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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 week 6 days ago

Lampedusa : quels enjeux de l’aide en Europe ?

Tue, 03/10/2023 - 16:57

Entre les 11 et 13 septembre 2023, plus de 6 000 migrants ont débarqué sur l’île italienne de Lampedusa, située à 150 km des côtes tunisiennes, remettant la question migratoire au centre du débat. Dans quel contexte s’inscrit ce drame humanitaire ? Quelles causes conjoncturelles et structurelles peuvent expliquer cette crise ? Quelle a été la réaction de la communauté européenne, et en particulier des États européens ? Le point avec Fatou Élise Ba, chercheuse à l’IRIS, en charge du Programme Humanitaire et Développement.

Dans quel contexte s’inscrit le drame humanitaire de Lampedusa ?

Lampedusa, île italienne de 20km peuplée d’environ 6 300 habitants, est impliquée dans les enjeux migratoires en Europe, dans la mesure où elle se situe à proximité de la Tunisie et de la Libye, premiers ports de passages des populations migrantes venant d’Afrique subsaharienne, du Maghreb et du Moyen-Orient. Lampedusa est un « hotspot », c’est-à-dire un premier port d’accueil des migrants au large de l’Europe. Avant septembre 2023, l’afflux des migrants à Lampedusa avait été relativement ralenti courant 2022. Lors de la crise libyenne, l’île a accueilli 31 000 migrants sans papiers ayant traversé la Méditerranée. En 2011 spécifiquement, 11 000 personnes venaient de la Tunisie. Selon les Nations unies, le premier trimestre de 2023 a été l’un des plus meurtriers depuis 2017, avec 441 décès en mer Méditerranée, notamment pendant le week-end de Pâques où 3 000 migrants ont atteint l’Italie. Chaque année, pendant l’été, des dizaines de milliers de personnes tentent cette traversée. On compte ainsi près de 126 000 migrants arrivés sur les côtes italiennes depuis le début de l’année 2023 contre environ 65 000 à la même période l’année précédente. Selon le directeur de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), Antonio Vitorino, « la crise humanitaire qui persiste en Méditerranée centrale est intolérable, avec plus de 20 000 décès enregistrés sur ces routes depuis 2014. Je crains qu’il y ait une normalisation de ces décès. ».

Concernant les circonstances du drame humanitaire de Lampedusa, 6 000 migrants sont arrivés sur l’île italienne dans des embarcations de fortune entre le lundi 11 septembre et le mercredi 13 septembre 2023, 10 000 personnes environ en fin de semaine dernière. La réponse des autorités italiennes et des ONG est très insuffisante, le nombre d’habitants sur l’île étant inférieur au nombre de migrants et le centre d’accueil géré par la Croix rouge à Lampedusa était organisé à la base pour accueillir 400 personnes. Le Haut-Commissariat des Nations unies (HCR) pour les réfugiés s’est exprimé, déclarant qu’il s’agissait « du plus grand nombre de personnes arrivées sur un seul et même bateau depuis 2021, de tels chiffres pour une seule arrivée n’avaient pas été enregistrés depuis le moins d’août 2016 ». Les migrants, parmi lesquels on compte de nombreux mineurs, venaient principalement d’Égypte, du Tchad, du Maroc, de Syrie, du Bangladesh, du Soudan, du Nigéria, d’Éthiopie et du Sénégal. Pour la majorité, leur lieu de passage était Zouara, en Libye. Faute de place, la majorité des migrants et notamment des enfants en bas âge ont été obligés de dormir dehors, même si certains ont pu bénéficier de la générosité des habitants et que les autorités italiennes ont mobilisé d’importants moyens pour transférer des personnes vers d’autres ports de contingence en Sicile.

Quelles sont les causes pouvant expliquer le drame de Lampedusa ?

La bonne condition météorologique en mer est la première cause conjoncturelle. La situation a également été accentuée en raison de l’inondation et de l’instabilité en Libye, qui facilite la prolifération des réseaux de passeurs criminels. Enfin, si on s’intéresse aux causes structurelles, on peut identifier les crises et conflits émergents en Afrique subsaharienne et les graves conséquences des changements climatiques. À noter que pour le HCR, 70% des personnes déracinées dans le monde proviennent des pays les plus vulnérables au changement climatique. De tels mouvements de populations ne sont donc pas anodins et répondent également à des causes environnementales. L’extrême majorité de ces populations en migration sont en situation d’exil pour des raisons économiques et viennent en Europe dans une stratégie de survie.

