exportateurs mondiaux de céréales. De plus, la chute du rouble se combine aux volumes produits pour offrir des possibilités redoublées. Mais, par crainte d'une hausse des prix intérieurs, le gouvernement a cru bon de freiner administrativement les exportations, avec pour effet pervers de limiter la capacité des agriculteurs russes à acheter en devises étrangères les intrants (semences, engrais…) nécessaires à leur production future.
A mesure que la crise mord sur des secteurs-clés de l'économie, l'Etat subit une pression croissante de la part des acteurs touchés. Celle-ci est d'abord venue du secteur énergétique : Rosneft, Novatek et Lukoil ont obtenu durant l'été des financements de plusieurs milliards de dollars, soit directement tirés des fonds publics, soit via des banques non touchées par les sanctions. En juin, M. Vladimir Poutine avait déjà chiffré les besoins en capitaux supplémentaires de Gazprom à 50 milliards de dollars, avant que l'entreprise ne publie ses premières pertes trimestrielles depuis 2008, attribuées à des retards de paiement ukrainiens.
Cette première salve a été bientôt suivie d'une autre dans le secteur bancaire : le gouvernement a annoncé début septembre une série de recapitalisations pour VTB, Rosselkhozbank et Gazprombank notamment. Tout comme Sberbank, première banque du pays, VTB est présente en Ukraine, où la situation est encore plus dégradée qu'en Russie. Ces établissements, par ailleurs coupés des marchés internationaux de capitaux, sont donc touchés doublement. Le gouvernement, qui fait du secteur bancaire sa priorité, prévoit de le renflouer à hauteur de 18 milliards de dollars durant le premier trimestre 2015.
L'appareil militaro-industriel constitue le troisième groupe de pression ayant actuellement une influence réelle sur le pouvoir politique. Avec les succès obtenus sur le terrain en Crimée et au Donbass — où sa présence est toujours niée par les autorités —, ses responsables sont désormais en position de force pour négocier la sécurisation de leurs moyens (+ 11 % prévus dans le projet de budget 2015). Les conflits de répartition vont donc s'intensifier. Dans quelques mois, les effets de l'inflation et de la détérioration de l'activité industrielle risquent d'ajouter de nouvelles pressions, politiques et sociales, à celles des secteurs bancaire, énergétique et militaire. Compte tenu de la nature fédérale de l'Etat, c'est vers les budgets municipaux et régionaux que se tourneront les revendications. Or ceux-ci souffrent déjà depuis la récession de 2009.
Fardeau de l'endettement extérieurLa Russie vendant son pétrole en dollars, un baril lui rapporte d'autant plus de roubles que sa devise nationale est faible. Mais la chute du rouble n'a pas suffi à compenser la dégringolade du prix du pétrole : sur l'année, le prix du baril Oural (unité de référence en Russie) exprimé en roubles a perdu 14 %. Par ailleurs, avec une monnaie aussi dépréciée, la capacité de l'économie russe à se procurer les importations indispensables en technologies et biens d'équipement pour lesquelles il n'existe aucun substitut à court terme en Russie a été divisée par près de deux.
Les projets de privatisation, qui pourraient procurer des recettes de substitution, restent dans les cartons en raison du contexte économique incertain. Le gouvernement s'abstient aussi de recourir à l'emprunt, car, si l'endettement propre de l'Etat demeure très faible (12 % du PIB, lire l'encadré « Un Etat producteur mais peu protecteur »), celui des grandes entreprises publiques — en devises — s'avère très lourd. Alors que les agences de notation internationales multiplient les avertissements sur la dette souveraine, le ministère des finances a renoncé à plusieurs reprises à émettre des obligations d'Etat, les conditions du marché étant défavorables. Le fardeau de l'endettement extérieur peut s'avérer létal pour des agents économiques fortement engagés qui ne peuvent compter sur un renouvellement de leurs emprunts.
Sur le plan financier et commercial, un nouveau problème est désormais posé aux autorités monétaires : celui de la volatilité du rouble vis-à-vis de l'euro et plus encore du dollar. Cette instabilité soulève une difficulté au moins aussi redoutable que la faiblesse de la monnaie ou que les sanctions. Elle déprime le commerce extérieur en renchérissant la couverture contre le risque de change que les entreprises tant nationales qu'étrangères doivent contracter pour poursuivre leurs activités.
Jusqu'ici, les sirènes prônant des restrictions aux flux de capitaux n'ont pas réussi à séduire les autorités monétaires. L'option reste néanmoins sur la table, avec ses avantages — mettre le rouble à l'abri de la spéculation et redonner de l'autonomie à la politique monétaire — et ses limites — réduire les financements en provenance des investisseurs étrangers directs, aggraver la frilosité des investisseurs et multiplier les occasions de corruption et de développement des marchés parallèles. D'ores et déjà, le gouvernement a annoncé qu'il obligerait cinq grandes compagnies exportatrices (Gazprom, Rosneft, Alrosa, Zaroubejneft, Kristall Production Corporation) à vendre dans les semaines qui viennent les devises accumulées depuis octobre 2014 (soit 40 à 50 milliards de dollars), pour reconstituer les réserves de la banque centrale et soutenir le rouble (1). A l'avenir, d'autres mesures administratives pourraient s'ajouter à celle-ci.
Le régime recherche d'autres perspectives économiques. La mise en œuvre de l'Union économique eurasiatique (UEE) avec le Kazakhstan et la Biélorussie, rejoints depuis le 1er janvier 2015 par l'Arménie, avant de l'être par le Kirghizstan dans le courant de l'année, s'inscrit dans cette logique. Sans l'Ukraine, ce projet revêt bien sûr beaucoup moins de sens d'un point de vue économique. L'enthousiasme des premières années a laissé place à des critiques de plus en plus ouvertes parmi les fondateurs. Mais la dimension symbolique du projet demeure essentielle pour M. Poutine.
De même, l'appartenance au groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui a constitué un sujet de fierté et d'optimisme durant ces dernières années, tarde à porter ses fruits économiques, sauf si on lui attribue la signature récente d'accords d'exportation de centrales nucléaires russes avec New Delhi et Pretoria. Deux organismes financiers multilatéraux (Nouvelle Banque de développement et Dispositif de réserves contingentes) ont été lancés au sommet des Brics de Fortaleza (Brésil) en juillet dernier et doivent entrer en fonction en 2016, ce qui représentera une première. Toutefois, les conditions concrètes de leur fonctionnement restent à établir, en particulier le type de conditionnalités qui sera pratiqué pour l'octroi de prêts.
Se tourner vers la Chine ?C'est surtout dans sa relation avec la Chine que la Russie a réussi d'importantes percées en 2014. Au-delà de l'accord permettant de régler des échanges bilatéraux sans passer par le dollar, la question du gaz a retenu l'attention. La construction du gazoduc qui permettra de relier directement les gisements russes au territoire chinois a été décidée le 21 mai 2014. Cette décision boucle fort opportunément des négociations menées depuis plus de dix ans et offrant à Gazprom ses premières perspectives réelles de diversification de ses débouchés. Compte tenu des délais de mise en œuvre, les premières retombées concrètes des accords ne sont pas attendues avant 2018, soit bien au-delà de l'horizon qui importe aujourd'hui. Dans l'intervalle, la Chine semble prête à subvenir aux besoins de plus en plus pressants en devises des grandes compagnies russes. Elle trouve sans doute trop belle cette occasion de faire un pied de nez aux sanctions occidentales et d'affirmer sa capacité d'intervention en tant que nouvelle grande puissance financière.
La Russie n'est pas seulement prisonnière des positions géopolitiques sur lesquelles campe son président à propos de l'Ukraine. Elle est prise dans une contradiction entre deux objectifs économiques dont la poursuite simultanée n'est pas tenable. Le premier consiste à fonder le renouveau économique sur l'attractivité internationale du territoire. On peut lire cette tendance dans l'accession à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), devenue réalité en 2012, dans l'objectif maintes fois rappelé par M. Poutine de hisser le pays à la vingtième place du classement Doing Business de la Banque mondiale d'ici 2020, dans celui de faire de Moscou un centre financier international et d'attirer toujours plus d'investissements directs étrangers, ou bien dans l'idée, datant de l'intérim Medvedev (2008-2012), de créer des pôles technologiques à vocation mondiale, comme celui de Skolkovo. Le second axe de développement, orthogonal au premier, consiste à bâtir un modèle économique et institutionnel autochtone, reposant sur des normes propres et abrité pour cette raison d'une concurrence mondiale présentée comme menaçante. Fondamentalement, cet objectif s'est traduit par les mesures protectionnistes prises après la récession de 2009 et par les premières réactions, en 2013, de la Russie à l'accord de libre-échange proposé à l'Ukraine par l'Union européenne. C'est aussi lui qui teinte le projet de l'UEE, qui fonctionne selon des règles très directement inspirées par la Russie. Depuis l'annonce des sanctions occidentales, ce second axe a trouvé une nouvelle vigueur et domine largement les discours tenus sur la scène nationale.
Si les conditions géopolitiques ne changent pas, les sources privées de financement ont toutes les chances de continuer de s'amenuiser dans les prochains mois. Les comptes publics resteront aussi sous pression, ce qui va motiver de nouvelles quêtes de liquidités des autorités russes, notamment vers la Chine. Pékin pourrait trouver intérêt à prendre des options sur des actifs tangibles (parts de gisements, parts du capital de sociétés) en Russie. Mais, pour des raisons d'occupation de l'espace, de démographie et de dynamiques économiques et migratoires, les relations entre les deux voisins restent empreintes de méfiance. La puissance économique de la Chine représente aujourd'hui plus de dix fois celle de la Russie, et sa dynamique récente est tout autre. Les dirigeants russes savent aussi que l'intensification des relations commerciales bilatérales a de fortes chances de hâter la désindustrialisation de leur pays. Or cette perspective contredit la stratégie économique menée jusqu'à maintenant, qui érige en priorités nationales la diversification industrielle et le maintien de l'emploi dans le secteur manufacturier.
Aux niveaux actuels du rouble et du prix du pétrole, l'économie russe se trouve dans une impasse. La dégradation de la situation découle de l'annexion de la Crimée et du conflit dans le Donbass, mais aussi des fragilités structurelles de l'économie russe que la crise actuelle a révélées. Trois de ces fragilités méritent d'être soulignées : la première est la paradoxale faiblesse de l'Etat. Omniprésent depuis 2000, il s'est pourtant montré de moins en moins en mesure d'exister en dehors de la figure de son chef actuel et d'assurer son rôle d'institution capable de dépasser les intérêts particuliers. La deuxième est la concentration des ressources du pays dans les secteurs énergétique et financier, tous deux contrôlés par une oligarchie ayant conservé, tout au long des années 2000, une forte influence sur l'appareil d'Etat. La troisième est le sous-développement persistant des infrastructures de maillage de l'immense territoire du pays, qui limite l'efficacité et la résilience des activités qui s'y développent.
Parce qu'il a fourni au pouvoir l'occasion de lui imputer la responsabilité des difficultés actuelles, le durcissement des sanctions occidentales en juillet 2014 a été politiquement contre-productif. Il revient donc aux puissances européennes — au sein desquelles la France a toutes les raisons et les moyens de jouer un rôle moteur — de proposer une sortie par le haut à M. Poutine. Les possibilités de partenariats mutuellement bénéfiques entre l'Union européenne et la Russie sont légion : administration publique, infrastructures, nouvelles technologies, enseignement et recherche, transition énergétique… Conditionnées à une coopération effective dans le règlement du conflit ukrainien, ces perspectives peuvent offrir une issue à l'impasse dans laquelle l'économie russe est engagée. Si, au contraire, il est placé au pied du mur, le pouvoir en place risque de se crisper plus encore, nourrissant l'isolement, le nationalisme et le revanchisme. L'histoire de l'Europe nous montre que cette voie ne mène qu'à la désolation. Européens et Russes devraient donc se donner les moyens d'une levée des sanctions.
(1) Russian Legal Information Agency (Rapsi), 23 décembre 2014, www.rapsinews.com
Le revolver sur la tempe, Athènes a capitulé devant les exigences de ses « partenaires » européens en juillet 2015. Les décisions budgétaires et fiscales du pays sont désormais soumises à leur accord préalable. Et le programme de privatisations imposé à la Grèce orchestre le plus important transfert de propriétés jamais opéré dans un pays de l'Union européenne.
Daniel Arsham. – « Man » (Homme), 2010 Daniel Arsham Studio - Galerie Emmanuel Perrotin, ParisUne étude du Transnational Institute (TNI) sur l'industrie de la privatisation en Europe (1), publiée en février 2016, parvient à la conclusion qu'il « n'existe aucune preuve démontrant que les entreprises privatisées fournissent un service plus efficace ». En revanche, la vague de privatisations a fait chuter les salaires, dégradé les conditions de travail et accru les inégalités de revenus.
À cet égard, la Grèce constitue un cas d'école. À cause de la crise provoquée par son endettement, le pays s'est vu contraint par ses créanciers de vendre au plus offrant le plus grand nombre possible de ses entreprises publiques ou para-publiques, dans le seul objectif d'honorer ses remboursements. Cette mise à l'encan des biens de la collectivité est l'un des aspects les plus absurdes des « plans de sauvetage » imposés depuis 2010 par la « troïka (2) », qui ont précipité l'économie grecque dans une interminable récession. Exiger d'un État en crise qu'il privatise ses sociétés l'amène nécessairement à les brader, observent les auteurs de l'étude. La privatisation réunit tous les critères d'un abus de confiance.
Ce constat s'impose indépendamment de l'idée que l'on se fait des avantages ou des inconvénients d'un secteur public. En Grèce, ce dernier souffrait de dysfonctionnements incontestables, dont les adeptes de la privatisation n'ont pas manqué de tirer argument. Certaines entreprises d'État ne délivraient aucun bien ou service indispensable à la population (tel que l'électricité ou les transports en commun), mais avaient pour vocation essentielle de pourvoir les partisans de tel ou tel gouvernement en emplois bien rémunérés, protégés et peu fatigants — aux frais du client et du contribuable. Cela explique pourquoi leur mise sur le marché n'a pas suscité que du mécontentement.
Pour évaluer, d'un point de vue libéral, le bien-fondé d'une privatisation, les dirigeants doivent répondre à trois questions. Le prix est-il proportionnel aux revenus dont l'État se prive en vendant son bien ? De quelles garanties dispose-t-on quant aux investissements que l'opération est supposée générer ? Quelle marge d'intervention l'État conserve-t-il sur les entreprises privatisées dans les domaines stratégiquement vitaux pour les intérêts du pays ?
Le client est roiCes questions se posent de façon particulièrement aiguë dans le cas des deux projets de privatisation les plus lourds du pays : la vente de 67 % des parts de la société du port du Pirée (OLP) au groupe chinois China Ocean Shipping Company (Cosco) et la concession de quatorze aéroports à un consortium privé dominé par le groupe allemand Fraport.
L'acquisition du Pirée par Cosco, entreprise d'État chinoise, s'est déroulée en vertu d'une procédure qui caractérise la quasi-totalité des ventes aux enchères des « bijoux de famille » grecs : l'appel d'offres ne s'adressait qu'à un seul candidat. L'affaire s'est conclue au bénéfice d'une puissance monopolistique qui pouvait dicter au vendeur non seulement le prix de la transaction, mais aussi toute une série d'autres conditions. Cette opération confère aux Chinois un contrôle absolu sur le plus grand port de Grèce, puisqu'une filiale de Cosco gère déjà, depuis 2008, deux des trois terminaux à conteneurs du Pirée grâce à une confortable concession de trente-cinq ans (3).
Pour acquérir les deux tiers des parts de l'OLP, Cosco a déboursé 368,5 millions d'euros. Ce tarif s'est négocié dans une totale opacité. L'agence grecque chargée des privatisations (le Taiped) avait jugé insuffisante la première offre du groupe chinois ; mais le montant du supplément consenti par celui-ci demeure aussi secret que le « juste prix » fixé par les sociétés d'expertise. Le Taiped s'est borné à estimer la valeur totale de la transaction à 1,5 milliard d'euros, chiffre obtenu par un calcul hautement acrobatique consistant à additionner au prix de vente les recettes fiscales qui pourraient en découler un jour, ainsi que les investissements de 350 millions d'euros promis par l'acheteur.
Ce calcul est doublement pipé. Avant l'opération de vente, la filiale de Cosco qui règne sur les deux terminaux à conteneurs reversait à l'OLP un droit de concession de 35 millions d'euros par an. Or les deux tiers de cette somme seront désormais versés au propriétaire majoritaire de l'OLP ; autrement dit, l'argent passe de la poche gauche de Cosco à sa poche droite. L'État grec se prive ainsi des loyers qu'il lui restait à encaisser jusqu'au terme de la concession des terminaux, soit au moins 700 millions d'euros, qu'il serait logique par conséquent de soustraire à la valeur totale de la privatisation du Pirée.
L'addition du Taiped recèle une autre erreur, plus saugrenue encore : elle prend en compte les 115 millions d'euros de subventions accordés par l'Union européenne à un projet d'extension du terminal à paquebots, enveloppe dont le versement n'était pourtant nullement conditionné à la privatisation du port. Par ailleurs, rien ne garantit que Cosco réalisera les investissements promis, puisque l'acte de vente contient une clause interdisant pour cinq ans toute sanction à son encontre en cas de non-respect de ses engagements (4).
Une autre opération de privatisation soulève de nombreuses questions. De concert avec l'oligarque grec Dimitris Copelouzos (5), la société allemande Fraport vient d'acquérir pour une durée de quarante ans — avec une option pour cinquante — les droits d'exploitation et d'extension de quatorze aéroports. Aux 1,23 milliard d'euros versés à la signature du contrat s'ajouteront annuellement des droits de concession et des versements d'impôts évalués à un total de 8 milliards d'euros sur quarante ans.
Les détracteurs de cette vente proposent un autre calcul. Les quatorze aéroports dégagent aujourd'hui déjà un bénéfice annuel de 150 millions d'euros, soit 6 milliards sur la durée entière de la concession. Mais ces revenus sont appelés à augmenter considérablement, de l'aveu même de Fraport, qui mise sur le potentiel de croissance des vols commerciaux en direction des îles touristiques de Rhodes, Kos, Mykonos, Santorin et Corfou — le trafic aérien qui relie le continent à ces destinations prisées a progressé de 20 % par an au cours des deux dernières années. Le directeur financier de Fraport, M. Matthias Zieschang, estime à 100 millions d'euros annuels les gains supplémentaires que son groupe devrait engranger à partir de 2017 « uniquement grâce aux aéroports grecs (6) ».
Au départ, trois candidats avaient postulé à l'appel d'offres — une diversité exceptionnelle pour une privatisation en Grèce. Faut-il pour autant croire sur parole le patron de Fraport, M. Stefan Schulte, lorsqu'il affirme que son groupe « l'a emporté contre une forte concurrence grâce à la qualité de son dossier » ?
La procédure comporte au moins deux curiosités qui retiennent l'attention. D'abord, il y a cette surprenante décision de céder un réseau aéroportuaire qui rapporte de l'argent. Jusqu'au début de 2013, l'État envisageait une autre façon de procéder : les trente-sept aéroports du pays étaient répartis en deux lots regroupant chacun des installations bénéficiaires et déficitaires. Il s'agissait de faire en sorte que l'acheteur ne se contente pas d'empocher les profits réalisés grâce aux destinations en vogue, mais qu'il en réinvestisse une partie dans le développement des aéroports mal desservis des îles les plus reculées. Ce schéma équilibré, conçu pour éviter un effet d'aubaine trop éclatant, s'est heurté à un refus catégorique de la « troïka ». Laquelle a insisté pour que le « paquet » à privatiser ne contienne que les pièces de choix hautement profitables.
Il est tentant de supposer que la puissance la plus influente au sein de la « troïka », à savoir l'Allemagne, n'est pas étrangère à cette décision. Et le soupçon se renforce lorsqu'on découvre l'autre bizarrerie du dossier : dans la procédure d'appel d'offres, le Taiped a choisi comme « conseiller technique » Lufthansa Consulting, filiale de la compagnie aérienne allemande fort soucieuse des intérêts de Fraport, puisqu'elle en est coactionnaire à hauteur de 8,45 %… En somme, il y a là les ingrédients d'un conflit d'intérêts flagrant, en violation de toutes les règles européennes en matière d'appels d'offres — sans parler de l'infrac-tion à la décence la plus élémentaire.
Les auteurs de l'étude du Transnational Institute aboutissent à la même conclusion. Ils soulignent un autre détail insolite : Fraport appartient majoritairement au Land de Hesse et à la ville de Francfort, qui détiennent ensemble 51,3 % de ses parts. La plus grande partie des profits accumulés grâce à la liquidation des biens publics de la Grèce viendra donc alimenter les recettes de collectivités locales en Allemagne, pays qui, coïncidence, est le principal créancier d'Athènes. Que l'on y voie ou non un pillage caractérisé, le résultat est le même : l'État grec se retrouve privé d'une source de revenus à long terme qui aurait été bien plus utile à la stabilisation de ses finances que le produit immédiat d'une privatisation au rabais, aussitôt absorbé par les traites de sa dette.
De son côté, Fraport est bien décidée à maximiser les gains de sa martingale méditerranéenne. Elle table non seulement sur une hausse continue du nombre de passagers, mais aussi sur une « extension et une optimisation considérables des surfaces commerciales » afin de « générer rapidement des bénéfices supplémentaires », comme le confie en toute franchise M. Zieschang.
Pour faire tourner la machine à cash, le concessionnaire a pris soin de se garantir des conditions optimales. Fraport s'exonère non seulement du paiement des taxes foncières et locales, mais aussi de toutes sortes d'autres obligations financières de base. Elle peut par exemple annuler d'un trait de plume les baux et les contrats souscrits par les anciens prestataires des quatorze aéroports, et redistribuer les licences d'exploitation aux partenaires de son choix sans verser un centime de dédommagement aux restaurateurs, commerçants et fournisseurs congédiés : ce sera à l'État grec d'y pourvoir. Et ce n'est pas tout. Les pouvoirs publics s'engagent aussi à indemniser les employés licenciés par Fraport, à prendre en charge les futures victimes d'accidents du travail, même lorsque la responsabilité de l'entreprise ne fait aucun doute, ou encore à financer les expertises environnementales requises pour les travaux d'extension des aéroports. Il est même prévu que l'État mette la main à la poche au cas où des découvertes archéologiques malencontreuses retarderaient un chantier (7).
Cet usage illimité de fonds publics pour couvrir n'importe quelle dépense du concessionnaire ne trahit pas seulement un cynisme des plus débridés ; il contrevient aussi aux principes édictés par l'Union européenne elle-même. « La privatisation d'entreprises publiques contribue à la réduction des subventions, transferts de fonds ou garanties d'État octroyés aux entreprises publiques », déclarait en octobre 2012 la Commission européenne aux organisations non gouvernementales (ONG) qui protestaient contre la privatisation de sites de traitement d'eau.
