Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n° 3/2020). Alain Antil, directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Sonia Le Gouriellec, Djibouti, la diplomatie de géant d’un petit État (Presses universitaires du Septentrion, 2020, 230 pages).
L’auteur, spécialiste des questions de défense et de la Corne de l’Afrique, aborde ici le contraste saisissant entre le poids économique et démographique – très secondaire – de Djibouti, et la place qu’occupe ce pays dans les relations internationales. Sonia Le Gouriellec inscrit d’emblée son analyse dans le courant de recherche qui s’intéresse à la place internationale et à la diplomatie des petits États.
Djibouti bénéficie, il est vrai, d’une situation géographique exceptionnelle : port en eau profonde à l’entrée de la mer Rouge, sur la route maritime la plus importante du monde ; hub de la lutte contre la piraterie au large des côtes de la Corne de l’Afrique, piraterie contre laquelle coopèrent Européens, Asiatiques et Américains ; pays d’accueil de bases militaires française, américaine, chinoise et japonaise (la seule hors de leur territoire national, pour les deux pays asiatiques) ; point de contact important entre la péninsule arabique et le continent africain ; point de passage quasi exclusif – surtout depuis l’indépendance érythréenne – des échanges du géant éthiopien ; point nodal de la Belt and Road Initiative (BRI) chinoise ; ou encore base d’appui de l’Arabie Saoudite dans sa guerre au Yémen…
Sonia Le Gouriellec montre l’habileté de la diplomatie djiboutienne à multiplier coopérations et dépendances, afin d’éviter les parrainages par trop étouffants, comme celui, hier, de la France, ou aujourd’hui, de la Chine (Pékin détenant deux tiers des dettes djiboutiennes). Djibouti n’hésite pas à engager des bras de fer avec d’importants partenaires, comme l’illustre le non-renouvellement du contrat de gestion du port de Doraleh avec la société émiratie Dubai Ports World (DPW).
La situation du pays ne lui offre certes pas que des atouts. L’auteur replace, dès le début de son ouvrage, Djibouti dans le « complexe régional de sécurité », en s’appuyant avec raison sur les travaux de Barry Buzan. Les fractures sécuritaires régionales sont nombreuses, et Djibouti a dû en effet composer avec la rivalité entre Éthiopie et Somalie (dont le point d’orgue a été la guerre de l’Ogaden), puis avec les tensions/conflits qui déchirent les deux ensembles (éclatement de la Somalie, indépendance de l’Érythrée…), et ce en sa double qualité de pays voisin mais aussi de pays dont une partie de la population appartient à l’ensemble humain somali. Malgré tout, le pays a pu éviter d’importer le conflit sur son territoire. Dans son environnement direct : le terrorisme (Al-Qaïda dans la péninsule arabique, les Shebabs en Somalie), la piraterie maritime, ou la guerre au Yémen…
Sonia Le Gouriellec revient également sur le fort contraste existant entre tant d’opportunités liées à la position stratégique de Djibouti et des performances économiques et démocratiques particulièrement calamiteuses. Elle souligne, même si l’analyse du système politique djiboutien n’est pas au cœur de son ouvrage, le caractère autocratique, clientéliste, corrompu, et parfois violent avec les opposants, d’un régime qui n’a connu que deux présidents (Hassan Gouled Aptidon et Ismaïl Omar Guelleh) depuis son indépendance de 1977.
L’auteur nous livre ici une réflexion à la fois fouillée et pédagogique sur la diplomatie de ce petit État, agrémentée de références littéraires tombant toujours à point nommé.
Alain Antil
Accéder à l’article de Jolyon Howorth, « Sortir de l’impasse euro-américaine » ici.
Retrouvez le sommaire complet du numéro 3/2020 de Politique étrangère ici.
Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n° 3/2020). Serge Caplain propose une analyse de l’ouvrage de M. Mokhtar Ould Boye et Charles Michel, Victoire dans les dunes. L’enlisement de la crise sahélienne n’est pas inéluctable : l’exemple mauritanien (L’Harmattan, 2020, 210 pages).
Coincée entre ses puissants voisins du Nord (l’Algérie et le Maroc) et son bouillonnant voisin de l’Est (le Mali), l’immense Mauritanie a parfois été un peu oubliée de l’actualité internationale. Confrontée durant des années à l’instabilité politique et à l’insécurité endémique de la bande saharo-sahélienne, cette république – islamiste dès son indépendance – fait pourtant figure d’exemple en ayant triomphé des groupes armés terroristes qui sévissaient sur son sol depuis 2005.