Les ONG d’intervention et de défense des droits humains, dépassées face à un afflux grandissant de migrants, appellent officiellement, pour la plupart, à la responsabilité de l’Union européenne. Selon ces ONG, la pression migratoire accrue sur ces routes pourrait persister dans les mois à venir. En effet, les passeurs baissent les prix pour les migrants partant de Libye et de Tunisie dans un contexte de concurrence féroce entre les réseaux criminels. Cela a notamment été réaffirmé par Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes.

Amnesty International a souligné les difficultés des médecins et des médiateurs à prendre en charge l’ensemble des personnes. De nombreux migrants ont ainsi attendu plusieurs heures sous le soleil avant d’avoir une prise en charge médicale. En termes d’intervention, les ONG ont subi depuis 2015-2016 de fortes restrictions, notamment de la part des autorités italiennes. Amnesty International ainsi que d’autres ONG de défense des droits humains comme Médecins sans Frontières affirment que le gouvernement italien attaque les ONG qui mènent des opérations de recherche et de sauvetage, notamment par deux procédés : des inspections de longue durée des flottes de sauvetage civil et la restriction opérationnelle dans la prise en charge des migrants.

Quelle a été la réaction des États européens ?

Le Règlement de Dublin prévoit que le pays d’arrivée du migrant prenne en charge le traitement de sa demande d’asile, en vertu de l’article 51 de la Convention de Genève. Cependant, ce règlement est controversé, l’appropriation de ce texte de loi ne faisant pas consensus parmi les États membres de l’Union européenne. L’Europe peine à afficher un front commun face à la question migratoire. Le constat global est celui d’une inefficacité des mécanismes institutionnels et opérationnels en matière de prise en charge et des gestions des flux. Pour Amnesty International, les accords qui ont été élaborés en 2017 avec la Libye, puis avec la Tunisie, sont selon eux « cruels, coûteux et inefficaces face à la prolifération des réseaux criminels et de traite humaine ». En effet, le problème majeur est que l’on a toujours des difficultés à accueillir les populations en situation de migration dans la dignité.

Un plan stratégique d’urgence a été mis en place par l’Europe. Cependant, alors que l’Italie endosse le rôle de « tri de migrants » et de gestion des flux, l’Allemagne a suspendu depuis fin août l’accueil volontaire des demandeurs d’asile. Il s’agit clairement d’une remise en question de la solidarité européenne face au Règlement de Dublin. La réaction de la France est révélatrice, Gérard Darmanin ayant déclaré que « la France n’accueillera pas des migrants qui viennent de Lampedusa, sauf les réfugiés politiques ». En général, les personnes qui peuvent postuler au statut de réfugié, et donc rester sur le territoire européen, représentent entre 3% à 7% des migrants en fonction des flux. La crise de Lampedusa s’inscrit aussi dans le contexte de la préparation d’un nouveau texte de loi sur l’immigration en France, qui prévoit 4 points : proposer de créer un titre de séjour spécifique pour les métiers en tension ; mais tout de même prévoir un privilège pour les Français sur ces métiers en tension – ce qui a été réaffirmé pendant l’intervention télévisée d’Emmanuel Macron le 24 septembre dernier ; améliorer l’intégration des personnes ayant demandé un droit d’asile et ayant obtenu ce statut ; et un durcissement des délivrances des titres de séjour pluriannuels. Par ailleurs, toujours aux vues de l’intervention d’Emmanuel Macron, la position de la France face aux flux migratoires reste fortement rigide et orientée politiquement notamment lorsqu’il a exprimé que « l’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». À l’heure où personne n’envisage une potentielle amélioration des dispositifs d’accueil des populations, on aurait plutôt tendance à vouloir améliorer la gestion des flux en Europe, ce qui est une posture totalement différente. Maintenant au niveau des instances internationales, la réaction de la France ne contribue pas à l’amélioration de son image, qui était déjà fortement dégradée et notamment devant les Nations unies. La France a été épinglée à plusieurs reprises, notamment en mai 2023 après l’affaire Nahel sur les discriminations faites envers les populations immigrées, issues d’immigration et personnes racisées ; ou en septembre 2023 suite à l’interdiction de l’abaya et du qamis à l’école, le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, ayant défendu la liberté des femmes à choisir leurs vêtements lors d’un discours en français devant l’Assemblée des Nations unies. Par ailleurs, la venue du pape François à Marseille n’a pas arrangé l’image de la France à l’international sur la question migratoire avec la visite du pape qui avait pour objectif, à travers son discours, d’attirer l’attention du monde sur la situation des migrants et de demander aux pays européens de faire preuve de plus d’humanité et de fratrie.