Dans le cas de Fraport, cela se passe un peu différemment : le concessionnaire des quatorze aéroports jouit d'une réserve presque illimitée de subventions, de transferts de fonds et de garanties de la part d'un État grec pris à la gorge. Celui-ci n'a pas son mot à dire dans les décisions qui affectent l'un des secteurs-clés de l'économie nationale. Par exemple au sujet des taxes locales, dont certaines îles auraient tant besoin pour se développer.
Les avocats de l'opération Fraport font valoir que la rénovation d'aéroports vétustes et peu accueillants — tels que ceux de Corfou et de Santorin — exige des investissements qu'Athènes ne peut se permettre. Mais d'autres solutions auraient été possibles. Les crédits de la Banque européenne d'investissement auraient pu servir à moderniser ces infrastructures. C'était l'occasion d'un investissement utile sur la durée, assurant à l'État des revenus réguliers et en progression constante.
Pour qui se soucie de la stabilisation durable des finances publiques grecques, l'opération Fraport représente de toute évidence la pire des options possibles. On pourrait en dire de même de la plupart des dix-neuf privatisations (gaz, électricité, port de Salonique…) engagées ou programmées ; à l'exception peut-être du secteur de l'immobilier d'État, où les investisseurs privés semblent vouloir utiliser leurs achats à des fins à peu près utiles.
On aurait tort d'en déduire que la conservation du secteur public tel qu'il fonctionnait auparavant aurait été la solution idéale. Mais, entre les soldes pour prédateurs internationaux et l'économie du clientélisme, il y avait de la place pour une troisième option.
Dans nos archives• « “La thérapie de choc exige l'opacité” », par Philippe Lamberts (octobre 2015).
• « Syriza et les chausse-trapes du pouvoir », par Baptiste Dericquebourg (septembre 2015).
• « Il ne s'est rien passé à Athènes », par Pierre Rimbert (septembre 2015).
• « L'Europe dont nous ne voulons plus », par Serge Halimi (août 2015).
• « “Leur seul objectif était de nous humilier” », par Yanis Varoufakis (août 2015).
• « Sortie de l'euro, une occasion historique », par Costas Lapavitsas (juillet 2015).
• « Grèce, le coup d'État silencieux », par Stelios Kouloglou (juin 2015).
• « Dette publique, un siècle de bras de fer », par Renaud Lambert (mars 2015).
• « À Athènes, des médias à genoux », par Valia Kaimaki (mars 2015).
• « La gauche grecque peut-elle changer l'Europe ? » (S. H.) (février 2015).
• « Quand l'austérité tue », par Sanjay Basu et David Stuckler (octobre 2014).
• « La Grèce face à l'Europe, dépendance et industrialisation truquée », par Hassan Zaoual (juin 1992).
(1) Sol Trumbo Vila et Matthijs Peters, « The privatising industry in Europe » (PDF), Transnational Institute, Amsterdam, février 2016.
(2) Groupe informel constitué par la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international.
(3) Lire Pierre Rimbert, « Modèle social chinois au Pirée », et Panagiotis Grigoriou, « Visite guidée de la nouvelle Athènes », Le Monde diplomatique, respectivement février 2013 et avril 2014.
(4) Ces détails ont été révélés par le site indépendant grec The Press Project.
(5) M. Copelouzos a fait fortune dans l'énergie et les infrastructures grâce à ses réseaux politiques en Grèce, mais aussi grâce à ses contacts avec le groupe russe Gazprom.
(6) Börsen-Zeitung, Francfort, 27 février 2016.
(7) La liste des conditions imposées à la Grèce a été publiée par The Press Project.
Semaine après semaine, le nœud coulant des négociations étrangle progressivement le gouvernement grec. De hauts dirigeants européens ont d'ailleurs expliqué au « Financial Times » qu'aucun accord ne serait possible avec le premier ministre Alexis Tsipras avant qu'il ne « se débarrasse de l'aile gauche de son gouvernement ». L'Europe, qui prêche la solidarité, ne la consentirait-elle qu'aux conservateurs ?
A Athènes, « tout change et tout reste pareil », comme le dit une chanson traditionnelle grecque. Quatre mois après la victoire électorale de Syriza, les deux partis qui ont gouverné le pays depuis la chute de la dictature, le Mouvement socialiste panhellénique (Pasok) et la Nouvelle Démocratie (droite), sont totalement discrédités. Le premier gouvernement de gauche radical dans l'histoire du pays depuis le « gouvernement des montagnes (1) », au temps de l'occupation allemande, jouit d'une grande popularité (2).
Mais si personne ne mentionne plus le nom de la « troïka » détestée, car responsable du désastre économique actuel, les trois institutions — Commission européenne, Banque centrale européenne (BCE) et Fonds monétaire international (FMI) — poursuivent leur politique. Menaces, chantages, ultimatums : une autre « troïka » impose au gouvernement du nouveau premier ministre Alexis Tsipras l'austérité qu'appliquaient docilement ses prédécesseurs.
Avec une production de richesse amputée d'un quart depuis 2010 et un taux de chômage de 27 % (plus de 50 % pour les moins de 25 ans), la Grèce connaît une crise sociale et humanitaire sans précédent. Mais en dépit du résultat des élections de janvier 2015, qui ont donné à M. Tsipras un mandat clair pour en finir avec l'austérité, l'Union européenne continue à faire endosser au pays le rôle du mauvais élève puni par les sévères maîtres d'école de Bruxelles. L'objectif ? Décourager les électeurs « rêveurs » d'Espagne ou d'ailleurs qui croient encore à la possibilité de gouvernements opposés au dogme germanique.
La situation rappelle le Chili du début des années 1970, lorsque le président américain Richard Nixon s'employa à renverser Salvador Allende pour empêcher des débordements similaires ailleurs dans l'arrière-cour américaine. « Faites hurler l'économie ! », avait ordonné le président américain. Lorsque ce fut fait, les tanks du général Augusto Pinochet prirent la relève...
Le coup d'Etat silencieux qui se déroule en Grèce puise dans une boîte à outils plus moderne — des agences de notation aux médias en passant par la BCE. Une fois l'étau en place, il ne reste plus que deux options au gouvernement Tsipras : se laisser étrangler financièrement s'il persiste à vouloir appliquer son programme ou renier ses promesses et tomber, abandonné par ses électeurs.
C'est justement pour éviter la transmission du virus Syriza — la maladie de l'espoir — au reste du corps européen que le président de la BCE Mario Draghi a annoncé le 22 janvier 2015, soit trois jours avant les élections grecques, que le programme d'intervention de son institution (la BCE achète chaque mois pour 60 milliards d'euros de titres de la dette aux Etats de la zone euro) ne serait accordé à la Grèce que sous conditions. Le maillon faible de la zone euro, celui qui a le plus besoin d'aide, ne recevrait de soutien que s'il se soumettait à la tutelle bruxelloise.
Menaces et sombres prédictionsLes Grecs ont la tête dure. Ils ont voté Syriza, contraignant le président de l'Eurogroupe Jeroen Dijsselbloem à les rappeler à l'ordre : « Les Grecs doivent comprendre que les problèmes majeurs de leur économie n'ont pas disparu du seul fait qu'une élection a eu lieu » (Reuters, 27 janvier 2015). « Nous ne pouvons faire d'exception pour tel ou tel pays », a confirmé Mme Christine Lagarde, directrice générale du FMI (The New York Times, 27 janvier 2015), cependant que M. Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE, renchérissait : « La Grèce doit payer, ce sont les règles du jeu européen » (The New York Times, 31 janvier et 1er février 2015).
Une semaine plus tard, M. Draghi démontrait que l'on savait également « faire hurler l'économie » au sein de la zone euro : sans la moindre justification, il fermait la principale source de financement des banques grecques, remplacée par l'Emergency Liquidity Assistance (ELA), un dispositif plus coûteux devant être renouvelé chaque semaine. Bref, il plaçait une épée de Damoclès au-dessus de la tête des dirigeants grecs. Dans la foulée, l'agence de notation Moody's annonçait que la victoire de Syriza « influait négativement sur les perspectives de croissance » de l'économie (Reuters, 27 janvier 2015).
Le scénario du Grexit (la sortie de la Grèce de la zone euro) et du défaut de paiement revenait à l'ordre du jour. Quarante-huit heures à peine après les élections de janvier, le président de l'Institut allemand pour la recherche économique, M. Marcel Fratzscher, ancien économiste à la BCE, expliquait que M. Tsipras jouait « un jeu très dangereux » : « Si les gens commencent à croire qu'il est vraiment sérieux, on pourrait assister à une fuite massive des capitaux et à une ruée vers les banques. Nous en sommes au point où une sortie de l'euro devient possible » (Reuters, 28 janvier 2015). Exemple parfait de prophétie autoréalisatrice qui conduisit à aggraver la situation économique d'Athènes.
Syriza disposait d'une marge de manœuvre limitée. M. Tsipras avait été élu pour renégocier les conditions attachées à l'« aide » dont son pays avait bénéficié, mais dans le cadre de la zone euro, l'idée d'une sortie ne bénéficiant pas d'un soutien majoritaire au sein de la population. Celle-ci a été convaincue par les médias grecs et internationaux qu'un Grexit constituerait une catastrophe d'ampleur biblique. Mais la participation à la monnaie unique touche d'autres cordes, ultrasensibles ici.
Dès son indépendance, en 1822, la Grèce a balancé entre son passé au sein de l'Empire ottoman et l'« européanisation », un objectif qui, aux yeux des élites comme de la population, a toujours signifié la modernisation du pays et sa sortie du sous-développement. La participation au « noyau dur » de l'Europe était censée matérialiser cet idéal national. Pendant la campagne électorale, les candidats de Syriza se sont donc sentis obligés de soutenir que la sortie de l'euro constituait un tabou.
Au centre de la négociation entre le gouvernement Tsipras et les institutions, la question des conditions fixées par les prêteurs : les fameux mémorandums, qui, depuis 2010, obligent Athènes à appliquer des politiques d'austérité et de surimposition dévastatrices. Plus de 90 % des versements des créanciers leur reviennent pourtant directement — parfois dès le lendemain ! —, puisqu'ils sont affectés au remboursement de la dette. Comme l'a résumé le ministre des finances Yanis Varoufakis, qui réclame un nouvel accord avec les créanciers, « la Grèce a passé ces cinq dernières années à vivre pour le prêt suivant comme le drogué qui attend sa prochaine dose » (1er février 2015).
Mais comme le non-remboursement de la dette équivaut à un « événement de crédit », c'est-à-dire à une sorte de banqueroute, le déblocage de la dose est une arme de chantage très puissante aux mains des créanciers. En théorie, puisque les créanciers ont besoin d'être remboursés, on aurait pu imaginer qu'Athènes disposait aussi d'un levier de négociation important. Sauf que l'activation de ce levier aurait conduit la BCE à interrompre le financement des banques grecques, entraînant le retour à la drachme.
Rien d'étonnant donc si, trois semaines à peine après les élections, les dix-huit ministres des finances de la zone euro ont envoyé un ultimatum au dix-neuvième membre de la famille européenne : le gouvernement grec devait appliquer le programme transmis par ses prédécesseurs ou s'acquitter de ses obligations en trouvant l'argent ailleurs. Dans ce cas, concluait le New York Times, « beaucoup d'acteurs du marché financier pensent que la Grèce n'a guère d'autre choix que de quitter l'euro » (16 février 2015).
Pour échapper aux ultimatums étouffants, le gouvernement grec a sollicité une trêve de quatre mois. Il n'a pas réclamé le versement de 7,2 milliards d'euros, mais espérait que, pendant la durée du cessez-le-feu, les deux parties parviendraient à un accord incluant des mesures pour développer l'économie puis résoudre le problème de la dette. Il eût été maladroit de faire tomber tout de suite le gouvernement grec ; les créanciers ont donc accepté.
Athènes pensait pouvoir compter — provisoirement, du moins — sur les sommes qui allaient rentrer dans ses caisses. Le gouvernement espérait disposer, dans les réserves du Fonds européen de stabilité financière, de 1,2 milliard d'euros non utilisé dans le processus de recapitalisation des banques grecques, ainsi que de 1,9 milliard que la BCE avait gagné sur les obligations grecques et promis de restituer à Athènes. Mais, à la mi-mars, la BCE annonçait qu'elle ne restituerait pas ces gains, tandis que les ministres de l'Eurogroupe décidaient non seulement de ne pas verser la somme, mais de la transférer au Luxembourg, comme si l'on craignait que les Grecs ne se changent en détrousseurs de banques ! Inexpérimentée, ne s'attendant pas à de pareilles manœuvres, l'équipe de M. Tsipras avait donné son accord sans exiger de garanties. « En ne demandant pas d'accord écrit, nous avons commis une erreur », a reconnu le premier ministre dans une interview à la chaîne de télévision Star, le 27 avril 2015.
Le gouvernement continuait à jouir d'une grande popularité, en dépit des concessions auxquelles il a consenti : ne pas revenir sur les privatisations décidées par le gouvernement précédent, ajourner l'augmentation du salaire minimum, augmenter encore la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Berlin a donc lancé une opération visant à le discréditer. Fin février, le Spiegel publiait un article sur les « relations torturées entre Varoufakis et Schäuble » (27 février 2015). L'un des trois auteurs en était Nikolaus Blome, récemment transféré de Bild au Spiegel, et héros de la campagne menée en 2010 par le quotidien contre les « Grecs paresseux » (3). Le ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble, qui, fait rare dans l'histoire de l'Union européenne, mais aussi de la diplomatie internationale, ironisait publiquement sur son homologue grec, qu'il qualifiait de « stupidement naïf » (10 mars 2015), était présenté par le magazine allemand comme un Sisyphe bienveillant, désolé de ce que la Grèce soit condamnée à échouer et à quitter la zone euro. Sauf si, insinuait l'article, M. Varoufakis était démis de ses fonctions.
Tandis que fuites, sombres prédictions et menaces se multipliaient, M. Dijsselbloem avançait un nouveau pion, déclarant dans le New York Times que l'Eurogroupe examinait l'éventualité d'appliquer à la Grèce le modèle chypriote, soit une limitation des mouvements de capitaux et une réduction des dépôts (19 mars 2015)... Une annonce qu'on peine à interpréter autrement que comme une tentative — infructueuse — de provoquer une panique bancaire. Tandis que la BCE et M. Draghi resserraient encore le nœud coulant, limitant davantage les possibilités pour les banques grecques de se financer, Bild publiait un pseudo-reportage sur une scène de panique à Athènes, n'hésitant pas à détourner une photographie banale de retraités faisant la queue devant une banque pour toucher leur retraite (31 mars 2015).
Fin avril, l'opération de Berlin a porté ses premiers fruits. M. Varoufakis a été remplacé par son adjoint Euclide Tsakalotos pour les négociations avec les créanciers. « Le gouvernement doit faire face à un coup d'Etat d'un nouveau genre, a alors déclaré M. Varoufakis. Nos assaillants ne sont plus, comme en 1967, les tanks, mais les banques » (21 avril 2015).
Pour l'instant, le coup d'Etat silencieux n'a touché qu'un ministre. Mais le temps travaille pour les créanciers. Ceux-ci exigent l'application de la recette néolibérale. Chacun avec son obsession. Les idéologues du FMI demandent la dérégulation du marché du travail ainsi que la légalisation des licenciements de masse, qu'ils ont promises aux oligarques grecs, propriétaires des banques. La Commission européenne, autrement dit Berlin, réclame la poursuite des privatisations susceptibles d'intéresser les entreprises allemandes, et ce au moindre coût. Dans la liste interminable des ventes scandaleuses se détache celle, effectuée par l'Etat grec en 2013, de vingt-huit bâtiments qu'il continue d'utiliser. Pendant les vingt années qui viennent, Athènes devra payer 600 millions d'euros de loyer aux nouveaux propriétaires, soit presque le triple de la somme qu'il a touchée grâce à la vente — et qui est directement revenue aux créanciers...
En position de faiblesse, abandonné de ceux dont il espérait le soutien (comme la France), le gouvernement grec ne peut résoudre le problème majeur auquel le pays est confronté : une dette insoutenable. La proposition d'organiser une conférence internationale similaire à celle de 1953, qui dispensa l'Allemagne de la plus grande partie des réparations de guerre, ouvrant la route au miracle économique (4), s'est noyée dans une mer de menaces et d'ultimatums. M. Tsipras s'efforce d'obtenir un meilleur accord que les précédents, mais celui-ci sera sûrement éloigné de ses annonces et du programme voté par les citoyens grecs. M. Jyrki Katainen, vice-président de la Commission européenne, a été très clair à ce sujet dès le lendemain des législatives : « Nous ne changeons pas de politique en fonction d'élections » (28 janvier 2015).
Les élections ont-elles donc un sens, si un pays respectant l'essentiel de ses engagements n'a pas le droit de modifier en quoi que ce soit sa politique ? Les néonazis d'Aube dorée disposent d'une réponse toute prête. Peut-on exclure qu'ils bénéficient davantage d'un échec du gouvernement Tsipras que les partisans de M. Schäuble à Athènes ?
(1) Lire Joëlle Fontaine, « “Il nous faut tenir et dominer Athènes” », Le Monde diplomatique, juillet 2012.
(2) Selon un sondage du 9 mai publié par le quotidien Efimerida ton Syntakton, 53,2 % de la population jugerait « positive » ou « plutôt positive » la politique du gouvernement.
(3) Lire Olivier Cyran, « “Bild” contre les cyclonudistes », Le Monde diplomatique, mai 2015.
(4) Lire Renaud Lambert, « Dette publique, un siècle de bras de fer », Le Monde diplomatique, mars 2015.
En remettant en jeu son mandat de premier ministre après avoir accepté les conditions draconiennes des autorités européennes, M. Alexis Tsipras a précipité la scission de Syriza. La Plate-forme de gauche s'est aussitôt constituée en un mouvement, Unité populaire, favorable à la sortie de l'euro. Les leçons que les uns et les autres tirent des six mois de pouvoir de Syriza en Grèce diffèrent…
Athènes, 30 juillet 2015. Dans une ville à moitié désertée par ses habitants, le comité central de Syriza tient l'une des réunions les plus importantes de son histoire. Le parti, qui a obtenu 36,34 % des voix et 149 députés lors des élections législatives de janvier dernier, a ensuite formé le premier gouvernement grec déterminé à en finir avec l'austérité et avec la tutelle de la « troïka » — Commission européenne, Fonds monétaire international (FMI) et Banque centrale européenne (BCE). Mais, le 13 juillet, le premier ministre Alexis Tsipras a accepté de signer un troisième mémorandum qui, en échange de 86 milliards de prêts supplémentaires pour les trois prochaines années, permettant notamment une recapitalisation des banques du pays, exsangues, impose de nouvelles mesures d'austérité et un vaste plan de privatisations.
Tout en affichant les réserves que leur inspire ce nouvel arrangement, M. Tsipras et son entourage en défendent certains aspects. Le ministre de l'économie Georges Stathakis déclare par exemple : « Bien que de nombreuses mesures contenues dans cet accord aient un effet récessif, en aucun cas on ne peut le comparer aux deux premiers mémorandums, qui comprenaient un ajustement budgétaire de 15 % du produit intérieur brut [PIB] sur quatre ans et des réductions de retraites et de salaires comprises entre 30 % et 40 % (1). » Toutefois, le 15 juillet, lors du vote en urgence des « mesures préalables » exigées par les institutions avant tout déboursement d'une partie des 86 milliards de prêts promis, 32 des 149 députés Syriza se sont opposés à un plan qu'ils jugeaient contraire au programme de leur parti ; six se sont abstenus et un n'a pas pris part au vote. Le texte n'a pu être approuvé qu'avec le soutien d'une partie de l'opposition. Depuis, Syriza a éclaté. Les deux tendances, l'une favorable à la signature du plan, l'autre, notamment au sein de la Plate-forme de gauche (PG (2)), qui la refuse, se renvoient la responsabilité de la rupture.
Un manque de compétences administrativesLors de la réunion du 30 juillet, M. Tsipras demande à ceux qui le critiquent de proposer une solution de rechange à l'accord qu'il vient de conclure. Selon lui, une sortie de l'euro équivaudrait à une catastrophe, sans nécessairement permettre à la Grèce de changer de politique : « Il n'y a pas de solution hors de l'euro ; on applique aussi une austérité sévère dans les pays qui sont hors de la zone euro (3). » De façon plus pressante encore, le vice-premier ministre Yannis Dragasakis estime qu'en cas de crise ouverte avec ses « partenaires » européens, le parti serait incapable de pourvoir aux besoins du pays pour des biens de première nécessité, en particulier le pétrole et les médicaments. M. Panos Kosmas, de la PG, lui réplique alors : « Qui, sinon le premier ministre, avait le devoir de disposer d'une telle solution alternative ? Pourquoi n'a-t-elle pas été élaborée ? » C'était toute la différence entre une sortie de l'euro entièrement subie et un « Grexit » en partie maîtrisé, auquel avait réfléchi, parmi d'autres, l'économiste et député Syriza Costas Lapavitsas (4).
Pour expliquer certains des obstacles sur lesquels a buté le gouvernement de gauche, cette question de la préparation revient très souvent dans les discussions avec les cadres du parti et les membres du gouvernement. Après son congrès fondateur de juillet 2013, la coalition de gauche Syriza est devenue un parti unifié comptant entre 30 000 et 35 000 membres (5), qui s'est ensuite organisé à trois niveaux : local, professionnel et thématique. Les comités locaux rassemblent la base du parti. Un tiers des inscrits environ assistent aux réunions mensuelles. Ces comités jouissent d'une liberté presque totale, qui s'est épanouie dans des actions de solidarité avec les grévistes. Le parti s'est également doté d'organisations regroupant ses membres par professions, ce qui lui a permis de s'impliquer plus efficacement dans les luttes sectorielles. L'élaboration d'un programme de gouvernement, enfin, a été confiée à des commissions thématiques qui recrutaient par cooptation. Il n'était pas nécessaire d'être membre du parti pour y participer. « Après le mouvement des “indignés”, j'ai adhéré à une association pour la réforme de la Constitution. C'est pour cela qu'on m'a proposé de rentrer dans la commission sur ce thème, et j'ai pris ma carte. J'ai ainsi renoué avec la politique après trente ans de désintérêt », nous explique M. Vassilis Xidias, professeur de religions à Athènes.