C’est cette « approche mauritanienne » de sécurité qui est décryptée par les colonels Mokhtar Ould Boye et Charles Michel. S’appuyant sur leur expérience opérationnelle et leur connaissance de la région, ces officiers offrent, par leurs regards croisés de Mauritanien et de Français, une lecture éclairante de la stratégie adoptée par la Mauritanie, dans sa complexité et sa spécificité.
Constitué de trois chapitres de tailles inégales, l’ouvrage fait judicieusement la part belle, dans sa première partie, à la compréhension du phénomène terroriste de la région. « Le Sahara n’a jamais été un espace de quiétude et de paix absolues », rappellent les auteurs qui évoquent – bien avant l’intégrisme – comment l’exode rural, la transition démographique, le désenchantement de la jeunesse et surtout la pénurie d’État ont alimenté le recrutement terroriste. Dans ces immensités délaissées, carrefours de trafics en tous genres (notamment drogue et armes), les djihadistes refoulés des crises algériennes, afghanes ou libyennes trouvent, à la fin des années 1990, un terreau idéal.
La deuxième partie développe la stratégie globale et adaptée que la Mauritanie a progressivement mise en place pour faire face aux actions terroristes sur son sol entre 2005 et 2011. S’appuyant sur un islam rigoureux et tolérant, c’est sur le terrain théologique que le premier combat va être mené, par des imams fidèles à la République, diffusant un contre-argumentaire religieux aux théories salafistes. Sur le plan sécuritaire, les moyens sont donnés aux armées, incluant recrutement et fidélisation par la valorisation des soldes, en plus d’achats d’équipements (avions de combat légers, véhicules 4 × 4, etc.). Surtout, la Mauritanie puise sa force dans sa géographie et sa population. Le renseignement y est développé : les routes traditionnelles de transit sont étroitement surveillées, tandis que des pans entiers de désert deviennent interdits. L’adhésion des peuples est gagnée par une politique volontariste d’aménagement du territoire qui réaffirme le rôle de l’État.
Le troisième chapitre aborde plus particulièrement le rôle du Collège de défense du G5-Sahel, partie intégrante de cette stratégie. Cette école de guerre multinationale a vocation à fournir aux pays du G5 (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) les dirigeants militaires de demain. Former collégialement ces officiers aux meilleurs standards antiterroristes participe activement à resserrer les rangs des différents pays de la région contre une menace commune.
Somme toute, ce livre rend espoir en un Sahel enfin stabilisé. Rien n’est inéluctable, si une volonté politique indéfectible s’appuie sur les énergies locales pour appliquer fermement une stratégie adaptée. On pourra peut-être reprocher un propos très bienveillant à l’égard de l’ancien président Azziz, mais son caractère interculturel est indispensable à quiconque, expert ou néophyte, entend comprendre la complexité de la situation au Sahel et les possibles voies de sorties de crise.
Serge Caplain
This article is the English version of : Ekaterina Stepanova, « La Russie a-t-elle une grande stratégie au Moyen-Orient ? », published in Politique étrangère, Vol. 81, Issue 2, 2016.
During the armed conflict in Syria, Russia has significantly upgraded its role and status both in the Middle East and beyond the region. The most radical upgrade has been Moscow’s carefully calibrated military intervention on behalf of the Syrian government since late September 2015, as well as its role in the revived Geneva negotiation process since February 2016 and in the ensuing ceasefire co-brokered by Russia and the United States. This new role and level of engagement is at odds with the widespread stereotype about post-Soviet Russia’s departure from the Middle East.
In contrast, in the mid-2010s there has been growing talk about Russia’s return to the Middle East and, through its upgraded role in this region, to the central stage of global politics. This, in turn, has prompted the rise of expectations and speculation, both in and beyond the region, about Russia’s new “grand strategy” in the Middle East. How justified are these expectations? Does the fact that Russia outplayed the United States on Syria suffice as evidence of Moscow’s “grand strategy” for the broader region? Or should Russia’s engagement be seen instead as merely a series of measured, ad hoc steps involving skillful improvisation, and mainly in the pursuit of instrumental tactical goals, in the absence of any more ambitious, long-term and comprehensive regional strategy? Or are we dealing with something that does not fall neatly under either category, involving and displaying elements of broader strategic thinking – but not in the way of a “grand strategy” for the Middle East?
The international context and the Russia’s Global StrategyIt took at least a decade for post-Soviet Russia to adapt itself to the new international realities, start rediscovering its identity as a nation, and (re) shaping, to the extent possible, its new role and place in the world. It is only in the 2010s, however, that several key strategic “directions” and cross-cutting lines took full shape and could be clearly traced in Russia’s foreign policy. These survived all the subsequent foreign policy crises and even the economic calamities that Russia became involved in. This points to the long-term and fundamental, rather than merely contextual or declaratory, nature of these guiding principles. Three guiding principles are most pertinent to the subject of this article.