La France souhaite cependant collaborer avec la Tunisie et l’Italie, les mécanismes opérationnels de ces gouvernements d’extrême droite ne permettant pas un accueil adapté des vagues de flux aux portes de l’Europe. En revanche, on n’a pas retenu les leçons de l’aide apportée à la Libye dans la gestion des migrants. On se rend pourtant bien compte aujourd’hui que cette « aide » reste relativement inefficace et que la Libye est l’un des pays qui a le plus commis de violences envers les populations voulant s’exiler en Europe. Mais Emmanuel Macron, lors de son intervention, n’a pas non plus évoqué la nécessité de collaborer avec les pays de provenance de ces populations et notamment les États africains. Au contraire, aujourd’hui, la situation tend de plus en plus vers la mise en place d’une aide au développement française conditionnée à la gestion des départs des migrants.

La question migratoire reste une crise humanitaire dans la mesure où face à des populations démunies, l’accueil digne et la prise en compte des besoins de ces populations ne sont pas adaptés ou pas assez pris en compte par les autorités européennes. De plus, l’instrumentalisation de cette catastrophe humanitaire, qui donne lieu a de nombreuses pertes de vie humaines chaque année dans la Méditerranée, à des fins politiques et en faveur d’un discours ouvertement xénophobe, déshumanise les populations en situation de migration. Lorsque l’on aborde la « crise migratoire » dans les débats politiques, on occulte volontairement le fait qu’on estime à plus de 2000 hommes, femmes et enfants morts ou disparus en Méditerranée depuis le début de l’année. Et pour les candidats à l’exil ayant réussi à atteindre les côtes européennes, la majorité est renvoyée dans leur pays.

Retrait des troupes françaises au Niger : et maintenant ?

Thu, 28/09/2023 - 16:45

 

Le 24 septembre 2023, deux mois après le coup d’État militaire ayant renversé le président nigérien Mohamed Bazoum, Emmanuel Macron a annoncé le retrait des troupes françaises et le retour à Paris de l’ambassadeur de France à Niamey. Après plusieurs semaines de tensions avec la junte, pourquoi Emmanuel Macron a-t-il finalement décidé du retour de son ambassadeur Sylvain Itté et des 1500 hommes stationnés dans le pays ? Que signifie l’annonce du retrait des troupes françaises du Niger pour le pays et pour la France ? Alors que les troupes françaises viennent de se retirer de plusieurs pays d’Afrique, comment se redessine la stratégie militaire sur ce continent ? Le point de vue de Caroline Roussy, directrice de recherche à l’IRIS, en charge du programme Afrique/s.

Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il finalement décidé du retour de son ambassadeur Sylvain Itté et des 1500 hommes stationnés dans le pays ?

La France était acculée aussi bien à Niamey que sur la scène internationale. À Niamey, si certains commentateurs ont affirmé que les manifestants étaient selon payés, selon des personnes au chômage, en déshérence, en mal d’espoir, on a au contraire assisté à des manifestations d’envergure. Des milliers de jeunes et moins jeunes se sont massés devant la base militaire française à Niamey, bravant la pluie des heures durant. Réduire ces manifestations a du seul populisme, ce n’est peut-être pas très bien comprendre les dynamiques locales de ce pays et plus largement du Sahel.

Du reste, ces manifestations anti-françaises sont clairement imputables à la politique d’Emmanuel Macron qui avait décidé de porter le fer contre la junte au pouvoir. En se montrant favorable à une intervention militaire pour restaurer le président déchu, Mohamed Bazoum, en refusant par la voix de son ambassadeur tout échange avec le nouveau pouvoir, la France a cristallisé les tensions contre elle. Depuis le 26 juillet, les opérations avec les Nigériens étaient suspendues. Donc, rester pour quoi faire ? Pour quels objectifs ?

Il convient également de noter que dans cette séquence, la France a été lâchée par ses alliés américains. Pourtant associés jusque-là dans le dispositif de lutte contre le djihadisme, ces derniers ont souhaité se démarquer de la France afin de préserver leur base d’Agadez. Dès le 8 août, la secrétaire d’État par intérim Victoria Nuland se rendait à Niamey pour rencontrer le général Barmou, formé aux États-Unis. Puis, ils ont nommé une nouvelle ambassadrice, Kathleen FitzGibbon. Les États-Unis restent au Niger en jouant sur cette argutie juridique : le président Bazoum n’a pas démissionné donc le coup d’État n’est pas consommé. Ainsi, on observe que les deux pays ont adopté vis-à-vis de la junte des positions différentes. Résultat les États-Unis restent, la France isolée est contrainte au repli tandis que la CEDEAO, après des accents belliqueux, ne semble pas près de lancer une opération au Niger… Bref, comme l’écrit le chercheur Michael Shurkin « Time’s up for France in Africa ».

Que signifie l’annonce du retrait des troupes françaises du Niger pour le pays et pour la France ?