Un constat revient souvent : le parti a manqué des compétences techniques qui auraient pu lui permettre de passer des axes généraux de son programme à des mesures concrètes. Malgré les nouvelles adhésions qui ont suivi la percée électorale de 2012, les cadres de Syriza sont restés les mêmes depuis 2009. Or, avec les succès remportés ces dernières années, des centaines d'entre eux ont été absorbés par d'autres tâches, et il a parfois été difficile de constituer des équipes : 76 députés ont été élus en juin 2012, 6 parlementaires européens en mai 2014, ainsi que, le même mois, 927 conseillers municipaux et 144 élus régionaux, puis enfin, en janvier dernier, 149 députés... Dans son bureau du Parlement, M. Dimitris Triandafyllou, psychologue, nous confie : « Je suis rentré d'Angleterre pour devenir attaché parlementaire en janvier. Il m'a fallu tout apprendre sur le tas. » La députée pour laquelle il travaille, Mme Chrysoula Katsavria, a elle-même fait ses premiers pas à la Vouli en janvier.
Il a également fallu former les équipes gouvernementales. Certes, comme nous le rappelle Stathis Kouvelakis, membre de la PG, « le parti regorge de jeunes qui ont fait une thèse, y compris d'économie ou d'économétrie ». Mais, ajoute un haut fonctionnaire au ministère de l'économie qui préfère rester anonyme, « c'est une chose que d'avoir des idées générales et des connaissances, et c'en est une autre de disposer de compétences techniques au niveau étatique. Il faut savoir faire tourner une équipe, repérer les postes-clés auxquels on doit nommer des gens de confiance, savoir dans quel bureau on peut faire traîner les choses, quels obstacles juridiques vont se présenter, etc., pour arriver à faire ce que l'on veut. Et l'expérience acquise dans les administrations locales n'aide en rien au niveau de l'Etat. » En somme, le parti compte peu de cadres administratifs opérationnels.
Résultat : on constate partout un énorme retard dans les désignations, dans la prise des décisions et dans leur exécution. Exemple parlant : celui de la loi sur les grands médias d'information. Après des années de laisser-faire au cours desquelles l'oligarchie grecque s'est approprié la totalité des grandes chaînes de télévision, des radios et la majeure partie de la presse écrite (6), le ministre Nikos Pappas a promis de faire adopter une loi réglementant l'attribution des fréquences. En préparation depuis mars, le projet n'a été présenté au Parlement que deux semaines après le référendum qui avait procuré à ces médias une nouvelle occasion de mener une campagne acharnée contre le gouvernement.
Ces retards ont également laissé en place l'ancien personnel, avec ses vieilles pratiques. Dans la police, les réseaux d'extrême droite, qui n'ont pas été démantelés, font planer un danger permanent (7). Dans la santé, M. Panayiotis Venetis, psychologue et militant de Syriza à Thessalonique, témoigne du même immobilisme : « Nous avons attendu en vain que les administrateurs des hôpitaux soient remplacés. » Ces derniers avaient la réputation d'être souvent corrompus et d'avoir accompagné l'effondrement du système de santé grec.
Consciente de ces problèmes, la direction estime que des critères méritocratiques doivent désormais prévaloir, alors que les recrutements étaient jusqu'ici principalement déterminés par l'appartenance à la famille politique de la majorité au pouvoir. Cela permettrait d'en finir avec les pratiques du Mouvement socialiste panhellénique (Pasok) et de la droite. Le changement des critères de recrutement s'intégrait bien dans le cadre que l'équipe dirigeante souhaitait donner aux rapports entre parti et gouvernement, car il permettait de prévenir les remous qu'aurait provoqués un trop large remplacement de personnel. « Ils voulaient éviter de donner l'impression de se venger des partis précédemment au pouvoir », nous explique le journaliste Nikos Sverkos. M. Tsipras et son entourage (principalement MM. Pappas, Dragasakis et M. Alekos Flambouraris, ministre d'Etat pour la coordination gouvernementale) étaient en effet convaincus qu'ils pourraient parvenir à un meilleur compromis avec les institutions européennes en créant un rapport de confiance avec elles et en utilisant les divergences entre les institutions et les Etats : le FMI contre la Commission européenne, les Etats-Unis contre l'Allemagne, etc. Pour cela, mieux valait éviter une montée des tensions en Grèce et un emballement de la base du parti.
Parfois, cette modération a eu des conséquences surprenantes. Ainsi, le gouverneur de la Banque de Grèce Yannis Stournaras, ancien ministre des finances du gouvernement de M. Antonis Samaras, n'a pas été remplacé. Même le quotidien économique français Les Echos s'est étonné de la mansuétude de M. Tsipras envers un homme qui a « présidé au début des années 2000 aux destinées de la banque Emporiki, dont la déconfiture a coûté plus de 10 milliards d'euros au Crédit agricole ». En outre, « comme conseiller du Trésor grec, il a joué un rôle important dans le processus d'adhésion de la Grèce à l'euro, cautionnant le maquillage des chiffres qui a empêché l'Europe de prendre conscience à temps de l'état réel de son économie » (8). Depuis l'arrivée au pouvoir de Syriza, le gouverneur de la banque centrale n'a cessé de critiquer sa stratégie de négociation, en particulier au cours de la semaine qui a précédé le référendum.
La question du maintien dans la zone euroEn l'occurrence, pourtant, les cadres de substitution ne manquaient pas : l'organisation du parti pour le personnel du secteur bancaire compte « plus de 500 membres, parmi lesquels des directeurs d'établissement bancaire ou des administrateurs, avec une expérience technique, nous indique l'une de ses membres. Nous avions élaboré un plan de nationalisation des banques et un plan pour les prêts non remboursables. Après les élections, nous attendions des mesures, d'autant que les capitaux avaient déjà commencé à s'enfuir. Mais rien n'a été fait, et Dragasakis n'a fait appel à aucun d'entre nous ». Or, selon M. Tsipras, ce sont l'asphyxie financière provoquée par la BCE et l'imminence d'un effondrement du système bancaire qui ont conduit à la signature de l'accord du 13 juillet.
Depuis janvier, les habitants du quartier populaire du Village olympique n'ont vu aucun représentant du parti venir les informer ou les solliciter. Certains confient que la formation d'un gouvernement Syriza leur a procuré « une joie immense », mais ils estiment néanmoins que les membres du gouvernement demeurent aussi loin du peuple que par le passé, et ne comprennent pas la signature du dernier accord. Contrairement aux attentes de la PG, cependant, ils ne sont pas mobilisés pour s'y opposer. Les affiches pour le « non » au référendum encore visibles sur les murs témoignent d'un intérêt très variable selon les quartiers d'Athènes. « Ce sont surtout les comités où nous [la PG] étions majoritaires qui ont fait la campagne », assure M. Kouvelakis.
Pour cette tendance, l'équipe de M. Tsipras s'est autonomisée très tôt du parti et a refusé de préparer la population à une éventuelle sortie de l'euro. Faut-il s'en étonner ? La déclaration du congrès fondateur du parti annonçait : « Comme l'affirme le slogan “Aucun sacrifice pour l'euro”, la priorité absolue pour Syriza est d'arrêter la catastrophe humanitaire et de satisfaire les besoins de la société ». Pourtant, à plusieurs reprises, avant même les élections de janvier, MM. Tsipras et Dragasakis ont prévenu qu'ils ne sortiraient jamais la Grèce de la zone euro. Selon les opposants à l'accord du 13 juillet, l'idée selon laquelle « la société grecque n'est pas prête » ne serait qu'un prétexte : une option n'existe réellement que si on la présente, arguent-ils. Quoi qu'il en soit, aujourd'hui encore, si la majorité des Grecs restent attachés à la monnaie unique, c'est souvent parce qu'ils espèrent ainsi prévenir un effondrement du système bancaire. M. Dragasakis l'a admis : Berlin était mieux préparé qu'Athènes à un « Grexit » (9).
Lors d'une réunion publique organisée le 27 juillet dernier par le site de la PG, Iskra.gr, autour du slogan « Le “non” n'a pas été vaincu », la proposition d'un retour à la monnaie nationale formulée par M. Panagiotis Lafazanis, ministre de la restructuration de la production, de l'énergie et de l'environnement dans le premier gouvernement Tsipras, a été accueillie par un tonnerre d'applaudissements. Néanmoins, M. Tsipras répète que le « non » du 5 juillet n'a jamais signifié un « oui » à la drachme (10). Désormais, ce débat qui traverse l'ensemble de la société anime la campagne électorale. La scission à l'intérieur de Syriza, la transformation de la PG en un nouveau mouvement, Unité populaire, vont poser ouvertement la question de savoir de quelles armes la gauche grecque entend se doter pour résister au chantage des institutions européennes.
(1) Le Journal des rédacteurs, Athènes, 1er août 2015.
(2) Tendance au sein de Syriza qui défend un programme plus radical, et notamment l'élaboration d'un plan de sortie de l'euro. Un tiers des membres du comité central en sont issus.
(3) Interview à la radio Sto Kokkino, 29 juillet 2015. Le quotidien français L'Humanité en a publié des extraits dans son édition du 31 juillet 2015.
(4) Lire Costas Lapavitsas, « Sortie de l'euro, une occasion historique », Le Monde diplomatique, juillet 2015.
(5) Lire « Prendre le pouvoir sans perdre son âme », Le Monde diplomatique, juin 2013.
(6) Lire Valia Kaimaki, « Médias grecs en temps de crise » et « A Athènes, des médias à genoux », Le Monde diplomatique, respectivement mars 2010 et mars 2015.
(7) Lire Thierry Vincent, « Un espoir tempéré, la crainte des coups tordus », Le Monde diplomatique, février 2015.
(8) Les Echos, Paris, 20 juillet 2015.
(9) ERT, 12 août 2015.
(10) Sto Kokkino, 29 juillet 2015.
Les traces que nous laissons sur Internet, les informations de nos smartphones, nos contributions aux réseaux sociaux ne sont pas seulement convoitées par les agences de renseignement : elles ravissent les publicitaires et enrichissent les géants de la Silicon Valley. Pourtant, les données personnelles ne sont pas condamnées à ce destin. Leur usage à des fins d'utilité publique exige une mobilisation politique.
Kim Dong-Kyu. – Détournement du tableau de Paul Cézanne « Les Joueurs de cartes » (entre 1890 et 1895), 2013Il s'est vendu dans le monde 1,424 milliard de smartphones en 2015 ; deux cents millions de plus que l'année précédente. Un tiers de l'humanité porte un ordinateur dans sa poche. Tripoter cet appareil si pratique relève d'une telle évidence qu'on en oublierait presque le troc qu'il nous impose et sur lequel repose toute l'économie numérique : les entreprises de la Silicon Valley offrent des applications à des utilisateurs qui, en échange, leur abandonnent leurs données personnelles. Localisation, historique de l'activité en ligne, contacts, etc., sont collectés sans vergogne (1), analysés et revendus à des annonceurs publicitaires trop heureux de cibler « les bonnes personnes en leur transmettant le bon message au bon moment », comme le claironne la régie de Facebook. « Si c'est gratuit, c'est vous le produit », annonçait déjà un adage des années 1970.
Alors que les controverses sur la surveillance se multiplient depuis les révélations de M. Edward Snowden en 2013, l'extorsion de données à visée commerciale n'est guère perçue comme une question politique, c'est-à-dire liée aux choix communs et pouvant faire l'objet d'une délibération collective. En dehors des associations spécialisées, elle ne mobilise guère. Peut-être parce qu'elle est mal connue.
Dans les années 1970, l'économiste américain Dallas Smythe s'avise que toute personne affalée devant un écran est un travailleur qui s'ignore. La télévision, explique-t-il, produit une marchandise : l'audience, composée de l'attention des téléspectateurs, que les chaînes vendent aux annonceurs. « Vous apportez votre temps de travail non rémunéré et, en échange, vous recevez les programmes et la publicité (2). » Le labeur impayé de l'internaute s'avère plus actif que celui du téléspectateur. Sur les réseaux sociaux, nous convertissons nous-mêmes nos amitiés, nos émotions, nos désirs et nos colères en données exploitables par des algorithmes. Chaque profil, chaque « J'aime », chaque tweet, chaque requête, chaque clic déverse une goutte d'information valorisable dans l'océan des serveurs réfrigérés installés par Amazon, Google et Microsoft sur tous les continents.
« Travail numérique », ou digital labor, est le nom dont on a baptisé ces tâches de mise en données du monde réalisées gratuitement. Les mastodontes de la Silicon Valley prospèrent sur ce « péché originel ». « Ce qui gît au fond de l'accumulation primitive du capital, écrivait Karl Marx en 1867 dans Le Capital, c'est l'expropriation du producteur immédiat. » Pour clôturer les pâtures communes, mettre au travail salarié les paysans affamés ou coloniser le Sud, le capital recourut à « la conquête, l'asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale ». Au XXIe siècle, l'arsenal comprend aussi des armes légères, comme les vidéos de chatons rigolos.
L'histoire économique créditera peut-être le patronat en baskets d'avoir universalisé la figure du dépouillé ravi, coproducteur consentant du service qu'il consomme. Les 75 milliards de dollars de chiffre d'affaires de Google en 2015, principalement tirés de la publicité, indiquent assez l'ampleur d'une accumulation par dépossession qui ne se cache même plus. À l'annonce des résultats de Facebook au deuxième trimestre 2016, le site Re/Code s'esbaudissait de ce que le réseau social, fort de 1,71 milliard d'inscrits, « gagne encore plus d'argent sur chaque personne, 3,82 dollars par utilisateur (3) ».
Rien n'est donc plus mal nommé que la donnée : elle est non seulement produite, mais de surcroît volée. Si le travail involontaire des internautes fait l'objet de lumineuses analyses universitaires (4), la gauche politique ou syndicale n'a pas encore intégré cette dimension à son analyse — et encore moins à ses revendications. Pourtant, les formes matérielles et immatérielles de l'exploitation s'imbriquent étroitement. Le travail numérique n'est qu'un maillon d'une chaîne passée aux pieds des mineurs du Kivu contraints d'extraire le coltan requis pour la fabrication des smartphones, aux poignets des ouvrières de Foxconn à Shenzhen qui les assemblent, aux roues des chauffeurs sans statut d'Uber et des cyclistes de Deliveroo, au cou des manutentionnaires d'Amazon pilotés par des algorithmes (5).
Les fermiers se rebiffentQui produit les données ? Qui les contrôle ? Comment se répartit la richesse qu'on en tire ? Quels autres modèles envisager ? Ériger ces questions en enjeu politique urge d'autant plus que la multiplication des objets connectés et l'installation systématique de capteurs tout au long des circuits de fabrication industrielle gonflent chaque jour les flux d'informations. « Les voitures actuelles produisent une quantité massive de données, fanfaronne le président de Ford, M. Mark Fields (Las Vegas, 6 janvier 2015) : plus de 25 gigaoctets par heure », soit l'équivalent de deux saisons de la série Game of Thrones. Des trajets aux paramètres de conduite en passant par les préférences musicales et la météo, tout atterrit sur les serveurs du constructeur. Et, déjà, des consultants s'interrogent : en échange, les conducteurs ne pourraient-ils pas négocier une ristourne (6) ?
Certaines forces sociales organisées et conscientes de leurs intérêts ont choisi d'élever le chapardage des données au rang de leurs priorités politiques. Par exemple les gros fermiers américains. Depuis plusieurs années, les engins agricoles bardés de capteurs moissonnent quantité d'informations qui permettent d'ajuster au mètre près l'ensemencement, les traitements, l'arrosage, etc. Début 2014, le semencier Monsanto et le fabricant de tracteurs John Deere ont, chacun de leur côté, proposé aux agriculteurs du Midwest de transmettre directement ces paramètres à leurs serveurs afin de les traiter.
Mais l'austère Mary Kay Thatcher, responsable des relations de l'American Farm Bureau avec le Congrès, ne l'entend pas de cette oreille. « Les agriculteurs doivent savoir qui contrôle leurs données, qui peut y accéder et si ces données agrégées ou individuelles peuvent être partagées ou vendues », affirme-t-elle dans une vidéo pédagogique intitulée « Qui possède mes données ? ». Mme Thatcher redoute que ce matériel capté par les multinationales ne tombe entre les mains de spéculateurs : « Il leur suffirait de connaître les informations sur la récolte en cours quelques minutes avant tout le monde (7). » La mobilisation a porté ses fruits. En mars 2016, prestataires informatiques et représentants des fermiers s'accordaient sur des « principes de sécurité et de confidentialité pour les données agricoles », tandis qu'une organisation, la Coalition des données agricoles (Agricultural Data Coalition), mettait sur pied en juillet 2016 une ferme de serveurs coopérative pour en mutualiser le stockage.
De telles idées n'effleurent pas les dirigeants de l'Union européenne. En octobre 2015, une série de plaintes déposées par un étudiant autrichien contre Facebook pour non-respect de la vie privée a conduit à l'invalidation d'un arrangement vieux de vingt ans qui autorisait le transfert des données vers les entreprises américaines (le Safe Harbor). L'Union aurait alors pu imposer aux géants du Web de stocker les informations personnelles des Européens sur le Vieux Continent. Elle s'est au contraire empressée de signer, début 2016, un nouvel accord de transfert automatique, l'orwellien « bouclier de confidentialité » (le Privacy Shield), en échange de l'assurance par le directeur du renseignement national américain qu'aucune « surveillance de masse indiscriminée » ne serait pratiquée — promis-juré ! Il suffit ainsi d'allumer son téléphone mobile pour pratiquer l'import-export sans le savoir. Au moment où la bataille contre le grand marché transatlantique rassemble des millions d'opposants, la réaffirmation du libre-échange électronique n'a pas suscité de réaction particulière.
L'existence et l'ampleur de mobilisations sur ces thèmes aiguilleront l'avenir du « travail numérique » sur l'une des pistes qui déjà se dessinent. La première, celle d'une défaite sans combat, consacrerait le statut de l'usager-courtier de ses propres données. Selon ce modèle imaginé aux Etats-Unis au début des années 2010 par Jaron Lanier, informaticien et gourou de la réalité virtuelle, « dès qu'une personne contribue par quelque moyen et si peu que ce soit à une base de données, (…) elle recevra un nanopaiement proportionnel à l'ampleur de la contribution et à la valeur qui en résulte. Ces nanopaiements s'additionneront et fonderont un nouveau contrat social (8) ». Tous (nano)boutiquiers !
La deuxième voie est celle d'une reprise en main par les États. Depuis le début des années 2010 aux États-Unis et le renforcement de l'austérité, l'exaspération monte contre la grande évasion fiscale pratiquée par les entreprises de haute technologie. En marge des procédures ouvertes par le commissariat européen à la concurrence contre Google et des diverses enquêtes nationales pour fraude, l'idée a germé en France de taxer les entreprises technologiques sur la valeur générée par les données personnelles. Dans leur rapport sur la fiscalité du secteur numérique, les hauts fonctionnaires Nicolas Colin et Pierre Collin militent pour que « la France recouvre un pouvoir d'imposer les bénéfices issus du “travail gratuit” des internautes localisés sur le territoire français » selon le principe du « prédateur-payeur » (9).
S'appuyant sur cette méthode, le sociologue Antonio Casilli a proposé que cette taxe finance un revenu inconditionnel de base. Ce dernier, explique-t-il, serait envisagé à la fois « comme levier d'émancipation et comme mesure de compensation pour le digital labor (10) ». La métamorphose de la question des données personnelles en une question politique progressiste trouve ici une formulation. On peut en imaginer d'autres, qui reposeraient non plus sur la marchandisation, mais sur la socialisation.
Dans les domaines du transport, de la santé, de l'énergie, les informations de masse n'ont jusqu'ici servi qu'à mettre en musique l'austérité en réalisant des économies. Elles pourraient tout aussi bien contribuer à améliorer la circulation urbaine, le système sanitaire, l'allocation des ressources énergétiques, l'éducation. Plutôt que de migrer par défaut outre-Atlantique, elles pourraient échoir par obligation à une agence internationale des données placée sous l'égide de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco). Des droits d'accès différenciés étageraient la possibilité de consultation et d'usage : automatique pour les individus concernés ; gratuite mais anonymisée pour les collectivités locales, les organismes de recherche et de statistique publics ; possible pour les animateurs de projets d'utilité collective non commerciaux.
L'accès des acteurs privés à la précieuse matière première serait en revanche conditionné et payant : priorité au commun, et non plus au commerce. Une proposition connexe, mais envisagée à l'échelon national, dans une optique de souveraineté, a été détaillée en 2015 (11). Une agence internationale présenterait l'avantage de regrouper d'emblée autour de normes strictes un ensemble de pays sensibles aux questions de confidentialité et désireux de contester l'hégémonie américaine.
Une colère qui se trompe d'objetL'élan nécessaire pour populariser une propriété et un usage socialisés des données se heurte encore au sentiment d'infériorité technique qui conjugue le « C'est trop complexe » au « On n'y peut rien ». Mais, malgré sa sophistication et son lexique emberlificoté, le domaine numérique n'est pas détaché du reste de la société, ni placé en apesanteur politique. « Nombre de concepteurs d'Internet déplorent le devenir de leur créature, mais leur colère se trompe d'objet, observe le critique Evgeny Morozov : la faute n'incombe pas à cette entité amorphe, mais à la gauche, qui s'est montrée incapable de proposer des politiques solides en matière de technologie, des politiques susceptibles de contrecarrer l'innovation, le “bouleversement”, la privatisation promus par la Silicon Valley (12). »
La question n'est plus de savoir si un débat émergera autour du contrôle des ressources numériques, mais si des forces progressistes prendront part à cet affrontement. Des revendications comme la réappropriation démocratique des moyens de communication en ligne, l'émancipation du travail numérique, la propriété et l'usage socialisés des données prolongent logiquement un combat vieux de deux siècles. Et déjouent le fatalisme qui situe inéluctablement l'avenir au croisement de l'État-surveillant et du marché prédateur.
(1) Bruce Schneier, Data and Goliath. The Hidden Battles to Collect Your Data and Control Your World, W. W. Norton and Company, New York, 2015.
(2) Dallas W. Smythe, « On the audience commodity and its work », dans In Dependency Road : Communications, Capitalism, Consciousness, and Canada, Ablex, Norwood (États-Unis), 1981.
(3) Kurt Wagner, « You're more valuable to Facebook than ever before », Re/Code, 27 juillet 2016.
(4) Cf. notamment la revue en ligne Triple C.
(5) Trebor Scholz (sous la dir. de), Digital Labor. The Internet as Playground and Factory, Routledge, New York, 2012.
(6) Chuck Tannert, « Could your personal data subsidize the cost of a new car ? », The Drive.com, 18 juillet 2016.
(7) Dan Charles, « Should farmers give John Deere and Monsanto their data ? », NPR.org, 22 janvier 2014.
(8) Jaron Lanier, Who Owns the Future ?, Simon & Schuster, New York, 2013.
(9) Nicolas Colin et Pierre Collin, Mission d'expertise sur la fiscalité de l'économie numérique, La Documentation française, Paris, 2013.
(10) Dominique Cardon et Antonio A. Casilli, Qu'est-ce que le Digital Labor ?, INA Éditions, Paris, 2015. Lire Mona Chollet, « Le revenu garanti et ses faux amis », Le Monde diplomatique, juillet 2016.
(11) Pierre Bellanger, « Les données personnelles : une question de souveraineté », Le Débat, no 183, Paris, janvier-février 2015.