This aversion to forced regime change, especially with external support or through direct external intervention, was borne out of the Russian leadership’s growing suspicions about the so-called “color revolutions” in the post-Soviet space through the 2000s. These refer to change of government, through means other than legal succession of power and with varying degrees of popular support, in Georgia (2003), Ukraine (2004) and Kyrgyzstan (2005 and 2010). While undertaken under the banner and in the name of democracy and moderate nationalism, these “revolutions” essentially were, or morphed into, a reshuffling of the balance of power among the ruling oligarchical clans and elites under the disguise of broader social protest, ultimately reproducing the “pre-revolutionary” conditions and sources of instability and often creating more problems than they were expected by some within these countries to solve. They were also increasingly seen by Moscow as being at least partly, if not mainly, promoted by external influences and powers from outside the region, and as threats to Moscow’s influence. Russia’s own wave of mass pro-democracy protests of the early 2010s was interpreted by the Kremlin as an attempt to move in the same direction of color revolutions. […]
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Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n° 3/2020). Aurore Colin propose une analyse de l’ouvrage de Serge Marti, Une planète à sauver. Six défis pour 2050 (Odile Jacob, 2020, 240 pages).
Cet ouvrage n’est pas une description des défis du futur auxquels la planète va être confrontée, mais plutôt un panorama de l’ensemble des maux frappant déjà nos sociétés, et qui sont amenés à s’aggraver si nous, politiciens, entreprises, citoyens, ne réagissons pas dès maintenant.
Le journaliste Serge Marti ouvre son livre par une revue d’actualités s’efforçant de bousculer l’inaction politique des cinquante dernières années sur la question écologique : le mouvement des jeunes pour le climat emmené par Greta Thunberg, l’action en justice « L’Affaire du siècle », ou encore la Convention citoyenne pour le climat. Pour l’auteur, ces différentes actualités témoignent d’un « réveil des consciences », et même d’une « révolte verte » face à un système « productiviste qui saccage la nature ». La « vague verte » qui a touché certaines villes françaises lors des dernières élections municipales semble aller dans le sens de son analyse – pour la France tout du moins.
Le cœur de l’ouvrage est sa deuxième partie consacrée aux six défis pour 2050. Cette partie tire sa pertinence des descriptions chiffrées, documentées et riches en exemple de six grandes plaies qui ont déjà commencé à s’abattre sur nos sociétés, et dont nous sommes responsables : le dérèglement climatique, la destruction massive de la biodiversité et des forêts, la forte augmentation de la population et des migrations, la mauvaise gestion et la raréfaction de l’eau potable, la pollution et l’épuisement des sols et terres agricoles ainsi que de la mer et de la vie marine. La description de ces défis est ponctuée par la présentation de solutions, que chaque expert estimera dans son domaine, souvent peu approfondies, parfois superficielles et n’apportant qu’une réponse court-termiste et isolée face à des problèmes globaux aux causes multiples. On doutera, par exemple, de la capacité à compenser la déforestation massive en Amazonie et en Afrique, et de la durabilité des méga-projets de reforestation et de lutte contre la désertification en Chine et au Sahel, appelés « muraille verte ». Si à propos du défi lié à l’agriculture, l’auteur va au-delà des constats et des exemples en donnant sa propre vision de la réponse à apporter – la sauvegarde et le développement de l’agriculture paysanne et écologique –, il faut attendre la troisième et dernière partie pour que Serge Marti nous livre son analyse des responsables de la situation et des solutions globales à mettre en œuvre. On appréciera particulièrement cette dernière partie en ce qu’elle pose les bonnes questions : le capitalisme est‑il compatible avec l’écologie ? Doit‑on adopter un modèle décroissant ? L’écologie est‑elle la seule capable de sauver la planète ? etc. Avec quelques éléments de réponse, notamment à travers la sortie du modèle du capitalisme financier guidé par la rentabilité à court terme, le développement de la « social-écologie » et le changement des modes de consommation.
Sans prétendre fouiller en profondeur les multiples sujets qu’il aborde, ce livre donne une vision intégrée et pertinente des menaces qui pèsent non pas sur la planète mais bien sur la vie humaine dans son ensemble, et des pistes de solutions possibles. Menaces auxquelles on devrait aujourd’hui adjoindre la question des pandémies mondiales et de leur gestion, que la crise sanitaire liée au COVID-19 a révélée comme un nouveau défi majeur pour nos sociétés.
Aurore Colin