Il y a évidemment plusieurs niveaux d’analyse. Les putschistes ont clairement remporté une victoire. Ils ont gagné le bras de fer contre la France ce qui a pour effet de les galvaniser. Dans la lutte contre le terrorisme, ils se privent sans aucun doute d’un partenaire opérationnel, d’hommes qui combattaient à leurs côtés. Mais peut-être est-ce là aussi une perception depuis Paris. Les militaires nigériens souhaitent combattre sans la France. Une initiative intéressante a été prise. Avec le Burkina Faso et le Mali, ils ont créé une alliance des États du Sahel afin de mutualiser leurs moyens dans la lutte contre le terrorisme. Cela semble plutôt judicieux dans la mesure où l’on observe une coagulation des violences dans la zone dite des trois frontières. Reste à voir comment cela peut se traduire sur le plan opérationnel. Il leur faudra peut-être aussi prendre des mesures socio-économiques pour réduire les inégalités, et développer cette zone encore appelée Liptako-Gourma.

Pour la France, le retrait du Niger est un camouflet, un échec cinglant de sa politique. Après avoir dû quitter le Mali et le Burkina Faso, le nouveau dispositif reposait sur le Niger. Cela devait être un laboratoire des nouvelles interventions françaises sous commandement nigérien. Changement de méthode, changement de paradigme. Les militaires devaient être invisibilisés. Résultat : leurs conditions de vie dégradée se sont imposées comme sujet dans le débat médiatique français…

Alors que les troupes françaises viennent de se retirer de plusieurs pays d’Afrique, comment se redessine la stratégie militaire sur ce continent ?

La France a, en effet, été rejetée des pays où elle est intervenue : Mali, Burkina Faso et aujourd’hui Niger. Au Sahel (soit ce que l’on désignait comme pays du G5 Sahel Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad) il ne lui reste plus que la base de N’Djamena. Que va dorénavant faire la France ? Assez vraisemblablement, elle peut réarticuler une nouvelle fois son dispositif en direction des pays du Golfe de Guinée dont certains sont gagnés par la menace terroriste (nord Bénin, nord Togo et nord Côte-d’Ivoire). Les bases au Sénégal et en Côte d’Ivoire pourraient suivant cette nouvelle architecture être opérationnelle dans la lutte contre djihadisme. Le Bénin qui n’a pourtant pas de base pourrait également être amené à jouer un rôle. Plusieurs questions toutefois se posent. Le Sénégal est dans une séquence présidentielle, les citoyens sont appelés aux urnes le 24 février prochain. Le nouveau dirigeant sera-t-il favorable à la France, demandera-t-il un soutien de la France ? Rappelons qu’en mars 2021, il y avait eu de violentes manifestations anti-françaises dans tout le pays. Du jamais vu.  Des enseignes comme Auchan, Eiffage ou Orange avaient été mises à sac. Plus récemment, tandis que le verdict pour viol d’Ousmane Sonko sur une jeune femme masseuse était attendu, l’institut français de Ziguinchor a été incendié. S’il n’y a pas de corrélation entre la France et les affaires judiciaires de l’opposant politique de Macky Sall, on observe des débordements anti-français. Les rancœurs cumulées sont là. Depuis longtemps, Macky Sall est portraituré comme bras armé de la France. La tutelle économique, les bénéfices sur les autoroutes sont perçus comme un privilège trop visible octroyé aux Français au détriment des populations sénégalaises. La Côte-d’Ivoire est actuellement gouvernée par Alassane Ouattara. Il lui reste deux ans avant la fin de son troisième mandat. Certains observateurs avisés affirment qu’en fin limier de la politique, Macky Sall et Alassane Ouattara, feront en sorte qu’un de leur dauphin leur succède. Peut-être. Mais est-il possible de construire un nouveau plan d’action sur des bases aussi fragiles ? Du reste, les chefs d’État de ces deux pays feront-ils appel à la France ? Rien n’est moins sûr.

Enfin, sur le plan opérationnel, on peut tout à fait comprendre la logique du dispositif tel que décrit : isoler le Mali, le Burkina Faso et le Niger et tenter d’endiguer la progression de la menace terroriste vers les pays du golfe de Guinée. Là aussi de nombreuses interrogations demeurent : comment lutter contre une menace transterritoriale sans droit de poursuite ? La stratégie sera-t-elle de donner des armes et d’aider à la conception des opérations sans que les militaires français soient impliqués sur le terrain ? Dans l’équation, il y a encore beaucoup trop d’inconnus à ce stade. Scénario ultime, le chef de l’État décidera-t-il de fermer les bases et de collaborer autrement ? Cela peut être une opportunité de réinventer les relations entre l’Afrique et la France. Seul Emmanuel Macron est en capacité de décider. Il est seul face à l’Histoire.