(12) Evgeny Morozov, Le Mirage numérique. Pour une politique du Big Data, Les Prairies ordinaires, Paris, 2015. Lire aussi Thomas Frank, « Les démocrates américains envoûtés par la Silicon Valley », Le Monde diplomatique, mars 2016.
Vivant entre le Nigeria et les États-Unis, la romancière Chimamanda Ngozi Adichie a livré dans une conférence, en 2012, son regard sur les inégalités de sexe dans les deux pays.
Une de mes amies américaines a un poste très bien payé dans la publicité. C'est une des deux femmes de son équipe. Lors d'une réunion, son patron n'avait pas tenu compte de ses observations puis avait complimenté un homme qui avait dit plus ou moins la même chose. Elle avait eu envie de hausser le ton pour demander à son patron de s'expliquer, mais elle ne l'avait pas fait. Au lieu de quoi, dès la fin de la réunion, elle s'était précipitée dans les toilettes, où elle avait pleuré avant de m'appeler pour s'épancher. Elle avait gardé le silence parce qu'elle ne voulait pas avoir l'air agressive. Et elle avait rongé son frein.
Ce qui m'a frappée, tant chez elle que chez nombre d'amies américaines, c'est leur souci d'être « aimées ». On les a élevées en leur donnant à croire que plaire est primordial, qu'il s'agit d'une caractéristique spécifique. Et que cela exclut l'expression de la colère, de l'agressivité ou d'un désaccord formulé avec trop de force.
Nous passons un temps fou à apprendre à nos filles à se préoccuper de l'opinion que les garçons ont d'elles. Mais le contraire n'est pas vrai. Nous n'apprenons pas à nos fils à se soucier d'être aimables. Nous passons un temps fou à répéter à nos filles qu'elles ne peuvent être en colère, ni agressives ni dures, ce qui est déjà assez grave en soi, sauf que nous prenons le contre-pied et félicitons ou excusons les garçons qui, eux, ne s'en privent pas. Dans le monde entier, il y a un nombre incroyable d'articles de magazines et de livres qui abreuvent les femmes de conseils sur ce qu'il faut faire, sur la façon d'être ou de ne pas être pour attirer les hommes ou leur plaire. On ne trouve pas, loin s'en faut, autant de guides de ce genre destinés aux hommes.
Une jeune fille qui participe à l'atelier d'écriture que j'anime à Lagos m'a confié qu'une de ses amies lui avait recommandé de ne pas écouter mon « discours féministe », sinon elle assimilerait des idées qui saperaient son mariage. Dans notre pays, on menace bien davantage une femme qu'un homme de cela —la ruine d'un mariage, l'éventualité de ne jamais se marier. (...)
Une de mes relations nigérianes m'a demandé un jour si je ne craignais pas d'intimider les hommes. Je ne le craignais absolument pas —ça ne m'était jamais passé par la tête, étant donné qu'un homme que j'intimiderais serait précisément le genre d'homme qui ne m'intéresserait pas.
Cela ne m'en avait pas moins frappée. Comme je suis une fille, on s'attend à ce que j'aspire à me marier. On s'attend à ce que je fasse des choix en gardant toujours à l'esprit que le mariage est ce qu'il y a de plus important. Le mariage peut être une bonne chose, une source de bonheur, d'amour, d'entraide. Mais pourquoi apprenons-nous aux filles à y aspirer et non aux garçons ? (...)
Je connais une célibataire nigériane qui, lorsqu'elle se rend à une conférence, porte une alliance parce qu'elle souhaite —selon ses propres termes— « inspirer du respect » à ses collègues.
Le plus triste, c'est qu'une alliance lui vaudra automatiquement le respect alors qu'elle n'aura droit qu'à du dédain si elle n'en porte pas —et il s'agit d'un lieu de travail moderne.
Chimamanda Ngozi Adichie, Nous sommes tous des féministes, Gallimard, coll. « Folio 2 euros », Paris, 2015.
Féminisme ! Prononcer le mot — pis, s'en revendiquer — attire souvent des froncements de sourcils. Goût pour l'outrance, tendance à l'exagération, le « féminisme » est encore aujourd'hui considéré comme un gros mot. La journaliste Clarence Edgard-Rosa a préféré tenter de le définir, pour mieux s'en saisir. Extraits d'un abécédaire « joyeusement moderne du féminisme » (1).
« Queen bee » Syndrom« Queen bee » n'est pas seulement le petit surnom de Beyoncé. C'est aussi le nom d'un « syndrome », celui de la reine de la ruche. Au début des années 1970, une étude de psychologie révèle que les femmes ayant atteint un poste de leadership traitent leurs subordonnés plus durement s'il s'agit de femmes. Pire, elles les piétinent parfois sciemment pour protéger leur place. Une seconde étude vient dans la foulée renforcer cette idée, et décrit la « queen bee » comme une femme « ayant réussi professionnellement, refusant d'aider les autres femmes à en faire autant ». Nous sommes à l'orée des années 1980, avènement de la figure d'une executive woman qui doit jouer des coudes pour se faire une place dans un monde du travail encore massivement trusté par les hommes, où la compétition ne peut faire que rage. Un mythe est né, et l'imagerie qui l'accompagne s'illustre désormais dans une pop culture qui prend l'habitude de montrer les femmes de pouvoir comme des bitches malveillantes à l'égard de leurs semblables. L'idée fait son chemin dans l'imaginaire collectif : les femmes préfèrent aujourd'hui que leur boss soit un homme plutôt qu'une femme. Le symbole de la « queen bee » est-il toujours une réalité ? Après plus de quarante ans de statu quo, des chercheurs ont questionné la véracité du syndrome, et révèlent que cette malveillance supposée toute féminine ne se vérifie pas du tout chez les executive women de la nouvelle génération (2). Il est peut-être temps de dépoussiérer l'idée qu'on se fait des femmes qui en ont.
RèglesLes Suédoises parlent de la « semaine des airelles », les Allemandes de celle « des framboises », les anglophones disent que « tante Flo » ou « Bloody Mary » vient rendre visite. Au Danemark, il y a « des communistes à la fête foraine » ; en Afrique du Sud, « Maie est coincée dans les embouteillages » ; en Chine, « la petite sœur est arrivée ». D'où qu'elles viennent dans le monde, les femmes déclarent être gênées de parler de leurs règles.
En 2015, une marque de sous-vêtements proposant des culottes « pour les femmes qui ont leurs règles » utilisait sobrement le mot dans une campagne placardée dans le métro de New York. Selon la marque, la MTA (équivalent new-yorkais de la RATP parisienne) a estimé que la campagne était « trop risquée ». Leur inquiétude : si des enfants voyaient le mot « règles », ils pourraient demander à leurs parents sa signification. Aïe, vous imaginez le bazar dans les chaumières si les enfants en venaient à s'interroger sur le fonctionnement du corps humain…
(1) Clarence Edgard-Rosa, Les Gros Mots, Hugo Doc - Les Simone, Paris, 2016.
(2) Il s'agit d'une étude de la Colombia Business School, qui a étudié le comportement des executive women sur une période de vingt ans.
Contestée par une large part des forces syndicales et de la jeunesse, la loi El Khomri entend poursuivre — et accélérer — la déréglementation du marché du travail. Flexibilité, travail le dimanche, horaires décalés : dans ce domaine, le nord de la France fait figure de laboratoire. Une évolution dont seul le Front national semble tirer profit, comme lors des élections régionales de décembre 2015.
Jean-Marc Deltombe. – Usine Jules-Desurmont à Tourcoing, de la série « Friches industrielles », 2012 www.jeanmarcdeltombe.comCe matin de février, il y a déjà foule dans les locaux vétustes de la Bourse du travail de Tourcoing, dans l'agglomération lilloise (Nord). L'époque où cette ville et sa voisine Roubaix pouvaient se targuer d'être les capitales mondiales de la laine paraît bien loin. Depuis les années 1980, le travail ouvrier a cédé la place aux emplois de services. Caractérisé par sa pénibilité et par ses bas salaires, le premier avait le mérite d'être encadré par un droit du travail forgé dans les luttes. En comparaison, personnel de ménage, caissiers, gardiens, serveurs font aujourd'hui figure de tâcherons précaires et flexibles. « En quelques années, observe M. Samuel Meegens, secrétaire général de l'union locale de la Confédération générale du travail (CGT), on est passé d'un dialogue social certes musclé, genre lutte des classes, à une sorte de Far West où tout est permis. Surtout dans le nettoyage et la sécurité, ces laboratoires du détricotage du code du travail qui concentrent les plus faibles, les plus pauvres, les anciens sans-papiers, les personnes issues de l'immigration. »
Tendre l'oreille dans le hall du bâtiment, c'est découvrir les souffrances quotidiennes d'une grande partie du salariat. Des élus du personnel de la société Diam, spécialisée dans le routage, sont venus chercher des informations pour défendre leurs collègues. En décembre 2014, cette filiale de l'entreprise de vente par correspondance La Redoute a été rachetée par le groupe Prenant, qui remet en question la convention collective de tous ses employés. « Ils parlent d'instaurer les trois-huit, même le week-end, confie cette ouvrière, mère célibataire d'un enfant de 10 ans. Ça me fait peur. Comment je vais faire pour m'organiser ? » Un peu à l'écart, un agent de sécurité en guerre contre sa nouvelle société. En rentrant de vacances, il a appris qu'il était muté à plus d'une trentaine de kilomètres du supermarché où il travaillait. « C'est interdit par la loi, normalement », soupire ce Français d'origine maghrébine.
« La paupérisation n'est plus réservée aux chômeurs »Permanent de la structure en contrat aidé (1), M. Jean-Claude Vanhaecke accueille tous les jours ces salariés déboussolés et les informe de leurs droits. « J'ai une petite expérience. A 50 ans, j'ai été licencié trois fois, deux fois pour faute grave et une autre pour faute lourde. A deux reprises, j'ai gagné aux prud'hommes, raconte cet ancien ouvrier de l'agroalimentaire. Ici, on est sur le front. On voit une partie des victimes de la guerre sociale. Et, comme dans toute guerre, il n'y a pas de différence entre ceux qui sont français et ceux qui viennent d'ailleurs. C'est ce qu'on leur répète tous les jours. »
Deux femmes élégantes attendent leur tour dans un couloir qui sert de salle d'attente. La prise de contact est rapide et directe. « Je suis agent petite enfance aux Petits Chaperons Rouges, l'un des leaders des crèches d'entreprise en France, explique la première. Le boulot, ça devient le grand n'importe quoi. On se retrouve seul en poste le matin, les congés sont repoussés au dernier moment, les salaires toujours plus bas. On en a ras le bol. A 40 ans, c'est la première fois que je me syndique. » Derrière elle, une femme d'un certain âge opine du chef. A quelques mois de la retraite, cette employée de banque sort d'un arrêt maladie de longue durée : « Ils ont profité de ma maladie pour me voler une quarantaine de jours de congés payés. Je suis d'accord avec ces dames. Ça devient de plus en plus dur. J'ai travaillé toute ma vie dans la même banque comme conseillère en agence ou sur un plateau téléphonique, mais là, je ne sais pas comment ça va finir. »
Responsable du syndicat Sud Travail - Affaires sociales pour la région, M. Pierre Jaouny a été en poste à Tourcoing comme inspecteur du travail pendant dix-huit ans. Les fermetures d'entreprises, les vagues de licenciements, les transformations du salariat, il connaît. « Entre les temps partiels subis, les horaires décalés, le travail du dimanche, la flexibilité et l'intérim, les emplois sont de plus en plus déstructurés. Et, dans le secteur des services, les gens sont de plus en plus isolés. Seuls face à leurs patrons ou leurs chefs, ils n'ont pas les moyens de se défendre. » Conséquence ? Angoisse, frustration, mais aussi colère : « L'envie de ne plus accepter ces humiliations, de tout envoyer balader. »
« On évoque souvent le chômage, la misère, la déstructuration sociale pour expliquer la colère et le vote Front national d'une partie de la population, poursuit-il. Mais il ne faudrait pas oublier que 10 ou 20 % de chômage, cela veut dire 80 ou 90 % de gens qui travaillent. Et, parmi ceux-là, beaucoup vivent des situations proches de celles des chômeurs. La paupérisation n'est plus réservée aux demandeurs d'emploi. Comment imaginer que le ressentiment accumulé ne se traduise pas dans les urnes ? »
Au premier tour des régionales de décembre 2015, à Tourcoing, la liste de Mme Marine Le Pen est arrivée en tête avec 33,48 % des voix, largement devant celle du Parti socialiste (20,71 %). Cinq ans plus tôt, le Front national (FN), troisième, ne récoltait que 18,29 % des voix, quand le PS en recueillait 34 % avant de l'emporter au second tour avec une liste d'union de la gauche. L'arrivée au pouvoir de M. François Hollande en 2012 en aurait conduit beaucoup à conclure que, avec les partis traditionnels, le même était condamné à succéder au pire, les invitant à tourner leur regard ailleurs...
A deux cents kilomètres au sud-ouest, la ville de Montataire (Oise) connaît une autre tragédie industrielle : celle de la métallurgie et de la chimie. La région a été marquée par la fermeture de l'usine Chausson, spécialisée dans la fabrication de véhicules utilitaires pour Peugeot et Renault. Trois ans d'agonie, entre 1993 et 1996 ; quatre mille salariés licenciés. Chacun s'en souvient encore ; les plaies sont à vif. En décembre 2015, au premier tour des régionales, la liste de Mme Le Pen est arrivée en tête, largement devant celle du Front de gauche : 36,3 % contre 27,87 %. En 2010, le FN atteignait 15,32 % et le Parti communiste français, 35,38 %.
Autour de la petite ville ouvrière, les digues ont lâché davantage encore. A Mouy, Mogneville, Pont-Sainte-Maxence, Rantigny, la liste FN a dépassé les 40 %, voire les 50 % en 2015. Pour le sénateur de l'Oise et maire communiste de Montataire, M. Jean-Pierre Bosino, délégué CGT chez Chausson dans les années 1980, la raison de la percée du FN est à chercher dans l'onde de choc qui, vingt ans après, n'en finit pas de détruire ses concitoyens. « Je connais d'anciens salariés qui ne sont jamais repassés devant l'usine depuis la fermeture, en 1996. Des copains ont été recrutés et relicenciés trois ou quatre fois. Et il y en a plein qui n'ont jamais rien retrouvé. Alors les gars, ils ont en marre des promesses. Certains votent FN pour tout envoyer paître. »
Un jeune de 21 ans écrasé par un wagon de mineraiDifficile d'obtenir des témoignages à ce sujet lors de nos échanges à la Bourse du travail de Tourcoing. « Vous savez, l'entreprise s'avère parfois plus dangereuse que les “quartiers” », ironise un interlocuteur qui préfère garder l'anonymat. Et les immigrés ? « Contrairement à ce que suggèrent les médias, les zones de non-droit ne sont pas forcément les banlieues », tranche un autre. La menace patronale préoccuperait donc davantage que celle incarnée par « l'étranger » ? Pas sûr non plus… « Il y a des gens qui viennent ici et qui laissent entendre qu'ils votent Le Pen, nous raconte M. Meegens. Je ne me gêne pas pour leur dire qu'ils se plantent, qu'ils vont se faire avoir. Ils ont l'impression que tout le monde se fout de leur gueule : les patrons, les politiques. Alors ils cherchent des soutiens. »
Au sentiment d'une absence de réponse politique de la part des partis traditionnels s'ajoute un durcissement de l'attitude des employeurs. « Le dialogue n'est pas simple aujourd'hui avec le patronat, même au niveau des entreprises, souligne M. Stéphane Maciag, secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) de la métallurgie de l'Oise. L'UIMM [Union des industries et métiers de la métallurgie, l'organisation patronale] a donné des consignes pour envenimer les choses. Le plus rageant est qu'on essaie de négocier sur des points comme le compte pénibilité, qu'on porte depuis des années, et que les patrons bloquent. »
M. Antonio Molina est entré à l'usine sidérurgique de Montataire (désormais détenue par ArcelorMittal) en 1985. Il a vu les effectifs fondre, passant de 5 000 salariés à environ 500 aujourd'hui. « Il y a trente ans, des dizaines de bus déversaient des centaines d'ouvriers. Si vous vous pointez à la sortie, à 13 heures, vous ne verrez pas plus de cinquante personnes. Et ils nous ont annoncé une nouvelle restructuration à l'horizon 2018 : 180 gars en moins. Quand vous avez du gras et que vous faites 80 kilos, vous pouvez en perdre deux ou trois. Mais quand vous en faites 45, ce n'est pas pareil. Chaque gramme compte. La menace d'une fermeture définitive plane tout le temps. Alors les gars, soit ils ont peur de l'avenir, soit ils ont perdu l'espoir. Dans tous les cas, ils apprennent à vivre au jour le jour, même avec un CDI [contrat à durée indéterminée] et une colère de plus en plus rentrée. »
Depuis une vingtaine d'années, la sous-traitance est venue perturber les solidarités d'antan. La logistique du transport des bobines a été confiée à une centaine d'ouvriers employés par la société ISS Logistique & Production. La sécurité et le ménage, à une trentaine d'agents embauchés par Elior. « Notre direction a travaillé à fractionner certaines tâches. A ISS, la majorité des salariés sont d'origine maghrébine. A Elior, ce sont plutôt des Italiennes et des Portugaises. La sous-traitance n'a pas seulement divisé les tâches , elle a divisé les gens. L'ennemi, ça devient peu à peu l'autre, qui n'est plus réellement ton collègue. » Une aubaine pour les employeurs… et pour Mme Le Pen.
Dans le port de Dunkerque, à deux cents kilomètres au nord, l'un des plus importants sites d'ArcelorMittal en France emploie 3 000 salariés, dont 230 intérimaires et environ 1 500 sous-traitants. En avril 2015, un jeune de 21 ans a été écrasé par un wagon chargé de minerai ; en juillet, un fondeur de 41 ans a été précipité dans une rigole d'acier en fusion. A la même période, trois travailleurs détachés sur le chantier du terminal méthanier de Loon-Plage (2) ont également trouvé la mort : deux Portugais et un Polonais. « Chaque fois qu'on ajoute un niveau de sous-traitance, observe M. Marcel Croquefer, animateur d'un collectif de lutte contre la précarité à l'union locale CGT, on ajoute un niveau supplémentaire de précarité, et donc un niveau de danger dans nos installations à risque. »
« La preuve que ce parti n'est pas du côté des salariés »En décembre 2015, dans l'agglomération dunkerquoise, à Loon-Plage, Craywick, Brouckerque, Cappelle-la-Grande, la liste de Mme Le Pen a dépassé la barre des 50 %, contre 20 % cinq ans plus tôt. Pour la plupart des militants syndicaux, l'insécurité chronique qui règne dans les entreprises, l'emploi massif de salariés précaires comme les travailleurs détachés et la menace qu'ils incarnent pour les titulaires de CDI expliquent au moins en partie la montée de l'extrême droite. « Le FN joue sur la peur, oppose les salariés entre eux et désigne des boucs émissaires, par exemple les travailleurs détachés, tempête M. Croquefer. Il ne dénonce jamais les grands donneurs d'ordres et les multinationales responsables de ce désordre économique. Son grand silence actuel sur la réforme du code du travail est bien la preuve que ce parti n'est pas du côté des salariés. »
Pour M. Molina, la solution passe par un regain de l'action syndicale : « Nous, à la CGT, on ne fait pas de différence entre les gens. On a mené des combats avec tout le monde, et les gars nous apprécient, ils votent massivement pour nous. Résultat : on fait 49 % aux élections professionnelles, avec un taux de participation de 90 %. A ISS et à Elior, on est ultramajoritaires. On a 180 syndiqués, dont beaucoup de jeunes. » La mobilisation observée contre la destruction du code du travail porte-t-elle les germes d'une autre réponse politique à cette sourde colère ?
(1) Un contrat aidé est un contrat de travail dérogatoire au droit commun, pour lequel l'employeur bénéficie d'aides : subventions à l'embauche, exonérations de certaines cotisations sociales, aides à la formation.
(2) Lire « Travail détaché, travailleurs enchaînés », Le Monde diplomatique, avril 2014.
Les Saames seraient entre 50 000 et 65 000 en Norvège, 20 000 à 40 000 en Suède, environ 8 000 en Finlande et 2 000 en Russie, selon le Centre d'information saame d'Östersund (Samer). Dernier peuple autochtone d'Europe (1), ils se sont installés dans le nord de la Scandinavie et dans la péninsule de Kola (Russie) à la fonte des glaciers, il y a environ dix mille ans. Tacite est le premier à évoquer, dans Germania (98 après Jésus-Christ), les nomades du Grand Nord, pour s'étonner que les femmes participent à la chasse. L'historien romain aurait pu ajouter que les huit saisons du calendrier saame correspondent chacune à un cycle de la vie du renne. Et que, dans leur langue, le mot « guerre » n'existe pas.
Les États ne s'intéressent aux terres glaciales de Laponie, à ses fourrures et à ses eaux poissonneuses qu'à partir du XVIIe siècle. La Suède accélère la colonisation à partir de 1634, avec la découverte d'un gisement d'argent. Les percepteurs royaux font payer aux « Lapons » des taxes, tandis que l'Église luthérienne s'efforce de convertir ces animistes, livrant aux flammes leurs tambours sacrés… et parfois leurs chamans, tel Lars Nilsson, exécuté en 1693. Le climat extrême rebutant les volontaires, la proclamation de Lappmark (1673) exempte les colons d'impôts et de service militaire. Pour le pouvoir royal, éleveurs de rennes et colons pouvaient se côtoyer sans se gêner. Mais subsister de la seule agriculture s'avérant impossible sous ces latitudes, les colons devaient chasser et pêcher… Néanmoins, en cas de litige avec des colons, les Saames — dont les fourrures sont appréciées du Trésor royal — l'emportent souvent devant les tribunaux.
La perception des Saames change cependant à la fin du XIXe siècle, avec l'irruption du racisme biologique : « Dans les années 1920, rappelle Anna-Karin Niia, éleveuse de rennes et journaliste à Sámi Radio, radio publique en langue saame, des chercheurs de l'Institut de biologie raciale sont venus mesurer les crânes des Saames, dont ceux de mes grands-parents. Un procédé qui a inspiré l'Allemagne nazie. Cette humiliation reste un traumatisme pour notre peuple. » En outre, la fermeture des frontières entre la Suède, la Norvège (indépendante de la Suède en 1905), l'URSS et la Finlande (indépendante de la Russie en 1917) rend impossible les pérégrinations des nomades. En Suède, plusieurs milliers d'entre eux sont déplacés de force plus au sud dans les années 1920. La Suède entend alors assimiler les Saames. Dans les écoles, les enfants qui parlent leur langue sont punis et ostracisés. « Mes parents ne comprenaient même pas ce que disait l'instituteur », raconte Anna-Karin Niia. Les nomades se voient retirer leurs enfants, placés en internat. Afin de se couler dans le moule, beaucoup de Saames changent de patronyme et ne transmettent pas leur langue à leurs enfants.
