Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Denis Bauchard, conseiller Moyen-Orient pour l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Bertrand Badie et Michel Foucher, Vers un monde néo-national ? (CNRS Éditions, 2017, 208 pages).
Gaïdz Minassian a organisé un débat contradictoire mais courtois entre les deux éminents universitaires, et ce livre apporte un éclairage stimulant non seulement sur la montée des idées néo-nationales/néo-nationalistes – il y a désaccord sur ce point – mais aussi sur les grandes questions qui interpellent le monde : l’affirmation identitaire, le déclin des États, le défi migratoire, la gouvernance mondiale, la mise en cause du multilatéralisme, l’avenir de l’Europe, les nouvelles conflictualités…
Ce livre vient à son heure. Comme le constate Gaïdz Minassian dans son avant-propos : « La parenthèse qui s’est ouverte en 1989-1991 avec la chute de l’URSS, la fin de la guerre froide et une vague de mondialisation sans précédent dans l’histoire semble s’être refermée en 2016-2017 plongeant l’ensemble de l’humanité sinon dans l’obscurité du moins dans l’inconnu. »
Cette situation peut s’expliquer de multiples façons. Pour Bertrand Badie, au néo-nationalisme qui a provoqué la décolonisation s’ajoute maintenant un deuxième moment néo-nationaliste né d’un réflexe de peur face à la mondialisation. Michel Foucher, qui préfère le terme néo-national, estime qu’il y a deux formes distinctes de protestation face à ce phénomène : l’une, qualifiée de « dénaturée » qui « repose davantage sur l’affirmation collective d’un peuple que sur sa prétention à exercer des droits politiques » ; l’autre « déprogrammée » qui remet en cause les clivages politiques traditionnels, et « s’incarne aussi bien dans des programmes libéraux que dans des manifestes socialistes ». Quel que soit le terme utilisé, les auteurs sont d’accord pour considérer qu’il est porteur de xénophobie et de racisme.
La gouvernance mondiale est malade alors que, dans le même temps, les États-Unis se désengagent ; « le shérif a rendu son étoile » et a renoncé à imposer la pax americana. Le multilatéralisme est remis en cause, tant au niveau mondial qu’au niveau régional. L’idée même de « bien commun » ou de solidarité est contestée. Les États sont, eux, remis en cause de différentes façons : certains pensent qu’ils devraient être gérés comme des entreprises ; les affirmations identitaires s’affichent ; l’État classique a cessé d’être un acteur économique ; les fonctions régaliennes ont connu des mutations profondes. On prend conscience que les États sont mortels, même si l’on est plutôt en présence d’une « hybridation » progressive.
La lecture du chapitre sur les nouvelles conflictualités est particulièrement stimulante. Le phénomène est double. Les nouveaux conflits se localisent pour l’essentiel dans le voisinage immédiat de l’Europe, en Afrique ou au Moyen-Orient. Et il s’agit moins de « compétition de puissances » que de « compétition de faiblesses », liée à l’effondrement des États sous la pression d’une nouvelle « pulsion identitaire proto-nationaliste ». En effet, les conflits sont de plus en plus infra-étatiques. Dans ce contexte, les interventions extérieures malencontreuses peuvent avoir des effets pervers comme on l’a vu en Irak en 2003 ou en Libye en 2011. Certaines d’entre elles toutefois, avec la caution des Nations unies, peuvent être des « instruments de paix ».
Ce livre ouvre le débat sur de nombreux fronts. Il est une contribution bienvenue, à un moment où la définition d’une politique étrangère répondant aux défis de ce nouveau monde est indispensable.
Denis Bauchard
Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Marc Hecker, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Tobie Nathan, Les âmes errantes (L’Iconoclaste, 2017, 256 pages).
Tobie Nathan, professeur émérite de psychologie à l’université Paris 8, est connu pour avoir fondé le premier centre d’ethnopsychiatrie en France. Son parcours est marqué par de multiples expériences internationales : il a grandi en Égypte et a occupé différents postes en Afrique (directeur du bureau régional de l’Agence universitaire de la Francophonie à Bujumbura, conseiller culturel à Conakry) et au Proche-Orient (conseiller culturel à Tel Aviv). Auteur prolifique, récompensé par le prix Fémina de l’essai en 2012, il se penche dans son nouvel ouvrage sur un sujet d’actualité : la radicalisation.
Pendant trois ans, Tobie Nathan a suivi des jeunes fascinés par le djihadisme. Les Âmes errantes relate cette expérience de façon étonnante. Il ne s’agit pas d’un livre scientifique qui exposerait précisément la méthodologie utilisée, tenterait d’établir des typologies, et proposerait des dispositifs de prise en charge. On ne sait pas, par exemple, combien de patients ont été suivis, par quel biais ils ont été orientés vers le centre d’ethnopsychiatrie de l’auteur, ni la manière dont se sont déroulés les entretiens. Mélange de réflexions, d’observations et de souvenirs personnels, cet ouvrage est un objet littéraire non identifié. Dans l’épilogue, l’auteur explique que ce livre lui « tenait au ventre » et qu’il continue à lui « nouer les tripes ». Ce rapport viscéral à l’écriture se ressent, page après page.
La prose de Tobie Nathan est empreinte d’érudition, teintée de mysticisme, parfois absconse. Mais la ligne directrice est claire : les « âmes errantes » dont parle le psychologue sont souvent marquées par un double déficit. D’une part, une « appartenance culturelle défaillante à la première génération », généralement en situation de migration. D’autre part, une « filiation flottante » à la deuxième génération. Ainsi croise-t-on dans cet ouvrage des personnages au parcours compliqué, comme cet orphelin du Congo, bouc émissaire de son village, ramené en France par une grand-tante et qui, devenu islamiste radical, guette anxieusement les signes de la fin des temps. Ou ce jeune homme né en France de parents tchèques, converti à l’islam, qui implore Allah d’épargner à sa mère chrétienne les affres de l’enfer.
Les âmes errantes, « sans attachement », sont des proies faciles pour les « chasseurs d’âmes ». Ces derniers ne sont autres que les recruteurs de Daech. Tobie Nathan ne les présente pas comme des gourous qui laveraient le cerveau de leurs victimes, mais comme des activistes porteurs d’un projet révolutionnaire. Ainsi les cliniciens qui prennent en charge les jeunes séduits par Daech doivent-ils être conscients de la dimension politique de leur radicalisation.
L’auteur conseille également aux praticiens d’abandonner le concept de « traumatisme » qui met « l’accent sur les faiblesses des victimes, en gommant leur révolte, en leur interdisant l’expression de leur désir de vengeance ». Tobie Nathan ne prétend pas avoir une solution miracle pour permettre aux radicalisés de reprendre une vie normale. Il suggère toutefois que ni la compassion, ni les appels à la raison ou à la loi ne peuvent fonctionner. Il propose une troisième voie, qui consiste à « constater l’intelligence des êtres et des forces », et à échanger patiemment avec ces jeunes pour les faire réfléchir aux questions existentielles qu’ils se posent. Si cet ouvrage ne convainc pas forcément, il interpelle, et ne saurait laisser indifférent.
Marc Hecker