« Chronique des territoires » – 4 questions à David Chanteranne

Thu, 28/09/2023 - 12:25

Historien et historien de l’art, diplômé de l’université de Paris-Sorbonne, journaliste et écrivain, David Chanteranne répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage Chroniques des territoires. Comment les régions ont construit la nation qui paraît aux éditions Passés Composés.

 

Comment vous est venue l’idée de ce livre ?

L’Histoire, on le sait, n’est pas seulement centralisée, Paris n’ayant pas toujours été le centre du pouvoir. Bien avant les épisodes contemporains, plusieurs événements ont ainsi forgé le destin du pays. L’idée d’imaginer ce livre m’est donc venue au gré des visites et des découvertes patrimoniales à travers la France. Les événements historiques me sont d’abord apparus passionnants et, à travers eux, j’ai souhaité relater quelques-unes des étapes – de la fondation de Marseille par les Phocéens à la rencontre de Colombey-les-Deux-Églises – qui ont conduit la nation à réaliser son unité.

Les symboles peuvent être instrumentalisés et déformés, à l’image de Charles Martel à Poitiers…

Lorsqu’ils ne sont pas resitués dans leur contexte historique, ces événements donnent en effet lieu, très souvent, à des lectures tronquées voire faussées. Tout l’intérêt de ces vingt-neuf épisodes présentés ici est justement de ne pas tomber dans la légende, qu’elle soit dorée ou à charge. Il convient de vérifier à chaque fois, à travers les archives, ce qui relève de l’authenticité (par la confrontation des témoignages et le croisement des sources), et ce qui, au contraire, a été transformé au fil du temps par une certaine mythologie.

L’Histoire, c’est donc aussi la rencontre d’un personnage hors du commun et d’un lieu particulier…

La plupart des sociologues ou historiens des sociétés s’intéressent au temps long, à partir d’études comparatives spécifiques. Mais il est aussi nécessaire de mettre l’accent sur ces instants qui ont changé le cours de la politique ou de la diplomatie, de relater ces réunions, ces conflits, ces opérations individuelles qui ont bouleversé le quotidien de leurs contemporains. Très souvent, l’action d’un personnage dans le cadre d’un site particulier – champ de bataille, palais, église, modeste demeure ou tout autre lieu – a transformé le destin national. Ce sont ces « rencontres » qui ont permis à la France d’être ce qu’elle est aujourd’hui.

Les lieux concernés soignent-ils suffisamment à vos yeux cet héritage culturel ?

Ils le font suffisamment pour être restés jusqu’à nous avec tant de force. Par leur diversité tout autant que par leur évocation, ils transmettent à travers les âges et donc les générations une part de cette histoire dont nous sommes à la fois les dépositaires et les héritiers. De Lyon à Strasbourg, en passant par Bordeaux, Versailles, Grenoble, mais aussi Amboise, Belfort ou Ajaccio, ces sites racontent à leur manière les soubresauts de notre passé tout en perpétuant une part éternelle de cette épopée pluriséculaire.

 

Crise migratoire : où en est le gouvernement italien ?

Thu, 28/09/2023 - 00:45

 

Les arrivées sur les côtes italiennes continuent, avec Lampedusa comme symbole des difficultés que rencontre l’Italie. Les afflux de migrants sur la petite île ont relancé un débat vieux de dix ans qui ne semble pas trouver de solution. Cependant, la médiatisation massive actuelle impose une réflexion sur cette situation et pour tous les acteurs de cette crise.

Une nouvelle crise qui n’en est pas une

Les images des navires de fortune entrant dans le port de Lampedusa ont fait la une de toute la presse, montrant un exode vers l’Europe disproportionné par rapport à ce que peut accueillir l’Italie. Il est vrai que la situation géographique de Lampedusa est atypique. L’île ne fait qu’un peu plus de 20 km2 pour près de 6000 habitants. Les arrivées des dernières semaines doublent voire triplent la population de l’île. Il faut également prendre en compte que le centre d’accueil de Lampedusa n’a que 400 places, un chiffre dérisoire par rapport aux flux migratoires sur ce territoire, et ce depuis des années.

Mais ces images ‒ très médiatiques ‒ ne sont pas pour autant totalement représentatives de la situation. Bien que le nombre d’arrivées soit supérieur à celui de l’année dernière, il est dans la lignée de nombreuses années précédentes, comme 2016 ou 2017, soit environ 150 000 migrants enregistrés dans les centres d’accueil en Italie. Si le nombre d’arrivants reste stable, la route que ceux-ci empruntent a changé. En février dernier, une mauvaise coordination entre l’État italien et l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (dite Frontex) faisait 94 morts en Calabre, à Cutrò. Devant un tel danger, un passage vers Lampedusa (qui dure moins de 10 heures par beau temps depuis Sfax) est privilégié. Il faut également prendre en compte la situation de la Tunisie elle-même : la crise économique et l’instabilité du pays incitent certains de ses ressortissants à chercher fortune ailleurs, à quelques milles plus à l’Est, en Europe.