L'émancipation politique s'amorce dans les années 1970. En Norvège, les Saames s'opposent alors avec virulence à un projet de barrage sur la rivière Alta. Cette lutte conduit Oslo à instaurer en 1989 le premier parlement saame, dont s'inspireront la Finlande puis la Suède. La Norvège demeure le seul État concerné à avoir ratifié, dès 1990, la convention 169 de l'Organisation internationale du travail (OIT), qui préconise d'octroyer davantage de droits aux peuples autochtones. Oslo a accordé une large autonomie à 95 % de son comté le plus septentrional, le Finnmark (46 000 kilomètres carrés pour 73 000 habitants), cogéré depuis 2005 par le parlement saame et le comté. « La lutte des Saames de Norvège nous a inspirés. Les nouvelles générations ont appris la langue », poursuit Anna-Karin Niia en allant chercher son fils à la sortie de l'école saame de Kiruna, l'une des cinq que compte la Laponie suédoise. « J'ai grandi dans le Sud, et je n'ai appris que le suédois à l'école, témoigne Me Jenny Wik-Karlsson, avocate de l'Association nationale des Saames suédois (Svenska Samernas Riksförbund) qui défend le sameby (regroupement d'éleveurs de rennes) de Girjas. Depuis une dizaine d'années, j'apprends le saame, avec la fierté de me réapproprier quelque chose qui a été pris à ma famille. » Le Samer estime que, désormais, 40 à 45 % des Saames parlent leur langue.
(1) Selon les Nations unies, quatre critères définissent un peuple autochtone : il descend des habitants présents avant la colonisation de la région ; il conserve, dans ses pratiques économiques et culturelles, des liens étroits avec sa terre ; il souffre, en tant que minorité, de marginalisation économique et politique ; il se perçoit lui-même comme autochtone.
Loin d'être régie par la charia, la vie sociale de la plupart des pays musulmans comprend une composante laïque croissante.
Le regard occidental posé sur l'islam soulève quelques questions fondamentales : l'islam est-il compatible avec la modernité, avec la laïcité, avec la démocratie, avec la liberté d'expression, avec la tolérance religieuse, autrement dit avec l'humanisme laïque ? Mais ce regard est obscurci par une réponse a priori : non, ils ne sont pas compatibles et ne peuvent pas l'être.
Au nom de l'ijtihad (effort d'interprétation), je voudrais tenter, moi qui me situe du côté des observés, d'autres réponses, dans l'espoir d'améliorer, ne serait-ce que très légèrement, la qualité de ce miroir fracturé. L'islam en tant qu'idéal cohérent et statique fondé sur des principes éternels n'est, bien sûr, compatible avec rien d'autre qu'avec lui-même. En ce sens, il refuse, rejette et combat jusqu'au bout la laïcité et l'humanisme, à l'instar de toute autre grande religion considérée du point de vue de son caractère éternel.
Mais l'islam en tant que foi vivante, dynamique, s'adaptant à des environnements très différents et à des circonstances historiques changeantes, s'est révélé compatible avec les principaux types d'Etat et les formes diverses d'organisation sociale et économique que l'histoire de l'humanité a produits : de la monarchie à la république, de la tribu à l'empire, de la cité-Etat archaïque à l'Etat-nation moderne. De même, l'islam, en tant que religion appartenant à une histoire mondiale s'étendant sur quatorze siècles, a incontestablement réussi à s'implanter dans une grande diversité de sociétés, de cultures et de modes de vie, du nomadisme tribal au capitalisme industriel, en passant par le centralisme bureaucratique, le féodalisme agraire et le mercantilisme.
Au regard de ces faits historiques, il devrait être un peu plus clair que l'islam a dû être très souple, adaptable et malléable, interprétable et révisable à l'infini, afin de survivre et de s'étendre sous des conditions aussi contradictoires et dans des circonstances aussi variées que possible. Il n'y a donc rien, en principe, qui puisse empêcher l'islam de s'adapter et de devenir compatible avec la laïcité, l'humanisme, la démocratie, la modernité, etc. Toutefois, le fait que l'islam évolue réellement ou non dans cette direction relève d'une contingence historique et d'une probabilité socioculturelle ; or celles-ci dépendent de ce que font réellement les musulmans en tant qu'agents historiques.
N'oublions jamais que, à l'apogée de la révolution islamique en Iran, les ayatollahs triomphants n'ont pas restauré le califat islamique (alors qu'il a existé un califat chiite) ni instauré un imamat. Ils ont établi une République pour la première fois dans la longue histoire du pays, avec des élections au suffrage universel, une Constitution inspirée de la Constitution française de 1958, un Parlement où de vrais débats ont lieu, un président, un conseil des ministres, des fractions politiques et l'équivalent d'une Cour suprême. Autant d'institutions qui n'ont rien à voir avec l'islam en tant qu'orthodoxie et dogme, mais beaucoup à voir avec l'histoire de l'Europe moderne et de ses institutions politiques.
Cela est d'autant plus significatif que les religieux iraniens, gardiens de l'orthodoxie et de la pureté dogmatique du chiisme, ont été, au cours de l'histoire contemporaine, de féroces opposants aux idées républicaines, les dénonçant comme absolument étrangères à la religion. Ils avaient réussi - au nom de l'islam orthodoxe et du rejet des modèles européens, des institutions importées, etc. - à faire avorter toutes les tentatives précédentes des dirigeants réformateurs qui cherchaient à proclamer la République.
En dépit de leur phraséologie islamique, les discours, débats et polémiques politico-idéologiques des religieux iraniens, gardiens de la foi, sont dictés en substance par les conditions historiques de la conjoncture politique et socio-économique présente, et non par les exigences dogmatiques de l'orthodoxie. Ainsi, le discours public des mollahs ne traite pas tant de théologie, de califat, d'imamat, etc., que de planification économique, de réforme sociale, de redistribution de la richesse, d'impérialisme, de dépendance économique, du rôle des masses populaires en opposition à celui des élites technocratiques, ou encore de thèmes comme l'identité, la modernisation, l'authenticité, etc. Il est évident que la nécessité historique républicaine l'a emporté en Iran sur la tradition dogmatique islamique antirépublicaine.
Dans le monde arabe, il n'a jamais existé d'expérience kémaliste dramatique, dans laquelle l'Etat aurait été déclaré, d'en haut, laïque et séparé officiellement de la religion, comme ce fut le cas lors de l'émergence de la Turquie moderne des cendres de la première guerre mondiale. Ce processus avait atteint son paroxysme avec la célèbre abolition du califat Par Mustapha Kemal en 1924. En revanche, le mouvement de laïcisation dans les principales sociétés arabes a été lent, informel, hésitant, Pragmatique, graduel, plein de demi-mesures, de compromis partiels, de mariages de raison, de retraites temporaires et de renvois aux calendes grecques, mais à aucun moment intensément dramatique.
On aurait pu atteindre une telle situation, proche du modèle kémaliste, avec le Président égyptien Gamal Abdel Nasser, après Ici nationalisation du canal de Suez en 1956, acte héroïque et immensément populaire dans l'ensemble du monde arabe. Mais Nasser ne prit jamais de telles mesures, ce qui favorisa en réaction une véritable rupture, sous la forme de l'intégrisme islamique, de l'islam rebelle armé, etc.
Pourtant, dans des pays-clés comme l'Egypte, l'Irak, la Syrie ou l'Algérie, il n'y a presque rien dans la société, l'économie, la politique, la culture et la loi qui soit géré en vertu des principes islamiques, en conformité avec la charia, ou qui fonctionne selon la doctrine et les enseignements théologiques. En dehors du domaine du statut personnel, de la foi individuelle et de la piété ou de l'impiété privées, le rôle de l'islam a incontestablement régressé jusqu'à la périphérie de la vie publique. Quiconque inspecte, dans l'un de ces Etats, les usines, les banques, les marchés, les corps des officiers, les partis politiques, les appareils d'Etat, les écoles, les universités, les tribunaux, les arts, les médias, etc., doit se rendre à l'évidence : il ne subsiste que fort peu de religion en leur sein.
Même dans un pays comme l'Arabie saoudite, où l'élite tribale dirigeante revêt de façon si ostentatoire les habits de la stricte orthodoxie musulmane, du puritanisme, de l'austérité et de la rectitude sociale bédouins, la contradiction entre les prétentions officielles extérieures et la vie réelle est devenue si grande, si aiguë et si explosive que ceux qui prennent encore les prétentions religieuses au sérieux ont organisé l'insurrection armée qui s'empara des lieux saints de La Mecque en 1979, ébranlant jusqu'aux fondements du royaume. Leur objectif déclaré n'était rien de plus que de corriger cette schizophrénie, c'est-à-dire de mettre un terme à cette contradiction entre l'idéologie officielle et la réalité, en rendant la vie réelle saoudienne strictement conforme à l'orthodoxie religieuse officiellement prêchée.
Dans les pays arabes républicains, les repères laïques nationalistes - calendrier moderne avec ses nouveaux jours fériés, symboles, monuments, sites historiques, batailles, héros, cérémonies et journées de commémoration - balisent la vie publique, reléguant les anciens repères religieux à la marge. Plutôt que d'affirmer l'impossibilité de laïciser l'islam, les islamistes dénoncent « l'éclipse et la marginalisation de l'islam » ; « l'absence de l'islam de tous les domaines de l'activité humaine, parce qu 'il a été réduit à la prière, au jeûne, au pèlerinage et à l'aumône » ; la manière dont « les programmes scolaires et universitaires, sans être ouvertement critiques de la religion, subvertissent en fait la conception islamique du monde et les pratiques qui lui sont attachées » ; la façon dont « l'histoire de l'islam et des Arabes est écrite, enseignée et expliquée sans référence à l'intervention divine » ; la façon dont « les Etats-nations modernes, musulmans de nom, bien qu'ils ne proclament jamais la séparation de la mosquée et de l'Etat, subvertissent néanmoins l'islam en tant que mode de vie, en pratiquant de facto une forme de séparation fonctionnelle de la religion et de l'Etat, plus sinistre encore ».
Ces radicaux mesurent à leur manière la nature des forces et des processus modernes qui rongent le tissu traditionnel des sociétés, cultures et politiques musulmanes. Ils sont plus clairvoyants que les sociologues, experts, mollahs et religieux, qui continuent à ressasser la formule selon laquelle « l'islam ne saurait être laïcisé ». En conséquence, ils s'indignent vivement du fait que l'islam contemporain est allé loin dans la direction de la privatisation, de la personnalisation et même de l'individualisation de la religion, au point de permettre que ses principes fondamentaux deviennent des croyances et des pratiques rituelles et cultuelles facultatives. Afin de renverser cette tendance apparemment irréversible, ils vont en guerre, au sens propre du terme, pour réaliser ce qu'ils appellent la réislamisation des sociétés.
Ils ne s'indignent pas moins vivement de l'ampleur de la déstabilisation, de l'ébranlement et de l'altération de la hiérarchie sexuelle traditionnelle dans les sociétés musulmanes contemporaines ; de l'érosion lente du pouvoir traditionnel des hommes sur les femmes, qui accompagne des mutations sociales majeures comme l'urbanisation, le passage à la famille mononucléaire, l'extension de l'éducation, la formation et l'emploi rémunéré des femmes ; de la tendance à instaurer des relations plus égalitaires entre les sexes dans le mariage et la vie en général ; de la reproduction sociale, à travers la socialisation des enfants, selon des normes qu'ils considèrent comme totalement étrangères à l'islam. D'où leur colère contre tout ce qui a trait au féminisme, leurs discours irrités au sujet de la famille musulmane et de son destin, la grande attention qu'ils accordent à la socialisation religieuse des enfants, et leur appel au rétablissement pour les femmes, les jeunes et la famille en général des normes traditionnelles du respect, de l'obéissance, de la ségrégation des sexes et de l'allégeance exclusive au chef mâle du foyer.
Pour illustrer ces transformations, on pourrait citer un article de Naguib Mahfouz qui décrit la condition trouble et confuse d'un musulman cairote typique, affrontant bon gré mal gré les paradoxes et anomalies générés quotidiennement par un mouvement de laïcisation historique de longue durée, que la plupart n'aperçoivent que par intermittence et à travers une vitre opaque : « Il mène une vie contemporaine [moderne]. Il obéit au droit civil et pénal d'origine occidentale, se trouve impliqué dans un enchevêtrement complexe de transactions sociales et économiques, et n 'est jamais sûr du degré auquel elles s'accordent ou non avec sa foi islamique. Le courant de la vie l'emporte et il oublie pour un temps ses inquiétudes, jusqu'à ce qu 'un vendredi il entende un imam ou lise la page religieuse d'un journal, ravivant ses inquiétudes avec une certaine peur. Il réalise que, dans cette nouvelle société, il a été frappé de dédoublement de la personnalité : une moitié de son être est croyante, prie, jeûne, et va en pèlerinage. L'autre moitié frappe ses valeurs de nullité dans les banques, devant les tribunaux et dans les rues, dans les cinémas et les théâtres, voire même chez lui, parmi les siens, devant la télévision. »
Comment expliquer la crise que traverse actuellement le Venezuela chaviste ? En remontant à la source, pétrolière notamment. Briser la conspiration du silence sur la vieillesse des femmes, faire le bilan de vingt ans de critique des médias, analyser les ressorts de la si prévisible débâcle électorale aux États-Unis… Une sélection d'archives en rapport avec le numéro du mois.
Il y a tout juste vingt ans, le sociologue Pierre Bourdieu lançait Liber - Raisons d'agir, une maison d'édition dont deux titres — le sien, Sur la télévision (1996), et celui de Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde (1997) — analysaient les effets délétères d'un journalisme de marché rongé par les connivences, le panurgisme et la précarité. Leur succès ancra dans le débat d'idées français une critique radicale des médias cultivée de longue date dans les colonnes du Monde diplomatique ; il suscita la fureur des chefferies éditoriales et la sympathie des rieurs.
Deux décennies plus tard, ce mouvement longtemps marginal a convaincu un large public, avec l'aide involontaire d'éditocrates toujours plus arrogants. Mais il a échoué à trouver dans le monde politique et syndical le levier d'une transformation concrète. En roue libre, les dirigeants de médias et leurs actionnaires continuent de mutiler l'information au point de rendre le journalisme haïssable. « Sous ce joug mortifère, écrit Aude Lancelin dans Le Monde libre (1), la presse deviendrait un jour le seul commerce à s'être éteint d'avoir obstinément refusé de donner à ses lecteurs ce qu'ils avaient envie de se procurer. »
« En lisant ton papier, je me suis régalé »Ancienne directrice adjointe de L'Obs, chargée notamment des pages « Idées », l'auteure a été licenciée en mai dernier pour avoir franchi sur la gauche la ligne du juste milieu juppéo-macronien tenue par l'hebdomadaire (2). Son ouvrage écrit à la dague dépeint l'arrière-plan de cette éviction et brosse un portrait de groupe du journalisme intellectuel qu'on croirait inspiré du Jardin des délices de Jérôme Bosch. Racheté en 2014 par les actionnaires du groupe Le Monde, MM. Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse, regroupés au sein du holding Le Monde libre, le vénérable Nouvel Observateur fondé un demi-siècle plus tôt devient L'Obs et adopte un nouveau management destiné à usiner à moindre coût le même libéralisme molasson.
Auparavant, raconte Aude Lancelin, la pensée tiède coulait sous la plume de chefs de service puissants, bercés d'illusions littéraires et cultivant des rapports de flagornerie. « Au lendemain de la parution du journal, le flatteur devait prendre un air extatique pour s'adresser à son confrère en disant : “En lisant ton papier, je me suis régalé.” À quoi le flatté se devait de répondre, aussi empourpré que son teint le lui permettait : “Venant de toi, cela me fait particulièrement plaisir.” Avec le nouveau directeur-manager, cette page-là de l'histoire des mœurs était refermée. » Angoissé par l'écriture, le dirigeant nommé par les nouveaux actionnaires, Matthieu Croissandeau, s'épanouit en revanche dans les voyages pour annonceurs publicitaires, les croisières pour lecteurs à la retraite et les « coûteuses séances de coaching, comportant certains jeux de rôles déshonorants », auxquelles il a inscrit d'office les hiérarques du journal.
Au sein de l'hebdomadaire qui publia naguère Jean-Paul Sartre, les idées circulent au gré des sens interdits et des passages obligés dont Lancelin cartographie l'immuable labyrinthe. À l'aversion des pères fondateurs, Jean Daniel et Claude Perdriel, pour la critique radicale répond le culte voué aux « amis du journal », au premier rang desquels trône Bernard-Henri Lévy. Les directeurs successifs, écrit l'auteure, « rampaient littéralement devant lui. À coups de bristols complices envoyés par coursier, de flatteries soigneusement calculées, de cajoleries téléphoniques à peine vraisemblables et de luxueux déjeuners au Ritz, ce philosophe Potemkine (…) avait obtenu leur complaisance pour mille ans ». Cette affinité élective cristallise le fonds commun idéologique qui unit autour du Parti socialiste les fractions dominantes du monde intellectuel, journalistique et politique depuis la fin du XXe siècle : au-delà du folklore, « il y avait la promesse de pouvoir continuer à être de gauche sans jamais se placer aux côtés du peuple ».
« Club Méditerranée de la culture »Choses vues à l'intérieur et désormais analysées de l'extérieur : toute l'année, les directeurs de L'Obs, du Point et de Marianne (où l'auteure exerça des responsabilités éditoriales entre 2011 et 2014) « faisaient mine de s'empailler sur les tréteaux comme des marionnettes batailleuses ». Puis ils « passaient tous leurs Nouvel An à festoyer ensemble ». Leurs convergences fondamentales rendent ces individus parfaitement interchangeables : Franz-Olivier Giesbert dirigea alternativement Le Nouvel Observateur et Le Point, Laurent Joffrin Libération et Le Nouvel Observateur, cependant que Renaud Dély pouvait, comme Jacques Julliard, passer de L'Obs à Marianne. « La proximité entre tous ces personnages, lorsqu'elle vous était révélée, donnait le sentiment puissant que la presse, sous son apparence de diversité, n'était qu'une même nappe phréatique de certitudes communes, d'intérêts puissamment liés, de visions en réalité semblables, qui prenaient le soin de se partager en différents fleuves dans les kiosques seulement pour les besoins du commerce et l'amusement de la galerie. » Démonstration par l'absurde de la prééminence de la logique marchande sur celle des idées : Le Point ne résistera pas au plaisir d'enfoncer son concurrent en célébrant sans retenue l'ouvrage d'Aude Lancelin, qui pourtant reproche à L'Obs sa dérive droitière.
C'est à ces logiques industrielles et à leurs maîtres d'œuvre que s'intéresse Laurent Mauduit. Dans Main basse sur l'information (3), le cofondateur en 2008 du site Mediapart décrit l'« asservissement » des grands médias français à une poignée d'oligarques multimédias (voir « Le pouvoir médiatique en France »). Sur un ton indigné parfois un peu surjoué, l'auteur détaille les méthodes et les parcours de MM. Vincent Bolloré, Patrick Drahi, Xavier Niel ou Bernard Arnault. « Ces patrons, manifestement ivres de leur pouvoir, envisagent des censures qui, en d'autres temps, auraient été plus discrètes » — comme celle d'un reportage de Canal Plus qui égratignait un partenaire de M. Bolloré, le nouveau propriétaire.
S'offrir un média national, même croulant sous les dettes, revient à emprunter la voie rapide vers le champ du pouvoir. Comme le notent Solveig Godeluck et Emmanuel Paquette dans leur enquête sur le parcours industriel de M. Niel au sein de l'industrie des télécoms, « depuis 2010 et le rachat du quotidien de référence Le Monde, ces politiques tenus en faible estime lui mangent dans la main. On lui prête suffisamment d'influence pour changer le cours d'une élection, et il peut désormais appeler chaque membre du gouvernement sur son portable en cas de besoin (4) ».
Ce tableau d'ensemble, estime Mauduit, « n'est pas sans rappeler les temps sombres de l'entre-deux-guerres, quand la plupart des grands journaux, propriété de l'une ou l'autre des “deux cents familles”, versaient dans la vénalité ou l'affairisme ». Est-il vraiment besoin de remonter aussi loin ?
La transformation des rapports entre la presse, le pouvoir, l'argent et les intellectuels dont Aude Lancelin subit les effets tardifs s'amorce dès les années 1980. Le Nouvel Observateur, que Bourdieu qualifiait de « Club Méditerranée de la culture », accompagne alors à grand bruit le tournant libéral des socialistes (5). Plus près de nous, Le Monde des années 1995-2005 rassemble déjà les ingrédients constitutifs de la presse d'industrie qui désormais scandalise Laurent Mauduit. Un trio indissociable composé d'Edwy Plenel, directeur de la rédaction et directeur adjoint de l'entreprise, d'Alain Minc, président du conseil de surveillance, et de Jean-Marie Colombani, directeur de la publication, préside alors aux destinées du quotidien vespéral. Ils changeront le journal en groupe de presse, feront entrer des industriels au capital, se rapprocheront de Lagardère (copropriétaire de sa filiale numérique Le Monde interactif), noueront un partenariat avec Bouygues.
Un basculement qui vient de loinSur la chaîne LCI, filiale de TF1, Edwy Plenel, futur cofondateur de Mediapart, anime chaque semaine pendant une décennie « Le Monde des idées », une émission de promotion littéraire où défilent les « amis » du journal comme Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, Pierre Rosanvallon (6). Pour parfaire la fusion de la finance et de l'information, le trio décide même en 2001 l'entrée en Bourse de la SA Le Monde, un projet finalement abandonné en raison de l'effondrement des marchés. Dans l'entreprise, un management plus que rugueux brise ou écarte les gêneurs. En septembre 2003, le journaliste Daniel Schneidermann est sèchement licencié pour avoir publiquement critiqué la manière dont le trio dirigeant a tenté de disqualifier Pierre Péan et Philippe Cohen, auteurs de La Face cachée du Monde (Fayard).
Si Mauduit propose au lecteur d'instructives plongées dans les débats sur la liberté de l'information au XIXe siècle, il reste discret sur ces épisodes contemporains. On peut le comprendre. L'utilité de Mediapart dans l'espace atrophié de la presse indépendante rend inconfortables la formulation autant que l'entendement de toute critique du rôle joué vingt ans plus tôt par les cofondateurs du site. Mais, comme l'a rappelé Frédéric Lordon, « avant Mediapart de gauche, il y a eu un Monde de droite. Et ils en ont été les chefs (7) ».
Quelle importance, objectera-t-on, que Mauduit ait dirigé les pages « Entreprises » d'un Monde qui lançait en fanfare son supplément « Argent » (mars 2001) après avoir appelé les dirigeants français à « suivre la voie économique américaine, caractérisée depuis des années par des réformes de structure, une baisse de la pression fiscale, des coupes claires dans les dépenses de l'État et un retour à l'excédent budgétaire » (éditorial, 5 décembre 1998) ? À quoi bon rappeler le boulevard ouvert par Edwy Plenel à Bernard-Henri Lévy pour rapporter d'Algérie, d'Afghanistan, de Colombie, etc., des reportages truffés d'erreurs, au grand dam des spécialistes du quotidien court-circuités par le grand homme ? C'est tout simplement que ce déplacement affecta l'ensemble de la presse.
Le Monde occupait alors une position centrale et structurante au sein du champ journalistique français. Qu'il glisse à droite, et le centre de gravité éditorial bougerait avec lui. Le paysage en ruine dépeint par Aude Lancelin et Laurent Mauduit résulte aussi de ce basculement.
« Le temps est venu de se révolter contre l'état de servitude dans lequel sont placés la presse et tous les grands médias d'information, radios et télévisions », écrit aujourd'hui le cofondateur de Mediapart. Il était temps que vînt le temps.
(1) Aude Lancelin, Le Monde libre, Les Liens qui libèrent, Paris, 2016, 240 pages, 19 euros
(2) Lire « Information sous contrôle », Le Monde diplomatique, juillet 2016.
(3) Laurent Mauduit, Main basse sur l'information, Don Quichotte, Paris, 2016, 446 pages, 19,90 euros.
(4) Solveig Godeluck et Emmanuel Paquette, Xavier Niel. La voie du pirate, First, coll. « First Document », Paris, 2016, 240 pages, 16,95 euros.
(5) Cf. François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, La Découverte, Paris, 2006.
(6) Cf. « Edwy, roi du téléachat », Pour lire pas lu, n° 0, Marseille, juin 2000.
(7) Lire Frédéric Lordon, « Corruptions passées, corruptions présentes (réponses à Laurent Mauduit) », Les blogs du Diplo, La pompe à phynance, 19 juillet 2012.
Un an après la disparition d'Hugo Chávez, le gouvernement vénézuélien hésite sur la voie à suivre. Les dissensions internes entre radicaux et réformateurs menacent-elles le pouvoir ?
Au cours des premiers mois de l'année, le pouvoir vénézuélien ne connaissait qu'une priorité : afficher son unité face à l'opposition et aux tentatives de déstabilisation soutenues par Washington (1). Depuis quelques semaines, toutefois, le monde politique vit au rythme de la publication des lettres ouvertes d'anciens hauts dirigeants chavistes peu soucieux de moucheter leurs critiques envers l'actuel président, M. Nicolas Maduro.
Le mouvement chaviste ne découvre pas à cette occasion les controverses publiques : ruptures, scissions et recompositions jalonnent son histoire. On se souvient ainsi des dissidences du Mouvement vers le socialisme (MAS, 2002), d'une fraction de Patrie pour tous (PPT, 2010) ou encore du dirigeant William Ojeda (2005). Dans bien des cas, signe des fluctuations caractéristiques du chavisme, les rebelles ont fini par revenir au sein de la coalition au pouvoir. Fait nouveau, cependant : l'ancien président Hugo Chávez, décédé en mars 2013, n'est plus là pour trancher et repenser les alliances stratégiques.
Tout commence avec le courrier de M. Jorge Giordani (2), publié le 18 juin 2014. La veille, M. Maduro lui a signifié son limogeage du poste de ministre de la planification, qu'il avait occupé de façon quasi ininterrompue depuis l'arrivée au pouvoir de Chávez en 1999. Affichant l'ambition de « prendre ses responsabilités face à l'histoire », l'architecte des politiques économiques bolivariennes accable le président : « incompréhension des mécanismes économiques », incapacité à « impulser un leadership », manque de « cohérence ». M. Hector Navarro, membre de la direction nationale du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) et plusieurs fois ministre sous Chávez, lui a publiquement apporté son soutien, ce qui l'a conduit à devoir s'expliquer devant la commission de discipline du parti.
M. Giordani condamne également l'« interférence de conseillers français », qui aurait entravé la mise en œuvre de son propre programme d'étatisation accrue de l'économie. Selon l'intellectuel allemand Heinz Dieterich, autrefois proche du pouvoir vénézuélien, Caracas, se trouvant dans l'impossibilité politique de faire appel au Fonds monétaire international (FMI), aurait sollicité l'aide de M. Matthieu Pigasse, directeur général délégué de la banque Lazard, copropriétaire du groupe Le Monde et consultant auprès des gouvernements équatorien et argentin sur la restructuration de leurs dettes. Il aurait chargé le Français de contribuer au « sauvetage » du « Titanic bolivarien, entré en collision avec l'iceberg du capitalisme, de la corruption et de l'incompétence » (3). Grâce à M. Pigasse, le 13 juin 2014, le vice-président pour l'économie et ministre du pétrole, M. Rafael Ramírez, rencontrait une cinquantaine d'investisseurs internationaux dans les salons de l'hôtel Claridge's à Londres pour les rassurer sur l'état de l'économie vénézuélienne (4).
Un autre document avait suscité quelques vagues début juin : celui rédigé par M. Temir Porras, un ancien proche de M. Maduro, formé à l'Ecole nationale d'administration (ENA) à Paris. Responsable de la campagne du candidat chaviste lors de la présidentielle de 2013, M. Porras évoque une politique monétaire « qui rappelle davantage le fonctionnement d'un casino que celui d'une banque centrale » et en appelle au « pragmatisme », « une vertu extrêmement nécessaire dans les circonstances complexes que nous traversons ».
Les « radicaux » s'étranglent. S'appuyant sur un rapport de Bank of America Merrill Lynch qui voit dans l'éviction de M. Giordani un « fort signal de la perte d'influence de l'aile marxiste radicale (5) », les tenants les plus intransigeants de l'intégrité du processus bolivarien analysent l'épisode comme la « mise à mort du chavisme » par les « sociaux-démocrates » (6). Plus d'un an et demi après la mort de Chávez, et alors que les difficultés économiques persistent (7), la rupture semble consommée, signe d'un approfondissement de la crise que traverse le pays.
En dépit de l'avalanche d'articles de presse, tant au Venezuela qu'à l'étranger, un tel conflit n'a pourtant rien de surprenant dans un pays où, depuis longtemps, les pragmatiques dominent. L'illusion d'optique s'explique facilement : le chavisme n'a jamais rassemblé des militants fidèles à un corpus doctrinal. Dès le début des années 1990, il a au contraire agrégé autour de sa figure tutélaire des postures politiques et des courants de pensée très divers, avec pour socle commun certaines priorités telles que l'affirmation d'un Etat fort et souverain, ou la nécessité urgente de remédier aux inégalités. En bon stratège, le président de la République parvenait à impulser une ligne, malgré les contradictions — parfois profondes — entre discours théoriques et mesures concrètes.
Ainsi, la révolution bolivarienne a maintenu le modèle économique rentier d'antan, comptant sur l'afflux de capitaux étrangers, notamment dans le secteur pétrolier, où l'exploitation repose sur des sociétés mixtes associant l'Etat à des entreprises étrangères. Au cours des années 2000, le taux de pauvreté a fortement baissé, les inégalités se sont réduites, mais sans transformation profonde de la fiscalité ou de l'appareil productif. Non seulement la hausse de la consommation dope l'activité des importateurs (et fragilise les comptes externes), mais, en dépit des cris d'orfraie de la presse contre les « nationalisations », la part du secteur privé se maintient : elle représente entre 58 et 62 % du produit intérieur brut (PIB). Bref, le laboratoire du « socialisme du XXIe siècle » n'a jamais tourné le dos à une realpolitik pas toujours compatible avec ses projets de transformation de la société à long terme.
Par ailleurs, le chavisme, en tant que théorie pratique du pouvoir, se caractérise par un jeu d'alliances sans cesse rompues ou renouées : difficile, dans ces conditions, de fixer les frontières des diverses tendances. Symptomatique de ce mouvement perpétuel, par-delà les idéologies : la proximité entre le président de l'Assemblée nationale, M. Diosdado Cabello, considéré comme l'un des représentants du courant « de droite », proche de l'armée, et divers collectifs de la gauche radicale. Les polémiques internes qui ont récemment surgi sur la scène publique naissent principalement de divergences quant à la pratique de gouvernement ou à l'administration de l'Etat. Au Venezuela comme ailleurs, elles traduisent en termes facilement identifiables des réagencements stratégiques plus délicats à exposer aux militants : « droite contre gauche », « pragmatique contre radical » transforment ainsi des luttes de pouvoir en nobles batailles politiques.
Or la période actuelle se caractérise plutôt par une rupture du fragile équilibre d'hier. Chávez absent, une sorte d'union sacrée s'était constituée au sein du PSUV. C'est sans doute dans cette optique qu'il faut lire la déferlante de critiques adressées à M. Giordani, dont les déclarations menacent moins l'homogénéité idéologique du chavisme que son unité politique.
Les contradictions internes à la dynamique bolivarienne se sont intensifiées depuis le décès de son initiateur. Chávez personnifiait l'Etat et le processus politique ; mais ce qui allait de soi n'est plus. La précarité de la situation appelle avec plus de force la consolidation des institutions (Etat, justice) autour d'un modèle de société d'une part, et la clarification du rôle du PSUV d'autre part. Si le parti ne parvient pas à s'imposer comme une force de proposition idéologique qui met en débat — et qui défend — un projet, le mouvement n'a pour horizon que des lignes de fuite. La versatilité de l'actualité politique entrave le projet de transformation sociale. L'anomie guette là où la défiance règne et où les institutions qui confèrent de la consistance aux choix idéologiques demeurent fragiles.
La recomposition post-Chávez est le défi majeur du processus bolivarien s'il veut conserver le champ d'attraction sociale construit jusqu'ici. Malgré les Cassandre qui prédisent invariablement la fin de la révolution bolivarienne, bien malin qui saura présumer des nouvelles configurations de ce processus en perpétuel mouvement.
(1) Lire Alexander Main, « Au Venezuela, la tentation du coup de force », Le Monde diplomatique, avril 2014.
(2) L'ensemble des courriers (en espagnol) peut être consulté sur le site www.Rebelion.org
(3) Heinz Dieterich, « La caída de Giordani y el futuro de Venezuela », Aporrea, 24 juin 2014.
(4) Blanca Vera Azaf, « Ramírez : Habrá convergencia en los tipos de cambio », El Nacional, Caracas, 14 juin 2014.
(5) Francisco Rodriguez, « Venezuela in focus. The glass is half full », Bank of America Merrill Lynch, New York, 12 juin 2014.
(6) Claudio Della Croce, « Bank of America + conexión francesa ¿apuntalan el fin del chavismo ? », Aporrea, 28 juin 2014.
(7) Lire Gregory Wilpert, « Le Venezuela se noie dans son pétrole », Le Monde diplomatique, novembre 2013.
Ravageuses, les guerres en Irak et en Syrie impliquent chaque jour davantage les puissances étrangères. La bataille qui s'engage à Mossoul inquiète les États-Unis, contraints de composer avec les rivalités régionales, notamment entre la Turquie, l'Iran et l'Arabie saoudite. D'autre part, une reprise sanglante d'Alep pourrait compromettre la dynamique diplomatique qui avait suivi l'engagement militaire direct de la Russie aux côtés du régime syrien.
Jaber Al Azmeh. — « The People » (Le Peuple), de la série « Wounds » (Blessures), 2012 www.jaberalazmeh.comLe premier objectif de l'engagement militaire russe en Syrie, qui a débuté en septembre 2015, a été facilement et rapidement atteint : empêcher une défaite militaire du régime, qui perdait alors du terrain depuis plusieurs mois (1). L'implication des forces aériennes russes rendait également impossible une interdiction par les États-Unis de survol du territoire syrien. En 2013 déjà, la diplomatie russe avait compliqué une éventuelle intervention occidentale contre le régime du président Bachar Al-Assad en obtenant de sa part un renoncement contrôlé aux armes chimiques (2).
Les objectifs mis en avant par M. Vladimir Poutine dans son discours à l'Organisation des Nations unies (ONU) du 28 septembre 2015 étaient autrement plus ambitieux. Formulés comme un défi aux États-Unis et à leurs alliés occidentaux, ils visaient à les mettre sur la défensive. Mais le moment choisi fut décisif : on était alors au plus fort de l'afflux de réfugiés syriens en Europe et des attentats organisés depuis la Syrie par l'Organisation de l'État islamique (OEI).
M. Poutine faisait valoir que seules les forces du régime Al-Assad et les Kurdes « affrontaient courageusement le terrorisme » et que, comme elle avait lieu à la demande du gouvernement syrien, l'action russe se situait dans le cadre du droit international, à la différence des bombardements occidentaux. Par ailleurs, il rappelait que la zone d'exclusion aérienne mise en place en Libye puis le soutien aux rebelles avaient conduit non seulement à l'élimination du régime de Mouammar Kadhafi, mais aussi à la destruction de tout l'appareil d'État, créant un terreau favorable à l'implantation de l'OEI.
Vu l'importance stratégique de la Syrie, les mêmes effets seraient décuplés par une défaite militaire du régime en place, arguait-il. Il faisait référence à la grande coalition qui avait réuni l'URSS, les États-Unis et le Royaume-Uni à partir de juin 1941 pour faire face à la puissance hitlérienne. Il plaidait ainsi en faveur d'une alliance similaire pour combattre le danger de l'OEI, qui cherchait « à dominer le monde islamique », en soulignant : « Des membres de ce que l'on appelle “l'opposition syrienne modérée”, soutenue par l'Occident, viennent également grossir les rangs des radicaux. »
En dépit de la responsabilité du régime dans le lourd bilan humain du conflit, tout cela revenait à dire à ses interlocuteurs occidentaux : entre deux maux, il faut savoir choisir le moindre. M. Poutine leur proposait de promouvoir avec lui l'idée d'un cessez-le-feu entre toutes les forces combattantes en Syrie, à l'exception de l'OEI, et, parallèlement, de chercher collectivement une solution politique.
Les dirigeants occidentaux se sont longtemps accordés à penser que le départ de M. Al-Assad constituait un préalable à toute résolution du conflit. Mme Angela Merkel fut la première à briser ce consensus. Le 23 septembre 2015, la chancelière allemande affirmait : « Il faut parler avec de nombreux acteurs, et cela implique Al-Assad (3). » Elle a rapidement été suivie par le Britannique David Cameron, et finalement par M. Barack Obama lui-même. Mais il a fallu attendre les attentats du 13 novembre 2015 à Paris pour que le ministre des affaires étrangères français, M. Laurent Fabius, abandonne à son tour cette condition : « Une Syrie unie implique une transition politique. Cela ne veut pas dire que Bachar Al-Assad doit partir avant même la transition, mais il faut des assurances pour le futur (4). »
Dès le début, on soulignait toutefois, à Washington et ailleurs, que les forces aériennes russes ne frappaient pas beaucoup les bases de l'OEI, mais plutôt celles d'autres formations rebelles, et sans grandes précautions pour épargner les civils. Le premier objectif de Moscou était de renforcer les positions du régime, menacées par d'autres que l'OEI. On pouvait cependant croire qu'il s'agissait surtout de le mettre en meilleure posture politique en vue des négociations à venir.
Pour donner des gages à ses partenaires occidentaux et à leurs alliés, la Russie souscrivit le 18 décembre une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU proposée par les États-Unis qui exigeait une solution politique et « la formation d'un gouvernement de transition doté des pleins pouvoirs ». C'est sur ces bases que put s'établir la difficile, sinon impossible, coopération internationale, et cette résolution fut évidemment mal reçue par le gouvernement de M. Al-Assad. En insistant sur la nécessité d'une concertation internationale, la Russie reconnaissait que l'aide militaire qu'elle était disposée à lui accorder ne suffisait pas à lui permettre de reprendre le contrôle de toute la Syrie, ni même des zones aux mains des rebelles soutenus par les Occidentaux.
La grande coalition préconisée par Moscou est restée un vœu pieux. Il faut plutôt parler de deux coalitions, qui se sont rencontrées dans le cadre des « pourparlers de Vienne », coprésidés par le ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov et par le secrétaire d'État américain John Kerry, à la mi-novembre 2015. Celle menée par la Russie compte l'Iran (avec l'appui, sur le terrain, des troupes du Hezbollah libanais) et l'Irak, qui appartient aussi à la seconde. Celle des États-Unis, beaucoup plus vaste, regroupe une cinquantaine d'États. Mais elle est plus hétéroclite et comprend des États très récalcitrants à l'égard du processus, notamment la Turquie et l'Arabie saoudite.
Pour cette dernière, en Syrie comme ailleurs, le danger principal demeure l'Iran, dont les forces Al-Qods combattent avec les soldats syriens. La Turquie, elle, s'inquiète de l'émergence d'un Kurdistan syrien indépendant de facto — d'où son intervention fin août 2016 pour empêcher la jonction des territoires kurdes au sud de sa frontière. C'est seulement sous la pression de Washington que, à Vienne, l'Arabie saoudite a accepté de s'asseoir à la même table que l'Iran.
La recherche d'une solution politique s'est cependant poursuivie, au niveau non seulement international, mais aussi régional. Sous les pressions conjointes de Moscou et de Washington, un « forum » des parties combattantes sur le terrain (à l'exception de l'OEI et du Front Al-Nosra, une composante d'Al-Qaida) a été ouvert à Genève par un représentant spécial du Conseil de sécurité de l'ONU. Celui-ci a rencontré les parties séparément plusieurs fois pour discuter avec elles non seulement d'un cessez-le-feu, mais aussi de leurs conditions pour un règlement par étapes du conflit. Sans grand succès.
La coopération entre Washington et Moscou a résisté à la destruction d'un bombardier russe par les forces turques, le 24 novembre 2015, ainsi qu'à la tentative — infructueuse — du président turc Recep Tayyip Erdoğan d'appeler à la rescousse l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN). Puis, le 14 mars 2016, à la surprise générale, M. Poutine a annoncé un retrait graduel des forces d'intervention russes, qui s'est amorcé rapidement, et de façon notable. Le message s'adressait avant tout à M. Al-Assad. Grâce à l'appui militaire russe, le président syrien avait pu reconquérir un peu du territoire perdu, et il entendait pousser au maximum l'avantage acquis en tentant la reprise complète d'Alep, la deuxième ville du pays, à l'occasion d'une violation d'un cessez-le-feu péniblement conclu entre les représentants de la Russie et des États-Unis le 27 février.
Visiblement, Moscou contrôlait mal son allié syrien. M. Al-Assad sait fort bien que la Syrie est le seul point d'ancrage de la Russie au Proche-Orient, où elle cherche à retrouver une influence significative. Sans se désolidariser ouvertement de son allié, M. Poutine entendait donc montrer qu'il lui appartenait de fixer les conditions de l'engagement de la Russie. La prise d'Alep aurait donné au régime syrien le contrôle d'un territoire où réside 70 % de la population du pays ; elle lui aurait permis de camper indéfiniment sur ses positions et de faire échouer les négociations avec l'opposition. Mais elle n'a pas eu lieu, et un nouveau cessez-le-feu précaire a été conclu. En choisissant de prendre ses distances, M. Poutine entendait ne pas compromettre l'objectif principal qu'il poursuivait en Syrie : démontrer que la Russie était pour les États-Unis et l'Europe un partenaire d'une puissance certes inférieure à la leur, mais désormais décisive ; et qu'on ne pouvait résoudre les grands problèmes internationaux que par des compromis où ses intérêts seraient pris en compte.
La collaboration entre la Russie et les États-Unis s'est poursuivie pendant encore plusieurs mois, à travers la recherche d'un cessez-le-feu régulièrement violé par les alliés de l'un ou de l'autre. Fin juin 2016, on a appris que M. Obama avait autorisé une proposition faite à la Russie : des opérations militaires conjointes non seulement contre l'OEI mais aussi contre le Front Al-Nosra, à condition que Moscou obtienne que les forces aériennes syriennes restent au sol et cessent le feu avec les autres formations de résistance armée soutenues par l'Arabie saoudite, les émirats du Golfe et la Turquie (5).
Cette proposition, relayée par M. Kerry, a suscité une forte opposition au sein de l'administration américaine, en particulier chez M. Ashton Carter. Le ministre de la défense estimait qu'elle faisait la part trop belle à la Russie et à la Syrie, dans la mesure où le Front Al-Nosra est la force d'opposition armée de loin la plus importante, alors que la trentaine d'autres groupes pèseraient peu.
D'autre part, il s'opposait à un partage d'informations militaires avec la Russie. Il désignait publiquement Moscou comme l'adversaire principal des États-Unis — ce que MM. Obama et Kerry se gardaient de faire. Selon des fuites recueillies par le Washington Post (6), il affirmait, non sans raison, qu'en Syrie M. Poutine cherchait surtout à « briser l'isolement qui a suivi son intervention militaire en Ukraine ». En réponse, le Pentagone conduisait un renforcement sans précédent de l'OTAN depuis la fin de la guerre froide, avec le déploiement en Pologne et dans les républiques baltes d'une nouvelle force de quatre mille hommes (7). Ces divisions internes et les ambiguïtés qui en découlaient n'ont pas facilité la tâche de Washington.
Tandis que les forces gouvernementales assiégeaient durablement l'est d'Alep à partir du 4 septembre, la Russie posait elle aussi ses conditions pour accepter la proposition de M. Obama. Elle exigeait que les forces de combat protégées par Washington qui côtoyaient celles du Front Al-Nosra (rebaptisé Fatah Al-Cham en juillet 2016) et collaboraient souvent avec elles s'en dégagent de façon vérifiable, pour pouvoir échapper aux frappes russes.
En somme, les partenaires russe et américain se posaient mutuellement des conditions que ni l'un ni l'autre n'était en mesure de garantir. On touche là à la fragilité des ententes partielles sur lesquelles se fondait le cessez-le-feu de septembre 2016, dont la rupture a conduit à la situation actuelle.
Plusieurs, sinon la majorité, des forces tierces ne veulent ou ne peuvent pas se dégager d'Al-Nosra, omniprésent dans les zones rebelles. Leur priorité est la défaite du régime Al-Assad. En outre, le Front pourrait se retourner immédiatement contre elles. Malgré tout, les États-Unis ont tenté de les pousser à s'en distancer. En août 2016, selon des correspondants du New York Times (8), des représentants de ces forces se plaignaient de ce que l'important flux d'armements fournis par les États-Unis via l'Arabie saoudite (dont une partie était revendue ou passait à Al-Nosra) avait considérablement diminué. M. Kerry a été blâmé pour avoir laissé échapper dans une conversation que deux de ces organisations étaient des « sous-groupes » d'Al-Nosra (9).