Les traversées depuis la Tunisie sont bien plus fréquentes à présent tandis que les départs depuis la Libye ou la Turquie s’amenuisent. Résultat : Lampedusa représentait moins de 10% de l’arrivée de migrants durant les années précédentes. Aujourd’hui c’est le contraire : 90%. Une situation difficile pour la petite île et pour la région, Lampedusa faisant partie de la région de la Sicile, qui doit gérer ce contingent de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Il faut tout de moins saluer les Lampedusanis pour leur disponibilité, leur accueil et leur gentillesse : malgré les années qui passent et un sentiment d’être les oubliés de la crise migratoire, ils continuent chaque jour d’accueillir et de nourrir les nouveaux arrivants, souvent à leurs frais.

Cette crise n’est donc pas nouvelle, juste plus visible actuellement, car focalisée sur un seul point géographique et mise en exergue par le gouvernement italien qui espère une réaction de ses partenaires européens.

L’excuse « Pool Factor » ne tient plus

L’actuel gouvernement italien a accusé pendant des années les Organisations non gouvernementales de la mer Méditerranée d’être les “taxis de la mer”, insinuant que celles-ci collaboraient avec les passeurs pour faciliter la venue des migrants en Europe, ou que leur présence encourageait les migrants à partir : l’effet dit Pool Factor. La Première ministre italienne Giorgia Meloni a d’ailleurs écrit cette semaine au Chancelier allemand Olaf Scholz pour lui faire savoir le mécontentement de l’État italien, opposé aux financements allemands des ONG de sauvetage en Méditerranée. Les ONG seraient le catalyseur des arrivées en Italie, mais ce scénario n’est toujours pas démontré. Il est surtout une excellente manière de remettre les responsabilités de l’arrivée massive des migrants sur une entité externe, car, aujourd’hui, ces organisations ont un rôle presque nul : environ 10% des personnes arrivant en Europe proviennent de bateaux appartenant à ces organisations.

Difficile pour Giorgia Meloni de jeter la faute sur un élément externe : cette situation renvoie le gouvernement italien à ses responsabilités en matière de gestion des arrivées. C’est ici le point central de cette crise migratoire : l’identification et la gestion des demandes d’asile.

Une nouvelle réforme européenne pour aider l’Italie

La gestion des nouveaux arrivants est régie par le traité de Dublin, qui prévoit que la demande d’asile soit évaluée par le pays d’arrivée. L’Italie est donc fortement impactée par cette norme, qui l’oblige à gérer plus de 100 000 dossiers chaque année. Il est bon de rappeler que ce traité ‒ tant décrié par l’actuel gouvernement italien ‒ a été voté par les élus de la Lega.

Une nouvelle réforme européenne est à l’étude. Elle prévoirait une plus grande solidarité et une répartition plus rapide des migrants arrivant dans l’Union européenne. Des changements qui pourront très certainement aider l’Italie dans ses tâches, mais à deux conditions.

La première est l’identification plus rapide des migrants. Les nouvelles normes italiennes ne semblent pas aller dans ce sens, car une nouvelle loi votée permet aux centres d’accueil (et d’expulsion) de garder enfermés dans leur structure les migrants pendant une durée prolongée allant jusqu’à 18 mois. Cette prolongation montre toutes les difficultés logistiques auxquelles l’Italie doit faire face, surtout en interne. Les dernières mesures du gouvernement italien prévoient la construction d’un centre par région. Une initiative qui a été immédiatement critiquée (pour ne pas dire refusée) par plusieurs présidents de régions, dont le très apprécié et médiatique Luca Zaia (Vénétie), pourtant inscrit à la Ligue.

Le second point est la collaboration des autres pays membres. Les autres pays de l’Union européenne parlent de solidarité en ce qui concerne la gestion des arrivées, mais rien n’est encore clair. Pour l’instant, les pays voisins, la France et l’Autriche, renforcent leurs effectifs aux frontières. Il ne serait pas surprenant de voir des pays souverainistes comme la Hongrie refuser de prendre de nouveaux migrants, malgré une amitié consolidée entre Giorgia Meloni et Viktor Orbán. En toute logique, les partis d’extrême-droite ne seront pas enclins à accepter cette répartition. Marine Le Pen, par exemple, n’est pas allée à Lampedusa lors des dernières semaines, mais elle est allée en Italie, avec Matteo Salvini, au meeting annuel de la Ligue, près de Milan.