Les termes et les conditions du cessez-le-feu entré en vigueur le 13 septembre, négocié entre MM. Lavrov et Kerry, étaient si précaires et si ambigus qu'ils devaient être revus toutes les quarante-huit heures, et qu'ils n'ont même pas été rendus publics. Dans ces circonstances, il est étonnant qu'il ait pu durer ne serait-ce que quelques jours. Plus étonnant encore, il a été rompu par une attaque américaine contre les forces syriennes qui a fait plus de soixante morts, le 17 septembre. M. Al-Assad a évidemment refusé de croire qu'il s'agissait d'une erreur, comme on l'affirmait à Washington. Il en a profité pour lancer une offensive tous azimuts et tenter la reprise complète d'Alep. Quelques heures après la fin de la trêve, un convoi humanitaire de l'ONU était bombardé à l'ouest de la ville. Washington a tenu Moscou et son allié syrien pour « directement responsables » de cette attaque, au cours de laquelle une vingtaine de personnes ont péri.
En appuyant sans réserve apparente M. Al-Assad alors que l'intensification des bombardements aggrave le désastre humanitaire, la Russie a pris un risque d'isolement. Moscou a dû utiliser son droit de veto au Conseil de sécurité de l'ONU, le 8 octobre, pour bloquer la résolution française demandant l'arrêt des combats. Seul le Venezuela a voté avec la Russie, tandis que la Chine s'est abstenue. M. Poutine entend profiter de la fin du mandat de M. Obama pour mettre ses alliés en position de force avant la recherche d'une solution politique. Mais, s'il ne trouve pas un moyen de relancer les pourparlers, le crédit de la Russie et l'avenir de ses relations avec les États-Unis et l'Europe seront hypothéqués.
(1) Lire Alexeï Malachenko, « Le pari syrien de Moscou », Le Monde diplomatique, novembre 2015.
(2) Lire « La Russie est de retour sur la scène internationale », Le Monde diplomatique, novembre 2013.
(3) Agence France-Presse, 24 septembre 2015.
(4) Entretien dans Le Progrès, Lyon, 5 décembre 2015.
(5) Josh Rogin, « Barack Obama plans new military alliance with Russia in Syria », The Independent, Londres, 30 juin 2016.
(6) Gareth Porter, « A new fight over Syria war strategy », Consortiumnews.com, 8 juillet 2016.
(7) Lire Michael Klare, « À Washington, scénarios pour un conflit majeur », Le Monde diplomatique, septembre 2016.
(8) Mark Mazzetti, Anne Barnard et Eric Schmitt, « Military success in Syria gives Putin upper hand in US proxy war », The New York Times, 6 août 2016.
(9) Josh Rogin, « Kerry touts the Russian line on Syrian rebel groups », The Washington Post, 12 juillet 2016.
« Après quarante-six années d'occupation et deux décennies ambiguës de transition, la Hongrie a retrouvé son droit et sa capacité à l'autodétermination », affirme le programme « de coopération nationale » de l'Alliance civique hongroise (Fidesz). Dominant la scène politique depuis 2010, le national-conservatisme du premier ministre Viktor Orbán (1) prétend ainsi reconnecter la Hongrie au supposé cours naturel des choses et rejeter la gauche, qu'elle soit postcommuniste ou libérale, dans le camp des partisans d'une histoire honnie. Les rues portant une référence au communisme ou à des penseurs comme Karl Marx et Friedrich Engels ont été débaptisées, la place de la République étant quant à elle renommée « place Jean Paul-II ».
Pour donner à sa vision des choses une légitimité scientifique, le gouvernement a fondé en 2014 l'institut Veritas, composé de vingt-six spécialistes missionnés pour « réévaluer les recherches historiques ». Ils sont dirigés par Sándor Szakály, un historien invité dans les conférences organisées par le parti d'extrême droite Jobbik et considéré comme révisionniste par les médias de gauche. L'une de ses recherches l'a conduit à qualifier d'« opération de police contre des étrangers » la déportation de plusieurs milliers de Juifs vers l'Ukraine en 1941. Veritas concentre ses efforts sur l'entre-deux-guerres, période de référence pour le camp nationaliste, marquée par la régence autoritaire, conservatrice et irrédentiste de Miklós Horthy, qui avait maté la République des conseils de Béla Kun en 1919. Mais, en raison de sa collaboration avec l'Allemagne nazie et de sa responsabilité dans le génocide des Juifs, le Fidesz ne peut entreprendre pleinement la réhabilitation de ce régime.
Lors de son premier passage au pouvoir (1998-2002), le Fidesz avait lancé son entreprise de réécriture d'un passé plus désirable en inaugurant la Maison de la Terreur, sorte de musée postmoderne dont la vocation est de mettre en lumière les crimes des « totalitarismes nazi et communiste »… mais surtout communiste. En érigeant sur la place de la Liberté de Budapest, à l'été 2014, un Mémorial aux victimes de l'occupation allemande, le pouvoir a tenté de présenter la Hongrie (symbolisée par l'archange Gabriel) comme une victime de l'Allemagne nazie, et non comme son alliée au sein de l'Axe (de 1941 à 1944). À cinquante mètres de ce monument, sur le parvis d'un temple calviniste, trône un buste de Horthy dévoilé en novembre 2013 par des députés du parti Jobbik. S'ajoute à cet imbroglio, sur la même place, un imposant Mémorial aux héros soviétiques, lui-même pointé d'un doigt menaçant par un Ronald Reagan en bronze inauguré par M. Orbán à l'été 2011 afin d'honorer la mémoire de « l'homme qui a vaincu le communisme ».
Ce récit national taillé sur mesure par et pour la droite est imprimé dans les nouveaux manuels scolaires, dont l'édition a été reprise en main par l'État. Plusieurs écrivains antisémites et pronazis de l'entre-deux-guerres ont ainsi trouvé leur place au programme de littérature, comme József Nyírő, dont les cendres ont été rapatriées d'Espagne au printemps 2012 puis inhumées par le président du Parlement, M. László Kövér. Le pouvoir dispose de moyens illimités pour tenter de faire adhérer à son projet national-chrétien une société hongroise pourtant fermement engagée sur la voie de la déchristianisation et de l'émancipation. Face à lui, tout contre-récit antifasciste est quasiment inexistant.
(1) Lire « Le national-conservatisme s'ancre dans la société hongroise », Le Monde diplomatique, avril 2014.
Elue triomphalement, Mme Tsai Ing-wen, issue du Parti démocrate progressiste (indépendantiste), prend ses fonctions de présidente de la République de Chine (Taïwan) à la fin du mois. Inutile de dire que Pékin voit son arrivée sans enthousiasme, si ce n'est avec une certaine hostilité. La nouvelle présidente devra également faire face aux aspirations sociales des Taïwanais.
Chang Ling. – « A Drifting Mind » (Un esprit flottant), 2013L'éclatante victoire de Mme Tsai Ing-wen et du Parti démocrate progressiste (PDP) aux élections du 16 janvier 2016 marque un tournant dans l'histoire politique de Taïwan. S'il avait perdu la présidence entre 2000 et 2008, le Kuomintang (KMT) était toujours parvenu à conserver une majorité de sièges au Parlement. Il s'agit donc de la première véritable alternance depuis la levée de la loi martiale et la démocratisation, en 1987.
Elue avec 56,1 % des voix, Mme Tsai dispose d'un solide mandat populaire et d'une confortable majorité parlementaire (68 sièges sur 113) pour mettre en œuvre son programme et répondre aux inquiétudes de ceux pour qui la politique de rapprochement des deux rives du détroit de Formose, engagée par le gouvernement KMT sortant, a mis en péril la souveraineté et la sécurité de l'île. L'hostilité de Pékin pourrait néanmoins compliquer la tâche de la future présidente, qui prend ses fonctions le 20 mai.
Plusieurs facteurs ont contribué au succès de Mme Tsai et de son parti. Le plus important est indéniablement le mécontentement social et l'espoir d'un nouveau souffle. A deux reprises, en 2008 puis en 2012, le KMT avait remporté les élections en agitant le spectre de la marginalisation économique en cas de victoire du PDP, mais aussi en mettant en avant les retombées positives d'une « relation privilégiée » avec la Chine. Durant ses deux mandats, le président Ma Ying-jeou a en effet signé une vingtaine d'accords qui ont permis l'ouverture de liaisons aériennes et maritimes directes, le développement du tourisme chinois de masse, ainsi qu'un accord-cadre de coopération économique (Economic Cooperation Framework Agreement, ECFA), premier jalon d'une zone de libre-échange entre les deux rives. Cette libéralisation du commerce a entraîné un accroissement considérable des investissements taïwanais en Chine : entre 1991 et 2015, ils se sont élevés à 154,9 milliards de dollars (136,7 milliards d'euros), dont 90 milliards au cours des cinq dernières années (1). En 2009, Taipei a autorisé les investissements chinois dans certains secteurs ; ils atteignaient 1,45 milliard de dollars (1,28 milliard d'euros) à la fin janvier 2016 (2).
« Mouvement des tournesols »En dépit de toutes ces mesures, la croissance a fortement ralenti. Sur la période 2008-2013, le produit intérieur brut (PIB) a crû à un rythme de 3,3 % par an, contre 6,7 % entre 2000 et 2008. Et en 2015, il est tombé à 0,75 %, le pays entrant même en récession au cours des deux derniers trimestres. Si le taux de chômage est resté autour de 4 %, les critiques portent surtout sur la détérioration des conditions de travail et de vie. La croissance profite essentiellement aux plus riches, alors que le revenu mensuel moyen stagne : selon les chiffres du gouvernement, en 2013, il était au niveau de 1998 (respectivement 44 739 et 44 798 dollars taïwanais, soit environ 1 225 euros).
Pourtant, Taïwan est l'un des pays où le temps de travail est le plus long : 2 124 heures par an en moyenne pour un employé en 2013, contre 1 474 heures en France, d'après l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Et ces chiffres ne prennent pas en compte les heures non payées. Selon une enquête menée en 2011 par l'agence d'emploi Yes 123, 85,3 % des employés interrogés travaillaient plus de dix heures par jour, et 70 % n'étaient pas payés pour les heures supplémentaires (3). Dans le même temps, les prix de l'immobilier se sont envolés — la part de leurs revenus que les habitants de Taipei consacrent au logement est la plus élevée du monde (4).
Le rapprochement avec la Chine n'est pas seulement un échec économique. Il a aussi engendré de nouvelles formes de danger pour la démocratie taïwanaise. Les médias se retrouvent exposés à une triple pression chinoise : rachat par des entrepreneurs taïwanais de groupes de presse comme China Times, pour rendre la ligne éditoriale favorable à Pékin ; autocensure pour vendre les programmes sur le marché chinois ; recours à des prête-noms pour contourner l'interdiction faite à Pékin de publier à Taïwan (5). L'expérience hongkongaise de la censure et de la répression chinoise à l'encontre de la presse et des mouvements étudiants a joué un rôle important dans la sensibilisation aux risques d'une poursuite effrénée de l'intégration des deux rives.
Par ailleurs, le manque de transparence dans les négociations avec Pékin et la volonté répétée d'outrepasser les mécanismes de contrôle parlementaire ont accru la méfiance vis-à-vis du pouvoir. Pour une partie croissante de l'électorat, M. Ma a trahi sa promesse de défendre la souveraineté et la démocratie pour s'engager sur la voie de l'unification.
Tous ces mécontentements se sont cristallisés dans le « mouvement des tournesols », lorsque les étudiants ont occupé le Parlement pendant plus de trois semaines, en mars-avril 2014, pour protester contre la tentative de passage en force d'un accord de libéralisation des services (6). Inquiets de l'influence néfaste du régime autoritaire en place de l'autre côté du détroit, ils ont réaffirmé que Taïwan n'était pas une province chinoise, mais un Etat souverain.
Cette jeunesse, qui a grandi après les réformes démocratiques et qui rejette massivement le scénario d'unification tout comme la formule chinoise « Un pays, deux systèmes », a été l'un des facteurs-clés des défaites électorales du KMT. Deux sondages postélectoraux montrent que les 20-29 ans, qui représentent 17 % de l'électorat, se sont fortement mobilisés lors de l'élection présidentielle : 74,5 % d'entre eux ont voté, contre 66,2 % pour l'ensemble du corps électoral ; 71 % des primo-votants (20-23 ans) et 80 % des 24-29 ans ont choisi Mme Tsai (7).
Au total, si la Chine reste un voisin difficile à ignorer, elle ne représente plus la solution miracle pour l'île. Dans ses discours de campagne, Mme Tsai a fait valoir que Taïwan ne maîtrisait plus suffisamment sa trajectoire économique et politique. Elle souhaite donc réduire les facteurs de dépendance. Trois grands dossiers attendent l'administration PDP, à commencer par la relance de l'économie, qui souffre de problèmes structurels majeurs. La croissance est essentiellement tirée par les exportations, dont 40 % filent vers la Chine (et Hongkong), selon un schéma établi depuis plus de vingt ans : les produits sont fabriqués en Chine par des entreprises taïwanaises et exportés vers le reste du monde (« made in China by Taiwan for the world »).
Très peu d'entreprises sont parvenues à développer des marques internationalement reconnues. Le gros du tissu industriel reste dépendant de contrats de sous-traitance pour les grandes sociétés internationales, ce qui le rend vulnérable aux fluctuations de l'économie mondiale. Jusqu'ici, les délocalisations en Chine des usines d'assemblage (comme Foxconn) se sont accompagnées d'une balance commerciale fortement excédentaire. En 2010, Taïwan enregistrait un excédent record de 41,7 milliards de dollars avec la Chine. Mais les économies des deux rives, qui étaient complémentaires, entrent désormais en concurrence.
Les entreprises taïwanaises sont progressivement exclues de la mise en place d'une chaîne de production et d'approvisionnement chinoise rassemblant des grands groupes (Lenovo, Huawei, Tsinghua Unigroup, etc.) et des petites et moyennes entreprises (PME) devenues fournisseurs. Cela explique en grande partie la baisse des exportations, qui, couplée à l'augmentation des importations de produits chinois, a fait chuter l'excédent commercial à 28,1 milliards de dollars en 2015.
Pour donner un second souffle à l'économie et pour rééquilibrer le commerce extérieur, Mme Tsai veut renforcer les liens avec les autres acteurs de la région, plus particulièrement le Japon (6 % des exportations en 2014) et les Etats-Unis (11 %) (8). Elle ne remet pas en cause la libéralisation des échanges, mais elle souhaite réduire sa dépendance vis-à-vis de la Chine et propose que Taïwan rejoigne le partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP), l'accord de libre-échange négocié à l'initiative de Washington. Parallèlement, elle a annoncé la mise en place d'une « nouvelle politique en direction du sud », en référence à l'initiative lancée dans les années 1990 pour encourager les entreprises à investir et à trouver des débouchés en Asie du Sud-Est. Enfin, l'Inde a été désignée comme un partenaire à privilégier (9).
Le futur gouvernement a en outre l'intention d'encourager le développement d'une industrie tournée vers les technologies de nouvelle génération à forte valeur ajoutée. Il a désigné cinq secteurs : les énergies vertes, les biotechnologies, les objets connectés, les machines intelligentes et la défense nationale.
Certains experts estiment que l'Etat ne devrait pas hésiter à intervenir pour planifier et centraliser les ressources afin de créer un environnement favorable aux activités de recherche-développement et aux investissements dans ces secteurs. Des fonds publics pourraient être investis dans des instituts de recherche ou des entreprises, comme ce fut le cas avec la création de l'Institut de recherche sur la technologie industrielle, le parc industriel de Hsinchu ou l'entreprise United Microelectronics Corp. (UMC) dans les années 1970-1980, au moment où l'île a réorienté son industrie vers les technologies de l'information (10).
Si elle est tenue, la promesse électorale d'un « pays libéré du nucléaire » d'ici à 2025 — alors qu'il en dépend actuellement pour près de 20 % de sa production d'électricité — pourrait stimuler le développement des énergies vertes.
Durant sa campagne, Mme Tsai a également fait miroiter une meilleure répartition des richesses et l'amélioration des conditions de vie de la population par une série de mesures sociales. Cela passerait notamment par l'augmentation du revenu minimum (actuellement de 20 008 dollars taïwanais, soit 540 euros, ce qui ne permet pas de subvenir aux besoins fondamentaux) et par la baisse du plafond légal des heures de travail, qui, de quatre-vingt-quatre heures pour deux semaines actuellement, serait ramené à quarante heures hebdomadaires. La présidente s'est aussi engagée à construire 200 000 logements à des prix abordables et à fluidifier le marché de la location. Enfin, elle a promis d'améliorer, en coopération avec les collectivités locales, le système de sécurité sociale, en particulier pour les personnes âgées.
Relance de l'industrie de défenseMadame Tsai veut aussi renforcer l'industrie de défense et lui donner de nouveaux moyens. Cela devrait contribuer à relancer la croissance, selon la nouvelle équipe, qui promet la création de huit mille emplois et une moindre dépendance à l'égard des Etats-Unis pour les achats d'armements (11).
Lors de sa visite à Washington, en juin 2015, Mme Tsai a déclaré vouloir accroître les capacités de la défense taïwanaise. Celle-ci serait ainsi en mesure d'infliger suffisamment de dégâts à l'Armée populaire pour que Pékin hésite à la lancer contre l'île. On peut penser que la poursuite des programmes de missiles occupera une place prépondérante dans cette stratégie. Enfin, la création d'une « cyberarmée » vise à faire face aux nouveaux défis posés par la Chine en termes d'espionnage et de cyberattaques, qui sont déjà une réalité en dépit du réchauffement des relations avec Pékin sous la présidence de M. Ma.
Maintenir la stabilité de ces relations : c'est là le troisième dossier épineux auquel le PDP devra s'attaquer. C'est aussi celui sur lequel Mme Tsai aura le moins de prise, compte tenu de l'hostilité affichée par Pékin à l'encontre d'un parti dont la charte contient toujours une clause relative à l'indépendance — même s'il est peu probable qu'elle soit mise en œuvre. Tout en se présentant comme la présidente d'un « nouveau Taïwan » qui entend faire preuve de fermeté sur la question de la souveraineté, la présidente s'est engagée à promouvoir des relations « pacifiques, stables, sereines et durables » avec son voisin.
Elle a également assuré qu'elle ne reviendrait pas sur les accords signés, à l'exception de celui sur les services, qui n'est pas encore ratifié (12). Elle devrait donc s'en tenir à la position de la résolution sur l'avenir de Taïwan , adoptée par le PDP en 1999, selon laquelle il n'est pas nécessaire de proclamer l'indépendance car Taïwan est déjà un Etat indépendant et souverain. C'est certainement le sens qu'elle donne au « statu quo » qu'elle a affirmé vouloir maintenir tout au long de sa campagne pour rassurer l'électorat. Se disant ouverte au dialogue s'il s'engage sans conditions préalables, elle place la balle dans le camp de Pékin.
(1) « Cross-strait economic statistics monthly », no 275, Mainland Affairs Council, Taipei, février 2016.
(2) Ce chiffre inclut les projets annoncés mais non encore réalisés. « Cross-strait economic statistics monthly », op. cit.
(3) « Office workers' lives “deprived” », Taipei Times, 2 mai 2011.
(4) « Taiwan's economy amid political transition » (PDF), US-China Economic and Security Review Commission, Washington, DC, 6 janvier 2016.
(5) Hsu Chien-Jung, « China's influence on Taiwan's media », Asian Survey, vol. 54, no 3, Berkeley, mai-juin 2014.
(6) Jérôme Lanche, « A Taïwan, les étudiants en lutte pour la démocratie », Les blogs du Diplo, Lettres de…, 28 mars 2014.
(7) Enquêtes réalisées par Taiwan Thinktank, 17 et 18 janvier 2016, et TVBS Poll Center, 18 et 19 janvier 2016.
(8) Statistiques du ministère des affaires étrangères, Taipei, avril 2015.
(9) « Tsai debuts plan to bolster India, Asean relations », Taipei Times, 23 septembre 2015.
(10) « New industries call for new methodologies », Taipei Times, 4 avril 2016.
(11) « Tsai unveils ambitious national defense policy », Taipei Times, 30 octobre 2015.
(12) Signé en juin 2013, cet accord fait suite à l'ECFA. Il prévoit la réduction des barrières tarifaires dans 64 secteurs taïwanais et 80 secteurs chinois de services (finance, transport, édition et contenus culturels, tourisme et hôtellerie, loisirs…).
Soixante-trois ans après la fin de la guerre qui a divisé la Corée en deux, aucun traité de paix n'a été signé pour normaliser les relations entre les deux pays. Au Sud, les dirigeants conservateurs imaginent une absorption du Nord sur le modèle de la réunification allemande. L'histoire coréenne ne présente pourtant que peu de points communs avec celle de l'Allemagne.
Lee Gap Chul. – Dans le quartier de Sanbokdoro à Busan (Corée du Sud), 2014 Ses photographies sont exposées à La Maison de la Chine, place Saint-Sulpice à Paris jusqu'au 26 février 2016.Emouvantes retrouvailles entre Coréens du Nord et du Sud dans la célèbre station du mont Kumgang, en République populaire démocratique de Corée (RPDC). Larmes et sourires mêlés, des hommes et des femmes, souvent très âgés, ont revu un frère, une sœur, une mère, un père, un fils ou une fille pour la première fois depuis la cassure de la péninsule, en 1953. En vertu de l'accord de l'été dernier entre les deux gouvernements, 400 Sud-Coréens, tirés au sort parmi les 66 488 personnes qui en avaient fait la demande auprès des autorités de Séoul, ont été autorisés à franchir la frontière, le 20 octobre 2015 (1). Quand ces rencontres cesseront-elles de faire l'événement pour appartenir à la vie quotidienne ? Nul ne le sait.
Certes, on trouve au Nord de formidables fresques saluant l'unification et, au Sud, un ministère du même nom. De chaque côté, on assure rechercher les voies de l'indispensable réunion « du » peuple coréen. Mais, dans les faits, le rapprochement n'avance guère. Pour la plupart des commentateurs, la faute en revient aux dirigeants nord-coréens et à leurs lubies provocatrices. Celles-ci apparaissent d'autant plus dangereuses que Pyongyang affirme détenir l'arme nucléaire. Pour autant, nombre d'observateurs, en Corée du Sud, refusent de lui faire porter le chapeau. Ils soulignent la responsabilité des gouvernements de Séoul, notamment depuis 2008. Beaucoup pointent également du doigt les Etats-Unis.
Pour comprendre les peurs qui agitent les deux Corées, il faut se replonger dans une histoire lourde de drames. Dès 1910, la péninsule est occupée par le Japon, qui impose un régime d'une cruauté extrême — une occupation, avec son lot de résistances (plutôt au Nord, industrialisé) et son cortège de collaborateurs. Libéré des Japonais, le territoire se retrouve livré aux « forces de paix » : au Nord, les troupes soviétiques, Kim Il-sung prenant la tête du pays ; et au Sud, les Etats-Unis, qui installent un pouvoir autoritaire en s'appuyant sur des forces ayant collaboré avec Tokyo. Jouant du dépit des progressistes, le Nord envahit le Sud, avant d'être repoussé par l'armée américaine, mandatée par le Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU), alors boycottée par l'URSS. S'ensuivra un déluge de feu auquel participera — au moins symboliquement — la France. Le général Douglas MacArthur, qui dirige les opérations, menace à plusieurs reprises d'utiliser l'arme atomique (2). Seule l'entrée en guerre des troupes chinoises évitera à la Corée du Nord l'éradication totale et à la Chine le stationnement de l'armée américaine à ses frontières.