La fin de la lune de miel pour Giorgia Meloni ?

Les excuses s’amenuisent pour l’actuel gouvernement italien, qui promettait des solutions miracles afin de limiter définitivement l’entrée de migrants, notamment par un utopique blocage naval de toute la mer Méditerranée. Pour l’instant, les résultats sont à l’opposé. La venue de Giorgia Meloni et d’Ursula Von der Leyen à Lampedusa a été targuée par la foule présente de passerella (de défilé) avec l’ennemi des électeurs des Fratelli d’Italia : l’Union européenne. Meloni n’a pourtant pas le choix : sans Bruxelles, l’Italie est dans l’impasse, aussi bien d’un point pour la gestion migratoire que du plan de relance économique.

La présidente du Conseil tente un grand écart, une fois de plus, pour contenter Bruxelles et la droite italienne. En un an, les rôles se sont inversés avec Matteo Salvini. Lorsque le leader de la Ligue était au pouvoir (avec Mario Draghi), Giorgia Meloni n’hésitait pas à critiquer le gouvernement pour sa politique jugée trop centriste. Aujourd’hui, c’est le contraire : alors que Giorgia Meloni sourit à Ursula Von der Leyen, Matteo Salvini était en Lombardie pour le rassemblement annuel de la Lega, où les discours sont toujours très durs, surtout en ce qui concerne l’immigration. Deux leaders, deux partis au pouvoir, mais une vraie compétition qui pourrait user la coalition à moyen terme, bien que les deux protagonistes de droite continuent d’insister sur leur bonne entente et leur cohésion.

L’opposition du Parti démocrate est pour l’instant timide : la néo-secrétaire du parti Elly Schlein ne fait pas l’unanimité et ses rapports ambigus avec le Mouvement cinq étoiles n’aident pas les électeurs à avoir une vision claire des objectifs de la gauche modérée. Le PD stagne à 20% depuis des mois. Mais, paradoxalement, ce silence de l’opposition fait plus mal à Giorgia Meloni : elle ne trouve aucun adversaire à qui répondre, ce qui l’oblige à affronter certaines réalités du pays, comme une inflation galopante et un coût de l’énergie qui ne descend pas. Le litre d’essence est à 2€ au Bel Paese. Et chaque Italien se remémore la vidéo de l’actuelle présidente du Conseil qui promettait, en cas de victoire, de diminuer de 50% le prix du carburant. Pour l’instant, Meloni reste en haut des sondages, avec un électorat fidèle ou qui n’a pas encore trouvé d’alternative politique crédible à ses yeux.

Géostrategix 2

Tue, 26/09/2023 - 18:34

Après le premier tome l’an dernier, « Géostratégix II » vient de paraître ! Cette fois-ci, avec le dessinateur Tommy, nous nous penchons sur les grands enjeux du monde contemporain. Quels sont les enjeux des changements climatiques ? La démocratie est-elle universelle ? Quels sont le poids, l’influence et le rôle respectifs de l’Europe, des États-Unis, de la Chine, de la Russie, de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie ? Autant de questions auxquelles nous tentons de répondre dans cette nouvelle bande dessinée.

Union européenne : retour à la case départ ?

Tue, 26/09/2023 - 17:02

 

La guerre en Ukraine a accentué la dépendance de Bruxelles à l’égard de Washington. Alors que celle-ci tendait à s’émanciper de Washington et à établir une autonomie stratégique européenne, l’Union européenne (UE) n’effectue-t-elle pas un retour à la case départ ? Quel rôle reste-il à jouer à l’UE dans ce panorama stratégique ?

Federico Santopinto, directeur de recherche à l’IRIS et responsable du programme Europe, stratégie et sécurité de l’IRIS, répond à nos questions dans le cadre de son chapitre publié dans « L’Année stratégique 2024 ».

Guerre en Ukraine : l’Arabie saoudite se veut médiatrice en organisant des pourparlers à Jeddah

Sun, 30/07/2023 - 11:08

C’est le deuxième volet des pourparlers, les premiers ont eu lieu il y a un mois à Copenhague. Quel est le message que cela envoie, que ces prochaines discussions se déroulent en Arabie saoudite ?

Cela montre avant tout que le prince héritier Mohammed ben Salman veut se présenter comme un comme un « honest broker », un honnête courtier, qui permet de réunir des protagonistes en conflit. Il veut se positionner comme un médiateur, un peu comme le président [turc Recep Tayyip] Erdogan.

Par ailleurs, c’est aussi une manière de montrer qu’il est sensible aux enjeux liés à la guerre en Ukraine, qui ont des conséquences également au Moyen-Orient, on l’a vu ces derniers mois, notamment en terme énergétique et alimentaire. Il faut rappeler qu’il avait d’ailleurs invité le 19 mai dernier lors d’un précédent sommet de Jeddah le président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui à cette occasion avait stigmatisé les pays arabes qui étaient supposés fermer les yeux sur la situation en Ukraine. C’est donc une manière pour le prince héritier de montrer qu’il a entendu les doléances du président Zelensky et il se présente comme un intermédiaire justement susceptible de favoriser une sortie du conflit.

Est-ce que les liens étroits de Riyad avec Pékin ont aidé aussi à ce que le lieu choisi soit en Arabie saoudite ?

La question de la participation chinoise n’est pas définitivement établie, parce que, en réalité, les 5 et 6 août prochain à Jeddah, il y a une trentaine de pays. On pourrait les qualifier de « sud global » : il y aurait l’Indonésie, l’Égypte, le Mexique, le Chili et d’autres pays. L’idée, c’est de faire participer effectivement tous ces pays dits du « sud global », dont certains ont manifesté une prudence, sinon une neutralité suspecte aux yeux de [Volodymyr] Zelensky.

La question de la participation de la Chine serait déterminante, parce que les relations entre Riyad et Pékin sont aujourd’hui très importantes. Il se trouve que la Chine est le premier client pétrolier de l’Arabie saoudite et il faut rappeler d’ailleurs que, lors de la visite [du président chinois] Xi Jinping en décembre dernier, il y a eu la formalisation d’un partenariat stratégique. Donc Mohammed ben Salman peut se prévaloir de relations privilégiées avec Pékin et se montrer particulièrement investi dans la dynamique qu’il met en œuvre.

Une trentaine de pays seront présents à Jeddah, mais la Russie n’est pourtant pas conviée à ces discussions ?

Non, elle n’est pas conviée, et c’était déjà le cas au forum de Copenhague le mois dernier. C’est très difficile pour la Russie et de toute façon, cela arrange toutes les parties d’une certaine manière, parce que, en l’état, la Russie considère qu’elle est plutôt accusée et donc elle n’a pas envie de se mettre en situation de faiblesse.

Mais cela n’empêche pas le prince héritier Mohammed ben Salman d’entretenir des relations importantes avec Vladimir Poutine, notamment dans le cadre de l’accord Opep+. Il faut rappeler qu’en octobre dernier, il y a eu la confirmation de la poursuite d’un maintien élevé des prix du pétrole. Et donc cela passe évidemment par des discussions étroites entre Moscou et Riyad.

Ce type de format n’est de toute manière jamais assuré de succès. C’est l’initiative en elle-même qui est importante, qui permet aux uns et aux autres de se positionner. C’est à porter au crédit du prince héritier qui va chercher à en tirer bénéfice. Il a été accusé notamment par les Occidentaux, et en particulier par les États-Unis, de jouer un double jeu par rapport à ces relations avec Vladimir Poutine. Mais en réalité, son initiative n’est pas pour contenter les Occidentaux, elle est vraiment pour se positionner, lui, en intermédiaire indispensable. C’est déjà le cas au Moyen-Orient et il veut élargir son assise. C’est la crédibilité qu’il veut donner au Royaume, donc il y a une logique spécifiquement saoudienne dans cette démarche.

Et finalement, une volonté de la part de MBS de se montrer sous son meilleur jour auprès des pays du « sud global » ? 

Absolument. Rappelons d’ailleurs que l’Arabie saoudite a fait acte de candidature au sein des Brics en Afrique du Sud. C’est une façon de prendre ses distances par rapport à ses parrains historiques, en l’occurrence les États-Unis. Et c’est aussi une façon de diversifier les alliances et les relations, comme on le voit à la fois avec Moscou et Pékin, et c’est ce qui lui permet de jouer sur plusieurs niveaux.

À quoi faut-il s’attendre lors de ce sommet ?

C’est très difficile de spéculer. Une chose est sûre, c’est que des choses se passent en coulisses, tout n’est pas uniquement de la communication : on l’a vu le 22 septembre dernier lorsqu’il y a eu la libération de prisonniers internationaux détenus par la Russie, notamment d’un Marocain, de cinq Britanniques, de deux Américains, un Suédois et un Croate. Cela était présenté comme un succès personnel de la diplomatie proactive du prince Mohammed ben Salman.

Mais évidemment, sur un sujet aussi complexe, le dénouement ne pourra pas se faire à l’occasion d’un tel format. C’est en tout cas une étape qui montre les repositionnements des acteurs par rapport au monde occidental et une nouvelle articulation de ces pays « du Sud ».

 

Propos recueillis par RFI.

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