Quand le Nord dépassait le SudLe 27 juillet 1953, un armistice est signé à Panmunjeom, sur le 38e parallèle, ligne de démarcation d'avant l'offensive militaire. Une guerre pour rien, en quelque sorte. Aujourd'hui encore, deux baraquements bleus, séparés par des dalles en béton au sol, matérialisent la frontière dans la « zone démilitarisée » (demilitarized zone, DMZ), avec d'un côté des soldats américains (estampillés ONU) et sud-coréens et de l'autre des militaires nord-coréens, figés dans un invraisemblable face-à-face.
A rebours des idées reçues, l'ancien ministre sud-coréen de l'unification (2002-2004) Jeong Se-hyun, rencontré à Séoul quelques semaines avant le voyage des familles de l'autre côté de la frontière, rappelle qu'il fut un temps où « c'est le Sud qui craignait une réunification sous l'égide du Nord ». Ce dernier, malgré les dévastations, affichait alors un produit intérieur brut (PIB) deux fois plus élevé. Mais, au milieu des années 1960, le Sud décolle tandis que le Nord régresse. La peur change de camp, mais la méfiance s'installe de part et d'autre.
Ce septuagénaire qui a vu alterner des périodes d'ouverture et de complète fermeture raconte avec moult détails la saga des deux frères ennemis, où le plus inconstant n'est pas celui qu'on croit : « La politique du Sud vis-à-vis de la Corée du Nord change au rythme des présidents de la République. Elle varie en fonction de leur sentiment anticommuniste (ou non) ainsi que de leur croyance (ou non) dans l'effondrement rapide du Nord. »
Dès 1972, une première « déclaration commune » envisage une possible « réunification ». Mais c'est après la fin de la dictature au Sud, et surtout après la chute du mur de Berlin, que Séoul change de braquet. « Le président Roh Tae-woo [1988-1993] a senti que le monde bougeait. Il avait beau être un militaire, il n'était pas obsédé par l'anticommunisme, et il a jeté les bases d'un accord avec Pyongyang », explique M. Jeong. Le 21 septembre 1991, les deux Corées intègrent officiellement l'ONU. Trois mois plus tard, elles signent un « accord de réconciliation, de non-agression, d'échanges et de coopération » — une énumération de grands principes. Mais, à défaut d'entrer dans l'état de paix, on est sorti de l'état de guerre.
Selon M. Jeong, les dirigeants nord-coréens veulent en profiter pour normaliser leurs rapports avec les Etats-Unis ; d'autant que les aides soviétiques se sont volatilisées avec l'URSS. En janvier 1992, assure-t-il, « Kim Il-sung envoie son propre secrétaire au siège de l'ONU à New York pour une rencontre secrète avec un émissaire américain, porteur d'un seul message : “Nous renonçons à réclamer le retrait des troupes américaines du Sud ; en contrepartie, vous garantissez que vous ne remettrez pas en cause l'existence de notre pays.” George Bush père répondra à l'offre par le silence. C'est à ce moment que Kim Il-sung lance sa politique nucléaire, convaincu que Washington veut rayer la RPDC de la carte ». Ce qui n'était pas entièrement faux. Comme tout Sud-Coréen, M. Jeong désapprouve ce recours au nucléaire, mais il insiste sur l'ordre des responsabilités, contredisant l'histoire officielle : Washington jette de l'huile sur le feu ; Pyongyang réagit.
A Séoul, le successeur de M. Roh, Kim Young-sam, est persuadé, à l'instar du président américain, que le Nord communiste va s'effondrer, comme l'Allemagne de l'Est en son temps. Il cadenasse toutes les issues afin de précipiter sa perte. La RPDC, elle, connaît une période de famine dans la seconde moitié de la décennie 1990, qui fait près d'un million de morts et dont les séquelles se font sentir jusqu'aujourd'hui (3). Mais la dure répression et les réflexes nationalistes de sa population l'empêcheront de voler en éclats.
La légende assure que le blocus a été brisé en 1998, quand Chung Ju-yung, le fondateur de Hyundai, l'un des plus puissants chaebol (conglomérats) sud-coréens, franchit la frontière à la tête d'un troupeau de mille vaches, symbole de l'aide humanitaire, avant de rencontrer le président nord-coréen. Mais la grande percée sera la poignée de main historique entre Kim Jong-il (Nord) et Kim Dae-jung (Sud), en juin 2000. S'ouvre alors une décennie de dialogue et d'échanges : ouverture d'un site touristique au mont Kumgang (2003) et d'une zone industrielle à Kaesong, en territoire nord-coréen, avec des entreprises sud-coréennes (2004) ; reconnexion, sous surveillance, de quelques liaisons ferroviaires et routières (2007), etc.
Cette sunshine policy (« politique du rayon de soleil »), ainsi baptisée par Kim Dae-jung en référence à la fable d'Esope Le Soleil et le Vent, a connu bien des orages, alimentés par les surenchères nucléaires de Pyongyang (trois essais depuis 2006), les intransigeances américaines, l'ambiguïté chinoise. Elle a complètement sombré avec l'arrivée en 2008 du président conservateur sud-coréen Lee Myung-bak, qui fait le choix de la confrontation. Seul vestige de cette décennie prometteuse : le complexe de Kaesong.
Faut-il pour autant tirer un trait sur tout espoir de paix, voire de réunification ? Bien que conservatrice comme M. Lee, la présidente Park Geun-hye avait promis en arrivant au pouvoir, en 2013, de bâtir une « politique de confiance » (trust policy), à mi-chemin entre la « politique du rayon de soleil » et la fermeture totale de son prédécesseur. Mais, si l'on excepte les rencontres familiales d'octobre dernier, rien ne semble bouger. « Mme Park appuie sur le frein et sur l'accélérateur en même temps, lance M. Jeong. Cela fait beaucoup de bruit, mais on reste sur place. »
Washington, le grand obstacleDirecteur du Centre des études nord-coréennes à l'institut Sejong à Séoul, Paik Hak-soon n'est guère plus tendre avec la présidente, qu'il accuse de manipuler la question nord-coréenne pour de sombres raisons de politique intérieure (lire « Virage autoritaire à Séoul »). Dans son bureau à l'entrée du campus, il insiste sur l'impressionnante parade militaire organisée par le président du Nord, M. Kim Jong-un, le 10 octobre 2015 ; un tournant dont le plus marquant n'est pas le déploiement des forces armées, mais sa signification politique : le dictateur affirme ainsi son « contrôle sur les affaires militaires et économiques, sur l'Etat et le parti ». Dommage que, se focalisant sur les tares du régime, la presse « ignore ce qui change », ajoute-t-il : « L'économie nord-coréenne se porte mieux. Kim Jong-un a consolidé son pouvoir. Il a amélioré ses relations avec le Japon, qui, depuis mai 2014, a levé certaines sanctions [comme l'interdiction des transferts d'argent liquide] et avec lequel il a entamé des négociations sur la question des citoyens japonais kidnappés (4). Il a réglé le contentieux avec la Russie sur la dette (5) [11 milliards d'euros datant de la période soviétique, que M. Vladimir Poutine a effacés à 90 %]. Et Moscou a rouvert en septembre 2015 une portion de voie ferrée reliant la ville russe de Khassan à la ville nord-coréenne de Rajin. »
Autre spécialiste reconnu, Koh Yu-hwan estime lui aussi que la période est favorable. « Kim Jong-un essaie d'améliorer les relations avec la Corée du Sud et aimerait apaiser les tensions avec les Etats-Unis. Ce n'est que si le dialogue ne marche pas qu'il se lancera dans de nouvelles provocations. » Ce directeur de l'autre grand institut d'études nord-coréennes de Séoul — à l'université de Dongguk, celui-là — est l'un des rares chercheurs à pouvoir franchir la frontière dans le cadre des échanges entre son université (bouddhiste) et le temple rénové du mont Kumgang. Il participe à la commission présidentielle pour la préparation de l'unification, placée sous l'autorité directe de Mme Park, sans contrôle, et très critiquée par les milieux progressistes et pacifistes. Il y apparaît comme une voix singulière prônant le dialogue dans un océan de préjugés.
Lee Gap Chul. – Jeunes filles célestes sur le mont Mari pendant le rituel d'adoration du ciel, île de Ganghwa (Corée du Sud), 1992Pour la majorité des responsables sud-coréens, en effet, le régime de Pyongyang ne peut que s'effondrer. Le 25 octobre dernier, le journal conservateur Chosun Ilbo, le plus lu du pays, posait en « une » une question purement rhétorique : « Les jours du régime nord-coréen sont-ils comptés ? » Et l'éditorialiste de citer la « désaffection croissante des élites » : 8 hauts cadres du régime ont trouvé refuge au Sud en 2013 et 18 en 2014, sur un total de réfugiés en baisse (2 600 par an entre 2008 et 2012, 1 596 en 2014). En attendant le grand soir, les études comparatives avec l'Allemagne se multiplient. Et c'est à Dresde, le 28 mars 2014, que Mme Park a proposé une « initiative pour la réunification pacifique de la péninsule » (6). Avec toujours l'idée du triomphe d'une Corée capitaliste et démocratique sur toute la péninsule.
Toutefois, la comparaison avec les deux Allemagnes des années 1970-1980 n'apparaît guère pertinente, notamment parce que les deux Corées se sont affrontées militairement au cours d'une guerre civile. Malgré une histoire et une culture communes, de profondes haines demeurent. De plus, les divergences sont bien plus fortes : si l'économie ouest-allemande était quatre fois plus forte que l'est-allemande, dans le cas des deux Corées, le rapport est de 1 à 60. Pas étonnant que la nouvelle génération sud-coréenne, qui a déjà du mal à trouver sa place dans une société en crise, ne manifeste pas un grand enthousiasme à l'idée de payer pour accueillir un voisin qu'elle ne connaît qu'à travers les caricatures. C'est si vrai que les réfugiés nord-coréens demeurent maltraités, condamnés aux petits boulots et le plus souvent discriminés (7).
Personne ne peut dire si le régime de Pyongyang perdurera ; mais tabler sur son effondrement empêche toute réflexion pour sortir d'une politique de la confrontation. Au contraire, « si l'on part de l'idée que la Corée du Nord va continuer à exister, assure Koh Yu-hwan, alors il faut trouver des voies pour le dialogue et la négociation. Tout le monde a intérêt à ce qu'elle s'intègre au capitalisme mondial ». Comme la plupart des experts rencontrés, il prône une politique des petits pas. Tel M. Choi Jin-wook, président du très officiel Institut de Corée pour l'unification nationale (Korea Institute for National Unification) à Séoul : « Les relations entre les deux pays ayant connu une série de progrès et de régressions, la confiance est très largement entamée. Il faut donc commencer par de petites choses et avancer pas à pas. »
Sur le principe, tout le monde semble d'accord. Quant aux actes… Park Sun-song, enseignant et chercheur à l'Institut des études nord-coréennes de l'université Dongguk, met en cause l'ordre des priorités martelé par la présidente Park : l'abandon de l'arme nucléaire par Pyongyang en contrepartie d'une aide humanitaire et de négociations. « Bien sûr, la dénucléarisation reste un objectif-clé ; mais, compte tenu de la densité des armes accumulées dans la péninsule, traiter cette question sous son aspect purement militaire ne peut être vécu par Pyongyang que comme une pression. »
Il faut rappeler que, si la Corée du Nord n'a rien d'un ange de la paix et brandit régulièrement la menace militaire, la Corée du Sud possède des armes ultramodernes, avec des systèmes antimissiles américains, et que les Etats-Unis y maintiennent près de 29 000 soldats. Le nucléaire, poursuit Park Sun-song, « n'est que l'un des problèmes à résoudre. C'est en œuvrant au processus de paix et de coopération que l'on obtiendra la dénucléarisation, et non l'inverse. Cela concerne le Nord, le Sud, mais aussi l'ensemble de l'Asie du Nord-Est » — et, bien sûr, les Etats-Unis : « Aujourd'hui comme hier, explique l'ex-ministre de l'unification Jeong, ils représentent l'obstacle le plus important à une normalisation entre les deux Corées. »
Non seulement Washington refuse tout dialogue bilatéral avec Pyongyang, mais les exercices militaires conjoints avec l'armée sud-coréenne exacerbent les peurs. Il s'agissait à l'origine d'« entraîner les troupes américaines et sud-coréennes à lutter contre une infiltration des forces spéciales nord-coréennes au cœur du territoire sud-coréen, rappelle Moon Chung-in, professeur de sciences politiques à l'université Yonsei à Séoul. Puis, en 2013, l'objectif a été modifié, et les Etats-Unis ont déployé des armes tactiques : outre des sous-marins nucléaires, des bombardiers B-52 et des bombardiers furtifs B-2, capables d'embarquer des armes nucléaires, ainsi que des chasseurs furtifs F-22 et des destroyers équipés du système antimissile Aegis (8) ». Moon Chung-in ne minimise pas le « comportement belliqueux » de Pyongyang ; mais, dit-il, « c'est bien un accroissement des menaces américaines qui a conduit le pouvoir nord-coréen à adopter une telle posture ».
La réaction de la RPDC — menace nucléaire, lancement de missiles — ne lui a cependant pas permis d'obtenir la négociation réclamée avec Washington. En octobre dernier, la télévision d'Etat nord-coréenne a enfin appelé à sortir de « l'escalade de la tension » : « Si les Etats-Unis tournent courageusement le dos à leur politique actuelle [et négocient un traité de paix], nous serons heureux de répondre par un comportement constructif. Nous avons déjà envoyé un message par des canaux officiels pour des pourparlers de paix, et nous attendons la réponse (9). » Sans doute Pyongyang espère-t-il des négociations comme avec l'Iran. Mais, rappelle Koh Yu-hwan lors de notre rencontre à Dongguk, « l'Iran n'a pas la Chine à ses côtés ». Or « les Etats-Unis ont aussi Pékin dans leur viseur ».
Idylle avec la ChineCertes, après le dernier essai nucléaire, la Chine a fini par voter les sanctions contre la RPDC. Mais elle continue à lui fournir de l'aide alimentaire et du pétrole — entre autres — afin de prévenir tout choc fatal. Toutefois, le président Xi Jinping n'a jamais rencontré son jeune homologue nord-coréen, alors qu'il s'est rendu en voyage officiel à Séoul et que Mme Park a assisté à Pékin au défilé militaire commémorant la fin de la guerre contre le Japon. Politiquement, le geste est spectaculaire, et le rapprochement sensible au moment où les deux pays sont en délicatesse avec Tokyo. Economiquement, la Chine est devenue le premier partenaire de la Corée du Sud, qui est son troisième fournisseur.
A Séoul, les amis conservateurs de Mme Park ne voient pas d'un très bon œil cette idylle à l'heure où les relations sino-américaines ne sont pas au beau fixe. Ils rappellent que, si la Chine est le premier partenaire commercial, les Etats-Unis demeurent l'unique partenaire en matière de sécurité. « Il y a dans le ciel de l'Asie de l'Est deux soleils levants [la Chine et les Etats-Unis], remarque un diplomate sud-coréen. La Corée du Sud devra faire un choix (10). » Pour l'heure, la présidente Park joue des deux soleils. Mais elle hésite toujours à entamer et à imposer des négociations sérieuses avec Pyongyang. La proposition nord-coréenne d'une confédération ou celle des progressistes sud-coréens d'une union fédérale à la manière de l'Union européenne restent de vagues hypothèses.
Quant à la France, qui ne reconnaît pas la RPDC, elle apparaît figée dans une autre époque. « Au lieu de traiter la Corée du Nord comme un paria, de l'isoler toujours plus, de l'enfermer dans ses murs idéologiques, mieux vaudrait essayer de l'entraîner vers la communauté internationale et d'aider à l'ouverture », plaide Koh Yue-hwan. A moins que Paris, comme certains conservateurs sud-coréens, n'attende qu'elle s'effondre…
(1) Selon le ministère de l'unification à Séoul, 53,9 % de ces candidats aux retrouvailles ont plus de 80 ans et 11,7 % plus de 90 ans.
(2) Lire Bruce Cumings, « Mémoire de feu en Corée du Nord », Le Monde diplomatique, décembre 2004.
(3) Lire « Voyage sous bonne garde en Corée du Nord », Le Monde diplomatique, août 2015.
(4) Durant la guerre froide, le gouvernement nord-coréen a kidnappé des Japonais pour former ses espions. Il en resterait treize selon Pyongyang, qui en a libéré cinq, et dix-sept selon Tokyo.
(5) Lire Philippe Pons, « La Russie appelée à la rescousse », Le Monde diplomatique, mars 2015.
(6) « La présidente fait une proposition en trois volets à Pyongyang », Korea.net, 31 mars 2014.
(7) Lire « Rééducation capitaliste en Corée du Sud », Le Monde diplomatique, août 2013.
(8) Interview réalisée par Antoine Bondaz, Korea Analysis, no 1, Paris, janvier 2014.
(9) « N. Korea proposes talks on peace treaty with US », NK News.org, Séoul, 9 octobre 2015.
(10) « La politique sud-coréenne n'a pas à choisir entre deux soleils », interview de Yun Duk-min, Korea Analysis, no 7, juillet 2015.
Ours d'or à Berlin en 2016, Fuocoammare, par-delà Lampedusa, de Gianfranco Rosi, est en salles depuis le 28 septembre. Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Birmanie, de Wang Bing, est sorti le 26 octobre. Le 11 janvier prochain, ce sera au tour d'Entre les frontières, d'Avi Mograbi. Trois documentaristes parmi les plus grands ont décidé de filmer la même figure : celle du réfugié.
Rosi dresse le portrait d'un petit groupe d'habitants de l'île de Lampedusa, qu'il commence par isoler pour ensuite entrecroiser leurs vies, jusqu'à évoquer un cliché des années 1950 : les femmes font le ménage, les maris pêchent, les enfants jouent dans les prés, tandis que la radio berce tout le monde avec des chansonnettes d'autrefois. Nous sommes pourtant bien en 2016 : chaque nuit, la marine militaire recueille en pleine mer des centaines de migrants qui préfèrent risquer leur vie sur des rafiots plutôt que passer un jour de plus en Libye. Cette réalité-là est filmée dans le style rude de l'enquête documentaire : images rapides qui, tout en s'attardant sur les procédés d'identification de la police, ne parviennent à identifier personne… Ce que Rosi montre, voire dénonce, c'est la séparation de deux mondes voisins et imperméables. Filmer Lampedusa revient alors moins à montrer le réfugié qu'à pointer l'aveuglement de la population européenne, retranchée derrière des murs dont le plus haut est sans doute son illusion de pouvoir se couper du reste du monde. Fort, séduisant, impeccable dans sa mise en scène, le film risque cependant à tout moment de tomber dans le piège de sa propre métaphore en ne se donnant pas les moyens d'accueillir lui-même celui qui cherche refuge.
Ta'ang emprunte le chemin opposé. Une fois de plus, le cinéma de Wang Bing affiche la volonté d'accorder un nom, une existence, une voix aux silencieux. Les Ta'ang sont un peuple frontalier. Ils vivent en Birmanie, et la guerre civile qui oppose des armées rebelles au gouvernement en a fait des réfugiés oscillant sans cesse entre Birmanie et Chine. Les précédents films du réalisateur, appuyés sur une structure (l'usine d'À l'ouest des rails, l'asile d'À la folie) ou sur un personnage (l'écrivaine de Fengming, chronique d'une femme chinoise, l'aînée des Trois Sœurs du Yunnan), affirmaient un cinéma arc-bouté sur des frontières nettes. Comment alors saisir l'image d'un peuple errant ? Double difficulté — montrer un lieu, montrer une identité — là où règne l'entre-deux : deux territoires, deux langues, deux frontières. Contraint de filmer surtout la nuit afin d'échapper aux contrôles de l'armée, le cinéaste va devoir installer sa caméra près d'un feu, là où de petits groupes s'assoient pour partager un repas, échanger quelques mots et tenter de dormir. C'est ainsi, en déjouant un problème pratique, qu'il saisit l'image de ce peuple : moins celle, attendue, d'une errance que celle d'une installation, même éphémère. Faut-il donc que le cinéma se trouve dans la position de chercher un abri pour que la langue des réfugiés lui devienne compréhensible ? Wang Bing finit par trouver son film en rusant avec les contraintes imposées par l'armée et n'en filme que le résultat : les bivouacs qui enflamment les nuits de Ta'ang.
À l'inverse, Mograbi ne documente que la fabrication d'un film qui finalement ne sera pas tourné. L'intention du cinéaste israélien était d'abord de proposer à des demandeurs d'asile africains, assignés à résidence dans un camp au milieu du désert à la frontière d'Israël, d'interpréter d'anciens récits de réfugiés juifs. Et de rappeler par là au public israélien que son pays a été fondé par un peuple de réfugiés. L'idée est belle. Son échec — ou comment les demandeurs d'asile ont pris possession du film et l'ont transformé en leur propre récit — est encore plus beau.
Les moments les plus forts de ces trois films sont moins ceux où le cinéaste offre un refuge que ceux où il prend le risque de perdre le sien. Alors, des hommes et des femmes que le cinéma approche avec la prétention de leur sauver la vie parviennent à pénétrer le film, à s'y installer et à lui redonner le cap initial.
Historien de l'art et philosophe, attaché à travailler la représentation des peuples et à réhabiliter le pouvoir actif des émotions, Georges Didi-Huberman décline dans cette exposition — et dans le catalogue qui la prolonge — (1) le répertoire des signes de la révolte.
Des mille façons d'« encorporer » la colère, il dresse quelques typologies, selon que l'expression passe par le geste, le mot, etc. Division artificielle, sans doute, pour qui manifeste au pied levé et au pied du mur son courroux. Pour autant, se dégage au fil de ces deux cent cinquante images (dessins, photographies, peintures, de Francisco de Goya au cinéma contemporain en passant par Henri Michaux et Sigmar Polke) une gestuelle de l'émeutier. Ses équations corporelles — jambes instables, poings levés, corps en déséquilibre — sont autant de figures esthétiques de ce qui nous soulève, forces psychiques, sociales, physiques. Et il apparaît alors que, peut-être, inventer des images contribue « ici modestement, là puissamment, à réinventer nos espoirs politiques ».
(1) « Soulèvements », exposition au Jeu de Paume, Paris, 18 octobre 2016 - 15 janvier 2017. Georges Didi-Huberman (sous la dir. de), Soulèvements, Gallimard - Jeu de Paume, Paris, 2016, 420 pages, 49 euros.